L’Oiseau de vérité
Avant de commencer. − Eh bien, bonnes gens, dit le chef du ménage, le temps est froid aujourd’hui et il ne fait pas bon dehors. Si nous avions là un bon feu devant nous, je pense qu’il ne serait pas désagréable d’entendre quelque jolie histoire pendant la veillée. − Pour le coup, vous dites vrai, répliqua la ménagère, car tous ces braves gens qui remplissent la maison ne tiendraient pas à entendre les plus belles histoires du pays s’ils tremblaient de froid. Ce n’est pas assez d’entendre parler, il faut aussi que chacun soit à l’aise et de bonne humeur.
Le chef de famille alla alors chercher une souche de chêne qui avait été arrachée, il y avait cent ans, du Bois de la Nuit. Elle était aussi grosse que la bûche de Noël et remplissait la cheminée. À mesure que le feu prenait à la souche, la chaleur venait dégourdir les membres des assistants qui formaient un grand cercle autour du foyer. Parmi eux se trouvait le grand Conteur, que le maître de la maison avait fait asseoir sur son escabeau.
— Il est temps de commencer, s’écrièrent les hommes et les femmes.
L’éloquent Conteur alors, se mouchant et toussant pour nettoyer son gosier, et mettant sa jambe droite sur la gauche, fit le signe de la croix : − Mes braves gens, dit-il, vous allez entendre aujourd’hui l’histoire de l’Oiseau de vérité. Qui de vous a déjà entendu cette histoire ? − Personne, dit quelqu’un. − Il serait curieux, dit un autre, d’entendre un hâbleur qui n’a pas son pareil dans le pays, moi excepté, de l’entendre nous prêcher sur la vérité, à l’instar de M. le curé dans sa chaire. − Et pourquoi ne le ferait-il pas, dit le Conteur ? Ne voit-on pas souvent des fous donner de bons conseils aux sages. Et à moins qu’elle ne te passe sous le nez, beau parleur que tu es, la vérité ne se perd jamais : elle germe en tous pays, et l’on a beau chercher à la cacher et à l’étouffer, elle s’élève toujours à la surface de l’eau et vient à bien. Écoutez-moi, ceci vous sera démontré plus tard, pourvu que vous ouvriez bien vos deux oreilles, bonnes gens.
Mais gardez-vous bien de m’interrompre, car nous sommes, pour la plupart, comme un prêtre en chaire. Quand il s’arrête à regarder quelqu’un au lieu de s’occuper exclusivement de son sermon, il arrive que sa langue passe dans le gosier d’un autre et que dans sa propre bouche il ne reste qu’un pied de veau. Alors il reste court.
Tels sont les conteurs, quand on les détourne de leur sujet par des interruptions.
Je vais commencer.
Il y avait autrefois en Bretagne un roi qui n’avait, pour héritier, qu’un fils du nom de Calounec (homme de cœur).
Quand cet enfant fut en âge de s’instruire, le roi chercha, pour lui confier l’éducation de son fils, l’homme le plus savant et le plus sage qui fût dans la contrée.
Le roi, homme de sens, disait que l’éducation était préférable à la fortune et aux honneurs. Il vaut mieux, disait-il, instruire un jeune enfant que lui amasser des trésors. L’instruction, ajoutait-il, est un bel arbre dont la cime est couronnée de pommes de couleur d’or, aussi belles et aussi bonnes qu’elles sont élevées au-dessus de la terre ; tous les hommes ne peuvent les atteindre.
On trouva l’homme que cherchait le roi ; on le trouva, le croiriez-vous, loin de la ville, dans une chaumière sur les bords de la mer. Là il vivait seul et ne se nourrissait que de racines de plantes ou de petits poissons qu’il pêchait sur la plage. Il ne prenait aucun soin de la nourriture de son corps ; quant à son esprit, il en était tout autrement : nuit et jour il lui cherchait dans ses livres de nouveaux aliments. Parfois même il oubliait de prendre son repas, tant il était passionné pour la lecture. Sa réputation d’habileté se répandit bientôt dans le pays et de tous côtés on venait en foule pour le consulter, parce que tout réussissait à ceux qui suivaient ses conseils.
Ayant donc entendu parler de lui et ayant reconnu que tout ce qu’on en disait était vrai, le roi le manda à son palais pour lui confier l’éducation de son fils.
A l’école d’un maître aussi instruit, le fils du roi fit de rapides progrès dans la science ; aussi, à l’âge où les autres enfants savent à peine lire et écrire, le jeune prince savait-il, on pourrait dire, une foule de choses.
A quelques années de là, le fils du roi, accompagné de son précepteur, alla visiter quelques contrées éloignées pour y étudier la manière de vivre de ces peuples, leurs mœurs et leurs lois ; sans doute aussi pour qu’il pût, pendant son règne, doter son peuple d’excellentes lois. En faisant voyager son fils dans les autres royaumes, le roi avait aussi un autre but : celui de le mettre à même de faire la connaissance de la femme qui lui plairait le plus, afin qu’il en fît plus tard son épouse, car il allait être bientôt en âge de se marier.
Mais le maître et l’élève eurent beau aller et venir, voyager par ci, par là, le fils du roi ne trouva nulle part chaussure à son pied, ni fille à son goût. Il revint donc au palais et se remit à l’étude avec son précepteur, ainsi qu’il faisait avant son départ.
Dans leurs conversations, ils s’entretenaient chaque jour tous les deux de la paix, de la guerre, de la sagesse, de l’esprit et de cent autres choses. Parfois aussi, pour se distraire, le jeune prince allait seul dans la ville et à la campagne, interrogeant chacun sur ses occupations, sur sa manière de vivre, et sur ce qu’il pensait du roi et du royaume.
