CHAPITRE IV


À deux jours de là, Edvard Kolding s’excusait superficiellement auprès des dames de Tresme par une lettre trop brève, et prenait le Côte-d’Azur-Rapide.

C’est à ce moment que la baronne, devenue la proie des soupçons qui dévorent immanquablement les futures belles-mères dès qu’elles songent à leurs gendres en expectative, conçut le projet de consulter Bergeron dont les gazettes annonçaient le retour prochain.

Indifférent à la fiancée dont il s’éloignait sans tourner la tête, plus encore à la mère honorable d’icelle, Edvard, dûment ensorcelé, ne songeait qu’à retrouver sa magicienne du skating. Comme l’écrivait un photographe en veine de développer : « c’était son seul objectif et il tenait à opérer lui-même ». Pendant tout le parcours il ne fit que songer à Fanny, car que faire en un train à moins que l’on n’y songe ?

Aussi bien, la baronne Charles de Benoist l’a chanté sur son théorbe aristocratique :

Le cœur investi par l’amour
Est un champ clos ouvert au Rêve.

Il retint, dès son arrivée à Monte-Carlo, ce que le prospectus appelle un des plus « luxurieux » (sic) appartements de l’hôtel Thulette (salle de bains avec W. C. et vue sur la mer). Il éblouit le personnel, pourtant difficile à fasciner, par des largesses sans précédent et s’attacha plus particulièrement le groom de l’étage, un éphèbe équivoque et futé, qu’il gava d’or à dessein de lui tirer du nez des vers de choix. Il les tira.

Issu des violentes amours qui jetèrent dans les bras d’un juif résolûment francfortois une Algérienne probablement mâtinée d’Andalouse, M. Thulette, baptisé comme il sied, se proclamait Monégasque, reniement éthorique dont l’impudence faisait s’entrechoquer dans leur tombe, du moins, un croquemort nous l’affirma sous la foi du serment, les ossements du papa Salomon qui, toute sa vie, avait méprisé quiconque n’était pas « ääch » de Francfort, la première ville (« uff der Welt) du monde.

Bien que venu vers les hommes des grandes villes sans pécune, sans bacho, sans profession, il n’avait ressenti nulle frayeur à considérer les zéros qui formaient la somme de son existence, comptant sur son ingéniosité naturelle pour savoir inscrire à leur gauche un chiffre coquet. Son auto-confiance ne fut pas trompée.

« Il y a deux manières de se pousser dans le monde », explique Vautrin à son protégé : « y pénétrer comme un boulet ou s’y glisser comme une peste. » Sans ressembler à Rastignac, le sieur Thulette n’hésita pas sur le choix des moyens : il fut à la fois peste et boulet. Pauvre comme Job (avant l’invention du papier à cigarettes), ce gaillard n’en résolut pas moins, cuirassé d’impavide aplomb, de constituer la Société des Grands Palaces, tout simplement.

Soutenu par un comité d’actionnaires recruté en marge des grosses fortunes, il fondait coup sur coup plusieurs de ces hôtels Thulette qui portaient son nom, mais dont il n’était, en réalité, que l’administrateur, position brillante et sans risques, car c’est seulement dans les jeunes revues que les gérants s’avèrent responsables. Riche en apparence, l’imperturbable arriviste faisait envie, blanc de son épée et, inlassablement, sa pelote, tout en menant une vie brillante, trépidante, secouée d’alertes, fertile en surprises, véloce et superbe comme un canot automobile dont la foule admirerait les « moustaches » en le voyant fendre à toute vitesse les flots du Pactole.

Quant à Mademoiselle Thulette, ignorée de son père tant qu’elle demeurait une petite fille, pour lui inutile, elle avait grandi, joué, flirté à l’aise parmi les voyageurs de marque et de marks, prompts à remarquer, de très près, cette enfant singulière et séduisante qui rôdait à travers l’hôtel, promenant dans les salons trop riches et dans l’atrium trop fréquenté son désœuvrement et la délicatesse de ses grâces précoces.

