La Virginité de Mademoiselle Thulette/11

Albin Michel (p. 217-240).



CHAPITRE XI


Roulant son fauteuil jusqu’à sa table de travail, Bergeron commença par passer tendrement la main sur le pelage beige de Mitsou, la jolie chatte siamoise qui se prélassait sur les papiers du Maître avec le nonchalant sans-gêne d’une favorite à qui tout est permis.

Mitsou était en train de lécher soigneusement ses petites pattes noires. Distraite au beau milieu de cette importante opération, par la caresse du philosophe, elle leva des yeux interrogateurs vers ce quémandeur d’affection. Puis elle ronronna, miséricordieuse. Il la remercia d’un sourire. Aussitôt, sans effort, adorablement souple, elle sauta sur l’épaule de son esclave et reprit son lavage de pattes interrompu.

D’abord, le philosophe voulait enjoindre à Mitsou de le laisser en repos et lui cita :

Car ma barbe blanchit autour de mon sourire.
Maintenant, il me faut du calme pour écrire,


Mais il n’en fit rien ; premièrement parce qu’il ne portait point de barbe, mais seulement une courte moustache-brosse-à-dents de Tommie ; secondement parce qu’il sut se rappeler à temps que la Siamoise, élevée dans le boudhisme, ne devait professer pour les « géorkiques chrétiennes » qu’un respect mitigé…

Du monceau de lettres éparpillées devant lui, Bergeron en tira une dont la laideur l’attirait : une misérable enveloppe bulle, hérissée de ces petites rugosités pelucheuses qui se font un malicieux plaisir de pénétrer dans les becs de plume… une écriture féminine renversée, déguisée… le type de la lettre anonyme.

Effectivement, la correspondante ne signait pas, mais (rare avis), elle n’injuriait pas non plus. En un style doucereux jusqu’à l’écœurement elle se contentait de regretter que le philosophe n’eût pas « le bonheur d’être chrétien », ce qui, expliquait-elle, l’empêchait de comprendre « l’importance de la femme dans la société ».

Nego consequentim murmura-t-il, narquois.

À ses exhortations elle joignait une page détachée de l’opuscule « bien connu » (sic) de Monseigneur Mermillod, intitulé De la Loi surnaturelle des Hommes.

Il lut, d’abord ahuri, puis hilare :

« Mesdames, dans la marche de la société chrétienne, sur le railway du monde, la femme est la goutte d’eau dont l’influence magnétique, vivifiée et purifiée par le feu de l’Esprit-Saint, communique aussi le mouvement au convoi social ; sous son impulsion bienfaisante il court sur la voie du progrès et s’avance vers les doctrines éternelles. Mais si, au lieu de fournir la goutte d’eau de la bénédiction divine, la femme apporte la pierre du déraillement, il se produit d’affreuses catastrophes… »

Bergeron riait encore, en ouvrant une autre enveloppe, celle-ci élégante, un rectangle mauve, timbré de Monaco, où couraient les jambages réguliers d’une cursive inconnue. Dès les premiers mots :

« On peut définir la vieille fille… » ses sourcils se levèrent, stupéfaits ; lorsqu’il arriva aux derniers mots de cette bizarre missive, il soupira rêveusement : « La charmante fille ! »

Mitsou dressa l’oreille. Persuadée qu’une si juste appréciation ne pouvait concerner qu’elle-même, elle répondit par un léger miaulement de gratitude dont l’erreur amusa le philosophe. Tournant la tête, il regarda l’étrange petit museau paradoxalement noir, d’une finesse simiesque plutôt que féline, et comme la Siamoise, flattée de son attention, réitérait son miaulement, il lui dit :

— Je te répéterai le compliment que Théocrite adressait à Bombyca : « Ta voix est douce comme l’aubergine. »

Puis, pour l’amour du grec, il embrassa sa chatte.

