La Virginité de Mademoiselle Thulette/Texte entier



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La Virginité de Mlle Thulette


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OUVRAGES DES MÊMES AUTEURS, À LA MÊME LIBRAIRIE :


De WILLY :

Lélie, fumeuse d’opium.
L’Implaquable Siska.
Les Amis de Siska.
Sombre Histoire.
La bonne Maîtresse.


De JEANNE MARAIS :

La Carrière Amoureuse.
Pour le bon motif.
Pour la bagatelle.


WILLY et Jeanne MARAIS


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La ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° °
Virginité ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° °
De Mademoiselle Thulette


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°   °   PARIS   °   °
Éditeur
ALBIN MICHEL
22, Rue Huygens, 22
(XIVe)




La Virginité de Mlle Thulette





CHAPITRE PREMIER


Toc, toc.

— Entrez, cria François Bergeron, en repoussant la Revue Indépendante qu’il parcourait du bout des cils.

Jack, le groom, lui présentait, aussi respectueusement que le lui permettaient ses manières de jeune garçon pour vieilles personnes, une carte de visite.

— Les petites misères de la gloire, murmura le membre de l’Académie.

Comme Musset, cher à Ninon « sa fleur des bois », l’illustre philosophe revenait « d’un grand voyage en Italie » où l’avait dépêché le gouvernement de la République, non certes pour y faire des vers, ni l’amour, car les académiciens d’aujourd’hui affichent plus de sérieux que ceux dont se fleurissait le règne de Louis-Philippe.

Avant de regagner le pays auquel il doit le jour et qui lui doit un penseur illustre, le missionnaire se reposait depuis une semaine « au sein du splendide hôtel Thulette » pour parler comme le Petit Monégasque, admirateur plus fervent que désintéressé du Palace, qui élève sur les hauteurs de Monaco l’orgueil de ses somptuosités dénuées de style.

Bergeron espérait jouir d’un incognito paisible parmi les cosmopolites de ce caravansérail.

Hélas ! à peine débarqué, il tombait sur un secrétaire d’hôtel, féru de Bergeronisme et capable de réciter, sans omettre une virgule, toute l’œuvre du maître (depuis Quid Guibollardus de locosenserit jusqu’au Sophisme de psychophysiologie), un peu par genre, beaucoup à dessein d’éblouir sa bonne amie qui, férue de la littérature cinématographique chère à Diamant-Berger, — cuistre de l’Attitude et chroniqueur du Geste, — ne s’arrachait aux Clystères de New-York que pour se jeter dans les Vampires popularisés par Mademoiselle Musidora-au-yeux-de-Junon (Boôpis, disait Homère).

Reconnu par ce disciple immodéré, son nom, tapageusement publié dans tout Monte-Carlo comme une réclame de choix, lui valait aussitôt l’obsédante attention d’un peuple d’importuns qui s’agglutinaient autour du philosophe à la mode, quêtant un mot, un regard, quand ils ne kodakaient pas sa tête notoire — moustache en courte brosse à dents, front large, bombé comme un verre de montre.

Les plus enragés fouillaient les cabinets de lecture pour y dénicher les commentateurs et les adversaires du maître, Gillouin ou Leroy, Benda ou Berthelot, recherches vaines car, sur toute la Côte d’Azur, on ne trouve qu’un seul livre : « L’Art de gagner à la roulette » (avec figures).

Marri d’un envahissement dont l’indiscrétion finissait par lui agacer les nerfs, Bergeron, néanmoins, ne se dérobait pas aux importunités de ces thuriféraires. « On supporte le bourdonnement des abeilles quand on ne dédaigne point de goûter leur miel », songeait le professeur qui, habitué aux hommages parisiens piaillant autour de sa chaire, subissait sans trop faiblir l’admiration à peine plus encombrante des snobs de la Riviera.

Après tant de visites reçues avec une indulgence volontiers résignée, pourquoi repousser celle-là ?

De nouveau, il examina la carte dont il effleura, d’un doigt curieux, les caractères.

— Gravée, au moins ?

Oui, gravée. Il lut sur le carré de bristol :

Fanny Thulette

Ironique, il conjectura : « Une dame, eh ! eh ! Sans doute elle n’a pas regardé mes ouvrages au delà de mon nom. C’est un nom célèbre. Il excite sa curiosité de collectionneuse. Elle dissimulera une petite moue déçue à la vue de mon chef aux neiges capillaires ; et puis, elle me tendra son album en me priant d’y apposer, à la minute, des considérations définitives sur la Vie ou sur la Mort. Futilité, ton nom est Femme ! »

Le groom attribua l’attitude rêveuse du Maître à quelque incertitude touchant la personnalité de la visiteuse.

Sans attendre l’interrogation, il expliqua, avec une grimace indéfinissable :

— Mademoiselle Fanny Thulette est la fille du directeur de l’hôtel.

Bergeron eut un haut-le-corps. Cette fois, la qualité de la pèlerine ne chatouillant plus sa vanité, il ne ressentait que l’énervement du penseur qu’on dérange. S’il endurait l’assiduité des voyageurs de marque meublant le Palace, attendait-on de lui qu’il étendît sa mansuétude jusqu’au personnel ?

Vexé de l’audace, il allait dire : « Je ne reçois pas ».

Mais son irritation lui inspira le désir d’infliger une leçon à cette fille d’hôtelier ; il ordonna froidement :

— Faites entrer.

— Et, pour ne point faiblir, il baissa les yeux…


D’abord, il entendit une paire de hauts talons qui martelaient le parquet et des étoffes de soie qui froufroutaient comme des ailes d’oiseau.

Il respira une odeur que son nez subtil reconnut tout de suite : « Quelques fleurs », murmura-t-il. Un parfum cher, bien entendu.

Sans avoir besoin de la regarder, il se représenta cette fille de trafiquant parvenu, fière de sa richesse acquise dans la haute gargotte.

Aussi demanda-t-il de son ton le plus cassant :

— Comme je pars aujourd’hui même, je suppose que vous venez, Mademoiselle, pour me présenter la note ?

— Parfaitement, Monsieur, riposta une voix claire.

Abasourdi par l’imprévu de cette réplique, l’académicien leva les yeux et considéra mademoiselle Thulette.

Il ne le regretta pas : brune, de taille moyenne et de proportions harmonieuses, les traits réguliers, la carnation chaude, des paupières allongées d’Orientale, elle lui plut, elle ne pouvait que lui plaire.

Tandis que François Bergeron la regardait, exquise dans sa robe en velours florentin noir, rehaussée de broderies vieil argent, elle débita, sans paraître le moins du monde humiliée :

— Oui : la note !… Quand un homme a reçu du ciel le don de s’installer au cœur des choses, d’arracher à la Vie, par une prise immédiate, son palpitant mystère, et qu’il passe à côté d’une faiblesse quémandant le secours, ne lui doit-il pas l’aumône de son trésor moral ? Vous êtes trop riche pour avoir le droit de repousser les pauvres… Il faut payer, monsieur ; permettez-moi de vous présenter la note, en effet.

Bergeron sourit. Il regretta sa boutade, en pensant : « C’est moi qui reçois la leçon ». Et il détailla plus attentivement cette interlocutrice pour qui les gloses de Franck Granjean semblaient n’avoir point de secret.

Mademoiselle Thulette possédait l’assurance que donne une figure indiscutablement jolie : ses yeux bleu sombre, noyés de langueur sous l’arc précis des sourcils noirs, son petit nez droit et fin, ses lèvres prometteuses, constituaient un « Sésame » devant la magie duquel s’ouvraient portes et cœurs. De plus, elle semblait arrivée à l’âge où les timidités rougissantes de l’adolescence seraient aussi déplacées que des tresses persistant à descendre sur les reins. Bergeron s’efforça de déterminer le millénisme de la visiteuse. Devait-on lui attribuer vingt-cinq ans ? Hum !… La trentaine ?… pas encore. Vingt-sept ans, peut-être.

Jeune femme ?… Aucune alliance n’enserrait son annulaire.

Vieille fille ?… Tout en elle protestait contre cette navrante étiquette : sa chair épanouie, son teint lumineux, son regard hardi, sans parler de ce buste plein et de ces hanches évasées…

Incertitude. L’âme de Buridan !

Le philosophe s’attardait à méditer cette agréable énigme. Son hésitation se traduisit malgré lui, lorsqu’il murmura, incertain :

— Madame…

Il se reprit maladroitement, rectifia :

— Mademoiselle… En quoi puis-je vous servir ?

Fanny Thulette déclara avec feu :

— Si vous acceptez de répondre à une question que je désire vous poser, vos conseils décideront de ma vie tout entière.

— Oh ! Oh ! plaisanta Bergeron, à quoi dois-je l’honneur de cette confiance aveugle ?

Elle répondit, gravement :

— À la lecture de vos œuvres, grâce auxquelles je sais que, « le Bonheur ne reposant que sur une illusion de jouissance, seule une perversion de conscience peut nous rendre heureux. »

Bergeron s’exclama in petto : « Très bien ! Une boule blanche ! » Puis il ajouta (toujours mentalement, Dieu merci) : « Ça lui en fera trois », cependant qu’il lançait un regard fouilleur vers le corsage décolleté en carré. Mais, tout de suite, il se reprocha cette jovialité incorrecte.

Sans soupçonner les pensées folâtres qu’elle éveillait, Fanny poursuivait, émouvante de conviction :

— Le philosophe qui enseigne l’incompatibilité de la morale avec nos sentiments m’est apparu comme un sauveur. Ah ! Monsieur, puisque le hasard m’a placée sur votre chemin au moment où je traverse une crise, comment ne vous ferais-je pas appel, au nom de cette coïncidence que je bénis ?

François Bergeron, flatté de découvrir une lectrice réfléchie sous cette enveloppe frivole, s’enquit, maintenant intéressé :

— À quel propos désirez-vous me consulter ?

Fanny cria, avec une sorte de brutalité ingénue :

— Mais, à propos d’amour, naturellement !

Son accent signifiait : « Peut-on s’occuper d’autre chose, à mon âge ? »

Elle continua, après une hésitation légère :

— Si j’ose provoquer cet entretien, c’est parce que je suis et resterai une étrangère à vos yeux : vous repartez ce soir, et nous ne nous reverrons jamais, heureusement…

— Merci !

— Je veux dire que je mourrais de honte à l’idée de me retrouver en votre présence après l’aveu que je vais risquer…

— Il est donc bien grave ?

— Ah ! Dieu !… J’ai résolu de faire le sacrifice de ma pudeur pendant cinq minutes afin d’acheter la joie des heures qui me restent à vivre… J’éprouve le besoin de me confesser, tourmentée d’un cas de conscience que ne peut résoudre ma pauvre logique.

« Mais, mais… elle me prend pour un casuiste », se dit Bergeron, prompt à s’inquiéter. Loyalement il tenta un Domina, non sum dignus… disant :

— Je dois vous prévenir, Mademoiselle, que je suis un métaphysicien plutôt qu’un psychologue.

Mais elle leva sur lui ses grands yeux bleu-sombre brillant d’une si implorante angoisse que, tout de suite vaincu, il prononça :

— Parlez, je vous écoute.


À cette invitation succéda, fatalement, un sépulcral silence.

Bergeron, qui avait détourné la tête pour ne point gêner sa pénitente, se hasarda doucement à reporter ses regards vers elle : ratatinée sur sa chaise, les coudes aux genoux, les poings enfoncés dans ses joues cramoisies, Mademoiselle Thulette, démunie de son bel aplomb du début, finit par soupirer d’une voix confuse :

— Dieu !… Que c’est difficile à dire !…

Le philosophe sourit : ses sympathies, un peu effarouchées d’abord par l’audace de la belle intruse forçant sa porte, se penchaient miséricordieusement sur cette détresse effondrée.

Il proposa, sans ironie :

— Voulez-vous que je vous aide ?

Elle le remercia d’un regard bref et pénétrant, les paupières rebaissées presque aussitôt. En dépit de sa sagesse rassise, François Bergeron, parvenu à l’âge où l’amour se déguste surtout par l’oreille, se sentait incontestablement émoustillé au contact de cette étrangère lui offrant l’inattendu régal d’une confidence scabreuse.

Il dit avec bonne humeur :

— Je procéderai par interrogations… Vous répondrez oui ou non ; ce sont deux mots que la femme ose toujours prononcer, même dans les pires circonstances ; il lui suffit d’en intervertir la signification, lorsqu’elle se sent intimidée.

Le malaise de Fanny ne se dissipait pas encore, malgré la bienveillance du philosophe. Oublieuse de la doctrine qu’il prêchait, elle murmura :

— Ce ne sera pas trop, pour me comprendre, de toute votre intelligence.

— Oh ! oh ! ne vous méprenez pas ! L’intelligence que mon collègue et ami Maurice Barrès a définie judicieusement « une toute petite chose à la surface de nous-mêmes » m’a toujours paru caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie…

Mademoiselle Thulette n’entendait pas. Elle constata, toujours décontenancée :

— Il me semble que mon cerveau ne pense plus.

En toute autre circonstance, Bergeron n’eût pas manqué de répondre que, le processus cérébral n’engendrant pas de représentation, il faut considérer le cerveau, sans plus, comme un bureau téléphonique central propre à donner la communication… ou à la faire attendre. Mais il préféra s’occuper du cas particulier de Fanny. Donc, déblayant les questions préliminaires, il déclara :

— Vous aimez ; d’où votre embarras. Votre bonheur, dites-vous, dépend d’une solution difficile. J’en conclus que l’homme dont vous êtes éprise ignore un fait capital de votre existence et que la révélation de ce secret peut modifier ses intentions à votre égard…

Fanny s’écria naïvement, transportée d’admiration :

— Oh ! comme votre perspicacité a deviné juste sans que j’aie encore rien dit !

Avec un sourire ambigu, le philosophe regardait cette demoiselle au masque de femme. Il demanda :

— Il s’agit d’un mariage, n’est-ce pas ?

Fanny fit un signe d’assentiment et dit vivement :

— J’aime, pour la première fois de ma vie, un jeune homme assez amoureux pour m’épouser, mais amoureux de ce que je suis à ses yeux, vous comprenez ? Ce qu’il aime, c’est mon apparence ; il ignore la vraie Fanny. Dois-je le désabuser en lui avouant… la vérité ?

Elle eut un accent passionné :

— Continuera-t-il de m’aimer ? Voilà la question que je voulais vous poser, monsieur… Pour sauver mon bonheur, dois-je me taire ? ou lui avouer que je suis… c’est-à-dire que je ne suis pas… ?

« Retour éternel » dont la hantise obsédait Nietzsche ! D’un analogue Doit-on le dire ? certain prédécesseur de Bergeron sous la Coupole, mort depuis trente ans, développa la discussion sur des tréteaux folâtres.

L’académicien s’efforça de donner le meilleur conseil :

— Mon enfant, je crois dangereux de cacher une chose qui se découvrira un jour ou l’autre ; tandis que je verrais une certaine habileté à parer cette inévitable découverte par un aveu spontané… Si votre fiancé éventuel vous aime sincèrement, vos charmes lui rendront facile de surmonter sa déception passagère : mais songez, si vous choisissez le silence, qu’un mari ne vous pardonnera point de l’avoir trompé.

Elle soupira. Il conclut :

— Je vous engage donc à prévenir bravement et loyalement ce monsieur que, par la faute de circonstances regrettables, vous n’êtes plus, hum, vous n’êtes plus…

Il termina sa phrase par ce mot chuchoté :

— … vierge.

Fanny Thulette redressa la tête avec stupéfaction :

— Mais, monsieur, vous m’avez mal comprise… C’est tout le contraire !

— Comment : « Tout le contraire ? »

Elle lui lança une œillade oblique et expliqua, avec un petit sourire gêné :

— Monsieur, tout à l’heure, en m’interpellant pour la première fois, vous m’avez d’abord traitée tout naturellement de Madame ; puis, vous avez hésité avant de dire : Mademoiselle… Eh bien, voilà la cause de mon tourment et du trouble qui me paralyse. En me voyant, chacun pense : « Madame ». Or, je suis réellement « Mademoiselle ».

Il rit, soulagé :

— Mais alors, que craignez-vous, ô vertu sans reproche ?

— Voyons, Monsieur, pensez-vous que j’eusse osé vous déranger pour vous soumettre le cas banal d’une jeune fille « avec tache » songeant à dissimuler sa faute au prétendant qui la croit intacte ? Hélas ! le problème que je me déclare incapable de résoudre sans votre aide est infiniment plus compliqué !…

Le confesseur avoua sans détour :

— Je n’y suis plus du tout ! Il me semble discerner, à travers vos propos, l’erreur de votre amoureux qui vous suppose… un passé, et l’appréhension que vous éprouvez à l’idée de le détromper…

— C’est bien cela.

— Frayeur naïve ! En vous découvrant impeccable, votre fiancé n’éprouvera qu’une joyeuse surprise et vous chérira davantage.

Mademoiselle Thulette protesta avec impétuosité :

— Ah ! Monsieur, pour raisonner ainsi, on voit bien que vous n’avez plus vingt-cinq ans !

François Bergeron réprima difficilement une grimace ; on eût dit qu’il avalait une châtaigne trop grosse avec ses piquants.

Sans rien voir, Fanny continuait :

— Vous avez beaucoup lu, n’est-ce pas ?

— « Ma chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres », cita le philosophe avec une mélancolie qui se raillait elle-même.

— Laissons Mallarmé, répliqua fougueusement Fanny. Ce que je veux dire, c’est que vous avez assez lu pour apprécier la virginité d’une page blanche où, le premier, vous traceriez votre ex-libris d’un stylo vainqueur. Mais à l’âge de mon amoureux on préfère trouver des annotations libertines en marge d’un exemplaire de Crébillon fils…

Après un bref silence, elle reprit, avec l’accent du désespoir :

— Et puis, je ne suis plus jeune, moi !

— Allons donc !

— Mais non, j’ai vingt-sept ans ! J’arrive à cette période terrible où une demoiselle qui n’a pas su se faire épouser devient une vieille fille — ou reste fille tout court… Mais je ne peux continuer mon rôle de « jeune fille » : à dix-huit ans, on se félicite d’être une petite chose intacte ; à mon âge, ça semble ridicule. Ceux qui me trouvent désirable, parce qu’ils me prennent pour une jeune femme, tourneraient en dérision une ingénue de vingt-sept ans !…

— J’ai vu souvent applaudir une Agnès, sociétaire dont le fils cadet commande un escadron de cuirassiers.

— Au théâtre, oui, monsieur ; mais si elle venait raconter dans un salon que le petit chat est mort, on la bafouerait. Et on aurait raison.

— Peut-être, concéda-t-il.

— Sûrement ! La femme doit savoir porter les grâces de son âge comme les robes de la saison et en changer dès qu’elles se démodent.

— Je comprends jusqu’à un certain point vos perplexités, mais…

— Non, non, laissez-moi finir, je suis lancée ; si vous m’interrompez, si vous me donnez le temps de réfléchir, je n’oserai plus parler.

Secrètement, le philosophe s’amusa d’entendre cette jolie personne déclarer sans ambages que le manque de réflexion favorise l’éloquence. « Elle a une âme de parlementaire », songea-t-il.

Pendant ce temps, elle se racontait avec abondance :

— Toute petite, j’ai perdu ma mère. Élevée au hasard par un père que ses affaires absorbaient uniquement, j’ai grandi parmi les joueuses interlopes, les aventurières cosmopolites et les poupées entretenues. Fatalement, j’ai pris un peu, sinon de leur mentalité, du moins de leurs manières qui, bon gré mal gré, me pénétraient par… par…

— Endosmose.

— C’est cela, merci. Mais, en dépit de ce laisser-aller, je conservais une ignorance sensuelle invraisemblable et vraie.

— Beaucoup plus réelle, appuya Bergeron, que la menteuse innocence d’un grand nombre de jeunes filles prétendues « bien élevées » toujours prêtes à se laisser… dirai-je « tripoter » ?

— Dites-le.

— Je le dis donc… tripoter dans les couloirs de cet hôtel par leurs partenaires de tennis.

— Et encore, vous ne voyez pas tout.

— Évidemment. Mais ce que j’ai vu me permet de supposer que la plupart de ces flirteuses intensives ne méritent plus le titre de vierge, au sens étroit du mot.

… Il se tut ; sa pensée vola vers la jolie Chilienne de seize ans logée avec sa mère au deuxième étage, aussi niaise que séduisante, incapable de refuser ses faveurs quand on les lui demandait poliment et que les femmes de chambre, au courant des passades de cette sotte toujours consentante, surnommaient « Tourte et bonne ».

À travers cette vision sud-américaine dont il se délectait avec une complaisance quelque peu coupable, il percevait le déroulement continu de l’autobiographie :

— Cette antithèse entre mon masque et mon âme n’a fait que s’accentuer avec les années. À la gamine précoce, puis au « backfish » averti, la calomnie prêta nombre d’aventures galantes. Et cependant, je vous le répète, toujours je demeurai honnête, par instinct, par fierté, par dégoût. Ah ! quels piètres individus, ceux qui composaient mon entourage ! Pouah !

Instruit par l’insuccès de sa précédente citation mallarméenne, l’auditeur se garda de prononcer à voix haute l’alexandrin qu’évoquaient ces colères : « Je t’adore, courroux des vierges, ô délice… »

Et il dit seulement :

— En somme, la médiocrité masculine exerce la plus salutaire influence sur la vertu des jeunes personnes.

Avec un sourire d’assentiment, elle reprit :

— J’ai rencontré cet hiver un jeune homme… Et soudain, ce fut en moi comme une éclosion tardive : le printemps de la vingtième année inattendu, irrésistible, a brusquement fleuri. J’ai senti le souffle impérieux qui jetait Sieglinde aux bras de l’inconnu me frôler de sa grande aile…

Wagnérien comme elle, Bergeron ne put s’empêcher de songer que les histoires de famille emmusiquées dans la Walkyrie finissent lugubrement. Mais il se contenta de demander :

— Ce Siegmund est-il très jeune ?

— Oui, très jeune, très candide et très vicieux.

— Admirable trio de qualités !

— Il méprise ingénument l’innocence. Il s’est épris de moi parce qu’on lui a dépeint mademoiselle Thulette comme une coquette ensorcelante et dangereuse, féline et déroutante, dont la perversité s’auréole (à tort) d’une renommée d’intrigues scabreuses ou romanesques. Il me désire éperdument, il finira par m’épouser, grâce à ma légende… Mais s’il découvre son erreur, je perds tout attrait à ses yeux. Le masque tombe, la vierge reste et mon prestige s’évanouit.

Fanny se tut enfin. Alors, Bergeron dit tout doucement :

— Mais ce jeune homme est un imbécile…

Et comme elle ne répondait pas, il s’étonna :

— Et vous l’aimez ? Et c’est le premier que vous aimez ?… Vous si fine, si intelligente, comment a-t-il pu vous séduire ?

Mademoiselle Thulette murmura, avec un sourire pensif qui ne s’adressait pas à son interlocuteur :

— Il est si jeune !

Après un instant de réflexion, elle découvrit ce nouvel argument :

— Et il est si beau garçon !

Bergeron songea, sans gaîté : « Voilà, en deux mots, la définition de l’amour sincère ». Et, au penser de ce Roméo inconnu, il se rappela que Shakespeare étiquetait les gens d’âge « lents, inertes, lourds comme du plomb » — as lead.

Pendant ce temps, Fanny allait, allait…

— Maintenant que vous connaissez ma situation, Monsieur, dites : dois-je parler ou me taire ? Puisque le Bonheur, selon vous, ne repose que sur une illusion de jouissance, comment irais-je détruire l’illusion que mon amoureux se fait de moi ? D’autre part, moi qui n’ose pas tendre les bras parce que je me défie de mon étreinte maladroite, moi qui lui dérobe mes lèvres de peur qu’il ne s’aperçoive que j’ignore le baiser, puis-je continuer à jouer jusqu’au bout celle comédie voluptueuse dont j’ignore les dernières répliques ? Décidez !

François Bergeron répliqua, une lueur narquoise dans les yeux :

— Sans reproche, ma chère enfant, vous avez une singulière façon d’appliquer mes préceptes philosophiques. Alcan, mon éditeur, qui ne s’étonne pourtant pas de grand’chose…

— Comme tous les éditeurs, glissa Fanny.

— Oui… Qu’est-ce que je disais donc ? Ah ! j’y suis ! Hé bien, il s’ébahirait sûrement de voir mes traités commentés à la manière d’une grammaire de l’amour et surtout de l’amour charnel. Mon collègue Marcel Prévost, plus accoutumé aux confidences féminines, serait beaucoup moins embarrassé que moi, dont les conférences au Collège de France, encore que M. Julien Benda les prétende courues par le beau monde et la « société femelle », n’ont rien de gai.

— Je comprends maintenant, dit-elle avec malice, le vers que vous citiez : « Ma chaire est triste, hélas !… »

Il rit de bon cœur et résuma :

— Vous avez raison ; le trésor de la virginité reste lettre morte pour les débutants de l’amour ; seuls, les gastralgiques, après des années de cuisines savantes, peuvent goûter la saveur exquise d’un œuf à la coque, tout frais. Vous avez également raison de croire que l’amour ne doit plus s’exprimer avec les ingénuités de Juliette Capulet, à l’âge où mademoiselle de Montijo devint impératrice.

— Alors ?

— Alors, votre méthode est peut-être la meilleure : je ne vous aurais pas engagée à céler une faute, mais je puis vous inciter sans scrupule à dissimuler votre innocence. Votre amoureux, incontestablement, je le tiens pour un serin ; mais, après tout, chacun voit la femme à travers un prisme : apparaissez-lui sous les couleurs qu’il préfère.

— Merci, Monsieur… Merci pour avoir bien voulu fixer mon incertitude !

Mademoiselle Thulette se leva. D’un geste vif, elle saisit les deux mains du bon conseiller, les serra fébrilement, puis elle y posa deux rapides baisers de gratitude et s’enfuit.

Brusquement, le philosophe sentit tomber sur lui une mélancolie inexplicable. Il soupira, soucieux, accablé d’idées mornes qui flottaient à la surface de son âme comme les feuilles mortes sur l’eau d’un étang.

Machinalement, il étendit la main vers le petit fascicule rouge de la Revue Indépendante qu’il feuilletait une heure auparavant et reprit la lecture au milieu de laquelle était venue se jeter Fanny, — des souvenirs de Monte-Carlo imputables à quelque joueuse détraquée par un séjour trop prolongé dans la grande maison de Blanc… Çà et là, des descriptions de la flore monégasque acidulées d’ironies connues : végétation roide et hostile qui se hérisse contre l’homme, palmiers en métal découpé, aloès vert-de-gris semblables à des caïmans venant ouvrir au bord de l’eau leurs longues mâchoires, bâillant d’ennui… Et puis, des monstruosités : une habituée de la roulette (femme d’un « harabia » polonais) envoyant sur le 22 rouge (sic) 50 louis (!!!) et gagnant au coup 35.000 francs ! On se représente la tête du chef de partie.


Bergeron repoussa ces pages vésaniques et murmura, lassé : « Toutes les femmes sont toquées, joueuses ou amoureuses, toutes ! Elles maudissent la flore méridionale, globalement, sans même une exception en faveur du laurier cher à Pétrarque… del dolce lauro a sua vista fiorita. Les unes rêvent d’un numéro plein sur lequel on leur laissera miser mille francs ; les autres cachent leur virginité comme une tare. « Cheveux longs, idées courtes », c’était déjà bien ; mais « idées folles », non, vraiment, elles exagèrent !



CHAPITRE II


En rentrant à Paris, François Bergeron trouva parmi son courrier une lettre dont il reconnut l’écriture familière. Écartant les autres, il déchira l’enveloppe et lut :


Cher ami, c’est toujours un peu triste de souper seul quand on revient de voyage. Si, ce soir, en retrouvant votre logis de solitaire, vous éprouvez quelque mélancolie à ne demeurer qu’avec vous-même, venez donc dîner avec votre vieille amie qui désire vous parler de Thérèse.

Louise de Tresme.


Le cœur de Bergeron battit plus vite. Il ressentait une émotion dont il se savait gré chaque fois qu’il évoquait cette délicieuse baronne de Tresme : dans son existence de célibataire ambitieux et raisonnable, où les femmes n’avaient tenu qu’un rôle accessoire, il gardait à Louise de Tresme une place à part, celle des femmes qu’on aime toujours parce qu’on ne les a jamais possédées tout à fait.

L’exquise aventure, délicate sinon complètement chaste ! Cette liaison presque platonique l’avait enserré « suaviter et fortiter » comme il se le répétait, avec un demi-sourire pour le pédantisme de sa citation ; elle s’était nouée… ainsi qu’une écharpe enroule autour du corps la mollesse de ses grâces pourtant solides.

Travailleur acharné, Bergeron redoutait l’influence de l’Éternel féminin ; mais la baronne de Tresme, insinuante et souple, sut le diriger sans lui imposer ces conseils maladroits dont l’insistance exaspère l’orgueil masculin. Jamais il ne se crut sous la domination de cette blonde frêle dont la beauté le charmait, comme la tendresse, par l’harmonie de ses tonalités douces : nuance attendrissante des cheveux cendrés, reflet de perle des yeux au silence éloquent, et l’affolant inachevé des caresses réticentes…

Puis, les relations idylliques s’espacèrent forcément. La baronne de Tresme dut suivre son mari, appelé par ses fonctions diplomatiques dans des pays incontestablement scandinaves. Elle ne revint à Paris que veuve, pour marier sa fille Thérèse.

Bergeron avait revu son amie avec une joie sincère, obscurcie d’un indéfinissable malaise : c’était une vieille dame, à présent, aux tempes argentées, dont le visage un peu fané s’étoilait de mille petites rides, autant de ratures, semblait-il, qui effaçaient leur ancienne histoire d’amour.

Le philosophe avait reporté une part de son affection sur Thérèse de Tresmes, une jolie blonde de dix-huit ans, aux yeux clairs, dont la grâce atténuée s’estompait en demi-teintes, sa filleule.

Ce soir-là, François Bergeron se présenta de très bonne heure chez la baronne, car il tenait à bien marquer son empressement.

On l’accueillit avec toute l’affection désirable. Néanmoins le dîner traîna, presque aussi morne qu’un banquet de politiciens. Mme de Tresme s’énervait, visiblement préoccupée ; ses lèvres minces, à chaque instant, frémissaient d’impatience, de contrariété, peut-être. Et, fréquemment, ses yeux s’arrêtaient sur sa fille avec une expression étrange où l’amour maternel semblait s’aciduler de quelque dépit.

Comment Thérèse, annihilée par une éducation parfaite, eût-elle pu relever la fadeur de cette soirée insipide ? Silencieuse et réservée, comme il sied à une jeune fille qui s’ennuie entre deux personnes âgées, elle mangeait à peine, du bout des dents, l’air toujours « embarrassé de soi » et souriait avec gaucherie dès qu’on la regardait.

Bergeron, intrigué, considérait tour à tour la mère et la fille, l’appétit coupé par ses efforts de divination infructueux. Qu’importe le plus délicat brochet à qui cherche anguille sous roche ? Le plus succulent pot-au-feu à qui veut découvrir le pot-aux-roses ?

Songeant à la lettre de la baronne, il pensait : « Louise veut me parler de Thérèse ; qu’a-t-elle bien pu commettre, ma pauvre petite filleule ? » Et il contemplait avec perplexité l’insignifiance de ce doux visage d’ingénue, pur, lisse, uni, sur lequel toutes les impressions glissaient sans laisser plus de trace que des gouttes d’eau sur les ailes d’un cygne.

À peine fut-on sorti de table que Mme de Tresme, poussant sa fille vers le piano, lui enjoignit avec autorité :

— Thérèse, joue-nous ta Ballade en fa majeur.

La jeune fille essaya d’abord d’esquiver le coup :

— Mais, maman, vous savez bien que mon parrain n’aime pas la musique de Chopin.

— Ça ne fait rien, mon enfant, j’écouterai quand même, déclara courageusement Bergeron qui, pour servir les intentions de la baronne, ne reculait devant aucun sacrifice.

Thérèse s’installa avec résignation sur le tabouret de piano et attaqua, sans vigueur, l’op. 38 qui, sous ses doigts mollement arythmiques, tourna bien vite à la berceuse gnangnan. Sa mère, alors, entraîna Bergeron dans la pièce voisine, dont elle ferma doucement la porte. Puis, avec un soupir de soulagement, elle commença aussitôt, au risque d’entraver la digestion de son hôte :

— Mon ami, j’ai absolument besoin de vous consulter au sujet de ma fille, elle me donne de vives inquiétudes.

— Un peu d’anémie, peut-être ? interrogea

Bergeron, avec un intérêt poli.

— Pas du tout, elle se porte à merveille. Je ne m’adresserais pas à vous, cher ami, s’il s’agissait de sa santé bien que la philosophie, me direz-vous sans doute, embrasse toutes les sciences…

Elle souriait avec une ironie gentille. Mais son interlocuteur n’eut garde de sourire, lui, et répondit avec feu :

— Jamais, au grand jamais, je ne vous dirai rien de semblable ! Ériger la philosophie en synthèse des sciences m’a toujours paru aussi désobligeant pour le savant qu’injurieux pour le penseur. En effet…

— Excusez-moi de vous interrompre… Je voudrais vous parler du mariage de Thérèse. Oui, vous savez qu’elle s’est fiancée en Norvège, après la dernière maladie de son père.

— Un homme excellent.

— Je ne dis pas non. Il était alors premier secrétaire à Christiania. Nous avions fait là-bas la connaissance d’une famille charmante : la comtesse Kolding et ses enfants, un fils de vingt-deux ans et une fille de l’âge de Thérèse. À la mort de mon mari…

— Un excellent homme.

— C’est entendu… les Kolding nous témoignèrent un dévouement qui resserra notre intimité. Je revins en France avec eux : Nous convînmes que Thérèse épouserait Edvard Kolding à la fin de notre deuil, et la cérémonie doit avoir lieu à Paris où le jeune ménage s’installera définitivement… L’hiver dernier, la comtesse Kolding, appelée à Bergen par ses intérêts, repartit avec sa fille. Edvard resta seul à Paris…

Comme son auditeur ne lui semblait pas prêter, à ces détails matrimoniaux, une attention suffisamment passionnée, Louise de Tresme posa sa main sur le genou de Bergeron, pour appuyer ses paroles d’un poids concret :

— Mon ami, je tiens énormément à ce mariage… Le jeune Kolding est extrêmement riche et très bien apparenté… C’est, pour Thérèse, une union parfaite, enviable, inespérée même…

— Oh ! « inespérée » ! Permettez au parrain de Thérèse de protester contre ce mot. Elle est jeune, jolie, richement dotée.

— Je vous remercie de votre bienveillante appréciation, cher ami, mais laissez-moi vous répondre, que, par le temps où toute une génération d’hommes à marier vient d’être fauchée par la guerre, une jeune personne, si favorisée qu’elle soit, ne trouvera pas deux fois l’avantage d’une alliance, comme celle d’Edvard Kolding qui réunit jeunesse, fortune, naissance…

— Soit, fit Bergson, aisément convaincu. Mais alors qui s’oppose à la réalisation de ce mariage rêvé ?

— Hé ! personne ne s’y oppose ! Néanmoins ces fiançailles me semblent assez compromises.

— Par qui ? par quoi ?

— Par la faute de Thérèse. Et c’est justement pourquoi j’ai compté sur vous afin de la chapitrer, mon cher François. Cette petite décourage son fiancé.

— Elle n’a donc pas d’inclination pour lui ?

— Si… au contraire… mais il n’est pas entraîné à la lui rendre.

— Alors, ce n’est pas la faute de ma filleule si c’est ce monsieur qui se dérobe ?

— Mon Dieu, elle ne le fait pas exprès, évidemment, mais elle le refroidit sans s’en douter… Edvard, très épris de la gamine qu’était Thérèse, il y a trois ans, s’est détaché peu à peu de la jeune fille qu’elle est devenue… Ces temps derniers, prétextant un voyage, il a interrompu ses visites…

— Que reproche-t-il à Thérèse ?… Elle est accomplie.

— Oh ! Il ne lui reproche rien, mais je devine… Mon ami, ma fille est trop bien élevée, voilà ! Je m’aperçois que j’ai peut-être eu tort de former suivant de saines traditions cette enfant naturellement modeste et timide, chez qui ces qualités se sont développées jusqu’à l’exagération. Ah ! Thérèse ne ressemble guère aux jeunes filles de notre entourage !

— Tant mieux pour elle.

— Oui et non. Elle est vraiment trop empruntée ! Edvard, qui avait fait crédit à la fillette naïve, se lasse de la voir grandir sans qu’elle s’éveille et s’émancipe un peu. Bref, il s’ennuie auprès d’elle.

— Il est impardonnable !

— Pas du tout ! Ce grand garçon, timide lui-même, ne sait quelle contenance garder en face de cette fiancée rougissante aux yeux baissés, aux lèvres closes. Malgré sa très réelle intelligence, Thérèse finit par sembler sotte.

— Oh ! oh !

— Parfaitement ! « Sotte » Madame Kolding approuve ces manières réfrigérantes, mais son fils préférerait une fiancée moins polaire. Et je le comprends si bien que je commence à regretter mon œuvre.

— C’est joli, une jeune fille vraiment jeune fille !

— Mais comprenez donc qu’une vierge irréprochable, au lieu de tomber dans le maniérisme exagérément pudique des fausses ingénues, doit savoir attirer les épouseurs par des coquetteries spirituelles… Au fond, je suis sûr que vous êtes de mon avis.

Et sans attendre la réponse, Mme de Tresme poursuivait :

— François, promettez-moi que vous m’aiderez à dégourdir Thérèse.

— Moi ?

— Mais certainement, vous ! Qui pourrais-je trouver de plus compétent ? Dans votre forte étude sur la timidité considérée comme une maladie de la volonté…

— C’est de Ribot, ma chère amie. Et il est décédé.

— Pas possible ! Le ministre ?

— Non, pas le ministre.

— Le peintre, alors ?

— Non plus. Je parle de Théodule Ribot, le philosophe, ou plutôt le psychologue.

— Ah !

— Vous n’ignorez pas qu’il a expurgé la science psychologique de l’intellectualisme dont l’avait imprégné son séjour trop prolongé dans les bras de la Philosophie.

— Vraiment ? Elle avait séjourné si longtemps dans les bras… ? Enchanté de l’apprendre, mais, pour le moment c’est à une autre union, moins immatérielle, que je m’intéresse.

— Je sais, je sais, celle de ma filleule. Mais, véritablement, je ne vois pas de quelle utilité je puis…

— Vous ne le voyez pas ? Moi, je le vois très bien. Vous allez faire comprendre à ma fille (et je vous en saurai un gré infini) qu’une fiancée adroite gagne à ne point paraître trop… novice, du moment qu’elle l’est tout de bon.

Bergeron, stupéfait, s’exclama :

— Encore !…

— Encore… quoi ? interrogea la baronne.

