Flammarion (p. 87-92).

XIII

Andromède.

Les confidences de Séphora, sa lettre, si obscure et si haletante qu’elle fût, les réponses de Flavie, avaient somme toute avancé Stéphane dans la voie qu’il suivait. Il connaissait à peu près ses ennemis, dont le principal, ou du moins le plus agressif, n’était plus là pour le combattre. Et il savait enfin, à n’en point douter, où chercher la Vénus Impudique.

Il conversait souvent, sur le pont du yacht, avec Solari, qui était tout dévoué aux sœurs d’Esmiane, et certainement en dehors des intrigues et des complots. Il apprit par lui que les marées à plus grandes oscillations, très faibles d’ailleurs en Méditerranée, devaient se produire vers la fin de l’autre semaine. Durant ces dix jours, il se garda bien de rôder autour du promontoire que l’on apercevait de toutes les fenêtres du château et du pavillon, et de tous les points de la terrasse.

Il vit peu les trois sœurs. L’après-midi Véronique chevauchait en Camargue sur Bellérophon, un nouveau coursier qu’elle dressait. Élianthe et Irène Karef croisaient en mer. On ne savait pas trop dans quels endroits reculés du domaine se promenait Lœtitia.

L’heure du bain les réunissait parfois. Stéphane y restait peu. Une chaleur d’orage, sans brise, pesait sur la plage. Il remontait sous l’ombre fraîche des arbres, en arrière de la terrasse, à un endroit que les sœurs avaient baptisé le rond-point d’Endymion. Il s’y asseyait près de Flavie, dont c’était la retraite préférée.

Ils restaient de longs moments sans parler, lisant ou laissant errer leurs yeux sur les pelouses reposantes. Stéphane se plaisait à rechercher, dans le visage de la jeune fille et dans ses gestes, ce qui la rapprochait de chacune de ses sœurs. Certaine carrure de la mâchoire le frappait comme une marque personnelle. Les sœurs avaient peut-être plus de finesse dans les traits, Flavie une violence plus sensuelle, mais tempérée par une telle douceur dans les yeux et dans le sourire !

Peut-être cette douceur, véritablement suave, qu’il n’avait pas notée jusqu’ici, provenait-elle d’un arrangement moins austère de la chevelure. Les cheveux fauves n’étaient plus tirés en arrière des tempes et du front, mais ondulaient légèrement, serrés à peine par un mince bandeau noir. L’étoffe des robes ne changeait pas, toujours foncée et rude.

Quand elle parlait, c’était surtout de Véronique, dont elle vantait le charme et la jolie nature, « à peine abîmée par les leçons de Zoris ».

— C’est encore une enfant, disait-elle.

« L’enfant » rejoignit deux fois à cette époque Stéphane dans sa cabine. Elle apportait autant d’ardeur à leurs caresses, moins de joie peut-être, et il pensa qu’elle avait quelque souci. Mais il n’essaya pas de démêler les sentiments de sa maîtresse, pas plus que les siens.

Un jour, Flavie lui dit :

— Vous savez que mon départ est proche.

Il s’indigna :

— Ce n’est pas possible.

— Pas possible, mais inévitable.

— Rien ne vous appelle ailleurs.

— Tout m’appelle en dehors d’ici.

— Cependant…

— Depuis quelques années, je n’ai jamais pu rester plus de deux ou trois semaines. Il y en a quatre. C’est trop.

Stéphane ne lui confia pas ses projets. Il voulait agir à l’insu de tous, sans compromettre ni inquiéter personne. Mais à mesure que l’expédition prenait forme dans son esprit, il tressaillait d’impatience.

Dans la nuit qui précéda, laissant allumée la lampe de sa cabine de telle façon qu’elle s’éteignît d’elle-même au matin, il partit vers onze heures du soir. Le ciel ne brillait que par ses étoiles, dont la clarté s’atténuait encore d’une brume impalpable. Il mit deux heures pour se glisser au pied de la terrasse et pour ramper à travers les rochers du promontoire. En admettant même que, d’en haut, une surveillance fût exercée, il était impossible que se détachât son ombre de l’ombre où il ne bougeait pour ainsi dire pas. Il se déplaçait par mouvements immobiles.