…Cependant, avec un attendrissement où se mêlait un peu de perversité délicate, Bergeron revivait sa dernière matinée à l’Hôtel Thulette. Il revoyait cette jolie pénitente aux yeux bleus, si peu conforme au modèle Mermillod, si tentante, si troublante, qui se confessait ingénument : « Devant l’amour, tel qu’il se présente à moi, je regrette autant d’avoir conservé ma virginité que certaines filles peuvent déplorer d’avoir perdu la leur… D’autre part, puis-je continuer à jouer jusqu’au bout cette comédie voluptueuse dont j’ignore les dernières répliques ?… Je vous en prie, Monsieur, conseillez-moi : dois-je me taire ou dois-je lui dire que je suis… ou plutôt que je ne suis pas… ? »

Souvent, bien souvent, depuis cet entretien mémorable, la captivante apparition de Mademoiselle Thulette était venue divertir l’imagination du philosophe au milieu de ses concepts transcendantaux, imposant une orientation fantaisiste à son génie désarmé.

On a beau avoir consacré sa vie à quelque but sublime : à l’ambition, à la gloire, à la réduction des classiques antinomies, écueil de la pensée prékantienne, on a beau appartenir à l’Institut, fréquenter les sociétés savantes et la société mondaine encore plus ennuyeuse qu’elles, bref, sexagénaire à cheveux blancs, se croire fini, racorni par les ans, le labeur et les honneurs, à jamais libéré du Désir, ce qui paraît souhaitable au père de la République (par M. Wallon, non Platon), on s’aperçoit malgré tout, au premier sourire d’Ève, que, sous l’enveloppe du vieillard illustre et vénérable, et mûr pour l’oraison funèbre, persiste une sensibilité intempestive, que la petite bête n’est pas morte tant que la grande bête continue de vivre, et que le cœur momifié peut recommencer à battre aussi follement que celui d’une grisette… Momie-Pinson.

Donc, François Bergeron songeait, plus fréquemment qu’il ne l’eût souhaité, à Mademoiselle Thulette, pour laquelle il ressentait une tendresse platonique mais trouble, analogue au sentiment complexe qui fait du prêtre l’amant spirituel de sa pénitente la plus désirable. Ne pouvait-il prétendre, en quelque sorte, avoir la primeur de la virginité de Fanny, puisqu’il était le premier auquel elle l’eut confessée ? Il gardait un souvenir ému de cette aventure intellectuelle : seuls, les véritables vicieux, ceux qui vivent surtout par le cerveau, comprendront qu’en recevant les aveux rougissants de Mademoiselle Thulette, Bergeron avait goûté des sensations supérieures aux plus exubérantes coucheries.

Très troublé à l’annonce de ce mariage, le philosophe relut l’épître de Fanny ; il se réjouit, avec un regret indéfinissable, du dénouement souhaité par la jeune fille ; puis, sur sa carte de visite il griffonna : « avec ses vœux sincères, pour le bonheur de la Dame Blanche »… tout en s’écriant d’une voix qui trahissait l’insuffisance de son altruisme :

— J’aimerais savoir le nom du trop heureux coquebin qui aura la chance de lui faire perdre ce pseudonyme emblématique !

Maintenant, il lisait une lettre de Madame de Tresme ; il la lisait avec cette émotion distinguée, cette sentimentalité cultivée complaisamment par les aristocrates de l’amour qui se savent gré des passions restées dans la tête et dans le cœur, auxquelles ils interdisent de descendre plus bas. Ce sont les seules qui durent. Si le poète des Méditations a gardé un si fidèle souvenir d’Elvire, c’est que jamais Alphonse de Lamartine n’a pris ses ébats dans le lit de Madame Charles.

Mon cher Ami,

Excusez-moi d’avoir tardé à vous donner de mes nouvelles depuis mon arrivée à Monte-Carlo ; mais j’ai été si absorbée les premiers temps, j’ai connu des moments si désagréables par la suite, que je ne me sentais pas le courage de repasser moralement ces décevantes journées en vous les écrivant. C’est aujourd’hui seulement que je trouve la force de vous adresser cet appel : « François, mon ami, venez à mon secours ; j’ai besoin que vous m’apportiez l’aide de votre lumineuse intelligence dont un de vos admirateurs a pu dire que, grâce à elle, tout ce que l’on pensait connaître est renouvelé, rajeuni comme par une clarté du matin. »

Vous savez que, je suis partie pour Monte-Carlo avec Thérèse, afin de poursuivre mes investigations sur l’abandon inexplicable de son fiancé et de découvrir les motifs qui le retenaient là-bas… Ah ! mon enquête ne fut pas longue !

