Lefournier (p. 303-339).


L’histoire bretonne qui suit a un cachet tel que nous avons dû la traduire souvent mot-à-mot. Elle renferme d’admirables locutions, parfois intraduisibles en français.




CHRISTOPHE

Près de Douarnenez demeurait autrefois une vieille veuve ; il y a de cela je ne sais combien de centaines d’années. Celle-ci, cette veuve, n’avait qu’un fils qu’on nommait Christophe. Sa mère cherchait à le guérir de sa paresse, car Christophe, profitant de ce qu’on le disait idiot depuis sa plus tendre enfance, n’avait jamais rien fait de son corps, si ce n’est ramasser de temps à autre des petits morceaux de bois de chauffage pour sa mère. Il avait ainsi atteint ses seize ans ou à peu près, sans avoir rompu son corps au travail. La première chose qu’il faisait après son lever, c’était de courir sur le rivage, avec son bâton à tête crochue qui lui serrait à jeter de petites pierres dans la mer.

Un jour la mère dit à Christophe : — Si tu veux aller aujourd’hui me chercher du bois de chauffage, je te ferai des crêpes avec la farine que j’ai reçue hier en aumône de gens charitables. Christophe répondit : — Je n’ai pas faim, ma mère ; et il sortit, comme d’habitude, avec son bâton pour aller sur la côte. Il y avait reflux (la mer baissait) ; Christophe se dirige vers le rivage ; il descend longtemps la grève et arrive à un trou plein d’eau de mer ; là il joue et jette des pierres dans l’eau, en riant et en chantant tour-à-tour. Il y avait un moment qu’il jouait ainsi, quand Christophe prend une petite pierre toute blanche, en disant : — Voici une pierre qui tout-à-l’heure courra sur la surface (de l’eau) de ce trou. Il la lance avec son bâton, aussi adroitement que possible (il était devenu très-fort à ce jeu), si bien qu’elle glisse sur l’eau comme une anguille blanche. Christophe la regarde en riant aux éclats, et voit un petit poisson qui sautait et nageait à la poursuite de sa pierre. — Attends, attends, dit Christophe ; ma mère disait tout-à-l’heure qu’elle me ferait des crêpes, si je voulais (aller) lui chercher du bois à brûler ; ce ne sont pas des crêpes qu’il y aura ; c’est vous, petit poisson. Christophe aura du poisson, ou ce sera bien difficile. Christophe alors trousse ses culottes, va dans le trou et court après le poisson. Celui-ci glisse de dessous une pierre sous une autre, et Christophe, son bâton à la main, le poursuit sans relâche, jusqu’à ce qu’il l’ait pris — Eh bien, mon petit poisson, ne vous avais-je pas dit que je vous attraperais ? C'est vrai, tu m’as attrapé, dit le poisson à Christophe. Pourtant il vaudrait mieux pour toi me lâcher dans la mer que de me manger, car tu n’aurais pas grand’chose de moi ; au lieu que si tu veux me lâcher dans la mer, je te donnerai tout ce que tu auras envie d’avoir, tout ce que tu me demanderas.

Christophe, étonné en entendant le poisson, et sans réfléchir plus longtemps, le jette aussitôt dans l'eau et reste encore là un instant à jouer. En jouant, l’appétit lui vint ; il songea alors aux crêpes de sa mère et au bois de chauffage qu’on lui avait dit de ramasser. — Tiens, tiens, dit Christophe, si ce que m’a dit le petit poisson était vrai, ma mère aurait du bois de chauffage pour un bon bout de temps. — Et Christophe de courir à toutes jambes vers la ville d’Is qui était près de là. Quand il arriva, la mer était encore très basse et à sec autour de la ville. Christophe était allé en ce lieu pour avoir un énorme chêne qui se trouvait, disait-on, en face de la ville d’Is, au milieu de la mer, on ne sait depuis combien de centaines d’années ; personne n’avait jamais pu l’enlever. On ne parlait que de ce grand chêne. Cet arbre, disaient les savants, avait été la cause première et, à bien dire, l’assise de cette grande ville. — Par la vertu de mon petit poisson, dit Christophe (je veux) que cet arbre sorte de la mer et vienne ici ! — Il n’avait pas achevé ces mots, qu’il vit le corps, les branches et le reste de l’arbre surgir sur la mer comme un navire, nager et venir vers lui à sec. — Ce qu’a dit le poisson est vrai ; celui-là n’est pas menteur comme les hommes ; maintenant ma mère aura du bois pour faire des crêpes. Christophe faisait le tour de l’arbre, le regardait et était stupéfait en voyant combien il était gros. Les feuilles de ses branches étaient remplacées par des coquilles d’huîtres, de moules, de brennics, de pétoncles ; il en était de même de ses racines. — Peu importe, dit-il ; il ne suffit pas qu’il soit sorti de la mer, il faut aussi qu’il vienne à la maison de ma mère. — Transporte-le, mon petit poisson, dit Christophe, et moi dessus, à califourchon, comme sur le dos d’un cheval. Qu’il marche donc sous moi, à travers les rues de la ville d’Is, et que tout le monde vienne me voir passer, le roi Gradlon aussi, comme les autres.

