La Virginité de Mademoiselle Thulette/14

Albin Michel (p. 279-292).



CHAPITRE XIV


En sortant de la chambre où la comtesse Kolding et l’heureux Edvard s’embrassaient avec effusion, Bergeron ressentit tout d’abord les atteintes de cette mélancolie qui est le lot des penseurs, comme s’accordent à l’affirmer Aristote (Probl. XXX, 1), Cicéron (Tusc. I, 33) et M. de La Palisse (passim).

Ensuite il éprouva une envie irrésistible de quitter l’Hôtel de Paris pour aller respirer dehors, à l’air libre.

Habitué à s’analyser minutieusement, il se demanda : « Pourquoi ai-je un si vif désir de quitter cet hôtel ? » Et il se répondit aussitôt, avec une louable sincérité : « Parce que j’y dois rester. »

Il soupira : « Je ne peux pas échapper à la corvée de mettre Louise au courant de ma tentative infructueuse. Elle m’attend. »

Reculer l’échéance d’un inévitable ennui c’est le subir deux fois : comme il souffrait déjà par avance tous les inconvénients d’un entretien avec Mme de Tresmes, Bergeron abrégea ses appréhensions en se faisant annoncer chez elle.

Il se dépêcha de tout dire en une seule fois, comme un cambrioleur poursuivi jette son paquet n’importe où. Et, sans préambule, il apprit à son amie l’échec qui ruinait définitivement leurs espoirs. Puis, un peu ému, il étancha la légère moiteur qui humectait son front dénudé de grand lunaire, cependant que la baronne exaspérée poussait l’exclamation à laquelle il s’attendait :

— C’est votre faute !

— Ma faute ? Permettez…

Bergeron protestait mollement, pour l’acquit de sa conscience, sachant bien que rien ne mettrait un frein aux flots de cette fureur féminine, donc injuste.

Effectivement, Mme de Tresmes répétait, rageuse, en haussant les épaules :

— Voilà bien les écrivains, avec leur manie de paradoxes !… Vous avez jeté votre pavé sur le bonheur de Thérèse, pour avoir voulu agir à rebours du sens commun avec Edvard ! Vraiment je vous croyais plus d’intelligence !

— Mon Dieu, chère amie, vous avez probablement, sur l’Intelligence, des opinions qui diffèrent des miennes.

— Ça ne m’étonnerait pas !

— À mon sens, voyez-vous, l’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie, de sorte que…

— Charmant ! Monsieur, pour justifier ses gaffes, improvise une théorie séance tenante !

— « Séance tenante ! » Mon Évolution créatrice m’a coûté des années de…

— À moi, elle me coûte le fiancé de ma fille ! Ne secouez pas la tête, mon ami, ne dites pas que non… D’ailleurs, j’aurais dû m’y attendre ; vous avez passé des heures et des heures à étudier l’instinct des guêpes et l’œil des huîtres mais, pour ce qui est du cœur humain, vous n’y entendez goutte.

— Par exemple !

— C’est malheureusement indiscutable, appuya la baronne dont les yeux encore beaux étincelaient de rage sous le tissu, maintenant fané des paupières. Où l’auriez-vous pêchée l’expérience du cœur humain ? Dans les bouquins jaunis que compulsa votre jeunesse ? Dans les Collèges ? À l’Académie ? Parmi les jocrisses mondains qui s’écrasent autour de votre chaire ?

Elle blémissait. Comme le disait Balzac de la duchesse de Maufrigneuse, en un style qu’on aurait tort d’imiter aveuglément : « La colère la faisait souffrir dans son cœur et suer dans sa robe.

Mais, ranimée par l’excès même de son indignation, elle se ressaisit et continua :

— C’est très joli votre dilettantisme aventureux, mais voyez où il mène !… La moindre psychologie précise aurait fait bien mieux l’affaire !

— Hum ! « psychologie » et « précise » sont deux mots qui jurent de se trouver ensemble… Quand j’ai approfondi certains concepts philosophiques aux contours bien définis, je les ai vus se fondre en quelque chose de fuyant et de flou qui s’est trouvé être du psychologique. De sorte que…

— Au nom du ciel, gardez ces développements pour votre cours ! Vous ne pouvez savoir comme ils m’agacent ! Tenez, François, j’en arrive à donner raison au critique (je ne sais plus son nom), qui tenait toute votre philosophie pour une passagère efflorescence de la mode, adroitement mise en valeur par l’habile lanceur que vous êtes. Vous haussez les épaules ? Hé bien, moi, je vous le répète, je suis toute prête dorénavant, Monsieur le briseur de mariages, à détester, comme font vos adversaires, le charme dangereux qui émane de votre école d’imprécision voluptueuse et de sourire cosmopolite…

— Vous avez de bonnes lectures, remarqua Bergeron avec calme, mais… mais… puisque vous me jugez un si piètre grimaud, quelle aberration vous poussa donc à implorer le secours de mes faibles moyens ?