Un jour qu’il était allé plus loin que de coutume, il s’égara dans le trajet et entra dans une chaumière pour demander le chemin de la ville. Quand il ouvrit la porte, il aperçut, assis au foyer, un homme sur le retour de l’âge et, près de lui, une belle fille de seize ans environ. Celle-ci faisait à son père la lecture dans un vieux livre. Le fils du roi l’écouta un instant en silence de l’extrémité de la maison ; puis s’étant approché et, ayant demandé son chemin, il jeta un coup d’œil sur la jeune fille qui était belle comme le jour, quoiqu’elle ne portât que des vêtements de peu de valeur, comme ceux des filles de la campagne. En la voyant, le fils du roi ne put se défendre d’un mouvement de tendresse et d’amour, et quand il l’eut entendu parler, il resta comme sous le coup d’un charme, tant elle s’exprimait avec grâce.
La jeune fille ferma le livre et, sans savoir qui était là, elle dit au fils du roi que, s’il le désirait, elle irait lui montrer le chemin. — Bien volontiers, répondit-il ; et aussitôt la jeune fille se mit en devoir de l’accompagner un bout de chemin.
De retour au palais, le fils du roi ne pouvait s’empêcher de songer à la jeune fille qu’il avait vue chez le vieux fermier. Ce fut en vain, qu’après cela, il voulut se remettre à l’étude ; il ne savait ce qu’il faisait, parce que son esprit était là où était la jeune fille. Si grande enfin était sa passion, qu’il dépérissait de jour en jour et qu’il tomba malade.
Des médecins furent appelés pour examiner son état, et ceux-ci, après l’avoir interrogé, déclarèrent au roi que c’était le cœur qui était malade, et que son fils aimait une jeune fille qu’il n’osait nommer.
Sur ces entrefaites, le roi se rendit auprès de son fils et lui demanda s’il était vrai qu’il fut pris d’amour pour une jeune fille : — Dis-moi qui elle est, dit-il, et sois sans inquiétude, car fût-elle la fille d’un marchand de chiffons, je consentirai à ce que tu l’épouses, si elle te convient.
Le jeune prince alors, comme s’il se fût réveillé à la suite d’un songe, le jeune prince dit au roi : — Oui, mon père, j’aime la fille d’un cultivateur ; mais en songeant combien grande est la différence entre sa position et la mienne, quoique ce soit Dieu qui ait établi chacun en son état, je n’osais pourtant vous faire cet aveu, dans la crainte que vous n’eussiez désapprouvé mon choix. J’ai visité beaucoup de pays et n’ai rencontré nulle part une fille aussi belle et aussi convenable.
— Cela suffit, dit le roi ; où demeure-t-elle ? Je veux aller, sans plus tarder, la demander pour toi en mariage. Calounec alors indiqua à son père la demeure de la jeune fille et lui raconta comment il avait fait sa connaissance.
Le roi, homme de parole, se rendit sans plus tarder chez le vieux métayer. Celui-ci était à prendre son repas, quand le roi arriva et lui demanda s’il n’avait aucun parent qui vécût avec lui. — Oui bien,répondit le fermier, je vis ici avec une jeune fille, ma fille unique ; elle est en ce moment à l’école. Comme je ne suis pas riche et qu’après moi elle n’aura ni fortune, ni biens, j’ai pensé que ce qu’il y avait de mieux à faire dans son intérêt, c’était de lui donner de l’instruction. A mon sens, l’instruction est comme le soleil, elle dissipe les ténèbres.
— Voilà qui est bien parler, dit le roi ; vous êtes un homme sage, à ce que je crois, et je suis venu tout exprès pour vous parler de votre fille. Vous disiez tout-à-l’heure que vous n’aviez ni fortune, ni biens à lui donner ; moi j’en ai beaucoup, et si vous voulez l’accorder pour épouse à mon fils, elle sera heureuse, car il l’aime passionnément. Je suis le roi de Bretagne et mon fils le sera après moi.
Le vieux fermier répondit qu’il ne s’opposerait pas à l’union de sa fille avec celui qu’elle aimerait ; qu’à cet égard elle ferait à sa convenance, et que, pourvu qu’elle fût heureuse avec son mari, peu lui importait qu’il fût le fils d’un cultivateur ou le fils d’un roi. — Mais attendez un instant, ajouta-t-il, ma fille ne peut tarder à rentrer.
Le vieux fermier avait à peine achevé ces paroles, lorsque la porte s’ouvrit et le roi put se convaincre de la vérité de ce que lui avait dit son fils. Il resta émerveillé de tant de charmes, car jamais, quoique déjà vieux, il n’avait vu de femme dont la beauté égalât celle de la jeune fille, ou même lui fût comparable.
Sans perdre de temps ni chercher de détours, le roi lui dit : — Ma fille, vous plairait-il d’avoir pour époux, mon fils, ce jeune homme que vous avez accompagné, il y a peu de jours, pour le remettre sur son chemin ?
La belle jeune fille, sachant que c’était le roi lui-même qui lui tenait ce langage, la jeune fille devint rouge comme un charbon ardent et ne put rien répondre ; elle était fort embarrassée de son maintien. Son père alors lui demanda si elle se sentait capable d’affection pour le fils du roi.
— Oui, répondit-elle, s’il est sage et instruit, comme je le pense. — Puisqu’il en est ainsi, dit le cultivateur, tu es dès à présent et pour toute ta vie, sa compagne fidèle.
— J’y consens, mon père, dit la jeune fille.
Le roi, en l’entendant, fut transporté de joie et se remit vite en route pour porter cette nouvelle à son fils. Celui-ci recouvra bientôt la santé et le mariage fut célébré à peu de temps de là.