Aussitôt Christophe se trouva sur le chêne, lequel se mit en mouvement sous lui, il ne savait comment. Il va dans les rues de la ville d’Is qui sont pleines jusques au faîte des maisons ; tous sont stupéfaits en voyant pareille chose. — Tiens, tiens, disaient-ils, Christophe sur un gros chêne qui marche sous lui comme ferait un cheval en vie ; il n’y eut jamais chose aussi surprenante ! Christophe, Christophe, disaient tous les assistants, arrète-toi un instant ! — Mais Christophe, sur son chêne, allait toujours, riant de les entendre.

Quand il fut arrivé devant le palais du roi Gradlon, celui-ci entendant le bruit que l’on faisait, alla aussi pour voir, ayant près de lui sa fille Ahez. — Voyez, mon père, dit-elle, c’est Christophe qui passe sur un arbre ; il joue, je pense, au cheval, son bâton crochu à la main. — Oui assurément, dit Christophe, c’est moi, jolie fille ; et, par la vertu de mon petit poisson, puisque vous vous moquez, je voudrais que vous devinssiez enceinte dès à présent.

A-près avoir dit ces mots, Christophe va de là sur son arbre à la maison de sa mère. Il ne fut pas longtemps en route ; il descend à terre et va trouver sa mère pour lui dire de venir voir. Voilà du bois qui vous arrive, ma mère, pour faire des crépes. — Apporte-le à la maison, dit celle-ci. Ah bien oui, dit Christophe, vous en parlez à votre aise, ma mère ; venez voir quelle charge de bois il y a là dehors. — La mère suit son fils et reste toute stupéfaite devant un chêne effrayant, tant il est grand. Il était six fois plus haut que la chaumière de la veuve. — Qui a amené cet arbre ici, dit-elle ; ce n’est pas toi probablement ? Si fait, ma mère, c’est moi qui l’ai amené, et tout-à-l’heure vous allez voir qu’il sera fendu et mis en tas devant votre maison. — Ce que dit Christophe fut fait immédiatement, et il n’eut d’autre peine que d’en faire la demande à son petit poisson. Quand le tas de bois fut terminé, il était trois fois plus large et plus élevé que la maison de la pauvre veuve. — Eh bien, dit Christophe, maintenant vous aurez assez de bois pour faire des crêpes, autant que vous voudrez. — Les crêpes furent faites alors et mangées, et Christophe retourna sur le rivage pour jouer avec son bâton crochu.

Quoiqu’il passât pour idiot aux yeux des hommes, Christophe ne l’était pas, comme vous verrez. Maintenant, comme il n’avait plus besoin d’aller chercher du bois de chauffage, Christophe jouait à plein cœur, et avait entièrement oublié son petit poisson. Il ne lui vint jamais à l’esprit de se faire donner par son poisson de l’argent ou des vivres pour sa mère et pour lui-même. Il faisait après, ce qu’il faisait avant, et pourvu qu’il eût son bâton crochu pour le soutenir et pour jouer, il ne songeait à rien autre chose.

À quatre ou cinq mois de là, le bruit courut que la fille du roi Gradlon était enceinte ; on ne parlait que de cela, et ce qui était vrai, c’est que la princesse Ahez grossissait chaque jour. De bouche en bouche ce bruit arriva bientôt aux oreilles du roi. Celui-ci, tout d’abord, ne put croire que ce qu’on disait fût vrai. — Jamais, disait-il, d’autre homme que moi n’a fréquenté Ahez ; mes soins, depuis qu’elle est née, ont toujours été de la préserver de toute mauvaise compagnie ; et de plus, elle est trop sage et trop pieuse, elle m’aime trop pour en venir à commettre un péché si grand et qui me ferait tant de peine. Non, non, c’est une calomnie, et les mauvaises langues seulement la répètent.