La baronne eut un cri du cœur :

— Dame ! À ce moment-là, vous n’aviez pas encore échoué !

Cette naïveté désarma Bergeron, qui sourit. Mais la mère déçue, elle, loin de sourire, se lamentait :

— Pouvais-je vous supposer l’idée baroque d’aller dire à ce jeune homme : « Monsieur, n’épousez pas mademoiselle Thulette : tous les bruits qui courent sur son compte ne sont que des médisances… Elle est vierge ! » Ah ! vraiment, mon cher François, quand vous vous proposez de faire manquer un mariage, vous employez des procédés de Cadet-Roussel !

— Eh bien ! moi, ma chère Louise, je persiste à vous affirmer que ma politique eût porté ses fruits si j’avais trouvé le jeune Kolding tel que me l’avait représenté Fanny, tel aussi que le décrivait votre lettre… La conscience de ce garçon reflétait les images à la manière d’une pellicule photographique : ce que nous voyons noir, lui, il l’éprouvait blanc. Donc, il fallait lui dire blanc pour qu’il comprit noir. Par une fatalité que vous ne sauriez m’imputer sans injustice (est-ce moi, chère amie, qui envoyai une dépêche à Bergen ?) l’arrivée soudaine de sa mère et de sa sœur eût le don de transformer la substance gélatineuse qui lui sert de sensibilité ; et lorsque j’y traçai une figure liliale — qui devait, logiquement, lui apparaître aussi hideuse qu’une Hottentote — ce fut, hélas, le portrait exact de mademoiselle Fanny Thulette qui s’imprima dans son âme…

— Mais non, mais non, laissez donc là vos métaphores ! Un cœur d’homme n’est pas un kodak et vous n’êtes qu’un sot. L’intégrité physique de la femme sera toujours son plus grand attrait aux yeux du mâle. Edvard n’aimait pas les niaises, j’en conviens ; mais cela ne signifiait point qu’il méprisait la virginité d’une fille d’esprit.

— Oh ! chère amie, vous ergotez…

— Et vous, François, vous déraillez !

— Mon Dieu ! Est-ce bien utile que vous vous disputiez encore à ce sujet ? Je vais vous mettre d’accord, moi.

Bergeron et la baronne s’arrêtèrent net au son de cette voix argentine : Thérèse venait d’entrer.

Son parrain, qui ne l’avait point vue depuis deux mois, ne put constater sans surprise la séduction neuve qui émanait de cette petite vierge aux gestes assouplis. Quel charme inédit dans son teint plus délicatement pâle, dans ses yeux plus vifs et comme renseignés !

Un souvenir l’amusa : peu de temps avant la guerre, lors d’un garden party auquel il assistait, invité par les de Tresmes, M. Henry Bordeaux, soucieux de plaire à l’utile académicien, avait célébré, entre deux sandwichs au foie gras, avec une érudition prolixe, le blanc, le blanc inoubliable employé par Fra Angelico pour peindre, sur le mur du couvent de Saint-Marc, le couronnement de la Vierge ; ah ! le beau blanc lumineux ! Le teint de Thérèse, délicatement translucide, devait ressembler à ce blanc-là.

Après avoir tendu son front à Bergeron, Thérèse dit avec une tranquillité, sûre d’elle-même :

— Vous avez raison tous les deux… Quelqu’un m’a dit que la virginité féminine s’effeuille comme une marguerite : le jeune homme ne l’aime qu’un peu : l’homme mûr l’aime beaucoup ; le vieillard l’aime passionnément. Il en résulte donc — le dernier candidat étant éliminé et le premier ignorant sa chance, que l’union parfaite sous tous les rapports est celle d’une jeune fille avec un homme mûr.

— Mais cette petite profère des inconvenances, à présent ! cria la baronne abasourdie. Qui est-ce qui t’a appris cela ?

— Ma filleule a fait de notables progrès, remarqua le philosophe, in petto.

Cependant que Mme de Tresmes et Bergeron échangeaient des regards de stupeur, la jolie Thérèse reprit, en affectant un petit air contrit qui lui seyait à ravir :

— Maman, excusez-moi de m’être tue jusqu’ici… Mais vous sembliez tellement férue de mon mariage avec Edvard Kolding que je craignais de vous peiner en vous avouant mes projets à moi, ceux que je formais depuis la fameuse nuit du veglione. Maintenant que mon parrain est là, j’oserai parler devant lui, car j’ai compris, en surprenant les derniers mots de votre discussion, que vous ne partagez pas la même opinion ; et il me défendra, au besoin…

Elle embrassa la baronne avec une tendresse enjouée et poursuivit :

— Maman, le soir du bal masqué, j’ai soupé successivement avec un jeune homme de vingt-cinq ans et un homme de quarante ans. La façon dont le premier en a usé avec moi risquait de me dégoûter pour toute la vie de l’amour. Le quadragénaire, qui m’a surprise, cinq minutes après, en détresse au milieu de mes illusions défeuillées, m’a prouvé avec des moyens, comment dire, similaires, mais bien plus… mais bien moins…

Elle hésitait, charmante dans son trouble coquet. Un souvenir précis la rendit toute rose. Rieuse avec un peu d’embarras, elle supplia Bergeron, d’une voix d’enfant gâtée que ne lui connaissait pas sa mère :

— Voyons, aidez-moi donc !

