L’Image de la femme nue/Texte entier

Flammarion (p. couv-).


L’Image de la femme nue


L’image de la femme nue















COLLECTION « L’AMOUR »


EN VENTE


BINET-VALMER
LE PLAISIR.
MICHEL CORDAY
LES RÉVÉLÉES.
LÉON DAUDET de l’Académie Goncourt
SUZANNE.
HENRI DUVERNOIS
LA MAISON DES CONFIDENCES.
CLAUDE FARRÈRE de l’Académie française
LE DERNIER DIEU.
— — de l’Académie française
FUMÉE D’OPIUM.
ALBERT FLAMENT
FUREUR D’AIMER.
EDMOND DE GONCOURT
LA FILLE ÉLISA.
MAURICE LEBLANC
L’IMAGE DE LA FEMME NUE.
— —
LE SCANDALE DU GAZON BLEU.
ALFRED MACHARD
L’AMANT BLANC.
— —
LA FEMME D’UNE NUIT.
— —
LE MAITRE DES FEMMES.
RAYMONDE MACHARD
LES DEUX BAISERS.
— —
L’ŒUVRE DE CHAIR.
— —
LA POSSESSION.
PAUL MARGUERITTE
JOUIR. (publié en deux tomes)
VICTOR MARGUERITTE
LA GARÇONNE. (publié en deux tomes)
— —
NOS ÉGALES.
— —
L’OR. (publié en deux tomes)
— —
PROSTITUÉE. (publié en deux tomes)
GUY DE MAUPASSANT
PIERRE ET JEAN.
MARCEL PRÉVOST de l’Académie française
SA MAÎTRESSE ET MOI.
MAURICE ROSTAND
LA FEMME QUI ÉTAIT EN LUI.
MARCELLE VIOUX
LA CHAIR TENDRE.
ÉMILE ZOLA
UNE PAGE D’AMOUR. (publié en deux tomes)
COLLECTION “ L’AMOUR


MAURICE LEBLANC


L’image

de la

femme nue

ROMAN

FLAMMARION
26, Rue Racine — Paris
Printed in France

OUVRAGES DE MAURICE LEBLANC
PUBLIÉS PAR LA LIBRAIRIE E. FLAMMARION

ÉDITION IN-18 JÉSUS


l’image de la femme nue, roman

le scandale du gazon bleu, roman



Droits de traduction, d’adaptation et de reproduction
réservés pour tous les pays.
Copyright 1934,
by ERNEST FLAMMARION.

I

La Vénus Impudique.

Stéphane Bréhange sauta de la barque et atterrit sur les cailloux de la berge, tandis que le batelier de Locqmariaquer qui, depuis quelques jours, le pilotait dans le golfe du Morbihan, au milieu de la poussière d’îles dont il est criblé, lui disait :

— Pas de danger de vous perdre. C’est un des plus petits îlots. Suivez, sans en démordre, le sentier qui biaise sur la gauche, et, en quelques minutes, vous êtes aux Quatre-Fées. Ah ! ça ne vaut pas les pierres des Moines ou de Gavrinis ! N’empêche qu’il y a une couple d’années, un monsieur voulait s’y faire bâtir une villa avec des portiques ! Vous y verrez même dans la grotte deux fûts de colonne et des dalles toutes prêtes.

Stéphane se mit en marche. C’était un grand garçon solide, aux épaules carrées, de figure sympathique et régulière. Ses yeux bleus, ses cheveux blonds, sa carnation claire à peine teintée par des semaines de soleil révélaient des origines d’homme du Nord. Fervent d’archéologie, d’une belle culture générale, dès sa trentième année il avait acquis une certaine notoriété par ses études sur « la civilisation gallo-romaine au-dessus de la Loire », et, pour les achever, il parcourait, l’été, de nouvelles provinces en compagnie d’une amie chaque fois renouvelée.

Cette année, il avait conduit en Bretagne une jeune personne qu’il aimait furieusement, mais à qui la passion dont il s’enflamma pour les monuments druidiques, dolmens, cromlechs et menhirs, fit un tort considérable. Il semblait s’intéresser beaucoup plus aux formes de ces vieilles pierres qu’à celles de sa jolie maîtresse, et elle ne lui pardonna pas de changer son nom d’Alphonsine en celui de Velléda. Il y eut querelles, fâcheries, rupture à l’amiable, si bien qu’une heureuse chance lui accorda, en automne, le plaisir de voyager seul, presque toujours à pied et le sac sur le dos, dans les landes du Finistère et les calmes paysages du Morbihan.

Il était riche. En dehors de son père, le célèbre sculpteur Guillaume Bréhange, qu’il voyait peu d’ailleurs, et d’un de leurs parents éloignés, le docteur Gassier, il n’avait aucune famille et pas d’autres liens dans la vie que des amitiés et des relations professionnelles, C’était donc la bonne et pleine liberté.

Les arbres commençaient, sous le frisson de novembre, à perdre leur parure de feuilles rousses et jaunes, et, très vite, il aperçut, au bout du sentier, la clairière où se dressent les Quatre-Fées. Un demi-cercle de sapins, brûlés par le vent, les enferme d’un côté, et, de l’autre, elles s’adossent à une terrasse de granit sur laquelle se penche l’ouverture d’une grotte dont le fronton abrite tout le terre-plein.

Par elles-mêmes, les pierres, peu imposantes mais identiques de forme et de volume, ne présenteraient qu’un intérêt relatif. Mais le lieu est d’un caractère druidique impressionnant. L’autel est prêt pour le sacrifice. Les prêtres sortent de la grotte obscure. Le sang, par les interstices des cailloux cimentés qui soutiennent la terrasse, coulera jusqu’au pied des quatre divinités.

Stéphane s’assit et prit sur son album une esquisse des Quatre-Fées. Puis il pénétra dans la grotte, laquelle n’offrait rien de curieux.

Contre une des parois étaient rangées deux des colonnes destinées au portique de la villa qui n’avait pas été construite, et une demi-douzaine de dalles assez larges ; appuyées les unes contre les autres.

Or, le soleil, encore assez bas, car il n’était pas dix heures, éclairait vivement la première dalle et les yeux de Stéphane se fixèrent distraitement sur cette plaque blanche, lisse et nette, où une image retint son attention. C’était le dessin d’une femme nue, creusé profondément, à la pointe d’un ciseau, par un trait ferme, sûr, et d’une prodigieuse habileté. Debout, presque aussi grande que nature, la femme offrait un visage inachevé, des jambes et des bras simplement ébauchés, mais un torse admirable, une courbe charmante des épaules et une gorge pleine, harmonieuse et parfaite.

Stéphane regardait avec une curiosité croissante. Sans aucun doute, le dessin ne remontait pas à plus de quelques années, puisque la dalle était intacte, et le bord non ébréché. Mais où donc avait-il contemplé ces lignes pures et ce beau corps voluptueux ? Le spectacle évoquait en lui le souvenir confus d’une vision familière. Était-ce la copie de quelque chef-d’œuvre ? une réminiscence fortuite ? ou bien était-ce ?…

La dernière hypothèse qui se formula dans son esprit le remplit de trouble, tellement elle lui semblait absurde et folle, et tellement, néanmoins, elle correspondait à une réalité indiscutable. Oui, l’inspiration qui avait suscité cette silhouette, il la reconnaissait comme ayant imaginé d’autres lignes pareilles à celles-ci et dont sa mémoire avait gardé le fidèle souvenir.

— Bah ! se dit-il, en s’arrachant à cette vaine contemplation, c’est là une de ces coïncidences qui ne signifient rien. Mon père n’a jamais été en Bretagne, donc l’image n’a pas été tracée par lui. N’y pensons plus.

Il y pensa encore quand il eut rejoint sa barque, et durant la visite qu’il fit de plusieurs îles. Mais d’autres pensées le bercèrent, tandis qu’il effectuait la longue et charmante traversée qui le conduisit vers Vannes, sous un doux ciel d’automne, gris et bleu pâle.

À Vannes, il savait que l’attendait, depuis la veille, une lettre chargée de son éditeur.

On la lui remit, et il fut très surpris de trouver également un télégramme. Il n’en conçut d’ailleurs aucune inquiétude, son existence, peu compliquée en général, malgré des liaisons successives, ne laissant guère de prise au destin.

Il décacheta et lut :

« Ton père malade. Viens immédiatement. » Signé : « Docteur Gassier. »

Très pâle, il tourna distraitement le télégramme entre ses doigts, essayant de réfléchir, et comprenant peu à peu que la situation devait être grave pour qu’un tel appel lui fût adressé par un homme aussi pondéré que le docteur Gassier.

Il voulut avoir la communication téléphonique avec le docteur, mais comme on lui annonçait une heure d’attente, il ne s’y résigna pas. Il lui fallait arriver, arriver sans perdre une minute. Il courut à la gare et s’y renseigna. Un train partait pour Redon où passe l’express de Paris. Il eut juste le temps d’envoyer une dépêche au docteur, d’acheter un journal de Paris, daté de la veille au soir, et de sauter dans ce train.

Ce n’est qu’une heure après que, en première page du journal qu’il avait jeté sans l’ouvrir sur la banquette, il aperçut le nom de son père, suivi de quelques mots effrayants :

Le célèbre statuaire Guillaume Bréhange a tenté de se suicider ce matin.
On craint une issue fatale.

Il balbutia, effaré :

— Oh ! est-ce possible ?… Non… non… je ne veux pas croire…

Les mains tremblantes, les yeux mouillés de larmes, il lut, il épela plutôt, avec un effort pour comprendre, le terrifiant article.

« Ce matin, comme il entrait chez son maître, à l’heure habituelle où il lui apporte son petit déjeuner, le valet de chambre, Paulin Denat, a été surpris de ne pas le trouver et de constater que le lit n’avait pas été défait. Le domestique savait cependant que M. Bréhange n’était pas sorti. De fait, il entendit du bruit dans la pièce voisine qui est l’atelier du sculpteur. Ayant frappé et ne recevant pas de réponse, il essaya d’ouvrir. La porte était fermée à clef, Au même moment, le claquement d’une détonation parvint, suivi aussitôt de plaintes étouffées et d’une sorte de râle. Affolé, il appela les autres domestiques. Ils essayèrent vainement de démolir la porte, tandis que l’on téléphonait au commissariat de police et au docteur Gassier, ami de la famille.

« Quand M. Chenu, le commissaire du quartier d’Auteuil, eut fait ouvrir par un serrurier, on aperçut M. Bréhange, étendu sur un divan, avec, près de lui, sur le parquet, un revolver. À l’endroit du cœur, la chemise montrait une tache de sang. Cependant, le docteur constata que le blessé, évanoui maintenant, vivait encore et respirait, mais si faiblement !

« Si l’on avait pu envisager un instant l’hypothèse d’un crime, crime d’ailleurs bien improbable, puisqu’il n’y avait personne dans l’atelier et qu’aucune autre porte n’y donnait accès, cette hypothèse fut démentie par la découverte, sur une petite table proche du divan, d’un papier portant ces cinq mots tracés au crayon d’une main ferme :

« Prévenir mon fils


« et la signature :

« Guillaume Bréhange.

« La volonté de suicide ne fait donc aucun doute.

« On cherche actuellement l’adresse de M. Stéphane Bréhange, l’écrivain d’art bien connu, qui voyage en Bretagne, et qui, d’après les déclarations de son éditeur, n’apprendra guère la nouvelle qu’aujourd’hui à Vannes. »

Aujourd’hui, c’était hier. Stéphane n’arriverait donc que le surlendemain du jour où son père avait tenté de se tuer,

Il n’y avait jamais eu, entre le père et le fils, de rapports d’intimité affectueuse. Le caractère et la vie ardente de Guillaume Bréhange ne s’y prêtaient pas.

Marié jeune, avec une jeune femme pour qui sa passion n’avait été qu’éphémère, il eut, dès la naissance de leur fils Stéphane, des aventures qu’il ne prenait même pas la peine de dissimuler. Il disparaissait tout à coup, prévenait de son absence par un mot écrit à la hâte, ne donnait plus signe de vie pendant des mois, puis s’en revenait, pour repartir soudain, en proie à un nouveau caprice. Travaillant avec acharnement, mais par à-coups, il avait conquis la célébrité, d’une main brutale — selon ses habitudes de conquérant — en exposant au Salon de 1912 sa fameuse « Vénus Impudique ».

Combien Stéphane s’en souvenait, de la merveilleuse statue ! Guillaume Bréhange, après l’avoir créée loin de Paris, on ne savait où, l’avait ramenée dans son atelier, à l’abri de tous les regards. Une fois achevé, le marbre était resté durant des mois caché par un rideau et enveloppé d’une toile. Nul n’était admis à le contempler. Et puis, un jour, il se décidait à l’exposer au Salon, où ce fut, aussitôt, le triomphe.

« La Vénus Impudique »… Son père l’avait conduit devant elle, lui frayant un passage parmi les groupes enthousiasmés. Stéphane, qui n’était alors âgé que de dix ans, ne devait jamais oublier, depuis, l’image de cette femme nue, toute blanche, qui s’était dressée soudain en face de lui. Mais pourquoi ce nom d’impudique ? Il avait consulté son dictionnaire :

« Impudique : qui fait des actions contraires à la pudicité. »

Explication bien vague. Et cette phrase de Bourdaloue, citée en exemple, n’éclaira guère l’enfant qu’il était : « Où est l’impudique qui ne met pas son bonheur dans ses infâmes voluptés ? »

Il avait lu tous les articles de journaux où on célébrait le chef-d’œuvre, et même découpé certains d’entre eux qu’il jetait pêle-mêle dans un tiroir avec des photographies de la statue. Et il se rappelait fort bien en avoir parlé à sa mère, la suppliant de le conduire une fois encore au Salon. Mais c’était là un souvenir pénible, car sa mère avait pleuré. Et toute cette époque, d’ailleurs, quand il l’évoquait, lui représentait sa mère, étendue, malade, les yeux rouges, l’embrassant et lui disant tout bas des choses qu’il ne comprenait point. De sorte que, en fin de compte, les deux souvenirs se mêlaient, opposés l’un à l’autre, celui de la statue impudique, et celui de cette mère, douce et aimante, qui pleurait.

Et puis, soudain, un double coup de théâtre avait donné, à la gloire de Guillaume Bréhange, ce côté de scandale qui est, du vivant de l’artiste, une consécration souvent plus décisive que le génie.

Aux derniers jours de l’Exposition, devant la Vénus, une altercation se produisait entre un monsieur et Guillaume Bréhange. Le monsieur, dans un accès de colère, de démence même, au dire des témoins, tira un coup de revolver qui atteignait la statue à l’épaule droite, puis, tournant l’arme vers lui-même, se brûlait la cervelle.

Dans sa poche, on trouva des cartes de visite au nom du prince Wassilof. Mais qui était ce prince ? D’où sortait-il ? Il n’existait aucune famille Wassilof. Personne ne le réclama. On n’en sut jamais davantage.

Guillaume Bréhange déclara que ce monsieur, qui paraissait très agité, l’avait abordé sans se nommer et avait offert de lui acheter la statue à n’importe quel prix. Refus de Bréhange. Sur quoi, altercation et coups de revolver.

Et dix jours après, autre scandale, plus retentissant encore. La Vénus impudique fut enlevée.

Enlevée en plein jour, par les moyens les plus simples, et avec le succès le plus inexplicable. À la fermeture du Salon, dans le tumulte et dans l’encombrement des œuvres d’art que les déménageurs viennent chercher et emportent sur toutes sortes de véhicules, un camion s’était présenté une heure avant celui de la maison chargée par Guillaume du transport de sa statue. Un monsieur, ayant tous les papiers nécessaires, et accompagné de quatre gaillards, avait fait rouler marbre et piédestal jusqu’à la voiture, qui s’en était allée. Où ? L’enquête, si bien menée qu’elle fût, ne devait pas aboutir.

La vie, un moment suspendue, avait repris chez les Bréhange. Mais il sembla que le choc reçu par Guillaume l’eût profondément atteint. On aurait dit que son inspiration, tarie dans sa source la plus pure, le conduisait vers d’autres réalisations, bas-reliefs, sculptures plutôt architecturales, allégories, décorations des monuments aux Morts. Mais, dans son œuvre, pas un seul effort pour représenter la beauté féminine.

Le ménage se désunit de plus en plus. Guillaume avait pris un atelier dans un quartier lointain. Aventures mondaines, duels retentissants… on parlait souvent de lui. À peine si, de temps en temps, entre deux escapades, deux voyages, il revenait au logis conjugal. Sa dernière visite fut provoquée par une maladie plus grave de sa femme, que la souffrance morale avait épuisée. Il se trouvait là quand elle mourut. Stéphane avait dix-huit ans. Le père et le fils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Mais l’élan ne se renouvela pas. La victime était entre eux.

Deux ans après, au retour de son service militaire, Stéphane prit un appartement. Leurs relations ne devinrent jamais plus cordiales, et aucune intimité ne les réunit jamais. Lorsqu’ils se rejoignaient à Paris, ils dînaient parfois au restaurant. Ils s’écrivaient rarement. Malgré tout, Stéphane était fier de son père, et Guillaume, bien que mal informé des travaux et des succès de son fils, n’y était pas indifférent.

Et voilà que cet homme dont il admirait la silhouette si jeune (Guillaume n’avait que cinquante-trois ans), l’air de force et de santé, la puissante musculature, voilà que cet homme tentait de se tuer. Pour quel motif ? Très riche, Guillaume Bréhange n’avait aucun souci d’argent. Déception d’amour ? Drame passionnel ?

À la gare, au petit matin, Stéphane trouva le docteur Gassier, qui s’avança vers lui, les mains tendues.

Tout de suite, Stéphane comprit. Il murmura :

— Trop tard, n’est-ce pas ?

— Tout était déjà fini quand je t’ai envoyé le télégramme. Il n’a survécu que quelques heures.

— Il a souffert ?

— Non.

— Il a repris connaissance ?

— Il a prononcé ton nom… Il a dit quelques mots.

— Pourquoi s’est-il tué ?

— Je ne sais pas. Nous reparlerons de tout cela…

L’enterrement eut lieu le lendemain. En revenant du cimetière, le docteur Gassier emmena Stéphane déjeuner chez lui. Après quoi, il lui dit :

— Nous avons à parler longuement, mon petit, et, si tu n’y vois pas d’inconvénient, notre conversation aura lieu dans l’atelier de ton père.

Ils gagnèrent à pied une rue provinciale d’Auteuil. L’atelier occupait le deuxième étage d’un hôtel particulier, dont Guillaume Bréhange habitait le rez-de-chaussée et le premier. Aucune statue sur les socles. Aucune toile, aucune esquisse sur les murs. Des bahuts et des crédences anciennes.

Une partie de la vaste pièce était agrandie d’un angle en retrait, dont la séparait une forte tringle de cuivre, avec rideau.

Le docteur Gassier écarta le rideau, monta sur un escabeau, et défit les linges mouillés qui enveloppaient une statue de terre glaise.

Stéphane, après un moment, murmura, stupéfait :

Elle !… elle ! Il a donc pu la recréer ?…

Il reconnaissait la Vénus impudique dont les lignes s’étaient imprimées jadis dans son cerveau d’enfant. Et il ne doutait point que ce fût la même image qu’il eût retrouvée, deux jours auparavant, sur la dalle de l’île aux Quatre-Fées…

II

Guillaume Bréhange.

— La Vénus impudique…, répéta Stéphane interdit. C’est bien elle n’est-ce pas ? Il la refaisait ? Il la rappelait à la vie ?

Le docteur Gassier, un homme d’une cinquantaine d’années, au regard fin et souvent narquois, qui aimait Stéphane d’une affection sincère, reprit :

— Écoute-moi, mon petit, et parlons sans détours. Je pense que tu es au courant de beaucoup de choses du passé et que, en particulier, ton imagination d’enfant et tes réflexions d’homme ont dû bien souvent évoquer le drame de jadis qui avait brisé le cœur de ta mère. Sur ce drame, au fond, je n’en sais guère plus que tu n’en peux savoir, c’est-à-dire pas grand’chose. Jamais ton père ne m’a fait la plus petite confidence à ce propos, et sur rien d’ailleurs, car il fut l’être le plus mystérieux et le plus renfermé.

« J’ignore donc ce que c’était que ce prince Wassilof qui s’est tué, et pourquoi il s’est tué, de même que j’ignore qui servit de modèle à la Vénus impudique. Comme tu le sais, Guillaume Bréhange travaillait dans la solitude, jaloux de l’œuvre qu’il créait et des regards qui pouvaient la contempler. Tout ce qu’on est en droit de supposer, c’est qu’à une époque de sa vie il a été inspiré par un amour violent, exclusif, tyrannique, torturant, qui s’est exprimé par une œuvre admirable, c’est qu’il est arrivé un moment où, affranchi plus ou moins de cet amour obsédant (fût-ce trahison ou lassitude ?) il a consenti à exposer cette œuvre — et que, en fin de compte — après la révélation triomphale de la Vénus, et après le vol dont elle fut l’objet, il y a eu chez lui affaissement, abolition de la faculté créatrice. Et voilà, tout à coup, après vingt ans d’oubli, voilà que cette femme surgit une seconde fois et que le miracle se renouvelle. Est-ce une inspiration spontanée, une réminiscence imprévue du passé et de la femme qui en était le symbole ? Ou bien… ou bien y a-t-il eu dans ces derniers mois, dans la dernière année de sa vie, une seconde femme, qui est venue, et qui a suscité une autre forme, pareille à la première ? En tout cas, le résultat est également néfaste. Jadis l’œuvre entraîne la défaillance de l’ouvrier ; aujourd’hui, son suicide. »

Le docteur s’était levé et marchait de long en large, parlant avec une animation douloureuse. Il revint auprès de Stéphane et lui demanda :

— Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Je sais que vous n’étiez guère en confiance, ton père et toi. Il n’a jamais fait allusion au passé ?

— Si, une fois. Lors de notre dernière rencontre avant les vacances, il m’a dit à brûle-pourpoint, et d’un air grave : « S’il m’arrivait malheur, Stéphane, promets-moi de faire l’impossible pour retrouver la statue. J’ai souffert mortellement de sa disparition, et je serais heureux de savoir que tu continueras mes recherches, et qu’un jour, peut-être, elle reprendra sa place et me sauvera de l’oubli. »

« Comme j’hésitais, me souvenant de ma mère, il devina ma pensée et murmura :

« — Ta mère m’a pardonné…

« Alors, je lui fis le serment qu’il réclamait de moi, et il fut convenu que, dès mon retour, il me donnerait certaines explications. Je ne l’ai pas revu. Mais ce serment, je suis résolu à le tenir, envers et contre tout. »

— Tu as raison, Stéphane, dit le docteur, seulement si le suicide avait été foudroyant, je crois que jamais le problème n’aurait été résolu. Tu te serais trouvé en face d’une énigme indéchiffrable, et tu n’aurais jamais su dans quelles circonstances ton père s’était élevé jusqu’au génie, pourquoi le destin semblait lui rendre de nouveau ce génie perdu, et pourquoi il s’est tué. Ainsi, sans doute, au dernier moment, a-t-il voulu cette ombre autour de sa mort. Mais les circonstances ne s’y sont pas prêtées entièrement. Le hasard a fait qu’il a survécu quelques heures, que le désarroi de l’agonie a fléchi un peu de sa volonté, et que des mots, balbutiés par lui dans la fièvre, jettent une certaine lueur sur la vérité… Je m’explique.

Une pause. Et le docteur continua :

— Je suis entré ici en même temps que le commissaire de police, une demi-heure après le coup de revolver. Ton père agonisait. Au premier examen de la plaie, et dès auscultation, je vis qu’il ne restait aucun espoir. Une intervention chirurgicale était impossible. La mort était en lui. Il demeura assoupi durant deux heures. Je ne le quittais pas des yeux, et j’écoutais son souffle, de plus en plus court et rauque. Cependant, ses paupières se soulevèrent. Il me regarda et, sans le moindre doute, il me reconnut. Et je vis distinctement le grand, le terrible effort qu’il fit pour reprendre conscience. Sa fièvre était forte… 40 degrés… Les mots qu’il réussit à formuler furent des mots de délire. L’un d’eux, cependant, parut le soulager, et il le répéta plusieurs fois. C’est ton nom, Stéphane. J’estime que, durant quelques minutes, il eut sa raison et qu’il sut ce qu’il disait. Penché sur lui, je demandais :

« — Tu voudrais voir Stéphane, n’est-ce pas ? Il est prévenu… Il ne tardera pas à venir.

« Il essaya de se soulever, et son regard se tourna vers le rideau comme s’il m’ordonnait de l’ouvrir et de regarder. J’allai le tirer. Je défis les linges et, à ma grande surprise, je vis cette statue. Alors, revenant près de lui, je murmurai :

« — C’est à ce propos que tu voudrais parler à ton fils ?

« — Oui… oui, fit-il, dans un souffle.

« Il aurait voulu dire autre chose. Il n’y parvenait pas. Cependant, je parlais au hasard, cherchant une approbation dans ses yeux…

« — C’est une réplique de la femme d’autrefois, n’est-ce pas ? Que doit faire Stéphane ? La faire mouler… Non, ce n’est pas cela ? Alors ?…

« Ses lèvres remuèrent… Je finis par entendre :

« — De l’argent…

« — Tu veux qu’il la vende ? Non ?

« Et soudain, j’eus une idée :

« — C’est une femme, n’est-ce pas ? et tu veux que l’on donne de l’argent à cette femme ?

« À son regard, je compris que j’avais touché juste, et j’insistai :

« — Combien ? Dix mille francs ? Vingt mille ?

« Ses yeux disaient non. J’enflais le chiffre ; j’étais confondu. À la fin, ses paupières s’abattirent et je dis, plus fort :

« — Tu veux que ton fils lui donne une pareille somme ? Un million ? Tu veux vraiment cela ? Ce n’est donc pas un modèle, cette femme ? Non ? Alors qui est-ce ? Comment s’appelle-t-elle ? Où la retrouver ?

« Mais l’effort l’avait épuisé. Sa tête se renfonça dans l’oreiller. Il luttait cependant… il luttait de toutes ses forces, et j’écoutais, haletant, les mots incohérents, inachevés, que le délire lui arrachait. Ce ne furent bientôt plus que des gémissements. Puis, le silence. Et, une heure plus tard, après quelques soupirs, il s’éteignait. »

Le docteur réfléchit longuement, puis conclut :

— Tu agiras comme tu l’entendras, Stéphane. Mais que vaut cette mission qu’il avait jugé bon de ne pas te donner avant sa tentative, et qu’il te lègue plus tard, dans la fièvre ? Si tu t’inclines devant cette volonté, sans doute irréfléchie, je me demande, d’autre part, si son délire croissant lui a permis de comprendre le chiffre prononcé par moi. Et moi-même, Stéphane, puis-je affirmer que je ne me trompe pas en interprétant comme une approbation le clignement de ses yeux ?

— C’est cependant, déclara Stéphane, le seul chiffre que je veuille retenir. Je considère qu’il y a corrélation entre cette dernière volonté, si vague qu’elle soit, et le serment, très net, qu’il m’avait demandé. Seulement, quelle est cette femme ? Est-elle celle d’autrefois ? Ou bien y en a-t-il une nouvelle qui lui a rappelé la première ? Nous nous heurtons toujours au même problème.

— Évidemment, là-dessus, aucune indication. Je sais par les domestiques que, depuis des mois, ton père n’a pas reçu ici une seule femme. Il vivait très retiré, dans cet état de frénésie intérieure qui était pour lui l’état de travail.

— Cependant, il avait des liaisons ?

— Oui, mais, en ces derniers temps, il voyait très peu ses maîtresses et toujours en dehors de chez lui. À la fin du jour, il enveloppait de linges mouillés son bloc de glaise et tirait le rideau. Le valet de chambre ne pénétrait dans cet atelier qu’en sa présence, et ton père, quand il sortait, fermait à clef.

— Donc, nul n’est entré ici durant les derniers jours ?

— Si, la veille.

— Hein ! que dites-vous ?

— La veille, quelqu’un est entré, amené par ton père.

— Mais qui ?

— Je ne sais pas, mais quelqu’un est entré, et c’est le second point essentiel de notre conversation.

Et le docteur raconta :

— Ce soir-là, Guillaume dîna de quelques fruits dans la salle à manger, au premier étage. À neuf heures et demie, les domestiques gagnaient leurs chambres. L’un d’eux, qui couche au-dessus du garage, vit alors, plus tard, son maître traverser la cour, ouvrir la porte de la rue, et ramener un individu qui est remonté avec lui dans cet atelier. L’atelier, en effet, s’éclaira. Le domestique vit les deux ombres.

« L’entretien dura plus de deux heures. Un peu avant minuit, Guillaume reconduisit le visiteur et referma à clef et au verrou la porte de la cour sur la rue. À huit heures du matin, il se tuait.

— Donc, entre le suicide et la visite de cet individu, il y avait un rapport ?

— Cela me paraît indéniable.

— Mais le sujet de cette visite ?

— La statue… elle est au centre du drame…

— Hypothèse ?

— Certitude. Toute la nuit qui suivit la conversation, Guillaume Bréhange la passa à ranger ses papiers et à brûler certains d’entre eux. Ceux-là, il les jetait dans le poêle qui — nous sommes au début de novembre — chauffe cet atelier en attendant le chauffage central. Or, il est advenu que ce poêle, n’étant pas alimenté de combustible, s’est à moitié éteint, et que les derniers papiers jetés ne furent qu’à demi consumés. C’est ainsi que j’ai pu reconstituer une lettre et une enveloppe, toutes deux déchirées en petits morceaux, et dont voici le texte :

« Monsieur,

« La statue d’autrefois a été jetée à la mer, donc inutile de la chercher. D’autre part, ces mois derniers, j’ai intercepté les trois lettres que vous avez écrites à qui vous savez. Mercredi prochain, à dix heures du soir, je vous apporterai de vive voix ma réponse personnelle. Je n’affirme pas qu’elle vous sera agréable. »

« Pas de signature, pas de date. Mais nous savons que le rendez-vous fixé a eu lieu un mercredi, et à dix heures du soir. Et, en outre, on peut voir encore, sur le timbre de la poste, la provenance… Arles. Rhône…, c’est-à-dire, n’est-ce pas, Arles, Bouches-du-Rhône. Or…

Le docteur s’interrompit.

— Je dois te dire que toute cette petite enquête, je la mène depuis trois jours avec la collaboration d’un détective privé, ancien brigadier de la police judiciaire, le sieur Denizon, un homme très habile et qui m’est dévoué. Hier, Denizon a pu étudier minutieusement le dossier de 1912 qui concerne le vol de la statue de marbre originale, et il a pu constater que l’affaire fut poussée plus loin que le public ne l’a su. En effet, on détermina jadis la route suivie par le camion qui emporta la statue… Mâcon… Lyon… les bords du Rhône… la Provence… Là, on perd ses traces. Mais, deux mois plus tard, on découvrait, dans un hangar abandonné, un camion presque démoli, sans numéro ni plaque. C’était le camion que l’on recherchait. Or, où se trouve-t-on ? Dans la banlieue d’Arles.

Et le docteur ajouta :

— Ne penses-tu pas que le rapprochement est suffisamment établi ? L’œuvre de Guillaume Bréhange est amenée dans la région d’Arles. Vingt ans plus tard, la visite d’un homme, venant de cette même région, détermine le suicide de Guillaume Bréhange au moment même où il ressuscite l’œuvre disparue !…

III

Adrienne et Barbara.

Stéphane, frappé par l’exemple de son père, s’était toujours défié des complications sentimentales et des passions excessives où l’on ne rencontre, se disait-il, qu’amertume, déceptions et catastrophes. Il avait trop vu pleurer sa mère pour ne pas se mettre en garde contre la souffrance, et l’agitation douloureuse de son père lui semblait le pire malheur.

Bien équilibré, d’apparence placide, heureux de vivre et conscient de sa faculté d’être heureux, il réservait ses enthousiasmes pour les spectacles de la nature ou les joies de sa profession, et ne s’exaltait que devant un coucher de soleil, l’élégance d’un clocher d’église ou la sonnerie d’un Angélus. C’était une âme religieuse, mais sans croyance, sensible, mais qui se défiait tellement de toute sensibilité qu’il avait pris l’habitude de l’insouciance et même de la nonchalance. Le bonheur qui peut s’appuyer sur la réalité quotidienne gagne en solidité ce qu’il perd en émotion.

Somme toute, la vie lui donnait beaucoup parce qu’il lui demandait peu. Ce n’était pas un aventurier de l’amour comme son père, lequel brûlait toujours d’une flamme mystique. Mais il attirait par une séduction plus naïve, inconsciente, et qu’il n’eût jamais exercée, s’il l’avait connue.

Bien que n’étant pas soutenu par une armature de principes et d’obligations morales, s’il discernait un devoir à accomplir, il s’y tenait avec fermeté. En l’occurrence, redevable d’une part de l’héritage paternel, il se proposa aussitôt de découvrir la statue et de trouver la femme que son père n’avait pas eu le temps de désigner, et, tout de suite, il se mit en rapport avec le détective Denizon et l’envoya faire une enquête sur les bords du Rhône.

De son côté, chaque matin, il vint à Auteuil. Le vieux domestique de Guillaume Bréhange, qu’il avait gardé, le servait, et Stéphane rangeait les tiroirs et interrogeait les papiers.

En fait de papiers intimes et de lettres, il ne trouva rien. Mais, par ailleurs, dans un cartonnier clos, à multiples tiroirs, que de documents il recueillit sur la pensée profonde, sur l’âme même de son père ! Documents étiquetés, dessins, esquisses, quelquefois marqués de chiffres et d’initiales, mais dont les sortes différentes de papier trahissaient, par leurs teintes et leurs plis, les époques successives. Et tous se résumaient en un seul, qui était l’image de la femme impudique. C’était une suite d’efforts acharnés, de tentatives, de maladresses, d’échecs, d’aspirations douloureuses vers un idéal une seule fois rencontré sans doute, et après quoi Guillaume Bréhange avait couru jusqu’aux derniers mois de son existence, ne le retrouvant que pour en mourir.

Avec quelle avidité et quelle angoisse Stéphane les contemple, ces fantômes auxquels son père s’efforçait vainement de donner la vie et l’absolue perfection qu’il entrevoyait ! Et avec quelle curiosité il les compare à la statue inachevée où le rêve ancien s’est épanoui de nouveau.

Ainsi, l’image définitive se fondait devant ses yeux, et l’image qu’il a surprise sur la dalle des Quatre-Fées ajoute encore à la netteté de sa vision. L’Impudique est là, qui s’étale devant ses yeux. Plus il la regarde et la connaît, et plus il la comprend. Sans immodestie à première vue, ni provocation, presque chaste même, elle dégage peu à peu, de tout son corps nu, une impression non pas tant de perversité que de volupté ardente et de sensualité naturelle. Le buste se renverse légèrement. Les jambes, longues, s’entr’ouvrent, prêtes à l’accueil. La chair, savoureuse et frémissante, défaille. Les seins, un peu trop gros dans leur perfection, gonflés de désir, se tendent vers la caresse des lèvres. L’expression du visage, qui semble d’abord angélique, devient trouble, mystérieuse, inquiétante, avec un sourire d’extase et des yeux noyés de langueur. Et même, sur le visage inachevé de la dernière statue, on discerne cette ivresse de la femme qui s’abandonne avant même de se donner.

Mais qui est-elle ? La question ne cesse de se poser à Stéphane. Lors de l’enterrement de son père, beaucoup de femmes sont venues. Était-elle au nombre de ces femmes, de ces dévotes qui venaient dire adieu à celui qu’elles avaient aimé ? Comment la reconnaître ? Et, première énigme, quel âge lui donner ? En toute certitude, la femme que représentait la statue dérobée était une femme en plein épanouissement, qui ne pouvait avoir moins de vingt-cinq ans. Et l’artiste ayant mis deux ou trois ans à la créer, si l’on ajoutait les vingt années d’intervalle, le calcul donnait près de cinquante ans. Alors ? Alors, les dernières images révélant une femme du même âge que la première, Guillaume Bréhange aurait décidément retrouvé un autre être de même forme et de même jeunesse ?

Durant les semaines qui suivirent, Stéphane élargit son enquête parmi les relations que Guillaume Bréhange entretenait autour de lui. Tout ce qu’il apprit lui montra son père tel qu’il le connaissait, aimable, séduisant, contradictoire dans ses actes, enthousiaste et découragé, ardent et faible, et toujours compliqué, mystérieux, fantasque, poursuivant des buts qu’ignoraient ses meilleurs amis, soucieux parfois, et même terriblement triste.

Un jour, il rencontra l’avocat de Guillaume Bréhange, avec lequel il étudiait un procès commencé par son père. Me Maubrez lui présenta sa femme et dit :

— Un vrai charmeur que votre père ! Je n’oublierai jamais les vacances qu’il a passées près de nous en Bretagne, tu te rappelles, Adrienne ? Nous étions à Port-Navalo, et, tandis que je pêchais, vous exploriez en barque le golfe du Morbihan, l’île aux Moines, Gavrinis… Il voulait même faire construire une villa avec portiques dans une petite île… Comment diable s’appelait-elle, Adrienne ?

— N’est-ce pas l’île aux Quatre-Fées ? dit Mme Maubrez en rougissant.

— C’est cela même, l’île aux Quatre-Fées. Il en était fou, je ne sais pas trop pourquoi, et il se passionnait pour les plans de sa villa. Il faisait si beau, d’ailleurs ! Tu as même préféré rester là-bas tout le mois d’octobre, plutôt que de m’accompagner en Amérique, et tu as eu fichtre raison !… Ah ! ce voyage raté !… Figurez-vous qu’une affaire importante…

Me Maubrez acheva la relation de son voyage.

— Et, pour comble, dit-il, après toutes ces mésaventures, qu’est-ce que je trouve à Paris, dès mon retour ? Ma femme malade, couchée, neurasthénique, abandonnée aux soins du docteur Gassier, l’ami de votre père, monsieur Bréhange. Tu te souviens, Adrienne ?… tout ton hiver dans une maison de repos ?

Stéphane se renseigna près du docteur Gassier.

— C’est ton père qui m’a envoyé chez elle, fit le docteur. Il arrivait de Bretagne, et il partait subitement pour une de ces fugues inexplicables décidées en quelques minutes, et qui avaient toujours une apparence de coup de tête.

Stéphane se rendit souvent chez Mme Maubrez. Contre toute évidence, il ne voulait pas croire que cette femme timide, effacée, jolie d’ailleurs, mais d’une beauté si discrète, eût été la maîtresse de son père. Cependant, comment ne pas voir en elle la femme dessinée par lui sur la première pierre de la villa que Guillaume Bréhange avait rêvé de bâtir ?

Il l’observait attentivement, Le buste se présentait, harmonieux et ample. Quand elle se tenait droite, son corsage se gonflait et s’abaissait au rythme d’une respiration souvent agitée, et il n’en pouvait détacher les yeux, comme s’il cherchait à retracer à son tour les formes prisonnières.

Elle le recevait avec une amabilité distraite, sans avoir l’air étonné de visites dont rien, dans les paroles du jeune homme, ne justifiait le retour presque quotidien. Il y avait entre eux de longs silences, qui ne semblaient pas les embarrasser. Ils causaient aussi beaucoup, mais de choses tout à fait indifférentes, et jamais de Guillaume Bréhange, bien que Stéphane fît souvent allusion à son père.

Une atmosphère étrange les enveloppait. Le plaisir troublant d’être ensemble ne s’appuyait sur aucune raison qui pût être formulée. Ils s’apercevaient bien l’un et l’autre de leurs regards furtifs, mais tous les deux demeuraient sur des terrains différents sans qu’il y eût contact entre eux. Stéphane se représentait la jeune femme de l’île aux Fées posant en plein air, le torse nu, et Adrienne se rappelait son amour merveilleux et brisé. C’était pour elle de la douceur, de la consolation, et un oubli charmant où s’enfonçaient peu à peu, comme dans de l’eau paisible, tant de souvenirs cruels. Et, ni l’un ni l’autre, ils ne discernaient où les conduisait cette dangereuse intimité, si chargée de tentations dont ils ne se rendaient pas compte.

Elle fut donc stupéfaite, à la fin d’une journée, lorsque, assis près d’elle, à sa droite, dans le boudoir demi-obscur où elle l’avait reçu, il passa le bras autour de son cou, et sans un mot, doucement mais impérieusement, glissa la main par la soie entr’ouverte de son corsage, et saisit le plus précieux des trésors, le sein sous lequel battait un cœur éperdu. Elle n’eut pas la force de résister, et n’y songea même pas, engourdie des pieds à la tête comme s’il se fût emparé du point même qui gouvernait tout son être. Et elle murmurait, suffoquée :

— Ah ! mon Dieu… je vous en prie… je vous en prie…

De quoi le priait-elle ? De l’épargner ou d’achever sa défaite ? Renversée contre lui, elle ne détournait pas sa bouche entr’ouverte, et ses dents humides. Elle palpitait, prête à tous les événements, et soucieuse de n’y pas mettre obstacle. Stéphane ne bougeait pas, étonné comme la jeune femme, et embarrassé de l’acte qu’il avait accompli non pas tant comme un geste de convoitise ou une prise de possession, que comme un acte de perquisition destinée à se rendre compte. Il aurait bien rendu la liberté à la proie adorable qu’il tenait entre ses doigts, d’autant qu’il la jugeait plus lourde qu’il ne l’avait estimée, et de forme moins pure que l’image ne l’indiquait. Cependant il s’y attachait énergiquement et l’aidait à se dégager de sa prison, tandis que, malgré tout, un impérieux désir l’obligeait à donner à l’entreprise commencée sa conclusion logique.