Sans répondre, il monologuait in petto : « Ah ça, toutes les personnes que je vois depuis deux jours se sont donc donné le mot pour me demander mon opinion sur la virginité des demoiselles à marier ! »

À Mme de Tresme, qui guettait sa réponse, il dit :

— Vous me chargez là d’une mission trop délicate ! C’est à vous plutôt, à vous — la mère —, qu’il sied d’aborder une question aussi…

— Erreur d’homme de savoir ! interrompit la baronne. Comment, sans me troubler, démentirais-je d’un coup tous les principes sévères que j’inculque à ma fille depuis deux ans ? Cette enfant tomberait de son haut en me voyant renier, du jour au lendemain…

— « Tous mes devoirs et toutes mes vertus » fredonna, souriant malgré lui, Bergeron qui préférait Gounod à Chopin :

— Vous l’avez dit ! Ou elle ne me comprendrait pas, ou je perdrais sa confiance.

Brusquement résolue, elle appela :

— Thérèse !

Bergeron devina ses intentions immédiates. Ahuri, il balbutia :

— Quoi ? Tout de suite ?

— Elle ne répond rien, dit Louise de Tresme. C’est singulier.

Et elle pénétra dans le premier salon.

— Oh ! François !…

Celui-ci s’empressa. La baronne lui désigna la jeune fille ; elle dormait, le visage sur sa partition, les bras grêles pendant le long des hanches.

— Délicieux spectacle ! affirma le bon parrain. Un Greuze !… Il manque seulement la cruche cassée…

La baronne caressait d’un baiser les joues de sa fille, qui s’éveilla, confuse !

— Oh ! pardon… J’ai dormi.

— C’est notre faute, dit aussitôt le philosophe, nous vous avons laissée toute seule.

— Mais, se hâta d’ajouter Louise de Tresmes, mais ton parrain t’offre de bavarder avec toi. Veux-tu ?

— J’en serai enchantée, fit courtoisement Thérèse.

Sa mère sortit.

Bergeron raconta son voyage, sans parler de Mademoiselle Thulette, qui, cependant, en constituait un des moins négligeables attraits. Mais de penser à Fanny lui rappela ce que l’on attendait de lui.

Très embarrassé, il devinait, derrière la porte, dans l’autre salon, la baronne impatiente de connaître le résultat de ses enseignements. Par contre, il voyait devant lui les yeux limpides et la bouche candide de Thérèse. Il s’avoua :

— Pas du tout dans la manière de Fanny Thulette, ma petite filleule, ah, non !

Malgré lui, il établissait un rapprochement entre ces deux fiancées si disparates :

« C’était plus commode avec l’autre. »

Mais, très obligeant de sa nature, très obéissant aussi envers la seule femme qui l’eût dominé, François Bergeron sentit qu’il devait inaugurer son apostolat subversif. Avec une brusquerie qui déguisait sa gêne :

— Eh bien, mon enfant, que m’apprend votre mère ?… Votre fiancé s’éloigne de vous sans que vous sachiez le retenir ?… Je ne puis croire cette chose inadmissible.

La jeune fille baissa la tête, ses lèvres tremblaient légèrement ; et tout à coup, elle se mit à sangloter en bredouillant avec un gros chagrin puéril :

— Ça me fait de la peine… parce que je l’aime bien !

Un homme de cœur ne peut voir, sans émoi, couler des larmes féminines, à moins que la pleureuse ne soit laide.

Le chagrin de sa filleule éveilla, au fond du brave homme, une tendresse mal endormie. Il ne songea plus qu’à protéger le bonheur de cette enfant douloureuse, dût-il, pour atteindre son but, piétiner toutes les convenances.

— Ma chère Thérèse, dit-il, aimer est bien, le montrer est mieux, quelle que soit la force de vos sentiments, comment voulez-vous qu’on les soupçonne si vous n’osez les exprimer ? Vous allez me dire que la sincérité est l’amie du silence.

— Mais non, protesta l’ingénue, je ne dis rien…

— Vous ne dites rien, continua-t-il en souriant, c’est précisément ce que je vous reproche. Comment saura-t-on que vous avez une jolie bouche si vous ne parlez jamais ? Si encore, quand vous vous taisez, vous saviez employer le langage des yeux !… Voyons ! Enhardissez-vous un peu et ne vous effarouchez qu’à bon escient : la pudeur doit être une vertu défensive et non point préventive.

— Oui, mon parrain, fit-elle, docile.

— Votre timidité décourage Edvard Kolding… Il est trop inexpérimenté pour deviner toutes les séductions, toutes les promesses qui se cachent sous la modestie virginale, comme des violettes sous la mousse…

Cette comparaison, trop peu imprévue, amena un pâle sourire sur les lèvres de Thérèse. Sans le voir, l’orateur — échauffé par le souvenir des opinions professées là-dessus par Mlle Thulette, s’écria :

— Pourquoi le jeune comte n’a-t-il pas quinze ans de plus ? Il raisonnerait différemment !

Thérèse murmura, les yeux baissés comme une première communiante :

— Je désire vivement reconquérir mon fiancé, mais je ne saurais comment m’y prendre pour lui faire des avances… déplacées, il me semble ?

— Ma chère enfant, tout l’art de la femme consiste à suivre l’exemple de Galatée qui fuyait « ad salices » dans l’espoir d’être poursuivie… On peut courir après les gens en ayant l’air de se sauver… ou provoquer la réconciliation désirée par une scène de rupture habilement feinte…

— C’est trop difficile, soupira Thérèse, je ne pourrai jamais !

— Mais si ! Il suffit de s’aguerrir… La coquetterie est un sentiment d’instinct… Jusqu’à présent, on vous a empêchée de toucher au fruit défendu… C’est comme dans les Oies du Frère Philippe… Vous ignorez sans doute cette histoire ?…

— Oui.

— Évidemment : Votre enfance, nourrie des fables de La Fontaine — un assez triste sire — récita ses moralités immorales. Mais on vous interdit la lecture de ses contes — cependant plus instructifs pour la jeunesse…

Lasse d’attendre, la baronne entrait. Heureux d’échapper au tête-à-tête, Bergeron poursuivit son cours, avec la conviction de ceux auxquels le Midrash enseigna que la Vérité est une corbeille précieuse, mais ronde, lourde et lisse, et qu’il faut, pour la saisir, une anse : l’apologue.

— Frère Philippe, dégoûté du monde, éleva son fils dans une solitude complète afin de le préserver des séductions qui engendrent le péché. Un jour, il fut obligé d’emmener le jeune garçon à la ville. Ils y rencontrèrent de belles filles ; pour la première fois le fils de Philippe apercevait ces êtres inconnus : « Qu’est cela » ? interrogea le jouvenceau, monstrueusement innocent, rempli du trouble qui bouleversa son émule en chasteté : Parsifal. « C’est, répondit son guide, très embarrassé, c’est une espèce d’oiseau qui s’appelle oie ». Et, tout de suite, les yeux brûlés de flammes, les bras tendus comme pour une étreinte devinée, le candide adolescent cria : « Oh ! que ces oies sont jolies ! Vite, vite, j’en veux une ». Ainsi, en l’espace d’une minute toutes les inutiles précautions du Frère Philippe furent vaincues par l’instinct du sexe.

Et le conteur, regardant à la fois la mère et la fille, conclut gravement :

— Ô mythos dêloi… pardon, cette histoire vous démontre, ma chère Thérèse, quel cas une jeune fille au-dessus du soupçon doit faire de son excellente éducation lorsque des circonstances particulières l’incitent — forte de l’approbation maternelle — à puiser uniquement dans ses instincts honnêtes les ruses ingénieuses et licites qui l’aideront à triompher d’une difficulté sentimentale.

Il avait l’air d’un homme lourdement botté qui marche dans le sable. À bout d’efforts, il tira son mouchoir et tapota son front humide. La baronne eut pitié de lui et dit à sa fille, qu’elle voyait absorbée dans une méditation ardue :

— Je suis sûre, Thérèse, que tu sauras mettre à profit les sages conseils de notre ami.

Alors que son parrain se congestionnait à l’endoctriner au rebours des usages, la jeune fille, imperturbable, n’avait pas rougi une seule fois.

À la fin, sortant de son mutisme, elle déclara d’une voix soumise qui révélait toute l’étendue de son incompréhension :

— J’essaierai de faire tout ce que vous voudrez, mon parrain.

La baronne de Tresme jugea qu’il pouvait prendre congé, à présent que son rôle était accompli.

En le reconduisant, Louise de Tresme se lamenta :

— Elle ne comprend rien de rien. Elle va rater ce mariage !

— En tout cas, ce ne sera pas ma faute, chère amie… J’ai poussé les choses aussi loin que possible. Je lui ai cité du La Fontaine subversif… Je ne pouvais pourtant pas lui mettre sous les yeux l’édition des Fermiers Généraux !

— Il n’y a pas à dire, ma fille est une oie blanche !

— Et malheureusement, c’est une espèce moins dangereuse pour la vertu masculine que les oies du frère Philippe.



CHAPITRE III


Grand, svelte et musclé comme un pur-sang ; doté par la prodigue nature d’un visage à l’ovale allongé, d’un nez rigide et fin, d’une bouche à la courbe pure surmontée d’une voltigeante moustache dorée ; le teint si délicatement pâle, les cheveux d’un blond si rêveur que toutes les oxygénées le regardaient avec envie, Edvard Kolding semblait un jeune prince Scandinave du temps des Folkungs.

La lumière de deux yeux bleu-clair, assez tendres pour transfigurer cette physionomie hautaine, ennoblissait encore l’impeccabilité aristocratique de sa beauté où se décélait quelque chose de permanent devant quoi s’inclinait, vaincue, toute joliesse viagère : « Hodie mihi, Race tibi ».

Il excitait tout naturellement sur son passage l’aversion masculine. C’est dire de quelle flatteuse sympathie l’enguirlandaient les femmes. De quoi, d’ailleurs, il ne tirait aucune vanité. À un physique enviable, le comte Edvard n’alliait pas cette aisance fanfaronne qui trop souvent s’épanouit chez les hommes beaux avec une plénitude odieuse. Il était un Don Juan, mais un Don Juan timide, — espèce rare.

Dès l’instant qu’il paraissait dans un salon ou une salle de théâtre, les regards des femmes assemblées dans ce lieu de plaisir ou d’ennui, tous les regards convergeaient sur lui ; aussitôt il s’inquiétait de cette admiration œcuménique :

— Mais qu’ai-je donc de particulier ?

En crainte du ridicule, il rougissait, ce qui mettait à sa beauté un peu plus de piquant.

Il fuyait la fade banalité des femmes dites honnêtes et l’impénétrabilité quasi-hermétique des jeunes filles prétendues bien élevées. Les unes et les autres l’embarrassaient, sans le séduire. Au contraire, avec une curiosité imputable à son jeune âge, il recherchait des appas plus frelatés, plus spéciaux. Ou, plutôt, ces appas le recherchaient et il les laissait faire.

Comme le conférencier (Dieu garde ses auditeurs !) se jette dans de vastes périodes oratoires, pour peu qu’il soit bègue, Edvard, incurablement timoré, cachait son innocent malaise dans les dessous rassurants des femmes les plus expertes en amour. Il ne sortait pas — sauf pour y rentrer — des courtisanes authentiques et des grues en vogue. Elles osaient pour lui. On goûte mieux le fruit cueilli sans peine, croyait-il (à tort).

Son respect, soumis sans discussions aux ordres de la comtesse Kolding, sa mère, l’avait obligé d’accepter des fiançailles où son cœur ne le poussait pas, ni ses sens. D’ailleurs, il serait volontiers devenu amoureux de Mlle de Tresme. Tant qu’il jouait, garçonnet sage, avec cette innocente blondine aux longues nattes, aux yeux purs de toute coquetterie, il envisageait sans nul déplaisir la perspective imprécise et lointaine d’entrer en sa compagnie au lit conjugal ; mais, dès l’instant où il dut commencer sa cour, il ne ressentit plus, réfrigéré devant cette vierge d’aspect incombustible, qu’une gêne presque craintive. En proie aux appréhensions déprimantes des Pygmalions se demandant s’ils réussiront à vivifier leurs statues, il douta de lui-même. Et l’hésitation chassa le désir.

Un après-midi lourd de désœuvrement, Edvard Kolding entra dans un skating du quartier de l’Étoile, luxueux établissement où s’exhibent quotidiennement des troupeaux de filles à la mode. Ce jour-là, le cheptel était considérable.

Le jeune homme se plaisait dans cette atmosphère chargée de parfums entêtants qui luttaient avec l’âcre senteur des cigarettes. À travers la vapeur nicotinisée qui voilait la salle d’une brume opaline, on apercevait la piste où les patineurs se démenaient sans relâche. Edvard regardait surtout les femmes qui, les cheveux emprisonnés sous leur toque, le cou enserré de fourrures, le nez enfoui frileusement dans leur manchon, dérobaient leurs agréments supérieurs pour concentrer l’attention des spécialistes sur les pieds cambrés et les mollets nerveux dépassant la jupe courte.

Un peu étourdi par l’âpre bruit de trottoir roulant qui régnait en ce lieu de délices, Edvard ne se lassait point de contempler ces myriades de chaussures, souliers comme bottines, patins comme chaussons ; il recensait les bas multicolores dont la gaine luisante, tendue à craquer, laissait deviner la fermeté des chairs. Ce tournoiement rapide, toujours changeant, toujours le même, allumait ses convoitises.

Il prit place à une petite table, près de la balustrade qui entourait la piste. Trop gourmet pour tremper ses lèvres dans le porto à la créosote — spécialité de la maison —, il écouta d’une oreille amusée un groupe d’hommes en train de lâcher sur le passage des patineuses leurs grasses plaisanteries, comme des jets de salive… Ces connaisseurs sans vergogne nommaient les plus cotées, appréciant à voix haute leur performance, avec des mots de maquignons.

Soudain, Edvard entendit prononcer :

— Tiens !… L’amie du prince Jaime.

— Ah ! ah ! Elle est avec lui, maintenant ?

— En tout cas l’hiver dernier, à Monte-Carlo, il l’affichait carrément.

Le comte Kolding aperçut une jeune femme qui arrivait droit sur eux, d’une vertigineuse glissade : un instant, il eut l’impression que l’audacieuse allait s’écraser contre la balustrade, mais elle s’arrêta net et pivota avec aisance, sur un seul patin.

La hardiesse précise de ce geste conquit Edvard, tout de suite intéressé par cette harmonieuse créature qui semblait incarner le charme divin du Mouvement. On devinait le jeu de ses muscles sous le tailleur de velours miroir qui moulait son corps ; son buste souple se balançait, en ondulations félines ; l’une de ses jambes, le pied arc-bouté au sol, se roidissait avec une fermeté qui faisait saillir la rondeur du mollet ; tandis que l’autre se soulevait avec une légèreté infinie.

Lorsque la patineuse passa auprès d’Edvard, elle resta une seconde à le considérer fixement, comme frappée par l’exceptionnel de cette beauté masculine. L’ardeur de ses yeux qui signifiaient éloquemment : « Vous me plaisez », enveloppa le jeune homme d’une caresse passionnée.

Puis elle s’éloigna, disparut dans la foule des patineurs, à cette heure, de plus en plus nombreuse, Edvard cherchait en vain à reconnaître sa silhouette : une robe marron bordée de skungs et un petit bonnet de la même fourrure.

Tout à coup elle se retrouva devant lui. Edvard Kolding soutint, cette fois encore, le choc de ce regard pénétrant. Il rougit un peu et sourit, décidément aguiché.

Sa timidité s’envolait en présence de cette sorte de femmes ; au lieu de les mépriser, du mépris hautain des bourgeois, il leur vouait une espèce de gratitude réconfortée. En outre, cette inconnue exquise, à laquelle on attribuait comme amant une Altesse, se parait, pour lui, du prestige qui s’attache aux favorites royales.

Il souhaitait lui parler. Il souhaitait davantage… Il rêva longuement.

Réveillé de ses songeries, il s’aperçut que cet ange, cette femme inconnue, avait quitté la piste. Alors il sortit du skating à son tour, attristé de sa déception.

Dehors, il pleuvait indécemment. Les gens s’entassaient sous la marquise de l’établissement, anxieux et maussades. Les chasseurs, munis d’immenses parapluies — tels des gnomes dans des champignons monstrueux — couraient siffler jusque sur l’avenue des Champs-Élysées les voitures méprisantes.

Cinglé par l’averse, le comte Kolding fit quelques pas, guettant une auto libre ; mais tous les taxis passaient drapeau bas. Il découvrit enfin un fiacre traîné par une rosse poussive, l’appela sans se bercer d’illusions… Ô surprise ! Le cocher daigna s’arrêter.

Comme Edvard montait dans ce véhicule inespéré, la portière opposée s’ouvrit brusquement et une jeune femme fit mine de s’engouffrer à l’intérieur ; lorsqu’elle vit la voiture déjà prise, elle se recula, dépitée, interdite.

Edvard reconnut aussitôt la séduisante patineuse du skating, sa toque de fourrure, son costume marron et ses grands yeux irrésistibles. Il s’écria :

— Madame, je vous en prie, montez… Je vous cède la place !

— Pardon, monsieur… mais vous aviez retenu cette voiture avant moi.

— Sans doute. Mais par ce temps affreux, vous n’en trouverez pas d’autre.

— Eh bien, et vous ?

Le cocher examinait ses clients tour à tour, penchant vers eux sa trogne enluminée de pochard loustic ; il jaugea d’un coup d’œil cette jolie fille et ce beau garçon ; puis, d’une voix grasse, il opina, avec plus de bon sens que de syntaxe :

— Moi, j’ serais que d’ vous, je monterais ensemble.

La jeune femme, loin de s’offusquer, éclata de rire. Elle considérait Edvard avec ce même regard appuyé, ces yeux d’une douceur prenante, dont elle le dévisageait au skating. Apitoyée à l’idée d’abandonner le complaisant jeune homme aux flaques d’eau sous l’ondée qui faisait rage, elle proposa, sans hypocrisie :

— Au reste… Monsieur… nous rentrons peut-être dans la même direction. Où allez-vous ?

— Où vous voudrez, madame, riposta Kolding avec un sourire déjà esclave.

— Tant pis pour vous…

Elle cria au cocher l’adresse d’un hôtel de la place Vendôme, puis, tandis qu’Edvard s’asseyait à côté d’elle, elle continua tranquillement :

— Si je vous retarde, il vous restera du moins la ressource de garder après moi cette voiture.

Edvard ne disait mot, tout au plaisir de s’enclore avec cette captivante anonyme dans la bagnole délicieusement étroite où se répandait peu à peu un chaud parfum de chypre, de chevelure brune et de chair jeune.

Il frôlait sa compagne, heureux de sentir à travers l’étoffe, les tièdes rondeurs de l’épaule et de la hanche. Il n’éprouvait aucun besoin de répondre, plus désireux d’agir que de parler, allumé d’une envie violente de la saisir dans ses bras, de pétrir ce corps tentant dont l’odeur et le contact l’affolaient dangereusement. Il se demandait : « Si je risquais le coup, qu’arriverait-il ? »

Après tout, la conduite provocante de la jeune femme ne devait-elle pas l’enhardir ? Certainement il lui plaisait ; elle le lui témoignait assez clairement, en acceptant tous les risques du compagnonnage ; un respect excessif la désobligerait, sans doute…

Mais, d’autre part, l’inconnu de cette inconnue dont il ignorait tout retenait le jeune homme. Il hésitait, dans la crainte d’une surprise possible, d’un esclandre ridicule.

Elle se taisait également, raidie à sa place. Edvard l’examinait ; il admira son fin profil au modelé impeccable ; il s’émut de voir passer sur ce visage purement classique le romantisme d’une passion étrangement troublée : pâleur de la face, frémissement léger des lèvres, battements de la paupière mi-close…

Le fiacre roulait, roulait, les voyageurs, protégés contre l’indiscrétion des passants par la buée de ses vitres — une buée de sauvetage. Edvard souhaitait dans son par-dedans que des funérailles ministérielles, des passages de régiments, des obstacles infranchissables, comme en fourmillent les cauchemars et les films pussent immobiliser cette voiture lente qu’il trouvait trop rapide. Était-ce possible que jamais il ne revît cette créature, la plus exquise du monde (ou du demi-monde, qu’importe !)

Son pied caressait un pied petit, nerveux, si nerveux qu’il l’énervait sensiblement. Il eût voulu le baiser. Car le jeune comte Kolding, lecteur assidu de Sacher Masoch au temps où il potassait son baccalauréat, avait conservé, de cette littérature détraquée, une propension à considérer la femme comme une espèce d’idole. Celle-ci surtout lui semblait mériter les hommages d’un culte de dulie et il se disait que tel scarpomane notoire, encore que la chaussure de l’inconnue fût constellée de boue, n’eût pas hésité à prendre son cirage à deux mains. Le comte Kolding ne descendait pas jusqu’à ces aberrations : les pieds de la patineuse étaient charmants, mais il visait plus haut.

Et soudain, comme le fiacre s’engageait dans la rue Rivoli, l’impulsif, follement aiguillonné par l’idée qu’ils allaient se séparer bientôt, saisit brusquement sa compagne, emprisonnant son buste, cherchant sa bouche…

Elle poussa un cri étouffé, voulut résister, repousser l’assaut ; puis, traversée d’un frisson, elle resta inerte, passive.

Edvard, qui écrasait voluptueusement contre son gilet la douce poitrine, percevait le choc d’un cœur battant à coups précipités. El tandis qu’il meurtrissait de baisers les lèvres consentantes, une joie intense l’envahissait au contact de cette grande émotion mystérieuse qui palpitait entre ses bras, — plus remué encore par cette passion qu’il devinait que par sa propre sensualité.

La voiture s’était arrêtée devant un grand hôtel de la place Vendôme.

La jeune femme ne bougeait point, la tête perdue ; le fouet du cocher toqua légèrement la portière. Edvard descendit alors et tendit la main à sa victime presque pâmée.

Elle sortit en trébuchant, sans un mot, toute pâle. Le jeune homme comprit qu’il devait la quitter, la livrer à ses souvenirs ; il murmura seulement, la voix tremblante de désir inassouvi :

— Quand vous reverrai-je ?

Elle se ressaisit. Son visage rasséréné parvint à se composer une expression plus tranquille. Considérant le jeune homme avec une gratitude où se mêlait un peu de confusion, elle répondit très vite, d’une voix redevenue malicieuse :

— Si vous allez à Monaco, cette saison, descendez à l’hôtel Thulette.

Puis elle lui jeta un sourire de connivence et disparut dans la profondeur du long vestibule.

Edvard, stupéfait, resta un moment à la même place. Soudain, il réfléchit : « J’ai oublié de lui demander son nom ». Il s’approcha du portier galonné qui paradait à l’entrée de l’hôtel et questionna, en lui glissant une pièce blanche dans la main :

— Comment s’appelle la dame qui vient de passer ?

— Je ne sais pas, Monsieur… Je ne crois pas qu’elle habite ici.

Edvard le gratifia d’une autre pièce, d’un modèle plus grand. Le portier, aussitôt, recouvra la mémoire :

— C’est la fille du gérant, M. Thulette. Elle reste à l’hôtel, mais pas pour longtemps : elle part ce soir pour notre succursale de Monte-Carlo…



CHAPITRE IV


À deux jours de là, Edvard Kolding s’excusait superficiellement auprès des dames de Tresme par une lettre trop brève, et prenait le Côte-d’Azur-Rapide.

C’est à ce moment que la baronne, devenue la proie des soupçons qui dévorent immanquablement les futures belles-mères dès qu’elles songent à leurs gendres en expectative, conçut le projet de consulter Bergeron dont les gazettes annonçaient le retour prochain.

Indifférent à la fiancée dont il s’éloignait sans tourner la tête, plus encore à la mère honorable d’icelle, Edvard, dûment ensorcelé, ne songeait qu’à retrouver sa magicienne du skating. Comme l’écrivait un photographe en veine de développer : « c’était son seul objectif et il tenait à opérer lui-même ». Pendant tout le parcours il ne fit que songer à Fanny, car que faire en un train à moins que l’on n’y songe ?

Aussi bien, la baronne Charles de Benoist l’a chanté sur son théorbe aristocratique :

Le cœur investi par l’amour
Est un champ clos ouvert au Rêve.

Il retint, dès son arrivée à Monte-Carlo, ce que le prospectus appelle un des plus « luxurieux » (sic) appartements de l’hôtel Thulette (salle de bains avec W. C. et vue sur la mer). Il éblouit le personnel, pourtant difficile à fasciner, par des largesses sans précédent et s’attacha plus particulièrement le groom de l’étage, un éphèbe équivoque et futé, qu’il gava d’or à dessein de lui tirer du nez des vers de choix. Il les tira.

Issu des violentes amours qui jetèrent dans les bras d’un juif résolûment francfortois une Algérienne probablement mâtinée d’Andalouse, M. Thulette, baptisé comme il sied, se proclamait Monégasque, reniement éthorique dont l’impudence faisait s’entrechoquer dans leur tombe, du moins, un croquemort nous l’affirma sous la foi du serment, les ossements du papa Salomon qui, toute sa vie, avait méprisé quiconque n’était pas « ääch » de Francfort, la première ville (« uff der Welt) du monde.

Bien que venu vers les hommes des grandes villes sans pécune, sans bacho, sans profession, il n’avait ressenti nulle frayeur à considérer les zéros qui formaient la somme de son existence, comptant sur son ingéniosité naturelle pour savoir inscrire à leur gauche un chiffre coquet. Son auto-confiance ne fut pas trompée.

« Il y a deux manières de se pousser dans le monde », explique Vautrin à son protégé : « y pénétrer comme un boulet ou s’y glisser comme une peste. » Sans ressembler à Rastignac, le sieur Thulette n’hésita pas sur le choix des moyens : il fut à la fois peste et boulet. Pauvre comme Job (avant l’invention du papier à cigarettes), ce gaillard n’en résolut pas moins, cuirassé d’impavide aplomb, de constituer la Société des Grands Palaces, tout simplement.

Soutenu par un comité d’actionnaires recruté en marge des grosses fortunes, il fondait coup sur coup plusieurs de ces hôtels Thulette qui portaient son nom, mais dont il n’était, en réalité, que l’administrateur, position brillante et sans risques, car c’est seulement dans les jeunes revues que les gérants s’avèrent responsables. Riche en apparence, l’imperturbable arriviste faisait envie, blanc de son épée et, inlassablement, sa pelote, tout en menant une vie brillante, trépidante, secouée d’alertes, fertile en surprises, véloce et superbe comme un canot automobile dont la foule admirerait les « moustaches » en le voyant fendre à toute vitesse les flots du Pactole.

Quant à Mademoiselle Thulette, ignorée de son père tant qu’elle demeurait une petite fille, pour lui inutile, elle avait grandi, joué, flirté à l’aise parmi les voyageurs de marque et de marks, prompts à remarquer, de très près, cette enfant singulière et séduisante qui rôdait à travers l’hôtel, promenant dans les salons trop riches et dans l’atrium trop fréquenté son désœuvrement et la délicatesse de ses grâces précoces.

Dès sa quinzième année, et même un peu avant, Fanny s’était vu solliciter sur tous les tons, par tous les âges, tous les sexes et toutes les races, surtout par les Allemands dont le Berlinois Heinz Tovote expose complaisamment, (statistiques judiciaires en mains) les préférences pour la gamine impubère, longues tresses et jupes courtes. Les femmes de chambre de l’hôtel se constituaient des dots honorables avec les pourboires dont on les soudoyait en leur remettant des déclarations, fadasses ou cyniques, pour la fillette du Patron. Celle-ci, d’ailleurs, sans même les lire, les convertissait en papillottes indifférentes.

M. Thulette n’aurait pas été M. Thulette s’il ne s’était aperçu que, dans cette créature savoureuse, d’intelligence éveillée et de sens endormis, sa fille, après tout, il possédait un trésor. Imbu de l’idée qu’un trésor en doit, forcément, engendrer d’autres, il résolut de l’exploiter. Bien vite il constata que la notoriété de Fanny, désastreuse, s’étendait… Bien vite aussi, il se rendit compte que la Renommée mentait en attribuant à Mademoiselle Thulette une ceinture dorée. Mais qu’y faire ? Ah ! laisser faire…

Sa fille, inoxydablement sage, passait pour avoir, dans le bal masqué de la Vie, vu le loup. Allait-il se frapper pour si peu ? Non, certes. Tenter de la réhabiliter ? Il n’envisagea pas un seul instant la possibilité de ce don quichottisme. On ne tue pas les légendes. Pourquoi perdrait-il son temps à fourrer le nez des calomniateurs dans leurs mensonges. À force de les répéter, eux-mêmes ont fini par y croire ?

Aussi bien, il n’est pas de situation fausse dont un habile homme ne puisse tirer parti. Puisque Fanny ne pouvait plus, désormais, trouver personne pour la conduire à l’autel nuptial, à elle incombait de conduire des clients à l’hôtel Thulette. C’était son devoir sacré — jeune fille avec tâche.

À dater de ce jour, elle devint la great attraction de l’établissement, attirant les millionnaires qui jouent le maximum au trente-et-quarante (douze mille rouge et douze mille couleur… assurez) et les rois qui retiennent leur appartement à l’année.

Parée comme une châsse (réservée… à qui ?) on put l’applaudir tour à tour : chanteuse dans la salle des fêtes du Palace ; danseuse de boléro dans les salons de thé ; et même nageuse, au sous-sol, dans un décor d’aquarium géant. En robe décolletée, en jupe espagnole, en maillot collant dans l’immense piscine, Fanny, de plus en plus convoitée, de plus en plus compromise, achalandait avec une incomparable maëstria l’immeuble paternel, allumeuse intangible, faite à souhait pour le plaisir des vieux.

Des confidences du groom qui appelait un chat un chat, et son patron un type capable de tout, Edvard Kolding tira cette conclusion simpliste : M. Thulette est un louche brasseur d’affaires et sa fille une courtisane déguisée.

Il conçut pour le mercanti un mépris tout aristocratique, en même temps qu’un infrangible désir de poursuivre la conquête de l’énigmatique Fanny, jusqu’au bout.

… Au lendemain de son arrivée, le jeune Norvégien avisa dans le hall de l’hôtel Mademoiselle Thulette. Rieuse, animée, un groupe d’hommes l’encerclait, vêtus de pelisses d’auto ; les femmes s’emmitouflaient de fourrures paradoxales malgré le soleil qui éclaboussait la baie de lumière. Fanny portait une longue pelisse de chèvre blanche.

Lorsqu’elle aperçut Edvard, elle pâlit et, tout de suite, une expression de gravité douce ennoblit son beau visage ; quittant ses compagnons, elle s’approcha du nouveau venu et murmura, avec un accent de surprise ravie :

— Oh ! Vous êtes venu !…

La gorge étranglée d’émotion, incapable de répondre, Edvard posa sur la petite main qu’elle lui tendait ses lèvres enfiévrées. Fanny lui semblait plus désirable encore que dans les grisailles de Paris, sous ce ciel dont l’azur étincelant faisait paraître ses cheveux plus noirs et ses yeux plus ardents. Impressionnés par l’émotion tendre qu’elle n’avait pas cherché à dissimuler, ces messieurs, maussades, restés en arrière, dévisageaient l’heureux Norvégien, crispés de jalousie.

En silence, Fanny le considéra un instant, absorbée, sous le charme ; puis, se ressaisissant elle ordonna, d’une voix vibrante qui s’adressait à la galerie autant qu’à lui-même :

— Courez vite mettre un manteau très chaud. Nous partons en excursion dans les montagnes… Je vous emmène.

Edvard obéit, enchanté. Lorsqu’il revint, Fanny lui présenta la troupe : le général Pachéo, Brésilien, Andrew Fenton, Yankee ; le marquis Yuerta, Espagnol ; misses Annie et Maud Scott, Américaines. Les trois hommes, de physiques différents, se ressemblaient presque, grâce à leur tenue étrangère, sinon étrange, exagérément cossue, comportant des bijoux voyants jusqu’à paraître faux, ce cachet de richesse rastaquouère qui fait partie du décor de la Riviera. Les deux Américaines, vingt et un et vingt-trois ans, rousses aux yeux superbes, aux traits irréguliers, aux dents éclatantes, s’amusaient sans contrôle, tandis que leurs parents, rivés aux tables de jeu, ne quittaient la roulette qu’aux heures des repas, la tête bourdonnante. Ah ! ce counfounded sixain treize dix-huit qui sort toujours quand on mise trois mille francs à passe et deux mille à la première douzaine !

Excitantes plutôt que jolies, ahurissantes d’entrain, ces deux sœurs piaffeuses dégageaient une saveur ravigotante de bizarrerie cosmopolite.

Or, songeant que, dans cette contrée d’aventures et d’aventuriers, la Nature et les êtres subissent une sorte d’enchantement extérieur qui leur confère un prestige factice, exotique, théâtral, qui crée une flore monstrueuse et des personnages de feuilleton, l’optimisme d’Edvard conclut : « Après tout, il se peut que ce soient des gens très honorablement connus dans leur pays d’origine ».

Et lui-même, d’ailleurs, présenté comme un comte norvégien, quelle impression produisait-il à ces Espagnols et à ces Américains, sinon celle de l’inconnu titré, équivoque et lointain, que l’on rencontre sur la Côte d’Azur, traditionnellement ?

Vive et preste, Fanny se trouvait déjà dans la cour de l’hôtel, installée sur le siège d’une puissante auto dont elle maniait le volant d’une main experte, afin de la ramener devant le perron où attendaient les excursionnistes. Edvard se confia, non sans une nuance d’ironie : « Cette fois, ce sont ses talents de chauffeuse qu’elle met en valeur. Pour qui ? Pour le Brésilien ou pour le Yankee ? » Il jeta un regard d’inquisition sur ses voisins : mais le marquis Yuerta, — un homme grand, sec et droit à l’œil de braise, aux gestes rares, dont le fin visage un peu fripé de quadragénaire avait fort grand air, avec son teint d’ambre bruni et ses tempes grisonnantes, — retint seul son attention un peu jalouse. Edvard compléta sa phrase : « Non, c’est pour l’Espagnol. » Et il s’élança sur le siège à côté de Fanny, devançant ses trois compagnons qui s’installèrent à l’arrière. Les deux misses Scott s’étaient réservé le fond, offrant au marquis Yuerta une place entre elles ; il affectait, d’un air plaisamment grave, de n’y pouvoir caser à l’aise sa maigreur d’ingénieux hidalgo errant, étendant ses longues jambes sous les jupes des jeunes filles, presque assises sur ses genoux. Et Kolding entendait, derrière lui, les fous rires, comme chatouillés, des Américaines.

Fanny ne parlait qu’avec mesure. Elle indiqua brièvement :

— Nous déjeunerons à Nice ; nous goûterons à Grasse ; ensuite nous ferons l’ascension de Thorenc où nous passerons la nuit. Demain, dans la matinée, nous rentrerons à Monaco.

L’auto dévalait sur la route à une allure prodigieuse, faisant du je ne sais combien à l’heure — et même davantage. Edvard considérait l’intrépide chauffeuse, de préférence à ces paysages fuyants qui défilaient trop vite à son gré.

Aussi bien, du Midi, son septentrionalisme ne goûtait guère que les paysages mélancoliques : la morne Camargue enfiévrée, Sainte-Marie dont la misère est resserrée entre la plaine sans fin et la mer inféconde, l’âpre Provence aquisextaine aux terres déchirées…

Les lunettes qui protégeaient les yeux de Fanny semblaient un loup posé sur son visage. Ses joues, par le vent fouettées, rosissaient délicieusement, des mèches brunes caressaient son front et ses oreilles ; elle remuait la tête, en riant, pour les chasser de sa figure. La voix haletante, elle demanda :

— C’est bon, n’est-ce pas, ces courses en auto ?

Edvard Kolding s’enhardit et répliqua :

— J’aime mieux les fiacres.

Les pommettes de Fanny passèrent du rose au rouge. Elle accéléra encore le mouvement de la voiture.

Étourdi par la vitesse, grisé de soleil et d’espace, cinglé par la brise coupante, ivre et suffoqué, Edvard vivait le reste de l’excursion dans une sorte de rêve. Il ne se rappelait que vaguement le déjeuner, pris sur la terrasse d’un restaurant de la Promenade des Anglais ; repas succulent, car ces automobilistes de luxe ne suivaient pas les conseils vomitifs du nommé Gouguenheim, dit Louis Forest, qui engage les lecteurs du Matin à manger des vidures de poissons accommodées aux fanes de carottes et saupoudrées de sabots de cheval concassés.

Et puis, on repartait : devant ses yeux ennuagés par le bourgogne, se déroulait un panorama de verdures éternelles sous un ciel exagérément indigo. Fanny lui nommait les endroits que traversait l’auto-bolide. Il percevait confusément « La Madeleine… Ste-Isidore… La Gaude… »

Sur la route de Grasse, on s’arrêtait devant une auberge pour boire de l’Asti, sorte de cidre épileptique poissé de muscat… Dans les champs embrasés retentissait l’incessante stridulation des cigales… Et puis, l’auto reprenait sa course folle, en pleine montagne cette fois, montant toujours plus haut, de gradins en gradins, longeant les précipices, sans ralentir, avec la précision téméraire d’une bête mécanique actionnée par une volonté féminine.

Edvard se laissait emporter avec délices, perdant conscience de la réalité ; il s’imaginait, identifié à cette chose roulante, sombrer dans le flou vertige envahisseur où s’engloutissent les éthéromanes…

Soudain il se réveille. On descendait de voiture.

Edvard se sentait les jambes ankylosées : à l’écart de ses compagnons, il s’assit sur un fragment de roc. Fanny vint l’y rejoindre. Elle rayonnait ; désignant le décor d’un geste circulaire, elle s’écria avec enthousiasme :

— Regardez : est-ce beau !… Est-ce beau !

— My mind looks elsenhere, mon esprit regarde ailleurs, répondit-il.

C’était galant, c’était vrai, et pourtant le spectacle de cette nature immense, impénétrable et fière — ô Berlioz ! — méritait l’admiration.

Ils dominaient la haute vallée des Thorencs. Autour d’eux la neige des Alpes évoquait la rigueur des hivers, cependant qu’à leurs pieds l’anormal contraste d’un cirque de verdure, entre les sombres murailles d’une forêt de sapins, rappelait l’été sans fin du pays bleu. Tendu à travers la plaine, le ruban moiré d’une petite rivière étincelait. Des derniers gradins jusqu’à la vallée, de la vallée au sommet des monts, des arbres de toute essence escaladaient la côte, dressant le cône rigide du cyprès à côté des fins rameaux de l’olivier. Au pied de la montagne, des jardins étalaient la luxuriante laideur de leur richesse tropicale : palmiers écailleux, caroubiers vernis aux tortillements de pythons gigantesques, figuiers de Barbarie dardant leurs feuilles agressives, aloès et cactus confondus en une végétation hostile et désordonnée, — sans oublier les agaves, que le baron des Ygrées comparait à des paquets de morue sèche. Invraisemblable féerie de la Nature dont la magie, échelonnant tous les climats entre la plaine et la cime, savait enclore l’ardent coloris des floraisons printanières dans la candeur des frimas.

Fanny contemplait ce paysage avec les yeux humides, attendris, convoiteurs, dont elle avait regardé Edvard lors de leur première entrevue. Toute Beauté fascinait cette belle païenne.

Un psychologue moins bête que ses congénères, François Bergeron, par exemple, s’il l’eût examinée à cette minute, se fût expliqué pourquoi — ardente, délestée de tout préjugé et vivant librement dans une société dissolue jusqu’à la pourriture — cette superbe créature demeurait intacte et invulnérable, à vingt-sept ans !