Dès sa quinzième année, et même un peu avant, Fanny s’était vu solliciter sur tous les tons, par tous les âges, tous les sexes et toutes les races, surtout par les Allemands dont le Berlinois Heinz Tovote expose complaisamment, (statistiques judiciaires en mains) les préférences pour la gamine impubère, longues tresses et jupes courtes. Les femmes de chambre de l’hôtel se constituaient des dots honorables avec les pourboires dont on les soudoyait en leur remettant des déclarations, fadasses ou cyniques, pour la fillette du Patron. Celle-ci, d’ailleurs, sans même les lire, les convertissait en papillottes indifférentes.

M. Thulette n’aurait pas été M. Thulette s’il ne s’était aperçu que, dans cette créature savoureuse, d’intelligence éveillée et de sens endormis, sa fille, après tout, il possédait un trésor. Imbu de l’idée qu’un trésor en doit, forcément, engendrer d’autres, il résolut de l’exploiter. Bien vite il constata que la notoriété de Fanny, désastreuse, s’étendait… Bien vite aussi, il se rendit compte que la Renommée mentait en attribuant à Mademoiselle Thulette une ceinture dorée. Mais qu’y faire ? Ah ! laisser faire…

Sa fille, inoxydablement sage, passait pour avoir, dans le bal masqué de la Vie, vu le loup. Allait-il se frapper pour si peu ? Non, certes. Tenter de la réhabiliter ? Il n’envisagea pas un seul instant la possibilité de ce don quichottisme. On ne tue pas les légendes. Pourquoi perdrait-il son temps à fourrer le nez des calomniateurs dans leurs mensonges. À force de les répéter, eux-mêmes ont fini par y croire ?

Aussi bien, il n’est pas de situation fausse dont un habile homme ne puisse tirer parti. Puisque Fanny ne pouvait plus, désormais, trouver personne pour la conduire à l’autel nuptial, à elle incombait de conduire des clients à l’hôtel Thulette. C’était son devoir sacré — jeune fille avec tâche.

À dater de ce jour, elle devint la great attraction de l’établissement, attirant les millionnaires qui jouent le maximum au trente-et-quarante (douze mille rouge et douze mille couleur… assurez) et les rois qui retiennent leur appartement à l’année.

Parée comme une châsse (réservée… à qui ?) on put l’applaudir tour à tour : chanteuse dans la salle des fêtes du Palace ; danseuse de boléro dans les salons de thé ; et même nageuse, au sous-sol, dans un décor d’aquarium géant. En robe décolletée, en jupe espagnole, en maillot collant dans l’immense piscine, Fanny, de plus en plus convoitée, de plus en plus compromise, achalandait avec une incomparable maëstria l’immeuble paternel, allumeuse intangible, faite à souhait pour le plaisir des vieux.

Des confidences du groom qui appelait un chat un chat, et son patron un type capable de tout, Edvard Kolding tira cette conclusion simpliste : M. Thulette est un louche brasseur d’affaires et sa fille une courtisane déguisée.

Il conçut pour le mercanti un mépris tout aristocratique, en même temps qu’un infrangible désir de poursuivre la conquête de l’énigmatique Fanny, jusqu’au bout.

… Au lendemain de son arrivée, le jeune Norvégien avisa dans le hall de l’hôtel Mademoiselle Thulette. Rieuse, animée, un groupe d’hommes l’encerclait, vêtus de pelisses d’auto ; les femmes s’emmitouflaient de fourrures paradoxales malgré le soleil qui éclaboussait la baie de lumière. Fanny portait une longue pelisse de chèvre blanche.