Adrienne s’enflamma aussitôt et répondit par des élans spontanés et une ardeur sans réserve. Et vraiment, Stéphane ne pouvait supposer que, quand ils seraient désunis, elle s’effondrerait en sanglots, comme elle le fit sans transition, tordrait ses mains jointes, invoquerait la Sainte Vierge, et balbutierait avec un désespoir qui le froissait :

— Allez-vous-en… Je ne veux plus vous voir jamais… Allez-vous-en… Ah ! quelle honte ! Comment oublier ?…

Le lendemain, il reçut cette lettre :

« Adieu. Tout s’est fait en dehors de notre volonté et par manque de confiance. Nous aurions dû parler du passé sans détour et nous serions devenus de grands amis, ce qui eût été plus digne de nous. — « Adrienne. »

— Elle a mille fois raison, pensa Stéphane, furieux contre lui-même. Si cette femme a été l’amie de mon père, mon premier devoir était de la respecter.

Trois semaines plus tard, l’inspecteur Denizon lui envoyait de Provence les résultats assez importants de son enquête. Le camion, abandonné jadis dans le vieux hangar, avait, auparavant, déposé sur le quai d’Arles une caisse de grandes dimensions. La nuit même, cette caisse était embarquée dans un vapeur qui, le lendemain, descendait le Rhône. Le vapeur s’appelait à cette époque Le Prince-de-Galles et, aménagé en yacht de plaisance, il avait été vendu, un mois avant le vol, par une Anglaise, Lady Chomley. Vendu à qui ? Lady Chomley ne vivait plus, mais elle avait laissé une filleule, adoptée par elle, et qui, étoile de cinéma connue sous le nom de Barbara Réal, tournait depuis un an à Hollywood.

« — Actuellement, concluait l’inspecteur, elle fait un voyage en Europe et j’ai vu son nom parmi les arrivants à Monte-Carlo. J’y vais.

Le lendemain soir, télégramme de Denizon :

« La star partie tantôt en excursion. S’embarque mercredi pour retourner en Amérique. Ai pris toutes dispositions pour la rencontrer. »

Stéphane attendit impatiemment. Savoir qui fut l’acheteur du Prince-de-Galles constituerait un progrès sérieux, puisqu’on saurait par là même qui fut le voleur de la statue.

Il passa l’après-midi suivante dans l’atelier.

À quatre heures, on sonnait.

Le domestique alla ouvrir, puis lui annonça qu’une dame demandait à le voir.

— Faites entrer, dit Stéphane.

Une grande femme blonde apparut et se présenta :

— Barbara Réal.

Stéphane la reconnut, l’ayant vue sur l’écran, dans un de ces rôles de « vamp » où elle s’était illustrée. En ville, elle n’avait rien de la « vamp », ni air fatal, ni pâleur excessive, ni attitude mystérieuse. Elle était, au contraire, fort naturelle, rose de visage, de physionomie heureuse, très gaie, très vivante, et très franche dans sa coquetterie.

— Voilà, dit-elle — et quel joli sourire mit en valeur une bouche assez grande, à lèvres épaisses et sensuelles ! — voilà. Je suis venue à Paris pour quelques heures seulement, et avec le désir de les passer ici, dans cet atelier. Vous ne me refuserez pas cela, n’est-ce pas, monsieur, puisque je reprends le train ce soir ? Et je suis si contente de vous rencontrer, j’ai une chose si grave à vous demander !

Elle riait joyeusement, d’un rire chantant, mêlé à ses phrases, et qui donnait à ses intonations une légèreté de vocalises.

Stéphane riait aussi, amusé et intrigué par elle.

— Votre demande est accordée d’avance, mademoiselle. Mais peut-être une explication…

— Une explication est nécessaire ?… Oui… mais difficile… Un peu gênante… parce que… parce que…

Pour la mettre à l’aise, Stéphane prononça gaiement :

— Voulez-vous que je commence, moi, et que je vous demande un service ?

— Un service, à moi ! Comme je serais contente ! Mais ce n’est pas possible.

— Très possible, puisque, justement, je désirais vous voir. J’ai même envoyé quelqu’un à votre recherche. Tenez, voici son télégramme.

Elle battit des mains, enchantée :

— Vite ! Parlez ! Jamais je n’ai été curieuse à ce point. Vite !

— Vous êtes bien la filleule, la fille adoptive de Lady Chomley ?

— Certes.

— Et Lady Chomley avait acheté jadis un yacht ?…

Là-dessus, Barbara éclata de rire !

— Oui… un yacht… le Prince-de-Galles… et vous voudriez savoir à qui elle l’a vendu, et à qui appartenait le bateau qui emportait la statue, n’est-ce pas ? Ah ! que c’est drôle ! que c’est drôle !…

— Qui vous a raconté ?…

— Votre père !… votre père !… C’est même pour cela qu’il était venu vers moi… tenez… il y a deux ans… en octobre. Il a connu ma présence à Nice et il est accouru de Bretagne.

Stéphane se renfrogna, certain que c’était encore là une conquête de son père, lequel, suivant la même piste que lui, avait quitté précipitamment Adrienne Maubrez et s’était épris de la belle Barbara.

Il demanda, d’un ton maussade :

— Et vous avez pu lui expliquer ?…

— Rien du tout ! Je n’ai rien pu dire à ce propos… Lady Chomley ne m’avait jamais parlé de cela… Mais que c’est drôle !

La glace était rompue. Barbara allait et venait dans l’atelier comme chez elle. Elle sonna le domestique, se fit servir du porto, en avala un verre, puis un autre, ôta son vêtement et s’écria :

— Quel homme charmant que votre père ! Un grand seigneur ! Comme il a été bon pour moi ! Et si indulgent ! Il me disait souvent : « Barbara, vous êtes très belle, et il faudra que je fasse votre portrait. » Il a même commencé… Seulement, il n’a pas eu le temps de finir. J’avais un engagement. Et comme je voulais emporter l’esquisse, il a refusé, désirant s’en servir pour une œuvre importante qu’il avait en train. Mais il me promit qu’à mon retour, je n’aurais qu’à réclamer… Et… alors… je réclame…

Stéphane commençait à s’inquiéter :

— C’est votre visage qu’il avait dessiné ? Votre buste ?

— Mais non, dit-elle en riant. Un portrait grandeur nature.

De plus en plus, Stéphane sentait le danger. Tâchant d’y parer, il objecta :

— C’est que j’ignore… mon père a laissé beaucoup de dessins…

— Il a mis l’initiale de mon prénom et la date de mon départ le 10 novembre.

Ne pouvant plus se dérober, il chercha dans les cartons et, au bout d’un instant, comme malgré lui, il murmura :

— Le 10 novembre… et la lettre B… Barbara évidemment.

Il lui tendit la feuille. Elle s’écria, ravie :

— C’est moi ! c’est bien moi ! Il a retouché certaines lignes… Ainsi j’ai une gorge moins forte, plus à la mode… et des jambes un peu plus fines… Mais c’est bien moi… Quel bonheur ! Regardez, Stéphane, si c’est beau !

Stéphane regardait la copie fidèle que Guillaume Bréhange avait donnée de la femme qui était là, près de lui, et dont le parfum le grisait. Il était fort ému, mais il demeura maître de lui et Barbara, si « vamp » qu’elle fût sur l’écran, ne se douta pas de son trouble. Elle chantait victoire, montrait du doigt les beautés de son corps, et finit par rouler dans un grand papier le trésor précieux, et par s’en aller en dansant, après avoir embrassé Stéphane sur les deux joues.

— Merci, mon petit Stéphane, vous êtes un amour… Oh ! comme je suis contente !

Trois heures plus tard, Stéphane, à la fois satisfait de lui-même et un peu irrité, racontait brièvement ses deux aventures au docteur Gassier.

— Voyez-vous, mon cher ami, disait-il en riant, ce n’est pas ces jolies femmes que j’ai désirées, quoiqu’elles soient bien désirables, mais c’est la Vénus Impudique qui me tentait à travers elles et que j’aurais voulu atteindre. La vérité n’est ni dans Barbara, ni dans Adrienne, et elle n’est dans aucune des ébauches que Guillaume Bréhange s’épuisait à tracer. Chacune des mille et une femmes que Don Juan a séduites n’en contient qu’une partie. Ce sont les épaules de celle-ci, le visage de celle-là, les jambes de cette dernière, et leurs images ne se ressemblent que par ce quelque chose qu’il cherchait éperdument et dont il les dotait en imagination.

— Alors ?

— Alors, il n’y a que deux témoignages vivants, oui, vivants, du passé. La statue d’autrefois, qui lui fut dérobée. Et celle d’aujourd’hui, la statue inachevée où il recréait son rêve, d’après ses souvenirs sans doute. Celle-ci ne nous apprenant rien, c’est l’autre qu’il faut atteindre, la statue de marbre qui ne peut pas avoir été détruite.

— Qu’en sais-tu ?

— On ne vole pas pour détruire, on vole pour posséder.

— Ou pour qu’un autre ne possède pas.

— Peut-être. En tout cas, elle existe.

Le docteur hocha la tête, et souriant :

— Tu as donc l’intention d’offrir le million à la statue ?

— Non, mais c’est en déchiffrant l’énigme qu’elle présente que j’arriverai jusqu’à la femme qui en fut l’inspiratrice… jusqu’à la femme d’aujourd’hui, s’il y en a une. Ne l’oubliez pas, docteur, vous m’avez prouvé que les deux drames se tiennent, ou plutôt qu’il n’y en a qu’un, qui s’est renouvelé à vingt ans d’intervalle.

— Bref, tu t’en vas ?

— Très probablement. Tout d’abord, je congédie cet excellent Denizon.

— Et tu vas en Provence ?

— Oui, puisque les seuls renseignements que nous ayons évoquent tous la Provence.

— Renseignements bien vagues.

— J’en aurai d’autres. Là-bas, comme ici, le hasard m’offrira certainement quelque ancienne amie de mon père qui me guidera. Il en avait partout.

— Prends garde, mon petit, dit le docteur Gassier, après un silence. J’ai peur pour toi de cette aventure qui a déjà causé tant de mal. C’est une aventure à forme tragique. Ton père y a trouvé la mort. Est-il bien nécessaire que tu recommences l’épreuve ?

Stéphane ne sembla nullement impressionné par la gravité soudaine de son vieil ami. Il dit gaiement :

— Si vous saviez combien les femmes tiennent peu de place dans ma vie ! Elles me passionnent, mais d’une passion qui s’évapore en quelques heures. Toutes celles que j’ai connues ont gardé de moi un gentil souvenir, celui d’un garçon amusant, qui rit volontiers et qui considère l’amour comme le plus délicieux des plaisirs. Vous voyez, je n’ai rien à craindre d’elles. Et puis, quoi, ce n’est même pas une femme après qui je cours, mais une statue. Si je finis par l’aimer, cette statue, doit-on s’en tourmenter ? Elle est en marbre, mon cher docteur.

Il montrait un visage paisible. Ses yeux avaient une candeur insouciante et de la sérénité. Ce fut le docteur qui s’attendrit.

— Allons, tu as raison. Ton père était un tragique, qui ne respirait et ne vivait que dans le tragique, et tu n’adores pas les mêmes dieux que lui. Les tiens sont pacifiques et souriants. « Aime Dieu et va ton chemin », comme j’ai lu quelque part, sur un modeste calvaire.

IV

Sur la piste.

Arles, lundi 29 mars.

« Eh bien, oui, cher docteur, je suis ici depuis plusieurs semaines, et sans vous avoir écrit. Ce qui m’a décidé, au dernier moment, c’est un petit fait sans importance. Le lendemain de notre conversation, j’hésitais encore, lorsque j’ai été passer une heure au musée du Louvre… pour voir… pour regarder d’autres statues. Or, j’ai suivi un instant, à son insu, une jeune femme habillée sans élégance ni souci de la mode, d’une grande tunique lourdement froncée aux hanches. Malgré cela, une allure admirable… vraiment oui, la marche d’une déesse. Tenez, je pensais que c’est ainsi qu’elle doit marcher, elle, la femme que mon père a représentée. La même noblesse… Le même rythme… Je n’ai pu voir sa figure. Elle s’en allait vers la sortie, et, dans le vestibule, elle a acheté une photographie. Je me suis informé. C’était le numéro 157, c’est-à-dire la Vénus d’Arles, une statue qu’on a découverte, au siècle dernier, dans les ruines du théâtre d’Arles. « Simple coïncidence », direz-vous. Soit, mais, à certains moments d’hésitation, ce sont ces petits faits-là qui nous déterminent. Et je suis venu.

« Aime Dieu et va ton chemin », m’avez-vous dit, cher docteur. Je vais donc mon chemin, et je découvre dans l’émouvante ville d’Arles et dans ses environs tous les dieux que j’adore, sous la forme de pierres disposées en arènes, en théâtres, ou en sarcophages, et toutes les divinités de l’espace : le soleil, la pluie, le vent, les arbres et l’horizon.

« J’habite un hôtel fort simple, mais confortable, bien connu des touristes et des commis voyageurs, et gouverné par un excellent homme attentif à la cuisine et soucieux de propreté. Aucune femme, par bonheur !

« Voilà déjà des semaines de silence et d’isolement durant lesquelles je n’ai guère pensé au but de mon voyage. Enquête sur la statue, solution des énigmes, poursuite de l’individu dont mon père avait reçu la mystérieuse visite, tout cela s’est effacé de mon esprit, pour laisser place à des préoccupations d’un tout autre genre, études archéologiques, flâneries au musée lapidaire, promenades aux Alys-Camps, contemplations dans le cloître de Saint-Trophime. Et puis, excursions jusqu’à l’extraordinaire village des Baux, jusqu’aux paysages grecs des Alpilles, jusqu’aux Antiques de Saint-Rémy… Quelles joies profondes ! que de motif d’exaltation ! Vous me connaissez, mon cher grand ami : j’ai vécu dans un délire sacré.

« Mais les plus beaux délires ont une fin, et j’ai été rappelé à l’ordre assez brutalement.

« Il faut vous dire tout d’abord qu’à l’hôtel je suis comblé de gentillesses. Chaque matin, on m’apporte quelques fleurs nouvelles, narcisses, jacinthes ou mimosa. L’après-midi en revenant de promenade, je trouve toujours de l’eau fraîche, du papier à lettres, un carnet de timbres. Bref, je m’aperçois que, pour un oui ou pour non, on s’introduit dans ma chambre, qu’on touche à mes papiers et qu’on range mes vêtements.

« Mais, d’autre part, vers le milieu de la semaine dernière, un soir, j’ai constaté que j’étais suivi dans la rue par une sorte de romanichel comme on en rencontre beaucoup dans le pays. Le lendemain et le surlendemain, même manège autour de moi, comme si on voulait savoir où j’habitais. Espion ? Mais à la solde de qui ? Je supposais plutôt la manœuvre d’un cambrioleur.

« Et cette hypothèse — assez absurde d’ailleurs — me fut confirmée lorsque, dans la nuit d’avant-hier, vers une heure, je fus réveillé par un léger grincement. On essayait d’entrer en tournant la clef dans la serrure. Ayant mis le verrou, je ne m’effrayais pas. Cependant, je courus à la porte et j’ouvris. Personne.

« Hier, je raconte l’aventure au garçon d’étage qui me répondit à juste titre que quelqu’un avait dû se tromper de chambre.

« — C’est mon avis, lui dis-je. Au cas, cependant, où il y aurait un cambrioleur dans la maison, avertissez-le que, cette nuit, je ne mettrai pas le verrou, mais que j’ai le sommeil très léger et qu’il risque gros.

« Cette nuit donc, je m’endormis comme à l’ordinaire. Et, comme l’avant-veille, nouveau grincement.

« La main sur la poire électrique, je ne bouge pas. Je me tais. Le battant est entre-bâillé avec précaution et livre passage à une silhouette, laquelle referme la porte.

« Avant d’allumer, j’attends. J’ai l’impression qu’une main tâtonne le long du mur et cherche le commutateur. Et, soudain, elle le trouve et c’est la lumière dans la chambre.

« Avant que le geste ne fût accompli, je m’étais levé, en pyjama, et m’étais élancé. Une femme est là, bouleversée sans doute, car elle tombe assise sur une chaise.

« — Qui êtes-vous ?

« Elle balbutie :

« — Ne faites pas de bruit… j’ai à vous parler.

« Elle est vêtue comme en plein jour, toute pâle, très brune de cheveux, un beau type d’Arlésienne.

« — Vous avez à me parler ?

« — Oui.

« — Pourquoi la nuit ? Pourquoi pas dehors ?

« — J’habite l’hôtel.

« — Je ne vous ai jamais vue.

« — Mon mari m’a enfermée dans ma chambre depuis votre arrivée.

« — Qui est votre mari ?

« — Le propriétaire de l’hôtel.

« — Et c’est à cause de moi qu’il vous a enfermée ?

« — Vous êtes le fils de Guillaume Bréhange.

« Je n’ai pas envie de rire. Celle-là a un visage pathétique et des yeux douloureux. Elle a dû aimer profondément et souffrir. Si elle vient à moi, ce ne peut être que pour des raisons graves. Elle me les dit aussitôt.

« — Votre père a passé deux mois ici, il y a un an et demi. Il ne mangeait pas à l’hôtel et chaque jour, comme vous, s’en allait à la recherche dans les environs et jusqu’aux abords de la grande plaine de Camargue.

« — Et pourquoi est-il parti ?

« — C’est ce que je veux vous confier parce que cela peut vous être utile. Un jour on lui a téléphoné. L’appareil est près d’un bureau où je me tiens en temps ordinaire. J’ai entendu.

« — Et alors ?

« — Il ne connaissait pas la personne. Une femme évidemment, puisqu’il a répondu : « Oui, c’est moi-même, madame. » Puis elle a parlé une minute ou deux. Sur quoi, il a dit : « Nous sommes d’accord. J’y serai après-demain mercredi. En résumé, n’est-ce pas, je prends le train jusqu’aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Là, je loue un cheval. Je vous retrouve deux ou trois heures plus tard à un endroit que vous appelez l’Arche-d’Ormet, et je continue ensuite jusqu’à Port-Saint-Louis-du-Rhône où j’envoie d’avance mes bagages. » Et le lendemain matin, il est parti pour les Saintes-Maries.

« — Vous ne l’avez pas revu ?

« — Si. Comme je savais qu’il traverserait toute la Camargue de l’ouest à l’est, j’ai été l’attendre à Port-Saint-Louis. Il est arrivé à pied, après avoir abandonné son cheval. Il rayonnait de joie et n’a guère fait attention à moi. Cependant, comme il montait sur le bateau qui devait le conduire à Marseille, il m’a embrassée tendrement. C’est ce geste que quelques personnes d’Arles ont surpris et dont mon mari eut connaissance. Depuis, mon ménage est brisé et la vie est dure entre nous. C’est parce que mon mari était absent cette nuit que j’ai profité…

« Je l’interroge encore.

« — Qui donc pénétra dans ma chambre ?

« — Moi. Il me semblait que, en souvenir de votre père, je devais veiller sur vous, fleurir votre table et chercher dans vos papiers si vous ne receviez pas quelque lettre de menace.

« — Je suis donc menacé ?

« — Je le crois. J’ai lu les journaux à la mort de votre père. Sa mort fut dramatique comme sa vie… et j’ai peur pour vous.

« — J’ai été suivi ces jours-ci par un romanichel.

« Elle s’effara.

« — Vous voyez ! vous voyez ! La Camargue est infestée de ces gens-là… Et il y a des trous, dans la boue liquide, où l’on s’enfonce. Et il y a la Dame de la Camargue…

« — La Dame de la Camargue ?

« — Oui, une mauvaise créature.

« Je tranquillise la jolie Arlésienne. Je la remercie. En réalité, j’éprouve la même joie que mon père, et j’ai hâte d’utiliser les renseignements qui viennent de m’être donnés.

« L’entretien est fini. Je n’ai plus revu mon visiteur nocturne.

« Le même jour, j’ai fait porter une petite note énigmatique dans les journaux de la région et de Marseille.

« Je désire rencontrer la personne qui a téléphoné à mon père il y a dix-huit mois, et la retrouver près de l’Arche. Qu’on me prévienne au même hôtel. »

« Aurai-je une réponse ? J’attends avec anxiété. Mais vous l’avais-je pas dit, cher docteur, que ce serait encore une amie de mon père qui m’indiquerait la voie à suivre ? »

Vendredi, Saintes-Maries-de-la-Mer.

« Je rouvre cette lettre.

« Hier, surlendemain du jour où mes annonces ont paru, j’ai reçu un coup de téléphone. C’était la dame qui avait, l’an dernier, téléphoné à mon père et la preuve en est qu’elle me fit les mêmes recommandations et qu’elle me fixa le même but de pèlerinage : l’Arche-d’Ormet. La communication fut rapide, un peu haletante, comme si l’on avait peur d’être entendu. Timbre de voix jeune, que l’on s’efforçait d’altérer.

« Et voilà ! J’ai expédié mes valises, comme mon père l’avait fait, en gare de Port-Saint-Louis-du-Rhône, et j’ai pris le train qui m’emporta, parmi les ténèbres du soir, à travers la fantastique région de la Camargue. Dernière étape, je l’espère.

« Vous décrirai-je, cher ami, la petite ville des Saintes-Maries ? Non, je n’ai rien vu au cours de la visite que j’y ai faite ce matin… Rien… On m’a envoyé chez une vieille femme qui loue des chevaux et qui fournit même un guide pour la Camargue.

« — Pas besoin de guide, répondis-je. Je me débrouillerai tout seul.

« Mais elle proteste :

« — Difficile. On s’y perd plus qu’on ne voudrait. Il n’y a de chemin que pour ceux qui les connaissent. Où allez-vous ?

« — À l’Arche-d’Ormet.

« Elle m’observe.

« — Diable ! comme le monsieur de l’an dernier…

« — Quel monsieur ?

« — Un homme grand comme vous… mais avec une moustache grise. Lui non plus n’a pas voulu de guide, et le cheval est revenu tout seul. Depuis, je ne loue plus sans guide. Ou alors on paie le prix de la bête, et je rembourse au retour… si on revient.

« — Si on revient ?

« — Ma foi, il y a des gouffres où l’on disparaît. Sans compter qu’on peut rencontrer la Dame de la Camargue…

« — La Dame de la Camargue ?

« — Oui, une belle fille, d’après les racontars… qui galope sur les « sansouires » et qui glisse à la surface des marais… Elle a deux ou trois cabanes par-ci, par-là, où elle couche… Elle est toujours seule… sauf les fois…

« — Sauf les fois ?…

« — Où elle n’est pas seule. Il y a de beaux garçons en Camargue.

« Elle ricane et, sans en dire plus long sur ce sujet, conclut :

« — On est d’accord ? Deux mille francs et vous aurez un bon cheval… Sauvageon ?… celui du grand monsieur de l’année dernière.

« Docteur, je m’en vais au petit matin, et je suis tout ému. J’irai où mon père a été et sur la même monture que lui ! N’est-ce pas inconcevable ?

« D’ici là, je tue la journée comme je peux. J’erre dans les ruelles des Saintes-Maries. J’escalade la tour fortifiée de l’église, d’où l’on avise la déconcertante plaine et la Méditerranée toute proche. Je vais jusqu’au rivage où, dix-neuf siècles plus tôt, ont débarqué sainte Marie-Jacobé, sœur de la Vierge, et sainte Marie-Salomé. J’explore les campements de nomades et de gitanes venus de tous les coins d’Europe en pèlerinage à la ville sainte des Bohémiens. Mais je ne vois rien. La grande aventure m’a repris tout entier, et elle devient mon aventure. Je pense, certes, aux volontés de mon père, et c’est pour y obéir et pour le venger que je suis venu ici. Mais je pense surtout, mon cher ami, à la Vénus impudique. Elle m’obsède. Je veux la voir, et la tenir sous mes yeux, comme une femme que l’on désire.

« Je vous embrasse…

« Stéphane. »

V

Nausicaa.

Tout ce qu’il y avait, dans Stéphane, de nonchalance apparente, de contrôle personnel et de sang-froid volontaire, se brisait parfois sous l’assaut d’élans intérieurs qu’il ne pouvait contenir. Cette fois, il ne le tenta même pas. Son exaltation lui semblait justifiée et bienfaisante quand il enfourcha Sauvageon et qu’il partit en chasse, dans l’inconnu de la plaine mystérieuse, si différente de tout ce qu’il avait vu jusqu’alors.

Sauvageon était une de ces bêtes qui vagabondent en troupeaux libres, et que les « gardians » du pays asservissent pour leur usage. Petits chevaux blancs, mal conformés, mais infatigables. Et c’était celui que son père avait monté.

Stéphane suivait la dune qui longe la mer, puis s’engageait sur une bande de terrain entre un chapelet de menus étangs et le vaste étang de Vaccarès, tout scintillant parmi les îles innombrables, et guère plus profond qu’une immense flaque d’eau.

Le temps était beau avec des menaces de nuages à l’horizon. Un clair soleil d’avril luisait. Sur un sol formé de vase et de sel, poussait une maigre végétation de plantes et d’arbustes chétifs, tamaris, enganes surtout. C’étaient là plutôt des remarques auxquelles Stéphane raccrochait son esprit obsédé par ailleurs. Il cherchait à prendre des points de repère géographiques ou géologiques, et à évoquer cette étendue formidable qui s’étale entre les branches du Rhône, plus de cent mille hectares d’alluvions mêlés au sel de la mer. Mais de tout ce que ses yeux regardaient, il n’enregistrait rien. Au milieu de ce paysage préhistorique, qu’il avait toujours rêvé de connaître, loin de s’émerveiller et de s’enrichir de toute cette beauté nouvelle, il établissait des dates, il calculait, il poursuivait son monologue interminable, et il mâchonnait, mécontent de lui, bien qu’avec un déchaînement d’espoir :

— Donc, en octobre 1930, Guillaume Bréhange revient de Bretagne, abandonne Adrienne Maubrez, court sur la piste de Barbara et fait enquêter du côté de la Provence. En novembre 1931, il séjourne dans la région d’Arles et il a son rendez-vous avec l’inconnue à l’Arche-d’Ormet. Que devient-il après ? Où passe-t-il l’hiver ? Ce n’est qu’en avril 1932 qu’il retourne à Paris et qu’il travaille à sa seconde Vénus… jusqu’au soir d’octobre où il reçoit une visite… et se tue. Aujourd’hui, seize mois après lui, c’est moi qui reprends l’aventure.

Absorbé, comme s’il avait les yeux clos, il avance. Devant lui, sur l’encolure de la bête, pèsent de lourdes sacoches où il a mis un peu de linge, des objets de toilette et quelques provisions, le tout surmonté d’un manteau roulé. Un complet de laine l’habille. Jambières. Gros souliers. Feutre rabattu.

Deux fois, il croise des gardians, avec leurs troupeaux de bœufs, et tenant à la main leur long bâton aux trois dents de fer.

Il demande son chemin. Il s’est trompé de sentier. Et puis, ayant oublié dans son trouble la carte achetée la veille, il ne se rend plus bien compte de l’endroit où il est.

Il continue cependant, allant droit vers les débris d’un phare abandonné qu’on lui a indiqué.

Il passe à cent mètres à droite. C’est bien cela. Vingt minutes encore à petite allure, dans un sol boueux, et mou. Puis, quelques dunes tachetées par les grosses touffes des enganes et, à l’extrémité d’une longue bassée qui forme comme un couloir, une arche s’ouvre, qui domine quelques vestiges de ruines engagées dans la terre.

Il y avait là, autrefois, une abbaye, l’abbaye d’Ormet qui s’est enfoncée au cours des âges dans le sol mouvant. Des blocs émergent encore, des pierres sculptées, un torse de saint décapité. Et puis une arche qu’on suppose le haut d’une nef d’église… ou bien l’arche d’une entrée d’enceinte.

Stéphane approche, distingue mieux l’emplacement. Soudain, il tressaille. Derrière un amas de pierres, il aperçoit un cheval immobile, avec son frontail et sa bride, un cheval en tout pareil au sien, blanc et un peu de guingois. Pas de selle ni de sangle, le dos nu.

Les courroies de la bride sont hors de la tête, et suspendues mollement à quelque chose qui se tient à un mètre ou deux de distance.

Et quand Stéphane est tout près, il avise une jeune femme qui est assise au milieu des pierres, la tête renversée, et qui semble dormir, sa figure et ses cheveux blonds face à l’âpre soleil. Le cheval tourne à peine la tête vers Sauvageon, puis ne bouge plus, comme s’il craignait de réveiller sa maîtresse.

— La Dame de la Camargue, peut-être, se dit Stéphane.

Il met pied à terre et se penche sur cette femme, qui est toute jeune, à peine vingt ans. Elle a étendu sous elle la couverture du cheval, formée de peaux de bête, des peaux tachetées, fines, soyeuses comme une fourrure de luxe, et de plusieurs couleurs de sable clair.

Elle est enveloppée d’un manteau de laine beige, presque blanche, très souple, avec une large écharpe qui le double aux épaules et sur laquelle la tête s’appuie. Et, de ce manteau, qui doit être ample et long, mais qui s’est relevé, sortent deux jambes nues délicieuses, d’une forme admirable, fines et pleines, faites d’une chair d’or brun, pétries de soleil, nerveuses aussi, où l’on sent que l’effort est aisé, et qui sont, du haut en bas, du renflement des cuisses aux minces chevilles, de la même matière, polie, fine, douce au regard, comme elle doit l’être au toucher. Les pieds sont nus, chaussés de fortes semelles de cuir qu’attachent des courroies fauves. Du rouge aux ongles, ainsi qu’aux ongles de la main, car on voit également un des bras qui coule hors du manteau, un bras nu de la même qualité et de la même pureté que les longues jambes. Autour du coude, la bride est enroulée.

La vision est si chaste que le jeune homme recule d’un pas, mais ses yeux ne peuvent s’en détacher.

Pour lui, le doute n’est pas possible. Cette femme est bien celle qui est venue au-devant de lui. Sans quoi comment serait-elle là ? Elle est arrivée plus tôt et s’est endormie. Rien dans sa pose n’est affecté. Elle n’a pas dû se dire qu’elle serait surprise dans son sommeil et qu’il fallait que son attitude fût harmonieuse. Elle sourit confusément et ses lèvres sont charmantes.

Un nuage passe sur le soleil, qui reprend aussitôt toute sa force. Un silence, léger, sans bruissement de feuille, sans clapotement d’eau, sans palpitation de brise, flotte dans l’air immobile. Les paupières de la jeune femme se sont soulevées.

Elle n’éprouve aucune gêne à se trouver ainsi en face d’un homme. Tout au plus redresse-t-elle lentement son buste et, sans hâte aucune, recouvre-t-elle ses jambes avec la fourrure. Cependant, cet homme qu’elle attendait, elle semble s’étonner de le voir, comme si elle n’eût pas cru qu’il pût être là. Elle sourit davantage et dit :

— Alors, c’est bien vrai ? Vous n’êtes pas un fantôme ? Dans ce pays, où il y a tant de mirages, on se fait illusion quelquefois. Donnez-moi la main.

Elle serre la main qui lui est tendue et murmure en riant :

— Décidément, vous n’êtes pas un fantôme. Dites-moi votre nom ?

Il réplique, en riant aussi :

— Mon nom ? Vous le connaissez puisque vous m’avez appelé au téléphone avant-hier.

Elle hoche la tête.

— Ah ! je vous ai téléphoné ? Peut-être en fut-il ainsi… En rêve, on fait des choses dont on ne se rend pas compte. Et c’est peut-être en rêve aussi que vous avez cru que l’on vous téléphonait. Quel est votre nom ?

— Stéphane Bréhange.

Elle répète, en détachant les syllabes :

— Stéphane Bréhange… Bréhange, c’est le nom d’un grand sculpteur qui est mort cet hiver… Guillaume Bréhange, n’est-ce pas ?

— Mon père, dit-il. Vous ne l’avez pas connu ?

— Non.

— Vous ne l’avez jamais vu ?

— Jamais.

— Vous pourriez le jurer ?

— Oui.

— Sur quoi ?

— Sur les dieux que j’aime.

— Et qui sont ?

— Le soleil et la pluie.

— Pourtant… pourtant… dit Stéphane avec force, il y a plus d’un an que vous lui avez téléphoné aussi, et il est venu ici à votre rencontre.

— Ah ! il est venu ici ? sur un coup de téléphone de moi ? Et je l’ai vu… Je ne me rappelle pas cela…

Stéphane a l’impression qu’elle n’est pas très sûre d’être réveillée. Le songe continue-t-il ? Ou bien ces événements se sont-ils produits au cours d’une autre existence ?

— Pourquoi, dit-elle, vous ai-je demandé de venir ?

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas ? Comme c’est embarrassant ! Il y a cependant une raison pour laquelle nous sommes ici, tous les deux, à onze heures du matin. Quelle est votre raison, à vous ?

— Moi, je cherche une statue.

— Ah ! fait-elle encore, avec la même intonation de surprise.

— Oui, une statue qui a été volée à mon père.

— Je sais… volée autrefois… J’ai lu cela… et j’ai vu cette femme reproduite dans l’Illustration lorsque votre père est mort, la Vénus Impudique, n’est-ce pas ? Elle était bien belle.

— Belle comme vous.

Elle sourit.

— Vous me faites beaucoup de plaisir en parlant ainsi, mais que je sois belle ou non, cela n’a pas d’importance, puisque ce n’est pas moi que vous cherchez.

— Je cherche une statue aussi belle que vous.

— Et je sais où elle est ?

— Vous ne pouvez pas ne pas le savoir.

Elle n’a pas l’air très convaincu. Néanmoins, il est visible qu’elle s’efforce de donner une indication utile et qu’elle est navrée de n’y point parvenir.

— C’est désolant, dit-elle. Si nous n’avons rien à nous raconter sur le sujet qui nous réunit, nous n’avons plus qu’à nous séparer.

Est-elle sincère ? Stéphane ne veut pas en douter, mais tant de choses lui prouvent le contraire !

— Je refuse de vous quitter, déclare-t-il.

— Alors que voulez-vous ?

— Vous suivre… Vous suivre n’importe où… Au bout du monde… Quel est votre nom ? Est-ce vous la Dame de la Camargue ?

— Ah ! on vous a parlé d’elle ?… pour vous en dire du mal, n’est-ce pas ? Bah ! c’est naturel. Une femme seule, qui vit à sa guise… Oui, je suis celle qu’on appelle la Dame de la Camargue.

— Mais quel est votre nom ?

Elle garde un long silence, et répond :

— Vous aviez raison, tout à l’heure. Notre rencontre est tellement inexplicable qu’il serait dommage de nous séparer avant de savoir. Mais ne lui enlevons pas trop vite son mystère. Que vous importe qui je suis et d’où je viens ? Nous sommes des étrangers l’un pour l’autre, et nous sommes, tout de même, des amis, puisque nous avons été l’un vers l’autre sans nous connaître.

— Cependant, comment puis-je vous appeler ?

— Du nom qu’il vous plaira.

— Je vous appellerai donc Nausicaa, dit-il gaiement. Après son naufrage, le divin Ulysse — c’est moi, si vous voulez bien, quoique je joue plutôt le rôle d’un barbare du Nord — le divin Ulysse aperçut à l’embouchure du fleuve la blanche Nausicaa…

La jeune femme continue, toute rieuse aussi :

— Et lui tient ce langage : « Déesse ou mortelle, je m’agenouille devant toi. Si tu es l’une des divinités qui habitent le vaste ciel, à ta beauté, à ta grâce, je reconnais Diane. » Mais je vous en prie, cher monsieur, ajoute-t-elle en riant de plus belle, ne prenez pas cet air ébahi. Si la Dame de la Camargue, toute sauvage qu’elle soit, cite quelques vers du vieil Homère et pourrait même les citer dans la langue d’autrefois, c’est que cette Dame est d’origine grecque… Mon Dieu, oui, Grecque d’Athènes, née au pied de l’Acropole.

Il la regarde. Elle a bien le visage des statues antiques, avec la ligne presque droite du front et du nez. Et il s’émeut en remarquant que ses cheveux blonds sont divisés en deux bandeaux à ondulations courtes comme de petites vagues, et noués en torsades sur le cou.

À ce moment, elle se lève et va reprendre son cheval, dont la bride s’est détachée. Stéphane court vers elle, et lui dit, avec une agitation qu’il contient à peine :

— Écoutez-moi… écoutez-moi… Je viens de vous voir marcher… Vous avez l’allure qu’aurait eue la Vénus de mon père… Oui, à force d’en contempler l’image, j’ai appris à savoir comment elle marche. Or, vous avez ses jambes et c’est la même noblesse, le même rythme… Et puis vous êtes coiffée comme elle… les mêmes bandeaux. Dites-moi, je vous en prie, c’est d’elle que vous vous êtes inspirée, n’est-ce pas ? Car il n’est pas possible qu’il y ait un tel rapport. Et c’est bien vous qui m’avez fait venir ici ?

Elle aussi s’émeut légèrement.

— Ce n’est pas moi, divin Ulysse et tout cela est bien obscur ! Évidemment, il y a des choses qui vont de vous à moi et de moi vers vous. Des choses toutes naturelles, j’en suis sûre, mais les événements les plus simples paraissent extraordinaires quand on n’en connaît pas la cause. Soyons patients, tout cela s’expliquera. En attendant…

Sa voix, un peu plus grave, a repris son enjouement, et elle dit :

— En attendant, déjeunons, j’ai faim. Qu’est-ce que vous avez, là dedans ?

Elle désigne les sacoches. Il déclare :

— De l’avoine… pour le nommé Sauvageon.

— Et pour nous des sardines, du pâté de porc… Non… C’est trop laid. N’oublions pas que nous sommes des héros mythologiques, et que le divin Ulysse et la blanche Nausicaa ne se nourrissaient ni de sardines en boîtes, ni de pâté de porc. Donnez-moi simplement du pain que nous appellerons froment, pour la circonstance, et allons-nous-en. Plus tard, je vous offrirai un festin digne de nous deux.

— Où, Nausicaa ?

Elle récite :

« — Nous trouverons, sur le bord du chemin un riant bosquet de saules et de pins… C’est là mon enclos et mon verger. »

— Et votre palais s’y dresse ?

— C’est bien plus qu’un palais !

Elle attache la bride sur le cou de son cheval.

— Bucéphale nous suivra.

— Et vous ?

Elle répond :

— Je suis venue sans selle aujourd’hui, à la mode du pays, mais ces jambes nues, qui dépassent de chaque côté, ce n’est pas très beau. Vous me donnerez une place sur Sauvageon.

Stéphane se met en selle. Lestement, la jeune femme saute derrière lui et s’assied. Les deux pieds nus émergent, à gauche, dessous son long manteau.

— Au pas, mon compagnon. Et laissez-vous guider. La Camargue est pleine d’embûches.

Il se rappelle les gouffres de boue dont on lui a parlé. Il se rappelle les légendes qui courent sur la Dame de la Camargue, mauvaise créature, qui vous attire comme les Sirènes, et qui vous tend des pièges.

Cependant il se laisse guider. Vers quoi ?

Il est désorienté. Il ne sait plus dans quel sens il se dirige. Mais rien ne pourrait l’empêcher d’aller de l’avant.

VI

La dame de la Camargue.

Dès le matin, tout avait concouru à lui donner cette ivresse qui nous monte à la tête comme du vin et nous fait voir les choses au travers d’une brume qui en change les contours et les couleurs. La réalité chancelait en lui, avec sa complicité d’ailleurs, désireux qu’il était de s’abandonner à des événements que l’on pouvait interpréter d’une façon merveilleuse, et d’évoluer dans ce monde inexplicable et presque fabuleux.

La Camargue, par le premier contact que l’on prend avec elle, dispose aisément à ce vertige de la sensibilité. Si nettes que soient les images, elles finissent par flotter dans une sorte de vapeur qui nous montre une nature inconnue, inachevée, en voie de transformation, où les terres et les eaux, ignorant leur domaine particulier, empiètent les unes sur les autres et créent une atmosphère de paysage préhistorique.

Mais combien sa rencontre avec la jeune femme ajoutait à cette langueur charmante ! Tour à tour, Dame légendaire de la Camargue ou blanche Nausicaa, elle le conduisait par des chemins invisibles et par des gués que rien n’indiquait, dans une région dont elle semblait la divinité, une région dont l’étendue n’avait pas de bornes et que limitait cependant un proche horizon de brumes.