Cependant de jour en jour les vêtements de la princesse se resserraient sur son corps, et chaque jour aussi le bruit s’en répandait de plus en plus, si bien que le roi dit qu’il fallait voir. Il va trouver sa fille et lui dit ce qu’il y a de nouveau sur son compte. — Ma foi, mon père, dit-elle, je suis moi-même étonnée de ce qui arrive, car mon ventre grossit chaque jour, et je ne saurais vous dire ce qui m’arrive.

Gradlon aimait beaucoup sa fille et la laissa tranquille encore quelque temps, jusqu’à savoir ce qui arriverait plus tard. Il a cependant des soupçons et il dit en lui-même : — Elle ne veut pas m’avouer la vérité, ni dire a qui elle s’est donnée ; on verra quand le moment sera venu.

Le terme arrivé, Ahez accoucha et eut un garçon. Alors Gradlon dit à sa fille : — Il ne te sert de rien actuellement de cacher la vérité ; la rumeur s’est confirmée. Tu viens d’accoucher et tu as mis au monde un petit garçon ; dis-moi maintenant qui est son père. — Si je le savais, mon père, il ne me serait pas difficile de vous le dire ; mais, ce qu’il y a de pis, je ne le sais pas plus que vous ne savez comment cela m’est arrivé. — Ahez était la fille qui pleurait, en parlant ainsi à son père ! Celui-ci, sans dire mot, s’éloigna attristé et en se grattant la tête. — Ce que dit ma fille est peut-être vrai, et je le croirais assez, car aucun homme n’a jamais mis le pied dans sa chambre ; cependant il faut que je sache, si je puis, quel est le père de l’enfant. — Alors Gradlon envoie dire à un druide extrêmement vieux qui demeurait à environ quatre lieues de là, de venir le trouver au plus tôt. Celui-ci, le druide, habitait une vaste forêt. Il avait quitté Gradlon il y avait longtemps, quoiqu’il eût fait son instruction et son éducation. Il était grand-prêtre des faux dieux, et l’on disait qu’il n’y avait rien qu’il ne sut, soit dans le passé, soit dans l’avenir.

Le vieux druide étant donc arrivé, Gradlon lui dit de quoi il s’agissait : — Ma fille est devenue enceinte et a mis au monde, il y a deux jours, un enfant dont elle ne connaît pas le père, à ce qu’elle dit. Je le lui ai demandé moi-même, et chaque fois elle m’a répondu qu’elle ignorait comment la chose était arrivée. Cependant cet enfant ne peut rester sans père, puisque ce doit être quelqu’un. Oui assurément, dit le vieux druide, un enfant ne peut être sans père, ni quoi que ce soit sans créateur. Ecoutez, sire ; si vous voulez savoir quel est le père du fils de votre fille, attachez votre couronne avec un fil de lin blanc, entre deux poteaux de bois, au milieu de la place publique ; puis alors, au premier jour de la nouvelle lune, faites passer dessous tous les habitants de la ville et des environs. Mais gardez-vous bien d’en empêcher qui que ce soit, dans la crainte que le père ne soit celui-là même (que vous aurez empêché). Vous le reconnaîtrez facilement, car la couronne lui tombera sur la tête aussitôt qu’il passera dessous. Faites donc bien attention, et exécutez de point en point ce que je vous dis ici.

Après cela le vieux druide retourna dans sa forêt et on n’entendit plus parler de lui. Gradlon, sans tarder, fait publier, pour les gens de la ville et tous ceux des alentours (qu’ils devront) se trouver, à un jour marqué, sur la place publique de la ville d’Is. — Tous se demandent l’un à l’autre : Qu'y a-t-il de nouveau et à quel sujet ?

Quand il entendit sa mère parler de ce qui était arrivé, Christophe lui dit : — Si tous sont convoqués pour aller à la ville d’Is, j’irai aussi, pour savoir ce qui se passe.