Il n’est pas rare de se brûler au feu qui dort sous la cendre (« doloso » précisait Horace, non sans quelque rancune). Et les filles abondent, auxquelles on donnerait un bon vieux sans profession, tant leur chasteté semble impollue, alors que ces prétendues vestales, protégées par le renom menteur de leur respectabilité sans macule, patachonnent comme patachonnerait feu Bâton de chaise lui-même, s’il revenait en chair et en noce.

Or, celle qu’adorait Edvard incarnait le paradoxe diamétralement opposé. En son corps somptueux de courtisane habitait l’âme la plus inaccessible aux tentations vulgaires, la plus dédaigneuse des plaisirs grossiers. Qui donc, parmi les clients de l’hôtel Thulette se fût jamais avisé des nobles chimères que cette Fanny au sourire prometteur, mélancoliquement dépaysée dans la vie quotidienne, poursuivait sans espoir ?

Séduite par les splendeurs formelles, elle dévêtait les hommes d’un regard d’artiste, non d’amante. Née dans le plus séduisant décor, imprégnée de beauté dès sa naissance, la double hallucination de la Mer et du Ciel qui la possédait tout entière l’avait sauvée des vilenies tapies autour d’elle, dans l’ombre.

Lorsqu’elle vit pour la première fois Edvard Kolding qui réalisait son idéal de perfection plastique, elle l’aima brusquement, passionnément, innocemment, ce Lohengrin qu’elle attendait, petite Elsa de la Côte d’Azur, dès l’aube de son adolescence, le héros qui hantait les rêves de sa puberté fiévreuse, celui pour lequel elle se réservait depuis douze ou treize ans que, devenue femme, elle déplorait sa jeunesse stérile partagée entre le mépris des réalisations vulgaires et la tristesse du Songe qui se dérobe.

À l’élan irraisonné qui l’avait jetée, sans résistance, dans les bras du jeune homme, succéda soudain une émotion chaste et contenue lorsqu’elle se retrouva face à face avec lui. Transie d’une clairvoyance craintive, elle déplora tout le médiocre des modalités de leur rencontre avec tout le vulgaire des contingences ; elle redouta qu’il n’apprît les calomnieux potins dont on salissait son invraisemblable et réelle innocence ; elle rougit de ce rôle d’amuseuse, d’allumeuse, que la contraignait de jouer son père, pour corser les additions des clients émerillonnés.

À cet instant, elle se tenait auprès d’Edvard avec la timidité ensorcelante des amoureuses très jeunes, et obstinément contemplait la vallée de Thorenc.

Devant ce panorama étranger, le comte Kolding, par contraste, évoquait son pays. « Il y a de la poésie dans le Strymon glacé » disait Renan sur l’Acropole, Edvard dépeignait à Fanny le sinistre Hardanger coulant entre des montagnes à pic aux parois noires, enlinceulées de brumes lugubres. Peu sensible à l’éternel été de la Riviera, comme tous les amants des glaciales splendeurs scandinaves. Edvard blâmait in petto la folie de ces paysages passionnés du Midi, en septentrional convaincu pour qui la raison de ses fjords est toujours la meilleure.

Et Fanny l’écoutait en rêvant d’une idylle.

Des bribes de conversation surprises quelques minutes la désabusèrent amèrement. Comme le groupe joyeux de leurs compagnons les rejoignirent, Mademoiselle Thulette, agacée de leur intrusion, s’écartait d’Edvard pour cueillir des fleurs et retrouver sa chère songerie.

Le marquis Yuerta adressait la parole au comte Kolding avec l’habituelle cordialité du Latin envers le Northman, doublée de cette attraction comme maçonnique qui d’une certaine hauteur « au-dessus du bétail écœurant des humains » unit des classes dirigeantes rapprochées par leur commun mépris du « vulgum pecus » (pour employer le barbarisme cher aux latinistes culinaires). Ils causèrent bientôt comme deux hommes qui ont partagé le pain et le sel, sans préjudice de vins généreux.

Malgré la distance, Mademoiselle Thulette ne perdait presque rien de leur conversation : elle eût entendu pousser les cheveux sur le crâne d’Arthur Meyer.

— Eh bien ! constata gaiement l’Espagnol, c’est sur la belle Fanny que vous avez jeté votre dévolu ? Elle ne vous effraie pas un peu, cette coquette authentique ? Méfiez-vous, jeune homme : vous entreprenez un jeu difficile. À votre place, tenez, je préférerais l’un de ces fruits verts…

Et il désignait, du coin de l’œil, Annie Scott, la cadette des Américaines. Il continua :

— Leur seul défaut, c’est que jamais elles ne se rappellent que notre c espagnol doit se prononcer comme leur th national… Mais voyez quelle jeunesse, quelle ingénuité ! Cette gaieté puérile, cet esprit malicieux, voilà le rêve !… Comparez maintenant Mademoiselle Thulette : plus savante, mais moins fraîche ; plus jolie, mais légèrement fardée ; mieux faite, mais plus habilement corsetée… Et dites-vous bien que les artifices de la femme expérimentée ne valent point l’ignorance de la gamine, qu’il est si amusant d’instruire.

— Cela dépend des goûts, répliqua froidement Edvard Kolding. Vu mon manque absolu de disposition pour le professorat, je ne trouverais aucun plaisir à faire épeler l’alphabet du flirt à une élève trop jeune pour connaître ses lettres.

Le marquis esquissa un geste de courtoisie évasive, cependant que Maud, qui avait surpris une partie de la discussion et deviné le reste, murmurait dans l’oreille délicatement ourlée de sa sœur une citation d’Hamlet méprisante pour les sots Norvégiens incapables de comprendre les conseils subtils… A Knawish speech sleeps in a fools ear

Sans s’apercevoir de ces petites mines désapprobatrices, le jeune comte développait :

— J’apprécie, au contraire, les femmes qui lisent couramment : avec elles, on ne perd aucune des finesses du roman, et je ne déteste pas que ce soient elles qui prennent l’initiative de souligner les meilleurs passages… Mlle Fanny Thulette me plaît justement parce que je lui suppose ces qualités et qu’elle est mon aînée de très peu, d’un ou deux ans tout au plus.

Le marquis Yuerta, psychologue plus avisé que la petite classe des élèves de Bourget, sourit en répondant :

— Vous êtes déjà bien dépravé… ou alors vous ne l’êtes pas assez. Néanmoins, je vous le répète, vous risquez de perdre votre temps avec mademoiselle Thulette : la belle Fanny est un morceau de roi, tout au moins de prince héritier… auquel nous n’avons pas le droit de prétendre, nous autres, humbles seigneurs.

Edvard Kolding tressaillit. Il s’écria, le regard allumé :

— Eh bien, moi, je l’aurai… Je fais le serment que je l’aurai… Dussé-je y perdre mon nom !

— Il y a plusieurs façons de perdre son nom : je ne suppose pas que vous veuillez lui donner le vôtre ?

— Qui sait ? On épouse bien une femme de théâtre ! riposta Edvard très surexcité.

À présent que les Américaines s’en désintéressaient, la conversation se poursuivait, si pénible pour la pauvre Fanny que la cueilleuse de fleurs aurait voulu se boucher les oreilles. Aussi bien, elle en savait assez ! La tête perdue, elle regardait, sans les voir, deux abeilles en train de piller rageusement une fleur dont le pollen s’envolait en mince nuage d’or.

Comme les dévots, fidèles au conseil de Pascal, égrènent des chapelets dans l’espoir de s’abêtir, mademoiselle Thulette, pour ne plus entendre le dialogue qui la navrait, récitait superstitieusement les litanies florales de l’évêque saint Rémy (diocèse de Gourmont).


Fraxinelle, buisson ardent, chair incendiée…
Aconit, fleur casquée de poison, guerrière à plumes

de corbeau.

Campanules, amoureuses clochettes que le printemps

tintinnabule.

Pivoine, amoureuse donzelle, mais sans grâce et sans

sel…

Ancolies, petit pensionnat d’impubères jolies, jupes

courtes, jambes frêles et des bras vifs…

Nielle, un peu gauche, mais duvetée comme un col

de cygne ;

Jonquilles, dont on fit les cils purs de tant de blondes filles.
Narcisse oriental, fleur inféconde et pas morale…


La pluie des versets parfumés ne réussissait pas à noyer son chagrin : il surnageait.

« Hélas ! songeait-elle avec une amère clairvoyance. Edvard ne m’aime pas véritablement ! Il me désire, comme on désire un meuble rare, un bibelot à la mode… Qu’allais-je faire en lui révélant ma tendresse naïve, mon cœur sentimental de vieille jeune fille… de jeune vieille fille ! »

Mais, tout de suite, réagissant contre sa déconvenue, elle formula des résolutions héroïques : « Il faut que je purifie ce caprice au feu de la passion ! Il faut que je l’exalte ! Il faut… »

L’heure du retour approchait… Gaîment, on s’installa dans l’auto. Le marquis Yuerta fit observer que le soir ne tarderait guère.

— Oui, répondit Maud Scott, qui constata d’un ton pénétré : « L’ombre s’insinue sournoisement ».

— Le palmier frissonne, ajouta la rieuse Annie, gravement.

La première, alors, psalmodia :

— Le ciel s’affaisse sur la montagne, semant bistre et mélancolie…

Et la cadette, pour conclure, formula cette comparaison dont son accent yankee semblait blaguer la poésie précieuse :

— Les cyprès, que le soleil quitte, noircissent, s’éteignent comme des bougies après la fête…

Ahuri par ce duo paysagiste, l’Espagnol regarda les deux sœurs avec une stupeur telle qu’elles ne purent garder leur sérieux. Avec des rires en cascade, elles expliquèrent que ce matin, oui, précisément ce matin même, elles avaient lu toutes ces choses jaôlies, very nice, dans un livre de l’Irish publishing Company, tout à fait exciting (« Furnival street dans Holborn », précisa Maud, toujours soucieuse d’exactitude) et qu’alors elles avaient appris par cœur « cette passage » pour étonner leur ami marquis, splendidement !

… Quelques jours après cette pittoresque partie d’auto, Fanny apprenait l’arrivée de Bergeron à l’hôtel Thulette. Elle conçut aussitôt le projet de l’aller trouver pour lui soumettre son cas et de n’entreprendre sa campagne amoureuse qu’avec l’aide du plus délié philosophe de notre temps.



CHAPITRE V


Avec l’angoisse fiévreuse d’une écolière potassant son « Certif », mademoiselle Thulette feuilletait le Kama Soutra.

Depuis un mois que son entretien avec Bergeron l’avait décidée à employer une tactique scabreuse, elle ne réussissait qu’à irriter l’humeur d’Edvard qui ne s’expliquait pas les soubresauts de cette passion qui se dérobait tout en paraissant s’offrir. Au début, cette coquetterie fuyante aiguisait l’ardeur du chasseur scandinave ; à la longue, elle risquait de le lasser.

Fanny le comprenait bien et s’en alarmait. Mais que faire ? En lui indiquant le choix des armes, le philosophe n’enseignait pas du même coup la manière de s’en servir.

Dissimuler son innocence et jouer l’effronterie en public n’offre pas de grandes difficultés ; mais feindre une perversité qu’on ignore et qu’on redoute est un rôle assez périlleux dans le tête-à-tête.

Malgré ses bonnes résolutions d’entrer dans la voie mauvaise, mademoiselle Thulette ne parvenait pas à concéder au comte Kolding des privautés plus intimes que les baisers des premiers jours ; dès qu’il souhaitait des caresses plus significativement accentuées, elle se sentait paralysée par la crainte de paraître maladroite et aussi (elle devait se l’avouer) par les importunités d’une pudeur naturelle qui, vainement chassée, revenait au galop et rougissait son joli visage scandalisé. Elle se hâtait alors, pour masquer cette honnêteté navrante, d’imiter le manège d’une rouée qui se marchande.

Fanny se désolait : « Bergeron m’a conseillé le duel ; bon. Mais je ressemble à ces couards qui reculent aussitôt les fers engagés. Malgré mon vif désir d’être vaincue, je suis si poltronne et si inexperte que je ne sais pas m’escrimer de manière à me faire toucher par l’adversaire ».

Au fur et à mesure que sa stratégie se développait infructueusement, mademoiselle Thulette, victime de son propre piège, se voyait acculée à la nécessité d’accomplir dans la science du péché des progrès indispensables ; c’est ainsi qu’elle en vint à parcourir leKama Soutra, grouillant de malpropretés instructives.

Maintenant, le gros livre ouvert sur ses genoux, la tête penchée, les joues congestionnées à force d’application, elle lisait, le front brûlant d’une transpiration légère, comme grisée de champagne, moite (et Chandon) :

« … Dans le baiser mouvant, la jeune fille presse entre ses lèvres la lèvre inférieure de son amant et l’introduit dans sa bouche en lui imprimant un mouvement de succion. Dans le baiser touchant, elle touche avec la langue la lèvre de son amant en fermant les yeux, et place ses deux mains dans les siennes. En même temps, entre le pouce et l’index… »

Énervée, mademoiselle Thulette laissa glisser sur le tapis ces chansons des ruts et des doigts. Elle prit un miroir à main parmi les mille inutilités luxueuses de sa toilette et, longuement y contempla ses lèvres petites mais charnues, gonflées d’un sang pur qui les colorait de rose vif sous le carmin factice du bâton de raisin. Méditant le pouvoir de volupté que possédait cette bouche inconsciente, elle approcha son poignet de ses lèvres, d’un mouvement impulsif, curieux, ingénu, pour expérimenter sur elle-même les caresses minutieusement décrites par ce Guide indou, avec une érudition indoubitable.

Pauvre Fanny ! Décidée à faire triompher son amour, avec quelle ferveur elle se plongeait dans des chapitres dont elle osait à peine lire le titre. Avec quelle conscience elle étudiait les raffinements des divers modes opératoires, soutenue par une foi candide que ne rebutaient point la lascivité de ces tableaux dont son esprit emmagasinait les descriptions obscènes, méthodiquement.

À la fin de sa lecture, Fanny poussa un gros soupir découragé : malgré les enseignements d’une théorie si précise, elle sentait trop ce que les cacographes nommait l’ « indispensabilité » de la pratique en ces délicates matières. « Hélas ! s’avoua-t-elle dépitée, je suis comme ces gens qui s’efforcent de parler une langue étrangère à l’aide d’un manuel de conversation : ils assemblent des phrases qu’ils ne savent pas prononcer correctement. Je saisis bien le sens des mots, mais je ne pourrai jamais attraper l’accent ».

Et elle rejeta cet inutile Manuel de l’Amour tel qu’on le parle.

Soudainement, la chercheuse se souvint qu’Edvard Kolding devait, invité par le milliardaire yankee Andrew Fenton, visiter son yacht arrivé la veille en rade de Monaco.

Faisant trêve à ses tentatives d’autodéniaiserie, elle concentra toute son attention sur le choix d’un panama, cabossé avec une savante fantaisie, qu’elle campa crânement sur ses cheveux en révolte ; il mettait en valeur la robe de jersey sable où sa taille se cambrait aguicheusement. Ainsi parée — comme disent les marins — Fanny descendit à pas lents vers le boulevard de la Condamine, au-devant de son amoureux qu’elle espérait rencontrer.

Elle marchait, regardant sans les voir les yachts, blancs et pimpants, joujoux bien astiqués de bébés millionnaires qui flottaient sur l’eau bleue du bassin. Dépassant ses futiles congénères comme Calypso dépassait ses nymphes, le grand bateau de Jellineck montrait impudemment son arrière Mercédès II K. U. K. Y. C. avec l’outrageante quiétude d’un ennemi convaincu qu’on oubliera toujours de le mettre sous séquestre. Ces gensses du Midi sont si étourdis, pas moins !…

Perdue dans son rêve, elle s’étonna de voir devant elle, tout à coup, Sainte-Dévote, petite chapelle pittoresque et solitaire édifiée au fond d’un trou de verdure dans l’ancien vallon des Gaumates.

Mademoiselle Thulette connaissait bien Sainte-Dévote, vestige des temps reculés où son pays natal n’était qu’un grand rocher dépourvu de casino. Mais, élevée dans l’ignorance de toute pratique religieuse, elle n’avait jamais eu l’idée de visiter ce que les librettistes appellent en leur curieux idiome « asile pieux ». Or, voici qu’en cet instant, un dicton populaire lui revint à l’esprit : « Dieu exauce toujours le vœu qu’on formule en entrant pour la première fois dans une église ». Axiome religieux dont le pendant laïque « On gagne toujours le premier coup qu’on joue » a coûté aux débutants de la roulette des sommes… d’Épiménide !

De par la double origine de ses parents, Fanny réunissait en elle des races nettement opposées, ce qui inspirait parfois des actions contradictoires à cette fille dont la séduction latine se relevait d’un parfum d’Orient.

Juive, elle poursuivait son but avec cette énergie laborieuse, inlassablement patiente, cette confiance en l’effort persévérant dont se cuirassa toujours le redoutable peuple d’Israël, depuis que le propriétaire de l’Éden contraignit Adam à déménager. Espagnole, elle mêlait à sa logique positive un grain de superstition qui la poussait aux plus déraisonnables enfantillages, sans défense, alors, contre une sentimentalité passionnée l’incitant aux désirs inutiles, parfois même périlleux…

Et voilà pourquoi, après de vaines incursions dans le champ aride de la philosophie contemporaine comme dans le jardin galant du Kama Soutra, étoilé de fleurs licencieuses, mademoiselle Thulette entra dans la chapelle de Sainte-Dévote avec une piété soudaine de première communiante.

Elle s’agenouilla d’instinct devant l’autel, murmurant : « Mon Dieu, faites qu’Edvard Kolding m’aime un jour comme je l’aime, ou bien accordez-moi la grâce de savoir l’aimer comme il veut être… »

Trop vraiment femme pour se rendre compte des énormités qu’elle proférait, elle était bien à cette minute l’Andalouse amoureuse et croyante qui retourne contre la muraille la statuette de la Vierge avant de se trémousser contre son torero.

Mais l’instant d’après, sur le seuil de l’église où elle venait d’exhaler cette bizarre oraison jaculatoire, Fanny redevenait la Juive moderne, clairvoyante ou du moins sceptique. Moqueuse, elle se jugea puérile. Pratique, elle ne voulut point convenir qu’elle eût perdu son temps. Alors, interprétant à sa façon le pieux machiavélisme du pari de Pascal, elle conclut avec bonne humeur : « Somme toute, s’il existe une puissance divine, ça ne peut pas me nuire de la mettre dans l’affaire ».

Comme pour prouver à Fanny qu’Elle ne lui en voulait pas d’ignorer les gloses pascaliennes, moins fantaisistes, de la Revue d’Apologétique, la Providence plaça soudain l’amoureuse face à face avec Edvard Kolding.

À pas lents, seul, il remontait le boulevard de la Condamine. Curieux de cette architecture en lambeaux, ses yeux détaillaient les pierres délabrées quand — ô stupeur ! — il aperçut mademoiselle Thulette sortant de Sainte-Dévote ; il n’eût pas éprouvé plus d’étonnement en voyant une Carmélite entrer au Moulin Rouge.

En trois enjambées, il rejoignit Fanny et, avec une ironie ouatée d’hésitation :

— Comment ! Vous, à l’église ?

Mademoiselle Thulette répartit du ton gouailleur dont elle dissimulait, avec lui, sa tendresse et ses incertitudes :

— Mon cher, le temple n’abrite pas qu’un autel… Je ne sais à quoi servent vos églises de Norvège. À Paris, ce sont des lieux de rendez-vous plus discrets que les salons de thé des grands magasins… Et quand à celles de Monaco, leur usage est… as you like it !

Déjà, Edvard jetait un coup d’œil soupçonneux vers le portail. Fanny le surprit et, toute pétillante de moquerie :

— Vous attendez-vous à voir apparaître… le complice ?

Le jeune homme murmura, avec une expression indéfinissable de curiosité, d’envie et de dépit :

— Il est des chapelles où l’on vient, seule, pour remuer la cendre des souvenirs.

Fanny, qui le devinait, pensa : « Encore le prestige de mon passé », certaine qu’il en éprouvait à la fois une jalousie rétrospective et une convoitise intriguée.

Elle répliqua :

— Des souvenirs !… Ah ! Ah ! Voilà un bagage dont je ne m’embarrasse guère. Les histoires de cœur s’écrivent avec de l’encre sympathique. Éloignez le papier de la belle flamme et les mots tracés s’effaceront graduellement. Ma mémoire est une page blanche.

Le voyant encore soucieux, elle questionna, avec une pitié narquoise :

— Vous supposiez que j’accomplissais ici un pèlerinage ?

— Qui sait !

— Voulez-vous connaître la vérité ?… toute la vérité ?… rien que la vérité ? Eh bien, ma jarretelle venait de se détacher et j’étais entrée là pour réparer le désastre.

Edvard tressaillit, chatouillé par ce petit détail intime.

Il croyait voir, il voyait, sous la jupe relevée, entre le bas de soie et le volant de dentelle du pantalon, un peu de chair aux délicatesses de pastel. Il croyait respirer, il respirait, sous ces voûtes pieuses où l’ensorcelante païenne avait rajusté sa jarretelle, un mélange grisant d’encens et de « Quelques fleurs » comme l’eût choisi, pour ses Messes roses aux mignardes obscénités, Catulle Mendès.

Percé jusques au fond du cœur d’un désir imprévu aussi bien qu’autoritaire, il dit, d’une voix que l’émotion enrouait légèrement :

— J’aimerais visiter cette vieille chapelle. Elle est très curieuse, assurent les guides.

Sans demander de qui le comte Kolding tenait sa science archéologique, Guy de Maupassant ou Guy de Baedeker, mademoiselle Thulette acquiesça, en dissimulant un sourire de triomphe.

À ce moment, un affreux petit bonhomme à gueule de batracien, qui lisait en marchant, s’arrêta net et leur lança un regard empoisonné.

— Edvard, voyez donc ce nain qui nous fait un sale œil ! Il est horrible ! Il ressemble au crapaud Astaroth.

— À qui, chère amie ?

— Astaroth, le crapaud de madame Fontaine, vous savez bien !

— Non, je ne sais pas. Madame Fontaine ?

— Mais oui, la tireuse de cartes, voyons !

— Bon, admit sans autre discussion le comte Kolding qui lisait assidûment les auteurs norvégiens (Jonastic, Kjelland, Christian Elster, Holgar Drachman, Einar Christensen, Arne, Griborg, pour ne citer que les illustres), mais fréquentait peu Balzac. Et ils entrèrent.

Fanny regardait Edvard avec adoration. À travers un vitrail brisé, une longue flèche de soleil dorait les cheveux clairs du jeune homme, intensifiant sa jeunesse éclatante, caressant la fraîcheur de sa peau veloutée comme un fruit à point. Une résolution soudaine durcit ses traits, lui conférant une passagère ressemblance avec le César admiré de Machiavel… mollo segreto, biondo e bello… Il s’appuya contre un confessionnal vermoulu, attira la jeune fille sur sa poitrine et, lui renversant la tête, appuya sur cette bouche entr’ouverte par le Désir un long baiser profond qu’elle lui rendit passionnément, avec les intérêts.

Oui, certes, avec les intérêts. Dominant son trouble, l’amoureuse sut se rappeler à propos les leçons du Kama Soutra : comme l’indique la page 27, paragraphe 3, de ses lèvres passionnées elle pressa celles d’Edouard Kolding, qu’elle toucha d’une langue timide mais instruite. Sous cette caresse savante de néophyte, il frémit, voluptueusement…

Au sortir de l’église-boudoir, les jambes molles comme après une possession complète, le couple, exquisement vanné, n’aperçut pas le nabot maintenu là en sentinelle par son anticléricalisme combatif. Mais lui, bouillonnant d’un mépris courroucé pour ces gens qu’il accusait d’un mysticisme auquel ils ne songeaient guère, il haussa ses épaules inégales, les salit d’une nouvelle œillade venimeuse et reprit sa route ainsi que la lecture de l’Essor congressiste. Une saine lecture : « Le prêtre fait boire à la bouche de la femme, ogive de l’infini, du fiel de serpent dans le calice de la superstition ».

Les deux amoureux, serrés l’un contre l’autre comme sur une post-card anglaise, remontaient maintenant vers l’hôtel Thulette sans parler, sans même se regarder, grisés par cette minute d’extase, respirant avec délices le parfum des jardins fraîchement arrosés… L’arôme de la terre mouillée, les senteurs des rosiers et des clématites leur montaient au cerveau comme un vin puissant.

En arrivant au Thulette, ils virent à côté de l’omnibus automobile de l’hôtel, arrêté devant l’entrée, deux voyageuses qui surveillaient la descente de leurs bagages.

La plus âgée, se retournant, aperçut Edvard et s’écria gaiement :

— Une surprise… Nous sommes venues vous rejoindre, sans prévenir.

Et la baronne de Tresme, poussant sa fille devant elle, s’approchait du comte Kolding, auquel elle offrait le sourire de sa figure encore fort agréable malgré la fatigue d’une peau trop fine qu’étoilaient de petites rides rusées.

Louise de Tresme et Fanny Thulette s’étaient dévisagées d’un coup d’œil hostile ; la baronne n’avait pas hésité un instant à deviner la rivale de sa fille dans cette jolie femme appuyée au bras d’Edvard avec une tendresse lasse.

Affectant d’ignorer la présence de l’ennemie, elle ajouta :

— Rendez grâce à ma sollicitude maternelle, mon cher ami : votre fiancée s’ennuyait de vous, c’est pourquoi je vous ai ménagé ce plaisir imprévu.

— Avez-vous fait bon voyage, madame ? répondit Edvard, en saluant d’un air embarrassé.

Fanny examinait âprement Thérèse qui souriait en silence, aussi gênée que le comte Kolding. Instruite par les confidences du jeune homme, Mademoiselle Thulette connaissait tous les dessous de la situation et savait que, fiancé à Paris, mais délesté de tout projet matrimonial depuis la rencontre libératrice du skating, il continuait cependant, sans oser reprendre formellement sa parole, d’écrire de temps en temps à Thérèse, puisque la baronne de Tresme connaissait son séjour à l’hôtel de Monte-Carlo.

Elle comprit, à voir la gaucherie (cependant charmante) de Thérèse, pourquoi cette rougissante ingénue ne plaisait pas à son Edvard tout ensemble timide et pervers. Mais elle sut apprécier la saveur discrète de cette blonde, presque enfant, et murmura pensive : « Il va falloir jouer serré ».

… Edvard sentit tout à coup une petite main étreindre nerveusement son bras, le pétrir avec des agaceries caressantes de chatte. À ce léger contact, indéniable engagement de possession future, il frissonna de joie. Il bénit la présence de Thérèse attisant la jalousie de Fanny et, désireux de prouver à son amoureuse qu’il n’entendait nullement la sacrifier aux convenances de ses fiançailles, il força la réserve dédaigneuse des dames de Tresme en leur présentant avec solennité :

— Mademoiselle Fanny Thulette, la fille du principal administrateur de la Société des Grands Palaces.

L’œil impénétrable de la baronne se fixa sur les yeux bleu sombre de Fanny. Puis, sans une parole, elles échangèrent un salut dont l’irréprochable correction mondaine dissimulait une de ces férocités de choix comme il s’en rencontre, au Bengale, chez les tigres et en France chez les femmes de la bonne société.

Pour peu que le gendre visé en vaille la peine, la mère d’une fille non pourvue ne balance guère à mettre sa dignité au rancart. Mme de Tresme avait décidé brusquement son voyage devant l’indifférence persistante d’Edvard, retenu là bas, elle le pressentait, par quelque aventure. On verrait bien ! Trop pratique pour se retrancher derrière une susceptibilité offensée, elle avait tout de suite dressé son plan : descendre avec Thérèse à l’hôtel où habitait le comte Kolding et, la promiscuité des mêmes distractions aidant, ramener en un tournemain dans la voie droite du mariage ce fiancé enclin aux amourettes buissonnières.

Mme et Mlle de Tresme n’occupaient pas le Thulette depuis une heure qu’elles se trouvaient déjà en relations avec tous les hôtes que le comte Kolding fréquentait depuis un mois et demi. Devinant sans peine les projets de celle qui aspirait à devenir sa belle-mère, honteux de trahir des engagements qu’il n’osait rompre, le jeune homme se disait : « Plus je placerai de tiers entre elles et moi, plus j’écarterai le risque d’un tête-à-tête gênant soit avec la mère qui exigerait des explications, soit avec la fille à qui Fanny me reprocherait de faire la cour ».

De là son empressement fébrile à présenter en masse, aux deux voyageuses tous les gens du Thulette qu’il connaissait. Immédiatement Annie et Maud Scott avaient accaparé d’autorité la jeune Thérèse qu’elles emmenaient au tennis, escortées du marquis Yuerta, l’éternel compagnon des jeunes filles. Cependant d’aimables inconnus, porteurs de noms très difficiles à retenir, entreprenaient une conversation, panachée de tropes métèques, avec Louise de Tresme. Inopinément plongée dans ce bain d’exotisme, la baronne ressentait l’impression de se trouver transportée tout à coup sur la ligne de l’Équateur, à mille lieues de la France, mais elle se rassérénait en songeant à sa fille : « Dans cette atmosphère nouvelle qui respire la joie de vivre et le goût effréné du plaisir, Thérèse ne peut manquer de prendre enfin une allure plus délurée ». Souriant de tendresse au penser des félicités qu’elle se forgeait, elle s’excusa auprès de ses connaissances récentes et remonta dans son appartement, recrue de fatigue mais énivrée d’espoir.

Elle redescendit à l’heure du thé. Un lot de vieilles dames dévoraient toasts et gâteaux à beaux rateliers, occupant toutes les petites tables disposées autour du salon rectangulaire ; au centre, des couples dansaient sans s’inquiéter outre mesure — si l’on peut dire — de la musique grattée par des mandolinistes italiens juchés sur une estrade et conduits par un chef si maigre qu’il semblait un lévrier nourri de dessins cubiques.

La baronne aperçut aussitôt Fanny qui tournoyait gracieusement aux bras du comte Kolding et, les lèvres pincées, elle la détailla avec une malveillance incisive. Puis, souhaitant se renseigner sur cette demoiselle bizarre et trop jolie qu’elle n’arrivait pas à identifier, elle avisa, tout près d’elle, un sexagénaire bien mis qui regardait l’originale valseuse avec complaisance ; certaine qu’il devait faire partie du flot d’inconnus qu’on venait de lui présenter, elle adressa la parole tout de go à ce vieillard en parfait état de conservation, riche sans doute car la domesticité lui témoignait des égards particuliers :

— C’est une bien séduisante personne, ne trouvez-vous pas, que cette Mademoiselle Thulette ?

— Charmante, madame, charmante.

Il n’ajouta rien.

Sa trop rapide approbation et aussi le mutisme dans lequel il semblait vouloir se renfermer vexa la baronne. À travers son face à mains impertinent, elle toisa son interlocuteur, évalua sa réserve diplomatique et l’artificielle noirceur de sa chevelure (le nitrate est d’argent et le silence est d’or). Puis, revenant à la charge, elle insista, d’une voix perfide qui invitait à la médisance :

— Au fond… Qu’est-ce donc au juste que Mademoiselle Thulette ?

— C’est ma fille, madame, répondit le directeur de l’hôtel, avec une onction infinie.

Et, ce jour-là, ils ne causèrent pas plus avant.



CHAPITRE VI


— Play ! criait la voix aigrelette et fraîche de Thérèse de Tresme, une voix de citronnelle…

La chambre de Fanny donnait sur le tennis. Accoudée à sa fenêtre, elle regardait, avide, les deux jeunes partenaires. Eux seuls. Quels autres l’intéressaient ? Le comte Kolding et Thérèse se renvoyaient les balles. Elle suivait le jeu froid mais sûr d’Edvard, les gestes parfois inhabiles mais toujours gracieux de la fillette. Elle ne distinguait même pas Annie Scott, l’aînée des Américaines, ni le marquis Yuerta, son attention ramassée toute entière sur le couple qui remplissait son cœur d’amour et de jalousie.

Vêtu de flanelle blanche, délicieux de grâce adolescente, Edvard lui arracha cet aveu tremblé :

— Il a l’air d’un collégien !

Inquiète, elle jeta les yeux sur son miroir à trois faces : son visage un peu las, au regard profond, aux paupières molles et allongées, c’était celui d’une femme à l’âge de l’amour ; chaque ligne de sa peau, le doux renflement du cou potelé, le pli voluptueux des lèvres semblait dessiner le masque d’une amante qui a déjà vécu, chéri, souffert.

— Non : cette fille de vingt-sept ans ne peut pas jouer les ingénues ! constata une fois de plus Mademoiselle Thulette.

Et elle railla :

— Anomalie ! C’est parce que j’ai perdu la « beauté du diable » que je dois renoncer aux coquetteries angéliques !

Elle reporta ses regards vers la fenêtre : là-bas, les partenaires poursuivaient leur jeu ponctué d’exclamations rieuses. Une balle roula aux pieds de Mademoiselle de Tresme.

Elle la ramassa d’un revers de raquette, pliant son corps mince avec une souplesse de chatte. Dépitée, mais franche avec elle-même, Fanny Thulette dut s’avouer que les grâces blondes de Thérèse s’appariaient fort bien, trop bien, aux séductions d’Edvard. Et elle gronda douloureusement :

— Non, non, cette gamine ne me le reprendra pas ! À son âge, elle a tout le temps d’en retrouver un autre.

Nerveuse, elle se piqua la tête en épinglant son chapeau.

— Je ne puis compter que sur moi-même, murmura-t-elle. « Im ènn ani li… ». Le souvenir l’obsédait d’un petit juif, roumain ou russe (elle ne savait plus bien) qui, se prétendant lésé, répétait à M. Thulette avec un humble entêtement :

— Im ènn ani li, mi li ? Si je ne me défends pas, qui me défendra ?

Quatre à quatre, elle descendit l’escalier célèbre du Thulette qui, entre deux rampes dorées sans discrétion, étage plus de marches de marbre rose que Musset n’en mit jamais dans ses vers.

Lorsqu’elle parut, délicieusement provocante, la partie s’arrêta net. Le comte Kolding et le marquis Yuerta détaillèrent l’arrivante avec une complaisance qu’ils ne songeaient même pas à cacher.

Elle portait une robe en peau de soie gris fumée, curieusement dentelée par le bas, et dont Annie Scott nota tout de suite l’audacieux corselet-brassière en velours rouge brodé de bizarres dessins gris :

— Aoh ! pretty, véritablement ! I say, demanda l’Américaine à son partenaire, ce sont des choses de quelle contrée ?

— C’est de l’art bulgare, répondit l’Espagnol distraitement, mais les couturières françaises le baptisent roumain, par pudeur.

Il n’ajouta rien, fasciné par le charme langoureusement oriental de Fanny que soulignaient un collier de sequins, des bracelets d’or vert, un grand pendentif aux scarabées d’Égypte en turquoises mortes…

Dans la mémoire du comte Kolding chantaient des versets enamourés du Cantique des Cantiques… « C’est le narcisse de Saron, c’est la rose de la vallée ». Et il songeait, avec un désir mêlé de crainte superstitieuse ; « la courbure de ses reins est comme un collier ; ses seins sont des coupes arrondies, le regard de ses yeux m’anéantit… »

Heureuse de l’effet produit, Fanny réprima un sourire de victoire. Sous le tulle sombre de sa capeline, ses yeux bleus agrandis par le Kohl, luisaient étrangement.

Avec une arrogance voulue, elle cria, comme si elle jouait un rôle :

— Monsieur Kolding, la partie est-elle enfin terminée ?

— Oui, Mademoiselle.

— Venez alors… j’ai à vous parler.

Edvard, docile, essuya ses cheveux humides et piqua vers elle.

Mais Mlle de Tresme, froissée par l’allure autoritaire de Fanny, s’approchait de lui. Elle murmura d’une voix dont le calme voulu contrastait avec l’anxiété des yeux qui se troublaient.

— Restez, Edvard, vous me devez la revanche, vous le savez bien.

Le jeune Kolding, au supplice, balbutia :

— Excusez-moi…

Thérèse, subitement pâlie, dit alors sans élever la voix, mais d’un ton volontaire où de la colère vibrait déjà :

— Écoutez Edvard, si vous rejoignez cette femme, c’est fini entre nous !

On sentait que, surmontant son angoisse, elle répétait la leçon maternelle.

Incertain, Edvard regardait tour à tour Fanny narquoise, souriant d’un ensorcelant sourire, et Thérèse, toute blonde dans sa robe de flanelle crème, Thérèse que sa moue de petite fille boudeuse faisait plus jeune et plus jolie encore.

Il hésitait, pareil au bon roi Dagobert du porche Saint-Denis, tiraillé entre les anges qui le veulent enlever au Paradis et les démons cherchant à l’entraîner dans les flammes infernales.

Sa perplexité inspira une comparaison plus païenne au marquis Yuerta qui suivait la scène d’un air amusé ; devinant les répliques échangées à voix basse, l’Espagnol murmura :

— Hercule entre Tryphé et Arêté !

Edvard l’entendit. Cette plaisanterie suffit à décider son amour-propre. Négligeant la vierge vertueuse, il se dirigea délibérément vers Fanny Thulette.

Devant cette défection — d’autant plus insultante qu’elle se produisait en public — Thérèse de Tresme pensa défaillir ; malgré ses efforts pour se contenir, son doux visage puéril, soudainement crispé ; exprima si clairement le tumulte de son âme endolorie que ses compagnons de jeu se crurent autorisés à lui prodiguer des consolations, tandis qu’Edvard et Fanny s’éloignaient, sans tourner la tête.

Annie Scott, mettant la main sur l’épaule de la pauvre petite, déclara résolument :

— Un fiancé qui brise ses promesses comme une croûte de cake agit aussi mal qu’un mari qui divorce. À votre place, je ne regretterais pas ce jeune homme.

Pour empêcher ses larmes de couler, Thérèse était en train de se mordre la langue (excellente recette rapportée du couvent). Elle répondit avec simplicité :

— Si je ne songeais qu’à juger sa conduite, c’est le signe qu’elle ne m’émeuvrait guère.

— Et bien, alors, répliqua l’Américaine avec une nuance de dédain. Pourquoi le laissez-vous courtiser une autre ?

— Comment pourrais-je l’en empêcher ?

— Ma chère, vous êtes bien enfant ! s’écria la vive Annie.

Et la supériorité de ses dix-neuf ans accablait d’un amusant mépris les dix-huit ans de Thérèse.

Elle expliqua :

— Au lieu de courir après lui, soyez, très flirt avec un autre boy… Il reviendra vite.

— Vous croyez ? fit Thérèse, toute désemparée.

Sans en rien laisser voir, le marquis Yuerta admirait Mlle de Tresme dont les grâces de fillette énervaient délicieusement ses insomnies. Il était de ces viveurs « qui lassés de la fête aspirent à des cendres » (celles du foyer conjugal), pour se reposer des théâtreuses toujours en ignition, brûleuses de planches et rôtisseuses de balais. Il rêvait de caresser cette Thérèse aux joliesses encore enfantines avec des mains tout ensemble amoureuses et paternelles. Entrant dans la conversation, il dit :

— Mademoiselle, suivez le conseil de miss Scott. Il réussit neuf fois sur dix. Votre fiancé se piquera de votre indifférence et s’étonnera de votre abandon. C’est classique. L’homme, même infidèle, éprouve la jalousie du propriétaire ; et la jalousie, c’est la première sensation de l’amour.

