Flammarion (p. 53-58).
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VIII

Véronique.

Au sortir de sa torpeur, soulevant un peu les paupières, Stéphane se rend compte qu’il est couché dans la plus grande cabine de la péniche. Toute la clarté d’un ciel ensoleillé se répand par la fenêtre, et un miroir reflète la mer bleue.

Il lui semble que ce miroir, placé sur un pan coupé, lui renvoie aussi l’image d’une femme assise à côté de lui. Pour s’en assurer, il lui faudrait tourner la tête, ce qu’il évite de faire, autant par lassitude que par indifférence.

Il s’assoupit encore un peu, et, dans son demi-sommeil, il sent que des mains adroites lavent délicatement la blessure de sa tête et la couvrent d’un pansement humide. Il ouvre les yeux. Une femme est debout, qu’il ne connaît pas. Elle a des yeux noirs, brûlés de fièvre, une figure pâle, une beauté énergique et intelligente. Elle porte une blouse blanche d’infirmière et un faux col souple, à la façon d’un homme.

Elle lui dit :

— Je ne vous fais pas de mal ?

D’un signe, il affirme que non.

— Vous souffrez, n’est-ce pas ?

Il fait signe que oui.

— Ce sont de ces coups très pénibles, mais sans conséquences. Confiez-vous à moi. J’ai l’habitude.

Après une heure ou deux de silence, la porte s’ouvre doucement. Par la glace il voit une autre femme qui passe la tête avec précaution. C’est la femme qui, la veille au soir, l’accueillit dans sa chambre, Lœtitia.

Curieuse, inquiète, elle chuchote :

— Irène !

L’infirmière lui dit :

— Tu peux entrer, Lœtitia.

Elle se glisse sans bruit dans la cabine. Elle est habillée comme l’était la Dame de la Camargue, mais avec des vêtements plus amples et de teinte brune. Elle est moins blonde que la Dame, d’aspect moins juvénile, un peu plus grande peut-être. Les épaules sont découvertes.

Elles ont, à voix basse, une conversation dont il perçoit quelques phrases :

— Tu es sûre, Irène, que ce n’est rien ?

— Rien. Deux ou trois jours de grande fatigue, d’étourdissement. Mais il aurait pu se tuer.

— Ah ! tais-toi, Irène. Alors, es-tu d’avis que je prévienne Véronique ?

— Attendons cet après-midi.

— Chère Véronique… que va-t-elle dire en apprenant qu’il est blessé ?

— Ne la quitte pas, Lœtitia.

— Non. Je l’empêcherai de vagabonder en Camargue, aujourd’hui. Elle soignait Bucéphale tout à l’heure. Veux-tu que je t’envoie quelqu’un pour t’aider ?

— Qui ?

— Séphora, par exemple ?

— Inutile. J’ai rangé dans le placard les affaires d’une des valises. L’autre n’était pas ouverte.

Lœtitia s’éloigne.

Stéphane essaye de réfléchir et de coordonner les faits.

— Le vrai nom de Nausicaa est Véronique. Elle ignore que je suis arrivé ici. Elle a une sœur qui s’appelle Lœtitia, la femme de cette nuit, et qui semble la chérir.

Son sommeil n’est plus interrompu que par les verres d’eau qu’il boit et par la sonnerie de certaines heures qui parviennent jusqu’à lui… Midi… trois heures…

C’est un peu après cinq heures que la porte est rouverte. Irène s’en va. Plus tard, il a l’impression qu’on le touche. Il discerne alors des cheveux blonds penchés sur sa main, et il sent des lèvres chaudes qui la baisent, et des larmes qui la mouillent.

— C’est vous, Véronique ?

Elle soupira, effarée :

— Ah ! mon chéri ! ah ! mon chéri ! Oui… c’est moi… Véronique… On a donc prononcé mon nom devant vous ? Ah ! mon chéri, tout cela est de ma faute… Pourquoi vous ai-je quitté ?… J’ai voulu savoir si vous me chercheriez. Je vous demande pardon…

— Après ce qui s’était passé entre nous, Véronique, comment pouviez-vous douter que je vous chercherais ? Mais si je ne vous avais pas retrouvée ?

