L’Idéal au village/Texte entier

Librairie de L. Hachette et Cie (p. --336).
L’IDÉAL


AU VILLAGE


paris, imprimerie jouaust, rue saint-honoré, 338
L’IDÉAL
AU VILLAGE


PAR


ANDRÉ LÉO



PARIS


LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie


77, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 77



1867


Droits de propriété et de traduction réservés

L’IDÉAL AU VILLAGE


I

Il y a quelques années, la mort subite de M. Marlotte, conseiller à la Cour de cassation, fut un événement pénible pour tous ceux qui avaient connu de près cet homme excellent et distingué. Profondément instruit, doux, simple, préférant les joies de l’étude et de la famille à tout plaisir comme à toute vanité, il était du petit nombre de ceux qui placent la justice au-dessus des accidents politiques et des arrangements sociaux.

Ses goûts et son caractère paisible l’avaient toujours écarté des luttes publiques ; mais il n’en élaborait que plus scrupuleusement, dans un silence où la voix seule de la conscience était écoutée, des jugements empreints du sens moral le plus large et le plus pur. À l’encontre de tous les usages reçus, M. Marlotte ne s’était élevé que par son talent et par l’influence d’un caractère énergiquement probe. On a peut-être aussi trop érigé en axiomes de misanthropiques vérités. Non-seulement il n’est pas bon de persuader à tous que le succès ne s’achète qu’aux dépens de la conscience mais encore le respect et la sécurité qu’inspire une âme droite sont, malgré tout, des sentiments doux au cœur de l’homme et sur lesquels on aime, au moins quelquefois, à se reposer.

Veuf depuis longtemps, M. Marlotte laissait orphelins un fils et une fille, âgés, l’une de vingt ans, l’autre de vingt-cinq. Lucien Marlotte, repoussant toute autre carrière, s’était voué à la peinture : au dernier Salon, il avait exposé deux tableaux de genre qu’un de ses amis, avait critiqués assez vivement, qu’un autre avait très-chaudement défendus, et devant lesquels la foule, injuste ou non, passait indifférente.

Ce n’était pas sans regret que M. Marlotte avait vu son fils choisir la carrière d’artiste, peu sûre, pensait-il, pour son avenir ; mais la vocation de Lucien était si bruyante, si décidée, que le père fit taire ses appréhensions. M. Marlotte n’avait que cinquante ans ; il était robuste de corps et d’esprit, et, bien que son capital fût des plus modestes, les revenus de sa place devaient lui permettre, selon toute apparence, de subvenir longtemps aux besoins de ses enfants. Les amis de Lucien parlaient de son génie. Indécis à cet égard, le conseiller s’en remit à l’événement et ne s’occupa désormais que de marier sa fille Cécile.

Un jeune avocat de province, dont les débuts à Caen avaient été brillants, et qui rêvait ces grands succès de réputation et de fortune que Paris seul peut donner, demanda la main de Mlle Marlotte et l’obtint. On achetait la corbeille, quand, un soir, à l’heure du dîner, la femme de chambre, en allant prévenir M. Marlotte, le trouva mort dans son cabinet.

Ce fut un coup terrible pour les deux enfants, qui adoraient leur père et, depuis qu’ils étaient au monde, s’en remettaient à lui de tout soin. Ils ne sentirent d’abord que la perte de cette tendresse et de cette intelligence pure qui les entouraient comme d’une chaude et lumineuse atmosphère ; puis ils s’aperçurent qu’ils venaient en même temps de perdre le bien-être auquel ils étaient accoutumés, et ils durent s’avouer que leur vie, jusque-là si riante et si facile, devenait tout à coup troublée, pleine d’obstacles et d’inquiétudes. Cette royauté intellectuelle qu’exerce tout homme éminent, et dont sa famille partage les douceurs, dans les illusions naïves du droit divin, ne devait plus exister pour eux que vis-à-vis de quelques fidèles, courtisans du malheur, amants du souvenir. Cependant, Lucien et Cécile, aussi confiants l’un que l’autre, eussent été longtemps à se rendre compte de leur situation, sans un fait brutal qui la dévoila, comme un éclair montre un abîme. Le jeune avocat normand épousait l’influence et les relations du conseiller bien plus que Cécile Marlotte. Il reprit sa parole.

Si profond fut l’étonnement de Cécile, qu’il domina tout autre sentiment. Ce jeune cœur blessé laissa bien tomber quelques larmes ; le premier choc passé toutefois, elle s’écria :

« Quel bonheur que je n’aie pas été mariée à cet homme ! »

Lucien, furieux, avait provoqué le parjure ; mais, au nom même de Cécile, de sages amis empêchèrent une rencontre. Quand les affaires eurent été réglées et qu’il eut été constaté que l’héritage se montait à peine à quatre-vingt mille francs, les deux orphelins, tout meurtris de tant d’épreuves si inattendues et si cruelles, se retirèrent ensemble dans un petit appartement de la rue d’Assas, où s’entassa malaisément le mobilier paternel, et confièrent leur ménage aux soins d’une seule bonne.