À peine installées — nous sommes descendues au Thulette, au même hôtel que le comte Kolding — je m’aperçus qu’Edvard était tombé dans les filets d’une espèce d’intrigante, une sorte d’aventurière difficile à classer… Figurez-vous une de ces femmes demi-bourgeoises, demi-galantes, qui unissent à la fois une réputation détestable aux prérogatives d’une position relativement convenable… Celle dont il s’agit se fait appeler « Mademoiselle » et possède un père authentique ; par contre, elle passe pour avoir eu plusieurs amants et mène l’existence d’une demi-mondaine… C’est la fille du sieur Thulette qui dirige l’hôtel…


François Bergeron eut un soubresaut. Il murmura :

— Ainsi l’amoureux de Mademoiselle Thulette et le fiancé de Thérèse ne font qu’un seul et même nigaud !… Je comprends maintenant pourquoi les propos de Louise me semblaient avoir une corrélation avec ceux de Fanny, le soir où ma bonne amie se plaignit que l’ignorance virginale déplût à certains jeunes gens !

Il reprit sa lecture :

Mademoiselle Thulette a subjugué Edvard, elle l’a pris, elle le tient. Il a été attiré par le parfum de vice qu’elle dégage : certaines amours vous montent à la tête, en coups de sang, comme un verre de liqueur forte (dit-on), mais l’ivresse doit se dissiper et la raison reprendre l’avantage. J’incitai Thérèse à entrer en lutte contre cette Fanny. Ma fille a pour elle la supériorité de sa jeunesse, car l’autre qui ne dit pas son âge, paraît au moins 30 ans. Ne m’opposez pas l’opinion de votre amie Auret, prétendant qu’une femme sincère à toujours le même âge et que les facultés d’amour ne la quittent jamais ; ce sont des paradoxes qui disparaissent au contact du raisonnement « comme des aiguilles de neige au contact de la main » (on a de la lecture) ; d’ailleurs, sans parler de cette question de millésime, l’honorabilité de sa situation et par-dessus tout ses droits de fiancée placent Thérèse bien au-dessus d’une rivale qui reste en marge des convenances sociales. Il est inimaginable que le comte Kolding ne comprenne pas tout cela !

Eh bien, mon cher, tous nos efforts aboutirent à un échec lamentable : sommé de s’expliquer sans détour, Edvard rompit brutalement avec Thérèse, afin de promettre le mariage à sa gourgandine !… Je vous dis qu’il est complètement fou. Devant une conduite aussi insultante, je n’hésitai plus à employer les grands moyens. On applique bien un fer rougi sur la morsure que vous fait un chien enragé et vraiment, Edvard a tout l’air d’un homme mordu par une mauvaise bête. Il fallait brûler son amour, comme on brûle une plaie.

Je ne songeai plus qu’à chercher, parmi les personnes que j’ai rencontrées ici, des gens susceptibles de me donner sur cette demoiselle des renseignements exacts. Il s’agissait aussi de ne pas éveiller les curiosités par la nature de mes questions. J’y réussis parfaitement. Nul ne se douta du motif réel qui me poussait à demander :

« On m’a présenté Mademoiselle Fanny Thulette. Je l’ai trouvée hardie, excentrique, fast, comme disent les Américains… Est-ce une jeune fille que je puisse laisser fréquenter à ma fille ? »

On m’a répondu, de différents côtés :

« — Fanny ?… La grande attraction du Grand Hôtel : son père l’offre en prime aux plus fastueux étrangers… On dit qu’Andrew Fenton signa, certain jour, un chèque de vingt mille dollars pour la voir exécuter, dans la piscine, les principaux modes de natation sans costume de bain…

« — Une simple grue, uniquement sensible aux cadeaux et à l’argent. Quand le rajah de Mysore est venu séjourner à l’Hôtel, elle a trouvé le moyen de se faire offrir un diamant unique… et à quel titre, on le devine !… »

« — Une jolie femme, très cotée. Son dernier amant : don Jaime… Conquête flatteuse et perfide ; elle conservera peut-être un souvenir fâcheux de l’aventure ; que le successeur prenne garde … »

Et enfin — soyons impartiale — cette réponse imprévue d’un vieil habitué de Monte-Carlo :

— Mademoiselle Thulette ?… Une personne charmante que j’ai connue toute petite… Ses manières lui ont fait du tort, car elle fut très mal élevée… Et pourtant, moi qui l’ai vue grandir, je n’hésite pas à la déclarer honnête, absolument honnête… »

Pour qu’il la juge ainsi, elle a dû lui accorder ses faveurs, c’est clair !