Il ajouta, avec la coquetterie du quadragénaire qui se vieillit dans l’espoir de paraître plus jeune :

— Croyez-en l’expérience de mes cheveux gris.

Thérèse objecta, dans son ingénuité :

— Mais avec qui pourrais-je flirter ?… Je ne connais personne. Ensuite, je répugnerais à tromper quelqu’un en me laissant courtiser pour rire… Je ne suis pas coquette, vous savez.

En divertissant Annie Scott, cet excès de scrupules la toucha ; elle se sentit toute acquise à la délaissée :

— Chassez vos blues devils. Je vois ce qu’il vous faut, un complice et non pas un flirt… Rencontrer un partenaire assez bénévole pour entrer dans le jeu afin de gagner la partie d’un autre, c’est difficile, pas impossible.

— Qui donc ?

— Ou je me trompe fort, ou le marquis vous rendra volontiers ce service. Le rôle qu’il s’agit de remplir me semble tout à fait dans ses cordes ; il a certainement vu jouer le Chandelier

— Ne me jugez-vous bon qu’à paraître un patito à jamais honoraire ? demanda Yuerta en riant.

— Non, riposta hardiment Annie ; mais le blanc vous attire.

Leurs répliques s’échangeaient par-dessus la tête de Thérèse qui n’en saisissait point les sous-entendus. Le marquis Yuerta darda sur Mlle de Tresme la flamme de ses yeux noirs et déclara avec empressement :

— Miss Scott a décidément d’excellentes inspirations… Je suis persuadé que j’interpréterai sans faiblesse ce personnage de trompeur sur les apparences : j’ai toujours eu des dispositions pour la pantomime… Voulez-vous, Mlle Thérèse, que nous jouions à l’amour pour rire ?

Thérèse, déconcertée, sentait sa volonté oscillante. Elle examinait alternativement le marquis et l’Américaine. Enfin sa naïveté soumise se manifesta :

— Écoutez, conclut-elle, je vais le demander à maman !

Sur quoi, l’innocente, abandonnant le tennis et ses conseillers, courut à l’hôtel, sa raquette à la main.

— Mais elle est délicieuse ! s’exclama le marquis Yuerta de plus en plus émoustillé.

— Oui, vraiment, répliqua la petite Annie Scott, avec un rien de nasillement ironique. Elle est si naturellement candide qu’on jurerait qu’elle le fait exprès  !

Pendant ces explications, Fanny Thulette avait glissé son bras sous le bras d’Edvard et, précieusement serré contre lui, l’entraînait dans la direction du Casino.

Logiquement, le comte Kolding, gentilhomme filigrané de délicatesses, aurait dû sentir les chiennes du remords le dévorer, après avoir tourné le dos à sa fiancée avec une si blâmable incorrection (prononcez « mufflerie »). Mais le feu de la passion roustissant en lui toute velléité de regrets, non seulement il n’éprouvait pas le moindre repentir de sa conduite, mais même il se savait gré, âme soudain hardie, de goûter dans le crime une tranquille paix.

Ainsi, un gourmand qui vient de risquer l’indigestion se félicite de constater que le foie gras immodérément absorbé ne lui cause aucun malaise apeptique.

Donc, léger de soucis, fier de son courage civique, heureux d’être sorti vainqueur du combat féminin dont Mlle Thulette était le prix, flatté de l’anxiété tendre qu’il lisait dans les grands yeux de Fanny, il marchait tout vivant dans son rêve étoilé et autour du boulingrin que les Monégasques dénués de poésie surnomment « le camembert ».

Pas plus que la jeune femme dont le pas préoccupé martelait nerveusement le trottoir, il ne s’apercevait que leur promenade circulaire recommençait indéfiniment, tournant, tournant, comme les bons chevaux de bois verlainiens.

Tout à coup, la voix de sa compagne troubla la béatitude injustifiée où il s’enlisait :

— J’ai à vous parler, Edvard, et de choses sérieuses.

— Je vous écoute, chère amie.

Et il pensait, avec une gaminerie malicieuse, déjà révoltée : « Va-t-elle me poser, elle aussi, son ultimatum et m’interdire d’approcher Thérèse ? » Or — bien que follement épris — son orgueil masculin se cabrait instinctivement contre toute mise en demeure formulée sur le mode impératif cher aux tzars et aux négriers : l’ukase de l’oncle Tom.

Mais sa partenaire, trop fine pour pratiquer le despotisme sans nuances, répéta :

— Oui, Edvard, j’ai à vous parler. Et comme je suis très embarrassée à l’idée de vous dire ces choses…

— …sérieuses ?

— …très sérieuses, je me rends compte que j’aurais manqué d’audace, seule avec vous, dans le trouble plus grand du tête-à-tête. Alors, je vous ai emmené ici.

— Vous avez plus de bravoure en public ?

— Oui, la présence de tous ces figurants sur la terrasse, dans les allées, me rassure un peu. Ils sont tout près de nous et très loin à la fois. Alors, devant ces anonymes qui ne m’entendront pas, j’oserai mieux vous exprimer ma pensée intime… Asseyons-nous sur ce banc, voulez-vous ?

Edvard obéit sans répondre, agréablement surpris de ce préambule qui n’indiquait aucune prétention d’exigence.

Nichée contre lui, Fanny reprit à voix basse :

— Edvard, vous vous êtes placé dans une situation fausse qui ne peut se prolonger.

— Pourtant, c’est le propre des situations fausses.

— Ne riez pas, méchant ! Vous avez renoncé à un mariage sans rompre officiellement vos fiançailles ; tant que l’intéressée demeurait loin de nous, c’était votre affaire. Mais aujourd’hui, la présence de cette jeune fille, en tiers avec nous, complique les choses.

— Évidemment ; les mariages à trois, on les admet, mais des fiançailles à trois pourraient choquer, même à Monte-Carlo.

— C’est à vous de trouver une solution. Je ne vous demande rien. Je ne veux même pas chercher si j’ai quelque titre à invoquer… Je vous dirai seulement ceci : Je vous aime, Edvard ; je vous aime comme je n’ai jamais aimé aucun être, et je puis vous certifier que vous êtes le premier homme qui reçoive mon aveu d’amour…

Plusieurs fois sa voix ardente répéta ces mots sur quoi le monde entier repose. Et le jeune homme s’enchantait à les entendre.

Elle continua :

— La Vie m’a toujours murée dans une impression d’isolement atroce… Si vous saviez comme elle est horrible l’existence de ces dépareillées de l’amour qui errent dans l’existence, frôlant des convoitises, salies par le désir des passants et seules, toujours seules, sans jamais rencontrer leur double ! Aussi, mon ami, si vous vous éloignez de moi, je redeviendrai l’étrangère lamentable perdue au milieu de la foule… Ne me rendez pas à ce désespoir !

À ce jeune homme indécis, elle venait de parler le langage qu’il fallait : cette ardente déclaration féminine était la plus sûre coquetterie qui pût enflammer un cœur trop facilement paralysé par le doute de soi, mais enivré par la chanson banale et vraie des phrases qui l’étourdissaient de tendresse tout en exaltant sa vanité.

Tandis que Fanny égrenait sa litanie amoureuse, le comte Kolding voyait les promeneurs qui passaient auprès d’eux jeter des coups d’œil admiratifs sur sa compagne, surpris par la grâce non pareille du séduisant visage qui se penchait vers lui. Avec l’orgueil des amoureux, toujours un peu exhibitionnistes sans s’en douter, il se disait : « S’ils pouvaient deviner de quelles confidences elle me gratifie ! »

C’était l’heure du déjeuner. Bien que cette formalité leur fasse perdre un temps précieux, les joueurs (surtout ceux qui ont de l’estomac) ne peuvent se passer de manger. Les portes du Casino livraient passage aux décavés couleur citron qui s’arrêtaient un instant, au haut des marches, clignant des yeux de chouette sous l’éblouissante lumière de midi.

Edvard reconnut dans la foule la silhouette mince du prince Jaime ; suivie d’un secrétaire qui classait ses cartes de pointage, l’Altesse ibérienne allumait une cigarette sous le péristyle avant de rentrer à l’Hôtel de Paris. L’année précédente, le prétendant honorait de son auguste présence le Thulette-Palace, attiré, disait-on, par la beauté de Fanny…

À cette minute, Edvard entendait la voix de son amie chuchoter passionnément : « Vous êtes le premier homme qui reçoive l’aveu de ma tendresse !… »

Infinie variété des choses ! l’Andante symphonique où tel commentateur voit une procession funèbre, un autre mélomane y découvre la peinture des sources du Nil.

Le lied enamouré que modulait Mlle Thulette prit pour lui un sens qu’elle ne prévoyait pas. « Elle me préfère, traduisait-il, à toutes ses conquêtes, même les plus flatteuses… Et son passé d’hier défile en ce moment devant elle sans réveiller même l’ombre d’un souvenir parce que je suis là… Les autres ont pu l’aimer, ils ne l’ont jamais entendue parler comme elle me parle à moi. »

Attisée par ces réflexions, la passion du comte Kolding s’échauffait jusqu’à l’incandescence. Manifestement, Fanny exerçait sur cet inflammable Norvégien un prestige analogue à celui des actrices — à cette différence près qu’une théâtreuse n’aime jamais un homme, mais un public. Il se glorifiait (ô jeunesse), d’être aimé d’une femme vers qui convergeaient les mille regards, les mille désirs de la foule. Il se disait : « Elle a excité l’universelle convoitise et pourtant nul n’a jamais touché le cœur de cette indifférente qui passait au milieu des adulations sans entendre « le murmure d’amour élevé sous ses pas ».

Impatient de réaliser son rêve, l’amoureux résolut de pousser Fanny à un engagement décisif. Et il crut habile de répondre, avec une froideur démentie par des battements de cœur qu’aurait perçus le plus mal construit des stéthoscopes :

— Ma chère Fanny, je ne vous comprends guère… Qui, de nous deux, aurait sujet d’adresser des reproches à l’autre ?… Vous ne pouvez, sérieusement, prendre ombrage d’une fillette sans conséquence envers qui j’ai tous les torts et que je froisse un peu plus chaque jour… Je me comporte fort mal avec elle — cela, en votre honneur — et si j’ai hésité jusqu’à présent à rompre nos fiançailles, c’est par respect humain d’abord, et ensuite parce que je redoute infiniment les scènes où je dois jouer un rôle pénible. Mais je suis tout prêt à vous donner des preuves d’un attachement qui ne s’est jamais démenti… Pouvez-vous en faire autant ?

— Que voulez-vous dire ?

— Je dis… (il hésita un instant) je dis que vous possédez l’art subtil d’utiliser la promesse au détriment de la réalisation… Je dis que vous m’avez autorisé à tout espérer, dès le premier jour, pour vous montrer ensuite d’une réserve au moins singulière… Avec vous on ne voyage pas sur le fleuve du Tendre, mais sur des montagnes russes. Je m’inquiète ? Vous m’entourez d’une ensorcelante tendresse. Je m’enhardis ? Vous battez en retraite. Vous me sentez exaspéré ? Alors, vous me concédez une de ces faveurs irrésistibles qui affolent… pour mieux vous refuser, la minute d’après. Ah ! Fanny, faut-il que vous m’ayez torturé de doute pour qu’à cet instant où vos paroles devraient me bouleverser de joie, je songe, avec un scepticisme échaudé : « Quel revirement me prépare encore ma belle capricieuse ? »

Il aurait continué, en sa vanité d’improvisateur qui s’applaudit de ses trouvailles, mais un geste violent de Fanny l’interrompit, qui balaya ses pauvres arguties. Intensément, elle fixa sur lui ses prunelles profondes et répliqua d’une voix sourde :

— Si vous saviez… Si vous saviez ce que signifie mon attitude… Ah ! j’aurais un tel bonheur à me donner entièrement !

Cet aveu brutal fouetta le jeune homme, comme une caresse cynique. Il cria, presque :

— Alors, pourquoi…

Fanny désirait profondément lui apprendre l’ingénue vérité… Mais elle le considéra plus attentivement et son intuition d’amoureuse devina quels sentiments s’agitaient en lui. Elle eut cette prudence : « Prenons garde ! Je dois l’éblouir pour le subjuguer, non l’attendrir. Sa jeunesse, avide de sensations rares, ne saurait apprécier ma virginité dont la révélation lui causerait plus de surprise que de joie. Donc… »

Donc, réprimant ses dangereuses velléités de franchise, Fanny médita quelques minutes et répliqua, bien résolue à rester la Célimène indéchiffrable :

— Si j’ai laissé voir, dès le premier jour, combien vous me plaisiez, c’est que j’ignorais votre vie privée, vos attaches, vos promesses… Aujourd’hui, si je refuse de vous céder, ce n’est pas par coquetterie, je vous le jure, mais ma fierté se trouve en jeu.

— Votre fierté ?

— Certainement ! Vous me poursuivez ostensiblement sous les yeux d’une jeune fille avec qui vous n’osez point rompre : ma méfiance prévoit les conséquences de votre conduite ambiguë. Je vous aime, je vous le répète sans honte, mais je n’entends pas être votre aventure de clôture, la dernière avant le mariage… Non, je vaux plus que ça ! Si vous aviez été libre, je serais devenue votre maîtresse, sans me marchander. Mais, devant la rivale qui se dresse contre moi, je me refuse à vous ménager la possibilité d’un pardon, le jour où un tardif repentir vous ramènerait aux pieds offensés de Mlle de Tresme. Je suis aussi honorable que votre fiancée, Edvard. Si vous m’aimez, épousez-moi.

— Mais qui vous dit que cela ne soit pas mon intention ? murmura l’envoûté.

Malgré la mévente des âmes, Edvard, à cet instant, eût vendu sa part de Paradis pour assouvir son désir. Fanny le fascinait, redoutablement belle, d’une beauté dont l’amour et la combativité centuplaient le pouvoir. Il contemplait, éperdu, les grands yeux de la jeune fille, son regard à la fois despotique et câlin, sa pâleur ardente, sa bouche qu’il aurait voulu mordre…

Au-dessus du banc où ils étaient assis, un mimosa penchait ses grappes d’or qui jetaient dans l’air des effluves violents et doux en lesquels Kolding, grisé, croyait respirer le parfum même de Fanny. Accablé d’une volupté plus forte que son vouloir, il sentait défaillir ses énergies dernières, prêt à sombrer dans les énivrements de l’extase acceptée.

Fanny, dont la finesse aux aguets l’observait avec acuité, semblait attendre quelque chose ? Un tzigane, peut-être, apparaissant en veste rouge, du Massenet au bout de son archet énamouré ? Brusquement, elle crut entendre l’heure décisive sonner au cadran de l’occasion. Elle se leva :

— Alors, venez.

Le comte Kolding la suivit, machinalement. Elle franchit le seuil de l’hôtel Thulette, emmena Edvard dans la salle de lecture et, l’installant devant un secrétaire, déclara :

— Commencez par vous dégager en écrivant à Mlle de Tresme.

Le rêveur « réalisa » que, seules, des preuves matérielles inspireraient confiance à Fanny, demeurée sur ses gardes depuis l’audacieux sans-gêne avec lequel il s’était joué de Thérèse. Soumis, sans aucune susceptibilité, il prit une feuille de papier, réfléchit une minute, puis écrivit :


« Mademoiselle,

« Vous m’avez tenu tout à l’heure un langage qui me signifiait clairement une menace de rupture. Je désire vous confirmer que je m’incline respectueusement devant votre décision. Je ne crois pas, en effet, que je sois digne d’assurer votre bonheur. Nos familles nous avaient fiancés trop jeunes : il est dangereux d’aliéner la liberté d’un homme et d’une femme alors qu’ils ont encore l’âge des enfants. Je vous rends le droit de choisir l’époux accompli que vous méritez.

« Daignez agréer, Mademoiselle, mes respectueux hommages.

« Edvard Kolding. »

Mademoiselle Thulette avait lu par-dessus l’épaule du jeune homme. Lorsque Edvard, un peu confus malgré tout, cacheta sa lettre, une expression de joie triomphante transfigura Fanny. D’un geste tendre et puéril, elle caressa doucement la tête blonde du parjure. Elle dit :

— Maintenant, allons informer mon père.

Cette phrase réveilla, chez Edvard, le souvenir de sa propre famille : quel accueil réserverait la comtesse Kolding à ces nouveaux projets d’union ? Chatouillé par le petit frémissement désagréable avec lequel on examine l’eau, le jour du premier bain froid de l’année, il pensa : « Je vais devenir le gendre de M. Thulette ». Mais il regarda Fanny ; une émotion l’étreignit, qui abolissait toute hésitation à l’idée de la possession proche. Et il suivit la jeune fille avec le haussement d’épaules du Béarnais opinant : « Paris vaut bien une messe ».

L’administrateur des Grands Palaces se tenait dans son bureau. Voyant entrer les deux jeunes gens, il salua sa fille de cette exclamation qui parut à Edvard souverainement inopportune :

— Je commençais à croire que tu avais oublié l’heure du déjeuner !

Mais l’interpellée eut un joli sourire entendu en répliquant :

— Il s’agit bien de déjeuner !

Et elle énonça, des éclairs de fierté plein les yeux :

— Je te présente le comte Edvard Kolding, mon fiancé.

Le noble Norvégien ne put se dispenser d’ajouter alors quelques paroles appropriées, dénuées d’éloquence, et que troublait en outre l’attitude de M. Thulette, vieillard mince, au visage rusé, dont les regards froids le congelaient bien que, dans sa patrie, il eût souvent affronté des températures extrêmement basses.

Edvard s’était attendu à le voir frétiller d’allégresse devant cette inespérée demande en mariage ; et son futur beau-père ne parut même pas flatté. Il ne se montra point impassible (à l’impassible nul n’est tenu) mais morose ; pas longtemps, cependant : à mesure que l’heureux élu parlait, les yeux vifs de M. Thulette semblaient s’imprégner peu à peu du bonheur que proclamaient le visage radieux de la jeune fille et la lueur humide de ses prunelles.

Lorsque Edvard se tut, le père de Fanny poussa un soupir et répondit d’une voix posée :

— Monsieur, je commence par vous déclarer que la volonté de ma fille est la mienne. La sachant d’esprit judicieux, je lui ai toujours permis d’agir à sa guise… Je l’aie vue refuser les meilleurs partis, sans vouloir l’influencer… Aujourd’hui qu’elle accueille enfin une démarche favorablement, la vôtre, je respecte son choix. Néanmoins si je me déclare très honoré de votre demande, ne vous étonnez pas qu’elle me cause une peine sensible… Vous vivez dans un pays lointain. Moi je suis contraint de surveiller constamment mes entreprises qui ne peuvent prospérer que sous l’œil du maître. Et je sais trop que, malgré les sollicitations de ma tendresse paternelle, je ne trouverai jamais le temps d’aller embrasser votre femme. Quelle pénible perspective ! Moi rivé à Paris, à Saint-Sébastien, à Monte-Carlo, Fanny fixée à Christiania : on croira que vous avez épousé une orpheline… Mais, trêve d’égoïsme. Nous reprendrons cette conversation après le déjeuner, si vous le voulez bien, Monsieur, et nous aborderons alors le chapitre de la dot.

Edvard esquissa galamment un geste d’indifférence et se retira.

Il se sentait soulagé, grâce au discours de cet hôtelier diplomate, assez habile pour mimer les appréhensions aristocratiques de son futur gendre en lui faisant comprendre que le comte Kolding n’aurait jamais à craindre l’encombrement d’un beau-père indésirable.

Fanny, elle, avait tout de suite compris le tendre machiavélisme de son père. Touchée, elle songeait : « Papa a du doigté. À présent il sera pour moi un auxiliaire dévoué ». Et elle ne doutait plus de la réussite.

En sortant du bureau de M. Thulette, Edvard se trouva seul un moment avec Fanny. Prenant les deux mains de la jeune fille dans les siennes, il questionna doucement :

— Êtes-vous contente ?

— Je suis profondément heureuse, répondit-elle gravement.

Vous ne direz plus « non », maintenant ?

Fanny, pour toute réponse, lui tendit ses lèvres. Le jeune comte Kolding, tout frissonnant de désir, se sentit définitivement possédé. Il se remémora le mot de ce Caton l’Ancien dont les jeunes Français négligent trop les ouvrages, pour se vouer exclusivement aux feuilletons du Matin : « L’âme d’un homme amoureux habite dans un corps étranger ».

En effet, à cette minute, Edvard emportait cette conviction que son âme captée désertait son corps pour s’identifier à celle de l’extasiante Fanny.



CHAPITRE VII


Fanny Thulette ayant pris une feuille de son luxueux papier à lettres (un peu trop luxueux peut-être) mordilla rêveusement le bout de son porte-plume et en trouva le goût détestable. Sans s’obstiner, elle abandonna ce produit de l’industrie allemande pour un stylographe anglais et, se caressant les lèvres de sa langue souple, elle commença d’écrire :

« On peut définir la vieille fille : une créature anguleuse, généralement disgraciée, aigrie et fanée par l’attente du mâle récalcitrant.

On reconnaît la jeune fille : une merveille d’innocence curieuse et de fraîcheur ingénue, éphémère comme une fleur.

Mais de quel nom appeler cet être intermédiaire qui n’a point la sécheresse de l’une, qui n’a plus la jeunesse de l’autre : la jolie fille célibataire qui a passé l’âge de l’ignorance sans perdre sa virginité, qui a vieilli sans enlaidir, toujours désirable, mais désirée comme la voluptueuse Aphrodite et non plus comme la chaste Psyché ?

À présent, que par la force d’une vérité mathématique, le quatrième lustre du vingtième siècle deviendra l’ère des vieilles filles (toutes les vierges bonnes à marier en 1914 se trouvant vouées au célibat dans une proportion de soixante-quinze pour cent) ne convient-il pas de considérer leur situation sous un autre jour ?

Les vieilles filles ne sont pas forcément ou des déshéritées de la nature, ou des indépendantes sans vergogne qui ont cherché leur bonheur clandestin en dehors du mariage.

Il en est qui, jolies, aimables, séduisantes, coifferont Sainte-Catherine sans perdre leurs attraits ni leur vertu, veuves avant d’être fiancées, obligées de vivre sans compagnon par la nécessité d’un temps où le sexe faible prédominera le sexe fort.

Ne montrerait-on pas une révoltante injustice en laissant peser une suspicion d’immoralité sur ces vieilles filles toutes spéciales sous prétexte que leur apparence n’offre point la laideur et les ridicules d’une virginité coriace ?

Dès aujourd’hui, et demain encore, de par la fatalité de la guerre, vingt fiancées se présenteront pour un mari. Or, ces dix-neuf laissées pour compte peuvent être charmantes, gracieuses… et chastes, oui, chastes, bien qu’elles soupirent comme les pèlerins d’Emmaüs : « Mon cœur est chaud en dedans de moi. »

La femme — sous notre latitude, du moins — la femme Anglaise ou Française, la Septentrionale est rarement une bête sensuelle. Elle s’accommode de vivre dans la continence. Plus sentimentale que matérielle, elle ne devient voluptueuse qu’après avoir connu l’amour.

Le nombre des vierges sages, quoique belles et adultes, est plus nombreux que ne le suppose la malice des hommes entraînés à juger notre sexe d’après leur tempérament : ils croient à la vertu des laides qui ne les tentent point, mais ils nient la frigidité de celles qui allument leurs sens. Et pourtant, j’en connais, moi, des beautés aux yeux troublants, restées honnêtes, pures comme la fumée de l’holocauste offert à Jéhovah par Jéthro.

Or, ces jolies vestales, ces vierges de trente ans, de quel nom les désigner pour les distinguer nettement des jeunes filles qu’elles ne sont plus, des filles qu’elles ne veulent pas être, des vieilles filles auxquelles elles ne ressemblent pas ?

« Mademoiselle » semble injustifié. « Madame » est une injustice…

Si on les appelait : les « Dames Blanches » ?

Cher Maître, c’est une vieille fille qui vous soumet ce sujet de méditation, une vieille fille qui va se marier grâce à vos conseils et qui désirerait savoir, avant de la perdre, quel titre mérite exactement sa virginité insoupçonnée mais réelle… »

Fanny Thulette demanda le Tout-Paris. Elle y lut plusieurs fois le nom de Bergeron. Mais un seul, celui du philosophe, importait à ses beaux yeux qui ne s’arrêtèrent pas sur les homonymes, ces parents pauvres de la gloire.

Et sur une enveloppe, embaumée de « Quelques fleurs » elle traça l’adresse, appliquée comme une petite fille qui soigne son compliment de jour de l’an :


Monsieur François Bergeron
de l’Académie-Française
PARIS

— Chose singulière que les Postes ! monologua Fanny. Toute ma vie tient dans ce papier. L’enveloppe que rompra seul le juste mais sévère censeur postal, suffit à préserver de l’indiscrétion publique ces feuillets où je m’épanche tout entière… Dois-je signer ? Non. Le style c’est la femme. Bergeron saura bien qui lui écrit cette lettre anonyme.

Elle glissa la lettre dans l’enveloppe et sourit, avec la satisfaction un peu, un tout petit peu vaniteuse de pouvoir (sous le couvert de cette dissertation gravement puérile) apprendre son prochain mariage au philosophe, en guise d’épilogue à l’étrange confession qu’il avait reçue quelque trois mois auparavant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trop de Parisiens oublient la guerre ; au pays monégasque c’est pis : ceux qui s’en occuperaient avec excès passeraient pour des originaux. Le sage Thulette désirait passionnément tenir lui-même et ses affaires « au-dessus de la mêlée ». Mais cette attitude, possible pour un Jean-Christoboche, devient parfois difficile pour un hôtelier. Le père de Fanny constata non sans quelque ennui qu’un certain nombre de ses fidèles lui faisaient faux-bond. Quelques-uns devaient ne reparaître jamais : ceux qui avaient trouvé, en Argonne, ou en Champagne ou à Salonique, un domicile de tout repos. D’autres habitués attendaient que l’heure sonnât de reprendre leur petit commerce d’espionnage que, pour l’instant, ils faisaient fructifier plus près du front.

Il importait d’égayer ce qui restait de clientèle : pour éloigner d’elle les pensées noires causées, sinon par les pertes des Alliés, du moins par celles qu’occasionne la Roulette. M. Thulette décida la reprise des veglioni ; rien de mieux pour consoler son public que la suppression des réjouissances ordinaires à la Riviera risquait d’endeuiller. Pas de Corso au dehors, soit. Mais dans les salons encarnavalés de l’hôtel Thulette, on verrait s’agiter les masques… qui portent des crincrins et des tambours de basques.

— Que diable ! Il faut bien que les neutres s’amusent !

De ce veglione triomphal, dont il attendait beaucoup, sa fille surveillait les derniers préparatifs.

Harcelée par les ouvriers, les fleuristes, les électriciens, elle courait du haut en bas de la maison, preste comme un feu follet, jetant des ordres au passage : « Oui, oui… Des orchidées et des œillets, dans la galerie vitrée… Comme éclairage, dans le hall, une guirlande de lanternes persanes… »

Cette fête — le Petit Monégasque s’en portait garant, avec une éloquence persuasive qu’on lui payait 25 francs la ligne — cette fête « présenterait l’attrait d’un bal public, tout en conservant le décorum d’un divertissement privé ». Les hôtes du Palace y fusionneraient pour un soir, sous la protection du loup et du domino ; les femmes dites comme il faut goûteraient le plaisir, dont elles ne se rassasient point, de frôler des filles que le moraliste Dumas fils parquait dans le « Demi-Monde » et qui appartiennent en fait, à tout le monde ; les riches étrangères s’adonneraient à la joie d’intriguer des inconnus et de se promener au bras du premier venu dans la cohue grouillante d’une foule bariolée, pour accomplir impunément les inconvenances rituelles dont s’accompagnent les veglioni dignes de ce nom.

Au cours de ces incessantes allées et venues. Fanny passa par un appartement inoccupé pour gagner plus vite le corridor du second étage. Comme elle traversait la pièce, elle perçut des voix si distinctes qu’elle entendit plusieurs mots et aussitôt reconnut l’accent de Mme de Tresme. Elle s’arrêta net. Une rapide inspection des lieux lui fit constater que la chambre et le salon voisins étaient les pièces louées par la baronne. Cet examen lui inspira une envie irrésistible, une envie de fille mince…

Construit, comme tous les immeubles modernes, par un architecte plus soucieux de faire rapidement fortune que d’employer des matériaux de bonne qualité, l’hôtel Thulette, si majestueux d’aspect, n’offre à sa richissime clientèle que des appartements aux cloisons en papier à cigarette totalement impuissantes à défendre leurs habitants contre les curiosités ambiantes — et les incursions — problématiques en Riviera — des gothas.

Comme les dames de Tresme, dans l’ignorance de cette particularité, parlaient sans étouffer leurs voix, il suffit à Fanny de coller contre le mur son oreille indiscrète pour surprendre toute leur conversation.

— Non, Thérèse ! disait la voix irritée de Louise de Tresme. Il ne faut pas me demander cela : je refuse de partir…

— Pourtant, maman, après l’affront d’Edvard…

— Cet affront, je l’ignore ; je veux l’ignorer ; en somme, est-ce à moi qu’il a écrit une lettre de rupture ?… Tu peux m’avoir dissimulé la chose…

— Oh ! maman… Dans quel but ?

— Je vais te l’expliquer, ma chérie… Et tâche de suivre intelligemment mes instructions…

— Jusqu’à présent, cela ne m’a guère réussi… Vous me conseillez de menacer Edvard : il en profite pour reprendre sa parole. Vous m’approuvez de feindre un flirt avec le marquis Yuerta : cet Espagnol, à ma grande surprise, s’éprend aussitôt de moi ; et mon fiancé exulte de recouvrer sa liberté…

— Nous nous y prenions mal… Edvard n’est pas un garçon comme les autres ; c’est un original qui se soucie peu de coquetteries. Pour lui plaire, il faut se jeter à sa tête. Eh bien ! tu t’y jetteras…

— Oh ! maman…

— Petite sotte ! crois-tu que c’est en répétant : « Oh ! maman » d’un air effarouché que tu feras la conquête d’un mari ?… Oui ou non, veux-tu devenir la comtesse Kolding ?…

— Mais…

— Pas de « mais ». Obéis-moi… et surtout ne te laisse pas paralyser par une honte déplacée : une fille ne commet rien de honteux lorsqu’elle obéit à sa mère, ne l’oublie jamais… Fais croire à Edvard que tu as déchiré sa lettre sans me la montrer, craignant que je ne me fâche et que je ne reparte pour Paris sans vouloir accepter ses excuses par la suite… Avoue-lui adroitement que la pour de te trouver éloignée de lui a surmonté ta colère et que tu lui pardonnes l’offense commise dans un moment d’aberration… Reproche-lui la peine dont tu souffres, plains-toi gentiment, avec une voix douce, avec des regards tendres…

— Je n’oserai pas, maman ; vraiment, je n’oserai jamais !

— Mais, petite godiche, naturellement, tu n’oserais pas s’il s’agissait de lui tenir ces propos sur l’heure, en plein soleil, sur la terrasse ou au jeu de tennis… Mais, par bonheur, il se présente une occasion exceptionnelle de risquer cette démarche sans la moindre gêne !

— Quelle occasion, maman ?

— Le veglione !… Il a lieu dans deux jours… Si tu ne profites pas de cette circonstance pour reprendre ton fiancé, tu seras bien maladroite… Sous le masque, on peut tout dire… L’incognito du loup et du domino excite les audacieuses, enhardit les timides… Initie-toi à l’esprit du bal masqué, exerce-toi à dissimuler tes manières, à parler d’une voix de fausset. Et, après-demain soir, sous prétexte d’ « intriguer » le comte Kolding, tu le bloqueras dans un coin de la salle et tu lui feras ta déclaration comme si tu parlais pour le compte d’une tierce personne… Ne m’interromps pas ; ce jeu est de rigueur durant le veglione… Chacun intrigue, provoque, ahurit ceux qu’il approche, grâce au déguisement qui le protège…

— Mais si Edvard est déguisé et masqué, comment le reconnaîtrai-je dans la foule ?

— J’ai tout prévu. Je sais qu’il s’est adressé, comme nous, au costumier Verani. Hier, pendant ton essayage, je n’ai pas eu grand mal à savoir, de l’ouvrière qui livre en ville, le signalement du comte Kolding… Ces fillettes ne s’étonnent jamais de ces questions indiscrètes et y répondent avec une précision qui leur rapporte de copieux pourboires en temps du carnaval… Edvard a commandé simplement un domino de soie rouge à revers de satin blanc, qu’il endossera par-dessus son habit. Le masque de velours noir, il ne le portera que s’il veut intriguer… Tu vois qu’il sera facilement reconnaissable.

— Mon Dieu, maman, pourquoi tous ces tracas ?… Nous échouerons encore. Il est trop amoureux de cette Fanny Thulette… On prétend maintenant qu’il l’épouse ! le bruit en court tout l’hôtel…

— Il devait bien t’épouser, toi aussi ! C’est un monsieur plutôt volage qu’on peut amener aisément à changer d’avis. Quand il le verra en jeune Grecque, avec cette tunique échancrée qui dégage le cou, la gorge et les épaules… Une gamine de ton âge possède rarement cela dans un état présentable… Je ne comprends que trop tard combien ces avantages sont appréciés d’un prétendant, beaucoup plus que les vertus d’une éducation accomplie… Voyons, Thérèse, montre-moi tes épaules. Bombe la poitrine. Souris en découvrant tes petites dents… Tu seras ravissante. »

Fanny aurait beaucoup donné pour voir à travers la cloison. Elle prenait un plaisir imprévu à se représenter la transparence de cette chair délicate de vierge que la timidité devait pastelliser de rose… Mais elle sursauta quand la baronne reprit avec véhémence :

— Quant à mademoiselle Thulette, celle-là, j’en fais mon affaire !… Cette effrontée se trompe du tout au tout si elle imagine son mariage réalisable…

Fanny étouffa un cri de colère : quelle abomination, pensait-elle, que ces conseils maternels, dispensés avec le cynisme familial des lessives faites à huis clos !

Quelques instants encore, elle écouta. Mais les dames de Tresme n’échangeaient plus à présent que ces lieux communs lénitifs par quoi s’adoucit, entre gens comme il faut, la conclusion des discussions un peu âpres.

On frappa à leur porte : une femme de chambre entrait chez elles.

Alors Fanny, songeuse, se retira lentement.

La griserie de sa récente victoire se dissipait. Il faudrait lutter encore, vaincre le charme trop réel de cette fillette dont une mère, pourtant irréprochable, dénudait la joliesse frêle pour séduire un fiancé sensuel, avec des audaces éhontées de procureuse.

Elle médita longuement, les sourcils froncés, le regard assombri…

Mais bientôt son visage s’éclaira et reprit son expression d’énergie coutumière. Délibérément, elle entra dans le bureau où son père travaillait. Immédiatement, M. Thulette comprit qu’elle venait réclamer son appui ; sa fille l’intéressait énormément, depuis quarante-huit heures ; il la surveillait comme une affaire en train. Tout de suite, Fanny, un peu nerveuse, entra dans le vif du sujet.

— Papa il ne faut pas qu’Edvard assiste au veglione

Le soir venu, M. Thulette abordait son futur gendre. Et, d’autorité, il lui disait :

— Nous partons.

— Au café ?

— Plus loin.

— Au Casino ?

— Encore plus loin.

M. Thulette souriait d’un air à la fois inquisiteur et furtif. Le jeune homme soupçonna des intentions très vagabondes.

— Vous voulez aller à Nice ? Plus loin ? À Paris, peut-être, pour vos affaires ?

— Pour mes affaires, en effet. Mais pas à Paris. À Roscoff.

— Où est-ce ?

— En Bretagne. Je veux planter là les jalons d’un nouvel hôtel Thulette. Entreprise fort intéressante, croyez-le. Vous déplairait-il d’effectuer ce petit voyage en ma compagnie ? Nous gagnerons ainsi à nous mieux connaitre.

Redoutant l’opposition de sa mère, à laquelle il ne s’était pas encore décidé à écrire, Edvard s’excusait à l’avance des complications qu’il prévoyait en témoignant au père de mademoiselle Thulette une extrême complaisance.

Il n’osa refuser et s’inquiéta seulement de savoir si Fanny serait de la partie.

— Impossible, fit M. Thulette, catégorique. Et les préparatifs du veglione ?

Puis il ajouta, très aimable :

— Vous aurez toute la vie pour voir celle que vous aimez.

Le comte Kolding, trouvant dans cette assurance une consolation, répondit :

— Je vous suivrai avec le plus grand plaisir.

Et il s’en fut, un peu mélancolique, boucler sa valise, en songeant : « Jamais je n’ai été plus séparé de Fanny que depuis le jour où j’ai cru me rapprocher d’elle ». Pour se réconforter il ajoutait : « Elle est à moi ». Mais il proférait cette affirmation sans énergie, sans éclat, marri de constater que propriété n’implique pas forcément possession — quoi qu’on dise.

Cependant, l’hôtelier resté seul se frottait les mains avec une vivacité joyeuse. M. Thulette adorait les voyages.



CHAPITRE VIII


Le menton dans la main, le coude sur la table, M. Thulette se remémorait ses voyages d’antan, non pas les randonnées lointaines à travers les deux Amériques, mais son premier déplacement — inoubliable — au pays des hôteliers, dans la Suisse, auberge du monde, qu’il avait parcourue… comme le temps passe !… voilà plus d’un quart de siècle.

Tout jeune alors, encore inexpérimenté, mais futé déjà, sa mine débrouillarde amusait : un vieux juif très riche et très neurasthénique, brusquement, lui proposa de l’accompagner à Monte-Carlo comme interprète, car ce millionnaire francfortois nasillait un « yddisch » si violent que, dans les hôtels, même bien tenus, la valetaille, parfois, ne pouvait s’empêcher de lui rire au nez — qu’il portait long et crochu.

Enthousiasmé, Thulette partit pour la Côte d’Azur dans les bagages de son coreligionnaire qui, le soir même de son arrivée à Monte-Carlo, lui remit trois louis avec ce plan de campagne : « Nous resterons ici douze jours ; tu aventureras chaque matin 5 francs à la roulette ; c’est assez pour goûter les émotions du jeu et il est fort possible qu’au moment de notre départ il te reste du bénéfice. Va, et que te bénisse le Tout-Puissant, béni soit-il ! »

Le débutant réfléchit quelques secondes dans l’atrium ; puis il entra dans la salle de jeu, s’approcha de la première table et, trop impatient pour miser au compte-gouttes, comme le conseillait son prudent bailleur de fonds, il résolut de jouer toute sa masse, d’un seul coup.

Sur une chance simple ? Allons donc ! Qui ne risque rien n’a rien. Entre tous les numéros, le 20 le tentait, parce que c’est au 26 de la Judengasse (aujourd’hui Boernestrasse) que tout bon Francfortois admire, révérencieux, la maison ancestrale des Rothschild, divin berceau.

Résolument, il posa sur le 26 ses trois louis, toute sa fortune.

La petite bille blanche sautilla, nerveusement, rageusement, puis, vite lasse, prit le parti de se reposer dans la première case venue, n’importe laquelle.