Christophe y alla ; il arriva pourtant un peu tard. En arrivant, il fut étonné en voyant suspendue la couronne du roi. Beaucoup avaient passé dessous, sans qu’elle se fût détachée. Les grands personnages qui avaient des fonctions au palais du roi, passèrent les premiers, les bourgeois ensuite, et en dernier lieu les gens de la campagne et les pauvres. — C’est bien, dit Christophe, puisque tous y vont, je puis y aller aussi probablement. Et lui d’approcher alors. Il allait passer, lors qu’un des soldats des gardes du roi lui saisit le bras : — Où vas-tu, idiot que tu es ? On n’a pas besoin de toi ici. — Laissez-le faire, dit Gradlon qui s’était aperçu qu’on éloignait Christophe ; je ne veux pas qu’on empêche qui que ce soit de passer aujourd’hui sous ma couronne. Et Christophe de passer alors. Aussitôt qu’il se trouva dessous, la couronne du roi Gradlon lui tomba sur la tête. Voilà tous les assistants étonnés, s’ils le furent jamais : — C’est Christophe, disaient plusieurs, qui est le père du fils d’Ahez. — Cela n’est pas, cela n’est pas, disaient les autres, et le roi comme eux. Un imbécile comme celui-là n’a jamais parlé à Ahez. Une princesse comme elle pourrait-elle jamais aimer un pauvre malheureux, un niais comme Christophe ? Non, non ; il faut voir une autre fois. Si bien qu’on attache de nouveau la couronne et qu’on fit passer Christophe dessous.

Aussitôt qu’il y fut, le fil se cassa et la couronne tomba encore sur la tête de Christophe. — Pour maintenant, dit tout le monde, il ne sert de rien de dire encore que Christophe n’est pas le père du petit garçon, car il l’est. Si bien que Christophe fut saisi aussitôt et conduit au palais du roi auprès de la princesse. Gradlon alors dit à Ahez : — On a trouvé le père de ton fils. — Celui-là, cet idiot, dit la princesse, n’est pas le père de mon fils. Je le connais, il est vrai ; mais jamais je ne l’ai fréquenté, ni aucun autre homme.

— Peu importe ce que tu diras, dit le roi ; ma couronne est tombée deux fois sur sa tête, et il te faudra l’épouser. — J’aimerais mieux mourir, dit Ahez. — Que tu meures ou non, tu l’épouseras, et sans tarder encore !

On fit la noce, et Christophe fut marié à Ahez. Peu de temps après cela, voyant ce qu’était son beau·fils, et pour ne plus l’avoir devant les yeux, non plus que le péché de sa fille, Gradlon fit construire un coffre en bois ; et quand il fut construit, il mit dedans Ahez, son petit garçon et Christophe, puis les jeta tous les trois à la mer, pour être engloutis ou pour devenir ce qu’il plairait au Seigneur Dieu. Ahez ne faisait que pleurer, en disant qu’il faudrait y mourir.

Christophe qui, jusqu’alors, avait oublié son petit poisson, dit à la princesse : — Rassurez·vous ; vous ne mourrez pas, ni moi non plus ; puis il ajouta : — Mon petit poisson, que ce coffre où nous sommes, soit (mis) à sec dans une île, qui surgira de l’eau près d’ici. — Ils se trouvèrent aussitôt dans cette île. — Il me semble, dit Ahez, que le coffre ne bouge plus. — Non vraiment, dit Christophe, il ne bouge plus ; il est sur une île, — Que ce coffre tombe en cendres, mon petit poisson. — Si bien que l’on vit le coffre comme s’abîmant, et tous les trois sortirent de là. Ahez était étonnée, comme vous pouvez croire, de voir ce qui leur arrivait.

Ceux-ci étant allés dans l’île, et voyant qu’il n’y avait ni maison, ni quoi que ce soit, Ahez dit à Christophe : — Il nous faudra mourir ici de faim et rester exposés aux intempéries. — Il n’en sera pas ainsi, dit-il ; avant la nuit nous aurons de quoi vivre, et une maison pour nous loger. — Qu’il s’éleve ici à l’instant, dit Christophe, un manoir plus beau que le palais du roi Gradlon dans la ville d’Is, et dedans, des vivres, des domestiques pour servir Ahez, et à l’extérieur des arbres et des jardins les plus beaux qu’on ait vus ; qu’il y ait de plus un superbe pont d’ici à la ville d’Is. Et voilà que fut exécuté aussitôt tout ce qu’avait demandé Christophe ; cela se passait le soir.

