La Virginité de Mademoiselle Thulette/10

Albin Michel (p. 201-216).



CHAPITRE X


À midi, Fanny entra dans la salle à manger d’un air affairé. Après avoir constaté d’un rapide coup d’œil la présence de Mme de Tresmes et de Thérèse en train de déjeuner, elle prévint le maître d’hôtel d’une voix nette et qui portait :

— Monsieur le comte Kolding est rentré très fatigué de son voyage ; il ne descendra pas aujourd’hui. Vous monterez prendre ses ordres.

Puis elle s’assit, heureuse de l’effet produit, satisfaite de voir les dames de Tresmes échanger un furtif regard d’inquiétude ; elles ne sourirent, rassurées, qu’à la fin du repas, quand le maître d’hôtel, s’approchant de Mademoiselle Thulette, lui annonça sur un ton un peu trop élevé, comme au théâtre :

— Monsieur le Comte fait dire à Mademoiselle qu’il va mieux et qu’il paraîtra au veglione de ce soir.

Quelque temps avant le bal, Fanny s’enferma dans sa chambre et commença de dégraffer son corsage… les étoffes tombaient sur le tapis avec un chuchotement doux. Elle retira tous ses vêtements, ne gardant pas même sa chemise en linon où des entre-deux de dentelles et des bandes de rubans roses alternaient. Puis, se retournant vers la grande psyché mobile, elle s’y contempla avec une affectueuse sollicitude. L’harmonieuse nudité de son corps fit glisser sur ses lèvres une petite moue d’approbation en forme de baiser, et, se sentant belle, elle se rapprocha lentement du miroir. Avec persévérance, Mademoiselle Thulette avait cherché à réaliser l’idéal physique qu’aimait son esprit, trop cultivé pour n’être pas un peu pervers. Orgueilleuse de ce corps inutilement convoité par tant d’hommes et dont, seule, elle savait la beauté secrète, son plaisir s’aiguisait aux adroites mimiques dont elle usait, ingénieusement coquette, pour mettre tour à tour ses charmes en valeur. Tout d’abord, sous ses paumes caressantes, les seins pointèrent roses et menus, d’une pureté si délicieusement jeune qu’ils semblaient appeler des lèvres gourmandes ; ensuite, ses deux mains éprouvèrent aux hanches la souple fermeté de son buste ; enfin, d’un mouvement amusé et charmant, ses yeux suivirent par-dessus son épaule l’attirante cambrure de la cuisse et le renflement séduisant de la jambe. S’étant ainsi détaillée, elle sourit de voir, dans la glace complice, l’ombre du triangle corriger d’une estompe libertine sa beauté qui, sans lui, eût risqué de paraître trop froidement sculpturale.

Et, presque inconsciemment, elle murmura le madrigal adressé par miss Tary à une beauté, moins séduisante, sans nul doute, que celle dont la psyché lui renvoyait l’image gracieusement impudique.


   Sous ta robe qui glisse en un frôlement d’aile
   Je devine ton corps : les lys ardents des seins,
            L’or blême de l’aisselle,
   Les flancs doux et fleuris, les jambes d’immortelle,
   Le velouté du ventre et la rondeur des reins.

Le tintement d’une pendule arracha Fanny aux complaisances de son examen ; elle fourragea son armoire à linge et parvint à y découvrir un maillot léger (une de ces chemises-maillots comme on en portait jadis sous les robes collantes.) Elle l’enfila, telle la main se glisse dans un gant. Puis, s’asseyant devant sa coiffeuse, elle défit ses cheveux, et les natta en une tresse serrée qu’elle tortilla, chignon plat, sur l’occiput. Après ces préparatifs bizarres, elle ouvrit une grande boîte, apportée l’après-midi par le couturier, et en retira successivement une perruque blonde à cheveux courts partagés par une raie médiane, qu’elle ajusta solidement sur sa petite tête ; des escarpins vernis à hauts talons, garnis intérieurement de talonnettes qui la firent paraître beaucoup plus grande, enfin un impeccable habit noir taillé à sa mesure.

Ainsi costumée, Fanny ressemblait à un trop joli adolescent efféminé. Son gilet blanc s’arrondissait bien de façon quelque peu anormale et les basques de son frac se renflaient avec une aimable exagération, mais ces détails révélateurs disparurent sous l’ample domino de soie rouge à revers de satin blanc qu’elle jeta sur ses épaules. Elle compléta son travestissement en posant sur son visage un loup de velours noir, auquel adhérait une délicate moustache blonde qu’elle colla légèrement sur sa lèvre.