Tous les pauvres du pays furent invités à venir au palais du roi et, avant la fête qui dura trois semaines, ils furent habillés à neuf de la tête aux pieds. Chacun d’eux, en retournant au logis, disait : — Bonheur à la belle-fille du roi ! Qu’elle soit heureuse dans son ménage et son époux aussi !
Calounec, fils du roi, aimait tendrement sa jeune épouse, et pourtant, il ne put rester avec elle que trois mois environ. Trop âgé pour s’éloigner de ses États, le roi, son père, le mit à la tête de son armée pour aller combattre les perfides Anglais qui avaient fait irruption en Bretagne. Il n’y avait pas à différer, il fallait au plus vite les repousser, car, disait-on, ils mettaient tout à feu et à sang sur leur passage. Il fallut donc que le jeune prince se séparât de celle qu’il aimait. Avant de partir, il pria son père et sa mère de veiller à ce qu’il n’arrivât rien de fâcheux à sa chère épouse : — Ma femme est sage, dit-il, et ne peut tourner à mal. Ainsi donc ne la laissez manquer de quoi que ce soit, car celui qui lui ferait peine, me ferait peine aussi. — Après cela, le fils du roi fit ses adieux à son père, à sa mère et à son épouse adorée.
Calounec, à la tête de ses soldats, mit bientôt les Anglais en déroute ; chaque combat était pour eux une défaite.
Pendant ce temps, son épouse, qui se trouvait bien isolée dans le palais, s’était renfermée dans son appartement, et là, tout le jour, ne faisait que verser des larmes. Dans le principe, sa belle-mère la laissa faire selon qu’il lui plaisait; mais cela ne dura pas longtemps. Etouffant de jalousie à cause de l’amour qu’avait son fils pour la fille du métayer, la vieille reine résolut la perte de sa belle-fille. Pour réussir dans son projet, elle aposta des gens pour épier toutes les actions de la jeune femme ; mais la vieille eut beau faire, elle ne trouva rien qui pût lui être reproché.
Un mois après le départ de Calounec pour la guerre, la reine lui écrivit que la bavette et le tablier de son épouse se relevaient un peu ; elle voulait par là lui faire connaître qu’elle était enceinte. Calounec fut enchanté de cette nouvelle, car son épouse elle-même lui écrivait la même chose.
Peu à peu la belle-mère retira à sa bru les femmes et les autres personnes qui avaient été attachées à son service ; peu à peu aussi elle lui défendit de sortir et, pour faire court, elle la relégua dans une vieille masure au fond d’un des jardins du palais. Là, on lui enleva papier et encre, afin de l’empêcher d’écrire à son époux. Au bout d’un certain temps, elle y accoucha à terme.
C’était l’événement qu’attendait la reine-mère ; elle avait placé un de ses affidés auprès de sa belle-fille. Celle-ci mit au monde trois garçons, beaux comme elle et se ressemblant tellement tous les trois qu’il n’était pas possible de les reconnaître l’un de l’autre, si ce n’est par les marques qu’ils portaient sur l’épaule droite. L’un était marqué d’un arc, un autre d’un fer de lance et le troisième d’une épée. Leur mère, après ses couches, ne put les voir, et on lui donna à croire qu’elle avait enfanté trois petits chiens. Calounec en fut informé et, dans la lettre où on lui donnait cette nouvelle, on lui demanda ce qu’il fallait faire de ces trois petits chiens.
Calounec répondit qu’il fallait les garder au palais avec leur mère et ne les laisser manquer de rien jusqu’à son retour. Le fils du roi se méfiait de sa mère, parce que le roi était mort et qu’elle faisait actuellement ce qu’elle voulait.
La guerre était sur le point de finir et Calounec avait hâte de revoir son épouse, lorsque la nouvelle lui arriva qu’elle était morte. Alors le prince (il n’avait pas encore été sacré roi à la place de son père), en proie à la plus vive douleur, poussa si vigoureusement les Anglais qu’il les contraignit à demander la paix. Bien qu’il eût vainement cherché la mort dans les combats, depuis qu’il avait appris le décès de son épouse bien-aimée, Calounec, fatigué de la guerre, accorda la paix. Il pourrait ainsi, pensait-il, revenir au palais et apprendre comment les choses s’étaient passées, car il était persuadé que les mauvais traitements n’étaient pas étrangers à cet événement.
Ce qu’il croyait était la vérité : la reine avait relégué son épouse dans un souterrain, loin du palais, et l’y avait fait enfermer avec les trois petits chiens. Là on leur donnait pour nourriture à tous les quatre, du pain sec et de l’eau. Cela pouvait suffire pour les chiens, mais pour la jeune femme ce régime était si peu réconfortant qu’elle devint bientôt d’une extrême maigreur.
Quand on apprit que le jeune roi allait revenir, on retira du souterrain les trois petits chiens et on leur prodigua toutes sortes de soins.
Calounec, dès son arrivée, s’enquit des causes de la mort de son épouse ; il prit des informations de tous côtés, mais partout on lui faisait la même réponse : elle était morte de chagrin, lui disait-on, par suite de son départ. Tout cela n’était que mensonges, mais jamais il ne put savoir la vérité, parce que sa mère avait gagné tous les gens de la cour, afin de lui cacher ce qui était arrivé. Il avait beau faire, ses pensées se reportaient toujours vers son épouse bien-aimée ; souvent même il rêvait d’elle, et chaque fois il croyait la reconnaître, pleurant et décharnée, sous la figure d’un spectre qui se recommandait à lui et qui l’appelait en étendant ses bras vers lui.