Lorsqu’elle aperçut Edvard, elle pâlit et, tout de suite, une expression de gravité douce ennoblit son beau visage ; quittant ses compagnons, elle s’approcha du nouveau venu et murmura, avec un accent de surprise ravie :

— Oh ! Vous êtes venu !…

La gorge étranglée d’émotion, incapable de répondre, Edvard posa sur la petite main qu’elle lui tendait ses lèvres enfiévrées. Fanny lui semblait plus désirable encore que dans les grisailles de Paris, sous ce ciel dont l’azur étincelant faisait paraître ses cheveux plus noirs et ses yeux plus ardents. Impressionnés par l’émotion tendre qu’elle n’avait pas cherché à dissimuler, ces messieurs, maussades, restés en arrière, dévisageaient l’heureux Norvégien, crispés de jalousie.

En silence, Fanny le considéra un instant, absorbée, sous le charme ; puis, se ressaisissant elle ordonna, d’une voix vibrante qui s’adressait à la galerie autant qu’à lui-même :

— Courez vite mettre un manteau très chaud. Nous partons en excursion dans les montagnes… Je vous emmène.

Edvard obéit, enchanté. Lorsqu’il revint, Fanny lui présenta la troupe : le général Pachéo, Brésilien, Andrew Fenton, Yankee ; le marquis Yuerta, Espagnol ; misses Annie et Maud Scott, Américaines. Les trois hommes, de physiques différents, se ressemblaient presque, grâce à leur tenue étrangère, sinon étrange, exagérément cossue, comportant des bijoux voyants jusqu’à paraître faux, ce cachet de richesse rastaquouère qui fait partie du décor de la Riviera. Les deux Américaines, vingt et un et vingt-trois ans, rousses aux yeux superbes, aux traits irréguliers, aux dents éclatantes, s’amusaient sans contrôle, tandis que leurs parents, rivés aux tables de jeu, ne quittaient la roulette qu’aux heures des repas, la tête bourdonnante. Ah ! ce counfounded sixain treize dix-huit qui sort toujours quand on mise trois mille francs à passe et deux mille à la première douzaine !

Excitantes plutôt que jolies, ahurissantes d’entrain, ces deux sœurs piaffeuses dégageaient une saveur ravigotante de bizarrerie cosmopolite.

Or, songeant que, dans cette contrée d’aventures et d’aventuriers, la Nature et les êtres subissent une sorte d’enchantement extérieur qui leur confère un prestige factice, exotique, théâtral, qui crée une flore monstrueuse et des personnages de feuilleton, l’optimisme d’Edvard conclut : « Après tout, il se peut que ce soient des gens très honorablement connus dans leur pays d’origine ».

Et lui-même, d’ailleurs, présenté comme un comte norvégien, quelle impression produisait-il à ces Espagnols et à ces Américains, sinon celle de l’inconnu titré, équivoque et lointain, que l’on rencontre sur la Côte d’Azur, traditionnellement ?

Vive et preste, Fanny se trouvait déjà dans la cour de l’hôtel, installée sur le siège d’une puissante auto dont elle maniait le volant d’une main experte, afin de la ramener devant le perron où attendaient les excursionnistes. Edvard se confia, non sans une nuance d’ironie : « Cette fois, ce sont ses talents de chauffeuse qu’elle met en valeur. Pour qui ? Pour le Brésilien ou pour le Yankee ? » Il jeta un regard d’inquisition sur ses voisins : mais le marquis Yuerta, — un homme grand, sec et droit à l’œil de braise, aux gestes rares, dont le fin visage un peu fripé de quadragénaire avait fort grand air, avec son teint d’ambre bruni et ses tempes grisonnantes, — retint seul son attention un peu jalouse. Edvard compléta sa phrase : « Non, c’est pour l’Espagnol. » Et il s’élança sur le siège à côté de Fanny, devançant ses trois compagnons qui s’installèrent à l’arrière. Les deux misses Scott s’étaient réservé le fond, offrant au marquis Yuerta une place entre elles ; il affectait, d’un air plaisamment grave, de n’y pouvoir caser à l’aise sa maigreur d’ingénieux hidalgo errant, étendant ses longues jambes sous les jupes des jeunes filles, presque assises sur ses genoux. Et Kolding entendait, derrière lui, les fous rires, comme chatouillés, des Américaines.