Pour l’instant, la divinité mangeait le pain qu’il avait acheté, la veille, aux Saintes-Maries, et qui n’était ni blanc ni tendre, mais de bonne saveur et substantiel. Quand elle eut fini, Stéphane essaya deux fois de lier conversation. Elle ne répondit pas. Tout au plus, disait-elle : « À droite… à gauche. » Il y eut un marais plus profond à traverser. Sauvageon s’engagea avec prudence parmi les roseaux. Alors pour ne pas perdre l’équilibre, elle enlaça le jeune homme par la taille. Il les voyait sous ses yeux, les beaux bras nus, couleur de raisin mûr, avec les mains jointes et les doigts fuselés, longs et sans une bague.

Deux autres marais encore nécessitèrent le joli geste. Au dernier, les bras se nouèrent plus haut. Il aurait pu les baiser en inclinant la bouche vers eux. Mais les pas du cheval enfonçaient plus profondément dans un sol inégal et plus mou, et l’étreinte se resserrait. Stéphane sentait la chaleur de ce corps attaché au sien.

Puis ce fut la terre ferme, et un espace hérissé de cailloux qui prolongea le doux enlacement. Il se taisait, les tempes battantes.

Le soleil se voilait légèrement de nuages gris teintés de rose, et des lagunes s’étendaient. La jeune femme murmura en se dénouant :

— Nous approchons du palais de Nausicaa.

Il y avait trois heures que durait l’expédition. Quelques arbres ont surgi. Bucéphale, qui avait suivi sagement Sauvageon, hennit avec allégresse, et, aussitôt, à quelque distance, riposta le joyeux aboiement d’un chien.

— C’est Cerbère, que j’avais laissé en passant.

Ils arrivèrent. Une allée de petits cyprès conduisait à une clôture faite de roseaux desséchés et qui portait cette inscription : Cabane d’Amalthée. La jeune femme sauta vivement à terre. Elle ouvrit une barrière dont la clef était accrochée, avec d’autres, sur la face intérieure d’un des poteaux, et elle imposa silence à un affreux petit chien qui gambadait autour d’elle.

— Tais-toi, Cerbère !

Bucéphale et Sauvageon furent attachés dans une remise, sous la garde de Cerbère. Quelques tamaris poussaient au seuil du palais, qui n’était pas une cabane, et non plus un palais, mais un vieux logis de moellons et de cailloux, composé d’une seule pièce, avec trois réduits en retrait. La pièce était gentiment arrangée avec des meubles du pays et des étoffes provençales.

Le plus bel ornement consistait en une vaste cheminée de pierre et de tuiles posées de champ, et où s’accrochaient des cuivres étincelants comme des ors rouges ou verts.

Un feu de grosses bûches était tout préparé.

— J’allume, dit-elle. La salle est toujours un peu humide.

Agenouillée devant l’âtre, elle alluma avec la flamme d’un briquet. Stéphane admirait la grâce naturelle de ses mouvements et de ses attitudes. Aucune afféterie. Elle agissait comme si nul ne la regardait. Son manteau tombait toujours en plis harmonieux. Par moments, l’étoffe souple révélait son corps.

Les flammes s’élevèrent soudain, en gerbes crépitantes. C’était un embrasement dans la salle un peu basse, et où les quatre fenêtres à petits carreaux verdâtres ne dispensaient qu’une clarté parcimonieuse,

Elle se releva, comme brûlée par l’incendie. Stéphane lui conseilla, sans arrière-pensée :

— Enlevez votre manteau… Vous devez étouffer.

Elle répondit en souriant :

— Je n’ai jamais trop chaud, même en plein soleil d’été et je n’ai jamais froid, même l’hiver, ou sous le mistral… L’habitude…

— Tout de même… ce lainage épais…

— Non… non… je vous assure…

Il la contemplait des pieds à la tête. Il se souvenait des jambes, nues sous le manteau. L’écharpe étant rejetée sur le dos pour la liberté des gestes, les bras étaient nus aussi, et une idée l’envahit, qui le déconcertait et qu’elle devina aussitôt.

Elle rougit légèrement, à peine gênée. Puis, ayant allumé deux longues bougies, elle poussa les quatre volets de bois, tira d’un buffet des gâteaux secs, du fromage de chèvre, du vin blanc, un flacon de vin sucré couleur de topaze.

— Voilà notre festin, dit-elle. Faites-y honneur, mon compagnon.

Elle étala du fromage sur une galette salée qu’elle lui offrit, et s’en prépara une aussi. Il vit ses larges dents éblouissantes.

Tout en buvant du vin sucré, elle parlait avec une animation qui marquait un peu de fièvre.

— Que dites-vous de mon palais ?

— Il est digne de la Nymphe Amalthée qui était, j’en suis sûr, moins belle que vous.

— Je ne suis ni nymphe, ni belle, mais j’ai besoin d’un abri où je passe quelquefois, comme dans celui-ci, une journée… où je peux coucher même, sur un divan, si je suis surprise par la nuit ou par un orage. J’aime tant ce pays désolé ! C’est ma vie… ma vraie et ma seule vie. Je ne suis heureuse que là.

— On m’a dit que vous aviez d’autres demeures dans la Camargue ?

— Non.

Elle s’éloigna pour jeter au brasier des sarments de vigne qu’elle allait prendre dans un des réduits, ou bien des bûches d’olivier noueux, qui meurtrissaient la chair de ses bras.

Stéphane ne la quittait pas des yeux. Depuis qu’il avait eu l’idée qu’elle était peut-être nue sous ce vêtement, il ne pouvait plus penser à autre chose. Il avait la gorge sèche. Le rythme de son cœur se précipitait.

— Mais parlez donc ! dit-elle, non sans quelque agacement.

Il ne parlait pas. Lui, si gai devant l’amour, et chez qui le désir, si violent qu’il fût, n’altérait pas l’allégresse, il demeurait inquiet et ramassé sur lui-même.

À son tour, elle se tut. Assise en face des grandes flammes, elle se tenait le visage entre les mains. Dehors, la pluie tombait. Le jour devait s’assombrir. Nul bruit tout autour de la maison solitaire.

Des minutes s’écoulèrent ainsi dans cette intimité où ils étaient si loin l’un de l’autre, et si près par les circonstances mystérieuses et par leur émotion. À la fin, elle se leva et s’approcha, indécise encore, puis repartit, marcha dans la pièce, s’asseyant et se relevant.

— Pourquoi ne venez-vous pas à côté de moi ? dit-il,

Elle y vint, resta debout en face de lui, et chuchota, les yeux sincères, avec un doux sourire :

— Je suis comme vous… troublée, moi aussi.

C’était charmant de confiance cet aveu imprévu. Stéphane lui demanda :

— Pourquoi êtes-vous troublée, Nausicaa ?

Elle hésita et soupira :

— Comme c’est grave de montrer le fond de soi !

— Moins grave que de montrer ses bras et ses jambes.

— Oh ! bien davantage, dit-elle. Je n’ai pas plus de pudeur pour mes bras et mes jambes que pour ma figure. Mais mon âme !… ma vie intime ! Et cependant, je suis sur le point de vous dire… ce que je ne sais pas moi-même.

— Ce que vous ne savez pas ?

— Non… ou bien alors je n’ose pas parler. C’est si déconcertant ! J’y pense depuis l’instant même de notre rencontre.

— Parlez, Nausicaa.

Elle obéit, et, en phrases brèves, toute songeuse, elle chercha à dégager pour lui, et plus encore pour elle, semblait-il, le secret de sa pensée qui balbutiait.

— Je suis troublée parce que vous êtes arrivé dans ma vie tout à coup, et que, au bout de si peu de temps, nous sommes là, tous les deux, enfermés. Je suis troublée parce que je devine votre désir… et parce que je sens le mien.

Elle baissa la voix :

— Et, parce que, si je suis sûre de résister à votre désir… je ne crois pas… je ne crois pas que je veuille résister au mien… Vous voyez combien c’est grave de se dévoiler tout entière !

Puis, vivement, elle reprit :

— Oh ! je vous en supplie, ne me jugez pas encore ! Ne prenez pas de moi une idée quelconque ! Évidemment, on vous a parlé de la Dame de la Camargue, avec mépris, peut-être… Quelque coureuse de dunes, bizarre, fantasque, pas très farouche à l’occasion. Oui, oui, je sais… Eh bien, oubliez tout cela. Ce que j’ai à vous dire sur moi, c’est autre chose. Écoutez, dans ce pays on est impressionnable, superstitieux. Je ne suis pas superstitieuse, mais, comme tout le monde à l’entour, les présages et les prédictions m’impressionnent. Or, une vieille Bohémienne m’a dit, un jour : « Ma belle demoiselle, quand le bonheur passera, vous mettrez la main dessus. » Était-ce un conseil qu’elle me donnait ? ou l’annonce d’une décision que je prendrais à une heure grave de ma vie ? Bien souvent, je me le suis demandé. Aujourd’hui, je sais… Oui, aujourd’hui, sans vous connaître et sans voir clair en moi, je suis sur le point d’agir comme si le bonheur passait, et comme si j’avais peur de le voir passer sans mettre la main sur lui.

Elle se penchait et regardait Stéphane ardemment :

— Est-ce que je me trompe ?… Doit-on se connaître davantage, et ne peut-on risquer toute sa vie sur une impression ?

Il ne comprenait pas encore bien ce qu’elle voulait dire, et, au fond, ne s’en souciait peut-être pas beaucoup. Il convoitait, comme une proie magnifique, cette belle créature, savoureuse, sensuelle, en qui s’unissaient tant d’ombre et tant de clarté, et dont il n’était éloigné que par l’épaisseur d’un vêtement que retenaient, seules, une agrafe d’argent à l’épaule gauche et une ceinture nouée à la taille. Les idées de Stéphane n’étaient jamais très nettes quand le tourbillon du désir l’entraînait.

Elle continuait, de plus en plus bas :

— On croit réfléchir… On croit obéir à sa raison… et c’est peut-être l’instinct qui commande. Mon Dieu ! ajouta-t-elle plus gaiement, comme tout s’obscurcit ! La tête me tourne. Quel vertige ! et cependant… cependant…

Elle était au seuil d’une détermination qui s’affirmait de plus en plus, et qui, dans son désarroi physique, lui semblait juste et naturelle. Stéphane attendait, avec la joie éperdue de l’homme en face de qui fléchissent toutes les résistances d’une femme. Et l’attente ne fut pas longue. Résolument, elle lui tendit les mains, avec un air d’offrande, ingénu à la fois et hardi. Quand il les eut enfermées, toutes chaudes, dans les siennes, il se rendit compte qu’elle tendait aussi les bras. Et lorsqu’il eut baisé la chair frémissante, du poignet jusqu’à l’épaule, ce fut la bouche qui se prêta aux caresses.

Jamais, lors de ses amours passées, il n’avait respiré plus profondément au cœur même d’une femme qui donne son âme et sa vie par ses lèvres entr’ouvertes. Et, néanmoins, dans cette complaisance, il y avait une certaine maladresse et comme l’étonnement d’une adolescente à qui l’on apprend des choses qu’elle ignore.

Son élan s’accompagnait d’une sorte de pudeur, et elle livrait sa bouche avec une telle naïveté qu’il se détacha pour la regarder au fond des yeux.

Il les vit, tout attendris d’une grâce si mélancolique qu’il lui en demanda la raison.

Dernière lueur de lucidité qui précède l’abandon total. On s’interroge, encore, par une curiosité suprême, et une envie passagère et presque douloureuse de se connaître avant de s’appartenir. Elle répondit, en souriant :

— Je ne suis pas triste. Mais je vais vous donner plus que vous n’attendez de moi. Je ne le regrette pas, parce que j’ai confiance en l’avenir. Tout de même, c’est dire adieu à mon passé de jeune fille ! Dans un instant, comme il sera loin, ce passé !

Elle portait sa main droite vers l’agrafe d’argent et demeurait là, en un geste gracieux d’hésitation.

Stéphane n’aurait pas eu beaucoup de mal, s’il l’avait voulu, à découvrir la signification de ces paroles, et sans doute, incrédule et sceptique, eût-il haussé les épaules. Mais toute son existence était suspendue à cette agrafe qui se défaisait, et il y attachait tant de prix qu’il voulut aider la jeune fille.

— Non, murmura-t-elle. C’est à moi d’agir, et je veux agir sans réserve.

Le manteau glissa. La ceinture se dénoua. Si grande que fût sa hâte, Stéphane suspendit son désir pour prendre de tout son regard émerveillé le corps qui se dressait, svelte et plein de grâce. Elle était comme la blanche Nausicaa, « élancée ainsi qu’une jeune tige de palmier », et si pure d’aspect que c’est à peine s’il osait effleurer de sa main tremblante la chair soyeuse des hanches et des seins. Elle frémissait sous cette main, et, confuse d’être regardée avec une telle convoitise, elle attira Stéphane contre elle en le suppliant ingénument. Aurait-il pu d’ailleurs tarder davantage ? Elle ferma les yeux, recueillie et docile. Mais quand il se fut aperçu que c’était vraiment un corps de vierge qui se livrait à lui, il l’étreignit dans un transport où il y avait autant d’amour et de tendresse que de désir victorieux,

C’est de la sorte que la Dame de la Camargue fut initiée au mystère de la volupté par le voyageur inconnu qu’elle avait choisi, et c’est dans les bras de ce voyageur que, au cours de la nuit, tandis que des bourrasques chargées de pluie rageuse accompagnaient leurs caresses, elle finit par s’endormir, heureuse, apaisée et pleinement satisfaite…

Il contempla dans la pénombre le visage aux yeux clos, tout imprégné d’une allégresse et d’une douceur sans mélange. Elle n’avait pas pleuré. Plusieurs fois, à voix basse, elle lui avait dit qu’elle ne s’était pas trompée et que l’avenir lui souriait. Il la caressa tendrement, enveloppant de sa main les formes rondes et tièdes, et il s’assoupit à son tour.

La nuit s’écoula dans un bruit d’eau qui s’abattait en masses lourdes sur le toit de roseaux tressés fin comme du chaume. Le silence, qui suivit ce déchaînement de tempête, fut si profond que Stéphane commença de se réveiller peu à peu. Il portait encore sur sa poitrine l’impression du jeune corps qui s’y était abandonné, mais, quand il eut repris conscience, il s’aperçut que le doux fardeau n’y était plus. Il allongea le bras autour de lui : personne sur le divan. S’étant levé, il constata, à la clarté des bougies vacillantes, que la pièce était vide.

Il s’enveloppa dans sa pèlerine déroulée, ouvrit la porte et appela. Aucune réponse. Sous la pluie, qui tombait maintenant molle et nonchalante, il courut jusqu’à la remise. Seul restait Sauvageon.

Indifférente à l’assaut des rafales et aux pièges de la nuit, sa maîtresse d’un soir avait disparu, en compagnie de son cheval et de son chien.

Courir après elle, dans les ténèbres, et sans même savoir la direction prise, c’eût été folie. Stéphane rentra, alimenta de bûches les braises du foyer, et retourna s’étendre sur le divan. De nouveau, les grandes flammes jouèrent au creux de la vaste cheminée. Dans cette même lumière joyeuse qu’elles répandaient, il revécut les heures divines et, amoureusement, évoqua sa mystérieuse maîtresse. Elle n’avait pas l’ampleur et la magnificence de la Vénus, et certainement point son extase impudique. Mais elle était de la même race épanouie et provocante, et la gorge surgissait avec la même fierté dans son double essor.

VII

Lœtitia.

Ainsi le rendez-vous de l’Arche-d’Ormet, dont Stéphane avait cru tirer bénéfice pour son entreprise, s’achevait en une nouvelle énigme. Qu’était cette femme que les circonstances introduisaient dans l’aventure et qu’il ne pouvait désigner que par des surnoms, Nausicaa, Dame de la Camargue ? Qui était-elle en réalité, la vagabonde, la coureuse de dunes, chercheuse de rendez-vous, indifférente à ce qu’on disait d’elle, mal famée, mais diffamée aussi puisqu’il savait qu’en se donnant à lui si généreusement elle se donnait pour la première fois ?

Il voyait assez clair pour affirmer que, si l’étrange créature n’était pas venue d’elle-même et avec la conscience très nette du rôle qu’elle tenait, elle n’ignorait point cependant que son intervention avait été déterminée par certains faits sur quoi elle possédait des indications particulières. Quels faits ? Et comment se rattachaient-ils à la Vénus dérobée, à l’élaboration de la seconde statue, et au suicide de Guillaume Bréhange ?

Durant un jour et demi, des souffles d’ouragan alternant avec des averses torrentielles, Stéphane ne quitta pas et ne songea pas à quitter l’asile où il avait goûté la joie la plus enivrante de sa vie amoureuse. Curieux de la vierge qui s’est abandonnée, il se plaisait à vivre dans son intimité, au milieu du décor composé par elle et des objets dont elle s’entourait.

Une fois épuisées les provisions des sacoches, il n’eut pas de scrupule à entamer celles qu’il trouva dans un des réduits, fromages, gâteaux secs, lait concentré, tablettes de chocolat qu’il fit fondre à la chaleur du feu et, pour Sauvageon, avoine et bottes de foin.

Quelques livres le renseignèrent sur les rêves et les inquiétudes de la jeune femme. Il y avait Daphnis et Chloé, et Manon Lescaut, et Mademoiselle de Maupin, et, à côté de cela, toute une série d’ouvrages et de romans sur la Camargue. Et puis des reproductions de la statuaire grecque et romaine, des photographies. La dernière, qui n’était pas encore placée à sa page d’album, représentait la Vénus d’Arles ! et c’était la même que celle qui avait été achetée au musée du Louvre. Quelle preuve nouvelle du rapport qui reliait entre eux tous ces épisodes d’une même histoire !

— Où que tu sois, je te retrouverai, se dit Stéphane, unissant dans sa pensée la statue cachée et la maîtresse enfuie.

Le temps se rassérénait. Stéphane partit le deuxième jour vers midi. Le matin, il avait découvert, non loin de la cabane, dans la vase épaisse d’une berge d’étang, des traces de sabot que la pluie n’avait pas délayées, et qui lui indiquaient la bonne direction. D’après la position du soleil, la Dame de la Camargue s’en serait allée vers le sud.

De ces empreintes, il en releva encore, une heure plus tard, et d’autres encore, identiques. Et ainsi, entre les étangs rapprochés, sur la terre molle et luisante, parmi les touffes d’enganes que la pluie gonflait comme des éponges, il suivait une vague piste sinueuse, plongeant parfois dans les baisses inondées d’eau.

Ignorant du vrai chemin qu’avait déplacé la galopade effrénée du vent, il se fiait à son cheval, que son instinct et des souvenirs confus, sans doute, guidaient plus sûrement. La bête s’engagea au milieu de marais inquiétants et, peut-être, évita les abîmes de boue mouvante où s’enlisent les imprudents.

Un troupeau de bœufs, au loin, s’éparpillait autour de la silhouette du gardian. Sauf cette rencontre, sauf un vol de flamants roses, quelques râles et des sarcelles, rien de vivant sur le désert.

Et trois heures s’écoulèrent ainsi. Sous le ciel, de nouveau gris et bas, Sauvageon marchait d’une allure égale et pesante, avec la tranquillité d’une bête qui sait où elle va. Stéphane ne le savait pas, lui. Il eût été aussi bien à droite qu’à gauche, et d’ailleurs, y a-t-il une droite et une gauche, pour qui tourne au hasard dans l’étendue d’un cercle ?

Parmi les brouillards de l’horizon, il aperçut quelque part un petit train qui rampait. Ailleurs, une auto. Mais n’était-ce pas une hallucination, puisque ne s’offrait aucune route, aucune ligne de chemin de fer ? Il pénétrait de plus en plus dans une région de mirage et de fantaisie, où il se risquait à la poursuite de quelque fée invisible.

L’aspect de la nature semblait, du reste, changer. Une ombre de végétation verdoyait aux rameaux des arbustes. Les tamaris devenaient plus fournis. Des pentes douces le menèrent dans un bois de bouleaux. Le sol redescendit, puis remonta. Et une longue barre traversa l’espace devant lui, à une lieue ou deux de distance, comme si une muraille courait au ras du sol.

Une heure plus tard, ce fut encore un bouleversement des choses. Le sol de boues durcies ou de sables humides, délivré de l’eau envahissante, consolidé par des pierres, s’élevait insensiblement, dans un désordre de chaos, qui prenait forme parmi les brumes désagrégées. Il atteignait le pied d’on ne sait quelle construction. Falaise ou digue ? Muraille cyclopéenne ?

Rempart inaccessible, en tout cas, composé de blocs en équilibre, creusé de fissures que le mistral nettoyait de toute herbe et de toute plante. Et par-dessus cet amoncellement de douze ou quinze mètres de hauteur, on voyait de puissants rameaux de pins parasols qui dépassaient.

Si la fugitive avait précédé Stéphane sur les mêmes pistes, elle avait dû contourner l’obstacle, bifurquer à droite ou à gauche. Au hasard, il choisit la droite et, tenant la bride de Sauvageon, il marcha au milieu d’éboulements que la marée des eaux déchaînées par la tempête avait dû battre souvent de ses flots salés.

Il peinait. L’expédition devenait âpre et fatigante. À ce moment, un incident se produisit qui ajouta à son désarroi. Sauvageon, astucieux et sournois comme beaucoup de Camarguais, profita de quelques secondes où Stéphane passait la bride d’un bras à l’autre, pour reculer d’un bond. La bride sauta. Sauvageon pivota sur lui-même et se mit à trottiner sur la piste qu’il venait de suivre sous le rempart. Aucun espoir de le rattraper. Il emportait les sacoches et la pèlerine.

Stéphane, qui se décourageait, retrouva toute son ardeur. La digue énorme, d’ailleurs, commençait à s’infléchir vers le sud, et il semblait à Stéphane que chaque pas le rapprochait du but qu’il ne connaissait point.

Encore un effort, et puis un autre…

Il ne s’était pas trompé. Tout d’un coup, sans qu’aucun pressentiment l’en eût averti, la mer se découvrit, grise, immobile, glacée d’aspect sous un ciel de métal, et infinie.

La muraille aboutissait là, du moins dans sa partie infranchissable, car elle se prolongeait vers la droite, plus basse et selon la courbe des plages que vient baigner la Méditerranée.

Il se reposa un moment. Il était cinq heures. Le jour s’était assombri. Puis il descendit sur un sable constellé de parcelles brillantes comme des grains de mica.

À gauche, à l’intérieur du rempart qu’il avait dépassé, et qui semblait l’enceinte d’un domaine isolé, un poteau portait cette inscription : « Jardin des Hespérides ». Des masses noires de pins d’Alep, abrités du nord, s’amoncelaient sur une terrasse, et paraissaient arrangés selon l’architecture d’un jardin qu’il ne discernait point. La terrasse, haute d’une dizaine de mètres, bordait la conque d’une baie et la conque d’une autre baie, que l’on devinait par-dessus un promontoire. Et, immédiatement en face de Stéphane, avançait dans la mer un petit môle auquel étaient amarrés un yacht luisant et fin et une péniche courte et trapue. Il lut le nom du môle : pointe de Minerve. Il lut le nom du yacht « Le Castor ».

— Minerve… Castor, se dit Stéphane… Toujours des noms mythologiques… Le cheval s’appelle « Bucéphale », la cabane est celle d’Amalthée, et le domaine est le Jardin des Hespérides. Mon intuition ne fut-elle pas juste quand je l’ai nommée, elle, Nausicaa ?

Il n’y avait personne. Sur la terrasse, sur la plage assombrie, sur la vaste mer, personne. Il s’approcha et gagna le môle. Deux bancs y étaient disposés.

Mais, s’étant penché pour observer les deux embarcations, il retint un cri de stupeur. Sur le pont du yacht près de la passerelle, deux grosses valises de cuir s’appuyaient l’une contre l’autre. Et ces valises, il les reconnaissait. C’étaient les siennes, celles qu’il avait envoyées d’avance en gare de Port-Saint-Louis-du-Rhône.

Il dégringola de la jetée par des crampons de fer scellés au mur et sauta sur le pont. Aucun doute possible. De vieilles étiquettes, collées au cuir, rappelaient ses voyages récents ! Des initiales étaient gravées : les siennes !

Stéphane se plaisait trop à ces jeux du hasard pour en chercher l’explication, et ne point leur laisser cette apparence merveilleuse qui en faisait l’agrément. La série des phénomènes continuait. Il n’y avait qu’à se laisser bercer au rythme d’événements, dont il goûtait fortement la saveur.

Il visita le yacht, vedette transformée, à puissant moteur, qui contenait une salle à manger et un salon exigu. Dans la péniche voisine, trois cabines confortables étaient aménagées, où il vit des ouvrages de femme et quelques livres spéciaux, comme les Liaisons dangereuses et les Contes drôlatiques.

Il se sentait tellement à l’aise et loin de tout, qu’il alla chercher ses valises, s’offrit une douche dans un recoin fort bien agencé, changea de vêtements, mangea ce qu’il trouva dans la cuisine du yacht, éteignit la lampe allumée, et s’endormit au creux d’un fauteuil.

Le bruit d’un moteur le réveilla. Dans l’obscurité du soir, il perçut le halètement lointain d’un canot automobile et vit le fanal qui veillait à l’avant. Le canot dut atterrir sur l’autre versant du promontoire. Il vit aussi des silhouettes d’hommes, qui montaient sur la terrasse, à cinq ou six cents mètres de distance, et qui se rapprochaient en se servant, sans doute, du fanal. Neuf heures sonnèrent à une horloge. La lumière glissait le long du parapet.

Stéphane monta, de son côté, par un escalier qui tournait dans le mur de la terrasse, et qui faisait pendant à l’autre. Une large avenue traversait le bois touffu des pins parasols, et le conduisit aux pelouses qui ornaient la terrasse. Tout au bout, des lumières brillaient aux fenêtres d’un bâtiment, château ou maison, dont on distinguait la masse allongée.

Pour n’être pas vu, Stéphane se glissa le long des haies d’arbustes taillés, et il arriva ainsi sur un terre-plein peu élevé d’où il dominait la partie de la terrasse qui s’étendait cent mètres plus loin, devant le château, en face de la mer.

Elle était animée par des groupes de jeunes femmes et d’officiers de marine qui s’y promenaient sous la lueur des torches. Une musique douce s’éleva, musique de mandoline que jouait une lourde gitane en noir, assise sur le perron, et qu’elle accompagnait d’une voix grave de contralto.

Quand elle eut fini, elle joua un tango que quatre couples dansèrent, quatre femmes, vêtues de blanc, et quatre officiers. Un cinquième officier chantait en anglais avec des intonations pâmées et sensuelles, d’une poésie vulgaire et prenante.

Durant deux heures, on dansa. Un vieux domestique à costume de gitane offrait des coupes de champagne.

Stéphane ne doutait pas que la Dame de la Camargue ne fût parmi les femmes. Mais comment la reconnaître ? Toutes les quatre, de loin, paraissaient également flexibles, onduleuses et pleines de grâce, et tour à tour chacune d’elles lui donnait l’impression qu’il voyait sa maîtresse d’un soir. Quand elles se présentèrent toutes quatre en une danse rythmique, ce fut un enchantement. Stéphane admirait indifféremment la distinction de leurs gestes, la chasteté de leurs attitudes et la légèreté de leurs évolutions. Leurs jambes et leurs bras apparaissaient nus sous le voile impalpable de leurs tuniques grecques.

Au dernier coup de minuit que sonna l’horloge du château, les lumières s’éteignirent et les officiers s’en allèrent. Dix minutes plus tard, le fanal du canot glissait sur la mer, au milieu des détonations du moteur.

La magie de tant de beauté radieuse retint Stéphane dans le jardin, tout ému par le souvenir du joli corps qu’il avait pressé contre lui, et par l’espoir de le saisir de nouveau entre ses bras. Son cœur battait davantage à chaque pas qu’il faisait vers la demeure inconnue. Cette journée de miracles ne s’achèverait-elle pas sur le miracle suprême de trouver là l’ensorcelante et naïve Dame de la Camargue ? Il y croyait fermement.

Des volets furent clos. Au premier étage, trois fenêtres, puis deux, restèrent allumées. Bientôt il n’y en eut plus qu’une. Au balcon s’appuyait une silhouette blanche. Il sortit de l’ombre et passa entre des massifs d’arbustes et les fenêtres du rez-de-chaussée. Il était impossible qu’elle ne le remarquât pas.

Il fit un geste de la main. Elle chuchota quelques mots qu’il ne put entendre et elle rentra dans la chambre. Il attendit un moment. Tout fut éteint. Puis il vit quelque chose qui descendait le long du mur. C’était une échelle de corde. Quand elle fut assujettie là-haut et qu’il en eut éprouvé la résistance, il monta et avisa dans les ténèbres la forme blanche. Deux bras l’étreignirent et une bouche lui donna un baiser frais, parfumé, qui lui sembla plus frais et plus imprégné de parfums de fleurs que tous les baisers qu’il eût jamais reçus.

Il l’interrompit pour dire toute sa joie :

— Nausicaa !… comme je suis heureux, chère Nausicaa !

Elle frissonna contre lui et l’excès de son plaisir dut la faire souffrir, car elle eut un mouvement insolite pour se dégager, comme si elle voulait reprendre conscience avant de s’abandonner. Il la retint prisonnière, et, quoiqu’elle s’efforçât de rejeter son buste en arrière, il l’attirait avec un tel désir que la bouche qui se dérobait fût prise de nouveau.

Elle balbutiait éperdue :

— Je vous en prie… je vous en prie…

Mais son corps défaillait. Ses jambes fléchirent. Elle s’agenouilla sur un lit de coussins proche, s’y étendit soudain avec la résolution farouche du consentement et bientôt ne fut plus que gémissement et pâmoison.

Sans doute avait-elle épuisé d’un coup toutes les raisons incompréhensibles de sa vaine résistance, car elle ne laissa pas à son amant le loisir de parler. Elle semblait hostile à toute explication et ne répondait que par un redoublement de caresses et des exigences auxquelles il cédait avec un ravissement étonné.

— Nausicaa… chère Nausicaa… l’amour vous a déjà toute changée.

Il retrouvait une maîtresse plus experte et plus ingénieuse, avec un corps plus sensible et des formes plus pleines. Et toujours cette fraîcheur du baiser…

Elle quitta le lit et alla doucement ouvrir la fenêtre et accrocher l’échelle, Elle avait recouvert sa nudité d’une longue chemise. Stéphane l’ayant rejointe, elle lui entoura le cou de ses deux bras et dit, d’une voix basse et enjouée :

— J’ai quelque chose à vous avouer, mon ami. Mais la confidence est si terrible que je n’ose pas…

— Osez, ma chère Nausicaa…

— Je ne m’appelle pas de ce nom.

— Je le suppose bien. Mais je ne connais que celui-là… ou que Dame de la Camargue.

— Je ne suis pas cette jolie Dame, non plus ; il faut, avant de partir, que vous le sachiez… et aussi que je vous voie, mon amant…

De sa main tendue vers une lampe, elle alluma. Ce n’était pas, en effet, celle qu’il appelait la Dame de la Camargue, ou Nausicaa. Elle lui ressemblait un peu de visage, et le corps, sous la chemise impalpable, ne différait guère du corps de Nausicaa, mais ce n’était pas elle.

Stéphane la contempla, stupéfait. Elle se mit à rire :

— Vous en cherchiez une autre, et moi j’en attendais un autre. Vous êtes témoin que, dès le début, quand j’ai compris mon erreur, j’ai résisté. Mais, que voulez-vous, il y a des limites à tout. Et vous avez employé des arguments qui ont eu raison de ma vertu. Je ne le regrette pas. Et vous, monsieur mon amant, vous n’êtes pas trop déçu ?

Elle le menait vers la fenêtre. Elle l’enlaça :

— Le dernier baiser, mon ami.

Ce fut long et cela s’acheva en d’autres caresses qui retardèrent une séparation que ni l’un ni l’autre n’acceptaient de bonne grâce.

— Dites-moi votre nom, je vous en supplie, demanda-t-il.

— Lœtitia… Seulement il faut oublier… et oublier toute cette nuit. Nous avons fait une folie… Que personne n’en souffre… Adieu… Un baiser encore… le vrai dernier.

Il se laissait faire, sans plus songer à la questionner davantage. Il embrassa les lèvres si fraîches. Il enjamba le balcon. Il était abasourdi.

Ce n’est qu’à la fraîcheur de la nuit que Stéphane recouvra son aplomb et qu’à son retour il s’amusa de l’aventure. La jeune femme avait dit vrai en invoquant leur méprise réciproque, et en rappelant son effort initial pour le repousser. La faute commise, autant s’y complaire avant de la révéler. Elle s’y était complu sans réserve, Stéphane également.

— Allons, se dit-il en riant, voilà une énigme de plus ! Quelle est cette femme qui semble si peu embarrassée d’une erreur, assez considérable cependant, et qui ne s’inquiète pas plus de mon nom que si elle le connaissait déjà ? Que de miracles encore ! Celui-ci n’est pas le moins agréable et termine bien la journée.

Il se trompait. Un autre miracle l’attendait dont il n’eut pas à se réjouir. Presque en bas des crampons de fer par où il atteignait le pont du Castor, il reçut à la jambe un choc si violent qu’il dut lâcher prise et tomba. Un homme se jeta aussitôt sur lui et le saisit à la gorge, cherchant à l’étrangler.

Il lutta désespérément. L’agresseur était solide et serrait avec des doigts puissants. Malgré tout, comme ils roulaient sur le parquet, Stéphane réussit à sortir un revolver et tira, sans pouvoir viser. Aussitôt, l’homme se dégagea, recula d’un pas ou deux, et, s’élançant de nouveau, frappa Stéphane à la tête, avec l’instrument dont il s’était servi pour le frapper déjà à la jambe.

Stéphane fut étourdi. Dans un effort suprême, il tira une seconde balle. L’individu, effrayé, sauta par-dessus le bastingage et plongea dans la mer.

Stéphane resta dix minutes assis au pied d’un mât et tenant son revolver, au cas d’un retour offensif. Mais ses idées s’embrouillaient. Un afflux de sang montait à son crâne douloureux, tandis qu’il se répétait avec opiniâtreté et d’une voix de plus en plus faible :

— Il ne faut pas qu’on sache que j’ai été attaqué. Il ne le faut pas.

Sa pensée confondait les deux femmes qu’il ne voulait pas inquiéter… ses deux maîtresses… la Dame de la Camargue… et puis l’autre… Lœtitia, qui avait les lèvres si fraîches.

Aux premières lueurs de l’aube naissante, quelqu’un vint, qui sifflotait comme un homme qui flâne en se rendant à son travail quotidien. Il descendit l’échelle. Il portait une vareuse de matelot, avec des boutons de métal.

Il aperçut le blessé et se récria.

Stéphane eut le temps de balbutier :

— Je suis tombé. Ma tête a porté je ne sais où…

— Vous en faites pas, mon bon monsieur, lui dit l’homme en le relevant, Solari va vous soigner. Solari, c’est moi, le patron du Castor, je devrais dire le mécanicien, car je suffis à tout, avec un camarade.

Mais Stéphane n’écoutait pas. Il s’était évanoui.

VIII

Véronique.

Au sortir de sa torpeur, soulevant un peu les paupières, Stéphane se rend compte qu’il est couché dans la plus grande cabine de la péniche. Toute la clarté d’un ciel ensoleillé se répand par la fenêtre, et un miroir reflète la mer bleue.

Il lui semble que ce miroir, placé sur un pan coupé, lui renvoie aussi l’image d’une femme assise à côté de lui. Pour s’en assurer, il lui faudrait tourner la tête, ce qu’il évite de faire, autant par lassitude que par indifférence.

Il s’assoupit encore un peu, et, dans son demi-sommeil, il sent que des mains adroites lavent délicatement la blessure de sa tête et la couvrent d’un pansement humide. Il ouvre les yeux. Une femme est debout, qu’il ne connaît pas. Elle a des yeux noirs, brûlés de fièvre, une figure pâle, une beauté énergique et intelligente. Elle porte une blouse blanche d’infirmière et un faux col souple, à la façon d’un homme.

Elle lui dit :

— Je ne vous fais pas de mal ?

D’un signe, il affirme que non.

— Vous souffrez, n’est-ce pas ?

Il fait signe que oui.

— Ce sont de ces coups très pénibles, mais sans conséquences. Confiez-vous à moi. J’ai l’habitude.

Après une heure ou deux de silence, la porte s’ouvre doucement. Par la glace il voit une autre femme qui passe la tête avec précaution. C’est la femme qui, la veille au soir, l’accueillit dans sa chambre, Lœtitia.

Curieuse, inquiète, elle chuchote :

— Irène !

L’infirmière lui dit :

— Tu peux entrer, Lœtitia.

Elle se glisse sans bruit dans la cabine. Elle est habillée comme l’était la Dame de la Camargue, mais avec des vêtements plus amples et de teinte brune. Elle est moins blonde que la Dame, d’aspect moins juvénile, un peu plus grande peut-être. Les épaules sont découvertes.

Elles ont, à voix basse, une conversation dont il perçoit quelques phrases :

— Tu es sûre, Irène, que ce n’est rien ?

— Rien. Deux ou trois jours de grande fatigue, d’étourdissement. Mais il aurait pu se tuer.

— Ah ! tais-toi, Irène. Alors, es-tu d’avis que je prévienne Véronique ?

— Attendons cet après-midi.

— Chère Véronique… que va-t-elle dire en apprenant qu’il est blessé ?

— Ne la quitte pas, Lœtitia.

— Non. Je l’empêcherai de vagabonder en Camargue, aujourd’hui. Elle soignait Bucéphale tout à l’heure. Veux-tu que je t’envoie quelqu’un pour t’aider ?

— Qui ?

— Séphora, par exemple ?

— Inutile. J’ai rangé dans le placard les affaires d’une des valises. L’autre n’était pas ouverte.

Lœtitia s’éloigne.

Stéphane essaye de réfléchir et de coordonner les faits.

— Le vrai nom de Nausicaa est Véronique. Elle ignore que je suis arrivé ici. Elle a une sœur qui s’appelle Lœtitia, la femme de cette nuit, et qui semble la chérir.

Son sommeil n’est plus interrompu que par les verres d’eau qu’il boit et par la sonnerie de certaines heures qui parviennent jusqu’à lui… Midi… trois heures…

C’est un peu après cinq heures que la porte est rouverte. Irène s’en va. Plus tard, il a l’impression qu’on le touche. Il discerne alors des cheveux blonds penchés sur sa main, et il sent des lèvres chaudes qui la baisent, et des larmes qui la mouillent.

— C’est vous, Véronique ?

Elle soupira, effarée :

— Ah ! mon chéri ! ah ! mon chéri ! Oui… c’est moi… Véronique… On a donc prononcé mon nom devant vous ? Ah ! mon chéri, tout cela est de ma faute… Pourquoi vous ai-je quitté ?… J’ai voulu savoir si vous me chercheriez. Je vous demande pardon…

— Après ce qui s’était passé entre nous, Véronique, comment pouviez-vous douter que je vous chercherais ? Mais si je ne vous avais pas retrouvée ?

— Oh ! cela, ce n’était pas possible.

— Pourquoi ?

— J’avais pris Sauvageon, vous laissant Bucéphale, et, comme il ne se trompe jamais de chemin, je ne m’inquiétais pas.

La phrase fut prononcée si simplement qu’ils se mirent à rire tous les deux.

— Comment ! c’était Bucéphale ?… Je ne me suis aperçu de rien.

Leurs mains s’enlacent. Ils sont seuls dans la cabine. Elle le regarde avec une tendresse indicible.

— Vous êtes plus belle encore que je ne croyais, Véronique.

Au bout d’un instant, il murmure :

— Lœtitia ?… C’est votre sœur, n’est-ce pas ?

— Oui. Qu’elle est admirable, n’est-ce pas ? J’ai deux autres sœurs… Élianthe qui est au château… et Flavie qui voyage en Espagne.

— Je suis sûr que vous êtes la plus belle.

— Pas quand je suis auprès de mes sœurs, s’écrie la jeune femme dans un élan de conviction. Si vous voyiez Élianthe… et Flavie surtout. C’est à se mettre à genoux devant elle…

— Elle est peut-être plus belle que vous, Véronique, mais vous êtes plus belle qu’elle.

Elle traduisit tout bas, citant le vers même d’Ovide :

« — Pulchrior hæc illa est ; hæc est quoque pulchrior illa. »

— Comment, dit-il en riant, vous savez aussi le latin ?

— Oui, mais je vous fais parler, et Irène me grondera.

— Irène ?… l’infirmière ?

— C’est une étrangère que ma sœur Élianthe a connue en Italie et qui est devenue son amie… Irène Karef.

— Et vos parents, Véronique ?

— Nous sommes orphelines. Nous vivons au château d’Esmiane, que nous avons appelé le château des Hespérides. Nous y vivons avec notre tuteur, Zoris, et une gouvernante, Séphora l’Égyptienne, qui s’occupe de tout, qui règle la vie, tient la caisse, et nous enseigne la danse.

— Et joue de la mandoline, sans doute ?

— Comment le savez-vous ?

— Hier soir je vous ai vues de loin, qui dansiez sur la terrasse.