A quelques années de là, la reine-mère, voyant que le chagrin minait Calounec, lui conseilla de se remarier. — Non certes, dit celui-ci, je ne veux pas me remarier, car je n’aimerai jamais femme comme j’ai aimé la fille du pauvre métayer. Dès ce moment, on lui laissa le soin de tarir, comme il le pourrait, la source de sa douleur. Il eut recours à la lecture comme dans sa jeunesse. Un bon livre, disait-il, est le meilleur ami, parce qu’il ne dit rien qui ne soit pour notre bien.
Revenons actuellement sur nos pas, et parlons des trois enfants de l’épouse du jeune roi ; nous les avons laissés entre les mains de leur grand’mère.
Celle-ci fit construire un berceau en bois de la forme d’une nacelle et parfaitement fermé par le haut ; puis elle y renferma les trois enfants, près desquels elle plaça un arc, un fer de lance, une épée et beaucoup d’or et d’argent. Cela fait, elle les fit jeter dans la rivière qui passait près du palais.
Le berceau, poussé par le courant, entra dans un étang au moment où le meunier était occupé à lever la bonde pour faire marcher le moulin. Surpris de voir flotter un pareil morceau de bois dans son étang, le meunier tira le berceau sur le bord de l’eau. Jugez de son étonnement quand, après l’avoir ouvert avec la clef qui était suspendue à la serrure, il y trouva trois beaux enfants avec des armes et une grande quantité d’argent. Vite il envoya les enfants à sa femme, la meunière, en lui recommandant de les nourrir et de les élever comme ses propres enfants.
Cette femme, vrai cœur de mère, assura à son mari qu’elle ferait ainsi qu’il le désirait, et, sans plus tarder, elle les lava et les habilla le mieux qu’elle put.
Gràce aux soins de leur père et de leur mère nourriciers, les trois frères grandirent à vue d’œil à l’ombre du moulin, comme trois jolis plants de saule sur les bords d’un ruisseau ; et, comme on le fait à leur âge, ils se plaisaient à jouer avec les autres enfants qui les appelaient Goarec (Arc), Goaff (Lance) et Clézé (Epée). Ces noms étaient en parfait rapport avec les signes que chacun d’eux portait à l’épaule droite et aussi avec les armes qui avaient été trouvées près d’eux dans le berceau.
Un jour, pendant qu’ils jouaient à la toupie, il s’éleva une querelle entre Goarec et le fils ainé du mennier. Celui-ci, dans sa colère, se prit à dire : — Tu n’es pas mon frère, non plus que Goaff, ni Clézé ; mon père et ma mère ne vous sont rien et n’ont fait que vous élever.
Là-dessus les trois frères allèrent trouver la meunière et lui racontèrent ce qu’ils venaient d’apprendre. Celle-ci, pour les tranquilliser, leur dit que tout cela était faux et qu’elle était bien leur mère, comme le meunier était leur père. Mais elle eut beau faire, elle ne put jamais parvenir, depuis lors, à leur persuader qu’ils étaient nés au moulin avec les autres enfants ; ils trouvaient d’ailleurs qu’ils n’avaient avec eux aucune ressemblance. A partir de ce jour, Goarec, Goaff et Clézé cessèrent de fréquenter les autres enfants et jouaient tous les trois ensemble ; ils s’éloignaient d’eux le plus qu’ils pouvaient, parce que, disaient-ils, ils n’étaient pas du pays et n’étaient pas aimés d’eux. Dans ces pensées, ils se consultaient chaque jour au sujet de ce qu’ils devaient faire.
Quand ils eurent atteint l’âge de seize ans, celui qu’on appelait Goarec dit à ses deux frères qu’il était dans l’intention de les quitter. — Puisqu’il est vrai, comme on le dit, que nous ne sommes pas ici dans notre famille et qu’on ne nous connait ni père, ni mère, dit Goarec, je veux apprendre et savoir quel est le lieu de ma naissance. Comme moi, mes frères, vous avez souvent entendu parler de l’Oiseau de vérité. Je pense qu’il serait avantageux à chacun de nous de pouvoir l’attraper, et quand il sera pris, il nous apprendra quels sont nos parents et où ils résident.
— Tu dis vrai, répliquèrent les deux autres, et puisque nous sommes actuellement en âge de voyager, il faut nous mettre en route, puisque nous ne sommes pas nés en ce lieu. — Voilà qui est entendu, dit Goarec ; je partirai le premier, demain au point du jour. Voici l’arc que m’a donné le meunier et je vais l’attacher au laurier qui se trouve au coin du courtil. Quand vous le verrez tomber à terre, vous pourrez dire que je ne vivrai plus, et alors un de vous devra à son tour se mettre en route pour chercher l’Oiseau de vérité ; enfin après le second, le troisième partira.
Ce fut chose convenue entre eux trois. Goarec, de retour à la maison, dit à la meunière : — Demain, de bonne heure, ma mère, je compte quitter ces lieux ; et je les quitterai. — Et où iras-tu ? Que te manque-t-il ? Ne te trouves-tu pas bien ici ? Qui a pu te faire de la peine ? — Je n’ai nul motif de me plaindre, dit Goarec, et pourtant je suis décidé à partir ; Dieu me conduira où il voudra. Laissez-moi donc partir, ma mère, j’y suis bien résolu.
La meunière, voyant alors qu’elle ne pourrait le faire renoncer à son projet, lui donna tout l’argent qu’elle put lui donner. Le lendemain matin, à la pointe du jour, Goarec fit ses adieux à son père et à sa mère nourriciers, ainsi qu’à ses deux frères, qui l’accompagnèrent un bout de chemin.
Il y avait deux jours qu’il s’était mis en route, lorsqu’il se trouva, vers le soir, sur un plateau large et élevé. De là il aperçut au loin le soleil sur le point de se coucher ; à la lueur rouge qu’il répandait, on eût dit un cercle de feu. Goarec, en ce moment, demandait du fond du cœur à être éclairé par le soleil de vérité, cette lumière si belle qu’il cherchait en tous lieux pour se mettre sur la trace de son père et de sa mère.