Campée avec crânerie devant son miroir elle se jeta un regard hardi et malicieux, puis murmura familièrement :

— Monsieur le comte Kolding, vous n’êtes vraiment pas mal du tout.

Effectivement, elle avait réussi à « attraper » avec une exactitude déroulante la silhouette d’Edvard. Il est rare que deux amants, sans même s’en douter, ne se copient point mutuellement dans les gestes, les jeux de physionomie, les tournures de phrases et même l’intonation de certains mots. Leur intimité morale se reflète dans leur vie extérieure par une sorte de similitude physique. Fanny, trop éprise du comte pour ne pas recevoir fortement son empreinte, allait en profiter pour jouer à ravir le rôle du personnage dont elle s’ingéniait à reproduire impeccablement la silhouette.

Ramenant son domino sur sa poitrine et assurant son loup, Mademoiselle Thulette descendit dans la salle du veglione. La fête bouillonnait. Une foule fantasquement bariolée s’agitait, se bousculait, miroitait, grisée de lumière et de parfums, surexcitée par les bouffées d’harmonie capiteuses qui s’essoraient d’un orchestre enfoui dans la verdure. Fanny se glissa entre des masques qui la suivaient déjà, intrigués par l’éclat de son domino rouge. Malgré sa belle audace, son cœur battait de crainte que son subterfuge ne fût découvert. Mais le comte Kolding devait à sa race aristocratique et à son origine scandinave une svelte souplesse, une pâleur de teint, une finesse d’attaches et comme une « blondeur » qui le paraient d’un charme, par instants, androgyne. C’est pourquoi la beauté dominatrice de Mademoiselle Thulette imitait ce jeune homme d’une grâce presque féminine, à s’y tromper.

Parmi la foule bruissante, Fanny remarqua presque aussitôt deux femmes qui semblaient aux aguets. Devinant Thérèse et sa mère, elle se fraya non sans peine un passage jusqu’à elles ; soudain, elle sentit une petite main se poser timidement sur son bras et une émotion indéfinissable la troubla quand Mlle de Tresme, un peu émue de ce rôle tout nouveau pour elle, lui murmura d’une voix mal assurée le classique :

— Je te connais, beau masque !

Fanny sourit d’entendre la jeune fille qui, sans élan vers son prétendu fiancé auquel elle n’avait pu pardonner l’affront du tennis, débutait par le tutoiement traditionnel conformément aux leçons prodiguées par la Baronne. Elle la détailla, avec une avide curiosité.

Thérèse portait une tunique légère taillée à la grecque où ses bras nus, sa poitrine et sa gorge découvertes révélaient les charmes inattendus d’une fausse maigre ; le ton presque transparent de sa peau — cette carnation adorablement pâle des blondes — était d’une délicatesse exquise, Mlle Thulette ne put s’empêcher d’admirer loyalement sa rivale et, devant ce doux charme encore puéril, elle songea avec une pointe de jalousie :

— Il est heureux pour moi que, ce soir, son Kolding ne soit pas Kolding !

Cependant, enhardie par le loup qui ne laissait voir que la limpidité de ses yeux sans mystère, Thérèse continuait à réciter docilement le rôle seriné par sa mère :

— Je te connais… je suis très bien documentée sur toi. Tu es léger, volage, impitoyable pour les chagrins que tu sèmes sur ta route… Tu écris des lettres méchantes qu’on a la lâcheté de déchirer sans vouloir s’en souvenir… car, au moment de se fâcher, on redoute de se faire mal à soi-même… Je connais celle qui a la faiblesse d’être trop attachée à toi… Elle m’a chargée de t’interroger… A-t-elle eu tort de te pardonner, et doit-elle continuer à pleurer ?

En guise de réponse, Fanny se contenta de presser tendrement le bras de la pauvrette. Une peur invincible de se trahir par le son de sa voix la contraignait au mutisme, et, pour cacher sa gêne, elle porta câlinement à ses lèvres la main de la jeune fille dont le contact lui produisait une sensation tout ensemble bizarre et douce. Enfin, apercevant Mme de Tresme, qui les observait avec l’intérêt le plus vif, le faux Kolding chuchota d’un accent étouffé :

— Ne restons pas ici, veux-tu ?