— Mon Dieu ! si je l’avais su ! Mais il fallait venir à moi !… C’étaient des amis d’Élianthe et d’Irène, des officiers de marine. Pourquoi n’êtes-vous pas venu vers moi, mon chéri ?

Stéphane pense longtemps à cette phrase. Ainsi, elle aurait voulu qu’il vînt vers elle, devant tous ! Au fond, il ne comprend rien à ce qui se passe dans ce château, ni aux rapports de ces jeunes femmes entre elles, ou avec le reste du monde, et il ne tient pas à comprendre : cela fait partie de la vie mystérieuse à laquelle le destin le mêle de façon si déconcertante et d’où il ne veut pas s’évader.

Le soir arrive. Irène Karef vient faire le pansement.

Stéphane souffre moins, mais la tête est lourde encore et le cerveau confus. Elle allume la lampe, la voile d’un abat-jour épais, prépare une potion et recommande le silence. Puis, une cigarette aux lèvres, elle s’en va.

Il demeure ainsi, dans une prostration somnolente, sans la moindre fièvre, incapable de réfléchir, mais conservant une acuité extraordinaire de perception. Toutes les heures sonnent pour lui, toutes les odeurs flottent, et tous les bruits rôdent et l’assiègent.

L’un d’eux, lointain, le berce, porté par la mer, un bruit cadencé et sourd, moelleux comme le vol d’un oiseau de nuit. Cela s’approche lentement. Cela côtoie le môle, effleure la coque de la péniche, et s’immobilise. Pas tout à fait. La respiration de la mer produit d’imperceptibles chocs entre ce qui est survenu et le bois de la péniche.

Véronique ne bouge pas, endormie dans un fauteuil.

Par la fenêtre, qui n’est pas entièrement close, Stéphane sent qu’un peu plus de fraîcheur se glisse. L’a-t-on ouverte davantage ? Mais, si on l’a ouverte davantage, ce ne peut être que du dehors, puisque Véronique dort et que, lui, il ne peut remuer ?

Il tâche de fixer son attention défaillante sur ce point de la cabine. Il est persuadé que, de l’autre côté, des yeux invisibles affrontent les siens, oui, les yeux de quelqu’un qui est debout dans une barque, le visage collé à la vitre, et qui l’observe, lui, et qui scrute la cabine à demi obscure.

Mais que lui veut-on ? Pourquoi cet affût dans la nuit ? Cette menace impalpable et sournoise ? Il attend.

Après dix minutes, vingt minutes, un bras s’infiltre sous le battant ouvert. Est-ce bien un bras ? Oui. Il distingue une manche d’homme et la courbure d’un bras qui se meut vers un but. Il distingue une main, des doigts qui tiennent quelque chose et qui se dirigent — avec quelles précautions ! — jusqu’au-dessus du bol de la potion préparée par Irène. Une pause. Puis la main se renverse. Un jet de liquide brun tombe d’un flacon.

Stéphane, les poings crispés, se concentre, de toutes ses forces.

— Il faut le saisir… Il faut savoir… Si je tarde, il va disparaître.

Mais il n’a pas l’énergie de faire un seul geste, et non plus de crier et d’appeler Véronique.

Et ainsi, la vision se déroule jusqu’à sa fin logique. Le bras recule. Le battant de la fenêtre est repoussé. La barque ennemie s’éloigne de la péniche. Le bruit des avirons frôle la mer. Et tout rentre dans le silence, et s’évanouit peu à peu dans le cerveau de Stéphane, comme le souvenir d’un fait qui n’a peut-être pas eu lieu.

— Vous n’avez pas bu votre potion ? lui dit Irène Karef, à sa visite du matin. Voulez-vous la prendre maintenant ?

Il refuse d’un signe. Elle insiste.

— Alors dans deux ou trois heures, n’est-ce pas ? Vous y veillerez, Séphora ?

Désirant que Véronique aille se reposer, elle a amené Séphora l’Égyptienne qui est une grande femme d’une quarantaine d’années, trop forte, à figure de gitane, avec un fichu de soie noire sur la tête et un châle de soie orange sur sa poitrine.

Aux jambes aussi, de la soie. Ses bras sont encerclés de tout un jeu de bracelets d’or, sertis d’admirables pierres multicolores, à taille ancienne, rubis, émeraudes, saphirs qui, s’ils sont vrais, représentent une fortune.

Seule avec Stéphane, elle se met à tricoter. Ses magnifiques yeux noirs ont une dureté qu’adoucit l’incroyable longueur des cils. Son masque grave, austère même, ne se détend jamais. Plusieurs fois, elle rencontre le regard du jeune homme. Aussitôt, le voile des cils s’abaisse.

— Ainsi, songe Stéphane distraitement, elles sont cinq au château qui savent ma présence ici… Les trois sœurs, Irène Karef, la gouvernante Séphora. Qui suis-je pour elles ? Qui suis-je pour celle-là ? Un intrus ? un ennemi ?

Rêvasseries incohérentes, auxquelles il ne donne pas de conclusion. Il est étonné de s’apercevoir que, sans un mot, Séphora lui a pris la main. Elle se penche sur la paume dont elle suit les lignes avec l’une des longues aiguilles de son tricot. Elle est absorbée. Un parfum de santal et de musc, trop violent, émane d’elle.

Il se prête à l’examen, tout en considérant, une à une, les pierres précieuses des bracelets. Aucune d’elles n’est fausse, cela ne fait pas le moindre doute. Mais il tressaille soudain. Entre les cercles lourds, sur la chair brune et grasse, il aperçoit un simple petit cercle de corail rose, clos par un fermoir d’argent guilloché. Or, parmi les bijoux, objets de vitrine, ou bibelots sans valeur, qu’on laisse traîner, il a trouvé, dans les tiroirs de son père, le même modèle de petit cercle en corail rose que clôt un fermoir d’argent guilloché.

— Un souvenir ? fait-il en désignant le corail rose.

Elle ne répond pas, toujours inclinée et quand elle a fini, elle se lève et ne dit rien. Irène Karef et Véronique revenaient ensemble et Irène s’écrie, en riant :

— Ah ! à la bonne heure ! Vous avez bu votre potion. Vous allez beaucoup mieux déjà, n’est-ce pas ?

Il a un frisson et s’interroge. Il ne se rappelle nullement avoir avalé cette drogue.

Irène félicite l’Égyptienne.

— Un bon point, Séphora, car c’est vous qui l’avez fait boire ?

Elle répond :

— C’est moi.

Le ton est évasif, mais elle n’a pas détourné les yeux.

Stéphane se demande :

— Ai-je bu réellement, à mon insu ? Si j’ai bu, c’est qu’on n’y avait pas jeté de poison, et que, cette nuit, j’ai été victime d’une hallucination, ce qui est possible, après tout.

Mais, au fond de lui, il est convaincu qu’il n’a pas touché au bol, et, s’il n’y a pas touché, c’est donc que Séphora en a jeté le contenu. Comment savait-elle qu’il fallait le jeter ? Et pourquoi a-t-elle agi ainsi ?

Le soir, après une journée encore languissante, Stéphane se sent mieux. Il a moins de vertiges et s’alimente avec plaisir. Il écrit même à son vieil ami, le docteur Gassier, et le met au courant.

Le quatrième matin qui suit sa blessure, étant seul, il se lève, et, chancelant encore, se dirige vers le pont.

Véronique, qui arrive avec sa sœur Lœtitia et avec l’Égyptienne, le surprend allongé sur un rocking-chair au soleil, et elle en est si ravie qu’elle se précipite et balbutie, en le tutoyant :

— Ah ! mon chéri… mon chéri… tu te sens tout à fait bien, maintenant, n’est-ce pas ? Comme je suis contente ! Mais contente au delà de tout, mon chéri… Tu ne peux pas imaginer…

Elle lui couvre le visage de baisers. Elle lui offre ses lèvres et le serre passionnément dans ses bras.

Lœtitia sourit, comme une aînée qui prend sa part du bonheur exubérant de sa Sœur.

Une expression cordiale anime la face sévère de Séphora.

Dominant la péniche, sur la dunette du Castor, le patron Solari et son camarade du yacht s’arrêtent d’astiquer et semblent tout émus.

« J’achève ma lettre, mon cher docteur. Avez-vous compris quelque chose à cette succession vertigineuse de prodiges que je viens de vous narrer, et dont le moindre n’est pas cette histoire de corail rose ? Moi, rien du tout. Il faudra pourtant que je me décide à allumer ma lanterne, si fort que je me délecte dans ces ténèbres.

« Et puis, que je le veuille ou non, j’ai lu, tout à l’heure, dans les yeux de Véronique, qu’elle était résolue à n’avoir plus aucun ménagement pour mon repos de convalescent, et qu’elle entendait bien que la nuit prochaine complétât son éducation commencée dans la cabane, au bruit de l’ouragan. Je m’y résigne avec enthousiasme, croyez-le. Mais, tout de même, durant ces nuits successives, il n’y aura pas que des actes. On parlera. Et je ne manquerai point de dire à Véronique cette phrase qui s’impose à moi depuis le premier jour : « Pourquoi vous êtes-vous donnée, Véronique ? » Et ainsi, mon cher docteur, nous devons admettre que tous ces brouillards romantiques et troublants se dissiperont aux rayons d’une réalité plutôt banale. Ce sera l’objet d’une autre lettre.

« D’une autre lettre ? direz-vous. Comment ! il y a donc une poste dans ce pays perdu ? Une poste ? et des levées ? et un facteur ? » Il y paraît, mon cher docteur, puisque le patron Solari attend cette missive avec impatience.

« Un mot encore, cependant ! Ne soyez pas inquiet. Je ne cours aucun danger, pour cette raison que je suis prudent. Un homme averti en vaut deux. Or, j’ai été doublement averti, puisqu’il y a eu double tentative. Ainsi, je me tiens sur mes gardes. La porte de ma cabine est toujours fermée, et j’ai un bon revolver dans ma poche… »

IX

Élianthe.

Jardin des Hespérides, 20 mai.
« Mon cher docteur,

« Toute la documentation historique, toutes les études effectuées sur les ruines que l’on a découvertes soit dans la mer proche, soit dans la région, tendent à prouver que, à l’époque des Romains, l’espace qui s’étend entre les deux branches du Rhône n’était qu’une vaste forêt, de quelques mètres plus élevée que le niveau actuel de la Camargue. À tel moment et à la suite de tel cataclysme que l’on ignore, et qui provoqua un affaissement, tout le delta fut submergé.

« Tout le delta ? Non. Il est un point de la côte qui, lors du cataclysme initial, ne céda pas, un point d’affleurement rocheux, qui demeura ferme au-dessus du champ de bataille inférieur où s’affrontèrent le flot bientôt immobilisé en étangs et en marais, et le Rhône toujours plus envahissant avec ses sables et son limon.

« Le point de stabilité et de domination, c’est l’îlot de granit long de trois kilomètres qui borde le rivage comme une petite falaise, et qui monte en pentes douces jusqu’à vingt-cinq ou trente mètres d’altitude. Il est à peu près certain qu’aux temps romains, et même liguriens, il formait déjà un domaine particulier, et que l’enceinte de pierres et de blocs énormes que l’on retrouve a fortement contribué à le rendre inexpugnable aux assauts des éléments. Quoi qu’il en soit, au xive siècle, le cartulaire d’une abbaye provençale évoque le domaine d’Esmiane. Ce nom d’Esmiane, il le porte encore aujourd’hui.

« Les archives de la famille d’Esmiane ayant été détruites, lors de l’incendie du château sous Louis XV, on sait seulement qu’au milieu du siècle dernier, Raymond d’Esmiane, gentilhomme ruiné, émigra en Grèce, devint Raymond Desmianos, et que son petit-fils, Georges, dirigeait à Athènes, en 1900, la puissante banque « Desmianos et Zoris ».

« Georges épouse une riche Grecque d’Asie Mineure, dont il a quatre filles, Flavie, Élianthe, Lœtitia et Véronique. Sa femme meurt à la fin de la guerre. En 1919, Georges Desmianos, qui reprend le vieux nom de d’Esmiane, débarque en France avec ses quatre filles. La demeure ancestrale n’a pas changé de mains. Il restaure le château, se construit un pavillon, et, deux ans plus tard, meurt subitement.

« Voilà pour le passé. Le présent ? Un merveilleux jardin à l’italienne escalade le flanc du coteau, dans un cadre de pins parasols. De beaux vases sculptés alternant avec des pierres debout, véritables dolmens du pays, ornent la partie plane, terrasse et pelouse, qui mène à un vieux château, très simple de lignes. De la terrasse, on domine les deux baies que sépare le promontoire et, à droite et à gauche, les ondulations du rivage. C’est là, dans ce petit royaume, fortifié pourrait-on dire, où l’on parvient si difficilement du côté de la terre qu’il est permis de le considérer comme inaccessible, c’est là, entre mer et Camargue, que les quatre filles poussent en liberté, sans entraves ni direction, suivant les mouvements de leurs natures.

« De surveillance, point. Il y a bien Zoris, l’ancien associé du père, qui a liquidé la Banque d’Athènes, qui leur sert en quelque sorte de tuteur, gère leur fortune, et subvient sans compter, par l’intermédiaire de la gouvernante Séphora, à tous leurs besoins et caprices. Mais ce Zoris, qui habite le pavillon isolé — je lui ai été présenté fortuitement dans les bois, par Véronique, c’est un homme à cheveux blancs et à barbe blanche, taillée en pointe, jeune encore, maladif d’aspect, et qui a été fort aimable avec moi, comme on le serait avec un futur gendre dont la demande en mariage vient d’être agréée — ce Zoris ne s’est occupé de ses quatre pupilles que pour leur faire, en langue grecque d’autrefois, des cours d’esthétique et de morale épicurienne où il exalte la beauté corporelle, les exercices physiques, les déesses de l’Olympe, les mérites du paganisme et le siècle de Périclès et de Phidias…

« Qu’est-il résulté de cette éducation, où, je ne sais trop pourquoi, j’aurais quelque tendance à voir comme une secrète pensée de démoralisation ?

« Tout d’abord, à vingt ans, Flavie, l’aînée, quitte le château où elle ne vient qu’à de longs intervalles. Pourquoi ce départ, et que fait-elle à l’étranger ? Désir d’échapper à l’influence de Zoris ? Je ne pourrais le dire.

« Sur les trois autres, cette influence s’est exercée librement, quoique je ne pense pas que leurs idées sur le paganisme soient très nettes. Elles ont, certes, adopté des noms. Il y a le promontoire de Leucade et la grotte d’Andromède, et le môle où s’attache le Castor s’appelle la pointe de Minerve. Mais ce sont là jeux et fantaisies. Ce qui est plus caractéristique, c’est que toutes trois, tour à tour et selon leur âge, mènent la vie la plus indépendante. Élianthe et Lœtitia achètent un bateau de plaisance, choisissant ainsi l’espace libre de la mer. Véronique, terrienne et solitaire, s’éprend de la Camargue.

« Sur la vie intime de Lœtitia, je n’ose affirmer rien de précis, sauf qu’elle m’a reçu en place d’un amant qu’elle attendait, et sauf que je l’ai aperçue en compagnie d’une adorable enfant de trois à quatre ans, sa fille, qui est en nourrice quelque part, m’a dit Véronique sans le moindre embarras.

« Élianthe ? Le hasard ne m’a pas mis en face d’elle. Elle se promène beaucoup en mer avec son amie Irène Karef, l’étrangère à poitrine plate et cigarette aux lèvres qu’elle a ramenée un jour d’Italie et qui me semble un être assez équivoque.

« J’ai visité le rez-de-chaussée du château, de vastes salons, avec de très beaux meubles anciens disposés avec goût dans des pièces sobres que font valoir leurs lignes pures.

« À l’autre extrémité, une aile comprend la chambre et le boudoir de la gouvernante Séphora. Elle y vit tout à fait à part. Elle y a même un petit jardin personnel, à l’abri de haïes et de massifs.

« Le personnel se compose de domestiques grecs assez rébarbatifs et d’un quarteron de romanichels embauchés aux Saintes-Maries. On a mis à ma disposition une petite gitane qui s’occupe de ma nourriture et de mon logement. Car je suis chez moi, n’ayant voulu habiter la péniche qu’après l’avoir achetée et payée à Séphora.

« Le ravitaillement se fait par mer, grâce au Castor, qui, trois fois la semaine, dès l’aurore, file vers Marseille ou Port-Saint-Louis, où Solari fait les courses et recueille la correspondance.

« Et ainsi, depuis quinze jours, au vu et au su de tous ces gens, je mène près de ma chère Véronique une existence délicieuse. C’est la femme la plus charmante qui soit, mais que je ne puis considérer encore, malgré sa formation, que comme une enfant, une enfant sans pudeur et chaste, toujours nue sous son vêtement de laine ou de lin, lisant beaucoup, mais ne lisant que des livres licencieux, infatigable dans ses courses à cheval, et pourtant songeuse et contemplative, irréfléchie et raisonnable, influencée par l’exemple de ses sœurs et les prédications de Zoris, mais en même temps soumise à ses propres instincts.

« — Véronique, pourquoi vous êtes-vous donnée à moi ? »

« Enfin, voilà prononcée la phrase essentielle. Véronique hésite, étant de celles qui parlent peu d’elles-mêmes.

« — Pourquoi ? J’ai toujours pensé qu’un jour j’agirais selon la prédiction de la vieille Bohémienne… prendre le bonheur. Mais je ne voulais le prendre que dans des circonstances exceptionnelles. Mes sœurs et Irène Karef, qui se sont toujours un peu moquées de moi et de ma naïveté, me traitaient en petite fille romanesque et chimérique. Or, l’autre jour, Irène, après m’avoir fait les cartes et m’avoir lu dans la main, me dit avec étonnement :

« — Véronique, un grand événement se prépare. Selle ton cheval demain matin à la première heure, et va jusqu’à l’Arche-d’Ormet… Là, tu attendras.

« — Qui ?

« — Le Prince Charmant, ou du moins l’homme à qui tu es destinée. »

« Bien entendu, j’ai ri, n’en croyant pas un mot. Tout de même, cela m’amusait. J’ai sellé Bucéphale et me suis mise en route. À l’Arche-d’Ormet, personne. Je m’endors. Et voici qu’à mon réveil, j’aperçois, non pas le Prince Charmant…

« — Loin de là !

« — Mais, vous, Stéphane, vous qui veniez vers moi également, et que j’aurais soi-disant appelé. J’ai bien pensé qu’il y avait quelque chose là-dessous, et que le hasard s’expliquerait un jour ou l’autre. Malgré tout, c’était si imprévu, cette rencontre, au milieu de ma bien-aimée Camargue ! Cela réalisait si bien mon vieux rêve de me trouver un jour, en rôdant, face à face avec celui que je cherchais ! Était-ce lui ? Était-ce vous ? Mon émotion ne fit que grandir au cours de la journée, puis dans la cabane. Tout ce que vous disiez me plaisait. La tempête… la solitude… le secret de notre rendez-vous… tout nous unissait… J’avais l’intuition de plus en plus profonde qu’il ne fallait pas tarder. Mon destin se jouait. Et j’ai joué à coup sûr, sans angoisse et sans regret.

« Elle ajouta, en souriant :

« — Et puis, il y avait la tentation. J’aurais voulu voir clair en moi et ne me décider que par réflexion. Mais combien c’était plus facile de défaire cette agrafe ! »

« Véronique, je n’en doutai pas un instant, disait l’entière vérité.

« — Alors, ma chérie, ce serait Irène Karef qui m’aurait téléphoné en réponse à mon annonce de journaux ?

« — J’en suis convaincue, quoiqu’elle s’en défende.

« — Je vous ai dit qu’une femme avait déjà donné à mon père, par téléphone, le même rendez-vous, au même endroit. Ce serait donc Irène ?

« — Sans doute.

« — Et Irène, en vous envoyant à moi, savait qui j’étais ?

« — J’en ai la preuve. Le surlendemain, c’est-à-dire le matin du jour où vous êtes arrivé ici, Élianthe et Irène ont été, par la mer et par le Rhône, à Port-Saint-Louis. À la gare de chemin de fer où elles cherchaient un colis, Irène a vu votre nom sur l’étiquette d’envoi de deux valises. Elle a dit qu’elle était chargée de prendre ces valises. L’employé, qui la connaît très bien, n’a fait aucune difficulté. Vous voyez, Stéphane, comme tout cela est clair !

« — Clair comme vous, Véronique, mais obscur comme vous, aussi, qui êtes bien l’être le plus mystérieux et le plus simple qui soit. »

« Mon cher docteur, ne pensez-vous pas que mon histoire s’appuie désormais sur une certitude absolue ? Jusqu’ici, je pouvais me demander si j’étais sur la bonne voie. Le puis-je encore, maintenant ? Est-ce que je ne sais pas, de façon irréfutable, que tous les fils de l’intrigue nouée il y a vingt ans aboutissent à ce domaine ? Certains faits, certaines impressions m’ont amené en Provence, d’autres en Camargue. N’ai-je pas aujourd’hui des preuves suffisantes pour affirmer que l’aventure marquée par le vol de la statue et par le suicide de mon père doit trouver sa solution au château d’Esmiane ? Et dois-je oublier la double tentative de meurtre dirigée contre moi le jour de mon arrivée ? Pensez à cela, cher ami ! Faut-il que ma présence soit redoutée et que l’on craigne mon enquête et mes investigations !

« Enfin, dernier argument, et qui n’est pas le moindre à mes yeux : la parenté qui existe entre la Vénus et les deux sœurs, Véronique et Lœtitia. Certes, elles ne peuvent, ni l’une ni l’autre, avoir servi de modèle puisqu’elles n’existaient pas, et non plus de modèle à la seconde épreuve de la Vénus Impudique. Mais l’artiste a été inspiré par la même vision que j’ai contemplée. Ce sont des corps de même plastique, de même exubérance, de même origine, de même idéal, créés dans la même atmosphère et sous le même soleil, sculptés par le même amour et par le même désir. Cher ami, j’affirme que la statue est quelque part dans cette région, que l’œuvre immortelle de mon père sera ressuscitée, et que ceux qui l’ont tué, lui, seront punis. Déjà, deux personnes sont mêlées à l’action je ne sais comment ; Irène Karef et Séphora. Toutes deux seront interrogées et m’apporteront de nouveaux éclaircissements, j’en suis convaincu.

« Je vous embrasse, cher ami, et vous dis toute ma joie, tout mon espoir. Le Castor attend ma lettre et moi j’attends ma divine amie fleur de beauté et de mystère. »

La divine amie ne vint pas ce jour-là. Un tendre billet, écrit la veille au soir, avertit Stéphane qu’elle courrait la Camargue dès le matin.

Il en fut interloqué. La Camargue ! Le vagabondage recommençait donc ? Les gardians aviseraient donc de nouveau la Dame errante, et ses jambes nues qui pendaient de chaque côté du cheval blanc ? Malgré lui, il se rappela les vilains racontars, les méchancetés, les cabanes où des lueurs quelquefois brillaient à travers les volets mal joints. Malgré lui, il se dit que la jeune fille qui s’était donnée à lui avait peut-être eu d’autres intrigues, inachevées celles-là… et tout à coup la douce aventure lui apparut sous une autre face.

Pensées fugitives, et qu’il n’eut pas besoin de chasser. Stéphane ignorait la jalousie. Il se savait crédule et, délibérément, voulait que cette crédulité, garantie de sa paix nonchalante, fût de la confiance et de la compréhension.

Cependant, le Castor s’éloignait au large de la terrasse, et doublait le promontoire de Leucade, qui formait l’autre pointe de la baie. Sur le versant opposé, il savait que s’accrochait une seconde jetée, qu’on appelait Andromède, comme la grotte voisine. Plus proche du château, cette seconde jetée servait d’embarcadère à Élianthe et à Irène. Stéphane supposa que le yacht s’y arrêtait et prenait ses deux passagères habituelles.

La matinée était chaude et lumineuse. L’eau bleue s’abandonnait au soleil. Stéphane flâna sur la plage.

Tout ce paysage de mer donnait la même impression de solitude que le paysage des lagunes et des étangs. Sur le socle bas de la terrasse, les pelouses et les allées du jardin montant étaient toujours désertes, sauf aux heures de travail matinal des jardiniers. Les communs se trouvaient par derrière les bâtiments, on ne voyait personne et l’on n’entendait aucun bruit. Sur la mer, pas de barques de pêcheurs. À l’horizon, parfois, la silhouette d’un navire… Le sable était chaud sous les sandales dont il s’était muni, et chaude aussi la mousse blanche des petites vagues où il trempait ses pieds. Tout cela, qui était infiniment doux, exaltait son plaisir de vivre.

Au bout d’une heure, il s’engagea sur les affleurements de roches. Quelques-unes, plus hautes, éparses, formaient le dos abrupt du promontoire. Un sentier s’insinuait entre elles, qui le conduisit en vue de l’autre baie dont l’aspect plus tourmenté s’alliait au même apaisement. Une barque, avec ses avirons étendus comme des bras, s’enchaînait à l’un des anneaux de la jetée.

Le murmure d’une chanson fredonnée quelque part l’attira au-dessus d’une crique, close comme un étang. Il s’arrêta. En avant et sous lui, il ne voyait pas, à cause de la roche qui surplombait le rivage. La voix, une voix de femme, chantonna encore, puis se tut.

Il glissa le long du sentier. Le sable, qu’il atteignit, remontait en dune courte. Sur cette dune, une femme reposait à plat ventre, tournée vers la mer, offrant au soleil ses longues jambes, son dos et sa nuque. Le maillot de bain, mouillé, était rabattu jusqu’à la taille. La tête se redressait un peu, le menton s’appuyait au creux des mains jointes, entre les bras accoudés. Le chignon était tordu à la grecque. Et, comme chez Véronique et Lœtitia, deux bandelettes d’or serraient les ondulations.

— C’est toi, Irène ? dit-elle.

Par discrétion, Stéphane se fût retiré, s’il avait pu le faire sans bruit. Mais il hésita, tout en pensant que ce devait être la troisième sœur, Élianthe, et qu’elle et son amie Irène avaient renoncé à leur promenade en mer.

— Viens donc, Irène. Quel délice ! Des pieds à la tête le sable tiède me moule le corps, et les pointes de ma gorge se font de la place… petit à petit. Pourquoi ne viens-tu pas, Irène ?

Il lui suffisait d’un mouvement de tête pour voir Stéphane, qui se trouvait plutôt de côté. Quand elle l’eut vu, elle se mit à rire :

— Allons, bon ! un indiscret ! Il fallait tousser, monsieur, ou vous enfuir ! Jetez-moi mon peignoir.

Elle rit de plus belle.

— Ah ! j’oubliais… il n’est pas là… Irène doit me l’apporter…

« Allons, présentez-vous… Stéphane Bréhange, n’est-ce pas ? Ici à plat ventre, Élianthe.

— Stéphane Bréhange, en effet, approuva-t-il, ne sachant trop quoi dire. Vous m’excuserez. Je croyais qu’il n’y avait personne par ici… et que vous étiez en mer avec votre amie Irène.

— Non…, répliqua-t-elle en essayant, sans se retourner, de hausser son maillot. C’est ma sœur Lœtitia qui a été à Marseille.

Elle se débattit un moment contre son maillot qui était si entortillé sur lui-même qu’elle ne savait pas où le saisir. Alors elle y renonça et se levant, le buste nu, elle tendit la main d’un geste amical.

— Bonjour, Stéphane. Je suis contente de vous connaître. Que je vous regarde un moment… Très bien. De la franchise. Des yeux directs, comme je les aime. Maintenant, allez-vous-en, mon ami.

Il sourit.

— Pas encore.

— Pas encore ?

— Non. Moi aussi je demande le droit de vous regarder un moment.

Il recula de deux pas, et elle se présenta, comme elle l’eût fait pour permettre à quelqu’un d’examiner sa robe ou son chapeau, et il n’y eut pas plus de gêne ou de raideur dans son attitude que si elle se fût contemplée dans la glace de sa chambre.

Aucune coquetterie non plus, ni orgueil.

— Comme vous êtes belle ! murmura-t-il.

— Et impudique, ainsi que la Vénus que vous cherchez ? dit-elle gaiement.

— Vénus, oui. Impudique, non. L’impudeur de la statue provenait de son expression et de son désir. Vous êtes belle en toute pureté.

Pour la troisième fois, il retrouvait dans l’espace de ce domaine l’image merveilleuse. Comme Véronique, comme Lœtitia, Élianthe offrait la même magnificence antique, gonflée de cette même sève qui palpitait dans l’œuvre de son père.

Il s’inclina sur sa main qu’il effleura des lèvres et il allait partir, non sans quelque regret lorsqu’elle lui dit vivement :

— Ne remuez pas… Silence…

On entendait des pas et une voix appela :

— Élianthe !… Tu es par ici ?… Où donc es-tu, Élianthe !

Elle murmura :

— C’est Irène qui me cherche… Ne répondez pas… je vous en prie.

Elle paraissait très agitée, et sa main, qui se crispait à la main de Stéphane, l’attirait en arrière, jusqu’à la roche qui bombait au-dessus d’eux et elle disait avec inquiétude :

— Il ne faut pas qu’elle nous voie… C’est une créature ombrageuse… Son amitié est exigeante.

Irène Karef continuait d’appeler, d’une voix qui s’irritait. Elle devait être sur la roche même et n’aurait eu qu’à se pencher pour les voir tous deux blottis au-dessous d’elle. Mais elle dut perdre patience et s’en aller.

— Elle est partie… elle est partie… chuchota Élianthe… Je crois entendre son pas !… Dans une minute ou deux je pourrai vous quitter.

Une nouvelle alerte la rejeta vers son compagnon. Elle prêta l’oreille. Elle s’était trompée. Cependant elle ne bougeait pas, retenue par une langueur dont elle ne s’était pas défiée en se serrant à demi nue contre Stéphane, et, bien qu’elle cherchât à s’éloigner, elle n’en avait plus la force. L’épaule de Stéphane effleurait sa chair, et il murmura :

— Élianthe…

Elle se cabra, et ils se séparèrent brusquement, révoltés tous les deux. L’image de Véronique surgissait. En vérité, jusqu’ici, ils n’avaient pas eu, au plus secret d’eux-mêmes, la moindre arrière-pensée, et ni l’un ni l’autre n’acceptaient de succomber à cette tentation imprévue. Ils étaient effarés. Élianthe riait nerveusement, et se cachait la poitrine de ses deux bras croisés.

— Allez-vous-en, je vous en prie… ou plutôt non… je vais retourner à la mer… Aidez-moi… voulez-vous ?…

Elle se débattait encore avec son maillot. Stéphane eut le tort d’accourir à son appel. Quand il eut touché son dos et sa gorge, et qu’il vit, si près de lui, ce visage crispé de désir, il saisit la bouche qui s’offrait et ils s’embrassèrent éperdument, pressés l’un contre l’autre, enlacés comme s’ils ne faisaient déjà plus qu’un. La jeune femme soupirait d’aise et ses jambes fléchissaient et le maillot déchiré, arraché par tant d’efforts communs, coula complaisamment jusqu’aux pieds. C’était fini.

Par malheur, une ombre se profila tout à coup devant la grotte. Ils la reconnurent en même temps. C’était Irène qui revenait. Élianthe se détacha, bondit vers la petite plage et plongea aussitôt dans l’eau avec le rire effarouché d’une naïade surprise.

X

Le socle dans la clairière.

Irène Karef, le peignoir au bras, demeurait stupide, comme frappée de démence devant un monstrueux spectacle. Son pâle visage s’était décomposé et devenait couleur de cendre. Considérant d’un œil hagard la pente de sable où la faute s’était sans doute commise, elle eut une sorte de crise nerveuse qui la faisait trembler des pieds à la tête.

Cependant elle ne dit pas un mot et elle recouvra assez d’énergie pour s’éloigner. Stéphane, qui regardait Élianthe nager, les épaules hors de l’eau, saisit le bras d’Irène et ordonna d’un ton impérieux :

— Restez là. Vous la recevrez quand elle sortira. Et puis, nous avons à parler.

Elle voulut passer outre. Exaspéré contre elle, il la brusqua.

— Je vous répète que nous avons à parler. Certaines choses doivent être éclaircies entre nous.

Elle attendit. Vêtue d’un pantalon de toile bleue, et d’un maillot rouge que marquaient deux petits seins très séparés, elle semblait toute frêle. La figure âpre était durcie de haine et résolue au silence.

Stéphane, qui ne lui avait pas lâché le bras, prononça avec irritation :

— Pourquoi m’avez-vous appelé à l’Arche-d’Ormet ? et pourquoi m’avez-vous envoyé Véronique ? Pour m’obliger à venir ici, n’est-ce pas ?

D’un mouvement de tête, elle fit signe que oui.

— Pourquoi ? Pourquoi ? s’écria-t-il. Pour quelle œuvre mauvaise et incompréhensible ? Et quel piège avez-vous tendu à mon père, l’an dernier ? Car c’est bien vous qu’il a rencontrée là-bas, près de l’Arche ? Que lui avez-vous dit ? Répondez donc !

Elle se tut, le regardant d’un air de défi.

Il articula sourdement.

— Répondez ! Que savez-vous, à propos de la statue ? Quel rôle jouez-vous dans cette histoire ?

Toutes ces questions, qui résumaient la besogne inexplicable accomplie par elle, la détendirent peu à peu, comme si elle eût envisagé, d’un seul coup, ce qu’elles comportaient pour Stéphane de mystère angoissant.

Elle dit, tout bas, d’une voix lente :

— Mon rôle ? celui de quelqu’un qui veut se venger.

— Vous ne me connaissiez pas !

— Toute ma vie, je vous ai détesté.

— Vous êtes folle !

— Vous comprendrez un jour… Le moment n’est pas venu de parler.

— Le moment est venu de parler du passé, de cette statue volée…

— La Vénus Impudique ? Vous n’avez que l’embarras du choix, Élianthe, ou Lœtitia, ou Véronique, toutes se valent, et le premier homme qui rôde autour d’elles…

— Quelle abomination ! s’écria Stéphane, indigné.

Elle rit, méchamment.

— Enfin quoi ! elles vous l’ont prouvé toutes les trois, vous n’avez eu qu’à tendre la main pour les cueillir l’une après l’autre… depuis la candide Véronique. Demandez-lui donc, à celle-là, ce qu’elle va faire dans la Camargue et d’où lui vient tant d’amitié pour le joli garçon qui habite non loin d’ici, à la ferme du Vieux-Madon. Vierge ! elle, la Dame de la Camargue ! Vous avez cru cela ! Quart de vierge, tout au plus !

Il marcha vers elle, les poings crispés. Il l’eût frappée avec joie. Elle haussa les épaules, ramassa le maillot, serra contre elle le peignoir et s’en alla vers l’endroit de la baie où il semblait qu’Élianthe voulût atterrir.

Stéphane ne se soucia pas de la poursuivre. Élianthe s’approchait du rivage, à trois cents mètres de distance. Il vit la splendide créature qui émergeait, et qui sortait de l’eau.

Véronique ne fut aux Hespérides qu’en fin de journée, le lendemain. Elle fit dire aussitôt à Stéphane qu’elle lui donnait rendez-vous à l’Acropole.

C’était le point le plus élevé du domaine, très en arrière du château. Par des lacets qui empruntaient les terrasses superposées et serpentaient entre les racines des pins séculaires, on accédait à la ligne des anciens remparts que Stéphane avait remarqués le jour de son arrivée. Des vestiges de tours à substructions romaines, surgissaient de place en place. La plus haute de ces tours, presque entièrement cachée sous les pins, formait un observatoire d’où l’on apercevait à certaines heures, toute la pathétique, ardente et morne Camargue.

Véronique l’y rejoignit et se jeta dans ses bras.

— Ah ! comme c’est bon d’être là ! Je m’ennuyais tellement de vous !… Et vous, Stéphane, je vous ai manqué ?

Il y avait une nuance de mélancolie dans sa voix.

Stéphane se sentit rougir. Il ne doutait point qu’Irène ne se fût vengée sur Véronique et n’eût raconté la scène de la veille, ou, du moins, ce qu’elle pouvait en supposer.

— Oui, vous m’avez manqué, Véronique, dit-il assez gravement, Le jardin des Hespérides a besoin de votre présence, et moi de même.

Elle appuya sa tête sur l’épaule de son amant et reprit :

— Excusez-moi ! je ne sais pas trop comment on doit s’aimer… Il ne faut pas être jalouse, n’est-ce pas ?

— Vous êtes donc jalouse, Véronique ?

— De nature, oui. Mais je ne veux pas l’être et je ne le serai pas. Il faut avoir confiance dans celui qu’on aime et ne pas le tourmenter !

Après un instant, elle ajouta, la voix basse :

— Ce qui doit être douloureux, c’est lorsqu’on sait qu’on ne tient plus la première place. Cela serait au-dessus de mes forces.

— Que voulez-vous dire, Véronique ?

Elle réfléchit et prononça :

— Je veux dire qu’Irène est méchante.

— Je le sais. Elle a dû vous faire souffrir avec des mensonges.

— N’en parlons plus, Stéphane. Mais n’oubliez jamais qu’elle vous déteste. Et l’on croirait que cela remonte très loin.

Ils restèrent longtemps à contempler la Camargue, tout assombrie de touffes d’enganes par endroits, tout éclatante de mille reflets sur les eaux couleur du ciel. Des mirages flottaient dans une atmosphère irréelle, et des rayons de soleil suscitaient des plaques rouges, ou vertes, ou jaunes, pareilles à des vitraux incendiés.

Véronique demeurait en extase, comme une croyante devant une vision de la divinité. Aucun spectacle ne pouvait se comparer à celui-là, aucune émotion l’atteindre plus au cœur d’elle-même.

— J’avais tellement envie de retourner là-bas ! J’aime encore mieux ce pays depuis que vous en faites partie, mon chéri… J’ai passé la nuit dans la cabane. C’était délicieux. Je vous y ai retrouvé. J’ai allumé le grand feu pour moi seule. Nous y retournerons un jour, Stéphane.

Il demanda, presque malgré lui :

— J’avais pensé que vous coucheriez à cette ferme… où vous avez des amis.

— Le Vieux-Madon ? (elle rougit aussi, à peine) Non. Je n’ai fait ce grand détour qu’aujourd’hui.

— Vous avez vu vos amis ?

— Oui ! j’ai vu Charlotte Delroux, et son frère Henri. Mais ce n’est pas eux que je voulais voir. J’y allais pour une chose qui vous concerne, Stéphane. Je désire tant que vous trouviez ce que vous êtes venu chercher !

— Je vous ai trouvée, Véronique.

Elle lui prit le bras tendrement et l’entraîna le long des tours en ruines, par un sentier qui montait et dégringolait en pentes abruptes, et que des ravins et des roches interrompaient.

Un quart d’heure de marche les amena dans une clairière en plateforme qu’un poteau désignait comme la clairière d’Actéon. Elle était ouverte au midi par une éclaircie à travers les bois, qui descendait en échelons jusqu’à la mer. Un de ces échelons portait un dolmen, le dolmen de Gyptis. Au delà, on apercevait toute la pointe du promontoire de Leucade.

Elle montra du doigt, au centre de la clairière, un socle en briques recouvert d’une dalle.

— C’est cela que je voulais vous faire voir, Stéphane.

— Ce socle ?

— Oui… un socle… où il n’y a pas de statue.

Stéphane sursauta.

— En effet… Comment expliquez-vous ?

— Il existait déjà, dit-elle, à l’époque où mon père s’est installé à Esmiane, c’est-à-dire en 1919. L’autre jour, en l’examinant, j’ai découvert une date sur la pierre : 1912. Qui a pu construire ce socle ? En l’absence de ses maîtres, le domaine d’Esmiane était surveillé par des gens du pays qui, de père en fils, depuis un siècle, demeurent à la ferme du Vieux-Madon, et qui, chaque mois, faisaient une tournée dans les ruines du château. J’y ai été ce matin, et j’ai déjeuné avec nos amis Delroux, qui ont loué là des chambres. Après quoi, j’ai interrogé le dernier de cette famille de fermiers, un brave homme, le père Estanquier, lequel m’a raconté qu’avant la guerre, durant une de ses tournées, il avait été très surpris de voir ce socle nouveau.

« — Par les Saintes-Maries, a-t-il dit, j’ai cru qu’il était poussé tout seul, comme un champignon ! Avais-je la berlue ? Pourtant non, c’étaient bien des briques neuves, et une dalle toute fraîche. J’en étais si estomaqué que j’y ai gravé la date avec mon couteau. 1912. »

Stéphane murmura :

— 1912 ! La statue a été volée au mois de mai 1912. Elle a été amenée par auto-camion et par bateau jusqu’à l’embouchure du Rhône… et, sans doute, jusqu’au promontoire que l’on aperçoit. Mais qui aurait pu la hisser jusqu’ici, jusqu’au socle qui l’attendait ?

— Une enquête a été faite par le père Estanquier.

— Et alors ?

— Le 23 mai 1912, pendant les fêtes qui attirent tous les romanichels d’Europe aux Saintes-Maries, une demi-douzaine de nomades ont été recrutés par le patron d’un bateau qui les a embarqués quinze jours plus tard. On ne les a plus revus.