Les yeux tournés vers le ciel, il n’aperçut pas près de lui une vieille petite femme qui, la main tendue, lui demandait un morceau de pain. — Un morceau de pain, dit Goarec, qui venait de l’apercevoir, je n’en ai plus, ma pauvre femme, mais je puis, si vous voulez, vous donner de l’argent. — Je vous remercie, et n’en parlons plus, car je sais que vous avez bon cœur. Je n’ai nul besoin d’argent, et j’eusse préféré un morceau de pain si vous aviez pu m’en donner. Mon bon jeune homme, dit-elle, où allez-vous par ici ? — Il me serait difficile de le dire, bonne vieille, car je ne le sais pas moi-même. Je vais chercher l’Oiseau de vérité, cet oiseau qui n’a pas son pareil, et qui dit, à qui peut le prendre, ce qu’il a envie ou besoin de savoir.
— Si c’est l’Oiseau de vérité que vous cherchez, dit la vieille, je puis vous enseigner le moyen de l’attraper. Vous avez encore trois journées de marche pour arriver à lui ; il est placé dans une cage d’or, sur la cime d’un arbre très-élevé. L’arbre sur lequel se trouve cet oiseau est situé sur une large pelouse, en face d’un superbe manoir. Là il est gardé par toutes sortes de bêtes horribles qui lancent du feu et des éclairs par les yeux, par la bouche et par les narines. Ecoutez encore : L’oiseau que vous cherchez, le plus beau qui soit au monde, est aussi l’Oiseau du mensonge, et cela jusqu’à ce qu’il soit pris. N’ajoutez donc pas foi à ce qu’il vous dira, lorsque vous monterez dans l’arbre. En ce moment sa voix douce sera semblable au zéphyr de l’été, et il vous dira : — Regarde en bas, mon fils, regarde ton père et ta mère. Gardez-vous alors de l’écouter, gardez-vous de baisser la tête et les yeux, car à l’instant vous tomberiez mort comme beaucoup d’autres que vous verrez étendus autour de l’arbre. Il faut de plus que vous soyez là à midi sonnant.
Après avoir écouté attentivement la vieille femme, Goarec se remit en route et, après trois jours de marche, il se trouva en face de l’arbre de l’Oiseau de vérité. Il approcha en attendant qu’il fût midi. Au premier coup qui sonna au manoir, il sauta sur l’arbre, sans regarder les horribles bêtes qui dormaient, étendues çà et là au milieu des morts.
L’oiseau, le voyant monter, lui dit : — Mon petit ami, tu cherches, n’est-il pas vrai, ton père et ta mère ? Si tu veux les voir, regarde en bas ; ils sont là devant tes yeux.
Goarec, dont le sang bouillonnait, oublia la recommandation de la vieille petite femme et jeta un regard vers le pied de l’arbre. Aussitôt ses bras se raidirent et il tomba mort.
Son corps était à peine étendu sur le gazon, que tomba l’arc qu’il avait attaché à un laurier, dans un coin du jardin du meunier. Jugeant par là que Goarec était mort, les deux frères se consultèrent: — Qui de nous deux, dirent-ils, ira maintenant à la recherche de l’Oiseau de vérité ? — C’est moi, dit Goaff, mon tour est arrivé ; et quand tu verras à terre ce fer de lance que je vais placer là où était l’arc de notre frère, alors ce sera à toi de partir, car je serai mort.
Goaff se mit donc en route le lendemain, et on peut dire qu’il suivit pas à pas les traces de son frère. Goaff aussi rencontra la vieille petite femme qui avait renseigné son frère ; et de même que celui-ci mourut pour n’avoir pas suivi les bons avis qu’elle lui avait donnés, de même mourut Goaff auprès de l’arbre de l’Oiseau de vérité.
Ce qui leur est arrivé à tous les deux, nous prouve qu’il faut suivre les instructions des sages quels qu’ils soient ; sans cela, nous nous exposons à perdre la vie sans avoir exécuté nos projets. Le fer de lance qui avait été suspendu au laurier, tomba aussi au moment où Goaff expirait.
Clézé alors, par suite de la mort de ses deux frères, Clézé à son tour quitta la maison du meunier, après avoir planté profondément son épée dans le tronc du laurier. Il rencontra aussi la vieille femme, et celle-ci, ainsi qu’elle avait fait les deux premières fois, demanda à Clézé un morceau de pain. — Bien volontiers, dit Clézé, je vous en donnerai ; prenez et mangez tant qu’il y en aura. — Seriez-vous disposé à attendre, jeune homme, lui dit la vieille petite femme, jusqu’à ce que j’en aie mangé un morceau ? — Pourquoi n’attendrai-je pas, dit Clézé, je n’ai rien qui me presse, je ne suis attendu nulle part. — Vous croyez ! je ne suis pas de votre avis, et quand vous aurez pris l’Oiseau de vérité que vous cherchez, vous saurez alors comme moi que vous ne devez pas vous décourager et que plusieurs vous attendent. Ecoutez-moi attentivement : Il n’y a pas bien longtemps encore, il est passé par ici deux jeunes gens qui vous ressemblent et qui sont vos frères, je n’en doute pas ; tous deux sont morts, parce qu’ils n’ont pas suivi mes avis. Voici les recommandations que j’ai faites à chacun d’eux et que je vous fais à vous-même en ce moment. L’Oiseau de vérité n’a pas son égal au monde ; il se trouve sur la cime d’un bel arbre, dans une cage d’or, devant un manoir à nul autre comparable. Au pied de l’arbre dont je parle, et qui est placé au centre d’une grande pelouse de verdure ; au pied de cet arbre sont couchées une foule de bêtes horribles qui lancent du feu par les yeux, par la bouche et par les narines ; ce sont les gardiens de l’Oiseau de vérité. Jusqu’à ce qu’il soit pris, l’Oiseau de vérité est l’Oiseau du mensonge ; gardez-vous donc de croire à ses paroles. Si, pendant que vous montez à l’arbre, il lui arrive de vous dire : Regardez en bas, ne l’écoutez pas, fermez vos oreilles et regardez en haut, car un seul regard jeté au pied de l’arbre. vous mènerait où sont vos frères. Vous devez vous trouver près de l’arbre à midi sonnant ; c’est à ce moment que s’endorment les bêtes et elles ne se réveillent qu’une demi-heure après. Il va sans dire qu’à cette heure vous devez avoir enlevé l’oiseau et être loin de l’arbre, car si vous étiez alors près des bêtes, elles vous égorgeraient.
