Flammarion (p. 138-142).

XX

Sœur Adélaïde.

— Oui, cela vaut mieux, répéta Stéphane quinze jours plus tard, lorsqu’il eut raconté à son ami, le docteur Gassier, le tragique dénouement de l’aventure si merveilleusement commencée. Et je dis que cela vaut mieux parce que je suis persuadé que Flavie aura subi les mêmes impressions que moi. Séparés violemment et définitivement par le coup de revolver de Véronique, nous aurions trop souffert dans notre amour brisé. Sachant ce qui est, nous souffrons moins, nous n’avons même pas le droit de souffrir d’une séparation qui est dans l’ordre même des choses. L’oubli nous est plus facile que si nous étions torturés par le désir de nous revoir.

Le docteur, qui avait écouté avec attention, hocha la tête.

— Tu as raison… tout est bien ainsi.

Et il ajouta, légèrement ironique :

— Heureusement même que vous n’avez connu la gravité de votre faute qu’après l’avoir commise.

Stéphane le regarda. Se moquait-il de lui ? Le docteur lui dit en souriant :

— Non, je ne plaisante pas. Mais que veux-tu, mon petit ? Le vieux sceptique que je suis n’attache pas autant d’importance que toi à ce qui s’est passé. Vous n’êtes responsable de rien. L’acte commis, en l’occurrence, n’est infâme que s’il est volontaire. Mais, là, ce sont les circonstances, aidées par Zoris et par Irène qui ont agi. Alors, pourquoi dramatiser ?… Il n’y a qu’un seul dénouement qui soit tragique, c’est la mort. Flavie n’est pas morte. Véronique non plus, et toi non plus. Reste l’avenir. Qu’as-tu décidé ?

— Séphora et moi nous avons vu le notaire de Zoris, à Marseille. Je rachète les hypothèques, ainsi que deux ou trois diamants que Séphora a pu garder, ce qui permettra aux sœurs d’Esmiane de vivre tranquilles un an ou deux ; d’ici là, Séphora espère convaincre Flavie d’accepter le legs de Guillaume Bréhange.

— Et toi, que vas-tu devenir ?

— J’ai des projets de voyage en Algérie et au Maroc. Je pense beaucoup à une étude sur les antiquités romaines dans l’Afrique du Nord.

En réalité, Stéphane ne pensait beaucoup qu’à Flavie. Son détachement n’était que superficiel, et il lui fallait du temps pour guérir une blessure plus profonde qu’il ne le croyait. Son heureuse nature l’y aida. Les deux visions de la statue et de Flavie qui s’étaient naguère rejointes dans son esprit, il ne tarda pas à les dissocier l’une de l’autre, et il n’eut pas trop de honte à évoquer la splendeur de l’image nue, puisque c’était celle qu’il avait cherchée et qui n’était autre que l’image de la Vénus Impudique. Pour Flavie, peu à peu, sa tendresse se dégageait de toute pensée trouble.

Ce qui persista, et à quoi il n’était pas habitué, ce fut une sensation d’ennui. L’aventure avait été trop belle pour que la vie ne lui parût pas dénuée de tout intérêt. Qu’est-ce qui pouvait attirer un homme qui avait vécu dans le paradis d’Esmiane, entre Véronique et Lœtitia, Élianthe et Flavie, avec l’espoir constant et inavoué d’une volupté nouvelle et d’une joie imprévue ?

Il écrivait souvent à Séphora. Dans ses réponses, celle-ci ne parlait jamais qu’affaires et détails matériels. Jamais aucune allusion aux sœurs d’Esmiane. Cependant, Séphora insistait pour qu’il continuât à écrire et à donner son adresse.

Mais un événement se produisit, dont les conséquences devaient avoir sur sa vie une influence considérable. Un soir, après plusieurs journées de tempête, comme il parcourait, à Biskra, les dépêches qui donnaient des nouvelles sur les désastres provoqués le long des côtes de France et d’Afrique, il lut cet entrefilet :

« Un raz de marée entre Port-Saint-Louis et les Saintes-Maries.