Fanny ne parlait qu’avec mesure. Elle indiqua brièvement :

— Nous déjeunerons à Nice ; nous goûterons à Grasse ; ensuite nous ferons l’ascension de Thorenc où nous passerons la nuit. Demain, dans la matinée, nous rentrerons à Monaco.

L’auto dévalait sur la route à une allure prodigieuse, faisant du je ne sais combien à l’heure — et même davantage. Edvard considérait l’intrépide chauffeuse, de préférence à ces paysages fuyants qui défilaient trop vite à son gré.

Aussi bien, du Midi, son septentrionalisme ne goûtait guère que les paysages mélancoliques : la morne Camargue enfiévrée, Sainte-Marie dont la misère est resserrée entre la plaine sans fin et la mer inféconde, l’âpre Provence aquisextaine aux terres déchirées…

Les lunettes qui protégeaient les yeux de Fanny semblaient un loup posé sur son visage. Ses joues, par le vent fouettées, rosissaient délicieusement, des mèches brunes caressaient son front et ses oreilles ; elle remuait la tête, en riant, pour les chasser de sa figure. La voix haletante, elle demanda :

— C’est bon, n’est-ce pas, ces courses en auto ?

Edvard Kolding s’enhardit et répliqua :

— J’aime mieux les fiacres.

Les pommettes de Fanny passèrent du rose au rouge. Elle accéléra encore le mouvement de la voiture.

Étourdi par la vitesse, grisé de soleil et d’espace, cinglé par la brise coupante, ivre et suffoqué, Edvard vivait le reste de l’excursion dans une sorte de rêve. Il ne se rappelait que vaguement le déjeuner, pris sur la terrasse d’un restaurant de la Promenade des Anglais ; repas succulent, car ces automobilistes de luxe ne suivaient pas les conseils vomitifs du nommé Gouguenheim, dit Louis Forest, qui engage les lecteurs du Matin à manger des vidures de poissons accommodées aux fanes de carottes et saupoudrées de sabots de cheval concassés.

Et puis, on repartait : devant ses yeux ennuagés par le bourgogne, se déroulait un panorama de verdures éternelles sous un ciel exagérément indigo. Fanny lui nommait les endroits que traversait l’auto-bolide. Il percevait confusément « La Madeleine… Ste-Isidore… La Gaude… »

Sur la route de Grasse, on s’arrêtait devant une auberge pour boire de l’Asti, sorte de cidre épileptique poissé de muscat… Dans les champs embrasés retentissait l’incessante stridulation des cigales… Et puis, l’auto reprenait sa course folle, en pleine montagne cette fois, montant toujours plus haut, de gradins en gradins, longeant les précipices, sans ralentir, avec la précision téméraire d’une bête mécanique actionnée par une volonté féminine.

Edvard se laissait emporter avec délices, perdant conscience de la réalité ; il s’imaginait, identifié à cette chose roulante, sombrer dans le flou vertige envahisseur où s’engloutissent les éthéromanes…

Soudain il se réveille. On descendait de voiture.

Edvard se sentait les jambes ankylosées : à l’écart de ses compagnons, il s’assit sur un fragment de roc. Fanny vint l’y rejoindre. Elle rayonnait ; désignant le décor d’un geste circulaire, elle s’écria avec enthousiasme :

— Regardez : est-ce beau !… Est-ce beau !

— My mind looks elsenhere, mon esprit regarde ailleurs, répondit-il.

C’était galant, c’était vrai, et pourtant le spectacle de cette nature immense, impénétrable et fière — ô Berlioz ! — méritait l’admiration.