— Le nom du bateau ? s’écria Stéphane.

— Le Prince-de-Galles.

— C’est cela, c’est cela, dit-il tout agité. Et les voleurs de la statue et les matelots du Prince-de-Galles, effrayés par le bruit fait autour du vol, n’ont pas osé la dresser sur le socle préparé, et l’ont, au dernier moment, ou bien ensevelie dans quelque coin du domaine, ou bien dirigée vers un autre pays.

Ravi, ne se souciant plus de la promenade au Vieux-Madon, et oubliant ses propres torts, il embrassa Véronique.

— Vous avez fait de la bonne besogne, ma chérie. Maintenant, laissez-moi faire et gardons le secret sur tout cela.

La bonne besogne accomplie par la jeune femme n’avança pas beaucoup les choses. Ce n’était qu’une indication de plus, tendant à prouver que la Vénus Impudique avait passé dans la région et peut-être s’y trouvait encore. Stéphane qui, à défaut de qualités personnelles d’intuition et de flair, mettait toujours son espoir dans le secours des circonstances favorables, ne savait pas trop comment tirer parti de ces découvertes. Où chercher et qui interroger ? Séphora l’Égyptienne ? Irène Karef ?

Séphora, manifestement, évitait tout entretien. D’autre part, les premières fois où il rencontra Élianthe et Irène, celle-ci demeura taciturne, accrochant le bras de son amie et tournant la tête,

Stéphane voyait son profil dur, ses lèvres minces et ses doigts crispés.

— Eh bien, dit Élianthe en se moquant d’elle, qu’est-ce que tu as ? Je n’ai pas le droit de parler à Stéphane maintenant ? Que s’est-il donc passé entre lui et moi ? Il m’a embrassée et tenue contre lui ? Et après ? n’est-ce pas tout naturel ?

On la sentait dégagée, heureuse d’avoir échappé à l’emprise d’Irène, et de constater qu’elle ne subissait pas l’esclavage d’habitudes irréparables, et que le baiser d’un homme la bouleversait encore.

La bataille ainsi engagée, comment Stéphane pouvait-il espérer qu’Irène se confierait à lui ?

Il eût aussi désiré une entrevue avec le tuteur Zoris, lequel peut-être aurait apporté son témoignage sur certains faits. Mais Zoris ne bougeait guère de son pavillon. Une seule fois il l’aperçut de loin, sur le promontoire. Il se dirigea vers lui. À ce moment, le Castor, parti le matin avec Élianthe, Lœtitia et Véronique, qui devaient ramener de Marseille leur aînée Flavie, le Castor s’arrêtait au débarcadère de Leucade. Les quatre sœurs en descendirent, et la barque les conduisit au rivage. De loin, Flavie lui parut peu élégante. Avant qu’elles n’eussent atteint l’escalier de la terrasse, Zoris l’avait remonté sans les attendre, c’est-à-dire sans accueillir l’arrivée de Flavie.

Durant deux jours, Stéphane ne vit point Véronique. Elle l’en avait prévenu, désirant ne pas quitter sa sœur.

Le troisième jour, sur la demande de Véronique, il vint au château et fut présenté à Flavie. Il eut une déception. Belle de visage comme ses sœurs, de traits plus accusés, elle se coiffait mal, et tirait ses cheveux en arrière avec une correction qui ne l’avantageait pas. Sa robe trop longue, de coupe médiocre, ne laissait rien voir d’elle. Cependant, elle était affable, et sa poignée de main fut franche.

Ces menus incidents retinrent à peine l’attention de Stéphane, tout son esprit demeurant concentré sur l’énigme de la statue et sur les moyens de la découvrir. Il passa le reste de cette journée dans le domaine, évitant les approches du château, mais fouillant du regard les environs de la clairière, et scrutant les cavités où l’on avait pu accumuler les feuilles mortes, les cailloux et les détritus.

Après trois heures de vaine battue, il s’en alla par le même sentier des tours qu’il avait pris en venant, et par où, la première fois, Véronique l’avait déjà conduit. Or, au pied de la tour de l’Acropole, entre deux des pierres qui en formaient la base séculaire, il vit une enveloppe placée de telle manière qu’il ne pouvait pas ne pas la voir.

Cachetée, elle portait visiblement son nom.

Il l’ouvrit. Dès les premiers mots, il s’arrêta, stupéfait :

« La statue a été jetée en pleine mer… »

C’étaient les mots mêmes par quoi commençait la lettre envoyée d’Arles à son père, six mois auparavant, avertissant celui-ci de la visite qu’il recevrait, tel soir… Après cette visite, Guillaume Bréhange se suicidait.

Bien plus, l’écriture de cette lettre ressemblait étrangement à l’écriture de l’autre.

Stéphane se hâta de rentrer. Dans sa cabine, il gardait, toujours fermée, une de ses deux valises. Elle contenait certains dessins de la femme nue et quelques documents.

Il y trouva la lettre expédiée à son père, et la compara à la sienne : c’était, en effet, la même écriture.

Il acheva de lire :

« La statue a été jetée en pleine mer. Donc, abandonnez une entreprise dangereuse, et peut-être, si vous persistez, mortelle. En tout cas, vous êtes prévenu. »

Ainsi donc, l’ennemi, tout en restant masqué, proclamait sa présence et menaçait. Comme hommes, dans le domaine d’Esmiane, Zoris et les domestiques. Mais rien ne prouvait que l’ennemi ne se dissimulât pas en dehors du domaine, et même en dehors de la région, et ne le fît épier, lui, Stéphane, par un domestique à sa solde.

Car, incontestablement, on l’épiait. Et si l’on essayait de l’intimider, c’est que ses investigations autour du socle de la statue montraient bien le but et l’acharnement de ses efforts.

— Et, par là même, se disait Stéphane, on m’avoue que la statue n’a pas été jetée à la mer… Sans quoi, aurait-on peur de mes efforts ?

XI

Sainte Flavie.

7 juillet.


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… Tel est, mon cher docteur, le résumé des incidents qui se sont produits, voilà trois semaines. Depuis, il semble qu’un répit nous soit accordé. Le beau temps se maintient, avec de légers coups de mistral. De la brise, du soleil, du bleu partout, et une mer attirante comme si toutes les sirènes des légendes évoluaient et chantaient pour me séduire.

Mais ne sont-elles pas là, les sirènes ? Du matin jusqu’au soir nous vivons sur le sable ou dans l’eau. Moi, le plus souvent sur le sable, pour ne pas perdre de vue les trois sœurs divines qui nagent, flottent et jouent devant mes yeux. Dévêtues sur terre, songez à quoi elles ont pu réduire leurs voiles de sirènes ! Je les regarde toutes les trois, et je n’en vois qu’une, Vénus Astarté, « fille de l’onde amère », qui m’apparaît en trois visions analogues et différentes.

Comment n’imaginerais-je pas que je n’ai pas quitté ce monde imaginaire où je fus admis par je ne sais quel prodige, et où elles me retiennent toutes trois par le sortilège de leur beauté ? Si mystérieuses et si lointaines qu’elles me paraissent encore, Véronique avec ses vagabondages, Lœtitia avec ses rendez-vous, Élianthe avec sa liaison, ce sont, je le sais maintenant, les créatures les plus simples, à qui le destin permet de se conduire à leur gré, en dehors des règles qu’on ne leur a pas apprises. Leur conception de la vie n’est pas même païenne, elle est… comment dirais-je ? mythologique. Sans qu’elles y réfléchissent, et par la grâce de leurs seules lectures, elles ont fait descendre sur la terre les dieux et les déesses de l’Olympe, personnages tout proches de la nature, et dont les libres mœurs ne les offusquent point. Je suis persuadé qu’elles croient vaguement aux nymphes et aux dryades, et qu’elles évoquent sans trop d’effroi les faunes aux pieds fourchus.

Le don de leur corps ne leur semble pas extraordinaire. Elles s’abandonnent ingénument. Aucun vice dans l’emportement de leurs sens. Leurs voluptés sont saines, joyeuses, étonnées, sans subtilité ni perversité.

Je parle de toutes trois en termes identiques, car je ne distingue guère Élianthe de ses deux sœurs et il me semble l’avoir possédée comme elles. Peut-être dois-je avouer que je la regarde davantage sur la grève, puisque, somme toute, le baiser fut inachevé. Mais cela laisse entre nous le plus adorable souvenir, mêlé à l’attente délicieuse du hasard qui nous réunira et où je suis persuadé qu’elle me révélera la même sorte d’ivresse,

Vous me direz :

« — Quels sentiments t’inspirent-elles ? Qui des trois aimes-tu le plus ? »

Comment vous répondre, puisque je n’ai jamais aimé ? La passion ne va pas sans souffrance : je n’ai jamais souffert. J’ignore l’angoisse. J’ignore même la mélancolie, le doute, l’inquiétude, ce qu’on appelle le vague à l’âme. Si j’ai quelque intuition de l’amour, c’est par l’émotion durable qui naquit en moi devant l’image de la femme nue. Oui, cher ami, je suis épris de la Vénus Impudique. Amour sans souffrance, puisque j’aime une statue. Mais c’est elle dont j’ai cherché la grâce épanouie et savoureuse dans ma chère Véronique, et dans les deux visions splendides que je garde de Lœtitia et d’Élianthe.

Et c’est elle, plus que tout, qui, par la certitude de la conquérir, me retient ici. Je marche sur un sol que ses pieds nus ont foulé. Je la vois quand les trois sœurs surgissent, nues, de la mer. Elle est là, et chaque jour m’en rapproche.

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15 juillet.

… Une semaine encore, cher ami. Hier, c’était dimanche. À dix heures, une cloche a tinté au fronton d’une petite chapelle attenant au château.

Elle sonne chaque dimanche, depuis l’arrivée de Flavie. Et, chaque dimanche matin, sur son ordre, le Castor va quérir un prêtre à Port-Saint-Louis et l’y ramène après déjeuner.

Et ce n’est pas le moindre émerveillement de mon séjour, la piété de Flavie ! Flavie est une catholique fervente. Elle pratique. Savez-vous où elle demeure, en Espagne ? Dans une sorte de communauté religieuse, à Madrid. Elle y a sa cellule. Tout en demeurant libre d’aller et venir, elle s’y courbe à l’austère discipline. Sainte Flavie, comme l’appellent ses sœurs.

C’est elle-même qui m’a fait ses confidences. Elle me les a faites avec la même simplicité que les trois autres apportent à l’accomplissement de leurs fantaisies. Elle est devenue mon amie, et j’ai la conviction qu’elle connaît mes relations avec Véronique. Ses sœurs et moi, nous nous rencontrons souvent à l’heure du thé. Elles ont l’air de s’aimer beaucoup. Elle leur parle avec une tendresse où l’on sent l’indulgence et l’admiration. Leur nudité la choque. Mais c’est à peine si, de temps à autre, je surprends une rougeur furtive à ses joues et si elle épie mon regard fixé sur Élianthe ou Lœtitia. Quant à elle, la laine de sa robe, sévère comme de la bure, la revêt tout entière. Jamais un seul de ses gestes ne découvre une parcelle de ses bras ou la forme de ses jambes. Elle cite les paroles de l’Évangile ou de l’Imitation, auxquelles les autres répondent par un de ces vers d’Ovide ou d’Anacréon qu’elle comprend puisqu’ils lui furent enseignés, mais dont sa mémoire a dû perdre le souvenir.

Étrange contraste, et plus étrange encore l’amalgame harmonieux où toutes ces différences se fondent en une même gaieté et une même affection…

J’ai donc été à la chapelle, mon ami. Le personnel s’y trouvait réuni, les gens d’Égypte et les trois romanichels, tous recueillis et soumis à la sonnette de l’enfant de chœur. Flavie et Séphora prient, agenouillées à même les dalles.

Debout, les trois sœurs, sous leurs tuniques habituelles, gardent un air appliqué, et suivent aussi les ordres de la sonnette. Quand le vieux prêtre parle, elles l’écoutent avec une sympathie amusante. Véronique est adorable de gravité. À l’Élévation, Élianthe, attendrie par la solennité, prend la main de son amie Irène dont le masque est impassible.

La porte de la chapelle est étroite, et l’on sort un par un. Séphora me suit. Je l’entends qui murmure :

— Méfiez-vous.

Et, vivement.

— Ne vous retournez pas… On vous épie… moi aussi… Méfiez-vous.

Je comprends maintenant pourquoi l’Égyptienne m’évite. Toute la journée, des yeux sont à l’affût et des oreilles écoutent. Et cette surveillance ne s’exerce pas seulement à mon endroit, mais à l’encontre de Séphora, qui sait certaines choses et qui pourrait me les dire.

De plus en plus, je sens la nécessité de la rejoindre. Les sœurs m’ont retenu à déjeuner. Le dimanche, Séphora a sa place à table. Elle s’y est assise, chargée de ses pierres précieuses, comme une idole, et si différente des sœurs, qui n’ont pas un bijou ! Quand personne ne peut la voir, elle me regarde.

Qu’est-ce qu’elle sait ? De qui dois-je me défier ?

L’après-midi, je cause avec Flavie. Elle connaît les incidents de la statue volée, le suicide inexpliqué de mon père et les raisons de mon voyage en Provence. Elle en sait peu sur l’Égyptienne, qui ne se confie jamais et se tient dans les limites de sa position. Séphora doit avoir trente-neuf ans. Elle a été recueillie autrefois par Zoris. D’où lui viennent ses bijoux ? C’est après la guerre, alors que Flavie était petite jeune fille, que Séphora est revenue de Marseille, un jour, parée de ses rubis et de ses émeraudes. M. d’Esmiane était mort. Zoris avait liquidé la banque et habitait le pavillon.

Toute la soirée, nous sommes restés sur la terrasse. Les jeunes sœurs connaissent toutes les constellations et racontent, non pas comme des récits fabuleux, mais comme des faits authentiques, l’histoire de Castor et de Pollux, celle de Callisto que Junon changea en ourse, celle d’Andromède et de Persée…

Je rentre tard, je marche lentement. Ayant dépassé les pelouses, je m’engage dans les bois où s’achève la terrasse. Non loin de l’escalier qui descend vers la digue et vers le môle, le chemin passe entre le parapet et d’épais massifs de buis taillés. Un très léger sifflement, tout proche, attire mon attention. Je prête l’oreille, et une voix chuchote :

— Ne vous arrêtez pas… En arrivant là-bas, faites attention… La passerelle est coupée…

Sans ralentir, d’un regard oblique, je devine Séphora.

Je continue ma route. Me voici au môle, à hauteur du yacht. Depuis quelques jours, le matelot Solari, sur ma demande, et pour m’éviter la descente des crampons de fer, a jeté, du môle à la péniche, une passerelle étroite munie de deux rampes. Si l’avertissement de Séphora est juste, on aura profité, pour scier les planches, de mon absence, Solari et son camarade ne reprenant jamais leur service avant le matin. Que je me risque, et c’est la chute entre le môle et la péniche, dans un intervalle, peu profond, mais restreint, d’où il serait difficile de me sauver.

Je tâte du pied, j’appuie d’une main sur la rampe : la passerelle s’écroule.

D’un bond, je saute sur le pont de la péniche et cours vers l’extrémité. Un homme est là, qui veillait du côté du môle pour m’assommer d’un coup de casse-tête si j’étais parvenu à grimper.

Comment s’est-il échappé ? A-t-il plongé ? A-t-il réussi à escalader la muraille du môle ? En tout cas, je n’ai même pas deviné son ombre qui s’évanouissait,

Mon cher ami, vous savez que je ne suis pas peureux, mais, cette fois, j’ai l’impression de n’être pas seul en cause, et que Séphora, qui m’a prévenu, et qui est certainement à l’affût, doit être maintenant sous la menace de notre ennemi commun. Il doit connaître le poste d’où elle observait. Et, sans plus raisonner, pris de peur pour celle qui m’a sauvé, je repars, après m’être muni d’un revolver.

Au haut de l’escalier de la terrasse, j’écoute, et n’entends aucun bruit. La nuit est éclairée par un croissant de lune qu’on voit à peine, et je m’engage dans le sentier bordé de buis que j’ai suivi en venant et où se cachait Séphora. Je marche lentement, l’oreille aux aguets. Si l’homme est remonté par là, il peut de nouveau m’attaquer à l’improviste, et je garde la main sur mon arme.

Et, soudain, un cri, le bruit d’une lutte dans le fourré, derrière les arbustes taillés. Je suis sans doute à vingt ou trente pas de l’endroit où l’on a crié, et une voix d’homme gronde :

— C’est vous, Séphora… C’est vous qui l’avez prévenu… Sans quoi il ne se serait pas méfié.

— Laissez-moi donc ! Je vous défends de me toucher !…

C’est la voix de Séphora, une voix effrayée et furieuse. L’homme ricane :

— Ne pas vous toucher ? Elle est bonne, celle-là ! Pour une fois que je vous tiens, dans la nuit, j’en profiterais pas ? Il y a assez longtemps que j’attends l’occasion, Séphora…

La lutte recommence, sourde et palpitante. Je les entends qui tombent dans le fourré.

L’agresseur gémit :

— Ah ! la gueuse, elle m’a mordu… Crebleu de crebleu ! Vas-tu rester tranquille ?… Mais laisse-toi faire, crénom, puisque je te tiens ! Aimes-tu mieux que je t’étrangle ?

Il me semble percevoir des plaintes, comme le râle de quelqu’un qu’on étouffe. Alors, je m’élance dans le taillis. Mais les buis font obstacle, et des houx m’écorchent. Tout de suite, d’ailleurs, à mon approche, l’homme s’est relevé. Il se dresse à dix pas de moi, sa figure demeure dans l’ombre, et je ne reconnais pas sa silhouette. J’ai braqué mon revolver sur lui.

— Haut les mains… Et ne remue plus, sans quoi je tire.

Séphora s’est relevée aussi, et elle m’a dit :

— Ne tirez pas… Il y aurait du scandale… Et puis, je n’ai rien à craindre de lui…

— Allez-vous-en, Séphora.

— Vous me promettez de ne pas tirer ?

— Je vous le promets, s’il ne bouge pas.

Elle s’en alla.

Je tenais l’homme au bout de mon revolver, le doigt sur la gâchette. J’aurais voulu avancer et l’empoigner, mais j’étais empêtré dans les branches. Il dut s’en rendre compte, car, au bout d’une minute, il s’aplatit brusquement et s’enfuit en glissant par les coulées sous les arbrisseaux et les ronces.

Ainsi donc, mon cher ami, il me faut faire face à deux attaques, qui agissent, selon moi, indépendamment et à l’insu l’une de l’autre, et qui peuvent même se contrarier, l’attaque d’Irène, personnage isolé, obéissant à des causes que j’ignore — et l’attaque principale dirigée par un homme.

Pour l’instant, Irène ne m’inquiète pas. Mais l’homme, et ceux qu’il représente, s’acharnent après moi. Ils défendent le butin qu’ils ont transporté ici, il y a vingt ans, et ils redoutent que je ne les démasque et que je ne découvre la Vénus dérobée. Ceux-là ne reculeront devant rien. Ma meilleure chance réside dans l’appui de Séphora. Quoi qu’il arrive, je la verrai cet après-midi.

À demain la fin de cette lettre, et le récit de mon entretien éventuel avec Séphora. En ce moment, j’aperçois d’ici les trois sœurs qui entrent dans l’eau. C’est un spectacle auquel leur aînée Flavie n’assiste jamais, mais dont je ne veux pas, moi, me priver une minute de plus.

XII

Séphora l’Égyptienne.

Mardi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Donc, hier, à la fin de l’après-midi, j’arpentais la terrasse avec Flavie. Je savais qu’Élianthe, Irène et Lœtitia se promenaient en mer, et que Véronique faisait un tour d’une heure ou deux en Camargue. Flavie rentrant pour écrire des lettres, je l’accompagnai.

En passant, j’aperçus l’un des trois jardiniers — tous les trois sont des romanichels — qui travaillait sur l’autre côté de la terrasse, après le château.

Je pénétrai dans le vestibule, sans cesser de parler. Flavie monta chez elle, en me disant qu’elle redescendrait une heure plus tard.

Avant d’agir, j’attends quelques minutes. Les domestiques ignorent ma présence. J’ouvre doucement la porte sur un couloir qui conduit, à gauche, aux offices, à droite, au logement de Séphora.

Le bruit d’une musique me guide. Sans frapper, je me glisse dans la pièce et je referme la porte.

Tout de suite, elle a rejeté sa mandoline, et, bouleversée, elle court vers moi.

— Allez-vous-en !… Allez-vous-en !… Nous sommes surveillés…

Je lui dis calmement :

— J’en suis persuadé, mais l’on m’a vu avec Flavie, et on ne supposera pas que je l’aie quittée et que je sois venu jusqu’à vous.

— On supposera tout ! on ne veut pas que nous causions, et le château est cerné. Je n’ai pas le droit de sortir.

— C’est pourquoi je vous rejoins. Allons, rassurez-vous ! Que peut-on faire ?

— Oh ! pour moi, je m’en moque… je ne le crains pas.

Elle réfléchit, traverse vivement la pièce, et soulève le coin d’un rideau épais qui tombe devant une petite fenêtre. D’après la disposition des lieux, cette sorte de lucarne donne sur la partie latérale du château, tandis que les deux grandes portes-fenêtres, lesquelles sont closes, ouvrent sur le jardin personnel de Séphora.

La pièce est meublée à l’orientale, avec des coussins brodés d’or et d’argent, des palmiers, et de petites tables serties d’ivoire et de nacre. On y sent le tabac turc et les pastilles du sérail.

Elle revient vers moi, un peu tranquillisée.

Il est là, dit-elle, devant les serres… Il fume…

— Qui ?

Elle ne répond pas. Elle écoute, et sa figure se détend.

— Je crains pour vous… C’est un homme qui n’hésite pas à frapper… et il doit être furieux de vous avoir manqué… Furieux aussi que vous l’ayez surpris dans son attaque contre moi.

Je répète :

— Qui, il ?

— Un lâche… une brute… je l’ai dénoncé à Zoris.

Elle n’en dit pas davantage.

Des yeux, elle cherche où me faire asseoir. Elle renonce aux coussins et va chercher les deux seules chaises du boudoir, toutes deux droites et incommodes comme des escabeaux.

Je m’assieds sur l’une, elle sur l’autre.

La chaleur est lourde. Elle n’a pas son châle. Elle porte une jupe de foulard très ample, plissée, et son buste est serré dans un réseau de soie légère, à larges mailles, qui emprisonne et révèle sa lourde poitrine. Aux bras, et autour du cou, ses pierres précieuses.

Ce qui me frappe en elle, dans son maintien rigide, et dans son mutisme, c’est son air de belle esclave, chargée de richesses qui ne lui appartiennent pas. Le sort l’a affranchie. La situation qu’elle occupe dans le domaine lui donne de l’autorité et de l’indépendance, mais il lui reste évidemment l’habitude séculaire d’attendre des ordres et d’obéir, comme une femme de harem.

Et je prends, à mon insu, un ton de maître.

— Il faut me répondre, Séphora. Dès le premier jour, j’ai senti que vous me regardiez comme s’il y avait en vous des raisons qui vous rapprochent de moi. Deux fois vous m’avez sauvé la vie, me protégeant non pas comme un étranger, mais comme un ami.

— Vous êtes un ami.

— Vous ne me connaissez pas, cependant ?

— Si… depuis longtemps.

Je suis stupéfait de cette affirmation.

— Depuis longtemps ?

Elle désigne du doigt une aquarelle pendue au mur, et qui représente, sous le verre qui la recouvre, une jolie adolescente, vêtue de pauvres étoffes blanches, un panier de fleurs entre ses bras.

Je décroche le tableau.

— Qui est-ce, Séphora ?

— Moi. Il y a vingt-quatre ans. J’en avais quinze. Vous voyez la signature… En bas, à droite.

Je me penche. En bas, à droite, deux lettres presque effacées. Un G et un B.

Ces deux lettres entrelacées ! ces deux lettres que j’ai vues si souvent sur les esquisses et les dessins de mon père !

Ainsi, Séphora a connu Guillaume Bréhange. Je vous avouerai, mon cher docteur, que je m’inquiétai et que je pensai à Barbara, à Adrienne… Mais quoi, Séphora n’avait à cette époque que quinze ans…

Elle sent dès lors que rien ne peut plus la dispenser de me répondre, et, résolue soudain, elle me dit par petites phrases qu’elle prononce simplement, avec un peu d’accent et des roulements d’r :

— Je vendais des fleurs à Rome, dans la rue… Tous les matins, votre père m’achetait des roses… J’allais les remettre au portier d’un hôtel, qui montait dans la chambre d’une dame, et qui me rapportait une lettre de cette dame pour Guillaume Bréhange. Elle venait chez lui, l’après-midi, toute voilée, et ils s’enfermaient. Je savais qu’elle lui servait de modèle pour une statue, et qu’il était fou d’elle. Un jour, elle n’est plus venue. Il m’a rencontrée dans la rue et m’a envoyée à l’hôtel. Elle était partie, sans laisser d’adresse. Il est tombé malade et je l’ai soigné, des jours… et des jours.

— Mais cette femme, vous l’avez vue, Séphora ?

— Jamais.

— Son nom ?

— Je ne sais pas… j’ai oublié…

— Alors, mon père ?…

— Il a attendu… Je montais dans son atelier, et j’arrangeais des fleurs… La statue était là, cachée sous des linges… Un jour, il les a écartés… Mon Dieu ! comme elle était belle !… Il pleurait, à genoux… Et puis, des semaines ont passé… Et puis un matin, une dame de Paris est arrivée, la femme de mon maître. Elle est arrivée avec un petit garçon. Tous deux, ils venaient le chercher. Il ne voulait pas partir. La dame pleurait et le suppliait. L’enfant aussi. À la fin, il s’est décidé à les suivre.

Séphora se tait. Je lui dis :

— Vous êtes bien sûre ? C’était ma mère ?

— Et c’était vous, Stéphane. Vous aviez cinq ans.

— Je ne m’en souviens pas. On ne m’a jamais parlé de ce voyage à Rome.

Cette évocation d’un passé que j’ignorais m’a ému. Séphora est près de moi et me prend la main. Elle murmure :

— Je n’ai pas oublié votre père, Guillaume Bréhange. Quelle douceur ! Quelle gentillesse avec la petite marchande de fleurs que j’étais ! Et plein d’attentions, comme si j’avais été une vraie femme ! Pour se distraire, il faisait de moi des dessins, et il m’a donné ce portrait… Une autre fois, il m’a fait cadeau de ce bracelet de corail. Je sanglotais quand il est parti. Je voulais me tuer… Et je n’ai pas oublié. Ce souvenir-là, c’est ce que j’ai de mieux dans ma vie… J’avais quinze ans… et un homme comme votre père, n’est-ce pas ?…

J’aurais bien voulu retirer ma main que Séphora, toute à ses souvenirs de fillette, presse entre les siennes. Mais je crains de la froisser.

— Et ensuite, Séphora ?

— Ensuite, il y a un long temps pendant lequel je ne vois plus rien… Je vends toujours des fleurs… Et voilà un autre monsieur, plus tard, qui prend l’habitude de m’en acheter aussi, tous les matins. Il voyage pour ses affaires. Quand il s’en va, il m’emmène en Asie-Mineure, à Smyrne, et m’installe auprès de sa mère.

— C’est Zoris ?

— Zoris, qui était associé avec Georges d’Esmiane. À la mort de sa mère, vers la fin de la guerre, il me fait venir à Athènes. Ensuite, il m’envoie ici où je trouve M. d’Esmiane et ses filles, et où il nous a rejoints.

Il y a, dans le récit de Séphora, des coïncidences que je ne m’explique pas, et certainement un arrangement de faits. Je réfléchis et lui demande :

— Est-ce que Zoris a su que vous connaissiez mon père ?

— Non.

C’est un non très net, trop net peut-être, trop hâtif et qui semble prévenir d’autres questions.

Je tire mon portefeuille.

— Séphora, voici deux lettres anonymes. Celle-ci est une lettre de menaces qui m’a été remise indirectement l’autre jour. Celle-là, mon père l’a reçue trois jours avant son suicide. Toutes deux viennent de la même personne. Qui les a écrites ?

Elle m’observe :

— Vous accusez Zoris ?

— Non. Mais je fais un rapprochement entre le séjour de mon père à Rome, et le passage de Zoris. Et je pense que Zoris est ici, et que j’y suis également, et de même, sans doute, la statue. Qui a écrit ces deux lettres, sinon l’homme contre lequel deux fois vous m’avez protégé, l’homme qui m’épie et me poursuit ?

— Cet homme n’est pas Zoris.

— Je le sais bien. Mais qui est-il ?

— Regardez-le. Il est devant la serre, en train de fumer.

Je vais jusqu’à la lucarne, et soulève le rideau. Un homme se tient devant la serre, en effet. Il fume. Je reconnais un des trois romanichels qui comptent parmi les domestiques.

— Son nom ?

— Rosario. C’est le jardinier principal.

— Je suppose que c’est un des six hommes embauchés jadis aux Saintes-Maries par le patron du bateau qui transportait la statue ?

— Oui.

— Pour qui agissait le patron du bateau ?

— Je ne sais pas.

— Et pour qui agit maintenant Rosario ?

— Je ne sais pas.

— Pour Zoris, voyons, avouez-le, pour son maître Zoris ! Et c’est Rosario qui monte la garde autour de la statue.

Elle s’est de nouveau rapprochée de moi, et a repris ma main.

— Stéphane, il y a beaucoup de choses que j’ignore. Mais j’ai su tout de suite que vous étiez en danger, et vous le serez tant que vous ne quitterez pas le domaine. Si vous partiez, ce serait fini.

— N’y comptez pas. J’ai juré que mon père serait vengé et que la statue serait retrouvée.

— Ne vous vengez pas. À quoi bon se venger ? D’ailleurs, personne ne lui a fait de mal, à votre père, que lui-même.

— Vous voyez… vous pourriez m’en dire davantage, et vous ne le faites pas… Il faut me répondre. Que savez-vous sur la mort de mon père ? et sur l’homme qui commande à Rosario ? et sur Rosario lui-même ? Comment avez-vous su qu’il avait versé du poison dans ma tasse ? et qu’il avait scié les planches de la passerelle ?

Elle se renferme en elle-même. Son visage est clos, hostile.

Je lui prends les mains. De toute ma force d’homme, je pèse sur sa volonté, et j’insiste :

— Où ont-ils mis la statue ? Je ne peux pas vivre sans libérer la statue. C’est l’œuvre de mon père. Rappelez-vous, Séphora… Vous l’avez vue, autrefois… vous savez comme il y tenait !

— Il tenait à la femme qui s’est enfuie !

— Oui, mais il l’a oubliée cette femme, et jamais il n’a oublié son œuvre.

— Vous non plus, Stéphane.

— Moi non plus. Je veux la voir. Où est-elle, Séphora ?

Alors, elle a parlé. Elle a parlé tout bas, les yeux fixes, comme si elle arrachait d’elle-même le plus grand des secrets.

— Au bout du promontoire sur la gauche, près de la petite plage où vous avez rencontré Élianthe, vous connaissez le rocher d’Andromède, n’est-ce pas ? C’est là qu’on embarque… Au-dessous, il y a encore dix ans, s’ouvrait une véritable grotte où l’on pouvait entrer. Ils l’ont aux trois quarts bouchée avec des moellons, sous prétexte de consolider et de rendre plus commode l’embarcadère. Et, du fond de la grotte, on peut, à certaines heures, quand la mer n’y pénètre pas, suivre la pente du souterrain qui monte doucement sur la colline et conduit à une grande salle, juste au-dessous du dolmen de Gyptis. La statue est là. Je l’y ai vue autrefois, un jour qu’ils m’ont conduite par le souterrain, et je l’ai reconnue. L’entrée, depuis qu’ils l’ont bouchée, est presque impossible, mais aux grandes marées, quand la mer est un peu plus basse, on peut encore s’y introduire.

Elle s’arrête.

J’écoutais avidement, nos mains toujours jointes, et je m’aperçois seulement alors du petit jeu que je joue à mon insu, et de la situation plutôt ridicule où je me suis mis. Nos genoux se frôlent, sa gorge palpite sous mes yeux, à côté de mes mains. Ah ! je vous jure, cher ami, que son émotion ne se mêle d’aucune provocation volontaire. Mais elle subit le trouble des souvenirs, et, sans ce trouble et sans l’étreinte de nos mains, elle ne m’eût pas livré l’énigme de la statue.

Ne va-t-elle pas résoudre les autres problèmes, me dire le nom des ennemis, leurs ressources, leurs projets ? Je me sens lâche. Je me mets à jouer avec les rubis et les émeraudes, caressant les bras nus, murmurant d’autres questions au hasard, exigeant et implorant d’autres paroles. J’ai l’impression qu’elle faiblit et qu’elle va parler. Il me suffirait d’un geste et elle s’abandonnerait aux confidences. Elle y est résolue.

Bien entendu, ce geste je ne l’ai pas accompli. Alors elle paraît se réveiller. Elle me regarde, inquiète de ce que je pense, et, comme je souris d’un air détaché, elle me reprend la main pour la dernière fois et me dit, tout amicale :

— Nous causerons encore, Stéphane. Il le faut. Il y a des choses si graves !… une, surtout, qui serait effroyable et qui vous menace… oui, une épouvantable chose… un piège qui vous est tendu et qui réussirait…

— Pourquoi tarder, Séphora ?

— Demain… Nous nous retrouverons… Votre petite servante gitane vous préviendra. Elle m’est toute dévouée. Mais ne l’interrogez pas…

Mercredi.

Séphora n’a pu tenir sa promesse. Le lendemain matin, la petite gitane s’approche de moi, et, sans un mot, me remet un billet écrit en hâte par Séphora.

« Ils m’enlèvent. Ils n’ont pas su que nous avions causé… mais ils ont peur de mes révélations… Ma porte est gardée… J’ai vu la lumière du bateau qui m’attend au large… Il me faudra bien quelques semaines pour leur échapper. Le 15 septembre, je serai de retour. J’arriverai à temps pour vous prévenir contre ce qui est préparé. Rosario m’accompagnant et me surveillant, vous n’avez plus à le craindre. Mais le danger n’est pas là. Il faut surtout vous méfier maintenant de… Je n’ose pas vous écrire encore la terrible vérité… Je vous expliquerai d’abord de vive voix… Quelle angoisse, à la dernière minute ! »

Séphora n’a pas eu le temps d’achever. « On frappait, m’a dit la petite messagère. Elle m’a remis la lettre. »

— Qui frappait ?

— Rosario !

Deux heures après, j’ai vu Flavie, seule.

Je lui ai dit :

— Séphora est partie.

— Je sais. Elle m’a fait prévenir, ce matin.

— Vous ne savez pas pourquoi ?

— Non. Il lui arrive quelquefois d’aller en Grèce… ou en Asie-Mineure pour les affaires de Zoris.

— Comment y va-t-elle ?

— Zoris a un bateau à Marseille. Cette nuit, j’ai reconnu le son de la sirène. Alors Rosario et ses camarades l’ont conduite au large.

— Rosario est revenu ?

— Non.

— Flavie, puis-je vous poser une question et vous demander d’y répondre sans détour ?

— Oui.

— Séphora est la maîtresse de Zoris, n’est-ce pas ?

— Elle a été sa maîtresse.

— Pour quelles raisons êtes-vous fâchée avec Zoris ?

Elle rougit légèrement, et répliqua :

— Il n’y a pas de raison précise. L’homme m’est antipathique.

Et elle ajouta :

— En outre, il a fait du mal à mes sœurs… C’est au retour d’une longue absence que je m’en suis aperçue. Il était trop tard. Je n’ai pas pu lutter… C’est un remords pour moi… et une souffrance.

Elle n’en dit pas davantage.

Au revoir, mon cher docteur. Les événements se précipitent. Tant mieux.

Stéphane.

XIII

Andromède.

Les confidences de Séphora, sa lettre, si obscure et si haletante qu’elle fût, les réponses de Flavie, avaient somme toute avancé Stéphane dans la voie qu’il suivait. Il connaissait à peu près ses ennemis, dont le principal, ou du moins le plus agressif, n’était plus là pour le combattre. Et il savait enfin, à n’en point douter, où chercher la Vénus Impudique.

Il conversait souvent, sur le pont du yacht, avec Solari, qui était tout dévoué aux sœurs d’Esmiane, et certainement en dehors des intrigues et des complots. Il apprit par lui que les marées à plus grandes oscillations, très faibles d’ailleurs en Méditerranée, devaient se produire vers la fin de l’autre semaine. Durant ces dix jours, il se garda bien de rôder autour du promontoire que l’on apercevait de toutes les fenêtres du château et du pavillon, et de tous les points de la terrasse.

Il vit peu les trois sœurs. L’après-midi Véronique chevauchait en Camargue sur Bellérophon, un nouveau coursier qu’elle dressait. Élianthe et Irène Karef croisaient en mer. On ne savait pas trop dans quels endroits reculés du domaine se promenait Lœtitia.

L’heure du bain les réunissait parfois. Stéphane y restait peu. Une chaleur d’orage, sans brise, pesait sur la plage. Il remontait sous l’ombre fraîche des arbres, en arrière de la terrasse, à un endroit que les sœurs avaient baptisé le rond-point d’Endymion. Il s’y asseyait près de Flavie, dont c’était la retraite préférée.

Ils restaient de longs moments sans parler, lisant ou laissant errer leurs yeux sur les pelouses reposantes. Stéphane se plaisait à rechercher, dans le visage de la jeune fille et dans ses gestes, ce qui la rapprochait de chacune de ses sœurs. Certaine carrure de la mâchoire le frappait comme une marque personnelle. Les sœurs avaient peut-être plus de finesse dans les traits, Flavie une violence plus sensuelle, mais tempérée par une telle douceur dans les yeux et dans le sourire !

Peut-être cette douceur, véritablement suave, qu’il n’avait pas notée jusqu’ici, provenait-elle d’un arrangement moins austère de la chevelure. Les cheveux fauves n’étaient plus tirés en arrière des tempes et du front, mais ondulaient légèrement, serrés à peine par un mince bandeau noir. L’étoffe des robes ne changeait pas, toujours foncée et rude.

Quand elle parlait, c’était surtout de Véronique, dont elle vantait le charme et la jolie nature, « à peine abîmée par les leçons de Zoris ».

— C’est encore une enfant, disait-elle.

« L’enfant » rejoignit deux fois à cette époque Stéphane dans sa cabine. Elle apportait autant d’ardeur à leurs caresses, moins de joie peut-être, et il pensa qu’elle avait quelque souci. Mais il n’essaya pas de démêler les sentiments de sa maîtresse, pas plus que les siens.

Un jour, Flavie lui dit :

— Vous savez que mon départ est proche.

Il s’indigna :

— Ce n’est pas possible.

— Pas possible, mais inévitable.

— Rien ne vous appelle ailleurs.

— Tout m’appelle en dehors d’ici.

— Cependant…

— Depuis quelques années, je n’ai jamais pu rester plus de deux ou trois semaines. Il y en a quatre. C’est trop.

Stéphane ne lui confia pas ses projets. Il voulait agir à l’insu de tous, sans compromettre ni inquiéter personne. Mais à mesure que l’expédition prenait forme dans son esprit, il tressaillait d’impatience.

Dans la nuit qui précéda, laissant allumée la lampe de sa cabine de telle façon qu’elle s’éteignît d’elle-même au matin, il partit vers onze heures du soir. Le ciel ne brillait que par ses étoiles, dont la clarté s’atténuait encore d’une brume impalpable. Il mit deux heures pour se glisser au pied de la terrasse et pour ramper à travers les rochers du promontoire. En admettant même que, d’en haut, une surveillance fût exercée, il était impossible que se détachât son ombre de l’ombre où il ne bougeait pour ainsi dire pas. Il se déplaçait par mouvements immobiles.

Il arriva ainsi à l’embarcadère, le contourna, se suspendit à la partie avancée de la roche d’Andromède, et mit pied, sans trop de mal, dans une anfractuosité d’où il pourrait aisément, parmi les moellons disjoints du mur de soutènement, attendre que le niveau de l’eau descendit au-dessous de l’ouverture de la grotte.

Il avait ainsi trois ou quatre heures à passer. Ce n’était pas un homme à épier les bruits de la mer ou du rivage, et, en état de veille fébrile, à prendre ses précautions contre les dangers inconnus qui l’environnaient et se préparaient à l’investir dans les ténèbres. Il évoqua Andromède, enchaînée sur un roc. Était-ce le monstre marin auquel elle était livrée qui allait surgir de l’onde, ou bien Persée le Sauveur ? Il s’endormit.

Le soleil le réveilla. Nul bateau n’apparaissait à l’horizon, d’où il fût possible de le voir. Le haut de la grotte étant suffisamment dégagé, il put s’introduire et patienter encore un long moment sur une saillie intérieure. Ensuite, il se dévêtit à moitié, aperçut au fond de l’eau le sol rocheux de la grotte, et se trempa jusqu’à la taille, en tenant ses vêtements dans ses bras.