— Oh ! cela, ce n’était pas possible.

— Pourquoi ?

— J’avais pris Sauvageon, vous laissant Bucéphale, et, comme il ne se trompe jamais de chemin, je ne m’inquiétais pas.

La phrase fut prononcée si simplement qu’ils se mirent à rire tous les deux.

— Comment ! c’était Bucéphale ?… Je ne me suis aperçu de rien.

Leurs mains s’enlacent. Ils sont seuls dans la cabine. Elle le regarde avec une tendresse indicible.

— Vous êtes plus belle encore que je ne croyais, Véronique.

Au bout d’un instant, il murmure :

— Lœtitia ?… C’est votre sœur, n’est-ce pas ?

— Oui. Qu’elle est admirable, n’est-ce pas ? J’ai deux autres sœurs… Élianthe qui est au château… et Flavie qui voyage en Espagne.

— Je suis sûr que vous êtes la plus belle.

— Pas quand je suis auprès de mes sœurs, s’écrie la jeune femme dans un élan de conviction. Si vous voyiez Élianthe… et Flavie surtout. C’est à se mettre à genoux devant elle…

— Elle est peut-être plus belle que vous, Véronique, mais vous êtes plus belle qu’elle.

Elle traduisit tout bas, citant le vers même d’Ovide :

« — Pulchrior hæc illa est ; hæc est quoque pulchrior illa. »

— Comment, dit-il en riant, vous savez aussi le latin ?

— Oui, mais je vous fais parler, et Irène me grondera.

— Irène ?… l’infirmière ?

— C’est une étrangère que ma sœur Élianthe a connue en Italie et qui est devenue son amie… Irène Karef.

— Et vos parents, Véronique ?

— Nous sommes orphelines. Nous vivons au château d’Esmiane, que nous avons appelé le château des Hespérides. Nous y vivons avec notre tuteur, Zoris, et une gouvernante, Séphora l’Égyptienne, qui s’occupe de tout, qui règle la vie, tient la caisse, et nous enseigne la danse.

— Et joue de la mandoline, sans doute ?

— Comment le savez-vous ?

— Hier soir je vous ai vues de loin, qui dansiez sur la terrasse.

— Mon Dieu ! si je l’avais su ! Mais il fallait venir à moi !… C’étaient des amis d’Élianthe et d’Irène, des officiers de marine. Pourquoi n’êtes-vous pas venu vers moi, mon chéri ?

Stéphane pense longtemps à cette phrase. Ainsi, elle aurait voulu qu’il vînt vers elle, devant tous ! Au fond, il ne comprend rien à ce qui se passe dans ce château, ni aux rapports de ces jeunes femmes entre elles, ou avec le reste du monde, et il ne tient pas à comprendre : cela fait partie de la vie mystérieuse à laquelle le destin le mêle de façon si déconcertante et d’où il ne veut pas s’évader.

Le soir arrive. Irène Karef vient faire le pansement.

Stéphane souffre moins, mais la tête est lourde encore et le cerveau confus. Elle allume la lampe, la voile d’un abat-jour épais, prépare une potion et recommande le silence. Puis, une cigarette aux lèvres, elle s’en va.

Il demeure ainsi, dans une prostration somnolente, sans la moindre fièvre, incapable de réfléchir, mais conservant une acuité extraordinaire de perception. Toutes les heures sonnent pour lui, toutes les odeurs flottent, et tous les bruits rôdent et l’assiègent.

L’un d’eux, lointain, le berce, porté par la mer, un bruit cadencé et sourd, moelleux comme le vol d’un oiseau de nuit. Cela s’approche lentement. Cela côtoie le môle, effleure la coque de la péniche, et s’immobilise. Pas tout à fait. La respiration de la mer produit d’imperceptibles chocs entre ce qui est survenu et le bois de la péniche.

Véronique ne bouge pas, endormie dans un fauteuil.

Par la fenêtre, qui n’est pas entièrement close, Stéphane sent qu’un peu plus de fraîcheur se glisse. L’a-t-on ouverte davantage ? Mais, si on l’a ouverte davantage, ce ne peut être que du dehors, puisque Véronique dort et que, lui, il ne peut remuer ?