Et la voix indifférente du croupier annonça :

« 26, noir, pair et passe ».

Un rateau poussa devant le joueur tout pâle, qui s’en empara, les mains tremblantes, un petit tas d’une vingtaine de louis, vingt-cinq, trente peut-être (ses yeux papillotants d’émoi y voyaient à peine) ; sur l’or, un billet de mille et un de cinq cents francs vinrent se poser. Le gagnant s’éloigna, d’un pas ivre.

Fier de cette bourse de voyage inespérée, le cœur incendié de joie, comme Enoch qui, ravi au Ciel, fut changé en feu et devint Metamoron, l’heureux Thulette abandonna prestement son compatriote, désormais inutile, et s’offrit une ballade en Suisse qu’il désirait depuis longtemps.

Elle l’ennuya certains jours.

À Zurich, notamment, sa jeune âme tumultueuse déplora la monotonie de ce superbe pays tranquille et fixe. La belle chaîne de montagnes blanches qui, le jour de son arrivée, décorait le fond du beau lac lapis-lazulique, ne cessait jamais de le décorer. Alors, parfois, accoudé à la belle terrasse du bel Hôtel Belle-Vue, il s’écriait intérieurement :

— Oh ! mon Dieu, comme c’est beau ici ! Comme c’est calme et immuable !

Or, un soir, vers six heures, il arpentait, l’âme plutôt mélancolique, les quais aimables qui bordent le lac. Les soldats promenaient leurs petits bourgerons et leurs petites baïonnettes de poche. Le jour jaunissait doucement, graduellement, les montagnes et l’horizon se violaçaient. Les montagnes, oui, les montagnes, là-haut. Et, là, le lac, oui, le lac. L’eau s’huilait de mauve, des barques circulaient par l’effort cadencé et ployé des rameurs debout. Les bateaux à vapeur baudelairiens chantaient leur Invitation au voyage et faisaient la navette d’une rive à l’autre, charmés de desservir les villages de ces sites riants.

Que faire ? Il s’était fort peu diverti, la veille au Corso, dont le portier de l’hôtel, expert en géométrie sentimentale, lui avait mystérieusement vanté les horizontales, les bars parallèles, les gens de cercles s’ébattant loin de leurs carrées.

Sa promenade incertaine le conduisit jusqu’à la Tonhalle, immense construction de couleur orange et de style allemand, indien, chinois… voire presque français puisqu’elle s’apparente au Trocadéro de Paris, imité du Longchamp marseillais, assure Bartholdi, sculpteur éloquent. Et cette considérable bâtisse s’étale au milieu d’un jardin anglais à l’usage des Suisses.

Commodément installé devant une tasse de café (chicorée et réglisse) dans la galerie du pourtour, le voyageur dominait la terrasse, encombrée de ménages pacifiques et d’étudiants assoupis.

Des brumes incertaines flottaient sur le lac dont on devinait les vagues au léger clapotis en sourdine. Sous l’éclairage violent des trop somptueux réverbères, les feuilles des arbres acquiéraient des teintes bizarres, ni roses, ni bleues, ni jaunes, ni violettes, mais impressionnistes et impressionnantes.

Et l’orchestre vrombissait, avec douceur, l’ouverture de Poète et Paysan, gentille et bébête, pour la plus grande joie des petits employés mélomanes qui, chaque soir, leur labeur achevé, viennent absorber du son, comme les ânes débâtés absorbent du foin.

Peu à peu, le Francfortois Thulette prenait en horreur cette emphatique et dérisoire construction découpée comme les pièces de pâtisserie que l’on appelait, sous le Régent, des « Sultanes », ces lourds balcons dorés sans discrétion, cette diarrhée d’ornementation, ce vomis de peinturlurage. Et, dans son exécration, il comprenait, injuste, les avenues plantées d’arbres équidistants, les pasteurs compassés, les journaux lourds et les Zurichois même si occupés de leur commerce extérieur que, se souciant comme des poissons de la pomme de Guillaume Tell, ils ont remisé depuis belle lurette la cornemuse et le ranz qui était dedans, et tout leur beau passé de poésie et de gloire.

Ainsi songeait, inique parce qu’excessif en ses généralisations amères, le voyageur Thulette.

Et ses méditations, de plus en plus assombries, finirent par obscurcir son âme dolente, et le lac pacifique, et l’agressive Tonhalle, de si noires pensées qu’il comprit : « un seul remède me reste : la fuite ; prenons-le, prenons-la ».

Adieu Zurich !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Quand M. Thulette débarqua, rasséréné, à la gare de Bâle, il descendit, le nez au vent, tout guilleret, vers la ville. Le vieux pont du Rhin le captiva un instant. Comme il crachait parfois en fumant, il consacra quelques minutes à créer des ronds, sur l’eau, par-dessus le parapet. Son cigare terminé, il se remit en marche. Il monta du côté du Musée qu’il dédaigna, non pour les trop nombreux Bœcklin qui servent de repoussoir aux Holbein, mais simplement parce qu’aucune peinture ne l’intéressait.

Obliquant dans la direction du temple protestant, il halta sur une terrasse du haut de laquelle il laissa tomber son regard vers la plaine immense et calme. Un instant, il essaya de se convaincre qu’il était ce Melanchton, tontaine, ce Melanchton, tontaine tonton, dont la statue orne le portail de l’Église, et qu’il prêchait la Réforme.

Mais trop foncièrement israélite pour comprendre l’état d’âme d’un parpaillot, son rêve, d’ailleurs taquiné par des tiraillements d’estomac, s’évanouit bien vite et le voyageur se rendit sur la Grand’Place.

Là, devant l’Hôtel de Ville peinturluré, dans la salle basse d’un restaurant où sommeillaient, piquées de mouches, les effigies des conseillers fédéraux, il avala une salade de cervelas, mâcha du rosbif aux pruneaux et but des chopes innombrables, cependant qu’une courte servante rougeaude, à tablier blanc, jouait des valses de Strauss l’ancien, Morgens-blaetter, Künstlerleben, et tant d’autres, sur un piano de la maison Burkhardt.

Plongés dans une silencieuse extase, des pompiers écoutaient ; leurs casques déposés à côté de leurs chopes, ils faisaient sortir de leurs pipes d’imposants tourbillons de fumée, comme s’ils eussent voulu suggérer au monde qu’ils s’étaient rendus là pour cause d’incendie.

— C’est beaucoup plus gai, ici, qu’à Zurich ! s’affirma le voyageur, sans aucune conviction.

Pour secouer cette poussière d’ennui qu’il sentait pleuvoir sur lui, implacablement, il pénétra dans une sorte de musée où, mornes, s’étalaient des pertuisanes, des hallebardes, des mousquets et aussi des mannequins godiches aux uniformes fleurant la naphtaline.

Quand il sortit, de grosses gouttes de pluie tombaient, douces et froides. Il revint à l’hôtel, ouvrit la fenêtre, contempla l’averse, des grands chariots chargés de meubles qui passaient en grinçant, conduits par d’épais rustres au feutre noir. Et il bâilla largement, à grand bruit, comme un toutou.

Distraction inespérée : une mouche s’opiniâtrait en vain à gravir le carreau de la fenêtre. Il la regarda monter, dégringoler, remonter encore, agiter des ailes rageuses en bourdonnant de colère. Brusquement, elle s’envola, disparut. Il resta seul. La pluie tombait plus fort.

À bout de force, il se jeta sur l’Indicateur, puis sur sa valise, puis dans un wagon. Et le train partit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non loin de Lucerne, le voyageur descendit à la gare d’un village dont les toits grisâtres pointaient au milieu d’arbres tout spécialement verts. De gras pâturages l’entouraient, où chantonnait une rivière sans prétention. De légères fumées, minces comme la taille de Mlle Polaire, montaient vers les cieux et, vu que c’était le matin, des chiens aboyaient, des bœufs mugissaient et, aux cocoricos de jeunes coqs se mêlaient des gloussements de vieilles poules. Un tableau d’Auguste Boulard ou de Jules Dupré.

Avisant une carriole, le juif errant se fit conduire au seul hôtel de ce lieu, l’Hôtel de la Gare. Il se débarbouilla, trempa dans un bol de café au lait deux ou trois tartines enduites de miel et sortit par le village.

Après avoir dégringolé de petites rues, il en gravit de non moins petites, puis accéda à une place assez vaste, ma foi. Là, un superbe magasin ostendait ses vitrines lavées, frottées, étincelantes « Magasin de tabac ». Thulette ne put s’abstenir d’admirer les pyramides, les château-forts, les escaliers en colimaçon, les gradins disposés en étages, toutes ces constructions ingénieuses que les Suisses ont l’habitude et le don infus d’ériger avec la matière fumable. Soudain, à travers la glace, il aperçut, assise au comptoir, une jeune fille. Tout de suite, elle l’intéressa d’une manière intense et, comme elle se levait, comme elle allait et venait, il la suivit des yeux, partout. En vérité, ses deux yeux la suivaient hardiment et obstinément, à la façon de deux moustiques attachés tantôt aux naseaux, tantôt au quasi d’une génisse innocente. Chaste génisse !

Délicieuse jeune fille !

Elle avait le front doux, les prunelles rêveuses, la bouche calme. Blonde, elle tressait ses cheveux en natte épaisse dans le dos, serrée au milieu par un nœud de velours sombre, un autre nœud les serrait au sommet de la tête. Elle cachait jalousement sa poitrine sous un corsage gris, pudique, et sa robe laissait à peine voir ses pieds chaussés de bottines solides. Pour préserver ses vêtements, elle portait un tablier de couleur claire attaché aux épaules par un double ruban bleu — un petit tablier de famille, coupé, bâti et ourlé un soir dans la clarté paisible d’une lampe à pétrole, sous l’œil débonnaire de sa maman.

Sa maman, elle aussi, était Suissesse des talons aux tempes, intégralement. Mais cette helvéticité ne déplaisait pas aujourd’hui à Thulette. Au contraire, elle le stimulait. Quand il sentit son cœur battre plus fort devant la jeune fille, quand il sentit un à un ses autres organes s’émouvoir, il ne songea pas à refréner cette appétence naissante. Il regarda, chaud de joie secrète, son désir germer, éclore, et, loin de l’arracher, il se reconnut enclin à le cultiver précieusement. C’est pourquoi, entrant dans le magasin, il s’approcha du comptoir chargé de tabac jaune, blanc ou noir, de cigares qu’entourait un anneau de paille, de cigarettes avec tube, alignées à la prussienne dans des boîtes de carton. Sans rien dire, il égara ses doigts parmi cet odoriférant farrago, faisant craquer un cigare, tâtant un paquet de « nicotiane », soulevant une pipe, et ses yeux pétillants, ses yeux moustiques poursuivaient à la dérobée les charmes de la jeune fille. Elle semblait n’y point prendre garde, distraite. Tout de même, elle s’étonnait un peu de ces préliminaires insolites et considérait avec quelque intime émerveillement ces mains blanches, soignées qui, coquettement, inventoriaient l’étalage. Quatre, cinq, qui sait ? six minutes s’écoulèrent. L’acheteur dressa la tête :

— Combien ces cigares ?

— Quinze centimes pièce, répondit la petite marchande dans un français très net, avec un léger, tout léger accent. Et elle précisa :

— En tout, nonante.

Il déposa sur le comptoir, lentement, afin de gagner encore quelques secondes, huit gros décimes français et une petite pièce de nickel suisse, demanda que l’on enveloppât avec soin sa demi-douzaine de cigares, mit la main à son chapeau. Et à voix douce, de peur d’éveiller l’attention de la maman, il flûta :

— Vous êtes exquise. Où peut-on vous voir ?

Comme il s’y attendait, il n’obtint pas de réponse, acheva de saluer et sortit, avec le sourire.

Dès lors, Thulette fut épris. Oh ! non pas à la façon de Roméo ou de Werther. Il n’eut pas un instant l’intention de se pourvoir d’une mandoline et de venir, la nuit, ténoriser des airs langoureux sous le balcon de la bien-aimée. Il ne suspendit pas non plus, à ce balcon, une échelle de corde, afin de s’y balancer au vent, dans « l’aurore grelottante en robe rose et verte » ; il retourna simplement le lendemain, puis le surlendemain, puis les autres jours, choisir quelques cigares, tâter quelques paquets de « petun » et laisser sur le comptoir quelques pièces de monnaie, progressivement plus nombreuses. Il apprit ainsi que le juvénile objet de sa convoitise s’appelait Fraenzle, — Françoise, — qu’elle avait dix-huit ans, que son père, un vieux guide retraité, était mort depuis trente mois, qu’elle vivait avec sa mère et qu’elle était sage et honnête, absolument vertueuse. Ah ! le séduisant fruit vert !

Il risqua de menus assauts partiels : une première fois ses mains frôlèrent celles de Fraenzle, qui frémirent ; une seconde fois, elles les serrèrent ; une troisième, elles les caressèrent. La petite marchande eut un tendre regard surpris et parut éprouver une vague commotion. Un matin, comme les manches de son corsage s’arrêtaient aux coudes, il loua en convaincu les bras fort blancs et fermes que duvetaient de soyeux poils, tout blonde ; elle baissa gentiment ses yeux bleus. Un soir, il lui baisa le poignet et, comme elle se défendait, il la baisa sur la nuque. La vieille mère tricotait avec trop de sollicitude pour s’apercevoir du manège. Et une semaine s’enfuit. Il avait employé en achats divers dans le bureau de tabac cinquante-cinq francs septante. Le huitième jour, jugeant suffisantes ces dépenses préliminaires, il pria Fraenzle de consentir à déjeuner en sa compagnie.

— Là, voyons, dimanche prochain.

Elle répondit en inclinant le front :

— J’emmènerai ma mère.

Ce n’était pas une simple manière de parler : elle emmena sa mère. Elle avait, pour cette solennelle circonstance, revêtu une robe azur, toute unie, et coiffé un large chapeau de paille blanche. La mère s’était pavoisée de bleuets artificiels, de verroteries et de rubans polychromes. Tous trois, graves en même temps qu’épanouis, ils traversèrent un bosquet, puis accédèrent dans le jardin de l’auberge à l’enseigne vaniteuse :

Zur Stadt Paris

La rivière passait par là — attention bien aimable, — et, sur la berge, un vieil homme pêchait à la ligne. Une barque percée disparaissait à moitié dans l’eau ; des canards barbottaient emmi la vase ; une fumée noirâtre s’échappait par delà la rive, d’une cheminée invisible. La servante, trop grasse, apporta le menu. Ce fut un déjeuner confortable. Il ne manquait ni le rosbif aux pruneaux, ni la choucroute, ni la saucisse, ni la bière. Fraenzle faisait preuve d’un appétit vigoureux. Sa mère ne discourait point, toute occupée à la consommation de tant d’aliments révérés. Mais Thulette conversait pour deux, même pour trois, et il y avait un peu d’enrouement, avec de l’espoir et de la tendresse dans ses bavardages.

— Je ne crois pas, disait-il à Fraenzle, tandis qu’elle découpait un gros cervelas en rondelles minces, je ne crois certainement pas que mon cœur ait jamais battu aussi fort que le premier jour où je vous vis. Enfant de la nature, élevée en un site enchanteur, vous manifestez dans vos moindres mouvements cette grâce rustique dont les habitants des villes n’ont même pas le pressentiment. Voyez comme tout ici semble naturel. Votre mère n’ignore pas que je vous aime ; elle ne s’en formalise point. Une heureuse expérience, une longue et douce pratique des droits et devoirs conjugaux, lui ont appris que l’amour est la loi du monde, et que s’y opposer serait enfreindre l’ordre établi dans l’univers.

Et après avoir montré cette mère qui, sourde et myope, ne s’opposait pas, en effet, à l’exécution de la loi du monde, l’amoureux posait sa fourchette, joignait les mains et disait encore :

— Je vous aime Franzle, ma belle enfant. Vous êtes jeune, naïve, et vos appas sont infinis. Mais qui croiserez-vous ici pour vous aimer ? Personne, sinon sur un sentier parsemé de pissenlits, un paysan sans éducation et sans prévenances, ou bien sur la place aux Herbes, quelque chétif employé de mairie ou de la gare, qui vous épousera, vous fabriquera des petiots aussi maigres que lui ; et, toute votre vie, vous vendrez du tabac. Suivez-moi. Je vous créerai une existence dont vous n’avez aucune idée, la plus délicieuse du monde, la plus douillette et, d’ailleurs, la plus méritée ; vous serez la maîtresse, la suzeraine, nul plaisir ne vous demeurera inconnu ; vous voltigerez de fête en fête, vos attraits, vos grâces, votre humeur à la fois enjouée et bénigne révolutionneront Paris.

Sans doute il ne pensait pas le premier mot de ce qu’il disait, et le dernier encore moins. Seulement il savait qu’en ces contrées patriarcales il faut toujours parler de mariage et que l’évocation de Paris fait bien dans ces paysages primitifs. Il ne quittait pas Fraenzle des yeux, il remarqua qu’elle avait rougi jusqu’aux lobes des oreilles.

— Il faudrait que vous en parliez à ma mère, murmura-t-elle en avalant une ultime bouchée de fromage blanc.

— Attendons un peu, pria-t-il.

En même temps il désigna la mère qui, ayant, elle aussi, achevé son fromage, dormait, tranquillement, les doigts ouverts sur son giron, le chapeau de travers. Il est des sommeils digestifs qu’il convient de ne point troubler, et pour ne point troubler celui-là la rustique petite marchande de tabac et son citadin de soupirant se levèrent et allèrent s’embrasser un peu plus loin. Tendres baisers, premiers serments, premiers serrements, mains unies, poitrine contre poitrine. Jamais Thulette n’avait rencontré plus de bonne grâce et autant de crédulité.

Deux jours s’écoulèrent encore ; il constata que Fraenzle tenait de sa mère cette crédulité charmante et précieuse. Fraenzle crut que le monsieur la voulait épouser, et la mère le crut également. Heureux Monsieur ! La jeune fille consentit à se rendre à l’Hôtel de la Gare afin de jeter les premières bases de ce mariage inespéré. Elle arriva, toute émue, elle entra toute écarlate, dans la chambre du Monsieur. Et sans chercher de grands mots :

— Me voilà, dit-elle.

Elle dit cela avec une sorte de résignation touchante, et, pleine d’attention vraiment, elle déposa sur la table entre des gâteaux et une bouteille de vin blanc que son « fiancé » avait disposés là, un paquet de cigarettes blondes. Il les aimait, elle le savait. Pour la remercier, il la baisa au front, à la racine des cheveux, paternellement, puis bientôt, changeant de manière, il l’assit sur ses genoux et commença de lui caresser le menton sous l’œil attentif de M. Hauser, président de la Confédération Helvétique, qui, les cheveux rejetés en arrière, songeait dans un cadre saumon paré d’édelweiss, car que faire en un cadre à moins que l’on n’y songe ?

— Ma belle enfant, prononça-t-il, je voudrais que vous m’aimiez longtemps, j’ai beaucoup souffert (!) j’ai besoin d’un cœur jeune et ingénu, d’une âme sensible et d’un visage souriant. Réfléchissez. M’aimeriez-vous ?

— Je vous aime déjà, assura-t-elle, mais je vous aimerai bien plus encore lorsque je serai votre femme.

Il trouva :

— Vous l’êtes déjà, puisque vous êtes venue.

Une pause. Après le menton il caressait la nuque. Après la nuque… Ma foi, après la nuque, il continua :

— C’est un peu comme nos fiançailles. Il est bon n’est-ce pas, avant de s’unir pour jamais, de prendre ainsi connaissance l’un de l’autre. Ces sortes de visites avant la cérémonie officielle sont excellentes à tous les points de vue et à celui-ci notamment qu’elles sont sans cérémonie. Vous n’êtes pas cérémonieuse. Moi non plus, vous le voyez.

Et, pour lui prouver la sincérité de ses paroles, il déboutonnait le corsage, il délaçait le corset.

— J’adore, poursuivit-il, cette simplicité de mœurs. Combien vous fûtes favorisée d’avoir pu jusqu’ici vivre dans le calme et la retraite, parmi des villageois innocents, près d’une mère pacifique et bénévole !

Il se tut. Ses tempes battaient violemment, ses joues devenaient plus rouges, ses lèvres plus sèches et ses doigts plus impatients. Comme une agrafe résistait, il l’arracha d’un geste nerveux, en enlevant un morceau d’étoffe.

Fraenzle fut en chemise et, pour cacher sa confusion, elle mit son bras droit devant ses yeux. Le séducteur cueillit Fraenzle, la posa sur le lit, un agréable lit à la couverture bleu de ciel. Il ne tarda pas beaucoup à s’étendre auprès d’elle. Alors il multiplia les preuves de sa tendresse et les porta même jusqu’à ce point qu’au Grand Siècle on appelait « la tombe de l’amour » parce que disait-on, si l’ardeur va jusque-là, elle se termine en un instant… Et, la tombe creusée, Fraenzle ignorante et lasse s’endormit avec un sourire de confiance.

— Pauvre enfant, soupira Thulette, en la contemplant de haut en bas, de long en large.

Or il avait beau la contempler, si naïve, si jolie, si nue, si endormie, elle ne l’émotionnait plus guère. Il regretta de ne la point désirer de nouveau. Il poussa un soupir extrêmement mélancolique. Ses regards se portèrent à droite, à gauche, tout autour de lui. Sur la table ronde, couverte d’un tapis troué, deux verres vides s’ennuyaient, non loin d’une bouteille à demi pleine ; des gâteaux s’émiettaient. Au milieu de la chambre des vêtements féminins, jetés au hasard composaient un fouillis vulgaire, dérisoire. Et l’air sentait le vin blanc, la poudre de riz « bon marché », la pâtisserie de village, et je ne sais quoi de plus. Il fit la moue.

Et tandis que la petite marchande s’obstinait à dormir, si nue, si jolie et, malgré tout, si naïve, il réunit à la hâte les menus colis qu’il n’avait point laissés à la consigne ; puis, sur la pointe des pieds, il gagna la porte et sortit, non sans avoir déposé sur la table une petite somme, car il était honnête, à sa façon.

Et il s’éloigna en toute hâte car l’express partait dans quelques minutes.



CHAPITRE IX


— Si nous nous rasions ? proposa M. Thulette.

À l’audition de cette offre superfétatoire, si l’on peut dire, Edvard, qui bâillait déjà, retint à grand’peine une impertinence.

Mais, avec la docilité d’un gendre en futurition, il suivit son compagnon à la recherche d’un barbier dans ce petit pays de Roscoff bizarre et délicieux, encore que Baedeker ni Joanne n’en proclament pas, au delà des formules particulières à l’esprit touriste, la savoureuse originalité.

Aujourd’hui l’Armorique, celle du moins où l’on villégiature, s’embanalise effroyablement, mise en coupe réglée par les Botrel et autres commis-voyageurs en romance qui rimaillent à Ploermel des « Pardons » impardonnables et enduisent de musiques visqueuses Notre-Dame d’Auray mi… fa… sol…

Roscoff échappe à cette écœurante atmosphère de binious, de chers binious qui conso-o-lent et de bruyères poussant dans les clochers à jour. Un charme intime émane de ses maisonnettes propres, si heureusement différentes de la classique masure bretonne où la crasse abonde en prétentions pittoresques.

Et puis Roscoff s’enorgueillit de posséder (outre la maison Gaillard d’une architecture tarabiscotée comme la phrase des Goncourt) la demeure d’où partit, pour Tipperary ou pour ailleurs, cette dangereusement jolie Marie Stuart, si chère à son pauvre petit roi maladif. Que dis-je « la » demeure ? Il en est trois, toutes trois authentiques, qui veulent absolument avoir abrité la reine d’Écosse et dont les propriétaires, dès qu’ils ont dévidé leur assommante rengaine historique (« si Maristoire vous embête… ») s’empressent de la, la, la recommencer.

Après tout, trois maisons pour hospitaliser une souveraine, ce n’est guère, alors que l’on compte sept villes qui prétendent avoir donné naissance à Homère, oui, sept, la définition célèbre du petit Larousse en fait foi « Homère, poète grec atteint de cécité… qui se disputent la gloire de l’avoir vu naître ». Toutes ces réflexions, et bien d’autres encore, et surtout l’image de Fanny Thulette, hantaient l’esprit du comte Kolding cependant que, l’œil morne maintenant et la tête baissée, il suivait les allées et venues du père de l’exquise absente.

Celui-ci, remarquant la mélancolie de son aspirant gendre, expliqua :

— En voyage, voyez-vous, la barbe pousse plus vite, et cela fait vilaine impression.

— Sur qui ? interrogea Edvard avec une curiosité timide.

— Sur les femmes, donc !

— Il en a, ici ?

— On ne sait jamais, repartit M. Thulette, à la fois évasif et goguenard.

Pendant ce dialogue, tous deux montaient, descendaient, remontaient, redescendaient encore l’unique rue de Roscoff qui, partant de la gare, aboutit à la petite plage de Roc C Roum c’est-à-dire la « grenouille », délicate allusion aux baigneuses étrangères qui pourraient s’y aventurer.

Edvard remuait ses pensées ; l’autre remuait de la poussière, inventoriant de l’œil chaque devanture, mais en vain. À la fin, il décida d’interviewer un groupe de gamins qui, tout le jour, s’accrochaient, se collaient, s’identifiaient aux aspérités d’un mur. Ils tenaient club breton sur la place. M. Thulette troubla leur sérénité.

— Est-ce qu’il y a un coiffeur dans ce pays ?

Les moutards s’entre-regardèrent, se consultant en silence sur la réponse à faire. Enfin l’aîné, se reconnaissant de lui-même imbu du soin de renseigner cet étranger sur un détail aussi important, murmura, les dents serrées à s’ensanglanter les gencives, les mains perdues dans le mystère de ses poches :

— Ia.

— Un boche ? fit Edvard surpris !

— Pas du tout. « Ia » est aussi un mot breton qui signifie « oui ».

— Ah bien, acquiesça le comte Kolding, fort indifférent à ces arcanes linguistiques.

— Et où ça, le coiffeur ?

Le gamin retira une de ses mains. Il retira du coup un paquet de scaferlati à demi éventré, un morceau de pomme à quoi s’agglutinaient des poussières, enfin l’inévitable bout de ficelle. Puis il pointa le tout dans la direction de la boucherie.

— Mais je ne te demande pas le boucher ! Je le demande le coiffeur !

Obstinément, le petit gardait tendue sa main, avec tout ce qu’elle contenait.

Le voyageur cueillit dans son gousset un remerciement de cinquante centimes et voulut le remettre au jeune silencieux. Mais brusquement le bénéficiaire lâcha la pomme, la ficelle et le tabac pour aveindre la pièce et, au même instant, toute la bande l’imita, lancée d’un seul élan à la conquête de cet exceptionnel trésor. Il y eut une poussée violente. La petite Napoléon III du généreux donateur, arrachée d’entre ses doigts, tomba, tinta, roula. En tumulte, la horde tout entière s’accroupit. La pièce alors, comme pour l’accomplissement d’une bonne farce, ou peut-être par crainte des foules, ou plus simplement par esprit de suicide (dans la certitude monétaire où la plongeait cette querelle que l’argent ne fait pas le bonheur), se précipita, tête couronnée la première, de dégoût, dans un égout.

M. Thulette cependant se présentait au boucher. Il exposa :

— C’est pour la barbe.

Le boucher caressa, d’une paume rouge de sang, son front où des rides simulaient assez bien un champ en semailles et il dit :

— Monsieur, à l’avantage. Vous voulez causer à mon beau-frère…

(En Bretagne tout le monde possède un beau-frère, chaque peuple a ses usages.)

— …alors prenez tout droit ce couloir. Au fond et à droite, c’est les discrétions.

— … ?

— Oui, les machins où on… Et à gauche, c’est les cabinets…

— Encore ?

— …capillaires (on dit comme ça à Paris), où vous trouverez…

— Votre beau-frère le coiffeur ?

— Non : un client. Espérez avec lui un petit moment. Et mon beau frère qui, pour l’heure, finit de vendre ses poules au marché, viendra rapport à votre barbe.

M. Thulette avisa Edvard :

— À tout à l’heure.

— Convenu.

Et, ravi de sa temporaire liberté, le comte Kolding s’éloigna, se dirigeant vers la Poste. Il allait écrire à Mademoiselle Thulette.

Cependant M. Thulette s’égarait dans la presque totale obscurité du couloir. Il se heurtait le nez, enfin, à une porte. La bonne ? Oui. Elle ouvrait sur une petite pièce où quelqu’un attendait : le client annoncé à l’extérieur.

De lumière, guère davantage. Mais assez pour qu’il distinguât un homme assis, un ouvrier, dont les traits durs se terminaient dans la rousseur d’une forte barbe.

M. Thulette vit aussi, déposés sur une table dont des briques en pile remplaçaient le quatrième pied absent, une cuvette d’étain rouillée, un antique vaporisateur, et deux bouteilles de lait dont les étiquettes expliquaient les présentes attributions, l’une portant les mots « Eau de Cologne », l’autre ceux d’ « Eau de Louvain ». Puis un rasoir, un blaireau, une serviette, assez dégoûtants.

— Dire que, de bonne foi, j’ai vanté les demeures proprettes de Roscoff à Edvard, soupira M. Thulette. S’il voyait celle-ci…

Il salua l’homme qui ne répondit pas.

Il prit une revue déchirée sur le bord intérieur de la fenêtre. La poussière vola en pluie. Il regarda la date, Juillet 1914. Le fascicule pronostiquait un changement de ministère et affirmait qu’ « aucune guerre jamais ne troublerait la paix du monde ».

Deux fois M. Thulette relut cet article perspicace. L’heure passait. Pas de barbier. Sans force pour une troisième lecture, il tenta d’arracher l’homme à sa sommeillante attitude. Encore qu’il le sût sans doute possible, il lui demanda :

— Vous attendez le coiffeur ?

— Ia, répondit l’homme.

(« Encore un breton » pensa M. Thuletle).

— C’est très gentil, Roscoff, n’est-ce pas ?

L’homme secoua la tête de droite à gauche puis de gauche à droite.

— Comment, vous n’aimez pas ce pays ? C’est pourtant le vôtre  !

— Non.

— Ah ? vous n’êtes pas d’ici ? Pardon, je croyais…

— Vous avez mal cuit.

— Hein ?

— Mal cru.

Avec une courtoisie professionnelle, M. Thulette feignit de rire et, chauvin comme tous les Français de fraîche date, il ajouta :

— Très drôle ! Ah ! l’esprit français !… ils n’en ont pas comme cela, chez les Boches !

L’ouvrier lui lança un regard torve et dit seulement :

— Si.

Puis il se replongea dans un silence hargneux. Le futur beau-père d’Edvard, très surpris, ne parlait plus.

Aie ! Il ressentit une piqûre à la cuisse. Il se gratta. Une autre lui envenima la main. Il se gratta encore. Bientôt tout son corps fut incendié de mille piqûres. M. Thulette s’agita furieusement.

— Ah ! ça ! Mais qu’est-ce que c’est ? mais qu’est-ce que c’est donc ?

L’homme sourit avec férocité. Il expliqua :

— Poux ; les miens.

À cet instant s’ouvrait la porte. Quelqu’un entrait qui salua et dit :

— Excusez si je vous ai fait attendre. Mais les poules s’ensauvaient à travers tout le marché. Enfin me voilà…

Il ne regarda pas même l’homme. Voyant M. Thulette se gratter avec horreur, il s’écria :

— Ah ! mon pauvre Monsieur. Ce sacré Boche vous a passé ses totos, je parie ?

— Comment, c’est un Boche ? On m’a enfermé, moi un civil, avec un Boche ?

L’homme se tordit. Le barbier précisa :

— Monsieur, personne n’a été enfermé chez moi. Vous y êtes bien venu tout seul.

Le père de Fanny hocha le chef dans la direction de l’ennemi.

— Mais lui ?

— Lui comme vous, pardi ! C’est un prisonnier de guerre. Il y en a un détachement, à Roscoff. On nous les prête, de Rennes, pour travailler aux champs et au port.

— Mais on le laisse libre, votre prisonnier ?

— « Votre prisonnier » que vous dites ? N’est point à moi, donc ! Et puis il circule, voilà tout. Il voudrait s’ensauver, comme ce tantôt mes poules, que nos territoriaux — des gars ! monsieur ! — l’auraient bien vite rattrapé.

Et claquant de la main les larges épaules du captif :

— Allons, Krantz, à nous le blaireau !

— Vous allez le raser avant moi ? s’écria M. Thulette, scandalisé.

De nouveau, l’homme ricana. Et le barbier s’excusant :

— Tout de même ! Un client ! Et puis je parie qu’il est ben venu le premier ?

Le prisonnier confirma par un grognement cette lucide hypothèse.

Écœuré, M. Thulette se souvint — mieux vaut tard que jamais — qu’il devait avoir un Gillett dans son nécessaire de toilette, et quitta la place.

Lassé de ne connaître de Roscoff que son unique rue, Edvard gagna vers la plage, si menue que cinq mamans encerclées de leurs gosses suffisaient à en cacher tout le sable.

Le comte Kolding connaissait l’œuvre de Tristan Corbière. Il comprit la vérité âpre de ces Amours jaunes : … Trou de flibustiers, vieux nid À corsaires, dans la tourmente, Dors ton bon somme de granit Sur tes caves que le flot hante…

…devant l’horizon entravé de récifs que ne regardent jamais les occupants de la plage-bains-de-pied.

À quelque cinq cents mètres, un peu avant l’île de Batz, il aperçut le castel « Per Harydi », un îlot dans la quiétude duquel se terre Michel Morphy pour élaborer des feuilletons payés richement et d’ailleurs baveux.

Plus rien à voir, il reprit l’unique rue du bourg. Toujours pas de Thulette !

Un instant, il se demanda si son fantaisiste beau-père avait eu l’idée baroque d’entrer dans le petit café honteusement accroupi là-bas ; mais un coup d’œil jeté à l’intérieur de ce bouge empuanti chassa vite son soupçon. Le raffiné Thulette n’aurait eu garde d’affronter ces lourds nuages de fumée, soudain pris de folie quand la porte s’ouvrait, et si denses que les mouches, incapables de voler là-dedans, préféraient se coller au plafond la tête en bas, et regarder les joueurs qui s’injuriaient pour un manillon coupé à tort ou saluaient de gros rires, parfois, la hardiesse d’une impasse.

La côte atteinte, il s’amusa (pas longtemps) à considérer des champs d’artichauts et de choux, agrippés de toutes leurs forces légumières au flanc même du roc, quelques-uns baignant dans les vagues à l’heure des marées montantes.

Que faire ? Désorienté, maussade, Edvard demanda le repos à l’ombre de ce bizarre Roch’-Illet (le rocher du lièvre), qui, en bordure d’un pré, s’élève haut et dru, enlaidi, à son sommet d’une cabine installée par un Boche ami de la belle nature et de la télégraphie sans fil.

Un peu congestionné par la chaleur, il s’endormit sur le champ et sur le dos. Tout de suite l’image de Fanny vint énerver son sommeil, singulièrement provocante.

En un rêve absurdement lascif, suggéré par d’ineptes ressouvenances d’opérette, il la vit s’approcher de lui, les yeux convoiteurs, la bouche prometteuse, toute souriante, toute nue.

Un imposant valet de chambre annonçait :

— Madame l’Ambassadrice.

Et comme Edvard, un peu choqué mais ravi, demandait si, vraiment, le phylloxéra n’avait laissé subsister aucune feuille de vigne, la splendide statue de chair répondait :

— Tu vois bien que je suis couverte par l’immunité diplomatique.

Rassuré par cette ingénieuse explication, il installait alors Fanny, bien doucement, sur le coussin d’un fiacre qui stationnait à la porte du Skating des Champs-Élysées. Elle se blottissait tout contre lui… Des parfums et des vers flottaient… « Lodor di femina remplissait la bagnole »… Et leurs lèvres, bientôt, s’entrebuvaient dans un baiser tellement significatif qu’…

…Edvard se réveilla, penaud, sous une jeune personne totalement inconnue, mais, à n’en point douter, très liante.

— Qui êtes-vous ? s’écria-t-il.

Il s’entendit tutoyer, sur un ton de douce moquerie :

— Ton amie, pour le moment.

— Mais je ne vous connais pas.

— Je ne te connais pas davantage. Tant pis. Pour ce que nous venons de faire, les noms importent peu.

Elle était charmante, encore que de tenue assez folle. Avec un éclat de rire, elle dit :

— Tu te demandes comment tu as pu… Eh ! j’ai vu un joli garçon endormi. Moi j’adore les jolis garçons. Je me suis approchée pour mieux te regarder « Comme Psyché, jadis, s’approcha de l’Amour ». Oui, exactement comme ça. J’ai fait Psyché et toi, mon petit, tu as fait l’amour.

— Mais on aurait pu nous voir ! s’écria le violé, secoué d’une terreur rétrospective.

— Qui ça ? Les gendarmes ? Je les ai dans le bi du bout du banc. Avec de menues faveurs (très menues je t’assure) j’en fais ce que je veux. Quant aux indigènes, on s’en fiche comme de Carême en mardi gras… Tu es ici pour longtemps ?

— Je repars ce soir.

— Déjà ? zut !… Dis donc, si tu restais… On ne s’embêterait pas je t’en réponds.

— Je suis attendu, répliqua le fiancé, laconique et décisif.

— Par une femme, naturellement ? (C’est bien ma veine.)

J’étais déjà chipée pour toi. Ça manque de distractions, dans ce patelin. J’ai eu beau « pretiquer » tous les baigneurs…

Et comme Edvard paraissait mépriser ce genre de distraction, elle s’excusa :

— Oh ! pour le bon motif ! Je ne travaille pas : je marche. J’aime l’amour pour l’amour. De l’argent, qu’est-ce que j’en ferais ? J’en ai des flottes, oui, par mon amant… Un drôle de type qui m’a connue un soir de fête. Il ne peut pas me loger près de lui ; alors il m’entretient, de loin, pour me voir tout juste un jour par an. J’habite Rennes. Mais pour le moment je prends des vacances de femme du monde, le derrière dans l’eau. Les crabes qui pincent, les poissons qui font froid quand on les serre contre soi, ça m’excite, moi. Et toi ?

Sans attendre la réponse elle demanda brusquement :

— Dis donc, quelle heure, à ton horloge ?

— Trois heures et demie.

— Alors je file.

Elle colla ses lèvres aux lèvres d’Edvard abasourdi, dans un baiser de furieuse extase.

— Adieu mon gars. Et peut-être à te revoir ! On ne sait jamais…

Elle courut à travers les champs. Elle disparut.

Il se sentait un malaise, presque une envie de pleurer. Ah ! pitoyable fiancé ! Il abandonnait une jeune fille pour une jeune femme, et il ne quittait celle-ci quelques heures que pour se livrer… à quelle créature ?

Il pensa que M. Thulette devait l’attendre. Et, lourd de mélancolie, il se rendit auprès du boucher.

— Le monsieur qui m’accompagnait ?

— Il est parti. Mais il a bien recommandé de vous dire que vous le trouveriez à l’Hôtel des Voyageurs.

— À côté de la Gare ?

— Ben sûr, donc.

Edvard gagna l’Hôtel des Voyageurs ;

— Monsieur Thulette, s’il vous plaît ?

— Chambre 22. Premier au-dessus.