Comme Séphora le lui avait dit, la grotte s’enfonçait sous le promontoire en un boyau assez étroit que l’eau remplissait en partie. Cette eau était glacée. La tête de Stéphane touchait la paroi supérieure. Ce fut pénible. Mais la montée devenant plus raide, il put marcher bientôt à pied sec et se rhabiller.

À ce moment, il devait être sorti du promontoire et n’avait pas plus de quatre à cinq cents mètres à faire. Ce qui le retardait, c’était l’obscurité et la crainte continuelle de se heurter le front s’il ne se courbait pas en deux. En outre, le sol était glissant. Aux heures d’orage, des infiltrations devaient changer ce canal en un véritable torrent. Était-il concevable qu’on eût pu hisser par ce boyau la précieuse statue ?

À la fin, cependant, une certaine lueur se diffusa dans les ténèbres. La dernière étape fut rapide. Quelques marches encore, taillées dans le granit, et il vit, devant lui, au-dessus de la dernière marche, et à travers les barreaux d’une grille, une excavation plus importante, où régnait une sorte de crépuscule et que soutenaient des piliers.

Cette grille ne l’inquiétait pas, car il avait noté aussitôt qu’elle était entre-bâillée. En effet, il la poussa d’abord sans trop de peine, mais il lui fallut un effort pour obtenir un passage suffisant. Et lorsqu’il l’eut obtenu, et que la grille eut cédé tout à coup, ce qui le lança à l’intérieur, il se produisit derrière lui, dans un grand tumulte, un éboulement de pierres et de sable.

Le tunnel se trouvait ainsi bouché et toute retraite lui était interdite.

Il éprouva une sensation désagréable à constater cet état de choses. Cependant, il ne l’attribua pas à l’action délibérée d’un ennemi qui, du dehors, eût suivi son cheminement souterrain, et eût fermé, derrière lui, la porte d’une souricière. Non. Il supposa plutôt que le piège était tendu à demeure, de manière que quiconque voulût forcer cette galerie d’approche, déclenchât par là même le mécanisme préparé une fois pour toutes.

— En tout cas, dit-il, on n’accumule tant de précautions que s’il y a quelque chose à garder.

Plein d’espoir, il traversa l’excavation.

Il y en eut une autre où l’on entrait par un orifice pratiqué au-dessus de deux marches. Et puis, après un nouveau passage, il déboucha dans une salle dont il discerna tout de suite les vastes proportions, et au centre de laquelle se dressait une silhouette blanche.

L’émotion de Stéphane fut profonde. Malgré tout, sa croyance au succès n’avait été que superficielle. Et voilà que, soudain, le miracle semblait se produire. Oui, c’était bien une statue qui surgissait de l’espace imprégné de clarté confuse, et cette statue prenait peu à peu les contours qu’il espérait, les formes que son imagination évoquait si souvent. La Vénus Impudique se recréait en face de lui. Elle avait son attitude, son buste de femme prête à se renverser, sa gorge gonflée de désir, le geste accueillant de ses bras, ses paumes largement ouvertes, ses longues jambes qui fléchissaient déjà.

— C’est toi ! c’est toi ! murmura-t-il, bouleversé… Je te retrouve… Tu revis pour moi. Mon Dieu, quelle merveille !

Il ne s’était pas trompé en écrivant qu’il n’avait jamais connu le mal d’aimer que par cette vision de marbre qui l’avait hanté jusqu’ici comme un désir jamais assouvi. Et le rêve, subitement, se réalisait. Des aventuriers à la conquête d’un trésor n’auraient pas eu plus d’éblouissement à contempler les coffres remplis des richesses des mille et une nuits, que Stéphane n’en éprouva devant l’admirable chef-d’œuvre que son père avait enfanté dans l’angoisse et le désespoir. Il ne pouvait s’en rassasier les yeux. Il baisait les pieds nus. Il caressait les nobles jambes et les hanches parfaites. Levant les bras, il posa ses mains arrondies sur les deux coupes des seins, et il en palpait la chair à la fois obéissante et ferme.

Puis il reculait jusqu’aux parois de la grotte et regardait de nouveau. Une lumière insuffisante, mais douce, égale, semblait couler d’une source invisible qui ne baignait que la nudité d’Aphrodite, laissant flotter l’ombre dans le reste de la salle. Seul un grand artiste, ou un grand amoureux, avait pu disposer ainsi, dans sa prison souterraine, la déesse de l’amour et de la beauté. Il n’y avait pas là un trésor dérobé par désir de lucre, ou abandonné par peur des représailles de la justice, mais bien une statue mise en valeur pour le plaisir des yeux.

Stéphane ne bougeait pas. Il demeura plus d’une heure appuyé au mur, et il frémissait d’admiration et de joie. Pas une seconde il ne songea qu’il était, lui aussi, captif, puisque, cette captivité, il la subissait dans la région même habitée par la divinité. D’ailleurs, si retranché qu’il fût du monde, il n’avait pas l’impression de l’isolement. Des bruits lui venaient de l’extérieur, peut-être par le tunnel qui montait de la mer. D’autres se propageaient au-dessus de lui, par cette écorce de granit qui recouvrait la grotte, et qu’il supposait d’une épaisseur assez faible.

— Je dois bien être, se disait-il, au-dessous du dolmen de Gyptis. Des gens passent par là.

Il prêta l’oreille. Plusieurs fois, le silence s’anima comme si des échos y ondulaient. Et cela, pour lui, signifiait que, dans ce milieu inerte et sourd du granit, il devait y avoir des canaux de circulation par où se communiquaient les moindres vibrations des alentours. Et, de fait, un bruit se répéta, sur un rythme égal. Quelqu’un marchait, au creux même de cette écorce.

Quelqu’un marchait, sans précaution, donc sans crainte d’être entendu. Et tout à coup, peut-être au sortir d’un tournant, cela se démasqua, devint perceptible comme le pas d’un promeneur qui avance sur les dalles sonores et toutes voisines.

Stéphane se plaque contre le mur. Sur sa tête, à trois mètres de distance tout au plus, au creux du renflement de la paroi qu’il apercevait, on s’était arrêté.

La pause avait lieu en face de la statue. Le but de la promenade était donc la statue.

Un long silence. On regardait. On regardait comme on devait regarder chaque jour. Sinon, pourquoi cette visite se serait-elle produite le jour même où Stéphane se trouvait là ?

Le cœur de Stéphane se serrait. Il escomptait maintenant un peu plus qu’une simple visite.

De fait, on bougea.

Un déclic, et un jet de clarté saisit le buste et le visage de la Vénus dans un disque étincelant de blancheur.

Puis, l’immobilité et le silence.

C’était la première fois que Stéphane pouvait voir avec des yeux d’homme la représentation totale de la Vénus. Il fut frappé surtout par une expression de visage, plus sensuelle, plus « bestiale », pourrait-on dire, que celle des photographies. Les dessins la donnaient parfois, cette expression, et, d’autres fois, l’artiste l’avait adoucie, en quelque sorte humanisée, comme dans son ébauche des derniers mois.

La lumière cessa brusquement. Quelques minutes après, un piétinement annonça le départ, et les pas s’éloignèrent par où ils étaient venus. Stéphane en perçut les étapes décroissantes, et tout s’effaça.

Il tira de l’incident, et de certains détails faciles à interpréter, cette conclusion, pour lui évidente, c’est qu’aucun obstacle n’entravait la marche, que le chemin qui reliait l’extérieur à la salle de la statue était aisé et n’avait pas le moindre rapport avec l’issue âpre, dangereuse et, sans doute, abandonnée, de la roche d’Andromède. Ce devait être une galerie, éclairée de place en place par des « jours » dont l’un donnait en plein sur la Vénus Impudique.

Et Stéphane estima que, en bonne logique, cette galerie, creusée à mi-hauteur de la salle, pouvait se continuer et aboutir au ras du sol, en quelque coin obscur.

Hypothèse justifiée. Il trouva l’amorce d’un escalier. Il s’engagea dans une galerie spacieuse et, à l’endroit présumé, revit la statue.

Tout s’arrangeait donc pour le mieux, et Stéphane remercia chaleureusement le dieu ou la déesse qui, refusant de le laisser périr au creux de la terre, l’accompagnait vers l’issue libératrice. S’il y avait des portes, elles s’ouvriraient devant lui ; des obstacles, ils s’aboliraient d’eux-mêmes.

Il y eut une porte. Au contact, car il ne voyait guère que pour se conduire, il la sentit bardée de fer et cloutée.

Ayant saisi la clanche, il tourna. La porte n’était pas fermée.

— Parbleu ! se dit-il. On vient là chaque jour, et peut-on redouter une invasion par la grotte d’Andromède ? Dans ces conditions, on ne perd pas son temps à verrouiller et barricader.

Il se trouvait dans une cave, éclairée par un soupirail, pavée, et contenant des ustensiles, caisses, barils mis au rancart. Évidemment, cette cave annonçait une maison et de quelle maison pouvait partir cette issue dérobée, sinon du pavillon de Zoris ?

Un escalier abrupt se dressait vers la gauche. Il le monta. Une première porte. Un cabinet avec des placards et un grand meuble dont un tiroir exhibait du linge d’homme.

Une seconde porte. Stéphane écouta. Il ne devait y avoir personne dans la pièce contiguë, et personne dans la maison. Ou, du moins, aucun bruit ne décelait une présence.

Doucement, il tourna la poignée, et, avec précaution, poussa le battant.

Aussitôt, une sonnerie retentit, stridente, ininterrompue.

Il hésita deux ou trois secondes. Le fait seul d’avoir entre-bâillé ce battant avait provoqué la sonnerie. Il lui suffisait donc de refermer, et de s’enfuir par l’issue dérobée. Oui, mais en ce cas, c’était s’emprisonner soi-même.

Hardiment il entra, repoussa le battant, ce qui coupa le contact et interrompit la sonnerie, et il passa de l’alcôve où il avait pénétré, dans la chambre dont elle faisait partie.

Il avait à ce moment la volonté ardente de s’enfuir, et l’espoir que Zoris ignorerait son expédition dans le souterrain et sa découverte de la statue. Les fenêtres de la chambre, ouvertes du côté de la mer, étaient au premier étage. Peut-être lui serait-il possible de… ?

Mais des pas résonnaient sur le parquet d’un couloir.

Il se résigna à une entrevue, qui, somme toute, n’était pas pour lui déplaire.

Quelqu’un entra, dont la main tenait un revolver.

C’était bien Zoris.

XIV

Zoris.

Zoris ne devait pas comprendre ce qui se produisait et pourquoi le signal avait retenti. En reconnaissant Stéphane, il réfléchit, tourna les yeux vers la porte, et embrassa d’un coup la situation, dans les causes qui avaient pu la provoquer, et dans les conséquences qu’elle pouvait entraîner.

Redevenant maître de lui, il remit son revolver, qui était un browning de fortes dimensions, dans une poche extérieure de son veston, et salua Stéphane en souriant, mais sans lui tendre la main.

— Tous mes compliments, monsieur Bréhange. Je croyais l’entreprise impossible, et cependant vous l’avez réussie.

Il était de taille plus petite et d’aspect plus chétif que Stéphane ne le pensait. Sa barbe blanche, taillée en pointe, ses cheveux blancs et sa façon de porter droit la tête lui donnaient de la prestance, mais on devinait un corps malingre et souffreteux dans son costume de flanelle. Le visage, fin et régulier, était très pâle. Zoris n’avait sûrement pas dépassé la cinquantaine.

Stéphane répliqua, sur un même ton d’amabilité hostile :

— En tout cas, je m’excuse de ma visite indiscrète et tout à fait involontaire. J’ai marché comme un aveugle, et je suis sorti de là comme j’ai pu.

— Séphora aurait dû vous renseigner mieux.

— Séphora ?

— Oui, c’est elle qui vous a indiqué la grotte d’Andromède, n’est-ce pas ?

Stéphane pensa que Zoris n’avait point de certitude, et il répondit :

— Ma foi non, le hasard seul m’a guidé. Je flânais sur le promontoire, et, comme je suis un fanatique des curiosités naturelles, grottes, rochers bizarres, souterrains, etc… j’ai aperçu cet orifice et je me suis risqué.

L’explication ne parut pas convaincre Zoris, qui insinua :

— C’était dangereux.

— Dangereux ?

— Dame, le souterrain, à ce que m’a dit Rosario (car vous comprenez que je n’ai pas tenté l’aventure), le souterrain est souvent envahi par les eaux, d’un côté ou de l’autre. Et j’oublie l’éboulement… Le mécanisme a-t-il fonctionné ?

Il se mit à rire.

— Une idée de Rosario… Rosario croit aux agresseurs nocturnes, aux pirates. Alors, il s’est ingénié, si un assaillant franchissait le boyau initial, à lui couper la retraite.

— L’éboulement a eu lieu, dit Stéphane, et c’est pourquoi j’ai dû persévérer.

— C’est-à-dire aller de l’avant ?

— Comme de juste.

— Ce qui vous a conduit ici ?

— Exactement.

— Je le répète donc, c’était dangereux. Si vous aviez rencontré quelque ennemi, quelque rôdeur, un mauvais coup est vite exécuté, et, personne ne connaissant votre entreprise, on n’aurait jamais pu expliquer votre disparition.

Il gardait la main dans la poche de son veston, et ses doigts devaient se crisper autour de la crosse de son revolver.

Stéphane eut l’intuition du danger. Il plaisanta :

— Des rôdeurs, dans ce souterrain perdu, ce serait bien extraordinaire ! D’autre part, je n’ai pas d’ennemis.

— Si.

— Des ennemis, moi ?

— Un ennemi, tout au moins.

— Qui ?

— Rosario.

— Rosario ?

— Mon Dieu, oui ! Rosario, qui est un être intelligent, mais têtu, vindicatif, jalousement attaché à ses idées et à ses croyances, Rosario se considère comme le propriétaire de tout le sous-sol qui va du promontoire à ce pavillon.

— Et à quel titre ?

— C’est lui le premier qui, de nos jours, l’a exploré. Donc, à son point de vue, il en est le maître.

— Et maître aussi de la statue ?

— Forcément, oui, puisqu’il l’a découverte.

Stéphane commençait à s’irriter :

— Il l’a découverte ?

— Je peux l’affirmer. Je suis venu, pour la première fois, en 1921, dans le domaine où mon associé, Georges d’Esmiane, était mort peu de temps auparavant, après s’être fait construire ce pavillon. À cette époque, je fis venir comme jardiniers Rosario et deux de ses camarades. Or, un matin qu’il rangeait divers ustensiles dans la cour, il démasqua l’orifice du tunnel, s’y risqua, poussa jusqu’à la mer, et plus tard en aménagea la première partie en une galerie commode, par où, un jour, il me conduisit devant la statue.

Stéphane avança de deux pas vers Zoris, et articula :

— Et cette statue ?…

— Vous avez dû la voir en passant. C’est une statue antique, de la meilleure époque, et admirable en tous points.

— Une statue antique ?… Une statue antique ?… répéta Stéphane exaspéré.

Et, violemment, frappant du pied, il s’écria :

— C’est l’œuvre de mon père ! C’est la Vénus Impudique de Guillaume Bréhange… qui lui a été dérobée… et vous le savez bien !

— Je sais que vous cherchez cette Vénus Impudique, et que vous êtes venu dans ce domaine sur la foi d’indications mensongères. Je sais, puisque vous avez débouché dans ce pavillon, que vous avez vu la statue qui est au-dessous du dolmen, mais ce n’est pas celle que vous cherchez.

Stéphane ne put se contenir :

— Vous mentez ! Je l’ai vue !

— Vous l’avez vue, dans l’ombre d’une salle obscure.

— J’étais là quand vous l’avez éclairée vous-même, et c’est elle ! c’est l’œuvre de mon père ! C’est la statue qui a été volée au Salon de 1912, emmenée sur les côtes de Provence, ensevelie dans le souterrain par Rosario et ses complices et, dix ans plus tard, redressée par vous, Zoris.

Zoris, tremblant de rage, porta de nouveau la main à sa poche. Stéphane lui empoigna le bras.

— Pas de chantage, hein ? Si vous croyez que je me laisserai supprimer comme un imbécile ! Trois fois déjà votre acolyte Rosario, qui m’avait déjà repéré dans les rues d’Arles, — car ce ne peut être que lui — trois fois déjà Rosario a tenté de me tuer, sur votre ordre, sans doute. Vous n’y réussirez pas davantage.

Sans vergogne, il fouilla dans la poche de Zoris, et en retira l’arme qu’il jeta par la fenêtre. Puis, secouant Zoris qui chancelait, et l’appuyant au dossier d’un fauteuil :

— Toute l’affaire a été menée par vous. J’en ai l’intuition et la certitude. La lettre anonyme envoyée à mon père, c’est vous qui l’avez fait écrire. Le visiteur qui est venu le voir, la veille du jour où il s’est tué, c’était vous. Avouez-le ! Que lui avez-vous dit, ce soir-là ? dites ? Quelle abomination avez-vous machinée pour lui mettre l’arme en main ? Mais répondez donc !

Stéphane sentit que Zoris défaillait sous son étreinte, et, le lâchant soudain, il le laissa s’effondrer au creux du fauteuil.

Zoris demeura immobile un moment, courbé en deux et ses mains crispées à l’endroit de son cœur. Il semblait étouffer, il était livide.

Après un instant, il prit dans un tiroir un flacon dont il avala le contenu. Puis, se remettant peu à peu, il alla vers la fenêtre, respira longuement, revint s’asseoir, et, regardant Stéphane bien en face, il lui dit, d’une voix saccadée et sourde :

— Des mensonges !… rien que des mensonges !… Je ne répondrai pas… La statue volée… la lettre à votre père… ma visite… autant de folies… L’unique réalité, c’est que j’ai vu, pour la première fois, le 30 juillet 1921, cette statue qui se trouvait dans le souterrain depuis un temps que j’ignore. Et le seul aveu que je vous ferai, c’est que, depuis le 30 juillet 1921, je n’ai pas manqué un seul jour, vous entendez, pas un seul jour, d’aller la voir et l’admirer. C’est un pèlerinage, qui est la raison même de ma vie quotidienne. Je mourrais s’il me fallait y renoncer. Cela m’est nécessaire comme de manger et de boire. Quand mon cœur flanche, elle me ressuscite. Certains jours où j’étais couché, grelottant de fièvre, je courais là-bas, tout en sueur, et le mal s’en allait. Qu’elle vienne du fond des siècles ou de l’atelier de votre père, je m’en moque. Elle est à moi ! à moi seul ! Et vous me la prendriez ? Mais c’est fou ! De quel droit me voler ? Allez-vous-en, cette femme est à moi.

Stéphane écoutait avec stupeur ces paroles de démence que Zoris finissait par bredouiller ; il murmura :

— Cette femme, dites-vous ? C’est le mot vrai. Ce n’est pas une statue que vous aimez. On n’aime pas une statue. Non, vous tenez à la femme qu’elle représente. C’est cette femme que vous aimez…

Zoris se taisait, la tête entre ses mains. Et Stéphane pensait que la même équivoque se retrouvait en lui. Son extase devant le bloc de marbre, ne la recherchait-il pas dans le choix même de toutes les femmes qu’il dévoilait ?

Zoris avait levé la tête, et tous deux se regardaient avec une haine véritable. C’était réellement une femme qu’ils se disputaient, et toute leur admiration pour des formes parfaites et des proportions harmonieuses n’était que luxure et que désir impuissant pour la chair mystérieuse que ni l’un ni l’autre n’avait possédée.

Zoris reprit, de son intonation essoufflée et rageuse :

— Allez-vous-en… votre entreprise est inutile et criminelle. Jamais vous ne réussirez !… jamais !… Une plainte contre moi ? À quoi bon ?

Je ne vous la rendrais pas vivante… vous entendez, pas vivante. Je la démolirais à coups de hache, et vous n’auriez que des miettes et de la poussière. D’ailleurs, vous ne feriez pas cela… Si vous le faisiez…

— Si je le faisais ?

— Écoutez-moi bien. Approchez-vous… plus près encore… je n’ai plus de forces. Écoutez… Il y a trois belles filles ici. Je ne parle pas de Flavie qui s’est retranchée du monde, mais d’Élianthe, de Véronique et de Lœtitia… Trois belles filles… qui vivent dans le plaisir et dans la joie. Ce sont les filles de mon esprit… Elles ne m’aiment pas beaucoup… Personne ne m’aime… Mais, moi je les aime parce qu’elles sont belles… Je les ai formées en vue de leur beauté et selon ma vision païenne de la vie. Comme moi, elles adorent les dieux morts, ceux d’Homère et de Virgile. Elles prient la nature, la mer, les étoiles, le soleil. Et elles sont merveilleuses. Soulevez ce rideau. Il y a là une longue vue dont je me sers pour les regarder quand elles prennent leur bain. Quelle splendeur ! Vénus, Minerve et Junon furent moins belles aux yeux du berger Pâris. Eh bien, ces trois magnifiques créatures, ces trois favorites des dieux, qui ne connaissent que la joie et le luxe…

Qu’allait-il dire ? Stéphane se pencha davantage. Zoris prononça brièvement :

— Leur père avait retiré toute sa fortune de la banque. Depuis, il s’était ruiné en spéculations. C’est moi qui ai payé tous les travaux plus tard. C’est moi qui fais vivre tout le monde. Si on m’enlève la statue, c’est la mort pour moi, pour elles la ruine. Choisissez…

Un long silence. Était-ce un mensonge, ou la vérité ? Les faits semblaient s’accorder avec ces révélations.

Stéphane y ajouta foi, et Zoris continua :

— Est-ce cela que vous voulez ? La vente du domaine ? La ruine des trois sœurs ? Que deviendront-elles ? Vous connaissez leur façon de vivre… qui les épousera ? Dois-je vous rappeler ce qu’elles vous ont donné si joliment ? Ne dites pas non. Tout ce qui se passe ici, je le sais… Rien ne m’échappe. Véronique d’abord, et puis Lœtitia… et puis, sans doute, Élianthe… Que réclamez-vous, maintenant ? Vous avez eu les plus beaux trésors du monde… et vous allez gâcher tout cela pour un rêve, pour un mirage ?

Il répéta, en martelant les mots :

— La ruine… la misère… des amants de hasard, dont elles dépendront…

Un petit ricanement mauvais l’agitait. Comme regaillardi par cette vision de désastre, il se leva. Il fit quelques pas. Un moment après, il sortit la longue-vue, la braqua vers la plage et chuchota :

— Elles sont là, toutes les trois…

Stéphane se précipita et lui arracha l’instrument qu’il brisa en deux sur son genou.

— Je vous défends… C’est une ignominie…

Zoris éclata de rire :

— À la bonne heure ! Voilà qui est bien… Soyez jaloux de ces trois-là. Je vous les laisse… Mais l’autre, la statue, c’est ma part. Je l’ai conquise par un martyre affreux… N’y touchez pas…

À quoi faisait-il allusion ? N’était-ce pas un aveu, et ne pouvait-on supposer que ce martyre affreux lui avait été infligé, non par la statue, mais par une femme ?

Stéphane ne l’interrogea pas. Zoris se tourna vivement et lui jeta :

— Vous refusez de partir ?

Stéphane haussa les épaules.

— Soit, dit Zoris, qui semblait de nouveau exténué et qui se rassit. Soit, ne quittez pas le domaine, mais n’essayez pas d’en savoir plus long… J’ai voulu éloigner Séphora parce qu’elle était toute disposée à me trahir pour avoir sa part de caresses, et j’ai de même éloigné Rosario parce qu’il aurait fini par vous tuer… De moi, vous n’avez rien à craindre, je ne tue pas, moi, non, j’ai horreur du crime… Une seule fois…

Il s’arrêta, sur le bord de sa confidence, puis tout de même, comme s’il se souciait peu des réactions de Stéphane, il acheva :

— Une seule fois, j’ai tué… Ce fut ma perte… Je crus que je m’étais tué moi-même. C’est mon sang qui s’est écoulé… En une minute, je suis devenu plus pâle que la mort…

L’étrange personnage ! Stéphane avait horreur de lui et cependant ne se décidait pas à le quitter. Il y avait, dans son aveu inutile, une grandeur cynique et une désolation sans bornes. Qui avait-il tué ? Et pour quelle raison ? Une énigme nouvelle s’ajoutait à toutes celles qui s’accumulaient autour de lui et autour de cette aventure dont il semblait bien qu’il tenait tous les fils.

À bout de forces, Zoris désigna sur un chevalet des papiers et des cartons, et demanda :

— Ayez l’obligeance de me donner ce carton rouge.

C’était un dossier. Il l’ouvrit lui-même et tendit un plan topographique à Stéphane en lui disant :

— Comme vous le voyez, c’est la partie de la Camargue qui avoisine le domaine, et c’est la côte. Notez, à certains endroits, autour du domaine, de petites croix rouges. Elles signifient…

— Elles signifient ?

Zoris avala de nouveau le contenu d’une fiole, et il expliqua d’une voix à peine perceptible :

— La côte a fléchi, il y a dix ou douze siècles comme vous le savez… sauf le coin du massif rocheux où nous sommes… Mais la mer travaille au sud… Au nord l’eau salée attaque les bases, use, démolit… Et puis le vent, les tempêtes… tout cela est ébranlé par moments. J’ai remarqué des fissures, çà et là, sur le mur de la terrasse, ou bien des creusements au pied des roches comme au pied du rempart qui nous protège du mistral… Tout cela correspond aux petites croix rouges. Il semble surtout que le promontoire est menacé, ainsi que la montée des grottes… Un jour ou l’autre, un ouragan arrachera tout, le sol s’effondrera, et ce sera ici, comme il y a dix ou douze siècles, la mer… la mer… et puis tout le delta, les étangs de Camargue, et plus tard, dans des siècles, on la retrouvera, elle, ensevelie, mutilée, morte, mais toujours belle…

Il ajouta, dans un soupir :

— Toujours belle… toujours impudique…

XV

La victoire de Samothrace.

La vision apocalyptique par laquelle se termina son désagréable entretien avec Zoris n’impressionna pas beaucoup Stéphane. Il en parla cependant à Flavie, peu de temps après, lui disant qu’il avait cru nécessaire de rendre visite à Zoris, mais ne révélant de cette visite que quelques points secondaires :

— Ah ! oui, plaisanta Flavie. La légende du raz de marée. Cela remonte bien au delà de Zoris. À l’an mille, peut-être ! En tout cas, il est de tradition, dans la famille d’Esmiane, que le domaine finira de la sorte.

— C’est une jolie fin. Seulement, je voudrais être prévenu quelques minutes d’avance.

— Pourquoi ?

— Pour faire mes adieux aux quatre sœurs d’Esmiane.

— Pas à d’autres personnes ?

— Je n’ai plus qu’elles au monde. Flavie, Élianthe, Lœtitia et Véronique. Et c’est un monde qui me suffit.

— La première s’en va demain.

— Non, affirma-t-il.

— Comment, non ?

— Véronique ne quittant pas sa Camargue, Élianthe son bateau et Lœtitia étant invisible, que deviendrais-je si vous partiez ?

— Je dirai à Véronique de vous tenir un peu plus compagnie,

— Non, non, fit-il vivement. Chacun doit être libre.

— Alors, je suis libre de partir ?

Il hocha la tête :

— Vous n’êtes pas libre.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

C’était vrai, il ne savait pas, mais la présence de Flavie lui paraissait le complément nécessaire de tout ce qui lui plaisait à Esmiane. Il s’était accoutumé à son air plus grave, qui n’excluait pas la gaieté et l’insouciance, à sa conception plus réfléchie de la vie, qui s’accordait aussi bien avec les jeux spontanés de l’esprit. Dans le silence, elle n’avait pas la physionomie un peu naïve et enfantine de ses sœurs, mais une expression recueillie, qui révélait une âme accessible à la peine et à l’angoisse.

Il aimait l’interroger, mais elle ne répondait jamais aux questions qui descendaient trop profondément dans l’intimité de son existence, à moins qu’il ne s’agît de son passé d’enfant ou d’adolescente.

— J’avais sept ans à la mort de ma mère, en 1913. Je me souviens d’elle comme d’une personne un peu lourde, qui ne pouvait plus marcher. Mon père l’adorait, et il ne s’est jamais consolé.

— Est-ce de lui que vous avez hérité vos sentiments religieux ?

— Non.

— Donc, ils sont acquis ?

— Oui. C’est à dix-neuf ans seulement que je me suis convertie, et cela d’un coup… Idées morales, idées religieuses, notion très stricte du devoir, ce fut en moi une véritable irruption…

— Par opposition aux idées faciles de Zoris, sans doute ? Ou bien à la suite d’une déception, d’une peine ?

Elle sourit.

— Question insidieuse… Attaque de biais. Où irions-nous si j’y répondais ?

Il n’insista pas. D’ailleurs, les longs silences de tout un après-midi qui s’établissaient entre eux sous les arbres du bois au rond-point d’Endymion créaient autant d’intimité que les paroles les plus confiantes, et, quand il recommençait à l’interroger, il s’apercevait que leur amitié s’était accrue et que Flavie s’épanchait davantage.

Un jour de chaleur pesante, il lui dit :

— Est-ce un vœu que vous avez fait de ne porter sur vous que ces étoffes épaisses et disgracieuses ?

— Disgracieuses ? Il y a dans les niches des vieilles cathédrales des saintes vêtues de chapes, et qui ont autant de grâce…

— Que Véronique ou Lœtitia ?

— Oui, fit-elle nettement.

— Somme toute, Flavie, vous ne voulez pas qu’on vous remarque ?

— Précisément.

— Et on ne vous remarque pas ?

Elle dit en riant :

— Quelquefois, tout de même…

— Un exemple ?

— Vous y tenez ?

— Oui.

— Eh bien, je connais un beau monsieur qui a pris la peine, il y a trois mois, de me suivre d’une des salles de la sculpture antique, au Louvre, jusqu’à cette terrasse d’Esmiane.

Il sursauta :

— Comment ! c’est vous ! c’est vous qui avez acheté une photographie de la Vénus d’Arles… Vous qui l’avez envoyée à Véronique ?

Elle dit gaiement :

— Je n’aime pas que les saintes des cathédrales. Moi aussi j’ai été prise par la beauté des formes, et j’y suis prise encore, trop, même. On n’abolit pas d’un coup tous ses instincts et toutes ses admirations, et la religion ne s’offusque jamais d’un beau spectacle. Quand je passe par Paris je vais au Louvre.

Stéphane était confondu. Il se rappelait maintenant la grâce souveraine avec laquelle cette femme évoluait dans la salle du musée, parmi le peuple des statues et des déesses, aussi noble que la plus noble d’entre elles. Et il la revoyait de même, chaque jour, marchant avec la même allure sur les pelouses et dans les allées d’Esmiane.

Il l’observa secrètement. Pour la première fois, il tâcha d’imaginer les formes qui se cachaient sous la bure. Mais cette évocation lui semblait sacrilège, et il tournait la tête pour revenir ensuite, et malgré lui, au mystère insondable qu’elle représentait.

Leurs yeux se croisèrent. Elle rougit.

Durant près d’une semaine, il ne la revit pas. Il craignit d’abord qu’elle ne fût partie, mais il l’aperçut le dimanche à la chapelle. Le lendemain, comme il se promenait au delà du château, et assez loin, il entendit des exclamations joyeuses. Il s’approcha de la crête qui masquait les pentes de granit. Il y avait de l’autre côté une pelouse en contre-bas qui s’arrondissait au creux d’un vallon. Les quatre cœurs y jouaient à se poursuivre. Elles ne le virent point.

Les trois plus jeunes, légères, bondissantes, étaient nues sous leurs voiles souples. Mais il parut à Stéphane que l’entrave des vêtements n’atténuait pas la légèreté de Flavie. Elle était svelte et harmonieuse dans tous ses mouvements, et, si l’on fermait à demi les yeux, certains de ses élans, subitement interrompus, gardaient toute la fougue immobile d’une Victoire de Samothrace.

Lœtitia se laissa tomber sur le gazon.

— Je n’en peux plus. Flavie, tu es infatigable. Et pas même essoufflée !

Les rendez-vous sous les arbres d’Endymion reprirent. Souvent, l’une des trois sœurs — Irène était absente pour une quinzaine — venait s’asseoir auprès de Flavie et de Stéphane. Elles ne montraient aucune gêne en face de lui et l’on n’aurait pas dit qu’aucune d’elles eût gémi de volupté entre ses bras. Nul souvenir sensuel ne les unissait. La poignée de main de Lœtitia était franche et amicale. Élianthe y mettait plus de vigueur et avait l’air d’un camarade qui lui eût dit :

— Tous mes remerciements… Vous m’avez rendu un fier service. Je sais désormais qu’il y a mieux qu’Irène. Merci.

Véronique, moins à l’aise peut-être avec lui, et plus soucieuse, se montrait plus rarement. Elle avait interrompu ses visites nocturnes. Un soir, il l’avisa qui se promenait aux côtés d’un jeune homme, le long de la ligne des tours. Le jeune homme franchit le parapet et descendit. Le lendemain, Stéphane constata qu’une fissure parmi les blocs de la muraille permettait, à cet endroit, de glisser sur le versant de la Camargue.

Tout cela n’éveillait en lui aucune idée dont il se tourmentât et se réjouît, et il n’en tirait pas de conclusion relative à ses rapports avec Véronique ou à la façon dont ces rapports se relâchaient. Il ne se demanda point si la rupture venait de lui ou d’elle, et si elle était blessée par son ancien amour ou par un amour qui naissait. Jamais les liaisons de Stéphane ne s’étaient dénouées autrement.

À peine même s’il songeait, dans le désordre ou plutôt dans les demi-ténèbres de ses pensées ignorées, à toute l’aventure de la Vénus Impudique, à la grotte d’Andromède, à Irène, à Séphora, à Zoris, aux redoutables et sournoises manœuvres de cet homme. Il avait remis à plus tard la décision qu’il devait prendre pour lutter contre lui et reconquérir l’œuvre de son père. Plus tard… c’était le retour de Séphora et les révélations qu’il escomptait. Mais la statue retrouvée vivait en lui ou flottait devant ses yeux. Sous les arbres, l’après-midi, elle rôdait autour de Flavie, se confondant parfois avec la jeune femme, prenant sa place, empruntant son visage et son expression réfléchie. Elles respiraient ensemble, un même rythme soulevait leurs poitrines. Leurs coiffures étaient analogues, leurs nuques avaient une égale pureté. Si Flavie arrivait à sa rencontre ou s’éloignait, c’est l’autre qu’il voyait, avec ses longues jambes, sa marche de déesse, le balancement de ses hanches, et l’ampleur de son buste.

Ainsi, un travail lent et continu identifiait les deux femmes. Tous les rêves par quoi, depuis des mois, il essayait d’imaginer la statue inconnue, maintenant qu’il l’avait contemplée, il les reformait autour de cette Flavie, invisible et impénétrable sous ses vêtements austères.

— Somme toute, Flavie, lui disait-il, la religion sépare plutôt qu’elle ne rapproche. Elle apporte plus d’ombre que de clarté. Vous m’êtes plus étrangère et plus obscure qu’Élianthe et Lœtitia, à qui j’ai parlé si peu.

— Êtes-vous bien sûr, Stéphane ?

— Mais oui, les êtres profondément religieux, en qui Dieu habite, sont pleins de réticences, de scrupules cachés, de pudeurs morales, de détours même. J’ai beau vous chercher, je ne vous trouve pas. Et cependant, je suis si curieux de vous, Flavie !

Il avait toujours soin de mettre la conversation sur le plan moral. Mais, était-ce bien moralement qu’il la cherchait, quand ses yeux erraient furtivement autour d’elle ?

L’été resplendissait, le soleil donnait au vert des pelouses et au bleu de la mer une telle intensité que l’on percevait la vibration des couleurs. Les fleurs s’inclinaient sur leurs tiges sèches. L’ombre même était aride. Et une odeur de résine qui brûle suintait des arbres.

Parfois, non loin d’eux, les trois sœurs, renonçant à leurs courses, s’assemblaient au pied d’un catalpa et chassaient l’air en flammes avec de grands éventails en plumes qui voilaient et révélaient tour à tour leurs corps dénudés.

Étendu sur une chaise longue, tourné de leur côté, Stéphane ne le voyait pas. Véronique lui était devenue indifférente. Il ne s’intéressait plus à Élianthe.

Vers le 20 août, à la suite d’orages, le temps se rafraîchit, le ciel fut plus pâle. Les promenades des trois sœurs recommencèrent. Irène Karef revint.

À diverses reprises, elle rencontra Stéphane et ils échangeaient des paroles quelconques. Le regard, d’Irène qui n’était plus comme avant hostile et chargé de rancœur, lui souriait avec une nuance d’ironie qui l’agaçait.

Un matin qu’il flânait le long de la ligne des tours, il trouva Irène près de l’Acropole, assise sur une pierre, et la cigarette à la bouche. Il eut d’abord l’impression qu’elle l’attendait. Mais ce devait être une erreur, car elle parla distraitement de sujets insignifiants. À la fin, elle demanda :

— Je rentre. Vous m’accompagnez ?…

Elle suivit le chemin qui menait à la clairière, puis, paraissant se tromper, elle en prit un autre qui remontait et s’éloignait du château. Après cinq minutes de marche silencieuse, sur un sol feutré d’aiguilles de sapins, elle s’arrêta net et saisit le bras de Stéphane.

Sur l’autre versant d’une dépression, tout en haut, Flavie était assise sur le tronc coupé d’un arbre et lisait, la tête penchée.

Il murmura :

— On croirait que vous m’avez amené là avec intention.

Sans lui lâcher le bras, elle l’attira doucement, à demi courbée, et l’incitant à se courber aussi, parmi des taillis et des ondulations de terrains. Ils retournèrent ainsi à la ligne escarpée des tours, au niveau même où Flavie devait être assise. Des arbres la cachaient, mais Irène désigna le pavillon de Zoris dont on apercevait l’un des pignons.

À la lucarne de ce pignon, sous l’auvent du toit, apparaissaient la tête et le buste de Zoris. Ses deux coudes s’appuyaient au rebord. Il tenait une longue jumelle de marine et ne bougeait pas.

Stéphane avait tressailli. Irène lui expliqua ce qu’il avait deviné aussitôt.

— De son observatoire, il domine tout le versant et voit distinctement Flavie. Comme elle s’isole et vient lire ici chaque jour, il se poste à la même heure et ne la perd pas de vue.

Stéphane serrait les mâchoires et se cramponnait à un silence opiniâtre. Il aurait eu en mains un fusil qu’il eût abattu l’abominable Zoris. Un instant plus tard, celui-ci rentra sa tête comme au fond d’une boîte.

Irène et Stéphane entendirent, au-dessous d’eux, Flavie qui retournait au château. Irène ricana :

— Qu’est-ce que vous avez, cher monsieur ? Vous êtes livide. C’est ce spectacle qui vous met dans cet état ?

Il haussa les épaules, et, comme il repartait, elle lui dit :

— Les hommes sont bien peu perspicaces ! Moi, au bout d’un bref passage dans le domaine, j’en savais plus que vous n’en saurez jamais. Il est vrai que je me renseignais de droite et de gauche !…

— Je ne crois rien de ce que vous dites. Tous vos actes sont ténébreux, inexplicables.

Et Stéphane articula d’une voix altérée :

— Que saviez-vous ?

— Je savais que Zoris aimait Flavie.

— Quelle ignominie ! gronda Stéphane indigné.

— Il n’y a rien d’ignoble dans le fait d’aimer.

— Un vieillard comme Zoris ! un dégénéré !

— Il y a huit ans que cet amour a commencé. Zoris en avait quarante. Flavie, dix-huit. Elle n’était pas plus belle qu’aujourd’hui, mais aussi belle.

— Et il a eu l’audace !…

— Il a eu tout au plus l’audace de se déclarer et de demander la main de Flavie qui, naturellement, a refusé. Mais quand il a vu d’autres prétendants… des rivaux plus heureux…

— Taisez-vous, ordonna Stéphane… Quoi ! vous osez prétendre.

— Je ne prétends rien. Mais que s’est-il passé entre Flavie et l’explorateur Jean de Milly, durant la croisière qu’ils ont faite, tous deux, seuls avec la sœur de Jean de Milly, sur les côtes de Grèce ?

Elle eut un gémissement. Stéphane lui brisait le poignet.

— Comme vous y allez ! dit-elle en riant.

— J’ai la haine du mensonge et de la calomnie, scanda-t-il.

— Ni mensonge, ni calomnie. C’est après cette équipée que Flavie s’est convertie brusquement.

— C’est après cela ? après cela ? répéta-t-il, tout tremblant de colère.

— En partie… car il y a eu autre chose…

— Quoi ? Vous irez jusqu’au bout de vos infamies… Je ne vous lâcherai pas avant.