Thérèse ne remarqua pas de différence dans le timbre de la voix, chacun, ce soir, s’exerçant à contrefaire la sienne. Docilement, elle suivit Fanny qui cherchait en l’entraînant à se débarrasser de la mère. La salle des fêtes avait été aménagée à la manière d’un casino de la Riviera : le centre réservé aux danseurs, les murs drapés d’étoffes qui s’écartent de place en place découvraient l’entrée des loges. À la faveur d’une poussée de masques turbulents qui les déroba aux yeux de Mme de Tresme, Fanny put se glisser hors de la salle avec sa compagne et se dirigea du côté du buffet. Là, elle fit signe au maître d’hôtel qui les conduisit aussitôt dans un cabinet particulier avec l’agaçante affectation de discrétion à laquelle on pouvait s’attendre.

La table attendait fleurie de mimosas et d’œillets diaprés. Fanny dit à demi-voix, avec un enjouement factice :

— Nous allons souper, n’est-ce pas ?

Thérèse, rancunière en dépit de sa douceur, n’aimait plus Edvard, mais la surprise de l’aventure et l’empressement imprévu de son cavalier la passionnèrent, comme un roman audacieux, lu en cachette, transporte une pensionnaire délicieusement troublée. Elle s’abandonna sans résistance à son plaisir nouveau, cependant que Fanny se hâtait de lui verser du champagne, l’excitait à vider coupe sur coupe.

Habituée à boire de l’eau d’Evian, la soupeuse débutante, bientôt étourdie par l’extra-dry, ne chercha même pas à lutter contre l’ivresse ; une chaleur entêtante l’incommodait ; elle retira son masque, allongea ses bras nus et se renversa sur le divan, les yeux alanguis, en soupirant :

— Je suis bien !

La voyant si désirable Mademoiselle Thulette ne put s’empêcher d’établir une comparaison entre sa beauté indiscutable mais étudiée et la candeur de cette grâce à peine éclose. Mordue d’envie, elle se jura de remplir son rôle sans défaillance, jusqu’au bout ; mais elle sursauta quand Thérèse lui demanda :

— Pourquoi n’enlevez-vous pas votre masque, Edvard ?

Elle se ressaisit vite et répliqua d’une voix qu’elle ne prenait plus la peine de déguiser, sûre que les oreilles bourdonnantes de Thérèse ne distinguaient rien de précis :

— Oh, non ! Le charme du veglione réside tout entier dans la comédie qu’il permet de jouer… Continuons jusqu’au bout à cacher nos traits, à oublier nos noms. Suis-je Edvard Kolding ? J’en doute un peu. Imaginons que nous sommes deux inconnus qu’un poétique hasard réunit dans un souper, parmi les fleurs et la musique. Il me semble vivre un conte de mon pays…

Thérèse, trop romanesque pour ne pas se prêter à ce caprice, rit de bonne grâce ; mais, sans pouvoir chasser sa préoccupation dominante, elle questionna de nouveau :

— Dites-moi, méchant, à présent que vous ne l’aimez plus, vous pouvez bien m’avouer pourquoi vous m’avez préféré cette demoiselle Thulette. La trouvez-vous donc tellement mieux que moi ?

Fanny lui jeta une œillade diabolique ; si son instinct de femme lui avait suggéré l’attitude — voire les attitudes — à prendre auprès de cette innocente Thérèse, c’est qu’elle se souvenait pour l’avoir éprouvé elle-même, cette liseuse du Kama-Soutra, que la révélation trop brusque de la sensualité emplit la pudeur d’un affreux dégoût. Rien de commun entre l’amour tel que l’imagine une jeune fille chaste, d’éducation surveillée strictement, et celui qui se pratique après un souper échauffant, en cabinet particulier. Entièrement confiante dans la réserve dont il ne se départait jamais, Thérèse se figurait que le correct Edvard ne la pouvait entourer que de prévenances gentilles qu’il semblait, d’ailleurs, implorer ce soir comme une extrême faveur.

Mademoiselle Thulette se réjouissait d’avance de la répulsion épeurée qui, forcément, allait secouer sa pure rivale, devant le spectacle bouleversant d’un comte Kolding violent, débridé, si douloureusement différent de l’idéal naïf auquel rêvent les jeunes filles.

— Mais non, mais non, répliqua-t-elle avec un cynisme narquois, Mademoiselle Thulette n’a été pour moi qu’un divertissement passager. Je n’ai jamais aimé que vous, Thérèse.

— Bien vrai ?

— On va vous le prouver !