Il frappa à la porte de la chambre 22. M. Thulette parut, marchant sur la pointe des pieds, rayonnant, illuminé. Il ferma la porte derrière lui, avec une affectation de discrétion théâtrale, le doigt sur les lèvres « du menton au nez » et courbé à la manière « d’une demi-arche de pont » — on ressemble à Dante comme on peut.

— Mon ami, confia-t-il à Edvard, vous allez « la » voir. Nous sommes assez intimes pour que je vous dévoile certain côté faible de ma vie… J’ai une maîtresse ! Mais ce n’est pas une femme comme les autres. Vous pensez bien qu’à mon âge, je ne pouvais m’attacher qu’à une créature d’élite. Je vais vous présenter. Elle remet son corset.

Il le poussa dans la chambre. Une jeune femme, à la vue d’Edvard, recula. Lui ne broncha point : dès les premiers mots de la confidence, il avait prévu que l’inconnue débridée de Roch’-Illet et la fleur jalousement cultivée par son beau-père n’étaient qu’une seule et même grue.

Ainsi se passèrent les choses à Roscoff, pays de Tristan Corbière, poète des Amours Jaunes.



CHAPITRE X


À midi, Fanny entra dans la salle à manger d’un air affairé. Après avoir constaté d’un rapide coup d’œil la présence de Mme de Tresmes et de Thérèse en train de déjeuner, elle prévint le maître d’hôtel d’une voix nette et qui portait :

— Monsieur le comte Kolding est rentré très fatigué de son voyage ; il ne descendra pas aujourd’hui. Vous monterez prendre ses ordres.

Puis elle s’assit, heureuse de l’effet produit, satisfaite de voir les dames de Tresmes échanger un furtif regard d’inquiétude ; elles ne sourirent, rassurées, qu’à la fin du repas, quand le maître d’hôtel, s’approchant de Mademoiselle Thulette, lui annonça sur un ton un peu trop élevé, comme au théâtre :

— Monsieur le Comte fait dire à Mademoiselle qu’il va mieux et qu’il paraîtra au veglione de ce soir.

Quelque temps avant le bal, Fanny s’enferma dans sa chambre et commença de dégraffer son corsage… les étoffes tombaient sur le tapis avec un chuchotement doux. Elle retira tous ses vêtements, ne gardant pas même sa chemise en linon où des entre-deux de dentelles et des bandes de rubans roses alternaient. Puis, se retournant vers la grande psyché mobile, elle s’y contempla avec une affectueuse sollicitude. L’harmonieuse nudité de son corps fit glisser sur ses lèvres une petite moue d’approbation en forme de baiser, et, se sentant belle, elle se rapprocha lentement du miroir. Avec persévérance, Mademoiselle Thulette avait cherché à réaliser l’idéal physique qu’aimait son esprit, trop cultivé pour n’être pas un peu pervers. Orgueilleuse de ce corps inutilement convoité par tant d’hommes et dont, seule, elle savait la beauté secrète, son plaisir s’aiguisait aux adroites mimiques dont elle usait, ingénieusement coquette, pour mettre tour à tour ses charmes en valeur. Tout d’abord, sous ses paumes caressantes, les seins pointèrent roses et menus, d’une pureté si délicieusement jeune qu’ils semblaient appeler des lèvres gourmandes ; ensuite, ses deux mains éprouvèrent aux hanches la souple fermeté de son buste ; enfin, d’un mouvement amusé et charmant, ses yeux suivirent par-dessus son épaule l’attirante cambrure de la cuisse et le renflement séduisant de la jambe. S’étant ainsi détaillée, elle sourit de voir, dans la glace complice, l’ombre du triangle corriger d’une estompe libertine sa beauté qui, sans lui, eût risqué de paraître trop froidement sculpturale.

Et, presque inconsciemment, elle murmura le madrigal adressé par miss Tary à une beauté, moins séduisante, sans nul doute, que celle dont la psyché lui renvoyait l’image gracieusement impudique.


   Sous ta robe qui glisse en un frôlement d’aile
   Je devine ton corps : les lys ardents des seins,
            L’or blême de l’aisselle,
   Les flancs doux et fleuris, les jambes d’immortelle,
   Le velouté du ventre et la rondeur des reins.

Le tintement d’une pendule arracha Fanny aux complaisances de son examen ; elle fourragea son armoire à linge et parvint à y découvrir un maillot léger (une de ces chemises-maillots comme on en portait jadis sous les robes collantes.) Elle l’enfila, telle la main se glisse dans un gant. Puis, s’asseyant devant sa coiffeuse, elle défit ses cheveux, et les natta en une tresse serrée qu’elle tortilla, chignon plat, sur l’occiput. Après ces préparatifs bizarres, elle ouvrit une grande boîte, apportée l’après-midi par le couturier, et en retira successivement une perruque blonde à cheveux courts partagés par une raie médiane, qu’elle ajusta solidement sur sa petite tête ; des escarpins vernis à hauts talons, garnis intérieurement de talonnettes qui la firent paraître beaucoup plus grande, enfin un impeccable habit noir taillé à sa mesure.

Ainsi costumée, Fanny ressemblait à un trop joli adolescent efféminé. Son gilet blanc s’arrondissait bien de façon quelque peu anormale et les basques de son frac se renflaient avec une aimable exagération, mais ces détails révélateurs disparurent sous l’ample domino de soie rouge à revers de satin blanc qu’elle jeta sur ses épaules. Elle compléta son travestissement en posant sur son visage un loup de velours noir, auquel adhérait une délicate moustache blonde qu’elle colla légèrement sur sa lèvre.

Campée avec crânerie devant son miroir elle se jeta un regard hardi et malicieux, puis murmura familièrement :

— Monsieur le comte Kolding, vous n’êtes vraiment pas mal du tout.

Effectivement, elle avait réussi à « attraper » avec une exactitude déroulante la silhouette d’Edvard. Il est rare que deux amants, sans même s’en douter, ne se copient point mutuellement dans les gestes, les jeux de physionomie, les tournures de phrases et même l’intonation de certains mots. Leur intimité morale se reflète dans leur vie extérieure par une sorte de similitude physique. Fanny, trop éprise du comte pour ne pas recevoir fortement son empreinte, allait en profiter pour jouer à ravir le rôle du personnage dont elle s’ingéniait à reproduire impeccablement la silhouette.

Ramenant son domino sur sa poitrine et assurant son loup, Mademoiselle Thulette descendit dans la salle du veglione. La fête bouillonnait. Une foule fantasquement bariolée s’agitait, se bousculait, miroitait, grisée de lumière et de parfums, surexcitée par les bouffées d’harmonie capiteuses qui s’essoraient d’un orchestre enfoui dans la verdure. Fanny se glissa entre des masques qui la suivaient déjà, intrigués par l’éclat de son domino rouge. Malgré sa belle audace, son cœur battait de crainte que son subterfuge ne fût découvert. Mais le comte Kolding devait à sa race aristocratique et à son origine scandinave une svelte souplesse, une pâleur de teint, une finesse d’attaches et comme une « blondeur » qui le paraient d’un charme, par instants, androgyne. C’est pourquoi la beauté dominatrice de Mademoiselle Thulette imitait ce jeune homme d’une grâce presque féminine, à s’y tromper.

Parmi la foule bruissante, Fanny remarqua presque aussitôt deux femmes qui semblaient aux aguets. Devinant Thérèse et sa mère, elle se fraya non sans peine un passage jusqu’à elles ; soudain, elle sentit une petite main se poser timidement sur son bras et une émotion indéfinissable la troubla quand Mlle de Tresme, un peu émue de ce rôle tout nouveau pour elle, lui murmura d’une voix mal assurée le classique :

— Je te connais, beau masque !

Fanny sourit d’entendre la jeune fille qui, sans élan vers son prétendu fiancé auquel elle n’avait pu pardonner l’affront du tennis, débutait par le tutoiement traditionnel conformément aux leçons prodiguées par la Baronne. Elle la détailla, avec une avide curiosité.

Thérèse portait une tunique légère taillée à la grecque où ses bras nus, sa poitrine et sa gorge découvertes révélaient les charmes inattendus d’une fausse maigre ; le ton presque transparent de sa peau — cette carnation adorablement pâle des blondes — était d’une délicatesse exquise, Mlle Thulette ne put s’empêcher d’admirer loyalement sa rivale et, devant ce doux charme encore puéril, elle songea avec une pointe de jalousie :

— Il est heureux pour moi que, ce soir, son Kolding ne soit pas Kolding !

Cependant, enhardie par le loup qui ne laissait voir que la limpidité de ses yeux sans mystère, Thérèse continuait à réciter docilement le rôle seriné par sa mère :

— Je te connais… je suis très bien documentée sur toi. Tu es léger, volage, impitoyable pour les chagrins que tu sèmes sur ta route… Tu écris des lettres méchantes qu’on a la lâcheté de déchirer sans vouloir s’en souvenir… car, au moment de se fâcher, on redoute de se faire mal à soi-même… Je connais celle qui a la faiblesse d’être trop attachée à toi… Elle m’a chargée de t’interroger… A-t-elle eu tort de te pardonner, et doit-elle continuer à pleurer ?

En guise de réponse, Fanny se contenta de presser tendrement le bras de la pauvrette. Une peur invincible de se trahir par le son de sa voix la contraignait au mutisme, et, pour cacher sa gêne, elle porta câlinement à ses lèvres la main de la jeune fille dont le contact lui produisait une sensation tout ensemble bizarre et douce. Enfin, apercevant Mme de Tresme, qui les observait avec l’intérêt le plus vif, le faux Kolding chuchota d’un accent étouffé :

— Ne restons pas ici, veux-tu ?

Thérèse ne remarqua pas de différence dans le timbre de la voix, chacun, ce soir, s’exerçant à contrefaire la sienne. Docilement, elle suivit Fanny qui cherchait en l’entraînant à se débarrasser de la mère. La salle des fêtes avait été aménagée à la manière d’un casino de la Riviera : le centre réservé aux danseurs, les murs drapés d’étoffes qui s’écartent de place en place découvraient l’entrée des loges. À la faveur d’une poussée de masques turbulents qui les déroba aux yeux de Mme de Tresme, Fanny put se glisser hors de la salle avec sa compagne et se dirigea du côté du buffet. Là, elle fit signe au maître d’hôtel qui les conduisit aussitôt dans un cabinet particulier avec l’agaçante affectation de discrétion à laquelle on pouvait s’attendre.

La table attendait fleurie de mimosas et d’œillets diaprés. Fanny dit à demi-voix, avec un enjouement factice :

— Nous allons souper, n’est-ce pas ?

Thérèse, rancunière en dépit de sa douceur, n’aimait plus Edvard, mais la surprise de l’aventure et l’empressement imprévu de son cavalier la passionnèrent, comme un roman audacieux, lu en cachette, transporte une pensionnaire délicieusement troublée. Elle s’abandonna sans résistance à son plaisir nouveau, cependant que Fanny se hâtait de lui verser du champagne, l’excitait à vider coupe sur coupe.

Habituée à boire de l’eau d’Evian, la soupeuse débutante, bientôt étourdie par l’extra-dry, ne chercha même pas à lutter contre l’ivresse ; une chaleur entêtante l’incommodait ; elle retira son masque, allongea ses bras nus et se renversa sur le divan, les yeux alanguis, en soupirant :

— Je suis bien !

La voyant si désirable Mademoiselle Thulette ne put s’empêcher d’établir une comparaison entre sa beauté indiscutable mais étudiée et la candeur de cette grâce à peine éclose. Mordue d’envie, elle se jura de remplir son rôle sans défaillance, jusqu’au bout ; mais elle sursauta quand Thérèse lui demanda :

— Pourquoi n’enlevez-vous pas votre masque, Edvard ?

Elle se ressaisit vite et répliqua d’une voix qu’elle ne prenait plus la peine de déguiser, sûre que les oreilles bourdonnantes de Thérèse ne distinguaient rien de précis :

— Oh, non ! Le charme du veglione réside tout entier dans la comédie qu’il permet de jouer… Continuons jusqu’au bout à cacher nos traits, à oublier nos noms. Suis-je Edvard Kolding ? J’en doute un peu. Imaginons que nous sommes deux inconnus qu’un poétique hasard réunit dans un souper, parmi les fleurs et la musique. Il me semble vivre un conte de mon pays…

Thérèse, trop romanesque pour ne pas se prêter à ce caprice, rit de bonne grâce ; mais, sans pouvoir chasser sa préoccupation dominante, elle questionna de nouveau :

— Dites-moi, méchant, à présent que vous ne l’aimez plus, vous pouvez bien m’avouer pourquoi vous m’avez préféré cette demoiselle Thulette. La trouvez-vous donc tellement mieux que moi ?

Fanny lui jeta une œillade diabolique ; si son instinct de femme lui avait suggéré l’attitude — voire les attitudes — à prendre auprès de cette innocente Thérèse, c’est qu’elle se souvenait pour l’avoir éprouvé elle-même, cette liseuse du Kama-Soutra, que la révélation trop brusque de la sensualité emplit la pudeur d’un affreux dégoût. Rien de commun entre l’amour tel que l’imagine une jeune fille chaste, d’éducation surveillée strictement, et celui qui se pratique après un souper échauffant, en cabinet particulier. Entièrement confiante dans la réserve dont il ne se départait jamais, Thérèse se figurait que le correct Edvard ne la pouvait entourer que de prévenances gentilles qu’il semblait, d’ailleurs, implorer ce soir comme une extrême faveur.

Mademoiselle Thulette se réjouissait d’avance de la répulsion épeurée qui, forcément, allait secouer sa pure rivale, devant le spectacle bouleversant d’un comte Kolding violent, débridé, si douloureusement différent de l’idéal naïf auquel rêvent les jeunes filles.

— Mais non, mais non, répliqua-t-elle avec un cynisme narquois, Mademoiselle Thulette n’a été pour moi qu’un divertissement passager. Je n’ai jamais aimé que vous, Thérèse.

— Bien vrai ?

— On va vous le prouver !

En même temps, elle serra d’un geste impérieux les frêles épaules de la jeune fille et lui écrasa les lèvres sous un baiser goulu. Elle murmura des mots alarmés ; il récidiva, plus violent encore. Et, déjà terrifiée par cette brutalité inconnue, Thérèse ne put retenir un cri d’effroi quand le pseudo-Kolding, pour couronner son personnage, osa, lascif, un geste dont la grossièreté salissante écœura la malheureuse enfant.

Son rôle terminé, Fanny s’esquiva du cabinet particulier après un dernier regard impitoyablement amusé sur le visage de sa victime anéantie, livide, dont les yeux s’agrandissaient d’épouvante.

Pauvre Thérèse, comme sa bouche mignonne tremblait !…

Enchantée d’avoir mené à bien son sketch libertin. Mademoiselle Thulette rentra dans le bal masqué qui, pour parler comme les comptes rendus du Petit Monégasque « battait son plein ». Elle aperçut sous un palmier le marquis Yuerta ripostant allègrement à deux agiles dominos roses qui le criblaient de lazzis taquins. Elle s’approcha du groupe, saisit l’Espagnol par le bras et l’entraîna vivement à l’écart, suivie par les regards intrigués de ses amies américaines. À l’abri d’une colonne, elle souleva légèrement son masque et décolla sa moustache ; Yuerta reconnut les yeux ardents, le nez fin, les lèvres sensuelles de Fanny. Il esquissa un geste de surprise, mais, posant un doigt sur sa bouche, le travesti chuchota gaminement :

— Mon cher, aux nouvelles que j’apporte, mironton, mirontaine, aux nouvelles que j’apporte, vos yeux vont s’alarmer. Mlle Thérèse de Tresme est seule, souffrante, dans le premier cabinet particulier qui se trouve à droite du buffet. Son fiancé vient de se comporter avec elle d’une façon si… si indigne, qu’elle en est encore toute malade.

— Comment ! Kolding ? Vous êtes sûre ? Qui vous l’a dit ?

— Je le sais… de première main.

Elle éclata d’un rire provocant qui donna beaucoup à réfléchir au marquis. Puis, toute illuminée d’une joie moqueuse, elle improvisa ce distique à la façon de Collin d’Harleville :

— Je vous sais, cher marquis, l’âme compatissante ; portez un réconfort à cette âme innocente.

— Mais, voyons, Kolding n’a pu…

— Hé, laissez donc là Kolding et ne vous inquiétez que de sa Thérèse. Vous devriez déjà être occupé à sécher les doux yeux de cette fillette en détresse. Elle est adorable quand elle pleure, heureux homme !… À vous, du moins, cher entrepreneur de ménagements, on n’a pas besoin de recommander la délicatesse… De la douceur ! de la douceur ! de la douceur !

La belle fille pétillait de sarcastique allégresse. Le marquis Yuerta la considéra longuement. Subtil en matière amoureuse, il comprit aux propos de son interlocutrice la moitié de l’aventure ; à voir le costume qu’elle portait, il devina l’autre moitié. Soudain un frisson de désir fit palpiter les ailes, contournées en volutes précises, de son nez fièrement aquilin.

Sans ajouter un mot, il serra les mains de Mademoiselle Thulette avec une gratitude excitée et sortit vivement de la salle en fredonnant une séguedille.

L’empressement convoiteur de l’Espagnol amena sur les lèvres de Fanny un sourire dont, bientôt, la malice s’adoucit en une sorte d’attendrissement quelque peu sensuel. Rêveuse, un passage du Voyage du Pèlerin qu’elle détournait de son sens lui revint en mémoire : « I wished myself among them… Je souhaiterais d’être avec eux ».

Mais, tout de suite, elle se reprit, trop fière de sa réussite pour s’égarer longtemps vers d’autres pensées. Et elle murmura, gouailleusement :

— Madame de Tresmes, vous êtes une éducatrice insuffisante. Elle savait pourtant bien sa leçon, votre fille, mais vous aviez oublié de la préparer à l’imprévu… Enfin, j’ai gagné les deux premières manches… Au marquis de faire la belle !

Elle rit encore de cet involontaire jeu de mot et, quittant le veglione, regagna son appartement avec la certitude de ne pas avoir perdu sa journée.

Tout en se déshabillant, songeuse, elle ouvrit un tome des Confessions et relut, posément, cette phrase de Jean-Jacques où elle avait puisé son inspiration :

« Je ne sais rien de plus hideux à voir qu’un visage affamé de concupiscence… Il faut que les femmes soient bien fascinées pour ne pas nous prendre en horreur. »



CHAPITRE XI


Roulant son fauteuil jusqu’à sa table de travail, Bergeron commença par passer tendrement la main sur le pelage beige de Mitsou, la jolie chatte siamoise qui se prélassait sur les papiers du Maître avec le nonchalant sans-gêne d’une favorite à qui tout est permis.

Mitsou était en train de lécher soigneusement ses petites pattes noires. Distraite au beau milieu de cette importante opération, par la caresse du philosophe, elle leva des yeux interrogateurs vers ce quémandeur d’affection. Puis elle ronronna, miséricordieuse. Il la remercia d’un sourire. Aussitôt, sans effort, adorablement souple, elle sauta sur l’épaule de son esclave et reprit son lavage de pattes interrompu.

D’abord, le philosophe voulait enjoindre à Mitsou de le laisser en repos et lui cita :

Car ma barbe blanchit autour de mon sourire.
Maintenant, il me faut du calme pour écrire,


Mais il n’en fit rien ; premièrement parce qu’il ne portait point de barbe, mais seulement une courte moustache-brosse-à-dents de Tommie ; secondement parce qu’il sut se rappeler à temps que la Siamoise, élevée dans le boudhisme, ne devait professer pour les « géorkiques chrétiennes » qu’un respect mitigé…

Du monceau de lettres éparpillées devant lui, Bergeron en tira une dont la laideur l’attirait : une misérable enveloppe bulle, hérissée de ces petites rugosités pelucheuses qui se font un malicieux plaisir de pénétrer dans les becs de plume… une écriture féminine renversée, déguisée… le type de la lettre anonyme.

Effectivement, la correspondante ne signait pas, mais (rare avis), elle n’injuriait pas non plus. En un style doucereux jusqu’à l’écœurement elle se contentait de regretter que le philosophe n’eût pas « le bonheur d’être chrétien », ce qui, expliquait-elle, l’empêchait de comprendre « l’importance de la femme dans la société ».

Nego consequentim murmura-t-il, narquois.

À ses exhortations elle joignait une page détachée de l’opuscule « bien connu » (sic) de Monseigneur Mermillod, intitulé De la Loi surnaturelle des Hommes.

Il lut, d’abord ahuri, puis hilare :

« Mesdames, dans la marche de la société chrétienne, sur le railway du monde, la femme est la goutte d’eau dont l’influence magnétique, vivifiée et purifiée par le feu de l’Esprit-Saint, communique aussi le mouvement au convoi social ; sous son impulsion bienfaisante il court sur la voie du progrès et s’avance vers les doctrines éternelles. Mais si, au lieu de fournir la goutte d’eau de la bénédiction divine, la femme apporte la pierre du déraillement, il se produit d’affreuses catastrophes… »

Bergeron riait encore, en ouvrant une autre enveloppe, celle-ci élégante, un rectangle mauve, timbré de Monaco, où couraient les jambages réguliers d’une cursive inconnue. Dès les premiers mots :

« On peut définir la vieille fille… » ses sourcils se levèrent, stupéfaits ; lorsqu’il arriva aux derniers mots de cette bizarre missive, il soupira rêveusement : « La charmante fille ! »

Mitsou dressa l’oreille. Persuadée qu’une si juste appréciation ne pouvait concerner qu’elle-même, elle répondit par un léger miaulement de gratitude dont l’erreur amusa le philosophe. Tournant la tête, il regarda l’étrange petit museau paradoxalement noir, d’une finesse simiesque plutôt que féline, et comme la Siamoise, flattée de son attention, réitérait son miaulement, il lui dit :

— Je te répéterai le compliment que Théocrite adressait à Bombyca : « Ta voix est douce comme l’aubergine. »

Puis, pour l’amour du grec, il embrassa sa chatte.

…Cependant, avec un attendrissement où se mêlait un peu de perversité délicate, Bergeron revivait sa dernière matinée à l’Hôtel Thulette. Il revoyait cette jolie pénitente aux yeux bleus, si peu conforme au modèle Mermillod, si tentante, si troublante, qui se confessait ingénument : « Devant l’amour, tel qu’il se présente à moi, je regrette autant d’avoir conservé ma virginité que certaines filles peuvent déplorer d’avoir perdu la leur… D’autre part, puis-je continuer à jouer jusqu’au bout cette comédie voluptueuse dont j’ignore les dernières répliques ?… Je vous en prie, Monsieur, conseillez-moi : dois-je me taire ou dois-je lui dire que je suis… ou plutôt que je ne suis pas… ? »

Souvent, bien souvent, depuis cet entretien mémorable, la captivante apparition de Mademoiselle Thulette était venue divertir l’imagination du philosophe au milieu de ses concepts transcendantaux, imposant une orientation fantaisiste à son génie désarmé.

On a beau avoir consacré sa vie à quelque but sublime : à l’ambition, à la gloire, à la réduction des classiques antinomies, écueil de la pensée prékantienne, on a beau appartenir à l’Institut, fréquenter les sociétés savantes et la société mondaine encore plus ennuyeuse qu’elles, bref, sexagénaire à cheveux blancs, se croire fini, racorni par les ans, le labeur et les honneurs, à jamais libéré du Désir, ce qui paraît souhaitable au père de la République (par M. Wallon, non Platon), on s’aperçoit malgré tout, au premier sourire d’Ève, que, sous l’enveloppe du vieillard illustre et vénérable, et mûr pour l’oraison funèbre, persiste une sensibilité intempestive, que la petite bête n’est pas morte tant que la grande bête continue de vivre, et que le cœur momifié peut recommencer à battre aussi follement que celui d’une grisette… Momie-Pinson.

Donc, François Bergeron songeait, plus fréquemment qu’il ne l’eût souhaité, à Mademoiselle Thulette, pour laquelle il ressentait une tendresse platonique mais trouble, analogue au sentiment complexe qui fait du prêtre l’amant spirituel de sa pénitente la plus désirable. Ne pouvait-il prétendre, en quelque sorte, avoir la primeur de la virginité de Fanny, puisqu’il était le premier auquel elle l’eut confessée ? Il gardait un souvenir ému de cette aventure intellectuelle : seuls, les véritables vicieux, ceux qui vivent surtout par le cerveau, comprendront qu’en recevant les aveux rougissants de Mademoiselle Thulette, Bergeron avait goûté des sensations supérieures aux plus exubérantes coucheries.

Très troublé à l’annonce de ce mariage, le philosophe relut l’épître de Fanny ; il se réjouit, avec un regret indéfinissable, du dénouement souhaité par la jeune fille ; puis, sur sa carte de visite il griffonna : « avec ses vœux sincères, pour le bonheur de la Dame Blanche »… tout en s’écriant d’une voix qui trahissait l’insuffisance de son altruisme :

— J’aimerais savoir le nom du trop heureux coquebin qui aura la chance de lui faire perdre ce pseudonyme emblématique !

Maintenant, il lisait une lettre de Madame de Tresme ; il la lisait avec cette émotion distinguée, cette sentimentalité cultivée complaisamment par les aristocrates de l’amour qui se savent gré des passions restées dans la tête et dans le cœur, auxquelles ils interdisent de descendre plus bas. Ce sont les seules qui durent. Si le poète des Méditations a gardé un si fidèle souvenir d’Elvire, c’est que jamais Alphonse de Lamartine n’a pris ses ébats dans le lit de Madame Charles.

Mon cher Ami,

Excusez-moi d’avoir tardé à vous donner de mes nouvelles depuis mon arrivée à Monte-Carlo ; mais j’ai été si absorbée les premiers temps, j’ai connu des moments si désagréables par la suite, que je ne me sentais pas le courage de repasser moralement ces décevantes journées en vous les écrivant. C’est aujourd’hui seulement que je trouve la force de vous adresser cet appel : « François, mon ami, venez à mon secours ; j’ai besoin que vous m’apportiez l’aide de votre lumineuse intelligence dont un de vos admirateurs a pu dire que, grâce à elle, tout ce que l’on pensait connaître est renouvelé, rajeuni comme par une clarté du matin. »

Vous savez que, je suis partie pour Monte-Carlo avec Thérèse, afin de poursuivre mes investigations sur l’abandon inexplicable de son fiancé et de découvrir les motifs qui le retenaient là-bas… Ah ! mon enquête ne fut pas longue !

À peine installées — nous sommes descendues au Thulette, au même hôtel que le comte Kolding — je m’aperçus qu’Edvard était tombé dans les filets d’une espèce d’intrigante, une sorte d’aventurière difficile à classer… Figurez-vous une de ces femmes demi-bourgeoises, demi-galantes, qui unissent à la fois une réputation détestable aux prérogatives d’une position relativement convenable… Celle dont il s’agit se fait appeler « Mademoiselle » et possède un père authentique ; par contre, elle passe pour avoir eu plusieurs amants et mène l’existence d’une demi-mondaine… C’est la fille du sieur Thulette qui dirige l’hôtel…


François Bergeron eut un soubresaut. Il murmura :

— Ainsi l’amoureux de Mademoiselle Thulette et le fiancé de Thérèse ne font qu’un seul et même nigaud !… Je comprends maintenant pourquoi les propos de Louise me semblaient avoir une corrélation avec ceux de Fanny, le soir où ma bonne amie se plaignit que l’ignorance virginale déplût à certains jeunes gens !

Il reprit sa lecture :

Mademoiselle Thulette a subjugué Edvard, elle l’a pris, elle le tient. Il a été attiré par le parfum de vice qu’elle dégage : certaines amours vous montent à la tête, en coups de sang, comme un verre de liqueur forte (dit-on), mais l’ivresse doit se dissiper et la raison reprendre l’avantage. J’incitai Thérèse à entrer en lutte contre cette Fanny. Ma fille a pour elle la supériorité de sa jeunesse, car l’autre qui ne dit pas son âge, paraît au moins 30 ans. Ne m’opposez pas l’opinion de votre amie Auret, prétendant qu’une femme sincère à toujours le même âge et que les facultés d’amour ne la quittent jamais ; ce sont des paradoxes qui disparaissent au contact du raisonnement « comme des aiguilles de neige au contact de la main » (on a de la lecture) ; d’ailleurs, sans parler de cette question de millésime, l’honorabilité de sa situation et par-dessus tout ses droits de fiancée placent Thérèse bien au-dessus d’une rivale qui reste en marge des convenances sociales. Il est inimaginable que le comte Kolding ne comprenne pas tout cela !

Eh bien, mon cher, tous nos efforts aboutirent à un échec lamentable : sommé de s’expliquer sans détour, Edvard rompit brutalement avec Thérèse, afin de promettre le mariage à sa gourgandine !… Je vous dis qu’il est complètement fou. Devant une conduite aussi insultante, je n’hésitai plus à employer les grands moyens. On applique bien un fer rougi sur la morsure que vous fait un chien enragé et vraiment, Edvard a tout l’air d’un homme mordu par une mauvaise bête. Il fallait brûler son amour, comme on brûle une plaie.

Je ne songeai plus qu’à chercher, parmi les personnes que j’ai rencontrées ici, des gens susceptibles de me donner sur cette demoiselle des renseignements exacts. Il s’agissait aussi de ne pas éveiller les curiosités par la nature de mes questions. J’y réussis parfaitement. Nul ne se douta du motif réel qui me poussait à demander :

« On m’a présenté Mademoiselle Fanny Thulette. Je l’ai trouvée hardie, excentrique, fast, comme disent les Américains… Est-ce une jeune fille que je puisse laisser fréquenter à ma fille ? »

On m’a répondu, de différents côtés :

« — Fanny ?… La grande attraction du Grand Hôtel : son père l’offre en prime aux plus fastueux étrangers… On dit qu’Andrew Fenton signa, certain jour, un chèque de vingt mille dollars pour la voir exécuter, dans la piscine, les principaux modes de natation sans costume de bain…

« — Une simple grue, uniquement sensible aux cadeaux et à l’argent. Quand le rajah de Mysore est venu séjourner à l’Hôtel, elle a trouvé le moyen de se faire offrir un diamant unique… et à quel titre, on le devine !… »

« — Une jolie femme, très cotée. Son dernier amant : don Jaime… Conquête flatteuse et perfide ; elle conservera peut-être un souvenir fâcheux de l’aventure ; que le successeur prenne garde … »

Et enfin — soyons impartiale — cette réponse imprévue d’un vieil habitué de Monte-Carlo :

— Mademoiselle Thulette ?… Une personne charmante que j’ai connue toute petite… Ses manières lui ont fait du tort, car elle fut très mal élevée… Et pourtant, moi qui l’ai vue grandir, je n’hésite pas à la déclarer honnête, absolument honnête… »

Pour qu’il la juge ainsi, elle a dû lui accorder ses faveurs, c’est clair !

Bref, une fois munie de ces renseignements, bien que la délation me répugne, je suis allée trouver Edvard, c’était avant-hier, et lui ai tenu à peu près ce langage :

« Mon enfant, vous avez vingt-cinq ans… Vous pourriez être mon fils et je suis l’amie de votre mère ; en son absence j’estime que mon devoir m’oblige à vous parler comme elle le ferait, en cet instant critique où seul, sans conseil, sans appui, livré à vous-même, vous êtes sur le point de commettre la pire folie. Est-il possible que vous ayez songé à épouser une femme… une femme !… »

Et carrément, je lui ai répété tout ce que je venais d’apprendre sur Fanny Thulette… (je lui ai tu simplement la dernière réponse, celle du vieil habitué, suspectant ce témoignage de source douteuse). J’ai fait appel à son honneur. Je lui ai découvert sans pitié le libertinage de cette fille plus âgée que lui, indigne de devenir une comtesse Kolding, son passé, le nom de tous ses amants… Soudain, je fus interrompue par l’entrée d’un domestique qui venait chercher Edvard de la part de M. Thulette. Alors le comte Kolding répondit froidement en prenant congé de moi : « Madame, j’ai eu de graves torts envers vous, et je m’en excuse… Mais ma conduite ne justifie pas, de votre part, ces attaques imméritées contre mademoiselle Fanny et mon devoir est de ne pas les écouter davantage. » Son devoir !

François Bergeron interrompit de nouveau sa lecture pour s’exclamer :

— Elle s’étonne d’entendre Kolding invoquer son devoir… Mais nous ne tendons pas à voir une chose parce que notre jugement nous la fait trouver bonne, au contraire, notre jugement nous la fait trouver bonne parce que nous y tendons. On voit bien que cette chère Louise n’a pas beaucoup pratiqué Spinoza… D’ailleurs, avec ce jeune homme, elle s’y prend mal… Ce n’est pas une dénonciation calomnieuse qui le refroidira : un grain de vérité ferait bien mieux l’affaire !

Et il acheva de lire la lettre :


Devant l’attitude d’Edvard, j’ai mis mon second projet à exécution… J’ai averti sa mère par dépêche : « Lettre suit », et je lui ai envoyé une relation détaillée des événements. Je connais la comtesse Kolding ; elle sera suffisamment alarmée pour accourir au plus tôt. Et, en présence de sa mère, je pense qu’Edvard se comportera différemment et n’osera plus parler de son « devoir ».

Par malheur, il s’est passé depuis hier des choses incompréhensibles qui me déconcertent absolument… À vous de trouver l’explication de ces mystères.

Il faut d’abord que nous sachiez qu’on donnait hier un bal masqué à l’Hôtel. J’avais décidé d’y assister afin de risquer une suprême tentative de rapprochement entre Thérèse et son fiancé. Invisible depuis le matin, Edvard qui s’était cloîtré dans sa chambre sitôt de retour du voyage où l’avait emmené ce Thulette, Edvard qui nous évitait, sans doute par un dernier sentiment de pudeur, ne manquerait pas de se montrer au veglione en compagnie de son effrontée… J’avais endoctriné Thérèse qui, de surcroît, portait un costume destiné à souligner tous ses avantages. J’entendais me servir des armes mêmes de l’adversaire pour la combattre. Si Edvard s’est épris de cette Fanny parce qu’elle exhibe trop volontiers des attraits que d’autres ont la convenance de cacher, je suppose la révélation de ma Thérèse en décolleté suffisante à prouver qu’une fille de dix-huit printemps vaut bien une femme de trente automnes.

Pour commencer, mon stratagème donna un résultat miraculeux : à peine dans la salle du bal, Edvard, rejoint aussitôt par Thérèse, parut suffoqué d’admiration à sa vue. Ah ! Que les hommes sont donc matériels pour que quelques centimètres de peau suffisent à changer leurs sentiments !… Edvard ne songeait plus à fuir. Ébloui, fasciné, il ne se lassait pas de contempler ma fille. Il lui offrit son bras et l’entraîna rapidement à travers la foule… Je m’efforçais de les suivre… Mais figurez-vous, mon cher François, que, sous le masque et le domino, votre vieille amie illusionne assez par sa voix, ses yeux et sa démarche pour paraître encore jeune. Je fus intriguée par un importun plein d’insistance qui voulut m’attirer dans une loge et me fit perdre la piste de Thérèse. (Cette confidence qui vous eût agacé il y a vingt ans, aujourd’hui vous fera sourire…)

Bref, quand je parvins à me débarrasser de mon malencontreux admirateur, le comte Kolding avait disparu avec ma fille et je passai le restant de la nuit à les chercher vainement à travers le veglione, croyant les reconnaître à chaque minute dans chaque couple qui passait tant ces déguisements dansaient devant mes yeux.

Au fond je n’étais pas mécontente de la tournure que prenait l’incident et je ne m’inquiétais qu’à demi : tout à l’heure j’allais retrouver les flirteurs et je les gronderais pour la forme. Mais, lorsque à quatre heures du matin fourbue, harassée, je me résignai à remonter dans ma chambre, j’eus la stupeur d’y voir Thérèse, et dans quel état, grand Dieu !… Mon cher ami, la pauvre petite était grise. On avait dû la faire souper au champagne, et comme c’était la première fois de son existence… Elle s’était couchée sur mon lit, toute habillée, elle s’endormait en fredonnant Santa Lucia ; j’eus beau la secouer pour lui arracher quelques explications, je ne pus obtenir d’elle que des mots inarticulés… Je vous assure que, pour une mère, c’est une émotion bien pénible ! Bref, l’indisposition de Thérèse m’humilia tellement que je la déshabillais et la soignais moi-même sans oser sonner sa femme de chambre.

Ce matin, j’ai voulu m’expliquer avec Thérèse à présent qu’elle a recouvré sa lucidité. Et voici où commence le mystère… Dès que j’eus prononcé le nom d’Edvard, ma fille m’interrompit avec véhémence : « Ne me parlez plus jamais de cet homme, maman, je vous en supplie !… Et ne me demandez rien ». Comme j’insistais, elle s’est échappée et a couru s’enfermer dans sa chambre. Il m’a été impossible de tirer le moindre éclaircissement de cette enfant extrêmement têtue sous son apparente douceur. J’en suis réduite aux conjectures sur ce qui s’est passé pendant la nuit du bal. Un moment, j’avais soupçonné ce mauvais sujet d’Edvard d’avoir voulu lui manquer de respect, dans le feu de son enthousiasme amoureux : ma fillette est si pure, si innocente qu’une trop brûlante manifestation de tendresse pouvait provoquer, chez cette petite hermine, l’éloignement, le dégoût que semble lui inspirer maintenant son fiancé. Mais je me trompais… En effet, quel que soit son égarement passager, le comte Kolding n’en reste pas moins un galant homme. S’il avait été trop entreprenant avec Thérèse, c’était du coup la réconciliation complète, l’engagement irrémissible ; et il s’empressait de me présenter ses excuses ce matin même. Or, je viens de le croiser dans les jardins du Casino et il s’est éloigné vivement, d’un air gêné, après m’avoir saluée avec une froideur visible… Ce n’est guère le fait d’un fiancé coupable d’un excès d’impatience… Ma supposition se trouve mal fondée.

Alors ma tête se perd et j’en ai la migraine. Mon bon François, je vous le répète, il faut que vous veniez à mon secours. Il faut qu’Edvard et Thérèse consentent à livrer leur secret. Il faut surtout supplanter définitivement Mademoiselle Thulette dans le cœur de cet inconstant garçon… Si vous demandez pourquoi je m’acharne après ce mariage, je vous répéterai une fois de plus qu’on ne rencontre pas facilement un parti comme le comte Kolding, bien né, beau comme on ne l’est que dans les romans et cinq fois millionnaire… Que ne lui pardonnerait-on point pour l’avoir comme gendre !


(Hé, hé, fit Bergeron, narquois, qu’en penserait mon ami Percheron, qui tient le mariage pour un vieux bateau faisant eau sous la vrille de ces deux malacozoares : l’Union libre et le Divorce ? M’est avis que cet antique raffiot n’est pas encore prêt de sombrer, puisque tant de gens veulent s’y embarquer.)


Il s’agit, mon cher ami, du bonheur de ma fille. Songez-y et donnez-moi votre appui. Ne m’écrivez plus à l’Hôtel Thulette, nous l’avons quitté. J’ai jugé cela plus correct. Nous nous installons en ce moment à l’Hôtel de Paris.

J’attends votre réponse avec impatience.

Sincerely,
Louise de Tresme.


