Le diable en route pour Brest

Lefournier (p. 341-345).

LE DIABLE


EN ROUTE POUR BREST




Autrefois Brest était une petite ville ; ce n’était, à bien dire, qu’un petit amas de maisons. À cette époque, paraît-il, le diable avait beaucoup à faire en autres lieux, et il n’avait pas eu le loisir de visiter cette partie de notre pays.

Un jour pourtant, celui-ci, ce seigneur, c’est du diable que je parle, après avoir fait sa tournée dans son vaste champ, pour voir si poussait le blé qu’il avait semé ; un jour, dis-je, il dit en lui même : — Tiens, mais si j’allais visiter ce vieux château-fort que je ne connais pas, pour voir qui l’habite, de même que ses alentours ?

Et voilà le vieux Guillou[1] qui s’habille comme un beau monsieur ; il endosse, ne vous en déplaise, une casaque de velours à taille longue et à queue ; se couvre la tête d’un chapeau en soie de forme élevée, et prend à la main, non pas un gourdin, mais une jolie canne qu’il faisait vibrer dans l’air, tout autour de sa tête, comme pour chasser l’odeur de l’enfer.

Ainsi vêtu, et portant une paire de moustaches retroussées en l’air, comme deux queues de canard, il descendit quelque part, du côté du Passage de Plougastel, dans un sentier qu’il aperçut là. Il jette les yeux sur ce sentier et distingue des traces de pas dans la direction de Brest. — Oh ! oh ! dit Guillou, puisqu’on y est allé, on reviendra, et probablement je rencontrerai quelqu’un sans tarder. Cette fois il n’avait pas menti, car à peine avait il fait deux cents pas, (il marchait posément et à son aise, comme un monsieur qu’il était), qu’il rencontra une femme qui n’était ni vieille, ni jeune. Bonne femme, dit-il, auriez-vous la bonté de me dire d’où vous venez ? — Oui assurément, monsieur : je viens de Brest qui est là-bas dans le fond. Et qu’êtes-vous allée faire là ? — Je suis allée à Brest pour y vendre des œufs pourris et du lait où j’avais mis de l’eau. — Quoi, dit Guillou, et vous ne craignez pas d’être damnée ? — Si je suis damnée pour cela, beaucoup le seront plus que moi, et pour une infinité d’autres choses. J’ai ici du sel et du miel que j’ai acheté à Brest, et tout à-l’heure, en les goûtant, je me suis aperçu que le sel est plein de graviers et le miel rempli de farine. Vous voyez d’après cela, monsieur, que l’on m’a fait ce que j’ai fait aux autres.

— D'après ce que vous dites, ajouta Guillou, on vend à Brest beaucoup de choses. Si les marchandises étaient de bon aloi, les marchands deviendraient bientot riches, mais ils ne le deviendront pas, en agissant comme ils font. — Qu’importe, on y fait du commerce, on y vend bien, et je crois même que si le diable venait à Brest, on le vendrait aussi, quoiqu’il soit fin et rusé.

— Je suis celui de qui vous parlez, bonne femme, mais on ne me vendra pas à Brest, car je n’y mettrai pas les pieds ; il y a là assez (de diables) sans moi. Toutefois, soyez certaine que les affaires ne réussiront pas plus à vous qu’aux marchands de cette ville. — Et là-dessus, le diable s’éloigna de ce lieu, laissant sur ses traces une fort mauvaise odeur.

Cette femme habitait Kerhor et avait une nombreuse famille. Depuis cette époque, ses vaches ne trouvèrent plus que de mauvais pâturages et ne lui donnèrent que de l’eau au lieu de lait ; ses poules aussi ne pondirent que des œufs pourris, et ses enfants furent obligés d’aller à la pêche pour gagner leur vie ; c’est, dit-on, d’eux qu’est issue la race des pêcheurs de Kerhor. Depuis cette époque aussi, les marchands de Brest réussirent peu dans leurs affaires.

Et voilà comment le diable a dit la vérité une fois dans sa vie. Depuis lors il n’est pas venu à Brest et il n’y viendra pas de si tôt encore.



  1. Nom poétique donné au diable et au loup.