Il la tenait de ses doigts crispés, et la regardait si durement qu’elle eut peur. Cependant, elle acheva :

— Une autre chose… Une scène effroyable, de quatre heures, entre elle et Zoris… dans le pavillon… Ils se sont battus… Zoris criait… Flavie est sortie de là, décomposée… sanglotant… Le lendemain, elle partait… Elle a vécu trois ans dans un couvent d’Espagne… Quand elle est revenue, c’était une autre femme… Non plus la créature libre, ardente, sans plus de pudeur que ses sœurs… mais la Flavie d’aujourd’hui, celle que vous connaissez, dévote, scrupuleuse, voilée comme une nonne… et qui porte peut-être un cilice sur « le plus magnifique corps qui soit », selon l’expression de Séphora. En tout cas, elle n’a plus jamais adressé la parole à Zoris…

XVI

Jean de Milly.

En une heure, la vie de Stéphane fut complètement transformée. Sa nature subit une crise qui bouleversa toutes ses façons de penser et de sentir. Il ne se reconnut plus. Lui qui se laissait aller au balancement agréable d’une existence que les plaisirs les plus vifs et les tourments les plus aigus ne faisaient guère osciller, il se trouva soudain précipité dans le tumulte de la douleur et obsédé par le désir impossible de félicités qu’il n’avait jamais conçues jusque-là.

Il s’en rendit compte l’après-midi, lorsque Flavie le rejoignit sous les arbres. Il l’exécrait ! Subitement, elle était devenue ennemie irréductible, adversaire farouche, avec laquelle s’engageait une lutte implacable d’où il ne pouvait résulter que blessure, destruction et mort. Ses sentiments s’exprimèrent avec tant de force sur son visage, que Flavie lui dit, toute surprise :

— Qu’avez-vous donc, Stéphane ?

— Moi ? rien.

— Si. Vous n’êtes plus le même. Qu’y a-t-il ?

— On m’a parlé…

— On vous a parlé ?…

Il aurait voulu se contraindre. Il ne le put pas, et il lança, comme la plus terrible accusation :

— On m’a parlé de Jean de Milly.

Elle se dressa, dans un élan de révolte.

— Qui vous a raconté ?… Qui ? Je veux savoir…

Et tout de suite, se ravisant :

— Après tout, non… Pas un mot là-dessus… Mon passé ne regarde que moi… Mais qui vous a donné le droit d’interroger ?… et le droit de m’accuser ?… À quel titre ? Quelle est la signification de vos paroles ?

Il eut la certitude affreuse que, s’il ne reculait pas, elle ne le reverrait jamais. Il fallait mentir, et sans une seconde d’hésitation.

Il réussit à rire et dit :

— Vous avez tout à fait raison. Je n’ai pas interrogé, mais j’ai entendu des paroles malveillantes qui m’ont exaspéré.

— Vous n’avez pas à me défendre…

— Allons, ne soyez pas trop sévère. L’amitié a tout de même certains privilèges.

Il lui fallut deux jours pour apaiser la méfiance de Flavie. Il affecta des airs indifférents. Il fut gai, frivole, et joua la comédie la plus habile, jusqu’à ce qu’elle désarmât et que leur intimité reprît tout son abandon. Mais il souffrait cruellement. Il entra d’un seul coup dans ce monde de la sensibilité excessive, où tout est motif à découragement, récriminations, doutes, jalousie, haine du passé et angoisse de l’avenir.

Il commença, pour son ami le docteur, plusieurs lettres : « Ainsi donc, voilà que j’aime… Quel supplice ! Je suis d’autant plus malheureux que cette femme que j’adore me paraît au-dessus de toutes les autres, et qu’à chaque instant je la rabaisse en moi-même et l’injurie comme la pire des créatures. Le manque de tout espoir me brise. Il n’y a que la religion qui suscite dans les êtres de pareilles forces de résistance. L’Église a tellement déformé la notion même de l’amour, que pour Flavie, j’en suis sûr, l’idée seule d’aimer est devenue une monstruosité, une cause de perdition, et que, si je lui disais le moindre mot, elle me considérerait avec épouvante et stupeur. Chaque dimanche, avant l’office, le vieux prêtre la rejoint dans son boudoir et la confesse. Voilà son véritable ami. Il n’y a d’amour qu’en Dieu et par Dieu. »

Flavie ne soupçonna rien du drame. Mais il n’avait plus maintenant aucun scrupule pour épier la jeune femme et chercher ce que trahissaient de son corps les plis de sa robe, les mouvements de ses jambes ou le soulèvement de sa gorge. « Le corps le plus magnifique qui soit », avait dit Séphora. Avec quelle frénésie, il en devinait les formes et en caressait la chair !

Et il songeait qu’à une époque encore récente tous les hommes avaient pu la dévêtir des yeux, lorsqu’elle se promenait ou se baignait avec autant d’impudeur que ses sœurs. Il songeait au vieux Zoris qui l’avait contemplée ainsi, et qui l’aimait, et se la représentait selon la juste vision qu’il gardait d’elle.

Et surtout, il songeait à ce Jean de Milly, son amant d’autrefois. Son amant ! Un homme l’avait possédée ! Elle connaissait la volupté, le délire… Images torturantes contre lesquelles il se débattait en vain.

Toute la fin du mois d’août, il demeura dans cet état de dérèglement nerveux où le moindre incident pouvait rompre ses relations amicales avec Flavie. Il le savait et s’en effrayait. Le dernier dimanche, un nouveau prêtre vint de Port-Saint-Louis. Il était jeune et de bel aspect. Flavie le reçut chez elle, comme elle recevait le vieux confesseur. Stéphane eut de la peine à se maîtriser.

Les trois jeunes sœurs avaient à peu près déserté le domaine : Élianthe et Lœtitia ne revenaient que le soir. Deux fois, il évita Irène Karef, redoutant quelque révélation nouvelle qui l’eût poussé à un éclat. Il se défiait surtout de lui-même, et plus encore durant ses tête-à-tête avec Flavie.

Cependant, malgré son attention peureuse, le choc se produisit. Au début d’un après-midi, il aperçut, de sa cabine, un canot à moteur qui s’en venait du large, soulevant deux lourdes masses d’écume, et qui se dirigeait vers l’embarcadère du promontoire. Les sœurs recevant parfois des amis de Marseille, ou même de Toulon, il pensa que l’une d’elles se trouvait au château. Mais, s’étant rendu à l’heure ordinaire sous les arbres du bois, il s’étonna que Flavie tardât si longtemps à le rejoindre.

Quinze minutes passèrent, et quinze autres. Il supposa que la jeune fille assistait à la visite de la personne ou des personnes, et conçut quelque dépit de n’en être pas averti.

Somme toute, il ne commettrait aucune indiscrétion en se montrant au château, puisqu’il y avait ses entrées.

Il y alla donc. Mais, comme il arrivait au seuil du vestibule, dont les portes étaient grandes ouvertes, Flavie en sortit, accompagnant un homme d’une quarantaine d’années, à figure énergique, en tenue de yachtman.

Elle présenta :

— Monsieur Stéphane Bréhange… Monsieur Jean de Milly.

Les deux hommes se saluèrent. Flavie conduisit Jean de Milly à moitié route de l’escalier de gauche qui descendait vers le promontoire, lui serra la main et s’en retourna.

Avant qu’elle ne revînt, Stéphane traversa vivement les salons et constata qu’aucune des sœurs n’avait assisté à la conversation. Dans le boudoir où Flavie se tenait d’habitude, deux fauteuils étaient rapprochés l’un de l’autre.

Il marcha vers Flavie jusqu’au grand salon, très pâle, l’allure saccadée. Elle s’arrêta, inquiète. D’un geste agressif, il lui saisit les deux poignets, et, debout, contre elle, lui dit âprement :

— Alors, vous le voyez encore, cet homme ?… Vous osez…

Elle voulut se dégager. Mais l’étreinte était solide. Il tenait la jeune fille si près de lui que leurs vêtements se touchaient et que, malgré tous ses efforts, elle était immobilisée.

Il chuchotait avec égarement :

— Vous vous enfermez avec lui ?… Vous osez ?… Ce n’est donc pas fini entre vous ?… Vous vous retrouvez encore. Et tout à l’heure, vous étiez là… tous les deux seuls ! Est-ce possible ? Et moi qui tremble en vous approchant, alors que je n’ai qu’une idée, qu’un désir… vous ! vous !

Il fut stupéfait. Au lieu de l’explosion de colère qu’il attendait, qu’il espérait même, il vit la figure de Flavie se contracter. La bouche s’entr’ouvrit en un sourire de provocation, et l’expression devint hardie, sensuelle, palpitante de volupté… l’expression même de la Vénus Impudique !…

Brusquement, il lui plaqua sa main derrière la nuque, et lui baisa la bouche.

Elle eut un sursaut d’horreur et de haine, et cria, par deux fois :

— Misérable !… Misérable !… Ah ! comme je vous méprise !

Et elle s’enfuit.

Stéphane eut la conviction immédiate que jamais cette femme ne consentirait à le revoir. Il l’avait outragée au plus profond de sa pudeur et de sa dignité. Il s’était conduit comme une brute. Elle ne lui pardonnerait point…

Durant trois jours, Stéphane ne quitta pas la péniche. À quoi bon attendre Flavie au rond-point d’Endymion, puisqu’il était impossible qu’elle s’y rendît ! De fait, deux jours après, il put constater que l’endroit demeurait vide tout l’après-midi.

Ce qui le terrifiait, c’était l’idée de l’inévitable départ, et même que ce départ fût déjà effectué. Ne rencontrant personne, ne pouvant se renseigner, il eut la faiblesse de donner de l’argent à la petite gitane qui le servait et de lui poser négligemment, mais avec quelle anxiété ! des questions sur la vie qu’on menait au château : Élianthe et Lœtitia se promenaient-elles aujourd’hui ? Véronique était à cheval, sans doute ? Et Flavie, est-ce qu’elle s’apprêtait à partir ?

Il apprit ainsi, par bribes, que Flavie vivait dans sa chambre, s’y faisait monter ses repas. Ses sœurs lui tenaient souvent compagnie. Le jeune prêtre vint la voir un dimanche. Pas d’autre visite. De son côté, Zoris ne sortait pas du pavillon. On le disait malade.

Mais la gitane pouvait-elle, par son service, être au courant de tout ?

Stéphane donna aussi de l’argent au matelot Solari et il bavardait avec lui sur le pont du Castor. De la sorte, il savait d’avance les excursions projetées. Solari ne connaissait rien du départ de Flavie.

Si Flavie s’en allait, Stéphane était décidé à s’y opposer, au besoin à s’embarquer de force sur le Castor. Les plans les plus absurdes s’échafaudaient en lui. Habitué aux solutions sages et conformes à la réalité, sous le coup de circonstances, qui l’affolaient, il considérait les actes les plus désordonnés comme naturels et légitimes.

Durant cette période qui se prolongea jusqu’aux approches du 15 septembre, aucun élément de raison ne fit contrepoids à son désarroi. Il écrivit deux lettres à Flavie, l’une où il demandait pardon, l’autre où il lui exposait son amour en termes extravagants. Ces lettres, que remit la gitane, lui furent renvoyées sans avoir été décachetées.

Une absence d’Élianthe et de Lœtitia ne lui permit pas de chercher auprès d’elles, comme il l’eût désiré, un peu de calme et le bénéfice de la conversation. Il s’obstinait à fuir Irène Karef. Un jour, il se trouva, pour la première fois depuis la rupture de leurs relations, face à face avec Véronique, et il lui dit à brûle-pourpoint :

— Véronique, j’ai continué mes investigations avec l’aide de Séphora. Elle a dû s’éloigner contre sa volonté et reviendra, à l’insu de tous, le 15, donc vendredi prochain.

Il aurait voulu dire d’autres choses, mais lesquelles ? Il hésitait. Véronique lui parut subitement une étrangère, presque une ennemie, qui le regardait avec des yeux malveillants. Il balbutia quelques mots et ils se quittèrent.

Cette date du 15 septembre semblait à Stéphane d’une grande importance, car il comptait sur Séphora pour dévoiler des faits dont la connaissance remettrait tout en bonne place, et résoudrait tous les problèmes. Jusque-là, il fallait patienter et souffrir.

Le mardi 12, il aperçut la barque qui doublait le promontoire. Une femme ramait, sans se presser. Elle flâna devant la terrasse. La fumée d’une cigarette se courbait selon la brise. C’était Irène Karef.

Quand elle glissa le long de la péniche, les avirons relevés, elle lui dit bonjour, en souriant d’un air amical et ajouta :

On s’en va le 15 au soir… peut-être même le 14… Et l’on s’en va dans des conditions qui me paraissent singulières. Dois-je vous tenir au courant ?

Il ne remua ni ne répondit. Alors, affectant d’avoir obtenu son assentiment, elle frappa doucement l’eau de ses avirons et conclut :

— Nous sommes d’accord. Ne bougez pas d’ici. Et renoncez à faire parler la gitane ou Solari. Je me charge de tout.

Le fait qu’elle avait découvert son manège auprès de Solari et de la gitane incita Stéphane, malgré sa répugnance, à subir la direction d’Irène. Elle était au centre même de l’intrigue, et seule pouvait agir selon les circonstances.

Le mercredi 13, de bonne heure, le Castor conduisit à Marseille Élianthe et Lœtitia, et revint le soir avec Élianthe, laissant Lœtitia à Port-Saint-Louis. Stéphane passa son temps à regarder les images de la femme nue dessinées par Guillaume Bréhange. Son angoisse l’inclinait à des enfantillages de véritable amoureux, car il aimait réellement et d’un cœur attendri. Et, tâchant de deviner l’expression que son père avait donnée aux visages inachevés, il adressait à Flavie, comme si c’eût été elle, des paroles douces et des prières désolées.

Le jeudi 14 fut intolérable. Dès ce jour-là, selon Irène Karef, Flavie pouvait partir. Le soleil était tamisé par un fin réseau de petits nuages blancs, mais l’orage menaçait, un de ces orages latents, qui n’éclatent pas, et qui font sentir le poids étouffant de l’atmosphère. Sur le pont de la péniche, Stéphane, vêtu d’un pantalon et d’un veston de toile légère, chaussé de sandales, ne cessa pas d’observer la terrasse et le promontoire et d’explorer l’horizon.

Le soir, un peu de fumée s’éleva tout au loin. D’autres navires avaient passé. Mais celui-là parut se diriger vers la côte.

La nuit s’épaissit rapidement. Un fanal fut allumé à l’avant du bateau.

Il appela Solari pour se renseigner. Solari n’était plus sur le Castor, et la gitane avait quitté la péniche.

Le bateau s’arrêta à un mille du promontoire, et ne bougea plus. Que venait-il faire ? Chercher Flavie ? Stéphane ne put voir si une barque l’abordait ou s’en détachait. D’ailleurs, le promontoire eût caché les allées et venues.

Jusqu’à onze heures, il attendit. À la fin, sa souffrance devint telle qu’il lui fallut agir, quoi qu’il en pût résulter. Il partit donc avec l’intention de surveiller les abords du château. Mais, au haut de l’escalier qui montait à la terrasse, il se heurta presque, dans les ténèbres, à Irène.

Tout essoufflée, elle lui dit vivement :

— Ah ! c’est vous ?… Tant mieux !… Je ne sais pas ce qui se passe… Il y a un bateau au large… Je veillais de ma fenêtre… Une embarcation a amené quelqu’un… qui est venu vers le château… un homme que je n’ai pu reconnaître… A-t-il été introduit ?… je ne sais pas… Peut-être par le jardin et par le logement de Séphora, puisqu’elle est en voyage… Alors, je suis descendue pour vous prévenir. Mais en sortant du vestibule, dehors, j’ai vu que l’échelle de corde qui sert à Lœtitia était accrochée à sa fenêtre. Or, Lœtitia est à Port-Saint-Louis. L’homme est-il monté par là pour rejoindre Flavie, dont l’appartement est contigu à celui de Lœtitia ? En tout cas…

Elle barra le passage à Stéphane qui voulait l’écarter, et acheva :

— En tout cas, pas de scandale, n’est-ce pas ? Jurez-moi de ne rien faire d’irréparable. Vous n’avez pas d’arme, n’est-ce pas ?

Il la bouscula et se mit à courir jusqu’au rez-de-chaussée. Il n’avait aucun projet fixe. Il voulait savoir, simplement. Flavie fuyait-elle ? Se laissait-elle enlever ? Cet homme, était-ce Jean de Milly ?… Oh ! savoir, savoir… Et agir !

Il avisa l’échelle, à cette même fenêtre qu’il avait escaladée quelques mois auparavant.

La chambre de Lœtitia était vide.

À tâtons, il gagna la porte et l’entr’ouvrit. Elle donnait sur le couloir qui desservait toutes les chambres et les boudoirs de l’étage. Une lampe accrochée l’éclairait.

Deux portes plus loin, à droite, se trouvait la chambre de Flavie.

Aucun bruit ne s’y faisait entendre. Tout était calme.

À ce moment, la main sur la clanche, il hésita. Un doute l’envahissait : Irène, la fourbe créature, avait-elle dit la vérité, et n’était-il pas le jouet d’une machination odieuse ?

Il en fut persuadé, mais ses tempes battaient trop violemment pour qu’il pût réfléchir. L’élan, qui nous entraîne à certains actes, échappe à notre volonté. Stéphane pensa que Jean de Milly tenait peut-être Flavie dans ses bras. Et si, d’autre part, Flavie était seule, comment résister à la tentation de pousser cette porte ?

Il la poussa. Elle n’était pas fermée !

Il entra.

Flavie dormait.

XVII

Flavie.

Flavie dormait.

Elle s’était endormie en lisant, à la lueur d’une haute lampe posée sur la table de nuit et qui éclairait toute la chambre, — une chambre vaste, très simplement meublée de quelques chaises, d’un secrétaire en acajou et d’un guéridon, aérée de deux fenêtres aux persiennes closes, et dont le lit adossé au panneau de gauche se trouvait dans la partie la plus éloignée de la porte.

Stéphane referma avec précaution, fit quelques pas, et regarda longtemps la jeune femme. À cause de la chaleur elle n’avait remonté le drap que jusqu’à sa taille, mais sa chemise de toile, si fine qu’elle fût, ne laissait rien deviner de son buste ni de ses bras. Le visage gardait un ait de grand apaisement. Sa coiffure, dérangée, montrait en désordre des boucles fauves.

Le parquet craqua sous le tapis. Dans ce premier sommeil, moins profond, elle dut avoir la sensation d’une présence. Ses paupières battirent. Elle ouvrit les yeux, s’effraya de cette vision, puis, comprenant, se dressa, la face tendue, les bras raidis, et balbutia :

— Allez-vous-en !… C’est une honte !… Allez-vous-en !

Stéphane hocha la tête. Il vacillait sur ses jambes. Mais il était résolu.

— J’ai à vous parler, dit-il.

Elle répéta avec égarement :

— Allez-vous-en !… Si vous faites un pas…

L’idée d’être au lit, si près de cet homme, devait lui paraître intolérable, car elle attrapa, sur une chaise, un peignoir de mousseline, s’en enveloppa et fut debout, d’un mouvement rapide. La figure était farouche. Il la sentit implacable, toute concentrée en elle-même pour opposer une résistance forcenée, s’il osait mettre la main sur elle.

Pour l’instant, Stéphane n’avait d’autre intention que de l’adoucir, de s’expliquer et d’étouffer sa propre émotion. Jamais aucune circonstance de sa vie ne lui avait paru plus solennelle. L’idée de la mort palpitait en lui.

— Vous n’avez rien à redouter, Flavie. Mais il faut que vous sachiez que je vous aime… Il faut m’écouter… C’est votre départ qui me rend fou… Oui, oui, j’ai eu tort l’autre jour… et ce soir, ce que je fais est odieux… Mais je suis fou… je vous aime…

Elle ordonna âprement :

— Allez-vous-en !… Quelle honte ! Vous, le fiancé de Véronique…

Il protesta avec véhémence :

— Elle ne m’aime plus… elle en aime un autre…

— Ce n’est pas vrai !…

— Elle a rompu… elle me fuit… vous le savez bien.

Sans faiblir, elle répéta :

— Allez-vous-en… je vous hais… Mais partez donc !

Il fut persuadé qu’il ne disposait pas d’une minute pour la fléchir. Avant une minute, elle sonnerait, elle appellerait au secours, elle se jetterait par la fenêtre, ou se livrerait à quelque geste de démence. L’idée de cette révolte indomptable l’exaspéra. Entre elle et lui, il ne pouvait donc y avoir aucune douceur, aucun accord ? L’un devait vaincre l’autre, et tout de suite, sans répit ?

Il dit encore quelques mots, et la supplia de toute sa passion effrénée. Mais elle n’entendait pas. Elle ne cessait de proférer, d’une voix rauque :

— Allez-vous-en… je vous hais… Vous êtes un misérable…

Il avança vers l’angle du lit, et trois mètres, deux mètres au plus les séparèrent… la longueur de cette couche à laquelle, tous deux, maintenant, pensaient comme à un champ de bataille. Si elle avait seulement consenti à l’écouter, il eût cédé. Mais, à l’encontre de ce qu’il y avait en lui de généreux, il était soulevé par une volonté barbare, et rien ne pouvait plus le satisfaire que le dénouement magnifique qui lui apparaissait soudain comme possible.

De son bras qui tâtonnait, elle chercha la lampe pour l’éteindre. On se défend mieux dans la nuit. Mais elle y renonça, une seconde de distraction pouvant la perdre. Ils ne se quittaient pas des yeux, attentifs aux attaques et aux feintes. La même énergie les animait l’un contre l’autre.

Le sifflet du bateau suspendit l’agression.

Stéphane ricana :

— Il vous appelle ?…

— Qui ?

— Jean de Milly.

Elle haussa les épaules.

— Ce n’est pas lui.

— Qui, alors ?

— Séphora. Le bateau de Zoris l’a ramenée. Je l’ai vue.

— Oui, oui, fit-il… vous dites cela, mais qui m’affirme que ce n’est pas lui ?

Il perdait la tête, et tout à coup, il éclata :

— Mais avouez-le donc ! C’est votre amant… Avouez-le !

Elle dit à voix basse :

— Il a été mon amant.

Il se rua vers elle, avec un cri de douleur :

— Ce n’est pas vrai… Je ne veux pas croire…

Elle prononça à nouveau :

— Il a été mon amant… mon amant d’une nuit…

— Non, non, Flavie… vous, un amant ! Oh ! je vous en supplie, dites-moi que ce n’est pas vrai… C’est au-dessus de mes forces…

Ils se retrouvèrent dans la même position que lors de leur dernière entrevue, dans le salon, debout l’un contre l’autre. Et il revit en elle cette même expression ambiguë, faite de défi et d’appel, qui la rapprochait de la Vénus… Déformation des traits, par quoi se trahissaient sans doute son mépris, sa fureur et une sorte de cruauté féminine. Il frémit d’admiration et de convoitise. Jamais aucune femme ne lui avait paru plus pathétique et plus attirante.

— Que vous êtes belle ! murmura-t-il. Comment pourrais-je renoncer ?

Il avança la main vers son épaule, presque timidement, comme on le ferait vers une proie qu’il serait sacrilège d’effleurer. Le buste se déroba. Stéphane se pencha cependant, et, s’il ne put toucher l’épaule même, il agrippa du moins, comme avec des griffes, deux poignées d’étoffe, de ces étoffes légères qui la recouvraient. Elle se débattit, saisit les bras, pesa de toutes ses forces pour leur faire lâcher prise. Mais l’étoffe craqua. Une déchirure se produisit par où brilla un peu de chair. La chair de Flavie ! C’était la première fois qu’il l’entrevoyait. Hors de lui, il accentua son geste et découvrit les épaules. Flavie se révolta. Mais, brusquement, dans un effort irrésistible, qu’elle ne put prévenir, il déchira du haut en bas, dévoilant d’un coup la statue.

Elle eut un gémissement d’horreur et voulut s’enfuir, mais Stéphane s’était jeté à genoux, lui entourait la taille de ses deux bras crispés, et baisait éperdument cette gorge dont il avait tant rêvé, qu’il cherchait depuis des mois, et qui était bien celle de la Vénus, d’une richesse excessive, sans fléchissement dans sa splendeur. Froide d’abord, presque glacée, ainsi que tout ce corps saisi d’épouvante, sous les mains fiévreuses de Stéphane, elle se réchauffait peu à peu, comme si le sang affluait de toutes parts, jusqu’aux pointes dressées.

Flavie luttait sauvagement, mais plaquée contre le bois du lit, serrée dans l’étau des bras, ne pouvant ni reculer ni bouger, elle devait subir l’assaut des caresses et abandonner à l’ennemi la chair la plus sensible de son être. Ses mains épuisées, collées au front de Stéphane, ne pouvaient plus défendre le terrain conquis et, de proche en proche, l’onde du désir coulait dans ses veines, elle balbutiait :

— Quelle honte !… Quelle infamie !

Il entendit aussi, sans les distinguer, d’autres mots et d’autres insultes, qui formaient, plutôt que des expressions de désespoir, la plainte alanguie de la béatitude.

Stéphane desserra un moment son étreinte pour admirer le visage pâmé. Ce fut un tort. Elle profita du répit, et, dans un sursaut imprévu, dénoua l’enlacement, repoussa violemment la tête de Stéphane, et tomba à la renverse sur le lit. Aussitôt, elle tenta de se glisser de l’autre côté. Mais, tout de suite, il la reprenait aux épaules, la courbait, s’inclinait sur elle et cherchait ses lèvres.

— Non ! non ! cria-t-elle, je vous hais… Ah ! l’ignominie !… Je ne veux pas… J’aimerais mieux mourir !…

Elle se convulsa, comme une bête fauve qu’on veut dompter. Elle opposa vraiment une résistance implacable. Elle le mordit, le griffa, tenta l’impossible, parut lui échapper… et soudain sans transition, ouvrit les bras, s’étendit tout de son long, les bras en croix, les jambes allongées, et murmura en offrant sa bouche et tout son corps pantelant :

— Oh ! prends-moi… prends-moi… je ne peux plus… prends-moi. Tout ce que tu veux… Prends-moi, mon chéri.

Elle eut alors quelques secondes d’immobilité, et demeura dans l’attente, les paupières closes, soupirant d’une voix qui suppliait :

— Prends-moi… Fais de moi ce que tu veux… ne me laisse pas réfléchir… Prends-moi… prends-moi.

On eût dit qu’elle s’abandonnait par épuisement, comme une proie vaincue et soumise. Mais quand il joignit ses lèvres aux siennes, et qu’elle sentit son approche, elle fut secouée d’un grand frisson, se souleva vers lui, l’étreignit dans ses bras, et se livra tout entière, avec un emportement que rien n’apaisait, et une telle frénésie dans la volupté qu’elle semblait, chaque fois, atteindre aux limites mêmes où la vie va se briser.

Elle n’eut certes pas le temps de réfléchir pendant une heure. Son désir inassouvi et le désir renouvelé de Stéphane ne leur laissèrent aucun repos. Cependant, au plus fort de leurs étreintes, lorsqu’elle gémissait, entre les lèvres de Stéphane, des mots d’amour et de volupté, ses joues étaient mouillées, et il avait dans la bouche le goût amer de ses larmes.

— Prends-moi, disait-elle en pleurant et en souriant. Prends-moi… Prends-moi…

Enfin, exalté par la joie, il eut le loisir d’observer le cher visage que l’extase embellissait encore, et il s’étonna de le trouver maintenant calme, serein, certes rayonnant d’ardeur sensuelle, mais comme pacifié et affranchi du masque impudique qui le dénaturait parfois. Étaient-ce les larmes qui l’inondaient ainsi de cette grâce enfantine qu’il avait souvent remarquée, aux mêmes minutes, chez Véronique ?

Il en fut tout attendri, et, appuyant sur son épaule la tête de la jeune femme, il demanda :

— Pourquoi pleures-tu, Flavie ?

Elle ne répondit pas, d’abord. Il insista :

— Si tu es heureuse, pourquoi pleures-tu ? Malgré tout, j’ai l’impression de ta tristesse… Rien n’est plus désolé que ton sourire.

Elle garda longtemps le silence. Ses larmes coulaient encore. Il reprit :

— Est-ce que tu regrettes ?

Elle avoua, d’un signe de tête. Il tressaillit :

— Tu regrettes, Flavie ? Est-ce possible ?

— Pourquoi veux-tu savoir ? N’es-tu pas heureux, toi ?

— Heureux comme je ne pensais pas qu’on pût l’être… Tu es dans mes bras… Rien ne peut faire que je ne t’aie possédée… C’est une joie surhumaine, que je n’espérais pas. Mais toi, Flavie, toi ? Qu’est-ce que tu regrettes ? Que je t’aie prise ?

— Que tu m’aies prise avant que nous ayons eu le temps de nous aimer, prononça-t-elle lentement.

— Mais je t’aime, Flavie.

— Et moi, je t’aurais aimé… et je t’aimais déjà. Mais il fallait attendre, Stéphane, et ne pas abîmer notre amour…

— Oh ! que dis-tu, Flavie ?

Avec une pudeur inhabile, elle noua, autour de ses épaules, son peignoir qui ne cachait rien d’elle, et, reprenant sa place contre Stéphane :

— Tu ne peux pas comprendre… et cependant, il faut que tu comprennes… même si tu dois souffrir… Entre nous, il ne faut pas de mensonges… Écoute, Stéphane… écoute-moi bien… Je n’ai pas aimé Jean de Milly. J’étais l’amie de sa sœur, qui habitait Marseille… Lui m’aimait… Ils m’ont entraînée sur leur yacht… Jusque-là, je vivais libre, mais très innocente, n’ayant pas subi l’influence de Zoris… Je ne savais rien de la vie… Et, une nuit, il est entré dans ma cabine…

— Et tu as cédé… fit Stéphane douloureusement.

— Comme aujourd’hui… après la même lutte…

— Et avec le même emportement…

— Tais-toi… n’en parlons pas… c’est un souvenir abominable… un cauchemar…

Il scanda, méchamment :

— Un cauchemar heureux… pour toi… pour lui…

— Non, non, dit-elle vivement, à genoux sur le lit, et lui serrant la tête de ses deux mains… Non, je te le jure… J’étais à bout de forces, et il n’a senti que mon dégoût et ma fureur… Je me suis enfuie… je ne l’ai plus revu que l’autre jour, quand il est venu m’annoncer la mort de sa sœur… Mais, moi, je savais…

— Tu savais quoi, Flavie ?

— Ma faiblesse, dit-elle à voix basse et plus près encore de lui… Et, depuis, vois-tu, j’ai peur… Quand les hommes m’approchent et que je devine leur regard qui m’épie et qui me cherche, j’ai peur de moi et du vertige qui m’envahit. Je suis vraiment l’Impudique. Tout est impudeur et luxure en moi… Ma bouche, ma poitrine… Tout se livre et s’offre… Il me semble que je vais m’évanouir… J’ai peur…

— Peur de toi, Flavie ? pour une seule défaillance ? Avoue qu’il y a d’autres raisons.

— Il y en a d’autres, dit-elle sourdement. Il y en a une autre, qui est en dehors de moi, et que je connais par Zoris. Un jour, en revenant de ce voyage affreux, j’ai dû repousser son amour, et, par vengeance, il m’a raconté… Ah ! ne m’interroge pas, Stéphane… Toute cette souffrance de vivre, toute mon angoisse, c’est cela, c’est à cause de cela surtout que j’ai perdu confiance en moi, que j’ai fui les hommes, que je me suis réfugiée en Dieu. Lui seul pouvait me protéger…

Il l’entoura de ses bras et murmura :

— Cependant… moi… Flavie, tu ne m’as pas fui ?…

— Oh ! toi ! dit-elle… cela n’a pas été pareil. Tu étais à mes yeux le fiancé de Véronique… Comment me serais-je défiée ?

— Véronique en aime un autre, Flavie.

— Non, non, je suis sûre que non. Par lâcheté, à mon insu, j’ai voulu le croire également. Mais ce n’est pas vrai. Elle s’éloigne par jalousie et par souffrance, et le drame qui se passe en elle, nous avons préféré ne pas le voir, pendant que je te retrouvais chaque jour avec tant de plaisir ! Oh ! tant de plaisir ! Tout de suite, j’ai eu pour toi, comme c’est étrange ! une amitié profonde, de l’affection. Je ne me suis doutée de rien, ni de tes sentiments, ni de ceux qui s’insinuaient en moi, peu à peu. C’est seulement le jour où tu m’as pris la bouche que tout s’est éclairé… Ah ! Stéphane, pourquoi n’as-tu pas attendu ?… Je redevenais confiante, normale, heureuse, tranquille… Et puis, ton désir m’a bouleversé… J’ai voulu partir… Il était trop tard… Je ne pouvais plus… J’avais peur de te revoir… et cependant je souhaitais ta venue, de tout mon instinct, de tout mon désir contenu… Dès le moment où je t’ai aperçu, tout à l’heure, j’étais à toi… J’ai été courageuse contre moi… Mais, à quoi bon ? Tu as vu, Stéphane ?… tu as vu ? Le vertige m’a étourdie… et je me suis livrée à toi sans pudeur, comme une fille…

— Comme une femme qui aime, s’écria-t-il avec exaltation. Comme une femme qui sera ma femme pour la vie. Tu t’es livrée par amour.

— Par désir, et en dehors de ma volonté. Quand on aime Dieu, on ne se donne pas ainsi.

— Quand on aime un homme qui vous aime, et qui n’a jamais aimé on se donne avec cette même joie et cette même folie.

— Pas avec cette impudeur.

— Il n’y a pas d’impudeur dans l’amour, Flavie.

— Il y en a dans le désir… et je ne réponds pas de moi… Voilà deux fois que je m’abandonne… Je n’ai pas de force. Je perds la tête… Ah ! j’ai peur de moi… J’ai peur…

Mais Stéphane la réconfortait :

— Reprends confiance. Mon amour te rendra le respect de toi-même… Ton désir ne naîtra plus qu’en réponse au mien… Et tu seras heureuse. Mais cela, c’est l’avenir, et que peux-tu craindre, puisque je ne te quitterai pas ? Tu es ma fiancée, ma pure et chère fiancée…

Il parla longtemps. Elle se laissait bercer au gré des douces phrases et des promesses apaisantes. Quand ils se levèrent, elle était conquise par l’espoir. L’un et l’autre, ils éprouvaient un grand besoin de sacrifice et un grand contentement à l’idée de ces belles fiançailles durant lesquelles la vie recommencerait dans la pudeur et la chasteté, et les mènerait vers l’union permise.

Stéphane se revêtit.

Flavie, debout près du lit, dénoua, pour le remettre, le peignoir qu’elle avait enroulé autour de ses épaules. Il admirait ses mouvements. Mais pouvait-il admirer longtemps cette chair savoureuse vers laquelle ses mains se tendaient avidement ?

Flavie rencontra ses yeux et rougit. Elle ne baissa pas les siens. Il revit le sourire insinuant de la Vénus, et elle retomba sur le lit en lui ouvrant les bras, avec des mots d’appel et un débordement de passion qui s’achevait en sanglots.

Un peu avant l’aube, Stéphane entre-bâilla la porte, et laissa la jeune femme endormie.

En passant d’une chambre à l’autre, il lui sembla qu’une silhouette se dissimulait dans l’ombre du couloir, mais, croyant à une erreur, il n’y fit pas attention. Et il traversa la chambre vide de Lœtitia et s’assura que l’échelle de corde était toujours bien fixée.

Il allait enjamber la balustrade, lorsqu’il fut retenu par le bruit d’une détonation, suivi d’un grand cri. Il retourna en courant du côté du couloir, et fut surpris de rencontrer Séphora, qui lui dit anxieusement :

— Vous avez entendu ?

Élianthe arrivait, effrayée, stupéfaite de voir Stéphane. Que se passait-il ? Puis Irène Karef s’en vint aussi.

Mais la chambre de Flavie s’ouvrit brusquement et, sur le seuil, chancelante, un revolver à la main, parut Véronique. Elle tomba à genoux. Elle balbutiait, comme démente :

— Je l’ai tuée… Je l’ai tuée…

Ils se précipitèrent tous.

Flavie gisait sur le lit, ses deux mains serrées contre sa poitrine, ses deux mains rouges de sang.

Elle gémissait de douleur.

Stéphane n’eut que le temps de se jeter sur Véronique et de lui saisir le bras. Elle avait tourné son revolver contre elle-même.

Le coup partit. La balle frappa le mur.

XVIII

Marie-Eudoxie.

Dans la panique et l’angoisse, ce fut Séphora qui imposa l’ordre.

Elle prit Stéphane à part :

— Vous avez passé la nuit ici ? avec Flavie ?

— Oui.

— Mon Dieu ! fit-elle en joignant les mains, pourquoi ne vous ai-je rien dit ?… J’ai pu revenir un jour plus tôt… Mais j’aurais dû parler avant mon départ… Mon Dieu ! Mon Dieu !

Irène Karef, penchée sur la plaie, l’examinait. Séphora lui demanda :

— De l’espoir ?

— La blessure est assez loin du cœur… si la balle n’a pas dévié, on peut espérer.

— Et alors ?

— Il faut un chirurgien, dit Irène. Un chirurgien seul peut extraire la balle.

— D’ici là ?

— Rien à faire… un lavage… des compresses… Je m’en charge.

— Non, dit impérieusement Séphora. Je la veillerai. Élianthe, Véronique et moi… personne d’autre dans cette pièce… ni femme de chambre, ni personne…

— Pourtant…

— Personne d’autre. Personne que ses sœurs et moi. C’est leur volonté et c’est la mienne. Tu entends, ma petite Véronique. Tu la soigneras aussi et tu monteras la garde. Tu seras inflexible. Personne !

Elle poussa Irène Karef et Stéphane vers le couloir et dit à Stéphane :

— Réveillez Solari. Allez à Marseille avec le Castor, et ramenez le docteur Élie Fabre et un infirmier. Solari l’a déjà amené ici…

On entendit qu’elle refermait la porte au verrou derrière Stéphane et Irène.

À onze heures du matin, Stéphane ramenait le docteur Élie Fabre.

L’examen ne fut pas trop alarmant. On put extraire la balle sans difficulté. Mais, le soir, en s’en allant, le docteur refusa de se prononcer avant sa prochaine visite, c’est-à-dire cinq jours plus tard.

Ce fut, pour Stéphane, cinq jours d’épreuve infiniment cruels. Séphora avait insisté pour qu’il ne s’éloignât pas de la péniche. Tous les matins et le soir, elle accourait en hâte et lui rendait compte de l’état de Flavie. La fièvre tombait. La malade ne se plaignait plus.

Lœtitia était revenue au château. Les trois sœurs veillaient. Véronique ne quittait pas le chevet de Flavie, infatigable, somnolant quelquefois sur sa chaise, mais attentive au moindre mot, ne cessant de lui embrasser la main et de lui demander pardon, à voix basse. Flavie souriait, heureuse de sentir ses trois sœurs autour d’elle.

— Elle ne vous a rien dit pour moi ? interrogeait Stéphane.

— Rien. Votre nom n’est pas prononcé.

Le quatrième jour, Séphora, tranquillisée, resta plus longtemps avec lui. Elle raconta que Rosario l’avait conduite en Asie-Mineure où ils croisèrent en vue des côtes. Au cours d’une escale, profitant d’un jour où il s’était embarqué pour Smyrne avec le capitaine, elle avait soudoyé les hommes de l’équipage, qui la ramenèrent en France.

— Donc, jusqu’à nouvel ordre, conclut-elle, rien à craindre de Rosario.

Quant à Irène Karef, elle était tenue à l’écart. Il se produisait chez les trois sœurs une réaction curieuse et fort naturelle. Bouleversées, Élianthe et Lœtitia autant que Véronique, par le drame dont l’aînée était victime, se reconnaissant également coupables, elles reniaient tout à coup, avec une ingénuité charmante, leurs façons de vivre, de penser et de s’habiller. Vêtues à la manière de Flavie, coiffées comme elle, elles se montraient hostiles à tout ce qui évoquait le mauvais passé. Il leur semblait que la moindre compromission porterait malheur à Flavie. Plus de lectures douteuses. Plus de rêvasseries mythologiques. Élianthe refusa de voir Irène Karef. Toutes les trois se détournaient de Stéphane.

Rassuré sur l’état de Flavie, Stéphane sentit plus vivement combien l’acte de Véronique pouvait influer sur son amour. Si Véronique, dans un mouvement irréfléchi, avait voulu tuer sa sœur, c’est qu’elle aimait encore, lui, et d’une passion qui ne reculait pas devant le crime, et c’est qu’il s’était trompé en la croyant, sans preuves réelles, détachée et désireuse de rompre. Or, comment admettre que Flavie ne sacrifiât point son propre amour à celui de Véronique, qu’elle avait tout d’abord considérée comme la fiancée de Stéphane ? L’accord et l’intimité des quatre sœurs ne laissaient aucun doute à cet égard.

Le cinquième jour, le docteur Fabre déclara que, sauf complications improbables, Flavie était hors de danger. Le surlendemain était un dimanche, il promit de revenir une dernière fois en fin d’après-midi et de prescrire un régime de convalescence.

Cette journée de dimanche, qui devait être si chargée d’événements, fut d’une douceur d’automne, allègre, toute pénétrée d’une brise qui glissait sur la mer immobile, sous un ciel pâle et reposant.