Bref, une fois munie de ces renseignements, bien que la délation me répugne, je suis allée trouver Edvard, c’était avant-hier, et lui ai tenu à peu près ce langage :

« Mon enfant, vous avez vingt-cinq ans… Vous pourriez être mon fils et je suis l’amie de votre mère ; en son absence j’estime que mon devoir m’oblige à vous parler comme elle le ferait, en cet instant critique où seul, sans conseil, sans appui, livré à vous-même, vous êtes sur le point de commettre la pire folie. Est-il possible que vous ayez songé à épouser une femme… une femme !… »

Et carrément, je lui ai répété tout ce que je venais d’apprendre sur Fanny Thulette… (je lui ai tu simplement la dernière réponse, celle du vieil habitué, suspectant ce témoignage de source douteuse). J’ai fait appel à son honneur. Je lui ai découvert sans pitié le libertinage de cette fille plus âgée que lui, indigne de devenir une comtesse Kolding, son passé, le nom de tous ses amants… Soudain, je fus interrompue par l’entrée d’un domestique qui venait chercher Edvard de la part de M. Thulette. Alors le comte Kolding répondit froidement en prenant congé de moi : « Madame, j’ai eu de graves torts envers vous, et je m’en excuse… Mais ma conduite ne justifie pas, de votre part, ces attaques imméritées contre mademoiselle Fanny et mon devoir est de ne pas les écouter davantage. » Son devoir !

François Bergeron interrompit de nouveau sa lecture pour s’exclamer :

— Elle s’étonne d’entendre Kolding invoquer son devoir… Mais nous ne tendons pas à voir une chose parce que notre jugement nous la fait trouver bonne, au contraire, notre jugement nous la fait trouver bonne parce que nous y tendons. On voit bien que cette chère Louise n’a pas beaucoup pratiqué Spinoza… D’ailleurs, avec ce jeune homme, elle s’y prend mal… Ce n’est pas une dénonciation calomnieuse qui le refroidira : un grain de vérité ferait bien mieux l’affaire !

Et il acheva de lire la lettre :


Devant l’attitude d’Edvard, j’ai mis mon second projet à exécution… J’ai averti sa mère par dépêche : « Lettre suit », et je lui ai envoyé une relation détaillée des événements. Je connais la comtesse Kolding ; elle sera suffisamment alarmée pour accourir au plus tôt. Et, en présence de sa mère, je pense qu’Edvard se comportera différemment et n’osera plus parler de son « devoir ».

Par malheur, il s’est passé depuis hier des choses incompréhensibles qui me déconcertent absolument… À vous de trouver l’explication de ces mystères.

Il faut d’abord que nous sachiez qu’on donnait hier un bal masqué à l’Hôtel. J’avais décidé d’y assister afin de risquer une suprême tentative de rapprochement entre Thérèse et son fiancé. Invisible depuis le matin, Edvard qui s’était cloîtré dans sa chambre sitôt de retour du voyage où l’avait emmené ce Thulette, Edvard qui nous évitait, sans doute par un dernier sentiment de pudeur, ne manquerait pas de se montrer au veglione en compagnie de son effrontée… J’avais endoctriné Thérèse qui, de surcroît, portait un costume destiné à souligner tous ses avantages. J’entendais me servir des armes mêmes de l’adversaire pour la combattre. Si Edvard s’est épris de cette Fanny parce qu’elle exhibe trop volontiers des attraits que d’autres ont la convenance de cacher, je suppose la révélation de ma Thérèse en décolleté suffisante à prouver qu’une fille de dix-huit printemps vaut bien une femme de trente automnes.