Ahez, qui avait faim, mangea, but et alla se coucher ; ce n’était pas sur la paille. Christophe y alla aussi, après avoir fait une promenade dans son île.

Le lendemain, Gradlon n’eut rien de plus pressé que d’entendre venir[1] vers lui un des grands de sa cour pour lui dire : — Sire, venez voir dehors ; par là il s’est élevé, depuis hier, un pont qui étonne tout le monde ; on n’en a jamais vu de plus beau, et ce qu’il y a de plus curieux encore c’est de voir, à l’autre extrémité, une île dont personne n’a entendu parler, et un palais si beau que nous ne pouvons le bien voir, tant il fait resplendir le soleil.

Gradlon ne fut pas en retard pour aller voir, et quand il eut examiné, il envoya un de ses gens pour savoir qui l’habitait. Celui-ci en arrivant dans l’île, voit un superbe manoir ; il entre et aperçoit Christophe, son bâton crochu à la main. L'envoyé du roi lui dit : — C’est vous, je crois, le maître de cette île ? — Oui vraiment, dit Christophe, je suis le maître ici, à ce que je crois ; et ce n’est pas vous, ni tout autre qui pourrait substituer son droit au mien. — Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, dit l’envoyé ; je suis venu pour vous dire de venir trouver le roi Gradlon a la ville d’Is. — Aller trouver le roi Gradlon, dit Christophe ; s’il a besoin de moi, il viendra lui-même, car pour moi je ne ferai pas un pas pour aller vers lui. Retournez donc, et dites le résultat de votre mission.

L’envoyé du roi Gradlon partit de là et annonça ce qui était arrivé, et ce que lui avait dit Christophe. — Quoi, dit le roi, c’est Christophe l’idiot qui habite ce beau palais ? Il paraît qu’il est devenu un peu hautain ; je verrai bientôt ce que c’est que ce gaillard-là. Et Gradlon alors commande des soldats pour aller dans l’île, et lui amener Christophe par les oreilles.

Christophe les attendait. Quand il les vit arriver, il alla à sa fenêtre pour les examiner, et quand ils furent arrivés, il leur fit cette demande : — Eh bien, braves gens, que se passe-t-il de nouveau avec Gradlon dans la ville d’Is ? — Ce qu’il y a de nouveau, c’est qu’il faut que vous veniez avec nous, ou si vous ne venez pas de suite, nous vous prendrons au collet. — Vous, pauvres hères ; je vous préviens que la chose ne vous sera pas facile. — Ceux-ci alors cherchent le moyen de joindre Christophe. Mais celui-ci fait venir en ce lieu une autre bande de soldats pour combattre les gens du roi, et ils luttèrent si bien contre eux que les gens du roi furent vaincus, et qu’ils furent tués tous, à l’exception d’un seul qui alla porter la nouvelle à la ville d’Is. Quand Gradlon apprit ce qui était arrivé, il se mit dans une colère épouvantable. — Quoi, dit-il, un méchant idiot comme celui-là me résistera ! Mille hommes ici à l’instant et (qu’ils partent) à la poursuite de Christophe, pour me l’amener vif ou mort. — Christophe, toujours dans l’attente, les vit arriver : — Mon petit poisson, dit-il, envoie-moi des hommes pour écraser les gens de Gradlon. Il est temps de faire entrer la raison dans la tête de cet imbécile de roi ; il pense, je le sais bien, qu’il n’a qu’à parler pour être obéi. On verra qui sera le maître de nous deux. — Et voilà des gens qui arrivent là pour Christophe. — Quand arrivèrent les gens de Gradlon, le combat commença. Ces derniers reçurent une telle frottée, qu’ils tombèrent là tout de leur long et qu’ils périrent tous, à l’exception d’un seul comme précédemment. — Eh bien, dit Christophe, êtes-vous plus satisfaits maintenant, bonnes gens ; je vous l’avais dit ; vous ne voulez pas m’écouter, tant pis pour vous !