En même temps, elle serra d’un geste impérieux les frêles épaules de la jeune fille et lui écrasa les lèvres sous un baiser goulu. Elle murmura des mots alarmés ; il récidiva, plus violent encore. Et, déjà terrifiée par cette brutalité inconnue, Thérèse ne put retenir un cri d’effroi quand le pseudo-Kolding, pour couronner son personnage, osa, lascif, un geste dont la grossièreté salissante écœura la malheureuse enfant.

Son rôle terminé, Fanny s’esquiva du cabinet particulier après un dernier regard impitoyablement amusé sur le visage de sa victime anéantie, livide, dont les yeux s’agrandissaient d’épouvante.

Pauvre Thérèse, comme sa bouche mignonne tremblait !…

Enchantée d’avoir mené à bien son sketch libertin. Mademoiselle Thulette rentra dans le bal masqué qui, pour parler comme les comptes rendus du Petit Monégasque « battait son plein ». Elle aperçut sous un palmier le marquis Yuerta ripostant allègrement à deux agiles dominos roses qui le criblaient de lazzis taquins. Elle s’approcha du groupe, saisit l’Espagnol par le bras et l’entraîna vivement à l’écart, suivie par les regards intrigués de ses amies américaines. À l’abri d’une colonne, elle souleva légèrement son masque et décolla sa moustache ; Yuerta reconnut les yeux ardents, le nez fin, les lèvres sensuelles de Fanny. Il esquissa un geste de surprise, mais, posant un doigt sur sa bouche, le travesti chuchota gaminement :

— Mon cher, aux nouvelles que j’apporte, mironton, mirontaine, aux nouvelles que j’apporte, vos yeux vont s’alarmer. Mlle Thérèse de Tresme est seule, souffrante, dans le premier cabinet particulier qui se trouve à droite du buffet. Son fiancé vient de se comporter avec elle d’une façon si… si indigne, qu’elle en est encore toute malade.

— Comment ! Kolding ? Vous êtes sûre ? Qui vous l’a dit ?

— Je le sais… de première main.

Elle éclata d’un rire provocant qui donna beaucoup à réfléchir au marquis. Puis, toute illuminée d’une joie moqueuse, elle improvisa ce distique à la façon de Collin d’Harleville :

— Je vous sais, cher marquis, l’âme compatissante ; portez un réconfort à cette âme innocente.

— Mais, voyons, Kolding n’a pu…

— Hé, laissez donc là Kolding et ne vous inquiétez que de sa Thérèse. Vous devriez déjà être occupé à sécher les doux yeux de cette fillette en détresse. Elle est adorable quand elle pleure, heureux homme !… À vous, du moins, cher entrepreneur de ménagements, on n’a pas besoin de recommander la délicatesse… De la douceur ! de la douceur ! de la douceur !

La belle fille pétillait de sarcastique allégresse. Le marquis Yuerta la considéra longuement. Subtil en matière amoureuse, il comprit aux propos de son interlocutrice la moitié de l’aventure ; à voir le costume qu’elle portait, il devina l’autre moitié. Soudain un frisson de désir fit palpiter les ailes, contournées en volutes précises, de son nez fièrement aquilin.

Sans ajouter un mot, il serra les mains de Mademoiselle Thulette avec une gratitude excitée et sortit vivement de la salle en fredonnant une séguedille.

L’empressement convoiteur de l’Espagnol amena sur les lèvres de Fanny un sourire dont, bientôt, la malice s’adoucit en une sorte d’attendrissement quelque peu sensuel. Rêveuse, un passage du Voyage du Pèlerin qu’elle détournait de son sens lui revint en mémoire : « I wished myself among them… Je souhaiterais d’être avec eux ».

Mais, tout de suite, elle se reprit, trop fière de sa réussite pour s’égarer longtemps vers d’autres pensées. Et elle murmura, gouailleusement :

— Madame de Tresmes, vous êtes une éducatrice insuffisante. Elle savait pourtant bien sa leçon, votre fille, mais vous aviez oublié de la préparer à l’imprévu… Enfin, j’ai gagné les deux premières manches… Au marquis de faire la belle !

Elle rit encore de cet involontaire jeu de mot et, quittant le veglione, regagna son appartement avec la certitude de ne pas avoir perdu sa journée.

Tout en se déshabillant, songeuse, elle ouvrit un tome des Confessions et relut, posément, cette phrase de Jean-Jacques où elle avait puisé son inspiration :

« Je ne sais rien de plus hideux à voir qu’un visage affamé de concupiscence… Il faut que les femmes soient bien fascinées pour ne pas nous prendre en horreur. »