Pour commencer, mon stratagème donna un résultat miraculeux : à peine dans la salle du bal, Edvard, rejoint aussitôt par Thérèse, parut suffoqué d’admiration à sa vue. Ah ! Que les hommes sont donc matériels pour que quelques centimètres de peau suffisent à changer leurs sentiments !… Edvard ne songeait plus à fuir. Ébloui, fasciné, il ne se lassait pas de contempler ma fille. Il lui offrit son bras et l’entraîna rapidement à travers la foule… Je m’efforçais de les suivre… Mais figurez-vous, mon cher François, que, sous le masque et le domino, votre vieille amie illusionne assez par sa voix, ses yeux et sa démarche pour paraître encore jeune. Je fus intriguée par un importun plein d’insistance qui voulut m’attirer dans une loge et me fit perdre la piste de Thérèse. (Cette confidence qui vous eût agacé il y a vingt ans, aujourd’hui vous fera sourire…)

Bref, quand je parvins à me débarrasser de mon malencontreux admirateur, le comte Kolding avait disparu avec ma fille et je passai le restant de la nuit à les chercher vainement à travers le veglione, croyant les reconnaître à chaque minute dans chaque couple qui passait tant ces déguisements dansaient devant mes yeux.

Au fond je n’étais pas mécontente de la tournure que prenait l’incident et je ne m’inquiétais qu’à demi : tout à l’heure j’allais retrouver les flirteurs et je les gronderais pour la forme. Mais, lorsque à quatre heures du matin fourbue, harassée, je me résignai à remonter dans ma chambre, j’eus la stupeur d’y voir Thérèse, et dans quel état, grand Dieu !… Mon cher ami, la pauvre petite était grise. On avait dû la faire souper au champagne, et comme c’était la première fois de son existence… Elle s’était couchée sur mon lit, toute habillée, elle s’endormait en fredonnant Santa Lucia ; j’eus beau la secouer pour lui arracher quelques explications, je ne pus obtenir d’elle que des mots inarticulés… Je vous assure que, pour une mère, c’est une émotion bien pénible ! Bref, l’indisposition de Thérèse m’humilia tellement que je la déshabillais et la soignais moi-même sans oser sonner sa femme de chambre.

Ce matin, j’ai voulu m’expliquer avec Thérèse à présent qu’elle a recouvré sa lucidité. Et voici où commence le mystère… Dès que j’eus prononcé le nom d’Edvard, ma fille m’interrompit avec véhémence : « Ne me parlez plus jamais de cet homme, maman, je vous en supplie !… Et ne me demandez rien ». Comme j’insistais, elle s’est échappée et a couru s’enfermer dans sa chambre. Il m’a été impossible de tirer le moindre éclaircissement de cette enfant extrêmement têtue sous son apparente douceur. J’en suis réduite aux conjectures sur ce qui s’est passé pendant la nuit du bal. Un moment, j’avais soupçonné ce mauvais sujet d’Edvard d’avoir voulu lui manquer de respect, dans le feu de son enthousiasme amoureux : ma fillette est si pure, si innocente qu’une trop brûlante manifestation de tendresse pouvait provoquer, chez cette petite hermine, l’éloignement, le dégoût que semble lui inspirer maintenant son fiancé. Mais je me trompais… En effet, quel que soit son égarement passager, le comte Kolding n’en reste pas moins un galant homme. S’il avait été trop entreprenant avec Thérèse, c’était du coup la réconciliation complète, l’engagement irrémissible ; et il s’empressait de me présenter ses excuses ce matin même. Or, je viens de le croiser dans les jardins du Casino et il s’est éloigné vivement, d’un air gêné, après m’avoir saluée avec une froideur visible… Ce n’est guère le fait d’un fiancé coupable d’un excès d’impatience… Ma supposition se trouve mal fondée.

Alors ma tête se perd et j’en ai la migraine. Mon bon François, je vous le répète, il faut que vous veniez à mon secours. Il faut qu’Edvard et Thérèse consentent à livrer leur secret. Il faut surtout supplanter définitivement Mademoiselle Thulette dans le cœur de cet inconstant garçon… Si vous demandez pourquoi je m’acharne après ce mariage, je vous répéterai une fois de plus qu’on ne rencontre pas facilement un parti comme le comte Kolding, bien né, beau comme on ne l’est que dans les romans et cinq fois millionnaire… Que ne lui pardonnerait-on point pour l’avoir comme gendre !


(Hé, hé, fit Bergeron, narquois, qu’en penserait mon ami Percheron, qui tient le mariage pour un vieux bateau faisant eau sous la vrille de ces deux malacozoares : l’Union libre et le Divorce ? M’est avis que cet antique raffiot n’est pas encore prêt de sombrer, puisque tant de gens veulent s’y embarquer.)