Quand il apprit ce qui était encore arrivé, le roi Gradlon se mit encore à dire : — Plutôt que d’être vaincu par cet idiot, je veux que tous mes soldats aillent maintenant me le chercher. — On nomma pour les commander les plus grands personnages de la cour, et ils partirent aussitôt. — Arrivez, dit Christophe, en les regardant. Vous ne serez pas mieux traités que les autres, et votre maître aura beau faire, il viendra lui-même me trouver, quand bien même cela ne lui plairait pas. Quant à moi, je ne bougerai pas de mon île, — Ceux-ci, les soldats de Gradlon, périrent encore tous, et il n’en revint qu’un seul pour dire au roi que jamais il ne vaincrait Christophe, et qu’il fallait qu’il allât lui même le trouver, s’il avait envie de lui parler.

— Puisqu’il le faut, j’irai, dit le roi ; je dois voir ce qui est arrivé à Christophe. — Arrivé dans l’île avec les gens de sa cour, le roi Gradlon fut étonné, s’il le fût jamais, en voyant combien était beau le manoir de ce lieu. Il rencontre Christophe, et celui-ci, son bâton à la main, et sans ôter son bonnet de dessus sa tête, lui dit : — Eh bien, sire, vous êtes donc venu me trouver ; vous avez bien fait, car pour moi je n’ai nul besoin de vous et je ne serais jamais allé dans votre palais, puisque vous m’en avez chassé. — Pourquoi, dit le roi, tuer mes gens, comme tu le fais ? — Tuer vos gens, dit Christophe ; je ne leur ai fait aucun mal. Les voici là qui sommeillent, et s’ils avaient voulu rester tranquilles et en paix, il ne leur serait rien arrivé de fâcheux. Ecoutez bien, sire, il ne sert à rien à qui que ce soit, ni à vous, ni à d’autres, de nous chercher querelle ici ; je suis le maître et ne céderai à personne. Cependant, si cela vous est agréable, je vais aller chercher votre fille pour que vous puissiez faire avec elle une promenade dans les jardins et les bois des environs, en attendant l’heure du dîner, car je vous invite à dîner chez moi. — Avez-vous suffisamment à nous donner, dit Gradlon ? — Ce qu’il y aura suffira, et probablement il en restera après vous, Dieu merci. — Alors c’est bien, dit Gradlon, je dînerai ici, moi et mes gens.

Alors Christophe entre chez lui et fait (préparer) un dîner comme on n’en voit pas souvent, même dans le palais des rois. On ne voyait sur la table d’or et argent et, pour servir, il arriva une bande de jeunes filles vêtues en blanc de la tête aux pieds. Gradlon après avoir fait sa promenade dans les bois, vient au manoir et se met à table, lui et ses gens ; ils sont tout stupéfaits en voyant tant de belles choses. Gradlon demande à sa fille comment Christophe peut posséder tant de richesses. — Je ne pourrais vous le dire, mon père, dit-elle, car je ne le sais pas moi-même ; je crois que Christophe obtient tout ce qu’il demande. Voilà des nappes de toile blanche, de l’argenterie, des coupes d’or et d’argent pour boire le meilleur vin, des vivres pour manger, et jamais Christophe ne les a achetés. Ils lui sont venus ; comment ? C’est ce que je ne sais pas plus que vous.

— Peu importe comment il les a eus, dit le roi ; j’ai faim, il y a de quoi manger, commençons. Christophe arrive avec sa mère et dit : — Maintenant, Gradlon, allons à table, asseyez vous là près de ma mère, car quoiqu’elle soit la femme d’un pauvre pécheur, vous n’aurez pas honte de dîner avec elle. Il ne serait pas bien de laisser ma mère se nourrir d’aumones, quand son fils a épousé la fille du roi.

Quoiqu’il aimât les pauvres et les gens du menu, Gradlon eût préféré être éloigné de cette vieille ; cependant il n’osa rien dire, parce qu’il craignait Christophe. Celui-ci s’assit à la place d’honneur ; Ahez à sa droite, sa mère à sa gauche, et le roi après elle.

Quand on a faim et qu’il y a de quoi manger, il n’est pas difficile de savoir la manière de s’en servir. Gradlon et les autres ne firent pas de façons ; tous mangèrent et burent à satiété, et quand ils furent levés de table, Christophe dit : — Si vous voulez, sire, nous irons faire un tour dans le palais, pour voir s’il est aussi vide, aussi dégarni qu’il est grand. On dit qu’il vaut mieux une petite maison où il y a des vivres, qu’une grande maison ou il n’y a que du vent.