Ils dominaient la haute vallée des Thorencs. Autour d’eux la neige des Alpes évoquait la rigueur des hivers, cependant qu’à leurs pieds l’anormal contraste d’un cirque de verdure, entre les sombres murailles d’une forêt de sapins, rappelait l’été sans fin du pays bleu. Tendu à travers la plaine, le ruban moiré d’une petite rivière étincelait. Des derniers gradins jusqu’à la vallée, de la vallée au sommet des monts, des arbres de toute essence escaladaient la côte, dressant le cône rigide du cyprès à côté des fins rameaux de l’olivier. Au pied de la montagne, des jardins étalaient la luxuriante laideur de leur richesse tropicale : palmiers écailleux, caroubiers vernis aux tortillements de pythons gigantesques, figuiers de Barbarie dardant leurs feuilles agressives, aloès et cactus confondus en une végétation hostile et désordonnée, — sans oublier les agaves, que le baron des Ygrées comparait à des paquets de morue sèche. Invraisemblable féerie de la Nature dont la magie, échelonnant tous les climats entre la plaine et la cime, savait enclore l’ardent coloris des floraisons printanières dans la candeur des frimas.

Fanny contemplait ce paysage avec les yeux humides, attendris, convoiteurs, dont elle avait regardé Edvard lors de leur première entrevue. Toute Beauté fascinait cette belle païenne.

Un psychologue moins bête que ses congénères, François Bergeron, par exemple, s’il l’eût examinée à cette minute, se fût expliqué pourquoi — ardente, délestée de tout préjugé et vivant librement dans une société dissolue jusqu’à la pourriture — cette superbe créature demeurait intacte et invulnérable, à vingt-sept ans !

Il n’est pas rare de se brûler au feu qui dort sous la cendre (« doloso » précisait Horace, non sans quelque rancune). Et les filles abondent, auxquelles on donnerait un bon vieux sans profession, tant leur chasteté semble impollue, alors que ces prétendues vestales, protégées par le renom menteur de leur respectabilité sans macule, patachonnent comme patachonnerait feu Bâton de chaise lui-même, s’il revenait en chair et en noce.

Or, celle qu’adorait Edvard incarnait le paradoxe diamétralement opposé. En son corps somptueux de courtisane habitait l’âme la plus inaccessible aux tentations vulgaires, la plus dédaigneuse des plaisirs grossiers. Qui donc, parmi les clients de l’hôtel Thulette se fût jamais avisé des nobles chimères que cette Fanny au sourire prometteur, mélancoliquement dépaysée dans la vie quotidienne, poursuivait sans espoir ?

Séduite par les splendeurs formelles, elle dévêtait les hommes d’un regard d’artiste, non d’amante. Née dans le plus séduisant décor, imprégnée de beauté dès sa naissance, la double hallucination de la Mer et du Ciel qui la possédait tout entière l’avait sauvée des vilenies tapies autour d’elle, dans l’ombre.

Lorsqu’elle vit pour la première fois Edvard Kolding qui réalisait son idéal de perfection plastique, elle l’aima brusquement, passionnément, innocemment, ce Lohengrin qu’elle attendait, petite Elsa de la Côte d’Azur, dès l’aube de son adolescence, le héros qui hantait les rêves de sa puberté fiévreuse, celui pour lequel elle se réservait depuis douze ou treize ans que, devenue femme, elle déplorait sa jeunesse stérile partagée entre le mépris des réalisations vulgaires et la tristesse du Songe qui se dérobe.

À l’élan irraisonné qui l’avait jetée, sans résistance, dans les bras du jeune homme, succéda soudain une émotion chaste et contenue lorsqu’elle se retrouva face à face avec lui. Transie d’une clairvoyance craintive, elle déplora tout le médiocre des modalités de leur rencontre avec tout le vulgaire des contingences ; elle redouta qu’il n’apprît les calomnieux potins dont on salissait son invraisemblable et réelle innocence ; elle rougit de ce rôle d’amuseuse, d’allumeuse, que la contraignait de jouer son père, pour corser les additions des clients émerillonnés.

À cet instant, elle se tenait auprès d’Edvard avec la timidité ensorcelante des amoureuses très jeunes, et obstinément contemplait la vallée de Thorenc.