François Bergeron se comprima le crâne, ses dix doigts crispés en forme de tenailles, d’un geste expressif et douloureux. Un instant, il envia l’ataraxie des Sages yoghis ressemblant à la paisible lumière placée en un endroit où le vent ne souffle point, car ces nouvelles successives mettaient ses pensées sens dessus dessous et il souffrait de ce désordre. Quelle résolution prendre ? L’appel de Louise le touchait profondément dans ses affections, il aimait cette petite Thérèse d’une tendresse véritable.

Et il murmurait :

— Je le possède, moi, le sûr moyen de lui ramener son fiancé !

Mais, d’autre part, sauver le bonheur de Thérèse, c’était détruire celui de Fanny.

Avait-il le droit de trahir Mademoiselle Thulette, après la confiance si peu ordinaire dont elle l’avait honoré ? Pour la seconde fois, le philosophe se compara au confesseur… Le prêtre observe le secret professionnel quoi qu’il puisse en résulter : sa bouche close respecte la confession du coupable ; son silence laisse condamner l’innocent.

Le confident laïc a-t-il moins d’empire sur lui-même ? La morale religieuse diffère-t-elle de la morale humaine ? François Bergeron hésitait. « Mon Dieu, quelle guerre cruelle… »

Il se rappela un précepte de sa lointaine enfance parce qu’on le lui avait donné cent fois à copier en guise de pensum :


Faire toujours son devoir : voilà la devise de l’honnête homme.


En boutonnant hermétiquement sa redingote, comme un symbole de reploiement sur soi-même, il réfléchit tout haut :

— Le devoir !… Grand mot que les moralistes à la Cousin n’ont jamais défini qu’au singulier, alors que la vie nous l’impose tous les jours au pluriel. L’homme n’a pas un devoir, mais des devoirs, le plus souvent contradictoires. Devine si tu peux et choisis si tu l’oses !

Bergeron médita longtemps, cherchant à écouter en lui-même la mélodie confuse des puissances intuitives, balloté par les poussées ondoyantes et diverses de son dynamisme interne.

Enfin, vaincu par la force du passé, il s’écria :

— Tant pis ! Au risque de commettre une action indélicate, je ne peux hésiter plus longtemps à sacrifier une étrangère pour assurer le sort d’une enfant qui est celle de ma meilleure amie. Je ne veux penser qu’à la fille de Louise !

Et tout en proférant ce : « Je ne veux penser qu’à la fille de Louise », le philosophe devait s’avouer que toutes ses arrières-pensées allaient à Fanny, dont un sentiment d’obscure jalousie le poussait à contrecarrer le mariage.

Son ancien attachement pour Mme de Tresme et son caprice inavoué pour Fanny se rencontraient dans le cœur du vieil homme, stimulant le même désir.

Et, un peu confus, taquiné de remords anticipés, mais décidé néanmoins à servir la cause de Mlle de Tresme, il déchira lentement sa carte de félicitations à la pauvre « Dame Blanche ».

Comme il se penchait de côté pour en jeter les morceaux dans sa corbeille à papiers, il aperçu Mitsou, silencieuse et charmée, Mitsou mettant à mal, sans bruit, un peloton de laine qu’elle avait déniché dans la lingerie.

Captivé par la prestesse de cette grâce souple, il contempla la jolie Siamoise avec un sourire d’admiration. Puis, sa pensée s’évada. Il murmura : « En somme, la vie intérieure, c’est un peloton qui tantôt se déroule et tantôt se rebobine… » De là, il s’éleva vers des problèmes de métaphysique si abstrus que M. Pierre Janet, expert en psychosthénie, les eût sûrement considérés comme des songeries de malades que les phobies travaillent. Longuement, il ratiocina sur la création des âmes qui, cependant, préexistaient…

Il ne songeait plus à Fanny, ni à Thérèse, ni même à Mitsou.



CHAPITRE XII


Il est un dieu pour les ivrognes et pour les amoureux, affirment les compétences : sa mission consiste à veiller sur les faux pas des uns et des autres. Ce matin-là, négligeant sa clientèle d’alcooliques, le protecteur occulte persuada Mademoiselle Thulette de se rendre à l’hôtel de Paris, pour rencontrer une amie de passage à Monte-Carlo.

En traversant le hall, Fanny aperçut la baronne de Tresme et Thérèse absorbées dans une conversation animée avec deux dames en costume de voyage. Il lui suffit de considérer un instant cette étrangère d’une cinquantaine d’années, aux cheveux pâles, aux yeux froids, aux gestes sobres, et cette jeune fille de dix-sept ans, grande, blonde, svelte, le regard hautain, pour deviner en elles la comtesse Kolding et sa fille. Leur ressemblance avec Edvard ne laissait aucun doute.

Bien qu’on l’ait souvent répété, il est vrai que la passion s’éprend moins d’un être que d’un type. L’Homme (la Femme aussi) aiment une seule beauté reproduite à plusieurs exemplaires. Leur désir change d’objet, non d’idéal.

Ainsi, en regardant les deux nouvelles alliées des dames de Tresme, Fanny ne put ressentir d’animosité contre ces ennemies de son bonheur : elle retrouvait le regard d’Edvard dans les yeux d’acier de la comtesse ; elle retrouvait la jeunesse, la grâce, la séduction d’Edvard dans le fin visage de Mlle Kolding, dont un rai de soleil enveloppait de lumière dorée la mince silhouette, presque enfantine encore. Une sympathie invincible l’attirait vers ces blondes Norvégiennes pétries de la chair même de l’homme qu’elle aimait.

Mais si la vue de la mère et de la sœur d’Edvard n’éveilla chez Fanny nulle haine, elle lui révéla un danger dont l’imminence altéra ses traits comme l’élancement d’une douleur physique. Abandonnant la visite projetée, elle rebroussa chemin en toute hâte et rentra précipitamment à l’hôtel Thulette.

Pourquoi perdre du temps à prier « l’intéressé » de descendre au salon ? Elle monta quatre à quatre jusqu’à l’appartement du comte Kolding ; toqua contre la porte et, sans attendre la réponse, entra.

C’était la première fois qu’elle pénétrait dans la chambre du jeune homme : la senteur subtile, si personnelle, que dégage toute chambre où séjourne une existence intime la troubla. Mais, d’abord intimidée par cette pièce en désordre, avec son lit défait, ses meubles en pagaie, le pyjama jeté sur un fauteuil comme un pierrot épuisé, elle sentit presque aussitôt succéder à sa gêne l’impression d’entrer dans sa chambre conjugale, et ce fugace aperçu de son existence future, lui redonnant foi dans l’avenir, l’incita à en défendre de toute son énergie le bonheur escompté.

À l’entrée de Fanny, Edvard, prêt à sortir, se retourna ; sans paraître autrement surpris de la voir, il la regarda simplement, d’un air interrogateur.

Elle balbutia, la voix coupée par la véhémence de son émoi :

— J’ai rencontré votre mère et votre sœur : elles sont à l’hôtel de Paris…

Elle attendit, ses yeux dardant sur le jeune homme un regard avide : selon le trouble qu’il allait manifester, elle devinerait tout de suite si, faible ou fort, il décidait de sacrifier sa famille, ou son amour.

Mais il répondit paisiblement :

— Je le savais : ma mère vient de me téléphoner qu’elle m’attend.

Il ajouta, saisi d’une autre idée :

— Vous la connaissiez donc ?

— Je l’ai reconnue : vous lui ressemblez tellement !

Trois secondes d’attente, pas plus. Un instant déconcertée par ce calme imprévu, Fanny reprit bien vite possession d’elle-même : prête à l’action, combative, elle voulait vaincre.

Loin de chercher à réfréner la passion qui la bouleversait, elle s’abandonna toute à son instinct d’amoureuse : les mains jointes derrière la nuque d’Edvard, elle lui parla hâtivement, follement, d’une voix basse et profonde, si près de lui que l’haleine et le bruit des mots caressaient le jeune homme comme des baisers légers :

— Edvard, votre mère va vous tenir un langage juste, sensé ; elle vous donnera des conseils raisonnables et terribles qui seront pour moi autant de coups de poignard. Mon ami, mon aimé, ne vous laissez pas convaincre par sa sagesse redoutable ! Pensez, avant tout, au désespoir intolérable qui resterait derrière vous : sans votre présence, l’avenir ne serait plus devant mes yeux qu’un trou noir. Je ne suis pas une exaltée, je n’avais jamais subi d’entraînement avant notre rencontre. Je jouissais de la vie sans m’y attacher beaucoup, avec une quiétude indifférente mêlée de tristesse et d’ennui… Puis, je vous ai vu et vous avez capté mes sensations, mes aspirations, mes désirs, vous avez fait tressaillir mon cœur, mes nerfs, tout mon être. Vous m’avez révélé la joie de vivre. Je n’ai que vous au monde ; quoi qu’on vous dise, je suis digne de vous, digne de mon bonheur : Edvard, Edvard, m’abandonnerez-vous ?

Le flux de ses paroles s’était déroulé impétueusement. Soudain, elle dut s’arrêter, tremblante, les cils battants ; l’angoisse montait à sa gorge, lui obstruait la respiration, l’étouffait. Edvard caressa d’un regard charmé l’exaltation de cette amoureuse semblable à la maîtresse du Giorgione : embaumant comme une fleur, enveloppante comme une flamme. Il la prit dans ses bras. En la serrant, en la pressant contre lui, il la sentit trembler de la tête aux pieds ; et la chaleur fiévreuse de ce corps féminin le pénétra, à travers les vêtements. Ils s’étreignirent éperdûment. Elle balbutia :

— Ta femme, ta maîtresse, ce que tu voudras… mais garde-moi !

Son âme frémissait comme une onde où l’on vient de jeter une pierre…

Il savourait cette offrande absolue, en raffiné. Lorsqu’ils se désenlacèrent, les jambes brisées, le cœur palpitant, Edvard, un peu de rose sur ses joues pâles, déclara doucement, de sa voix ferme et posée :

— Vous seule serez ma compagne… Vous, ou bien… rien ; la vie perdue, finie.

Alors une joie délirante envahit Fanny, soulevée d’ivresse devant la certitude, enfin, du Bonheur. Elle écoutait le comte Kolding, extasiée, les mains brûlantes, la gorge sèche, certaine qu’il ne mentait pas.

Cette Monégasque, habituée aux cajoleries gesticulatrices de son Midi bavard, câlin et faux, comprenait quelle force de résolution couvait sous l’impassibilité du Northman aux yeux clairs habitué à dire froidement des choses passionnées.

Il était bien pris, pris jusqu’à la moelle par cet amour caché sous l’enveloppe impénétrable d’un être glacial en apparence. Fanny s’agaçait de songer malgré elle à la vieille métaphore éculée du « volcan sous la neige ». Énervée, elle murmura, pour hâter les explications définitives d’Edvard avec sa mère :

— Allez, allez là-bas !… Maintenant, j’ai confiance.

L’esprit de race, les conditions du climat et de l’existence, la vie morale très profonde contribuent à développer chez le Norvégien l’amour du foyer et le culte de la famille.

Resté orphelin très jeune, Edvard Kolding avait vécu entre sa mère et sa sœur Frédérique dans une intimité parfaite, dans une harmonie de sentiments qui ne se rencontrent guère chez les peuples du Sud, moins sérieux, moins cultivés, dont l’intelligence plus superficielle et le cœur indolent ignorent la constance et l’intensité des affections — toute leur ardeur s’évaporant en gestes, au dehors.

Encouragée par la gravité précoce de son fils, la comtesse Kolding l’avait de bonne heure installé à la place de son mari défunt, pour confier à ce nouveau chef de famille la gestion de leurs intérêts, et lui donner une autorité d’aîné sur sa petite sœur, de huit ans plus jeune que lui. Jusqu’au jour où, appelée à Bergen par la maladie d’une parente, elle avait dû laisser Edvard seul à Paris, afin de ne point le séparer de Thérèse, elle s’était applaudie de sa confiance maternelle. Grâce à des opérations judicieuses, Edvard avait su augmenter leur fortune, tout en prenant son rôle de jeune tuteur suffisamment au sérieux pour se consacrer en partie à l’éducation de Frédérique, avec une sollicitude qui resserrait encore les liens qui l’attachaient au foyer familial. C’est pourquoi, le jour qu’elle apprit, par Mme de Tresme, l’invraisemblable équipée du fils dans lequel elle mettait toutes ses complaisances, la comtesse Kolding eut d’abord un sursaut d’incrédulité. Edvard rompait ses projets de mariage, soit ; mais ce ne pouvait être que mû par des raisons majeures : en tout cas, comme il n’était pas homme à se laisser dégrader par une passion indigne, l’heureuse élue qui supplantait sa fiancée méritait sans nul doute cette préférence, humiliante pour Mme de Tresme, dont la mortification déçue expliquait trop les injurieuses exagérations. Ce fut donc toute prête à lui trouver des excuses que la comtesse Kolding sollicita les explications de son fils.

Nulle tactique ne pouvait combattre plus efficacement l’influence de Fanny.

Edvard abordait la discussion animé de sentiments presque agressifs, si dominé par l’amour que, malgré la force de ses sentiments familiaux, la plus légère erreur de diplomatie maternelle risquait d’occasionner une irrémédiable rupture.

Or, à la place de l’accueil irrité qu’il prévoyait, il trouva chez la comtesse une tendresse réservée mais profonde, où il discerna le maximum d’effusion dont cette froide personne pouvait disposer.

Elle lui dit, sans la moindre acrimonie :

— J’ai préféré descendre ici qu’au Thulette… Notre pauvre baronne de Tresme m’ayant mise au courant de vos intentions, il m’a semblé plus correct de ne pas m’exposer à rencontrer trop tôt M. Thulette… et sa fille… Mieux vaut que nous ayons causé entre nous, auparavant.

Edvard éprouva la surprise soulagée d’un homme auquel on joue un air de danse alors qu’il s’apprêtait à subir une marche funèbre : sa mère venait de mentionner Mademoiselle Thulette sans marquer de prévention d’aucune sorte !

Baigné de joie, il ne sut mieux exprimer sa félicité qu’en saisissant sa sœur dans ses bras pour l’embrasser tendrement ; il répétait :

— Frédérique !… Ma petite Frida !…

…tout de suite reconquis par la famille, devant l’évocation vivante de son foyer lointain à laquelle il s’abandonnait sans songer à se défier de ce charme captivant.

Assis en face de sa mère et gardant dans ses bras cette petite Frédérique formée à son image, dont le visage ressemblait au sien et dont l’esprit s’était imprégné des enseignements fraternels, Edvard écoutait la comtesse Kolding déclarer de sa voix calme :

— Mon fils, vous ne vous étonnerez pas que je vous interroge immédiatement : j’ai hâte de savoir quels sont les motifs qui vous ont entraîné à briser des projets d’union… d’une union fort bien assortie… pour contracter un engagement avec une personne qui n’est ni de notre monde ni de notre situation. J’estime trop votre caractère pour présenter des objections à ce sujet : vous gérez assez intelligemment votre fortune pour avoir le droit de vous marier suivant votre cœur ; et, quant à la mésalliance, je suppose que la femme choisie par vous a des qualités qui l’atténuent ou la pallient… Néanmoins, j’attends que vous m’exposiez les raisons d’un acte qui apparaît, de prime abord, peu raisonnable… Venant de vous, elles ne peuvent qu’être probantes.

À une explosion de violence, Edvard eût opposé la plus inébranlable résistance ; mais, décontenancé par l’enveloppante douceur de cette attaque indirecte, il ne sut que murmurer avec une franchise laconique :

— J’aime Fanny.

La comtesse Kolding parut désappointée par les réticences que contenait cette réponse. Elle reprit, d’un ton plus grave :

— Mme de Tresme m’a fourni sur cette… jeune fille des renseignements où j’ai voulu voir une extrême malveillance. Vous avez envers la baronne des torts dont, sans doute, elle désire se venger. Je ne vous répéterai pas ses propos ; vous les connaissez. Si vous ne les considériez pas comme des calomnies, vous auriez déjà répudié une fiancée indigne de vous : donc, si vous persistez à épouser Mademoiselle Thulette, c’est que Mme de Tresme, en multipliant les allusions salissantes au passé de cette personne, a menti. Il ne vous reste qu’à m’affirmer la vérité, je vous croirai… Réfléchissez… Vous êtes évidemment sincère, mais ne vous a-t-on pas abusé ? …En toute confiance, mon fils, vous est-il possible de me dire avec certitude : « Ma mère, la femme que j’ai choisie est pure comme votre fille ; et notre chère Frédérique peut embrasser sa sœur sans rougir. « Si vous me dites cela, Edvard, je me fierai à votre loyauté et, tout en déplorant votre attitude envers Thérèse de Tresme, je consentirai à ce mariage sans vous importuner de reproches inutiles… L’amour excuse tout quand il est bien placé.

Le jeune homme avait écouté sans interrompre, mais, pour qui le connaissait, son insensibilité apparente dissimulait une émotion dont l’intensité douloureuse crispait son visage livide et pâlissait jusqu’à ses lèvres.

Il poussa un profond soupir et dit d’un ton bizarre :

— Ma mère, j’ai besoin de réfléchir avant de vous répondre.

La comtesse Kolding n’insista pas : rien qu’à la lenteur accablée avec laquelle Edvard quittait la pièce, elle croyait deviner quel serait le résultat de ses réflexions.

Edvard s’en allait au hasard, errant à travers ces jardins et ces rues de Monaco dont chaque détail lui parlait de Fanny : ici, elle s’était assise à ses côtés, près, tout près de lui ; là, au fond de ce ravin, c’était l’église de Sainte-Dévote, évocatrice de leur rencontre, si douce en ce matin clair… Un peu plus loin, des mimosas aux fins feuillages en dentelles penchaient leurs grappes d’or, versant à l’amoureux l’odorant souvenir de Fanny… Et le chaud, le lourd printemps méridional, l’ivresse des parfums qui se levait du sol embrasé, incendiaient ses veines d’un désir qui courait sous sa peau ainsi qu’un feu liquide.

Les yeux fixés sur ce décor de son amour, auquel il adressait en pensée le même adieu lugubre qu’à son bonheur, il considérait avec une détresse muette un chêne Kermès qui tordait ses branches désespérées…

Edvard touchait à cet instant de crise où la dualité cruelle de notre nature nous impose le combat anormal contre un adversaire tapi en nous, l’obligation de tuer un peu de soi-même. Cet être inconnu qui pousse violemment notre esprit, notre chair, vers la sensualité, tandis que notre conscience proteste, peut-on, doit-on le supprimer ? N’est-ce pas une mutilation physique ? Le mauvais instinct a son utilité, puisque c’est un instinct.

Ces raisonnements spéciaux n’effleuraient pas Edvard. Son cœur, son cœur dépravé par une perversion secrète, souffrait atrocement de renoncer aux extases entrevues. Mais déjà son esprit avait pris parti, sans discussion possible.

Dès les premières paroles de sa mère, réveillé subitement du rêve luxurieux où il se complaisait depuis cinq mois, une conviction logique s’imposait à lui : « Non, Fanny ne peut pas entrer dans notre famille… Fanny n’a pas le droit de devenir la sœur de ma petite Frédérique. »

Par un sentiment singulier chez lui — où l’amant s’était épris à l’instigation d’une convoitise malsaine, où le mari acceptant le passé de sa femme aurait introduit dans la maison familiale, sans hésitation, l’Aventurière, la seconde Madame Tanqueray, l’indigne — la pudeur masculine ressuscitait sous forme de pudeur fraternelle : il ne pouvait supporter l’idée que l’enfant innocente et chaste élevée par lui dût subir, par sa faute à lui, un contact impur. La pensée de Frédérique apparentée à Fanny, embrassée par ces lèvres voluptueuses habituées aux caresses princières, le choquait jusqu’à l’écœurement. Ah ! Pourquoi Mademoiselle Thulette ne pouvait-elle devenir sa femme sans devenir la bru de la comtesse Kolding, ni la belle-sœur de Frédérique ?

« L’épouse doit entrer vierge au lit de l’époux… »

Maintenant, cette vérité lui apparaissait éclatante, victorieuse du mauvais désir, poursuivant d’une lueur implacable, tout le mensonge, toute la fausse illusion où se leurraient ses curiosités vicieuses !

Et cependant… il continuait d’adorer Fanny.

Le souvenir de sa beauté, de ses baisers, de sa passion le plongeait dans un désespoir irrémédiable. Jamais il ne pourrait oublier cette femme qu’il allait abandonner par devoir, par propreté morale. Jamais il ne se sentirait le courage chirurgical d’amputer les espoirs de la malheureuse. Les hommes faibles, toujours plus amoureux que les énergiques, souffrent aussi davantage. Heureux Julien Sorel, dont le vouloir savait dresser Mlle de la Mole !

Il gémissait à demi-voix :

— Oh ! Frida… Petite Frida, tout ce que je t’aurai sacrifié !…

Puis, dans un déchirement d’amour :

— Non, non, je ne pourrai surmonter cette épreuve.

Que faire ?

Pas une minute, il n’eut la tentation de revenir sur sa décision et d’abuser sa mère par un mensonge pour lui voler son consentement. Devant la confiance naïve et désarmée de la comtesse Kolding, ce fils loyal s’interdisait toute entorse à la vérité.

Alors ?

Alors restait la solution que la pieuse comtesse ne pouvait prévoir, celle qui se présente tout naturellement aux jeunes âmes affolées d’amour.

Edvard rentra à l’Hôtel Thulette. Craignant d’être vu par Fanny, il se jeta vivement dans l’ascenseur et courut s’enfermer chez lui, en murmurant le mot spleenétique de lord Byron « J’ai vécu, bonsoir ! » Avec un sourire crispé de la plus excusable amertume, il songea : « Quelle conséquence imprévue ! Je vais me tuer parce que je suis entré au Skating des Champs-Élysées un jour qu’il pleuvait… »

Faute de connaître suffisamment Balzac, il ignorait des répercussions bien plus étendues, bien plus invraisemblables, et que des centaines de soldats étaient morts en Algérie parce qu’il fallait à l’ignoble baron Hulot cent mille francs pour meubler Mme Marneffe.

Il alla chercher son sac de voyage ; il prit sans hésiter un étui de peau souple duquel il retira son browning ; il vérifia la charge… Mais, à ce moment, il éprouva le besoin d’écrire deux lettres d’adieu : une dernière pensée à sa mère et à Fanny.

Comme il s’installait à son bureau, un délicieux meuble de citronnier marqueté d’olivier que Mademoiselle Thulette avait fait placer dans sa chambre, on frappa discrètement à la porte.

— Que me veut-on ?… Je suis occupé ! cria-t-il, impatienté.

Le garçon d’hôtel répondit du dehors :

— C’est une visite pour Monsieur.

— Je ne reçois pas !

Edvard entendit des chuchotements dans le couloir, puis le garçon insista :

— C’est Monsieur François Bergeron, de l’Académie Française.

Le comte Kolding éprouva une stupéfaction qui changea momentanément le cours de ses idées.

Que lui voulait le célèbre philosophe français ? Quel motif pouvait amener ce subtil écrivain à solliciter une entrevue d’un jeune Norvégien contrarié dans ses projets matrimoniaux ? « Me connaîtrait-il, par hasard ?… Je ne me souviens pas de lui avoir été présenté. » songeait Edvard, hébété de surprise. Bien qu’elle se produisît dans un moment inopportun, cette démarche le flattait, tout en piquant sa curiosité.

Il alla tirer, au lieu de la balle mortelle, les verrous de sa porte, pensant qu’il pouvait bien différer son suicide d’un quart d’heure pour recevoir un membre de l’Académie française.



CHAPITRE XIII


François Bergeron commença par dévisager Edvard Kolding avec une insistance extraordinaire ; il enveloppa d’un regard envieux la tête blonde, le front pâle que des boucles courtes découvraient dans son étroitesse aristocratique, les yeux bleu-clair étrangement lumineux, l’ovale délicat du visage ; et, malgré sa sourde hostilité, le philosophe subit la séduction de cette jeunesse dont une mélancolie inusitée, qui s’accentuait aux commissures des lèvres, idéalisait encore la grâce.

Il renouvela l’éternel vœu de Faust : « Mes trente ans de gloire, en échange de cette figure !… » Comme on sent l’inanité d’être un vieil Immortel, en face d’un gamin victorieux !

Puis, écartant l’obsession des regrets stériles, il ne voulut se rappeler que le but de son voyage.

Edvard, surpris et presque intimidé de cet examen, attendait que son visiteur entamât l’entretien.

Bergeron s’y décida. Il dit :

— Nous ne sommes pas des inconnus, l’un pour l’autre… Ma filleule a dû vous parler de moi, Monsieur ?

Bien qu’ahuri par ce début, le comte Kolding, sans en rien laisser paraître, répondit avec une courtoisie respectueuse :

— Monsieur, je ne crois pas avoir l’honneur de vous connaître autrement que je connais Bjoernson, Bergson ou Henri de Régnier : c’est-à-dire en lecteur…

— C’est déjà quelque chose, fit, avec un sourire ambigu, Bergeron qui s’amusait de voir ce Scandinave installer, avec une hâte imméritée, son Bjoernson national parmi « le beau collège des Princes du chant sublime ».

— Quant à votre filleule, poursuivit le jeune homme, je n’ai pas l’honneur de la connaître ; c’est pourquoi je me demande si vous ne vous méprenez pas ; c’est bien à moi, le comte Edvard Kolding que vous avez à faire ?

— Précisément, Monsieur.

Et François Bergeron expliqua en souriant :

— Je suis le parrain de Mlle Thérèse de Tresmes.

Du coup, la déférence du comte Kolding s’évanouit comme annihilée par un truc de cinéma. Sans dissimuler l’exaspération qui venait soudain de l’envahir, il répliqua d’un air excédé :

— Ah ! pour l’amour de Dieu, qu’on me laisse enfin tranquille avec cette histoire !

— Vous êtes vif, jeune homme, pour un Septentrional ; constata doucement le philosophe.

Cette phrase rappela Edvard aux bienséances. Considérant les cheveux blancs qui garnissaient, en nombre insuffisant, le crâne de son illustre interlocuteur, il reprit avec plus de calme :

— Excusez-moi… Je vous demande pardon… Mais vous comptez sans doute me répéter pour la troisième fois ce que je viens de m’entendre dire, sur deux modes différents, par Mme de Tresmes et par ma mère… Alors, je vous supplie de m’épargner cette réédition puisqu’elle ne m’apprendrait rien, même si vous aviez découvert une troisième manière de me prouver que mon mariage avec Fanny Thulette est impossible.

François Bergeron rétorqua, sans paraître déconcerté par l’humeur d’Edvard :

— Au contraire, si vous n’étiez pas parti… comme le premier coup de matines… je vous aurais annoncé déjà que rien ne s’oppose à ce mariage.

Il ajouta, énigmatique :

— En ce qui concerne l’honorabilité de Mademoiselle Thulette, tout au moins…

Il prit un temps et précisa :

— …Si vous êtes toujours décidé à l’épouser, quand vous m’aurez écouté jusqu’au bout.

Edvard, intrigué, devient si attentif que ses sourcils prirent la forme de plains-cintres romans.

Bergeron s’en aperçut : de sa voix persuasive — sa voix de conférencier habitué à tenir l’auditoire sous le charme — il expliqua :

— L’affection paternelle que m’inspire ma filleule Thérèse me porte à suivre avec assiduité les événements qui jalonnent la route blanche de son existence. J’ai su, en détail, tout ce qui s’est passé ces derniers mois : de Paris, j’assistais en pensée, avec le recul nécessaire, à la comédie dont vous êtes le jeune premier, si j’ose m’exprimer ainsi. Ne vous étonnez donc point si j’ai pu, sans vous connaître personnellement, vous analyser, vous…

— Je ne m’étonne pas, fit Edvard, souriant malgré lui, vous avez tellement l’habitude de disséquer les cerveaux !

— Hum ! cerveau… cerveau… objecta l’académicien subitement rembruni vous parlez en matérialiste renforcé !

— Du tout, cher Maître, mais le docte et reposant enseignement cartésien du collège, si je ne me trompe, disait l’esprit et le cerveau solidaires…

Bergeron soupira ; sa peau mate rosit ; d’un index agacé, il tourmenta sa courte moustache en accent circonflexe. Il aurait voulu confondre ce parallélisme psycho-physique dont l’ingénuité confondait : « équivalence » et « solidarité ». Mais le temps lui manquait pour développer de victorieux distinguo ; il dit seulement :

— L’écrou aussi est solidaire de la machine, cher Monsieur, oseriez-vous en conclure que la machine ait son équivalent dans l’écrou ?

Edvard faillit répondre que l’entretien s’éloignait fort de sa base. Mais il garda le silence, enfantinement flatté qu’un philosophe de cette envergure prît la peine d’étudier spécialement son caractère et convaincu, dès lors, que Bergeron ne pouvait manquer de lui dire des choses fort intéressantes.

Nous aimons les variations dont nous sommes le thème. Nous lirions un livre avec passion, fût-il cochonné par un galfâtre de cinéma comme Diamant-Berger, si nous avions des raisons de croire que ce minus habens s’est inspiré de nous pour dépeindre ses héros. Jamais une conversation ne nous semble trop longue si l’interlocuteur s’espace sur un sujet touchant notre petite personnalité, car notre égoïsme est un paon qui ne se lasse pas de déployer l’éventail postérieur de sa vanité devant l’objectif enregistrant son image.

C’est pourquoi Edvard, bien que résolu à quitter la vie, cédait au désir inconscient de prolonger cette dernière heure, où quelqu’un s’occupait de lui. Le goût de la gloriole est le dernier dont on se dépouille, a remarqué Tacite au livre VI des Annales (Est-ce bien au livre sixième) ?

Bergeron reprit :

— Un de nos collègues à qui l’on ne saurait refuser un jugement éclairé, encore qu’il assiste trop rarement à nos séances, disait naguère : « Si, tout à coup, la société se retournait comme un gant et qu’on en vît le dedans, nous tomberions tous évanouis de dégoût et d’effroi »… Cette pensée de M. Anatole France est juste en son pessimisme ; l’est-elle autant dans les conséquences qu’elle imagine ? Je ne crois pas que tous s’évanouiraient de dégoût…

— Au contraire, approuva le comte Kolding, à demi-voix.

— Les vices clandestins, les corruptions cachées, l’inconnu pervers et tentateur de l’ombre, le cynisme qu’on devine au fond d’un regard, la pensée infâme qui s’abrite sous un front poli, les immondices qui se trouvent de l’autre côté du mur, les dessous inquiétants que recouvre une jupe bien baissée de femme pudique, la scène licencieuse qui se passe chez le voisin derrière les rideaux blancs d’une fenêtre fermée, sont-ce pas là des ferments d’excitation raffinée pour certains esprits curieux ?

Edvard sourit, sans répondre à son interlocuteur qui poursuivit :

— Si l’on dévoile tout à coup ces horreurs, est-ce bien un sentiment de répulsion et d’effroi qui se peindra dans les yeux des spectateurs ? Je suppose, moi, que quelques-uns prendront un sensible plaisir à voir le dedans du gant… Qu’en pensez-vous, jeune homme ?

L’interpellé rougit légèrement, puis, sans quitter du regard les yeux du philosophe, des yeux de myosotis singulièrement mobiles, à la fois acérés et rêveurs, il répondit galamment :

— Je pense que l’on a raison de considérer François Bergeron comme le plus subtile psychologue de notre temps.

L’académicien esquissa un geste vague de remerciement et se rapprocha de son auditeur au cas duquel il allait s’intéresser, maintenant, d’une façon plus précise :

— En amour, l’attrait consiste surtout dans la saveur inédite d’un assaisonnement ignoré. Être le premier amant d’une femme, c’est manger d’un plat qu’il a fallu accommoder soi-même ; or, il en est du cœur comme de l’estomac, les jeunes gens préfèrent la cuisine de restaurant tant qu’ils ne sont point dyspepsiques. Une femme habile, savante, initiée, une femme de vingt-sept ans, par exemple, se pare pour eux d’irrésistibles charmes ; rien de plus naturel. Une jeune fille a trop d’inexpérience pour que l’amoureux distingué par elle puisse en concevoir de l’orgueil. La jeune fille cède à l’amour. La femme choisit l’amant. La première, naïve, n’apporte qu’un seul triomphe à la vanité de l’homme. La seconde, avertie, délaisse à votre profit tous ses autres adorateurs ; elle possède d’innombrables séductions ; sa science, ses souvenirs, les orages de sa vie, les ardeurs de sa passion, autant de voluptés !

— Hé ! je le sais bien, je le sais trop, s’écria le comte Kolding avec une vivacité douloureuse.

— Vous trouvez que je ressasse du banal ? demanda le conférencier, ému de cette juvénile impatience.

— Mon Dieu, n… non…

— Que j’enfonce des portes ouvertes ?

— Pas précisément, mais…

— Croyez-moi, il faut savoir, à l’occasion, remettre en cause ce qui n’est plus en cause.

— Cependant…

— Ne protestez pas, jeune homme, c’est la pure doctrine de Florence qui entend rouvrir des périodes de tâtonnement closes depuis longtemps…

— Rouvrez, cher Maître, rouvrez, fit Edvard, avec résignation.

— Je n’abuserai pas de votre permission et je dirai seulement que cette femme de 27 ans, avertie, peut parfois, en réalité, être une jeune fille ?…

— Vous en avez vu ? interrompit le fiancé de Mademoiselle Thulette, passionnément.

— « Et ai-je vu Shelley lui-même » cita finement le polyglotte Bergeron, pour qui Browning ne représentait pas uniquement le propagateur du revolver.

— Parlez, parlez vite !

— Ah ! vous ne trouvez plus que je me perds dans les généralités vagues ? que je m’enlise dans les lieux communs ?

— Continuez, de grâce !

— Soit, je continue… Il peut arriver qu’une enfant, née foncièrement honnête, grandisse dans un milieu interlope, y perde son ignorance sans perdre sa pureté, y laisse ses illusions sans laisser son innocence. Elle traverse ce monde taré, comme un ange passe au milieu des lépreux, sans une souillure pour sa chair de neige. Bourgeoise vertueuse, elle a passé sa première jeunesse, sans doute, à rater piteusement des mariages que sa situation fausse et la position douteuse de son père rendaient irréalisables. Tout en souhaitant passionnément un époux, elle n’a pas su retenir un homme d’honneur. Mais elle dissimule son humiliation. Elle n’avoue pas son idéal prosaïque d’existence conjugale. Elle préfère usurper la réputation d’une femme galante. Elle fait croire à ses aventures. Elle devient le fanfaron du vice. En agissant différemment, elle craindrait de perdre son prestige, et elle a raison… Car, sans la science de l’amour, quel charme de plus possède, à trente ans, une fille vierge comparée à la jeune vierge de vingt ans ?… Comment peut-elle espérer encore qu’un homme la délivrera du célibat ? Devant l’ignorance égale de ces deux candidates quel homme hésiterait à choisir celle qui rachète, au moins, la maladresse de son inexpérience par l’attrait de son adolescence en fleur ?


François Bergeron fit une pause destinée à ponctuer son raisonnement.

Mais Edvard, en proie à une émotion inouïe, supplia d’une voix ardente :

— Achevez, monsieur, achevez, je vous en prie !… Ne prolongez pas mon incertitude… Si ce que je crois comprendre est la vérité, comment l’avez-vous sue ?… Êtes-vous absolument certain de ce que vous avancez ?… Une preuve ?… Parlez, de grâce !…

Bergeron savoura l’angoisse qu’exprimait le visage du jeune homme. Il y voyait la réussite de son projet. Abandonnant les généralités exposées en langage académique, il lança son argument suprême :

— Eh ! Parbleu, monsieur. Mademoiselle Thulette s’est payé votre tête !

Ce disant, il pensait : « En France, on tue l’amour par l’amour-propre. J’espère bien que mon Norvégien sera aussi susceptible qu’un Français sur ce chapitre. »

Et il développa :

— La preuve de ce que j’avance ? Mais la voici, monsieur : claire, limpide, irréfutable… Il y a quatre mois, revenant d’un voyage en Italie, je descendis à l’Hôtel Thulette. Le matin de mon départ, mademoiselle Fanny se fit annoncer chez moi, força presque ma porte, et se présenta par ces paroles inattendues : « Vous êtes un grand philosophe, j’ai besoin d’un conseil en face d’un cas de conscience que ne peut résoudre ma propre logique. Mais mon secret est embarrassant et scabreux ; si j’ose me confesser, c’est que vous allez repartir tout à l’heure et que je ne vous reverrai jamais plus… » Puis elle me fit l’aveu de ce que je viens de vous dire à propos de la fille de vingt-sept ans contrainte au rôle de femme pour rester séduisante… Vous me demandiez des preuves… Ah ! Monsieur, si vous l’aviez entendue déplorer sa fâcheuse virginité, vous n’eussiez pas douté de sa véracité une minute. Elle me confia : « Je suis aimée d’un chérubin naïf et vicieux qui me croit perversement experte ; ébloui par ma renommée d’intrigues tapageuses, il est assez épris pour m’épouser… Mais si je lui avoue l’inconsistance de cette légende, n’en ressentira-t-il pas de la déception, puisque c’est une femme équivoque, hélas, qu’il croit aimer en ma personne ? Que dois-je faire, monsieur ? » Car c’était là le conseil qu’elle sollicitait de moi. Ah ! Nous autres écrivains, nous recevons parfois d’étranges confidences de lectrices… Ignorant qu’elle était la rivale de ma filleule, j’engageai mademoiselle Thulette à persévérer dans cette tactique de libertinage affecté… Et voilà, jeune homme, comment vous fûtes trompé !… Vous avez cru supplanter le rajah de Mysore, détrôner le prince Jaime, battre le record des milliardaires… Mensonges que tout cela ! Mirage de la Riviéra !… Vous avez été tout simplement berné par une adroite personne lasse de son célibat forcé et aussi intacte, je m’en porte garant, que la plus vierge des pucelles bourgeoises qui posèrent devant Memling pour la châsse de Sainte-Ursule.

— C’est vrai… Oui, c’est vrai ! murmura Edvard.

Mille détails négligés revenaient à sa mémoire, corroborant les déclarations du philosophe. Il comprenait maintenant quelle pudeur de novice se déguisait sous la coquette résistance de Fanny, résistance qui lui semblait instinctive et involontaire, par moment ; ainsi ce jour où elle avait crié : « Ah ! si vous saviez ce que signifie mon attitude… J’aurais tant de joie à me donner entièrement ! »

Il se rappelait ses dernières paroles, tout à l’heure : « Quoi qu’on vous dise, je suis digne de vous, digne de mon bonheur ; j’ai le droit de le défendre ! »

Désormais, il saisissait le véritable sens de ces mots qu’elle lui avait chuchotés passionnément : « Vous êtes le premier homme qui reçoive mon aveu d’amour. » Libéré de l’odieux étouffement qui les écrasait, ses poumons jouaient librement, s’emplissaient d’air et de joie soulagée, comme s’il eût respiré du nitrate d’anyle.