Le manoir de Christophe, entendez bien, n’était pas un méchant manoir ; il contenait vingt-quatre chambres, et dans chaque chambre quatre fenêtres tournées aux quatre vents ; on ne voyait que tas d’or et d’argent, des couvertures de soie, de superbes tableaux, comme il n’y en avait jamais eu chez Gradlon lui-même. Celui-ci ouvrait une grande bouche partout où il allait et s’arrêtait pour les examiner. — Eh bien, sire, dit Christophe, laquelle est la plus belle de votre maison ou de la mienne ? — C’est la tienne, dit Gradlon, si elle est à toi ? — Je ne crois pas qu’elle appartienne à d’autre ni à vous non plus. Vous pensiez, je le sais, que je serais englouti et votre fille aussi avec moi, quand vous nous avez fait jeter à la mer. Maintenant vous êtes étonné, n’est-il pas vrai ? Bon, bon, tant mieux, cela vous rendra plus raisonnable. Le roi, fatigué d’entendre les paroles peu réservées de Christophe, ordonna de partir.

— Quand vous voudrez, dit Christophe ; vous pourrez retourner dans votre demeure par le chemin où vous êtes venu ; toutefois, je pense que quand on a été bien nourri et bien traité, il n’est pas bien de voler les gens de cette maison. — Quel est le voleur ? dit Gradlon, le sang lui montant sous les ongles. — Je ne sais pas plus que vous quel est le voleur, et pourtant je voudrais le savoir. — On le saura, dit Gradlon, et même de suite. Que te manque-t-il, Christophe ? — C’est ma plus belle coupe ; celle qui a été fabriquée d’une seule pièce avec une pierre précieuse. Tout-à-l’heure vous l’aviez pour boire à table. — Il faut voir par qui elle a été prise. Si bien que Gradlon fit fouiller dans les poches des gens de sa suite. Mais on eut beau fouiller et refouiller, on ne trouva pas la coupe. — Il faut pourtant qu’elle soit avec quelqu’un, dit Christophe. Cherchez dans vos poches, vous maintenant, sire. — Je n’ai rien pris, dit celui-ci ; crois-tu, méchant idiot que tu es, que je suis un voleur ? — Je ne dis pas que vous soyez un voleur ; pourtant je trouve qu’il serait bon que vous fussiez fouillé aussi, puisque les autres l’ont été. — S’il n’y a que cela à faire, la chose sera bientôt faite. Et Gradlon de planter ses deux mains dans ses poches de chaque côté et de retirer avec la droite la coupe qui lui remplissait la main. Eh bien, dit Christophe, en se moquant, quel est le voleur actuellement ? — On pourrait croire que c’est moi, dit le roi, et pourtant ce n’est pas moi qui ai mis cette coupe dans ma poche. — Vous avez beau nier, sire, dit Christophe, qui pourrait vous croire, si je ne disais la vérité. Ce que vous avez dit est vrai ; ce n’est pas vous qui avez mis cette coupe dans votre poche ; elle y est entrée comme est entré dans le sein de votre fille le fils qu’elle a mis au monde.

Gradlon resta alors un instant l’esprit tendu, en tournant et retournant ce que lui avait dit Christophe. Quand il revint à lui, il était joyeux et dit : — À toi seul, Christophe, tu as plus de sens et d’esprit que nous tous ici présents, et si tu veux venir avec moi à la ville d’Is, toi, ton épouse et son fils, tu seras roi après moi. — Je ne le puis, dit Christophe ; retournez dans votre palais quand vous voudrez, je resterai ici, je préfère cela. Votre ville d’Is, sire, ne durera pas longtemps désormais, car j’ai enlevé l’énorme chêne qui l’aurait préservée de l’invasion de la mer, à la prochaine marée d’équinoxe. N’oubliez pas, sire, ce que je vous dis : la ville d’Is sera engloutie sous peu.

Il arriva ainsi que Christophe avait dit à Gradlon, et celui-ci, sans son cheval, eut été perdu comme le furent les habitants de la ville. Quant à Christophe, on n’entendit plus parler de lui depuis ce moment, et personne ne sait où il est allé avec son épouse et son enfant.



  1. C’est le mot-à-mot breton ; cette tournure de phrase est fort expressive ; à la lettre : la première hâte qu’eût Gradlon fut, etc.