Le matin, Stéphane reçut, par l’intermédiaire de la gitane, un billet de Séphora ainsi conçu :

« Des choses inquiétantes. Soyez à deux heures et demie exactement devant la tour de l’Acropole. Si Zoris vous faisait appeler, n’y allez à aucun prix. Irène, furieuse d’être tenue à l’écart, s’en va ce soir. Vous aussi, Stéphane, il vous faudra prendre une résolution. »

— La résolution de m’éloigner et de rompre, voilà évidemment ce que Séphora envisage comme inévitable, se dit Stéphane dont cette lettre exaspéra la nervosité.

Il lui semblait qu’une atmosphère lourde pesait sur le domaine. Les spectacles qu’il avait tant admirés, il ne les voyait plus qu’à travers un voile de brume. Ces quatre sœurs, si belles et si lumineuses, cloîtrées maintenant dans leur volonté d’isolement, repliées sur elles-mêmes, lui donnaient l’impression d’ennemies qui le repoussaient de toutes leurs forces conjuguées. Devrait-il renoncer à Flavie ? La nuit merveilleuse qu’il avait connue n’aurait-elle pas de lendemain ?

Il fut exact au rendez-vous. Mais une demi-heure, une heure, s’écoulèrent, et Séphora ne vint pas.

Tourmenté par ces choses auxquelles Séphora faisait allusion dans sa lettre du matin, il arpenta fiévreusement le sentier des tours. À bien y réfléchir, les menaces ne pouvaient se produire que du côté de Zoris ou d’Irène. Là seulement, il y avait des éléments d’hostilité et de rancune.

De la clairière d’Actéon, il apercevait le toit du pavillon. Il hésita, puis, rapidement, descendit jusqu’à la porte d’entrée.

Il monta l’escalier et frappa.

— Entrez.

Il entra.

Zoris était assis dans un fauteuil, plus pâle encore qu’à l’ordinaire, l’air plus chétif sous son veston de flanelle blanche et sous la couverture qui enveloppait ses jambes et en accusait l’extrême maigreur. Près de lui, sur la table, un plateau avec des fioles, et le livre qu’il lisait, des vers de Lamartine, La Mort de Socrate.

Il sourit.

— Cher monsieur, votre gitane est une fidèle messagère. Cependant j’ai pu avoir connaissance du billet par lequel Séphora vous conseillait, ce matin, de ne pas vous risquer chez moi. Comme je désirais vous parler, malgré la défense de Séphora, j’ai employé le seul moyen qui me restait.

— Et ce moyen ?

— La faire disparaître, J’étais sûr que vous voleriez à son secours.

Stéphane protesta.

— Je n’accepte aucune conversation en dehors d’elle.

— Nous sommes d’accord. Après mon déjeuner, Séphora est venue, comme chaque jour, me retrouver dans la pièce voisine. Je l’y ai enfermée. Je ne doute pas qu’elle ne vous attende. La clef est sur la porte.

Stéphane tourna cette clef. Séphora attendait, en effet, toute fiévreuse. Elle lui dit aussitôt :

— Il ne fallait pas venir… à aucun prix.

Et, s’adressant à Zoris, elle le conjura :

— J’insiste encore, Zoris. Vous allez commettre un acte abominable et inutile.

— Un acte nécessaire, répondit Zoris, puisqu’il empêchera le retour de quelque chose de beaucoup plus abominable… de quelque chose d’infâme…

Il se passa la main sur le front. Il semblait souffrir affreusement. Souffrance physique ou morale ? Les deux, sans doute. Il rejeta sa couverture et se mit à marcher, mais courbé en deux, et avec tant de peine qu’il se rassit, à bout de forces. Une grimace tordit son visage régulier, et il dit à Stéphane :

— Alors, jeune homme, vous avez été l’amant de Flavie ?… Oh ! ne vous indignez pas… Il faut parler franchement et ne pas reculer devant les mots… L’amant de Flavie ! L’amant de Flavie !…

Stéphane se dirigea vers la porte.

— Restez, dit Zoris, se dominant. Cela devait être… J’y veillais cependant… Mais vous avez dû vous brouiller un moment tous les deux, lorsque Jean de Milly est venu, et j’ai cru que c’était fini… avant d’avoir commencé… Et puis, j’étais malade… je ne me suis plus défié… Mais cela devait être… cela devait être… C’était dans l’ordre des choses, puisque…

Séphora l’interrompit :

— Je vous en supplie, Zoris.

— Silence, toi ! Rien ne me fera taire. C’est aujourd’hui le pendant de l’entrevue que j’ai eue avec son père… avec Guillaume Bréhange.

— Que dites-vous ? que dites-vous ? s’écria Stéphane… Ainsi vous avouez ?

— Il n’y a pas là d’aveu, jeune homme, mais un simple fait.

— C’est vous, l’individu qui lui avait annoncé sa visite ?… et qu’il a reçu un soir ?

— C’est moi. Rosario m’avait servi de secrétaire, comme d’habitude. C’est moi qui suis venu, un soir, dans son atelier.

— Et le lendemain, il se tuait…

— Il se tuait

— Par votre faute…

— Non.

— Que lui aviez-vous dit ? Qu’y avait-il entre vous ?

— De sa part, contre moi, rien. Il ne me connaissait pas.

— De votre part ?

— Une haine sans bornes.

— Pourquoi ?

— Vous le savez…

— À cause de la statue ?

— À cause de la femme… de la femme que j’aimais.

— La femme de Rome ? Celle qui lui a servi de modèle ?

— Oui.

— Cette femme vous aimait ?

— Non.

— Alors ?

— Elle m’aurait aimé. Elle m’aurait aimé, si votre père…

Il reprit, sourdement :

— Parlons net, sans phrases. Marie-Eudoxie était une honnête femme, courtisée par tous à cause de son extrême beauté. Je l’aimais en secret, mais je n’aurais pas osé lui dire mon amour. Un jour, elle a disparu, et personne ne sut ce qu’elle était devenue. Pendant des mois et des mois, je l’ai cherchée, et je finis par apprendre qu’elle s’était enfuie avec un sculpteur français, Guillaume Bréhange, qui lui avait tourné la tête. C’est à Rome que je découvris sa piste… par hasard… grâce à la rencontre d’une petite marchande de fleurs, Séphora… Marie-Eudoxie avait de nouveau disparu, lâchant son amant le sculpteur, et la petite fleuriste le consolait. Pas de mensonge, Séphora ! tu me l’as avoué. Un jour que tu essuyais ses larmes, il t’a prise, tu avais quinze ans… Que veux-tu ?… un Don Juan… un débaucheur de femmes… il t’a cueillie au passage. Une semaine plus tard, Mme Guillaume Bréhange arrivait de Paris, avec son fils Stéphane, et l’emmenait… De tout cela, il t’est resté un bracelet de corail, et un tel souvenir que, quand tu as retrouvé son fils, tu t’en es entichée jusqu’à me trahir.

— Zoris !

— Je m’en moque. Tu le sais bien. Je n’ai jamais aimé qu’une femme, Marie-Eudoxie, et je n’ai jamais souffert que par elle… Ah ! celle-là, jeune homme, quelle splendeur ! mais quelle gueuse ! On dirait que votre père l’avait déchaînée. Ce qu’elle a couru ensuite ! Tous les hommes la désiraient… et elle les désirait tous… sauf moi, qui aurais donné ma vie pour elle… Et j’allais toujours la ramasser dans les bras d’un nouvel amant ! Comment ne me suis-je pas cassé la tête ! Une gueuse, je vous le dis… Des femmes de cette sorte, on devrait les abattre. Et puis, un jour… Oh ! ce jour…

Il respira un moment, et continua :

— C’était à Paris… au Salon… en 1912… Vous vous rappelez, hein ? L’émotion du public… la gloire… le Russe qui s’est tué parce qu’il ne pouvait acquérir l’image de celle qu’il aimait aussi… Oh ! pour moi, je l’ai reconnue du premier coup. La Vénus Impudique ! J’ai reconnu son visage de désir, quand elle appelait l’homme… Et, pour la première fois, j’ai vu son corps… C’était bien cela que j’imaginais… et que j’ignorais… et que je n’avais jamais possédé… Ce corps de déesse… Et tout de suite, l’idée du vol m’a saisi. Je ne souffris même plus de la voir exposée aux regards de tous. Non. Dès que je l’aurais volée, elle serait à moi pour toute la vie… Et personne ne pourrait plus l’admirer… Personne !… pas même Guillaume Bréhange, qui me l’avait dérobée… Ah ! quelle revanche, jeune homme ! Et l’enlèvement avec Rosario, la réussite, l’expédition, que de joies surhumaines. Déjà, à cette époque, je devais acheter le château à Georges d’Esmiane. J’y fis bâtir le socle qui s’y trouve encore. Et puis, Rosario ayant découvert le souterrain…

Il était exténué. Il avala le contenu d’une fiole, ce qui le redressa un moment.

Stéphane s’approcha de lui et, à voix basse :

— Et mon père ?

— Votre père ?

— Oui, vous étiez vengé, puisque vous lui aviez volé sa belle œuvre, sa plus belle œuvre. Alors, pourquoi, dix-neuf ans plus tard, votre haine le poursuit-elle encore ?

— C’est lui qui a repris la lutte. Il est venu du côté d’Arles… Il a écrit des lettres…

— À qui ? À qui donc ? Qui était cette autre femme ? car il devait y avoir une autre femme, la première étant trop vieille… ou morte… Alors, quoi, vous avez intercepté des lettres, celles que mon père lui écrivait, à cette autre femme ?

— Ah ! cela, jeune homme, c’est le secret de ma visite, cela, et, puisque vous voulez le savoir…

Il hésitait. Stéphane s’acharna :

— Je veux le savoir !… Que lui avez-vous dit ? Pourquoi s’est-il tué ?… Il renaissait à la vie… Il reprenait son œuvre d’autrefois… Et vous l’avez acculé au suicide. Comment ? Par quelle machination ?


Séphora se leva précipitamment, plaqua sa main sur la bouche de Zoris et s’écria, le tutoyant :

— Tais-toi, Zoris… Le père s’est tué… Ça ne te suffit donc pas ?

Il ricana :

— Crois-tu que le fils se tuera ? À son âge ? Non, non, il n’a pas été détraqué, lui, par Marie-Eudoxie… comme son père… comme moi.

— Je te défends de parler, Zoris…

— Tu me défends !

Debout, penchée sur lui, elle serrait les poignets du vieillard, et elle prononça fortement :

— Si tu dis un mot là-dessus, je te dénoncerai…

— À qui, mon Dieu !

— À la justice.

Il éclata de rire :

— Tu me dénonceras !… Si tu te figures que j’ai peur ! Un crime… Eh bien, oui, j’ai commis un crime… J’ai tué, de cette main, un de mes semblables. Et après ? Est-ce que, toi aussi, tu n’as pas tué, Séphora ?

— Moi ?

— Eh ! parbleu, ton histoire de Rosario faisant escale à Smyrne, et tes manœuvres pour entraîner les matelots à revenir… Autant de mensonges… Tu l’as tué, bien gentiment, Séphora.

Elle répondit simplement :

— Rosario m’a toujours obsédé de son désir. Une nuit, sur le bateau, il s’est jeté sur moi… J’ai pu résister… J’ai crié… Il s’est enfui, et a sauté dans la mer où il s’est noyé, avant qu’on pût le secourir.

— Pourquoi se serait-il enfui ?

— Je l’ai su après. Il m’avait volé tous les bijoux.

Zoris sursauta :

— Tous les bijoux ?

— Tous.

— Tous les bijoux ? dit-il en la regardant… Par conséquent… il n’y a plus rien ? C’est fini ?

— Oui, affirma-t-elle.

Alors, il prononça, et Stéphane ne devait comprendre que plus tard le sens de ses paroles :

— « Pauvres petites ! »

XIX

La princesse Irène.

Zoris réfléchit longtemps la tête inclinée sur sa poitrine. Puis il reprit avec accablement, très bas, comme s’il voulait se confesser et qu’il espérait pourtant n’être pas entendu :

— C’est vrai, et je vous l’ai dit, monsieur, j’ai tué… Le crime, je ne l’avais pas préparé… C’est le hasard… Au dernier moment, Georges d’Esmiane, mon associé, avait refusé de me vendre le domaine, et il est venu s’y installer avec ses filles, celles qui sont toujours, pour moi, les petites. Un dimanche, tandis qu’il se faisait construire le pavillon, il a découvert la galerie souterraine qui aboutit maintenant dans cette chambre… J’étais avec lui… Il a descendu les pentes… Et il a vu la statue que j’y avais cachée… Marie-Eudoxie… Alors, dans un coup de folie, je me suis rué sur cet homme qui surprenait mon secret et je lui ai frappé la tête avec une pierre. Il est tombé. La nuit, j’ai pu le porter dehors… Personne ne nous avait vu entrer… Personne même ne savait que j’étais dans le domaine… J’ai pu me sauver. Le lendemain, on a cru qu’il était mort subitement…

Un nouveau silence suivit. Stéphane avait écouté, dans l’épouvante. Zoris avait tué Georges d’Esmiane, le père des quatre sœurs dont il s’était fait nommer le tuteur par la suite, et il avait vécu près d’elles !

Zoris prit un des flacons et en versa la moitié dans une petite tasse, qu’il vida.

Séphora se leva brusquement.

— Qu’est-ce que tu as bu, là ?

— Une de mes drogues habituelles, dit-il.

— Ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai ! Je les connais toutes, sauf celle-ci.

Il sourit.

— Que veux-tu que ce soit ? de la ciguë ? Ne le croyez pas, jeune homme. Ce n’est pas parce que je lis La Mort de Socrate que je vais m’empoisonner. Allons, Séphora, ne t’inquiète pas.

À partir de cet instant, il fut très calme et discourut avec sérénité, parlant surtout des « petites ».

— Il ne faut pas qu’elles sachent… Comment pardonneraient-elles au vieux Zoris ce qu’il ne s’est jamais pardonné ? Et, cependant, j’ai agi malgré moi… Marie-Eudoxie m’avait détraqué… Sans elle, j’aurais été un homme normal… Son corps seul aurait pu m’apaiser… Mais elle n’a pas voulu… Ah ! Marie-Eudoxie… Vénus Impudique… je t’ai bien aimée !

Il se versa l’autre moitié du liquide, mais ne le but pas.

— Non, c’est pour cette nuit. Je dormirai mieux. Allez-vous-en, jeune homme… vous n’en saurez pas davantage… j’ai fait assez de mal comme cela… Allez-vous-en. À votre place, je m’en irais même pour longtemps. Entre vous et Flavie, tout est fini, puisque Véronique vous aime… Séphora, laisse-moi dormir, je suis très las… Il me faut une longue nuit de repos. Demain, dans l’après-midi, tu viendras me réveiller. Emporte la clef… Adieu, jeune homme, j’ai fait bien du mal à votre père… Mais il m’en avait fait tellement ! Adieu.

Il le retint cependant.

— Un mot encore, puisque j’y pense. Lorsque votre père est revenu, il y a deux ans, dans la région d’Arles, c’est Irène qui lui a donné rendez-vous, et sans me le dire. Nous n’avons jamais été complices, elle et moi, et nous agissions chacun de notre côté… Je me défiais d’elle… C’est une misérable… Elle exécrait votre père… et vous aussi… pour d’anciennes raisons de famille. Interrogez-la. Moi, je ne sais plus. Adieu, jeune homme.

Stéphane l’observa. Il eut la certitude que le vieillard ne lui en dirait pas davantage, et que Séphora opposerait un silence impitoyable à ses questions. Pourtant, se résignerait-il à partir sans connaître toute la vérité, quelle qu’elle fût ?

Au fond de lui, il se sentait bouleversé d’émotion et d’angoisse. Il avait peur. Mais il était résolu à ne partir qu’après avoir atteint son but.

Zoris dormait.

Séphora saisit la main de Stéphane et l’entraîna, après avoir fermé la porte de la chambre et retiré la clef. Dehors, elle lui dit :

— Il a raison, Stéphane, il faut partir. Vous reviendrez dans quelques mois.

— Soit, dit-il, mais demandez à Flavie une entrevue avant que le docteur n’arrive. J’attends votre réponse.

À cinq heures, Séphora lui envoya la réponse. Flavie refusait de le voir, et le suppliait de s’éloigner.

Il fit ses valises machinalement. Sa souffrance devenait intolérable. Par instants, il avait envie de tout abandonner et de s’en aller, comme il était venu, à travers la Camargue. Cependant sa détermination ne faiblissait pas. Si grand que fût son effroi devant la vérité, son désir de la connaître demeurait implacable et il se disait âprement :

— Je saurai. Ce que Zoris ne m’a pas révélé, Irène Karef le sait, elle. Il n’est pas possible qu’elle ne le sache pas, puisqu’elle agissait contre mon père et contre moi. Donc, elle parlera… Coûte que coûte, elle parlera.

Le Castor ramena le docteur, lequel ne devait s’en aller que plus tard, après le dîner.

Du temps s’écoula. Vers huit heures et demie, Solari et son camarade amenèrent et chargèrent une partie des bagages d’Irène.

Stéphane avait eu jusqu’ici l’intention de marcher à la rencontre d’Irène, mais les circonstances se présentèrent autrement. Irène arriva et resta seule sur le pont, tandis que les deux hommes retournaient au château pour rapporter les autres colis.

La nuit était épaisse. Irène alluma une cigarette.

Il lui sembla qu’elle entendait du bruit. Elle écouta, inquiète, tournée vers la péniche où l’on apercevait de la lumière. Mais Stéphane en avait fait le tour, et abordait le Castor par l’arrière. Soudain il surgit de l’ombre.

Elle lui dit, d’une voix qui ne tremblait pas :

— Ah ! c’est vous, Stéphane ?

— C’est moi, prononça-t-il. Nous avons à parler.

— Vous croyez ?

— Je crois que quelques minutes de conversation sont nécessaires entre nous.

Elle riposta :

— Non. J’ai l’intention de vous écrire. On s’explique mieux dans une lettre qu’en tête à tête.

— Ce n’est pas mon avis. Voilà une heure que je vous guette.

— Vous n’aviez qu’à venir au château.

— Je voulais être seul avec vous. L’occasion se présente. J’en profite.

— Qu’avez-vous à me dire ?

— Suivez-moi.

L’ordre était formel. Elle comprit que le duel qui se préparait entre eux depuis des mois allait avoir lieu. Rien ne pouvait plus le retarder.

Il n’y avait personne autour d’eux. Cependant, elle ne faiblit pas, prévoyant le retour proche de Solari et de son camarade. Alors que risquait-elle ?

— Soit, dit-elle en le suivant dans la cabine de la péniche, mais laissez cette porte ouverte.

— Pourquoi ? Vous comptez sur du secours ? Bah ! nous avons toujours bien dix minutes pour nous expliquer. Cela suffit.

Deux lampes, accrochées en appliques, les éclairaient. Stéphane en tourna la lumière vers Irène, elle était livide.

Il répéta :

— Cela suffit à condition que vous soyez résolue à parler.

— Ma vie entière n’aurait aucun sens, répliqua-t-elle, si je n’avais eu l’espoir et la volonté de vous dire, un jour ou l’autre, sans détour, en trois mots, à quoi elle fut consacrée.

— À quoi ?

— À venger mon père.

— Votre père ?

— Le prince Wassilof.

— Que dites-vous ? Le prince Wassilof ?

— Le prince Wassilof qui s’est tué au Salon de 1912, devant la Vénus Impudique.

Déconcerté, Stéphane évoquait le scandale, à quoi si souvent il avait songé et qui, tout à coup, prenait pour lui un sens nouveau et si imprévu ! Il murmura :

— Vous êtes la fille…

— La fille du prince Wassilof qui ne portait guère que le nom d’un de ses domaines russes, Karef… La fille du prince Wassilof, lequel aimait une femme que Guillaume Bréhange a enlevée.

— La même femme que Zoris aimait ?

— La même femme. Il a failli en devenir fou.

— C’était un fou, affirma Stéphane. J’ai lu les journaux de l’époque.

— Non, non, c’était un homme qui aimait. Plus tard, quand il s’est trouvé devant cette statue, il a perdu la tête, et il s’est tué.

Stéphane s’emporta :

— Et c’est cette histoire, vieille de vingt ans, qui vous a remplie de tant de haine ?

— J’adorais mon père. J’avais neuf ans. Sa mort m’a laissée orpheline, ruinée. Toute ma jeunesse, je l’ai usée à reconstituer le drame. Quand j’ai connu la vérité dans ses détails, j’ai juré…

Il la secoua par le bras.

— Vous avez juré quoi ? de le venger ? Mais c’était un fou et votre vengeance ne fut qu’une folie sans nom.

— Un acte de justice.

— Et alors, comment votre vengeance vous a-t-elle conduite ici ?

— Je cherchais partout les filles de Georges d’Esmiane. Le hasard ma mise en face d’Élianthe, à Naples. Elle m’a invitée.

— Mais quel intérêt aviez-vous à les connaître ? dit Stéphane, de plus en plus surexcité. Il n’y avait aucun rapport entre le passé et le château d’Esmiane ?

— Aucun. Mais il y en avait entre le passé et la famille d’Esmiane… ou plutôt entre le passé et Mme d’Esmiane…

— Que dites-vous ? Mme d’Esmiane ?

— Oui, Marie-Eudoxie.

Stéphane sursauta.

— Marie-Eudoxie ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? Mais expliquez-vous, crebleu ! Parlez donc ! Parlez ! Que vient faire cette femme ?

— Comment ! fit-elle étonnée. Zoris ne vous a rien dit ? Séphora, non plus ?

— Non.

— Et vous n’avez pas fait de rapprochement ?

— Parlez donc ?

— Marie-Eudoxie était la femme de Georges d’Esmiane.

— Vous mentez ! Ce n’est pas vrai ! Alors, selon vous, mon père… ?

— Votre père a enlevé Marie-Eudoxie d’Esmiane, que Zoris aimait, que mon père aimait… que tous les hommes ont désirée…

— La statue ?…

— La statue n’est autre que Marie-Eudoxie, l’ensorceleuse, l’impudique…

— Vous mentez ! cria Stéphane, qui frappait du pied et la menaçait. Ce que vous dites est monstrueux. Vous n’avez aucune preuve.

— Des preuves ! ce n’est pas cela qui manque, et d’irréfutables ! Quand Zoris a révélé à Flavie que sa mère se livrait à tous les hommes, elle en a eu une telle honte qu’elle s’est tournée vers la religion. Elle sentait bien qu’elle avait hérité des mêmes instincts, qu’elle était pleine de luxure et de perversité comme sa mère, impudique comme elle, qu’elle se donnerait au premier venu comme elle s’était donnée à Jean de Milly. Et c’est pourquoi elle a cherché une protection contre elle-même.

Les effroyables paroles ! Sur le front de Stéphane coulaient des gouttes de sueur. Il pressentait la situation dans tout ce qu’elle avait de tragique, mais il ne voulait pas la comprendre. Il murmura :

— C’est bien vous qui avez écrit à mon père quand il recherchait la statue dans la région d’Arles ?

— C’est moi.

— Pourquoi ? Pourquoi ce rendez-vous à l’Arche-d’Ormet ?

— Pour le voir et lui donner des indications sur la statue.

— Vous ne saviez pourtant pas qu’elle était ici ?

Irène prononça, l’accent mauvais, haineux :

— Non. Mais je lui ai dit qu’il pourrait retrouver le même modèle, la même perfection. Une femme existait, aussi belle… Elle vivait à Madrid, dans une communauté libre, sous le nom religieux de Sœur Adélaïde. Il y alla.

— Votre but ? souffla Stéphane qui, courbé, se tenait la tête entre les mains.

— Mon but ? J’étais persuadée qu’il l’aimerait et se ferait aimer d’elle.

— Oui, balbutia-t-il, vous espériez que Flavie serait sa maîtresse !

— Oui…

— Et elle a été sa maîtresse ?

— Non. Ayant découvert Sœur Adélaïde, il la suivit chaque jour, durant des semaines, sans oser l’approcher. La même passion qu’autrefois le reprenait. Mais Flavie quitta le couvent. Rentré à Paris, votre père lui adressa en Espagne, sous le nom de Sœur Adélaïde, des lettres qui furent renvoyées au château, que Zoris intercepta, et qui le décidèrent à venir à Paris, à voir Guillaume Bréhange, et à lui révéler…

— À lui révéler… quoi ?

— Que la femme qu’il aimait autant que la première et qui lui rendait son inspiration d’artiste, que cette femme était sa fille…

Les mots se prolongèrent dans le silence. Stéphane n’eut pas un gémissement.

Au bout d’un instant, il se redressa, très pâle et prononça :

— Sur quoi mon père se suicide et, quelques mois plus tard, quand je fais la même enquête que lui dans la région d’Arles, vous recommencez votre petite entreprise pour atteindre le même but ?

Elle eut l’audace de lui répondre :

— Oui.

— L’homme qui m’a suivi dans les rues, Rosario sans doute, c’est vous qui l’aviez envoyé ?

— Non. Je suppose que c’est Zoris.

— Mais c’est vous qui m’avez attiré à l’Arche-d’Ormet ?

— Oui.

— Et le piège que vous m’avez tendu, c’est d’y faire venir Véronique ?

— Oui !… oui !…

— Vous saviez qu’elle m’entraînerait à sa suite au château où Flavie devait arriver ?

— Oui ! oui ! oui !

Elle tenait tête à Stéphane, inflexible et provocante, malgré la peur qui croissait en elle. Lui, il marchait à petits pas, de plus en plus menaçant :

— Et après, c’est une suite de manœuvres habiles pour me détacher de Véronique… et pour me rendre amoureux, puis jaloux de Flavie… pour me pousser vers elle… jusque dans sa chambre ?

— Oui, oui, c’est bien cela ! dit-elle d’une voix triomphante.

— Et maintenant, afin que la vengeance soit bien complète, il faut que je la sache, hein ? Et vous m’annoncez avec joie cette monstrueuse vérité ! Ce que Zoris a dit au père, vous le dites au fils. Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ?

Cette fois, Irène se tut. Stéphane avait recommencé son mouvement en avant et elle reculait, effrayée, devinant l’abîme derrière elle.

Elle recula ainsi jusqu’au bord de la péniche. D’un geste lent, réfléchi, il la poussa et elle tomba dans la mer, avec un grand cri.

Il resta un moment à la regarder, qui se débattait, entravée par ses vêtements. La sachant bonne nageuse, il n’éprouvait d’ailleurs aucune crainte. Mais l’angoisse et le désarroi de la misérable le réjouissaient.

Dix minutes plus tard, il s’embarquait sur le Castor avec le docteur. Enfermée dans sa cabine, ruisselante et grelottante, Irène, que Solari et son compagnon avaient secourue à temps, défaisait une de ses malles pour y chercher des vêtements secs.

Stéphane attendit quelques jours à Marseille.

Séphora, à qui il avait donné son adresse, vint l’y rejoindre et le mit au courant des derniers événements. Quand elle était rentrée, le lendemain, dans la chambre de Zoris, elle l’avait trouvé mort. Il s’était empoisonné avec de la ciguë. Le médecin-légiste, appelé de Port-Saint-Louis, certifia qu’il avait succombé à une crise cardiaque.

Par une lettre à l’adresse de Stéphane, Zoris déclarait qu’il était entièrement ruiné. Les bijoux volés à Séphora représentaient ses dernières ressources. Il avait même dû hypothéquer sur sa pleine valeur le domaine d’Esmiane. Cette ruine imminente, il l’avait confiée au père de Stéphane.

Celui-ci comprit alors les dernières paroles de son père mourant et la mission dont il avait voulu le charger à l’égard de Flavie. Il en fit le récit à Séphora et lui demanda avec une certaine hésitation :

— Flavie sait-elle le lien qui l’unissait à mon père… et à moi ?

— Oui. Irène lui a écrit, avant son départ, précisant les dates et donnant des preuves volées par elle à Zoris.

Après un moment de réflexion, Stéphane conclut :

— Cela vaut mieux.

XX

Sœur Adélaïde.

— Oui, cela vaut mieux, répéta Stéphane quinze jours plus tard, lorsqu’il eut raconté à son ami, le docteur Gassier, le tragique dénouement de l’aventure si merveilleusement commencée. Et je dis que cela vaut mieux parce que je suis persuadé que Flavie aura subi les mêmes impressions que moi. Séparés violemment et définitivement par le coup de revolver de Véronique, nous aurions trop souffert dans notre amour brisé. Sachant ce qui est, nous souffrons moins, nous n’avons même pas le droit de souffrir d’une séparation qui est dans l’ordre même des choses. L’oubli nous est plus facile que si nous étions torturés par le désir de nous revoir.

Le docteur, qui avait écouté avec attention, hocha la tête.

— Tu as raison… tout est bien ainsi.

Et il ajouta, légèrement ironique :

— Heureusement même que vous n’avez connu la gravité de votre faute qu’après l’avoir commise.

Stéphane le regarda. Se moquait-il de lui ? Le docteur lui dit en souriant :

— Non, je ne plaisante pas. Mais que veux-tu, mon petit ? Le vieux sceptique que je suis n’attache pas autant d’importance que toi à ce qui s’est passé. Vous n’êtes responsable de rien. L’acte commis, en l’occurrence, n’est infâme que s’il est volontaire. Mais, là, ce sont les circonstances, aidées par Zoris et par Irène qui ont agi. Alors, pourquoi dramatiser ?… Il n’y a qu’un seul dénouement qui soit tragique, c’est la mort. Flavie n’est pas morte. Véronique non plus, et toi non plus. Reste l’avenir. Qu’as-tu décidé ?

— Séphora et moi nous avons vu le notaire de Zoris, à Marseille. Je rachète les hypothèques, ainsi que deux ou trois diamants que Séphora a pu garder, ce qui permettra aux sœurs d’Esmiane de vivre tranquilles un an ou deux ; d’ici là, Séphora espère convaincre Flavie d’accepter le legs de Guillaume Bréhange.

— Et toi, que vas-tu devenir ?

— J’ai des projets de voyage en Algérie et au Maroc. Je pense beaucoup à une étude sur les antiquités romaines dans l’Afrique du Nord.

En réalité, Stéphane ne pensait beaucoup qu’à Flavie. Son détachement n’était que superficiel, et il lui fallait du temps pour guérir une blessure plus profonde qu’il ne le croyait. Son heureuse nature l’y aida. Les deux visions de la statue et de Flavie qui s’étaient naguère rejointes dans son esprit, il ne tarda pas à les dissocier l’une de l’autre, et il n’eut pas trop de honte à évoquer la splendeur de l’image nue, puisque c’était celle qu’il avait cherchée et qui n’était autre que l’image de la Vénus Impudique. Pour Flavie, peu à peu, sa tendresse se dégageait de toute pensée trouble.

Ce qui persista, et à quoi il n’était pas habitué, ce fut une sensation d’ennui. L’aventure avait été trop belle pour que la vie ne lui parût pas dénuée de tout intérêt. Qu’est-ce qui pouvait attirer un homme qui avait vécu dans le paradis d’Esmiane, entre Véronique et Lœtitia, Élianthe et Flavie, avec l’espoir constant et inavoué d’une volupté nouvelle et d’une joie imprévue ?

Il écrivait souvent à Séphora. Dans ses réponses, celle-ci ne parlait jamais qu’affaires et détails matériels. Jamais aucune allusion aux sœurs d’Esmiane. Cependant, Séphora insistait pour qu’il continuât à écrire et à donner son adresse.

Mais un événement se produisit, dont les conséquences devaient avoir sur sa vie une influence considérable. Un soir, après plusieurs journées de tempête, comme il parcourait, à Biskra, les dépêches qui donnaient des nouvelles sur les désastres provoqués le long des côtes de France et d’Afrique, il lut cet entrefilet :

« Un raz de marée entre Port-Saint-Louis et les Saintes-Maries.

« On annonce qu’un raz de marée d’une violence inouïe a bouleversé le littoral. En particulier, sous l’assaut irrésistible de la trombe, le vieux domaine d’Esmiane, dernier morceau d’une sorte de forteresse rocheuse entamée déjà de tous côtés, et minée par l’effort séculaire des eaux, a été arraché, dispersé et réduit en un vaste marais de boue où surgissent des blocs de pierre et où flottent des arbres déracinés… »

Une dépêche de la dernière heure affirmait que, par un véritable miracle, on n’avait à déplorer aucun accident de personne.

Presque aussitôt Stéphane recevait un télégramme de Madrid.

« Soyez sans inquiétude. Nous étions toutes ici. Lettre suit.Séphora. »

La lettre arriva le surlendemain. Stéphane éprouva une grande émotion : elle était signée Flavie ! Et dès les premiers mots, il comprit pourquoi elle s’était résolue à lui écrire, et avec quel apaisement elle devait l’avoir fait !

« Mon cher Stéphane,

« Dieu a bien voulu bénir la décision que j’avais prise de me consacrer entièrement à Lui en nous éloignant d’Esmiane au moment où la catastrophe engloutissait notre pauvre domaine. Une telle faveur est une preuve de son indulgence et de sa bonté, et c’est pourquoi, avant de prononcer mes vœux et de prendre le voile, je vous écris pour la dernière fois où il m’est permis de signer de mon nom de Flavie et de régler mes affaires en ce monde, avant de n’être plus que la Sœur Adélaïde.

« J’ai la très grande joie d’avoir près de moi, en cette heure si importante, mes sœurs chéries, et si je vois que leurs yeux sont humides, je sens la fermeté de leur âme. La disparition du domaine ne les a pas touchées autant que j’aurais pu le croire. En esprit déjà, elles lui avaient dit adieu, résolues à le quitter un jour ou l’autre et à se tourner vers l’avenir avec plus de gravité et un sens plus religieux de l’existence. L’offre que vous m’avez fait faire par Séphora — et dont je vous remercie, quoique ne l’acceptant pas pour moi — cette offre les y aidera.

« Élianthe et Lœtitia se marient, mon cher Stéphane. Élianthe épouse un industriel qui l’emmène aux colonies. Lœtitia rejoindra sa sœur dès qu’elle sera mariée avec Henri Delroux, notre voisin de la ferme du Vieux-Madon qui la recherchait depuis longtemps. Toutes deux aiment leurs fiancés, auxquels chacune d’elles apportera la moitié de l’argent que vous avez remis à Séphora et que, ignorant notre ruine, elles considèrent comme leur dot. Quant à Séphora, dès que tout sera réglé, elle retournera en Asie-Mineure.

« Véronique, elle, a deviné la provenance de cet argent, et n’en veut pas. Je crois que son projet est de retourner en Camargue. Elle touchera sa part de l’indemnité que l’État versera aux victimes du cataclysme, et elle travaillera. C’est sa volonté. Peut-être, quelque jour, Dieu mènera-t-il vers elle l’homme qu’elle n’a jamais cessé d’aimer, celui qui a cru trop facilement aux calomnies portées contre elle, et à des sentiments d’oubli qu’elle n’a jamais éprouvés. Bien que blessée dans son juste orgueil, n’ayant pas voulu, par dignité, se défendre, elle reste, j’en suis sûre, dans le secret de son âme, la fiancée de l’homme à qui elle a montré, dès le début, une confiance si touchante. Pour moi, je ne trouverai la véritable paix que je suis venue chercher ici, que le jour où Véronique sera heureuse. Ce jour-là, Dieu m’aura pardonné.

« J’ai foi dans cet avenir prochain, mon cher Stéphane. Le devoir est souvent difficile à remplir parce qu’il est difficile à connaître. Mais aujourd’hui il est si clair, et il s’accompagne d’une telle certitude de bonheur, que je remets sans crainte, entre vos mains, la destinée de ma douce Véronique, la plus noble et plus pure d’entre nous toutes.

« Adieu, mon cher Stéphane. Je prierai pour vous avec autant de constance et d’élan que pour mes trois sœurs bien-aimées.

« Flavie d’Esmiane. »

À quatre mois de distance, par un radieux matin de juillet, Stéphane se fit conduire en auto sur la route d’Arles aux Salins de Giraud. Un cheval l’attendait devant une auberge de Sambuc. Il s’engagea aussitôt parmi les plaines marécageuses de la Camargue et se dirigea vers l’Arche-d’Ormet. Pèlerinage émouvant, où il retrouva, devant l’Arche, toute la fraîcheur de ses impressions premières, mais qui n’était pas le but de son expédition.

Deux heures encore pour atteindre la cabane, deux heures où son émotion croissait à chaque courbe du chemin sinueux, à chacun des étangs côtoyés ou franchis.

De loin, le groupe des pins lui apparut, comme autrefois, puis il vit la barrière de roseaux, puis l’allée des cyprès qui conduisait à la cabane d’Amalthée. Mais là, quand il fut entré, aux aboiements, tout de suite calmés, du chien, il nota des changements. Le vieux logis s’était accru d’une aile bâtie comme lui en pierres moussues, coiffée du même toit de roseaux. Et, par derrière, il y avait une autre issue qui ouvrait sur un grand espace que ceignaient des fils de fer tendus entre des poteaux peints en blanc. Dans cet espace, des remises et des étables aménagées provisoirement. Personne, ni d’un côté ni de l’autre.

Stéphane n’osa pas franchir le seuil de la cabane, dont la porte était cependant entre-baillée, ni même regarder par l’une des fenêtres basses. Si la maison était vide, il ne doutait pas qu’elle ne fût habitée. Une réserve singulière le retenait, lui qui avait pénétré jadis dans cette pièce en maître, presque en amant déjà.

La plaine, cependant, s’anima, par delà l’enclos voisin. Il entendit, au loin, une voix qui lançait ces cris par quoi les « gardians » commandent à leurs troupes de chevaux ou de bœufs. C’était une voix chantante d’adolescent.

Le troupeau avança, précédé de poulains efflanqués qui gambadaient. Ils pénétrèrent dans l’enclos, il y avait une vingtaine de Camarguais blancs et mal conformés, qui lui rappelèrent Sauvageon et Bucéphale.

Et soudain, il aperçut le « gardian », armé de son trident long comme une lance. Sous le grand chapeau de paille, il reconnut Véronique.

Alors il sut qu’il n’était pas venu par devoir, ni pour obéir à Flavie, mais parce que Véronique représentait toute la magnifique aventure, et la vie féerique du domaine, et la statue retrouvée et ensevelie, et les quatre sœurs d’Esmiane, toutes les quatre conquises et toutes les quatre perdues. C’était là un passé en dehors duquel il ne pouvait plus vivre. Véronique le lui rendrait.

Mais il lui fallait la reconquérir d’abord. Flavie n’avait pas vu clair dans l’âme de sa jeune sœur. Amoureuse, peut-être, et fidèle au souvenir de son amant, Véronique s’était reprise par fierté et luttait, elle, contre ce passé où elle avait tant souffert.

Quand elle l’avisa, debout près de la cabane, elle tira brusquement sur la bride de son cheval, et s’en retourna vers les marais.

Il attendit quatre mois, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, que Véronique lui donnât rendez-vous devant l’Arche-d’Ormet.

Elle y vint, grave, avec un peu de mélancolie encore dans ses yeux souriants, et vêtue, comme Flavie, d’une robe qui ne laissait rien deviner d’elle-même… que sa grâce infinie.


fin
TABLE DES MATIÈRES

 5
 12
 17
IV. — 
 26
V. — 
 31
 38
VII. — 
 45
VIII. — 
 53
IX. — 
 59
XI. — 
 74
 80
XIII. — 
 87
XIV. — 
 93
XVI. — 
 107
XVII. — 
 114
XVIII. — 
 122
 130
XX. — 
 138
COLLECTION «L’AMOUR »

ns _BINET.VALMER

Le Plaisir, roman.

MICHEL CORDAY . Les Révélées, roman.

LÉON DAUDET

de l’Académie Goncourt

Suzanne, roman.

HENRI DUVERNOIS

Là Maison des confidences.

CLAUDE FARRÈRE

de l’Académie française Le Lernier Dieu, roman.

Fumée d’opium.

ALBERT FLAMENT

Fureur d’aimer, roman.

EDMOND DE GONCOURT La Fille Élisa, roman.

MAURICE LEBLANC

L’image de la femme nue, roman.

Le scandale du gazon bleu, roman :

ALFRED MACHARD L’Amant blanc, roman. -La Femme d’une nuit, roman. ir Le Maître des femmes, roman.

rpreeiiién

RAYMONDE MACHARD

Les deux Baisers, roman. L’Œuvre de chair, roman.

La Possession, roman.

PAUL MARGUERITTE

de l’Académie Goncourt

Jouir, romun (2 volumes).

VICTOR MARGUERITTE

La Garçonne, roman (2 volumes).

Nos Égales, roman de la femme d’aujourd’hui,

L’Or, roman (2 volumes).

Prostituée, roman (2 volumes).

GUY DE MAUPASSANT

Pierre et Jean, roman.

MARCEL PRÉVOST de l’Académie française

Sa maîtresse et moi, roman,

MAURICE ROSTAND

La Femme qui était en lui, roman.

MARCELLE VIOUX

La Chair tendre, roman.

ÉMILE ZOLA

Une page d’amour, roman (2 vol.)

Imp. Créré,