Ne le sachant pas si bien convaincu, Bergeron insista :

— Si c’est vrai, Monsieur ?… Tenez, je vais commettre une indélicatesse, mais tant pis, mon intention m’excuse… Lisez cette lettre ; après une preuve pareille !…

Et tirant un papier de son portefeuille, le perfide confident mit sous les yeux du comte Kolding certaine missive mauve qui se terminait par ces mots :

« Cher Maître, c’est une vieille fille qui vous soumet ce sujet de méditation, une vieille fille qui va se marier grâce à vos conseils et qui désire savoir, avant de la perdre, quel titre mérite exactement sa virginité insoupçonnée et réelle… »

— Sans cette lettre, expliqua-t-il, sans cette lettre indiscutablement probante, jamais je n’eusse osé me montrer si affirmatif, car… hélas… quand on songe à l’ignorance où l’on demeure souvent de celui avec lequel on a inséparablement vécu, je veux dire de soi-même, on est pris de peur à l’idée de poser la reconstruction d’un caractère sur le sable mouvant du…

La fougue d’Edvard ne permit pas à Bergeron d’achever son harmonieuse période : serrant les mains minuscules et merveilleusement soignées de l’académicien, avec la vibrante reconnaissance d’un homme extrait des ruines sous lesquelles il agonisait, le rescapé s’écria :

— Monsieur, vous m’avez sauvé la vie !… Et je vous certifie que mon exclamation n’a rien d’hyperbolique, étant données les circonstances qui ont précédé votre entrée chez moi. Je ne veux pas approfondir les raisons qui ont dicté votre acte… Venez, Monsieur, venez !

Edvard entraînait Bergeron hors de la pièce ; il le poussait dans l’ascenseur.

— Ah çà ! où me conduisez-vous ? demanda l’académicien vaguement inquiet.

— À l’Hôtel de Paris.

Cette indication le rassura : sans doute, Edvard se rendait chez Mme de Tresmes. Au surplus, le vieillard n’aurait pu se dégager facilement tant son guide lui serrait le bras d’une poigne énergique. Il se résigna donc à suivre Edvard de bonne grâce pour ne point sembler emmené de force.

Sans perdre une seconde, Edvard courut à l’appartement qu’occupait sa mère et, introduisant Bergeron auprès de la comtesse Kolding, il annonça :

— Ma mère, je vous présente M. François Bergeron, membre de l’Académie française, qui vient ratifier, par son témoignage, les paroles que je vais prononcer…

Après quoi, solennel et radieux, il déclara :

— Ma mère, la femme que j’ai choisie est pure comme votre fille et notre chère Frédérique peut embrasser sa sœur sans rougir !

La comtesse Kolding reconnut sa propre phrase ; elle se souvint de sa promesse et répondit :

— Alors, Edvard, je vous autorise à me faire connaître votre fiancée…

Cependant que Bergeron, déconfit, comprenant (mais un peu tard) que des événements survenus entre temps avaient renversé l’effet de sa révélation, profitait de l’inattention de ses hôtes pour s’esquiver à l’anglaise non sans se donner cette explication in petto : « Le succès n’est qu’une question d’heure ; il suffit que notre pendule retarde de cinq minutes pour que nous rations le moment psychologique… Je suis arrivé trop tard. »



CHAPITRE XIV


En sortant de la chambre où la comtesse Kolding et l’heureux Edvard s’embrassaient avec effusion, Bergeron ressentit tout d’abord les atteintes de cette mélancolie qui est le lot des penseurs, comme s’accordent à l’affirmer Aristote (Probl. XXX, 1), Cicéron (Tusc. I, 33) et M. de La Palisse (passim).

Ensuite il éprouva une envie irrésistible de quitter l’Hôtel de Paris pour aller respirer dehors, à l’air libre.

Habitué à s’analyser minutieusement, il se demanda : « Pourquoi ai-je un si vif désir de quitter cet hôtel ? » Et il se répondit aussitôt, avec une louable sincérité : « Parce que j’y dois rester. »

Il soupira : « Je ne peux pas échapper à la corvée de mettre Louise au courant de ma tentative infructueuse. Elle m’attend. »

Reculer l’échéance d’un inévitable ennui c’est le subir deux fois : comme il souffrait déjà par avance tous les inconvénients d’un entretien avec Mme de Tresmes, Bergeron abrégea ses appréhensions en se faisant annoncer chez elle.

Il se dépêcha de tout dire en une seule fois, comme un cambrioleur poursuivi jette son paquet n’importe où. Et, sans préambule, il apprit à son amie l’échec qui ruinait définitivement leurs espoirs. Puis, un peu ému, il étancha la légère moiteur qui humectait son front dénudé de grand lunaire, cependant que la baronne exaspérée poussait l’exclamation à laquelle il s’attendait :

— C’est votre faute !

— Ma faute ? Permettez…

Bergeron protestait mollement, pour l’acquit de sa conscience, sachant bien que rien ne mettrait un frein aux flots de cette fureur féminine, donc injuste.

Effectivement, Mme de Tresmes répétait, rageuse, en haussant les épaules :

— Voilà bien les écrivains, avec leur manie de paradoxes !… Vous avez jeté votre pavé sur le bonheur de Thérèse, pour avoir voulu agir à rebours du sens commun avec Edvard ! Vraiment je vous croyais plus d’intelligence !

— Mon Dieu, chère amie, vous avez probablement, sur l’Intelligence, des opinions qui diffèrent des miennes.

— Ça ne m’étonnerait pas !

— À mon sens, voyez-vous, l’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie, de sorte que…

— Charmant ! Monsieur, pour justifier ses gaffes, improvise une théorie séance tenante !

— « Séance tenante ! » Mon Évolution créatrice m’a coûté des années de…

— À moi, elle me coûte le fiancé de ma fille ! Ne secouez pas la tête, mon ami, ne dites pas que non… D’ailleurs, j’aurais dû m’y attendre ; vous avez passé des heures et des heures à étudier l’instinct des guêpes et l’œil des huîtres mais, pour ce qui est du cœur humain, vous n’y entendez goutte.

— Par exemple !

— C’est malheureusement indiscutable, appuya la baronne dont les yeux encore beaux étincelaient de rage sous le tissu, maintenant fané des paupières. Où l’auriez-vous pêchée l’expérience du cœur humain ? Dans les bouquins jaunis que compulsa votre jeunesse ? Dans les Collèges ? À l’Académie ? Parmi les jocrisses mondains qui s’écrasent autour de votre chaire ?

Elle blémissait. Comme le disait Balzac de la duchesse de Maufrigneuse, en un style qu’on aurait tort d’imiter aveuglément : « La colère la faisait souffrir dans son cœur et suer dans sa robe.

Mais, ranimée par l’excès même de son indignation, elle se ressaisit et continua :

— C’est très joli votre dilettantisme aventureux, mais voyez où il mène !… La moindre psychologie précise aurait fait bien mieux l’affaire !

— Hum ! « psychologie » et « précise » sont deux mots qui jurent de se trouver ensemble… Quand j’ai approfondi certains concepts philosophiques aux contours bien définis, je les ai vus se fondre en quelque chose de fuyant et de flou qui s’est trouvé être du psychologique. De sorte que…

— Au nom du ciel, gardez ces développements pour votre cours ! Vous ne pouvez savoir comme ils m’agacent ! Tenez, François, j’en arrive à donner raison au critique (je ne sais plus son nom), qui tenait toute votre philosophie pour une passagère efflorescence de la mode, adroitement mise en valeur par l’habile lanceur que vous êtes. Vous haussez les épaules ? Hé bien, moi, je vous le répète, je suis toute prête dorénavant, Monsieur le briseur de mariages, à détester, comme font vos adversaires, le charme dangereux qui émane de votre école d’imprécision voluptueuse et de sourire cosmopolite…

— Vous avez de bonnes lectures, remarqua Bergeron avec calme, mais… mais… puisque vous me jugez un si piètre grimaud, quelle aberration vous poussa donc à implorer le secours de mes faibles moyens ?

La baronne eut un cri du cœur :

— Dame ! À ce moment-là, vous n’aviez pas encore échoué !

Cette naïveté désarma Bergeron, qui sourit. Mais la mère déçue, elle, loin de sourire, se lamentait :

— Pouvais-je vous supposer l’idée baroque d’aller dire à ce jeune homme : « Monsieur, n’épousez pas mademoiselle Thulette : tous les bruits qui courent sur son compte ne sont que des médisances… Elle est vierge ! » Ah ! vraiment, mon cher François, quand vous vous proposez de faire manquer un mariage, vous employez des procédés de Cadet-Roussel !

— Eh bien ! moi, ma chère Louise, je persiste à vous affirmer que ma politique eût porté ses fruits si j’avais trouvé le jeune Kolding tel que me l’avait représenté Fanny, tel aussi que le décrivait votre lettre… La conscience de ce garçon reflétait les images à la manière d’une pellicule photographique : ce que nous voyons noir, lui, il l’éprouvait blanc. Donc, il fallait lui dire blanc pour qu’il comprit noir. Par une fatalité que vous ne sauriez m’imputer sans injustice (est-ce moi, chère amie, qui envoyai une dépêche à Bergen ?) l’arrivée soudaine de sa mère et de sa sœur eût le don de transformer la substance gélatineuse qui lui sert de sensibilité ; et lorsque j’y traçai une figure liliale — qui devait, logiquement, lui apparaître aussi hideuse qu’une Hottentote — ce fut, hélas, le portrait exact de mademoiselle Fanny Thulette qui s’imprima dans son âme…

— Mais non, mais non, laissez donc là vos métaphores ! Un cœur d’homme n’est pas un kodak et vous n’êtes qu’un sot. L’intégrité physique de la femme sera toujours son plus grand attrait aux yeux du mâle. Edvard n’aimait pas les niaises, j’en conviens ; mais cela ne signifiait point qu’il méprisait la virginité d’une fille d’esprit.

— Oh ! chère amie, vous ergotez…

— Et vous, François, vous déraillez !

— Mon Dieu ! Est-ce bien utile que vous vous disputiez encore à ce sujet ? Je vais vous mettre d’accord, moi.

Bergeron et la baronne s’arrêtèrent net au son de cette voix argentine : Thérèse venait d’entrer.

Son parrain, qui ne l’avait point vue depuis deux mois, ne put constater sans surprise la séduction neuve qui émanait de cette petite vierge aux gestes assouplis. Quel charme inédit dans son teint plus délicatement pâle, dans ses yeux plus vifs et comme renseignés !

Un souvenir l’amusa : peu de temps avant la guerre, lors d’un garden party auquel il assistait, invité par les de Tresmes, M. Henry Bordeaux, soucieux de plaire à l’utile académicien, avait célébré, entre deux sandwichs au foie gras, avec une érudition prolixe, le blanc, le blanc inoubliable employé par Fra Angelico pour peindre, sur le mur du couvent de Saint-Marc, le couronnement de la Vierge ; ah ! le beau blanc lumineux ! Le teint de Thérèse, délicatement translucide, devait ressembler à ce blanc-là.

Après avoir tendu son front à Bergeron, Thérèse dit avec une tranquillité, sûre d’elle-même :

— Vous avez raison tous les deux… Quelqu’un m’a dit que la virginité féminine s’effeuille comme une marguerite : le jeune homme ne l’aime qu’un peu : l’homme mûr l’aime beaucoup ; le vieillard l’aime passionnément. Il en résulte donc — le dernier candidat étant éliminé et le premier ignorant sa chance, que l’union parfaite sous tous les rapports est celle d’une jeune fille avec un homme mûr.

— Mais cette petite profère des inconvenances, à présent ! cria la baronne abasourdie. Qui est-ce qui t’a appris cela ?

— Ma filleule a fait de notables progrès, remarqua le philosophe, in petto.

Cependant que Mme de Tresmes et Bergeron échangeaient des regards de stupeur, la jolie Thérèse reprit, en affectant un petit air contrit qui lui seyait à ravir :

— Maman, excusez-moi de m’être tue jusqu’ici… Mais vous sembliez tellement férue de mon mariage avec Edvard Kolding que je craignais de vous peiner en vous avouant mes projets à moi, ceux que je formais depuis la fameuse nuit du veglione. Maintenant que mon parrain est là, j’oserai parler devant lui, car j’ai compris, en surprenant les derniers mots de votre discussion, que vous ne partagez pas la même opinion ; et il me défendra, au besoin…

Elle embrassa la baronne avec une tendresse enjouée et poursuivit :

— Maman, le soir du bal masqué, j’ai soupé successivement avec un jeune homme de vingt-cinq ans et un homme de quarante ans. La façon dont le premier en a usé avec moi risquait de me dégoûter pour toute la vie de l’amour. Le quadragénaire, qui m’a surprise, cinq minutes après, en détresse au milieu de mes illusions défeuillées, m’a prouvé avec des moyens, comment dire, similaires, mais bien plus… mais bien moins…

Elle hésitait, charmante dans son trouble coquet. Un souvenir précis la rendit toute rose. Rieuse avec un peu d’embarras, elle supplia Bergeron, d’une voix d’enfant gâtée que ne lui connaissait pas sa mère :

— Voyons, aidez-moi donc !

Duo cum faciunt idem, non est idem, risqua le philosophe.

— Merci, mon parrain, je ne comprends pas votre latin, mais comme je suppose que ces mots bravent l’honnêteté, il doit être dans le vrai. Donc, mon consolateur inattendu m’a prouvé…

— Mais qui ? Mais quel est ce monsieur ? s’écria Mme de Tresmes, qui croyait vivre dans un angoissant cauchemar.

— Comment ! Vous n’avez pas encore deviné ? Mais maman, c’est le marquis de la Yuerta !

— Ah ? fit la baronne.

— Oh ? fit Bergeron.

— C’est lui, ce ne pouvait être que lui. C’est lui qui m’a prouvé que l’amour est le rêve le plus délicieux que puisse réaliser une femme qu’on sait aimer ? C’est lui qui m’a prouvé que le seul crime d’Edvard est d’avoir vingt-cinq ans. Maman, ne m’accuse pas de versatilité ! Cette nuit-là, j’ai compris que la fable de Psyché n’est point un vain mythe. Désormais, je me refuse formellement à épouser un jeune homme, car j’ai vu le péril affreux qui se cache derrière le visage d’Éros, ce visage qui n’est qu’un masque !

— « Le masque tombe, l’homme reste », murmura l’académicien.

— Oui, l’homme reste, malheureusement… Et encore, quand je dis l’homme… c’est le malfaisant tourmenteur qui se complaît aux larmes épouvantées… Le masque tombe, l’homme reste, et le bourreau s’épanouit !

Elle se tut, songeuse. Un pli de rancune ridait son front pur. Sans rien dire, Mme de Tresmes se leva et vint poser dans les cheveux blonds de la mignonne discoureuse un baiser passionnément maternel.

Thérèse le lui rendit avec effusion et, s’adressant à Bergeron, toute rassérénée :

— Mon parrain, je ne voudrais pas vous froisser, mais, laissez-moi vous le dire, j’ai trouvé vos explications joliment embrouillées lorsque j’ai pu les comparer à celle de Ramon Yuerta qui m’a dit tout simplement : « L’amour est une entreprise sociale ; si on associe deux maladresses, le mariage fera faillite ». Maman, ma chère maman, je sais que vous ne m’en voudrez pas, le marquis est de vieille noblesse espagnole, il occupe une haute fonction à la cour du roi Alphonse XIII, c’est un prétendant qui vaut bien Edvard et il va venir vous demander ma main… sans se rétracter, celui-là !

De nouveau, la baronne de Tresmes, trop émue pour répondre, embrassa tendrement sa fille qui adressa au vieux couple un joli sourire avant de se retirer. Quand elle partit, ce fut comme si le soleil se cachait soudain derrière un nuage.

Bergeron se frottait les mains avec une telle satisfaction qu’on l’eût pu croire l’auteur de ce dénouement moliéresque. Avec assurance, il s’écria :

— Comme je vous le disais un soir, chère amie, pour que la nature reprenne ses droits, pour que la raison d’être apparaisse à son instinct, il suffit que le jouvenceau voie passer « les oies du frère Philippe ». Votre Thérèse a tout bonnement développé la moralité de l’histoire.

— Vous triomphez à peu de frais, fit Mme de Tresmes, railleuse en dépit de son ravissement.

— Louise, vous avez raison, concéda-t-il, tout de suite rappelé à la modestie. C’est vous qui disiez vrai, tout à l’heure ; la vraie philosophie ne se trouve pas chez les philosophes. Et le conte le plus léger de notre La Fontaine contient un enseignement plus profond que tous les volumes de ce Kant qui s’empêtre dans les distinctions du phénomène et du noumène ou de ce faux évolutionniste d’Hegel. Quant à moi…

— Quant à vous ? répéta-t-elle, avec une moquerie douce.

— Quant à moi, je vous rappellerai seulement un trait de mœurs américaines que me conta jadis à New-York, M. Philippe Millet : À l’en croire, dans certains beuglants (pardon) du Far-West, les cow-boys avaient pris l’habitude de manifester à coups de revolver pour peu que la musique leur déplût. Un directeur avisé suspendit au piano une pancarte portant l’avis : « Do not shoot at the pianist, he is doing his best ». Chère amie, le médiocre pianiste que je suis a fait de son mieux, ne tirez pas sur lui.



CHAPITRE XV


Bergeron, sa valise à la main, descendait sans hâte vers la petite gare de Monte-Carlo, tout seul, car, à l’Hôtel de Paris, Mme de Tresmes et sa fille recevaient, le sourire aux lèvres, la visite officielle du marquis Yuerta.

Sa mission terminée, le philosophe repartait, correct. Heureux ? On n’est jamais heureux de partir. Certes, il s’éloignait de son plein gré, mais…

« En somme, réfléchissait-il, ma filleule une fois mariée, peut-être aurais-je dû rester, dans ce pays adorable, avec sa mère. Louise, cette chère Louise, si vive mais si bonne, m’a laissé clairement entendre que ma présence continuelle ne lui deviendrait jamais importune. »

De pareilles tentations sollicitèrent maint héros. Gœthe ne fut-il pas invité de la façon la plus pressante par une belle princesse italienne à finir ses jours auprès d’elle, comme Calypso souhaitait passionnément unir sa destinée à celle du divin Ulysse.

Et Bergeron, sans se l’avouer, regrettait obscurément d’obéir à cette soif de la liberté qui, répudiant les bonheurs trop facilement goûtés du port, contraint ses fervents à regagner, par delà la mer féconde en tempêtes, Ithaque, Weimar, le Collège de France…

Ses yeux s’emplissaient de beauté : au lointain, des sommets étincelaient, sous l’éclat du soleil, comme des braises ardentes ; la mer, luisante et moirée, étalait son bleu irréel de soie peinte. Ici, c’était le beau désordre, effet de l’art déployé par les jardiniers du Casino : l’état de nature soigneusement entretenu ; un fouillis savamment agencé de ronces, de rochers, d’agaves, de palmiers géants, de ruisseaux et de bosquets de fleurs sauvages. Des roses Rothschild, le bord de leurs pétales pâlissant, s’alanguissaient sous la chaleur anémiante ; des camélias tombaient, exténués, jonchant le chemin ; de ces fleurs s’exhalait une âcre et délicieuse odeur de pourriture parfumée, s’élevant lentement dans l’air comme de cette ensorcelante contrée dont le doux poison s’infiltre dans les veines avec la fièvre de sa lumière.

Cependant que, séduit par ce paysage enchanté, Bergeron évoquait les jardins de Sicile décrits par d’Annunzio, une éclaboussure de soleil rejaillit sur sa rétine. Aussitôt ses pensées bifurquèrent…

« Dans l’espace d’une seconde, se dit-il, la lumière accomplit 400 trillions de vibrations successives ; or, le plus petit intervalle de temps dont nous ayons conscience est égal à 2 millièmes de seconde. Si donc une conscience assistait à ce défilé de 400 trillions de vibrations, toutes instantanées, et seulement séparées les unes des autres par les 2 millièmes de seconde nécessaires pour les distinguer, il faudrait, pour achever l’opération, plus de 250 siècles… »

Le philosophe allait s’enfoncer dans des réflexions plus profondes encore touchant la différence du temps scientifique homogène et du temps psychologique hétérogène, lorsque en longeant une tonnelle sous laquelle roucoulaient des tourterelles enfermées dans la prison d’une volière invisible, il entrevit une robe blanche, tache exquisement claire soutenue par l’ombre verte de la charmille.

Il s’arrêta, ému.

À ses pieds, suspendus aux tiges balancées, des coléoptères d’émeraude et de saphir étincelaient, si ressemblants à des joailleries qu’il s’étonnait de les voir remuer. Mais les beautés de cette entomologie l’intéressaient moins que cette séduisante rêveuse en laquelle il venait de reconnaître Fanny Thulette, absorbée, semblait-il, dans la douceur « de vivre sans dormir tout en ne dormant pas ».

Elle se laissait aller au fil de ses songeries.

Que de fois, déjà, il l’avait hantée, ce rêve fol et doux — banal aussi — de tous les Excessifs que la fatigue longtemps bravée à la fin terrasse, ce repos détendu dans l’apaisement d’un chalet orné de la devise classique Parva domus, magna quies, où l’on que le battement de deux cœurs énamourés.


  Le Bonheur entourant cette maison tranquille
  Comme une eau bleue entoure exactement une île.

  Ô Francis Jammes !

Trop énervée pour attendre chez elle le résultat des confidences versées par Edvard dans l’oreille maternelle de la comtesse Kolding, elle était sortie sans but, résolue à dépenser ses nerfs dans une course folle. Et puis, tout à coup, surprise de se trouver devant l’Hôtel de Paris, sous ces fenêtres où se jouait en ce moment sa destinée, elle était repartie, à travers les jardins, jusqu’à cette tonnelle, dont l’ombre accueillante et la solitude tentaient son épuisement.

« Elle est bien jolie, mon ex-pénitente, réfléchissait Bergeron, le cœur émoustillé par les souvenirs de la confession d’antan. Un regret attendri lui vint, au penser de l’échec qu’il avait tenté vainement d’infliger à Fanny. Et il se réjouit, sans arrière-pensée, d’avoir joué le rôle du Bienfaiteur malgré lui.

« L’aborderai-je ? » se demanda-t-il, perplexe.

Sa prudence sentimentale lui enjoignait de regagner Paris sans adresser la parole à cette captivante créature dont l’image obsédait trop souvent la mémoire du vieil homme.

Mais un sadisme insidieux lui suggéra cette réflexion : « Que penserait-elle de moi si, apprenant ma conduite à son égard, elle savait que j’ai failli lui nuire ? »

Il n’osait convenir tout à fait avec lui-même des sentiments un peu pervers, un peu cruels, un peu jaloux, qui lui inspiraient le désir d’une épreuve bizarre. Après mûre réflexion, il dit entre ses dents :

« Bah ! Il faut bien qu’elle paie la dîme du bonheur que je lui aurai valu sans le vouloir. »

Et il entra résolument sous le berceau en disant :

— Bonjour, mademoiselle !

Fanny se retourna brusquement pour considérer cet intrus ; mais, l’académicien à peine reconnu, elle mit ses mains devant ses yeux, avec un geste de honte enfantine et s’exclama, oppressée de confusion :

— Oh !… Monsieur Bergeron !

Le philosophe sourit ; étrange effet de l’amour sur des vierges de tempéraments opposés : Thérèse, l’enfant ingénue, s’enhardissait aussitôt qu’elle en avait reçu une révélation précise ; Fanny, la fille délurée, s’intimidait soudainement, du jour où la blessait le trait sacré.

Avant qu’il parlât, Mademoiselle Thulette découvrait son visage en murmurant, d’un accent de reproche :

— Oh ! Monsieur, il eût été plus généreux d’éviter cette rencontre pour m’épargner un embarras…

— Mademoiselle, interrompit vivement Bergeron, l’embarras sera de mon côté, aujourd’hui, car c’est moi qui vais me confesser. Nos rôles sont retournés… C’est moi qui mourrai de honte à l’idée de me retrouver en votre présence après l’aveu que je vais risquer.

Fanny le regardait, stupéfaite. L’académicien arrêtait son petit plan : « Je lui dirai tout, ce qui va la mettre en fureur et, comme une femme en colère est infiniment déplaisante, j’emporterai d’elle une vision moins dangereuse pour mes rêveries futures. »

Il continua donc, parodiant les phrases jadis prononcées par Mademoiselle Thulette pendant le fameux entretien dont, sans aucune peine, il amenait le souvenir au contact de la situation présente :

— Pour sauver ma conscience, dites-moi, Mademoiselle, dois-je me taire… ou dois-je vous avouer que je suis… très coupable à votre endroit ?

Fanny, interloquée, répondit :

Je ne comprends pas.

Bergeron s’écria, affectant une grande contrariété :

— Aussi, pourquoi ne m’avoir pas déclaré tout de suite : « Le jeune homme en question se nomme Edvard Kolding !… » J’eusse refusé immédiatement d’entendre votre confidence. Mais vous m’avez tout révélé, sauf le nom du de cujus.

Fanny commençait à s’inquiéter. Un trouble pressentiment l’assaillit, comme un bourdon bouscule une fleur. Elle demanda : :

— Vous connaissez Edvard, monsieur ?

Bergeron, se découvrant un imprévu talent de comédien, prit un ton affligé :

— Ah ! Mademoiselle… Que c’est difficile à dire… Voici la cause du tourment qui me paralyse : Je suis le père, ou presque… C’est-à-dire que, tout en n’étant pas son père, je la chéris d’une affection paternelle… Bref, je suis le parrain de Thérèse de Tresmes.

— Oh ! soupira mademoiselle Thulette, atterrée.

François Bergeron continua, jouant la confusion avec un art dont il se savait gré :

— Oui, n’est-ce pas… Vous vous mettez à ma place… Quand j’ai appris de la bouche de ma vieille amie, la baronne de Tresmes, le nom de la rivale qui menaçait le bonheur de sa fille… Entre vous, Mademoiselle, une étrangère, extrêmement sympathique, certes, mais une étrangère à mes yeux… et ma filleule Thérèse, cette enfant que j’ai vue naître… j’ai hésité…. Oh ! j’ai hésité… Mais je n’ai pu faire autrement que d’abandonner en dernier ressort votre cause pour servir la sienne.

Fanny eût un tressaillement nerveux qui crispa ses traits délicats. Bergeron observait curieusement ce fin visage tourmenté, y guettant une expression vindicative.

Mais elle questionna seulement, d’une voix blanche :

— Et… de quelle façon l’avez-vous servie ?

Le philosophe, baissant la tête et soupirant, avec une fausse humilité :

— Pardonnez-moi, j’ai bien mal agi : j’ai trahi le secret de votre confession.

Mademoiselle Thulette gardait le silence.

Bergeron poursuivit :

— Je viens d’aller trouver Edvard Kolding et je lui ai répété tout ce que je sais de vous… Je lui ai dit, si vous me permettez cette comparaison, qu’il suffirait de retourner votre étoffe pour voir que la trame en est cousue de fil blanc…

Fanny interrompit, d’un ton bref :

— Qu’a-t-il éprouvé ?

— Ah ! C’est un garçon plein de singularité…

— Qu’a-t-il dit ? insistait Fanny, frémissante.

Bergeron déclara, en réprimant un sourire, tout fier de mentir si habilement :

— Dame ! Il est furieux du tour que vous lui avez joué… Il ne vous le pardonnera jamais. Aussi, on ne se moque pas d’un homme à ce point-là !

Et l’académicien conclut in petto : « Maintenant, je peux tendre le dos. Elle va me faire une scène épouvantable… Quid furens femina possit… »

Mais Mademoiselle Thulette ne disait rien.

Bergeron, étonné, leva les yeux et l’examina : immobile, la tête droite, le regard fixe, Fanny pleurait sans bruit ; des larmes silencieuses formaient une buée opaque autour des prunelles ; puis coulaient tout à coup, en gouttes rondes, sur ses joues.

Devant ce désespoir muet, le philosophe regretta la férocité de sa plaisanterie.

Il dit :

— Vous m’en voulez ?

Fanny lui jeta un regard vague et balbutia :

— Non… ce n’est pas votre faute : c’est la fatalité… J’avais bien raison de penser qu’un si grand bonheur ne pouvait se réaliser.

Alors, Bergeron. bouleversé par cette douleur, cria :

— Ce n’est pas vrai, ma chère enfant, ce n’est pas vrai !… Comment avez-vous pu ajouter foi ? Le comte Kolding vous aime et sa famille est prête à vous accueillir.

La pauvrette ébaucha un sourire navré. Elle murmura, incrédule :

— Ce n’est pas la peine, allez… Pourquoi m’auriez-vous menti ?

— Pourquoi ?

Bergeron, pris au piège de sa tromperie, sentait une petite chaleur de honte monter à ses pommettes. Il ne pouvait pourtant pas répondre : « C’était pour ma sauvegarde, afin de vous irriter contre moi et de vous trouver moins désirable, une fois enlaidie par la colère. »

Il songea tout haut :

— Ah ! Vieil imbécile que je suis !

Fanny, se méprenant, répliqua :

— Non : vous avez bien fait… J’aime mieux savoir.

Alors, désespérant de la convaincre, Bergeron se dit, pour chasser ses remords : « Bah ! Elle n’en aura qu’une meilleure surprise, tout à l’heure. »

Et, prompt à s’absoudre, il se leva, saisit sa valise.

Une dernière fois, il regarda mademoiselle Thulette, longuement. Avant de s’éloigner il se rappela la belle fille joyeuse qui lui avait posé sur les mains un baiser reconnaissant.

Alors, il s’écria, avec un élan de jeune homme :

— Ah ! Tant pis… Il faut que je vous rende ce que vous m’avez donné !

Il se pencha sur l’affligée, l’embrassa vivement sur les deux joues…

Et cette fois, ce fut Fanny qui resta muette de stupeur après son départ.



CHAPITRE XVI


Fanny, secouée d’un frisson, se leva péniblement et sortit de la tonnelle à pas lents, soudain écrasée sous une impitoyable fatigue. Ses tempes douloureuses battaient. Elle croyait sentir, dans sa gorge, une boule qui l’étouffait.

Machinalement, elle remonta vers la route de Beausoleil pour rentrer à l’Hôtel Thulette, guidée seulement par l’instinct qui ramène à sa tanière la bête blessée.

En passant près du Café de Paris, elle s’éveilla de son engourdissement et reprit conscience… Elle vit distinctement ce qui l’entourait… Une haine clairvoyante surgit en elle, contre le bonheur de ces femmes comblées, contre l’éclat de leurs rires faux, le papillonnement de leurs coquetteries vénales, la servilité du tzigane à face de musaraigne qui, son violon à la main, circulait cauteleusement à travers les tables pour débiter aux snobs ses valses patelines…

Mademoiselle Thulette reconnut des habitués : la vieille princesse Nitchevo, squelette aux pommettes kalmouckes, bien connue dans les rues de Garavan où chaque soir, à la nuit tombante, sa maigreur inassouvie raccrochait des pouilleux d’attaque. Pour le moment, elle vidait à petits coups une bouteille de vodka, sans répondre aux œillades quémandeuses de sa dame-de-compagnie-parente-pauvre-amie-d’enfance ; « Pis-Aller » (comme on l’appelle) pour se consoler de cette indifférence, remplissait de rhum et de thé bouillant, par parties égales, son haut verre russe emprisonné dans un réseau d’or émaillé…

Solitaire, comme toujours, hautaine et sombre, la marchesa Vana — celle qui servit de modèle à d’Annunzio pour l’héroïne de Forse che si, forse che no — poissait de maraschino, après en avoir saupoudré de poivre la gluante douceur, un gobelet de Venise, aux formes délicatement fluettes, irisé comme l’aile d’une libellule.

Et sa pensée volait vers ce Palais tout menu, sur le grand Canal, le Palazzino rosso où son poète et Barrès confabulèrent, assis dans l’étroit jardin « dont les arbustes se penchent vers l’eau par-dessus une balustrade de marbre. »

Tout le restaurant évoquait l’image d’une corbeille remplie de fleurs éclatantes. Des jeunes femmes s’épanouissaient, en toilettes diaprées, coiffées de chapeaux extravagants, petits comme des touffes de violettes ou démesurés comme des cloches de volubilis monstrueux, d’où s’échappaient des cheveux aux teintes d’herbes roussies par la morsure du soleil ; leur visage dessiné au pinceau, en tonalités exquises, imitait la corolle délicate et rose des églantines.

De ce parterre vivant montait un bruit confus, une rumeur joyeuse qui semblait prendre à tâche de bafouer la tristesse de Fanny.

Elle murmura âprement :

— Ah ! C’est ce sale monde qui m’a perdue !

Elle revivait en une minute son enfance singulière : petite fille isolée qui admirait en toute innocence les belles dames parfumées dont les robes merveilleuses se promenaient dans le hall de l’Hôtel Thulette ; puis fillette aux coquettes précocités, qui, avec une mutinerie drôlette imitait leur démarche d’ibis emplumés, leurs coiffures extraordinaires et barbouillait son museau frais de veloutine et de crème de beauté. Personne n’avait surveillé la gamine inconséquente, amusée d’aguicher à son tour le désir masculin toujours en éveil. Et le jour où M. Thulette s’était rappelé, par hasard, qu’il possédait une fille à marier, il était trop tard…

Exaspérée par le frôlement de cette foule injustement heureuse, les oreilles lacérées par le sifflement de ces idiomes exotiques, Fanny fit signe à un taxi, monta rapidement et dit :

— À l’Hôtel Thulette !

Avec une placidité bien brabançonne, le chauffeur se mit à tourner, infructueusement, la manivelle de cet orgue de barbarie sur roues ; aucune Valse Bleue n’en sortit, bien entendu, ni même aucun barbarisme annonçant que le moteur prenait une bonne résolution.

Le Belge tournait, tournait toujours. À la fin, sa patience l’abandonna. Suant, encoléré, il grommela :

— Wel, nom de godpermille, qu’est-ce que cette sale machine a dans son ventre, donc ?

Compatissant, un collègue lui jeta :

— Chatouille le pointeau de ton carburateur !

Il fit ce que lui enjoignait l’alexandrin du bon conseiller. Et l’on partit enfin.

La pauvre Fanny ne s’était aperçue de rien, noyée dans ses réflexions :

— Mieux élevée, ou du moins élevée comme les autres, je serais mariée depuis longtemps… Je n’aurais pas connu ce dilemme grotesque, ces humiliantes angoisses et ce revers final… Décidément, ce sont toujours les Thérèse de Tresmes qu’on épouse !

Et une plainte étouffée s’échappait de ses lèvres : « Edvard ! Edvard !… Est-il possible que je l’aie perdu ? »

Oui, Edvard, et sa fortune, et son titre, et aussi — et surtout — ces chauds espoirs de volupté… Car elle ne ressemblait en rien à Julie d’Etange qui pouvait écrire : « Si mon cœur a besoin d’amour, mes sens n’ont pas besoin d’amant ». (Chez Mademoiselle Thulette, moins cérébrale que la correspondante de Saint-Preux, les sens, tout comme le cœur, manifestaient des exigences.

Les propos de Bergeron s’étaient incrustés dans son esprit. Attribuant le revirement tardif du philosophe à un mouvement de pitié prête au mensonge charitable, Fanny se représentait avec désolation un Edvard vexé, désabusé, rancuneux — d’abord, qu’elle eût mis un tiers dans le complot, ensuite qu’elle eût joué son fiancé avec tant d’astuce.

Tout comme le parrain de Mlle de Tresmes, Fanny estimait que l’amour-propre tue l’amour.

Et puis, dépouillée par un génie maléfique de son luxurieux prestige, brusquement dédaignée, elle supposait que le comte Kolding, désenchanté par ces révélations, avait dû opposer à l’endoctrinement maternel une moindre résistance.

S’indigner du rôle perfide joué par Bergeron, elle n’y songeait même pas. Âme résignée depuis longtemps aux vilenies masculines, elle s’inclinait avec fatalisme.

Elle soupira seulement : « Maintenant, je vais être toute seule… Je resterai toute seule au monde ! »

Les larmes lui vinrent aussitôt, à cet appel de la faiblesse humaine faisant un retour sur soi-même.

Arrivée devant l’Hôtel Thulette, elle descendit, franchit rapidement la porte, en baissant la tête pour dissimuler ses paupières rougies.

Un instant, elle songea, oh ! rien qu’un instant, à chercher un refuge auprès de son père : c’est si bon de s’appuyer sur une épaule secourable, dans ces moments de vertige sentimental où le cœur tourne, affreusement chaviré !

Mais elle réfléchit avec amertume : « Mon père ne m’aime pas. C’est un associé qui a trouvé mon entreprise intéressante. Il me regardera dédaigneusement à l’annonce de ma défaite. Quel réconfort attendre de cet homme d’affaires ? »

Et la sensation de son isolement moral devint intolérable.

Elle se dirigea machinalement, tête basse, vers sa chambre.

À peine entrée, elle pensa défaillir, prise à la gorge par une odeur pénétrante, d’une force singulière. Surprise, elle leva les yeux : au milieu de la pièce s’arrondissait une immense corbeille remplie d’une profusion de fleurettes blanches nouées d’un papillon de gaze également blanche. Une carte était épinglée sur le côté du nœud : Fanny y lut le nom de celui qu’elle aimait. Alors, alors seulement, elle s’aperçut qu’il lui avait envoyé un de ces paniers niçois garnis de fleurs du pays : et celui-ci ne contenait rien que des fleurs d’oranger… C’était la réponse d’Edvard Kolding.

Fanny, interdite presque confuse en face de ce bouquet symbolique, rougit aussi violemment que si son fiancé se fût trouvé là.

Puis, dévorée d’incertitude, — car elle ignorait encore les intentions d’Edvard et le langage des fleurs peut recevoir tant d’interprétations contradictoires ! — sa perplexité se proposa mille hypothèses : « Entend-il signifier qu’il m’aime quand même ?… Ou a-t-il voulu se venger de moi par une raillerie déplacée ?… Ou bien… »

À cet instant, la sonnerie du téléphone dérangea sa méditation anxieuse.

Elle décrocha nerveusement le récepteur :

« M. Thulette prie Mademoiselle de bien vouloir descendre immédiatement à son bureau » disait la voix déférente d’un garçon d’hôtel.

— Bien !

Tremblante, le cœur en émoi, Fanny s’empressa d’aller rejoindre son père. Elle traversa rapidement le grand hall baigné de soleil où s’ennuyait la flânerie d’élégants voyageurs qu’avait prévus l’Arioste — ozio lungo cd’uomini ignoranti — poussa d’une main fiévreuse la porte du cabinet directorial…

M. Thulette y plastronnait, roidi dans une attitude dont la solennité s’évertuait à la distinction, étudiant ses effets de dignité paternelle, la jambe tendue, l’œil attendri. Pour faire les honneurs de son bureau à la comtesse Kolding et à ses deux enfants, il contait avec onction qu’il avait vu autrefois, à Honeffe, la vieille reine Sophie de Norvège… « Oui, madame la comtesse, on poussait Sa Majesté dans une petite voiture et Elle m’a fait plusieurs fois l’honneur de m’adresser la parole… »

À voir ce tableau de famille, Fanny comprit sa victoire. Suffoquée de bonheur, les jambes vacillantes, brisée par un mal délicieux, elle faillit jouer au naturel « La joie fait peur » et serait tombée si Edvard ne s’était élancé pour soutenir sa fiancée chancelante.

Alors, blottie sur la poitrine du jeune comte Kolding, extasiée, les yeux emperlés de larmes reconnaissantes, Mademoiselle Thulette, la tête perdue, eût ce mot qui la prouvait atteinte de la folie des candeurs :

— Ah ! Edvard, Edvard, vous m’avez pardonné ma faute !



FIN





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(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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