« On annonce qu’un raz de marée d’une violence inouïe a bouleversé le littoral. En particulier, sous l’assaut irrésistible de la trombe, le vieux domaine d’Esmiane, dernier morceau d’une sorte de forteresse rocheuse entamée déjà de tous côtés, et minée par l’effort séculaire des eaux, a été arraché, dispersé et réduit en un vaste marais de boue où surgissent des blocs de pierre et où flottent des arbres déracinés… »

Une dépêche de la dernière heure affirmait que, par un véritable miracle, on n’avait à déplorer aucun accident de personne.

Presque aussitôt Stéphane recevait un télégramme de Madrid.

« Soyez sans inquiétude. Nous étions toutes ici. Lettre suit.Séphora. »

La lettre arriva le surlendemain. Stéphane éprouva une grande émotion : elle était signée Flavie ! Et dès les premiers mots, il comprit pourquoi elle s’était résolue à lui écrire, et avec quel apaisement elle devait l’avoir fait !

« Mon cher Stéphane,

« Dieu a bien voulu bénir la décision que j’avais prise de me consacrer entièrement à Lui en nous éloignant d’Esmiane au moment où la catastrophe engloutissait notre pauvre domaine. Une telle faveur est une preuve de son indulgence et de sa bonté, et c’est pourquoi, avant de prononcer mes vœux et de prendre le voile, je vous écris pour la dernière fois où il m’est permis de signer de mon nom de Flavie et de régler mes affaires en ce monde, avant de n’être plus que la Sœur Adélaïde.

« J’ai la très grande joie d’avoir près de moi, en cette heure si importante, mes sœurs chéries, et si je vois que leurs yeux sont humides, je sens la fermeté de leur âme. La disparition du domaine ne les a pas touchées autant que j’aurais pu le croire. En esprit déjà, elles lui avaient dit adieu, résolues à le quitter un jour ou l’autre et à se tourner vers l’avenir avec plus de gravité et un sens plus religieux de l’existence. L’offre que vous m’avez fait faire par Séphora — et dont je vous remercie, quoique ne l’acceptant pas pour moi — cette offre les y aidera.

« Élianthe et Lœtitia se marient, mon cher Stéphane. Élianthe épouse un industriel qui l’emmène aux colonies. Lœtitia rejoindra sa sœur dès qu’elle sera mariée avec Henri Delroux, notre voisin de la ferme du Vieux-Madon qui la recherchait depuis longtemps. Toutes deux aiment leurs fiancés, auxquels chacune d’elles apportera la moitié de l’argent que vous avez remis à Séphora et que, ignorant notre ruine, elles considèrent comme leur dot. Quant à Séphora, dès que tout sera réglé, elle retournera en Asie-Mineure.

« Véronique, elle, a deviné la provenance de cet argent, et n’en veut pas. Je crois que son projet est de retourner en Camargue. Elle touchera sa part de l’indemnité que l’État versera aux victimes du cataclysme, et elle travaillera. C’est sa volonté. Peut-être, quelque jour, Dieu mènera-t-il vers elle l’homme qu’elle n’a jamais cessé d’aimer, celui qui a cru trop facilement aux calomnies portées contre elle, et à des sentiments d’oubli qu’elle n’a jamais éprouvés. Bien que blessée dans son juste orgueil, n’ayant pas voulu, par dignité, se défendre, elle reste, j’en suis sûre, dans le secret de son âme, la fiancée de l’homme à qui elle a montré, dès le début, une confiance si touchante. Pour moi, je ne trouverai la véritable paix que je suis venue chercher ici, que le jour où Véronique sera heureuse. Ce jour-là, Dieu m’aura pardonné.