Quand vous aurez pris la cage et l’Oiseau de vérité et que vous serez à terre, faites sentir à vos deux frères et aux autres morts l’onguent que voici : ils se relèveront pleins de vie. N’oubliez pas au retour de venir me trouver avec vos deux frères. Faites ainsi que je vous dis ; ne vous découragez pas et vous réussirez dans votre entreprise. Bientôt vous retrouverez votre père et votre mère.
Après avoir prononcé ces mots, la vieille s’abîma en terre et disparut aux yeux de Clézé.
Celui-ci suivit de point en point les conseils qui lui avaient été donnés ; à midi il se trouva près de l’arbre et y monta sans écouter les belles paroles de l’Oiseau de vérité. Il décrocha la cage et descendit promptement à terre.
Aussitôt qu’il eut pris pied, Clézé, sans se dessaisir un seul instant de la cage, tira de sa poche l’onguent que lui avait donné la vieille petite femme et le fit sentir à tous ceux qui étaient là étendus morts. Ceux-ci se relevèrent aussitôt et, après avoir remercié Clézé, ils prirent congé de lui et de ses frères qui avaient été les premiers rappelés à la vie.
Les trois frères alors s’éloignèrent à toutes jambes de ce lieu, et quand ils furent arrivés sur la pelouse de la vieille petite femme, ils l’aperçurent venant vers eux.
Elle était toute riante, principalement en regardant Clézé. — Vous avez suivi mes avis, dit-elle à ce dernier, et vous avez bienfait. Il y a quatre cents ans que je suis ici et que je donne des conseils à ceux qui vont à la recherche de l’Oiseau de vérité et, quoiqu’il ne fût pas difficile de faire ce que je recommandais, cependant vous êtes le seul qui ait suivi mes avis. Vos deux frères ici présents savent actuellement ce que valent mes paroles. Quant à vous, Clézé, mon ami, vous pouvez demander à l’Oiseau de vérité tout ce que vous désirez savoir au sujet de votre père et de votre mère ; il vous renseignera parfaitement et vous dira qui ils sont et où ils habitent.
Toutefois, avant de me séparer de vous, je tiens à vous remercier et à vous dire qui je suis. — Je suis la fille d’une puissante reine d’un pays éloigné. J’avais, je crois, votre âge, lorsque ma marraine (petite fée bonne et loyale) me dit d’aller lui chercher la Pomme de beauté, qui se trouvait dans une petite île, au milieu d’un grand lac. Cette pomme, dit-elle, est sur un arbre qu’a produit une bouture de l’Arbre du bien et du mal. Elle est gardée par la Mort, armée de sa faulx, et prête à trancher le fil des jours de celui qui voudrait prendre cette pomme.
Ma marraine m’instruisit de ce qu’il y avait à faire : — Au moyen de ces souliers de soie que je te donne, tu marcheras sur l’eau, me dit-elle, et lorsque tu seras près de l’île, tu t’approcheras en silence du grand faucheur ; puis avec cette petite pierre verte, tu toucheras la pointe de sa faulx qui tombera à l’instant en poussière. Il ne t’arrivera aucun mal, à moins cependant, ajouta-t-elle, que tu ne meures comme sont morts ceux qui ont essayé d’atteindre cette pomme.
Jeune alors et étourdie comme vos deux frères, c’est à peine si j’écoutais ma marraine, c’est à peine si j’écoutais ses recommandations. Je partis donc et, voyant avec quelle facilité je marchais sur l’eau, je m’amusai longtemps à courir autour de l’île en me moquant de la Mort. Celle-ci, comme si elle eût été placée sur un pivot, se tournait sans cesse vers moi, brandissant en l’air le fer de sa faulx prête à me frapper. Une fois, comme je tournais ainsi avec vitesse, je m’élançai d’un bond sur l’île, et tandis que je cherchais ma petite pierre verte dans ma poche, le bout de la faulx de la Mort me frappa et je tombai aussitôt sur la place. Si je ne mourus pas ainsi que les autres, ce fut, je le sais actuellement, grâce à ma marraine qui se trouva là et m’amena dans sa demeure. C’est pour me rendre plus raisonnable qu’elle me métamorphosa en fée vieille et hideuse, comme vous voyez, et qu’elle m’ordonna de demeurer sous terre, sous cette vaste pelouse, avec mission expresse de renseigner ceux qui, comme vous, chercheraient à s’emparer de l’Oiseau de vérité. Elle me condamna aussi à rester en ce lieu jusqu’à ce que cet oiseau fût pris. Vous voyez donc, Clézé, que vous m’avez tirée de peine, et que je dois vous remercier, ainsi que vous m’avez remercié vous-même.
Actuellement je vais revenir à mon premier âge, jeune et belle comme j’étais quand ma marraine me transforma en vieille petite femme.