Devant ce panorama étranger, le comte Kolding, par contraste, évoquait son pays. « Il y a de la poésie dans le Strymon glacé » disait Renan sur l’Acropole, Edvard dépeignait à Fanny le sinistre Hardanger coulant entre des montagnes à pic aux parois noires, enlinceulées de brumes lugubres. Peu sensible à l’éternel été de la Riviera, comme tous les amants des glaciales splendeurs scandinaves. Edvard blâmait in petto la folie de ces paysages passionnés du Midi, en septentrional convaincu pour qui la raison de ses fjords est toujours la meilleure.

Et Fanny l’écoutait en rêvant d’une idylle.

Des bribes de conversation surprises quelques minutes la désabusèrent amèrement. Comme le groupe joyeux de leurs compagnons les rejoignirent, Mademoiselle Thulette, agacée de leur intrusion, s’écartait d’Edvard pour cueillir des fleurs et retrouver sa chère songerie.

Le marquis Yuerta adressait la parole au comte Kolding avec l’habituelle cordialité du Latin envers le Northman, doublée de cette attraction comme maçonnique qui d’une certaine hauteur « au-dessus du bétail écœurant des humains » unit des classes dirigeantes rapprochées par leur commun mépris du « vulgum pecus » (pour employer le barbarisme cher aux latinistes culinaires). Ils causèrent bientôt comme deux hommes qui ont partagé le pain et le sel, sans préjudice de vins généreux.

Malgré la distance, Mademoiselle Thulette ne perdait presque rien de leur conversation : elle eût entendu pousser les cheveux sur le crâne d’Arthur Meyer.

— Eh bien ! constata gaiement l’Espagnol, c’est sur la belle Fanny que vous avez jeté votre dévolu ? Elle ne vous effraie pas un peu, cette coquette authentique ? Méfiez-vous, jeune homme : vous entreprenez un jeu difficile. À votre place, tenez, je préférerais l’un de ces fruits verts…

Et il désignait, du coin de l’œil, Annie Scott, la cadette des Américaines. Il continua :

— Leur seul défaut, c’est que jamais elles ne se rappellent que notre c espagnol doit se prononcer comme leur th national… Mais voyez quelle jeunesse, quelle ingénuité ! Cette gaieté puérile, cet esprit malicieux, voilà le rêve !… Comparez maintenant Mademoiselle Thulette : plus savante, mais moins fraîche ; plus jolie, mais légèrement fardée ; mieux faite, mais plus habilement corsetée… Et dites-vous bien que les artifices de la femme expérimentée ne valent point l’ignorance de la gamine, qu’il est si amusant d’instruire.

— Cela dépend des goûts, répliqua froidement Edvard Kolding. Vu mon manque absolu de disposition pour le professorat, je ne trouverais aucun plaisir à faire épeler l’alphabet du flirt à une élève trop jeune pour connaître ses lettres.

Le marquis esquissa un geste de courtoisie évasive, cependant que Maud, qui avait surpris une partie de la discussion et deviné le reste, murmurait dans l’oreille délicatement ourlée de sa sœur une citation d’Hamlet méprisante pour les sots Norvégiens incapables de comprendre les conseils subtils… A Knawish speech sleeps in a fools ear

Sans s’apercevoir de ces petites mines désapprobatrices, le jeune comte développait :

— J’apprécie, au contraire, les femmes qui lisent couramment : avec elles, on ne perd aucune des finesses du roman, et je ne déteste pas que ce soient elles qui prennent l’initiative de souligner les meilleurs passages… Mlle Fanny Thulette me plaît justement parce que je lui suppose ces qualités et qu’elle est mon aînée de très peu, d’un ou deux ans tout au plus.

Le marquis Yuerta, psychologue plus avisé que la petite classe des élèves de Bourget, sourit en répondant :

— Vous êtes déjà bien dépravé… ou alors vous ne l’êtes pas assez. Néanmoins, je vous le répète, vous risquez de perdre votre temps avec mademoiselle Thulette : la belle Fanny est un morceau de roi, tout au moins de prince héritier… auquel nous n’avons pas le droit de prétendre, nous autres, humbles seigneurs.