« J’ai foi dans cet avenir prochain, mon cher Stéphane. Le devoir est souvent difficile à remplir parce qu’il est difficile à connaître. Mais aujourd’hui il est si clair, et il s’accompagne d’une telle certitude de bonheur, que je remets sans crainte, entre vos mains, la destinée de ma douce Véronique, la plus noble et plus pure d’entre nous toutes.

« Adieu, mon cher Stéphane. Je prierai pour vous avec autant de constance et d’élan que pour mes trois sœurs bien-aimées.

« Flavie d’Esmiane. »

À quatre mois de distance, par un radieux matin de juillet, Stéphane se fit conduire en auto sur la route d’Arles aux Salins de Giraud. Un cheval l’attendait devant une auberge de Sambuc. Il s’engagea aussitôt parmi les plaines marécageuses de la Camargue et se dirigea vers l’Arche-d’Ormet. Pèlerinage émouvant, où il retrouva, devant l’Arche, toute la fraîcheur de ses impressions premières, mais qui n’était pas le but de son expédition.

Deux heures encore pour atteindre la cabane, deux heures où son émotion croissait à chaque courbe du chemin sinueux, à chacun des étangs côtoyés ou franchis.

De loin, le groupe des pins lui apparut, comme autrefois, puis il vit la barrière de roseaux, puis l’allée des cyprès qui conduisait à la cabane d’Amalthée. Mais là, quand il fut entré, aux aboiements, tout de suite calmés, du chien, il nota des changements. Le vieux logis s’était accru d’une aile bâtie comme lui en pierres moussues, coiffée du même toit de roseaux. Et, par derrière, il y avait une autre issue qui ouvrait sur un grand espace que ceignaient des fils de fer tendus entre des poteaux peints en blanc. Dans cet espace, des remises et des étables aménagées provisoirement. Personne, ni d’un côté ni de l’autre.

Stéphane n’osa pas franchir le seuil de la cabane, dont la porte était cependant entre-baillée, ni même regarder par l’une des fenêtres basses. Si la maison était vide, il ne doutait pas qu’elle ne fût habitée. Une réserve singulière le retenait, lui qui avait pénétré jadis dans cette pièce en maître, presque en amant déjà.

La plaine, cependant, s’anima, par delà l’enclos voisin. Il entendit, au loin, une voix qui lançait ces cris par quoi les « gardians » commandent à leurs troupes de chevaux ou de bœufs. C’était une voix chantante d’adolescent.

Le troupeau avança, précédé de poulains efflanqués qui gambadaient. Ils pénétrèrent dans l’enclos, il y avait une vingtaine de Camarguais blancs et mal conformés, qui lui rappelèrent Sauvageon et Bucéphale.

Et soudain, il aperçut le « gardian », armé de son trident long comme une lance. Sous le grand chapeau de paille, il reconnut Véronique.

Alors il sut qu’il n’était pas venu par devoir, ni pour obéir à Flavie, mais parce que Véronique représentait toute la magnifique aventure, et la vie féerique du domaine, et la statue retrouvée et ensevelie, et les quatre sœurs d’Esmiane, toutes les quatre conquises et toutes les quatre perdues. C’était là un passé en dehors duquel il ne pouvait plus vivre. Véronique le lui rendrait.

Mais il lui fallait la reconquérir d’abord. Flavie n’avait pas vu clair dans l’âme de sa jeune sœur. Amoureuse, peut-être, et fidèle au souvenir de son amant, Véronique s’était reprise par fierté et luttait, elle, contre ce passé où elle avait tant souffert.

Quand elle l’avisa, debout près de la cabane, elle tira brusquement sur la bride de son cheval, et s’en retourna vers les marais.

Il attendit quatre mois, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, que Véronique lui donnât rendez-vous devant l’Arche-d’Ormet.

Elle y vint, grave, avec un peu de mélancolie encore dans ses yeux souriants, et vêtue, comme Flavie, d’une robe qui ne laissait rien deviner d’elle-même… que sa grâce infinie.


fin