La marraine apparut en ce moment. Elle portait une robe d’une entière blancheur, et, quoique très-vieille, elle paraissait toute jeune. Sur son front étincelant était posée une magnifique couronne faite de pierres de toutes les couleurs et incrustées dans l’or et l’argent. En prenant la main de sa filleule, qui à l’instant devint jeune et belle, la marraine dit à Clézé : — Pour le bien que vous avez fait à ma filleule, ce n’est pas assez de vous remercier. Je vous prédis donc que, à la mort de votre père, vous deviendrez un roi puissant en Bretagne. Vous ferez au mieux ce qu’il vous plaira de faire ; aucun ennemi ne pourra vous résister longtemps, et pourvu que vous soyez loyal en toutes choses, votre puissance n’aura pas d’égale. Afin de vous guider dans vos actions, je vous fais présent de la petite pierre verte que j’avais donnée à ma filleule pour cueillir la Pomme de beauté. Elle a été l’instrument de son malheur ; faites-en meilleur usage ! Grande est sa vertu, car elle a été détachée par moi-même de cette pierre immense sur laquelle le monde tourne comme sur un essieu ; le feu ni l’acier ne peuvent l’attaquer ; elle peut tout faire, excepté le mal. Quand vous aurez envie de quoi que ce soit, pourvu que ce soit quelque chose de bien, vous n’aurez qu’à la prendre, et l’objet de vos désirs sera accompli. Si au contraire vous avez de mauvais desseins, la pierre verte deviendra rouge d’abord, puis elle se fondra, si vous persistez dans vos mauvaises pensées. Suivez donc mes avis, Clézé, comme vous avez suivi ceux de ma filleule. Je savais fort bien que vous deviez la tirer de peine, car c’est moi qui vous ai envoyé près d’elle, afin que vous devinssiez heureux par elle, et elle par vous. De même que vous êtes fils de roi, elle est fille ; ses parents règnent sur une magnifique contrée au-delà des mers. Dans quatre ans, à la suite d’une guerre où vous triompherez des perfides Anglais par la vertu de votre petite pierre verte ; dans quatre ans, dis-je, votre père demandera pour vous en mariage ma filleule, élevée comme vous à l’école du malheur. Par la vertu de votre petite pierre verte, vous l’obtiendrez pour épouse et vous serez heureux avec elle le reste de votre vie.
À ces mots, marraine et filleule disparurent comme un éclair. Où allèrent-elles ? Personne ne le sait.
Goarec et Goaff prièrent alors leur frère Clézé d’interroger l’Oiseau de vérité au sujet de leur père et de leur mère et du lieu où ils pourraient les trouver.
Consulté à ce sujet, l’Oiseau répondit: — Votre père est fils d’un roi de Bretagne ; il est roi lui-même actuellement et se nomme Calounec. Votre mère, fille d’un cultivateur, a été jetée par la reine, votre grand’mère, dans un cachot souterrain où elle est entièrement privée de lumière ; elle n’a pour nourriture que du pain sec et de l’eau. La vieille reine a fait croire à votre père que son épouse était morte peu après qu’elle eut enfanté trois jumeaux auxquels elle fit substituer trois petits chiens ; vous êtes les trois jumeaux dont je viens de parler. Votre père réside dans une grande ville de la Petite-Bretagne, auprès de la mer, à l’extrémité du continent. Tournez-vous vers le soleil couchant, puis marchez à gauche, et vous le trouverez.
Les trois frères se mirent immédiatement en route et, à huit jours de là, ils se trouvèrent sur une haute colline d’où l’on apercevait la mer. Le rivage, à plus de six lieues à la ronde, était couvert par les édifices d’une ville, la plus belle qui se pût voir. Là ils demandèrent à l’Oiseau de vérité si c’était dans cette ville qu’habitait leur père. — Oui, répondit-il ; et demain, si vous le voulez, vous pourrez le voir et lui parler.
Votre père est un roi qui n’a pas son pareil, il n’a besoin de soldats ni pour lui, ni pour sa cour, et n’a pour le garder que l’amour de son peuple qui le chérit comme on chérit un père.
Dès demain vous le verrez, ajouta l’Oiseau, et si vous voulez le prier de me permettre de chanter et de parler, au moment du dîner, lorsqu’il sera à table avec sa famille et les personnes de la cour, je lui ferai connaître que vous êtes ses enfants.
Les trois frères firent ainsi que leur avait conseillé l’Oiseau de vérité.
Le roi les trouva tous trois d’une si parfaite ressemblance entre eux et avec son épouse, que son cœur en fut attendri : — Oui, oui, dit-il en lui même, ces trois jeunes garçons ressemblent tellement à mon épouse infortunée, quand elle était jeune, que je suis persuadé que ce sont mes enfants. — Venez demain, leur dit-il, venez sans crainte et je vous écouterai, vous et votre Oiseau.
Le lendemain ils vinrent à l’heure prescrite, et le roi se tournant vers Clézé lui demanda ce qu’il voulait.
— Je désire, dit Clézé, faire chanter devant vous tous ce petit Oiseau ; je désire aussi qu’il me dise une foule de choses que je souhaite de connaître. Mais avant tout, il est nécessaire de barrer les portes, car sans cela mon Oiseau ne chanterait pas et ne dirait mot.