Il tâche de fixer son attention défaillante sur ce point de la cabine. Il est persuadé que, de l’autre côté, des yeux invisibles affrontent les siens, oui, les yeux de quelqu’un qui est debout dans une barque, le visage collé à la vitre, et qui l’observe, lui, et qui scrute la cabine à demi obscure.

Mais que lui veut-on ? Pourquoi cet affût dans la nuit ? Cette menace impalpable et sournoise ? Il attend.

Après dix minutes, vingt minutes, un bras s’infiltre sous le battant ouvert. Est-ce bien un bras ? Oui. Il distingue une manche d’homme et la courbure d’un bras qui se meut vers un but. Il distingue une main, des doigts qui tiennent quelque chose et qui se dirigent — avec quelles précautions ! — jusqu’au-dessus du bol de la potion préparée par Irène. Une pause. Puis la main se renverse. Un jet de liquide brun tombe d’un flacon.

Stéphane, les poings crispés, se concentre, de toutes ses forces.

— Il faut le saisir… Il faut savoir… Si je tarde, il va disparaître.

Mais il n’a pas l’énergie de faire un seul geste, et non plus de crier et d’appeler Véronique.

Et ainsi, la vision se déroule jusqu’à sa fin logique. Le bras recule. Le battant de la fenêtre est repoussé. La barque ennemie s’éloigne de la péniche. Le bruit des avirons frôle la mer. Et tout rentre dans le silence, et s’évanouit peu à peu dans le cerveau de Stéphane, comme le souvenir d’un fait qui n’a peut-être pas eu lieu.

— Vous n’avez pas bu votre potion ? lui dit Irène Karef, à sa visite du matin. Voulez-vous la prendre maintenant ?

Il refuse d’un signe. Elle insiste.

— Alors dans deux ou trois heures, n’est-ce pas ? Vous y veillerez, Séphora ?

Désirant que Véronique aille se reposer, elle a amené Séphora l’Égyptienne qui est une grande femme d’une quarantaine d’années, trop forte, à figure de gitane, avec un fichu de soie noire sur la tête et un châle de soie orange sur sa poitrine.

Aux jambes aussi, de la soie. Ses bras sont encerclés de tout un jeu de bracelets d’or, sertis d’admirables pierres multicolores, à taille ancienne, rubis, émeraudes, saphirs qui, s’ils sont vrais, représentent une fortune.

Seule avec Stéphane, elle se met à tricoter. Ses magnifiques yeux noirs ont une dureté qu’adoucit l’incroyable longueur des cils. Son masque grave, austère même, ne se détend jamais. Plusieurs fois, elle rencontre le regard du jeune homme. Aussitôt, le voile des cils s’abaisse.

— Ainsi, songe Stéphane distraitement, elles sont cinq au château qui savent ma présence ici… Les trois sœurs, Irène Karef, la gouvernante Séphora. Qui suis-je pour elles ? Qui suis-je pour celle-là ? Un intrus ? un ennemi ?

Rêvasseries incohérentes, auxquelles il ne donne pas de conclusion. Il est étonné de s’apercevoir que, sans un mot, Séphora lui a pris la main. Elle se penche sur la paume dont elle suit les lignes avec l’une des longues aiguilles de son tricot. Elle est absorbée. Un parfum de santal et de musc, trop violent, émane d’elle.

Il se prête à l’examen, tout en considérant, une à une, les pierres précieuses des bracelets. Aucune d’elles n’est fausse, cela ne fait pas le moindre doute. Mais il tressaille soudain. Entre les cercles lourds, sur la chair brune et grasse, il aperçoit un simple petit cercle de corail rose, clos par un fermoir d’argent guilloché. Or, parmi les bijoux, objets de vitrine, ou bibelots sans valeur, qu’on laisse traîner, il a trouvé, dans les tiroirs de son père, le même modèle de petit cercle en corail rose que clôt un fermoir d’argent guilloché.

— Un souvenir ? fait-il en désignant le corail rose.