Il arriva ainsi à l’embarcadère, le contourna, se suspendit à la partie avancée de la roche d’Andromède, et mit pied, sans trop de mal, dans une anfractuosité d’où il pourrait aisément, parmi les moellons disjoints du mur de soutènement, attendre que le niveau de l’eau descendit au-dessous de l’ouverture de la grotte.

Il avait ainsi trois ou quatre heures à passer. Ce n’était pas un homme à épier les bruits de la mer ou du rivage, et, en état de veille fébrile, à prendre ses précautions contre les dangers inconnus qui l’environnaient et se préparaient à l’investir dans les ténèbres. Il évoqua Andromède, enchaînée sur un roc. Était-ce le monstre marin auquel elle était livrée qui allait surgir de l’onde, ou bien Persée le Sauveur ? Il s’endormit.

Le soleil le réveilla. Nul bateau n’apparaissait à l’horizon, d’où il fût possible de le voir. Le haut de la grotte étant suffisamment dégagé, il put s’introduire et patienter encore un long moment sur une saillie intérieure. Ensuite, il se dévêtit à moitié, aperçut au fond de l’eau le sol rocheux de la grotte, et se trempa jusqu’à la taille, en tenant ses vêtements dans ses bras.

Comme Séphora le lui avait dit, la grotte s’enfonçait sous le promontoire en un boyau assez étroit que l’eau remplissait en partie. Cette eau était glacée. La tête de Stéphane touchait la paroi supérieure. Ce fut pénible. Mais la montée devenant plus raide, il put marcher bientôt à pied sec et se rhabiller.

À ce moment, il devait être sorti du promontoire et n’avait pas plus de quatre à cinq cents mètres à faire. Ce qui le retardait, c’était l’obscurité et la crainte continuelle de se heurter le front s’il ne se courbait pas en deux. En outre, le sol était glissant. Aux heures d’orage, des infiltrations devaient changer ce canal en un véritable torrent. Était-il concevable qu’on eût pu hisser par ce boyau la précieuse statue ?

À la fin, cependant, une certaine lueur se diffusa dans les ténèbres. La dernière étape fut rapide. Quelques marches encore, taillées dans le granit, et il vit, devant lui, au-dessus de la dernière marche, et à travers les barreaux d’une grille, une excavation plus importante, où régnait une sorte de crépuscule et que soutenaient des piliers.

Cette grille ne l’inquiétait pas, car il avait noté aussitôt qu’elle était entre-bâillée. En effet, il la poussa d’abord sans trop de peine, mais il lui fallut un effort pour obtenir un passage suffisant. Et lorsqu’il l’eut obtenu, et que la grille eut cédé tout à coup, ce qui le lança à l’intérieur, il se produisit derrière lui, dans un grand tumulte, un éboulement de pierres et de sable.

Le tunnel se trouvait ainsi bouché et toute retraite lui était interdite.

Il éprouva une sensation désagréable à constater cet état de choses. Cependant, il ne l’attribua pas à l’action délibérée d’un ennemi qui, du dehors, eût suivi son cheminement souterrain, et eût fermé, derrière lui, la porte d’une souricière. Non. Il supposa plutôt que le piège était tendu à demeure, de manière que quiconque voulût forcer cette galerie d’approche, déclenchât par là même le mécanisme préparé une fois pour toutes.

— En tout cas, dit-il, on n’accumule tant de précautions que s’il y a quelque chose à garder.

Plein d’espoir, il traversa l’excavation.

Il y en eut une autre où l’on entrait par un orifice pratiqué au-dessus de deux marches. Et puis, après un nouveau passage, il déboucha dans une salle dont il discerna tout de suite les vastes proportions, et au centre de laquelle se dressait une silhouette blanche.