Les portes ayant été barrées, l’Oiseau se mit à chanter ; tous en furent émerveillés. Jamais on n’avait entendu chant plus suave, on eût dit qu’il avait un orgue dans le gosier ; le chant du rossignol, le chant de l’alouette n’avaient rien de comparable au sien. Quand il eut fini de chanter, on demanda de quel pays il était. — Du pays de la vérité, dit Clézé, et avant peu il vous dira des choses qui vous surprendront plus encore. — Mon petit Oiseau, dit le jeune homme, regarde tous ceux qui sont ici à table, et dis-moi qui est à la place d’honneur ? — Le roi, ton père et celui de tes deux frères. — Son épouse ae se trouve-t-elle pas parmi les dames ici présentes ? — Non, dit l’Oiseau ; son épouse est loin d’ici : Quelques-uns pensent qu’elle est morte ; mais, comme moi, beaucoup d’autres savent qu’elle est encore vivante, et qu’elle est quelque part loin d’ici dans un cachot souterrain où elle n’a pour nourriture que du pain sec et de l’eau. — Qui donc, mon petit Oiseau, l’a jetée dans ce cachot ? — Sa belle-mère et d’autres ici présents qu’elle a gagnés pour se taire et cacher la vérité. Poussée par la jalousie qu’elle avait conçue pour sa belle-fille, la vieille reine fit croire à votre père que son épouse avait enfanté trois petits chiens. Ceux-ci furent enfermés avec elle dans le cachot où elle est maintenant toute seule, car on les retira à l’époque où votre père revint de la guerre. Votre père se défiant de sa mère, interrogea tous et chacun, mais ce fut en vain ; il ne put parvenir à connaître la vérité ; on lui laissa ignorer les mauvais traitements qu’avait subis son épouse pendant qu’il était à l’armée. Quant à vous trois qui êtes ses enfants, vous fûtes placés dans un berceau en forme de nacelle et jetés dans la rivière qui coule ici près.
Voilà ce qui est arrivé ; je n’ai dit que la vérité.
À ces mots le jeune roi se leva et sauta au cou de ses enfants, en disant d’une voix ferme : — De tous ceux qui sont ici présents et qui ont prêté la main aux mauvais traitements qu’ont subis mon épouse et mes enfants, aucun ne sortira de ce lieu sans avoir reçu le prix de ses œuvres. Dès à présent, je veux que la vérité triomphe du mensonge. Le mensonge, que je déteste, est le père de tout mal, et je le combattrai à extinction partout où il se montrera. Rien ne protégera l’imposteur ; quelle que soit sa position, quelle que soit sa naissance, il paraîtra au tribunal de la vérité, et il lui sera fait comme il aura fait aux autres.
Ma mère, principal auteur de tout le mal et cause de la peine que j’ai éprouvée, ma mère ira prendre la place de mon épouse ; elle jugera par elle-même s’il est agréable de vivre de pain et d’eau, loin de la lumière du jour. Quant aux autres, je leur défends de se présenter jamais devant mes yeux. Je les connais, je sais combien ils sont et n’ai pas besoin de les nommer. Telle est ma décision.
Aussitôt le roi fit saisir sa mère et alla avec elle dans le cachot où était son épouse. Celle-ci, les larmes aux yeux, se jeta au cou du roi, quand on lui eut dit qui il était, car elle ne le reconnaissait plus. Lui de même ne pouvait plus reconnaître son épouse, tant elle était épuisée par suite des privations qu’elle avait éprouvées. Seule, l’affection qu’ils avaient l’un pour l’autre, avait soutenu leur existence ; cela se comprend surtout pour la fille du pauvre cultivateur. Celle-ci, encore aussi bonne que l’on avait été méchant à son égard, voyant que son époux allait mettre la vieille reine à sa place, s’empressa de dire : — Il me serait bien pénible que l’on maltraitât quelqu’un pour moi, car je ne saurais être heureuse, si je sais qu’un autre souffre ce que j’ai souffert moi-même. Etre condamné à ne jamais voir la lumière du jour, vivre isolé de toute créature humaine, ce sont là deux peines qui ne sont pas de ce monde. Je désire donc que personne ne souffre pour moi ; je vous le demande, mon cher époux, au nom de l’affection que vous me portez, au nom de la douleur que j’ai ressentie en restant si longtemps séparée de vous.
Le roi exauça sa prière et permit à sa mère de se retirer où bon lui semblerait ; depuis on n’entendit plus parler d’elle.
Grâce à son amour pour son époux, la jeune reine put encore prolonger son existence. Elle vécut je ne sais combien d’années après, et mourut heureuse entre les bras de son époux, de ses enfants et de ses petits-enfants.
Ce que la vieille fée avait prédit à Clézé, se vérifia. Une nouvelle guerre eut lieu contre les Anglais, et ceux-ci furent promptement vaincus par le fils du roi qui ne leur laissa ni trêve, ni repos jusqu’à ce qu’ils eussent mordu la poussière. Ils furent contraints de demander la paix pour toujours au roi de Bretagne.
Alors Clézé témoigna à son père le désir de se marier, et le pria de demander pour lui la fille de quelque roi. Il crut inutile de désigner celle qu’il désirait avoir, parce qu’il savait que le choix de son père se porterait sur la jeune princesse qu’il connaissait.
Le roi envoya au-delà des mers un exprès qui avait pour mission de demander pour Clézé la main de la fille du roi de la Grande-Bretagne dont il avait entendu parler. Par la vertu de la petite pierre verte qui n’avait perdu ni sa couleur, ni sa puissance, la jeune princesse fut accordée, et les noces furent célébrées à six semaines de là. — A cette occasion, on servit un repas comme on n’en avait jamais vu et comme on n’en verra jamais. Tous les sujets du roi Calounec furent invités à venir à la cour, et personne n’y manqua. Pauvres et riches, tous s’en retournèrent le cœur plein de joie et bénissant partout le roi et toute sa famille.
Comme le soleil de Dieu au dessus de la montagne,
Ainsi brille la lumière de la vérité.
J’ai fini !
Profitez de tout ce que vous avez entendu. — C’est ce que je vous souhaite.
- Ainsi soit-il !