Duo cum faciunt idem, non est idem, risqua le philosophe.

— Merci, mon parrain, je ne comprends pas votre latin, mais comme je suppose que ces mots bravent l’honnêteté, il doit être dans le vrai. Donc, mon consolateur inattendu m’a prouvé…

— Mais qui ? Mais quel est ce monsieur ? s’écria Mme de Tresmes, qui croyait vivre dans un angoissant cauchemar.

— Comment ! Vous n’avez pas encore deviné ? Mais maman, c’est le marquis de la Yuerta !

— Ah ? fit la baronne.

— Oh ? fit Bergeron.

— C’est lui, ce ne pouvait être que lui. C’est lui qui m’a prouvé que l’amour est le rêve le plus délicieux que puisse réaliser une femme qu’on sait aimer ? C’est lui qui m’a prouvé que le seul crime d’Edvard est d’avoir vingt-cinq ans. Maman, ne m’accuse pas de versatilité ! Cette nuit-là, j’ai compris que la fable de Psyché n’est point un vain mythe. Désormais, je me refuse formellement à épouser un jeune homme, car j’ai vu le péril affreux qui se cache derrière le visage d’Éros, ce visage qui n’est qu’un masque !

— « Le masque tombe, l’homme reste », murmura l’académicien.

— Oui, l’homme reste, malheureusement… Et encore, quand je dis l’homme… c’est le malfaisant tourmenteur qui se complaît aux larmes épouvantées… Le masque tombe, l’homme reste, et le bourreau s’épanouit !

Elle se tut, songeuse. Un pli de rancune ridait son front pur. Sans rien dire, Mme de Tresmes se leva et vint poser dans les cheveux blonds de la mignonne discoureuse un baiser passionnément maternel.

Thérèse le lui rendit avec effusion et, s’adressant à Bergeron, toute rassérénée :

— Mon parrain, je ne voudrais pas vous froisser, mais, laissez-moi vous le dire, j’ai trouvé vos explications joliment embrouillées lorsque j’ai pu les comparer à celle de Ramon Yuerta qui m’a dit tout simplement : « L’amour est une entreprise sociale ; si on associe deux maladresses, le mariage fera faillite ». Maman, ma chère maman, je sais que vous ne m’en voudrez pas, le marquis est de vieille noblesse espagnole, il occupe une haute fonction à la cour du roi Alphonse XIII, c’est un prétendant qui vaut bien Edvard et il va venir vous demander ma main… sans se rétracter, celui-là !

De nouveau, la baronne de Tresmes, trop émue pour répondre, embrassa tendrement sa fille qui adressa au vieux couple un joli sourire avant de se retirer. Quand elle partit, ce fut comme si le soleil se cachait soudain derrière un nuage.

Bergeron se frottait les mains avec une telle satisfaction qu’on l’eût pu croire l’auteur de ce dénouement moliéresque. Avec assurance, il s’écria :

— Comme je vous le disais un soir, chère amie, pour que la nature reprenne ses droits, pour que la raison d’être apparaisse à son instinct, il suffit que le jouvenceau voie passer « les oies du frère Philippe ». Votre Thérèse a tout bonnement développé la moralité de l’histoire.

— Vous triomphez à peu de frais, fit Mme de Tresmes, railleuse en dépit de son ravissement.

— Louise, vous avez raison, concéda-t-il, tout de suite rappelé à la modestie. C’est vous qui disiez vrai, tout à l’heure ; la vraie philosophie ne se trouve pas chez les philosophes. Et le conte le plus léger de notre La Fontaine contient un enseignement plus profond que tous les volumes de ce Kant qui s’empêtre dans les distinctions du phénomène et du noumène ou de ce faux évolutionniste d’Hegel. Quant à moi…

— Quant à vous ? répéta-t-elle, avec une moquerie douce.

— Quant à moi, je vous rappellerai seulement un trait de mœurs américaines que me conta jadis à New-York, M. Philippe Millet : À l’en croire, dans certains beuglants (pardon) du Far-West, les cow-boys avaient pris l’habitude de manifester à coups de revolver pour peu que la musique leur déplût. Un directeur avisé suspendit au piano une pancarte portant l’avis : « Do not shoot at the pianist, he is doing his best ». Chère amie, le médiocre pianiste que je suis a fait de son mieux, ne tirez pas sur lui.