Elle ne répond pas, toujours inclinée et quand elle a fini, elle se lève et ne dit rien. Irène Karef et Véronique revenaient ensemble et Irène s’écrie, en riant :

— Ah ! à la bonne heure ! Vous avez bu votre potion. Vous allez beaucoup mieux déjà, n’est-ce pas ?

Il a un frisson et s’interroge. Il ne se rappelle nullement avoir avalé cette drogue.

Irène félicite l’Égyptienne.

— Un bon point, Séphora, car c’est vous qui l’avez fait boire ?

Elle répond :

— C’est moi.

Le ton est évasif, mais elle n’a pas détourné les yeux.

Stéphane se demande :

— Ai-je bu réellement, à mon insu ? Si j’ai bu, c’est qu’on n’y avait pas jeté de poison, et que, cette nuit, j’ai été victime d’une hallucination, ce qui est possible, après tout.

Mais, au fond de lui, il est convaincu qu’il n’a pas touché au bol, et, s’il n’y a pas touché, c’est donc que Séphora en a jeté le contenu. Comment savait-elle qu’il fallait le jeter ? Et pourquoi a-t-elle agi ainsi ?

Le soir, après une journée encore languissante, Stéphane se sent mieux. Il a moins de vertiges et s’alimente avec plaisir. Il écrit même à son vieil ami, le docteur Gassier, et le met au courant.

Le quatrième matin qui suit sa blessure, étant seul, il se lève, et, chancelant encore, se dirige vers le pont.

Véronique, qui arrive avec sa sœur Lœtitia et avec l’Égyptienne, le surprend allongé sur un rocking-chair au soleil, et elle en est si ravie qu’elle se précipite et balbutie, en le tutoyant :

— Ah ! mon chéri… mon chéri… tu te sens tout à fait bien, maintenant, n’est-ce pas ? Comme je suis contente ! Mais contente au delà de tout, mon chéri… Tu ne peux pas imaginer…

Elle lui couvre le visage de baisers. Elle lui offre ses lèvres et le serre passionnément dans ses bras.

Lœtitia sourit, comme une aînée qui prend sa part du bonheur exubérant de sa Sœur.

Une expression cordiale anime la face sévère de Séphora.

Dominant la péniche, sur la dunette du Castor, le patron Solari et son camarade du yacht s’arrêtent d’astiquer et semblent tout émus.

« J’achève ma lettre, mon cher docteur. Avez-vous compris quelque chose à cette succession vertigineuse de prodiges que je viens de vous narrer, et dont le moindre n’est pas cette histoire de corail rose ? Moi, rien du tout. Il faudra pourtant que je me décide à allumer ma lanterne, si fort que je me délecte dans ces ténèbres.

« Et puis, que je le veuille ou non, j’ai lu, tout à l’heure, dans les yeux de Véronique, qu’elle était résolue à n’avoir plus aucun ménagement pour mon repos de convalescent, et qu’elle entendait bien que la nuit prochaine complétât son éducation commencée dans la cabane, au bruit de l’ouragan. Je m’y résigne avec enthousiasme, croyez-le. Mais, tout de même, durant ces nuits successives, il n’y aura pas que des actes. On parlera. Et je ne manquerai point de dire à Véronique cette phrase qui s’impose à moi depuis le premier jour : « Pourquoi vous êtes-vous donnée, Véronique ? » Et ainsi, mon cher docteur, nous devons admettre que tous ces brouillards romantiques et troublants se dissiperont aux rayons d’une réalité plutôt banale. Ce sera l’objet d’une autre lettre.

« D’une autre lettre ? direz-vous. Comment ! il y a donc une poste dans ce pays perdu ? Une poste ? et des levées ? et un facteur ? » Il y paraît, mon cher docteur, puisque le patron Solari attend cette missive avec impatience.

« Un mot encore, cependant ! Ne soyez pas inquiet. Je ne cours aucun danger, pour cette raison que je suis prudent. Un homme averti en vaut deux. Or, j’ai été doublement averti, puisqu’il y a eu double tentative. Ainsi, je me tiens sur mes gardes. La porte de ma cabine est toujours fermée, et j’ai un bon revolver dans ma poche… »