L’émotion de Stéphane fut profonde. Malgré tout, sa croyance au succès n’avait été que superficielle. Et voilà que, soudain, le miracle semblait se produire. Oui, c’était bien une statue qui surgissait de l’espace imprégné de clarté confuse, et cette statue prenait peu à peu les contours qu’il espérait, les formes que son imagination évoquait si souvent. La Vénus Impudique se recréait en face de lui. Elle avait son attitude, son buste de femme prête à se renverser, sa gorge gonflée de désir, le geste accueillant de ses bras, ses paumes largement ouvertes, ses longues jambes qui fléchissaient déjà.

— C’est toi ! c’est toi ! murmura-t-il, bouleversé… Je te retrouve… Tu revis pour moi. Mon Dieu, quelle merveille !

Il ne s’était pas trompé en écrivant qu’il n’avait jamais connu le mal d’aimer que par cette vision de marbre qui l’avait hanté jusqu’ici comme un désir jamais assouvi. Et le rêve, subitement, se réalisait. Des aventuriers à la conquête d’un trésor n’auraient pas eu plus d’éblouissement à contempler les coffres remplis des richesses des mille et une nuits, que Stéphane n’en éprouva devant l’admirable chef-d’œuvre que son père avait enfanté dans l’angoisse et le désespoir. Il ne pouvait s’en rassasier les yeux. Il baisait les pieds nus. Il caressait les nobles jambes et les hanches parfaites. Levant les bras, il posa ses mains arrondies sur les deux coupes des seins, et il en palpait la chair à la fois obéissante et ferme.

Puis il reculait jusqu’aux parois de la grotte et regardait de nouveau. Une lumière insuffisante, mais douce, égale, semblait couler d’une source invisible qui ne baignait que la nudité d’Aphrodite, laissant flotter l’ombre dans le reste de la salle. Seul un grand artiste, ou un grand amoureux, avait pu disposer ainsi, dans sa prison souterraine, la déesse de l’amour et de la beauté. Il n’y avait pas là un trésor dérobé par désir de lucre, ou abandonné par peur des représailles de la justice, mais bien une statue mise en valeur pour le plaisir des yeux.

Stéphane ne bougeait pas. Il demeura plus d’une heure appuyé au mur, et il frémissait d’admiration et de joie. Pas une seconde il ne songea qu’il était, lui aussi, captif, puisque, cette captivité, il la subissait dans la région même habitée par la divinité. D’ailleurs, si retranché qu’il fût du monde, il n’avait pas l’impression de l’isolement. Des bruits lui venaient de l’extérieur, peut-être par le tunnel qui montait de la mer. D’autres se propageaient au-dessus de lui, par cette écorce de granit qui recouvrait la grotte, et qu’il supposait d’une épaisseur assez faible.

— Je dois bien être, se disait-il, au-dessous du dolmen de Gyptis. Des gens passent par là.

Il prêta l’oreille. Plusieurs fois, le silence s’anima comme si des échos y ondulaient. Et cela, pour lui, signifiait que, dans ce milieu inerte et sourd du granit, il devait y avoir des canaux de circulation par où se communiquaient les moindres vibrations des alentours. Et, de fait, un bruit se répéta, sur un rythme égal. Quelqu’un marchait, au creux même de cette écorce.

Quelqu’un marchait, sans précaution, donc sans crainte d’être entendu. Et tout à coup, peut-être au sortir d’un tournant, cela se démasqua, devint perceptible comme le pas d’un promeneur qui avance sur les dalles sonores et toutes voisines.

Stéphane se plaque contre le mur. Sur sa tête, à trois mètres de distance tout au plus, au creux du renflement de la paroi qu’il apercevait, on s’était arrêté.

La pause avait lieu en face de la statue. Le but de la promenade était donc la statue.

Un long silence. On regardait. On regardait comme on devait regarder chaque jour. Sinon, pourquoi cette visite se serait-elle produite le jour même où Stéphane se trouvait là ?

Le cœur de Stéphane se serrait. Il escomptait maintenant un peu plus qu’une simple visite.

De fait, on bougea.

Un déclic, et un jet de clarté saisit le buste et le visage de la Vénus dans un disque étincelant de blancheur.