Edvard Kolding tressaillit. Il s’écria, le regard allumé :

— Eh bien, moi, je l’aurai… Je fais le serment que je l’aurai… Dussé-je y perdre mon nom !

— Il y a plusieurs façons de perdre son nom : je ne suppose pas que vous veuillez lui donner le vôtre ?

— Qui sait ? On épouse bien une femme de théâtre ! riposta Edvard très surexcité.

À présent que les Américaines s’en désintéressaient, la conversation se poursuivait, si pénible pour la pauvre Fanny que la cueilleuse de fleurs aurait voulu se boucher les oreilles. Aussi bien, elle en savait assez ! La tête perdue, elle regardait, sans les voir, deux abeilles en train de piller rageusement une fleur dont le pollen s’envolait en mince nuage d’or.

Comme les dévots, fidèles au conseil de Pascal, égrènent des chapelets dans l’espoir de s’abêtir, mademoiselle Thulette, pour ne plus entendre le dialogue qui la navrait, récitait superstitieusement les litanies florales de l’évêque saint Rémy (diocèse de Gourmont).


Fraxinelle, buisson ardent, chair incendiée…
Aconit, fleur casquée de poison, guerrière à plumes

de corbeau.

Campanules, amoureuses clochettes que le printemps

tintinnabule.

Pivoine, amoureuse donzelle, mais sans grâce et sans

sel…

Ancolies, petit pensionnat d’impubères jolies, jupes

courtes, jambes frêles et des bras vifs…

Nielle, un peu gauche, mais duvetée comme un col

de cygne ;

Jonquilles, dont on fit les cils purs de tant de blondes filles.
Narcisse oriental, fleur inféconde et pas morale…


La pluie des versets parfumés ne réussissait pas à noyer son chagrin : il surnageait.

« Hélas ! songeait-elle avec une amère clairvoyance. Edvard ne m’aime pas véritablement ! Il me désire, comme on désire un meuble rare, un bibelot à la mode… Qu’allais-je faire en lui révélant ma tendresse naïve, mon cœur sentimental de vieille jeune fille… de jeune vieille fille ! »

Mais, tout de suite, réagissant contre sa déconvenue, elle formula des résolutions héroïques : « Il faut que je purifie ce caprice au feu de la passion ! Il faut que je l’exalte ! Il faut… »

L’heure du retour approchait… Gaîment, on s’installa dans l’auto. Le marquis Yuerta fit observer que le soir ne tarderait guère.

— Oui, répondit Maud Scott, qui constata d’un ton pénétré : « L’ombre s’insinue sournoisement ».

— Le palmier frissonne, ajouta la rieuse Annie, gravement.

La première, alors, psalmodia :

— Le ciel s’affaisse sur la montagne, semant bistre et mélancolie…

Et la cadette, pour conclure, formula cette comparaison dont son accent yankee semblait blaguer la poésie précieuse :

— Les cyprès, que le soleil quitte, noircissent, s’éteignent comme des bougies après la fête…

Ahuri par ce duo paysagiste, l’Espagnol regarda les deux sœurs avec une stupeur telle qu’elles ne purent garder leur sérieux. Avec des rires en cascade, elles expliquèrent que ce matin, oui, précisément ce matin même, elles avaient lu toutes ces choses jaôlies, very nice, dans un livre de l’Irish publishing Company, tout à fait exciting (« Furnival street dans Holborn », précisa Maud, toujours soucieuse d’exactitude) et qu’alors elles avaient appris par cœur « cette passage » pour étonner leur ami marquis, splendidement !

… Quelques jours après cette pittoresque partie d’auto, Fanny apprenait l’arrivée de Bergeron à l’hôtel Thulette. Elle conçut aussitôt le projet de l’aller trouver pour lui soumettre son cas et de n’entreprendre sa campagne amoureuse qu’avec l’aide du plus délié philosophe de notre temps.