Il s’agit, mon cher ami, du bonheur de ma fille. Songez-y et donnez-moi votre appui. Ne m’écrivez plus à l’Hôtel Thulette, nous l’avons quitté. J’ai jugé cela plus correct. Nous nous installons en ce moment à l’Hôtel de Paris.

J’attends votre réponse avec impatience.

Sincerely,
Louise de Tresme.


François Bergeron se comprima le crâne, ses dix doigts crispés en forme de tenailles, d’un geste expressif et douloureux. Un instant, il envia l’ataraxie des Sages yoghis ressemblant à la paisible lumière placée en un endroit où le vent ne souffle point, car ces nouvelles successives mettaient ses pensées sens dessus dessous et il souffrait de ce désordre. Quelle résolution prendre ? L’appel de Louise le touchait profondément dans ses affections, il aimait cette petite Thérèse d’une tendresse véritable.

Et il murmurait :

— Je le possède, moi, le sûr moyen de lui ramener son fiancé !

Mais, d’autre part, sauver le bonheur de Thérèse, c’était détruire celui de Fanny.

Avait-il le droit de trahir Mademoiselle Thulette, après la confiance si peu ordinaire dont elle l’avait honoré ? Pour la seconde fois, le philosophe se compara au confesseur… Le prêtre observe le secret professionnel quoi qu’il puisse en résulter : sa bouche close respecte la confession du coupable ; son silence laisse condamner l’innocent.

Le confident laïc a-t-il moins d’empire sur lui-même ? La morale religieuse diffère-t-elle de la morale humaine ? François Bergeron hésitait. « Mon Dieu, quelle guerre cruelle… »

Il se rappela un précepte de sa lointaine enfance parce qu’on le lui avait donné cent fois à copier en guise de pensum :


Faire toujours son devoir : voilà la devise de l’honnête homme.


En boutonnant hermétiquement sa redingote, comme un symbole de reploiement sur soi-même, il réfléchit tout haut :

— Le devoir !… Grand mot que les moralistes à la Cousin n’ont jamais défini qu’au singulier, alors que la vie nous l’impose tous les jours au pluriel. L’homme n’a pas un devoir, mais des devoirs, le plus souvent contradictoires. Devine si tu peux et choisis si tu l’oses !

Bergeron médita longtemps, cherchant à écouter en lui-même la mélodie confuse des puissances intuitives, balloté par les poussées ondoyantes et diverses de son dynamisme interne.

Enfin, vaincu par la force du passé, il s’écria :

— Tant pis ! Au risque de commettre une action indélicate, je ne peux hésiter plus longtemps à sacrifier une étrangère pour assurer le sort d’une enfant qui est celle de ma meilleure amie. Je ne veux penser qu’à la fille de Louise !

Et tout en proférant ce : « Je ne veux penser qu’à la fille de Louise », le philosophe devait s’avouer que toutes ses arrières-pensées allaient à Fanny, dont un sentiment d’obscure jalousie le poussait à contrecarrer le mariage.

Son ancien attachement pour Mme de Tresme et son caprice inavoué pour Fanny se rencontraient dans le cœur du vieil homme, stimulant le même désir.

Et, un peu confus, taquiné de remords anticipés, mais décidé néanmoins à servir la cause de Mlle de Tresme, il déchira lentement sa carte de félicitations à la pauvre « Dame Blanche ».

Comme il se penchait de côté pour en jeter les morceaux dans sa corbeille à papiers, il aperçu Mitsou, silencieuse et charmée, Mitsou mettant à mal, sans bruit, un peloton de laine qu’elle avait déniché dans la lingerie.

Captivé par la prestesse de cette grâce souple, il contempla la jolie Siamoise avec un sourire d’admiration. Puis, sa pensée s’évada. Il murmura : « En somme, la vie intérieure, c’est un peloton qui tantôt se déroule et tantôt se rebobine… » De là, il s’éleva vers des problèmes de métaphysique si abstrus que M. Pierre Janet, expert en psychosthénie, les eût sûrement considérés comme des songeries de malades que les phobies travaillent. Longuement, il ratiocina sur la création des âmes qui, cependant, préexistaient…

Il ne songeait plus à Fanny, ni à Thérèse, ni même à Mitsou.