Puis, l’immobilité et le silence.

C’était la première fois que Stéphane pouvait voir avec des yeux d’homme la représentation totale de la Vénus. Il fut frappé surtout par une expression de visage, plus sensuelle, plus « bestiale », pourrait-on dire, que celle des photographies. Les dessins la donnaient parfois, cette expression, et, d’autres fois, l’artiste l’avait adoucie, en quelque sorte humanisée, comme dans son ébauche des derniers mois.

La lumière cessa brusquement. Quelques minutes après, un piétinement annonça le départ, et les pas s’éloignèrent par où ils étaient venus. Stéphane en perçut les étapes décroissantes, et tout s’effaça.

Il tira de l’incident, et de certains détails faciles à interpréter, cette conclusion, pour lui évidente, c’est qu’aucun obstacle n’entravait la marche, que le chemin qui reliait l’extérieur à la salle de la statue était aisé et n’avait pas le moindre rapport avec l’issue âpre, dangereuse et, sans doute, abandonnée, de la roche d’Andromède. Ce devait être une galerie, éclairée de place en place par des « jours » dont l’un donnait en plein sur la Vénus Impudique.

Et Stéphane estima que, en bonne logique, cette galerie, creusée à mi-hauteur de la salle, pouvait se continuer et aboutir au ras du sol, en quelque coin obscur.

Hypothèse justifiée. Il trouva l’amorce d’un escalier. Il s’engagea dans une galerie spacieuse et, à l’endroit présumé, revit la statue.

Tout s’arrangeait donc pour le mieux, et Stéphane remercia chaleureusement le dieu ou la déesse qui, refusant de le laisser périr au creux de la terre, l’accompagnait vers l’issue libératrice. S’il y avait des portes, elles s’ouvriraient devant lui ; des obstacles, ils s’aboliraient d’eux-mêmes.

Il y eut une porte. Au contact, car il ne voyait guère que pour se conduire, il la sentit bardée de fer et cloutée.

Ayant saisi la clanche, il tourna. La porte n’était pas fermée.

— Parbleu ! se dit-il. On vient là chaque jour, et peut-on redouter une invasion par la grotte d’Andromède ? Dans ces conditions, on ne perd pas son temps à verrouiller et barricader.

Il se trouvait dans une cave, éclairée par un soupirail, pavée, et contenant des ustensiles, caisses, barils mis au rancart. Évidemment, cette cave annonçait une maison et de quelle maison pouvait partir cette issue dérobée, sinon du pavillon de Zoris ?

Un escalier abrupt se dressait vers la gauche. Il le monta. Une première porte. Un cabinet avec des placards et un grand meuble dont un tiroir exhibait du linge d’homme.

Une seconde porte. Stéphane écouta. Il ne devait y avoir personne dans la pièce contiguë, et personne dans la maison. Ou, du moins, aucun bruit ne décelait une présence.

Doucement, il tourna la poignée, et, avec précaution, poussa le battant.

Aussitôt, une sonnerie retentit, stridente, ininterrompue.

Il hésita deux ou trois secondes. Le fait seul d’avoir entre-bâillé ce battant avait provoqué la sonnerie. Il lui suffisait donc de refermer, et de s’enfuir par l’issue dérobée. Oui, mais en ce cas, c’était s’emprisonner soi-même.

Hardiment il entra, repoussa le battant, ce qui coupa le contact et interrompit la sonnerie, et il passa de l’alcôve où il avait pénétré, dans la chambre dont elle faisait partie.

Il avait à ce moment la volonté ardente de s’enfuir, et l’espoir que Zoris ignorerait son expédition dans le souterrain et sa découverte de la statue. Les fenêtres de la chambre, ouvertes du côté de la mer, étaient au premier étage. Peut-être lui serait-il possible de… ?

Mais des pas résonnaient sur le parquet d’un couloir.

Il se résigna à une entrevue, qui, somme toute, n’était pas pour lui déplaire.

Quelqu’un entra, dont la main tenait un revolver.

C’était bien Zoris.