Après les premières visites de deuil, peu d’assidus leur restèrent. Ils ne virent bientôt plus que quelques gens honorables qui n’étaient pas tous de leurs intimes, mais qui, par dignité personnelle et par intérêt pour ces jeunes gens, les visitèrent comme autrefois. C’était relativement une solitude ; Cécile, cependant, attristée et pensive, n’en demandait pas davantage. Quant aux amis particuliers de Lucien, qui étaient presque tous des artistes, il continua de les voir au dehors et de les recevoir dans son atelier.

Mais Lucien s’aperçut bientôt qu’il n’avait plus pour eux le même prestige. C’était un cœur franc que ce jeune homme, et une intelligence vive ; mais il avait jusque-là trouvé la vie si facile qu’il n’avait pris la peine de réfléchir que tout juste assez pour avoir de l’esprit dans le monde. Cela n’allait pas très-loin et ne lui servit qu’à déblatérer avec grâce tout d’abord contre les obstacles ; puis il s’en irrita. La difficulté jusqu’alors s’était écartée de lui ; quand il la vit en face, lui montrant les dents et résolue à lui barrer le passage, il entra en fureur, lui jeta tout à la tête et se désespéra. Cette couronne du génie qu’on lui avait décernée, qu’il avait portée en rêve, il ne la voyait plus, ne la sentait plus ; et personne ne lui en parlait et n’avait l’air d’y songer. Comprenant alors que l’abaissement de sa fortune l’avait abaissé lui-même dans l’opinion, cette colère concentrée qu’on nomme la misanthropie s’amassa en lui. Il devint défiant et rogue, souvent sans cause. Lucien n’eut bientôt plus à la bouche que des aphorismes de mépris contre l’humanité tout entière. Il avait ses raisons, raisons personnelles, qui n’eussent pas dû servir de base à des jugements généraux ; mais il n’en va guère autrement, et c’est une des causes de la diversité des opinions humaines.

Nous devons justifier les amis de Lucien : ils n’y avaient mis ni lâcheté ni malice, mais seulement beaucoup de légèreté. Ils n’avaient pas marchandé l’éloge tant que Lucien n’avait travaillé qu’en amateur et en homme du monde ; mais du moment où il demandait à l’art ses moyens d’existence et n’avait plus d’autre espoir, la chose devenait sérieuse et méritait qu’on y regardât. Leur langage, devenu plus consciencieux, n’en était pour cela même que plus amical, et ils n’étaient réellement coupables que de trop de complaisance dans le passé. Lucien ne le comprit pas ainsi. Ne l’en blâmons pas trop, il fit comme tout le monde ; il est mille fois plus naturel, et bien plus facile, d’accuser ses amis que de se juger soi-même.

Ces fougues, ces amertumes et ces désespoirs du jeune artiste jetèrent beaucoup de trouble dans le ménage fraternel. Très-différente de son frère, Cécile était calme et réfléchie. Le trait distinctif de son caractère était une absence de personnalité, rare en ce temps-ci. Absence d’excès, voulons-nous dire ; mais ce mot personnalité s’emploie, on le sait, par euphémisme, pour exprimer les prétentions exagérées de l’égoïsme. La personnalité de Cécile, fort décidée en elle-même, cherchait son objet en dehors d’elle, dans les êtres et dans la vie, et s’en tenait là, sans rapporter et soumettre tout à soi. C’est pourquoi elle était comparativement calme, quoique sensible, les aiguillons de la vanité blessée et de l’ambition déçue ne mêlant pas d’amertume et d’irritation à ses jugements ou à ses douleurs.

Physiquement, c’était un de ces types élégants et fins que l’on rencontre surtout à Paris, où tout favorise leur développement. Belle sans beautés bien précises, jolie sans éclat, charmante sans conteste, elle avait cette grâce exquise, ces gentilles façons que l’on reconnaît aux Parisiennes, mais qui chez celle-ci, heureusement, étaient pures de toute affectation et de toute copie. Son père, qui intimement l’admirait, l’avait laissée croître à l’aise sans défenses et sans préceptes, dans sa liberté, et cette heureuse nature s’était guidée elle-même, par des intuitions aussi sûres que de longues méditations. N’aimant point à être remarquée, elle se conformait à l’usage dans les petites choses, mais pour les grandes n’agissait et ne parlait que selon sa raison et ses sentiments. Presque en tous points elle partageait les idées de son père, dont elle recherchait avec ardeur la conversation et qu’elle vénérait comme une intelligence supérieure.

Après la mort, ce devint un culte. Cécile s’empara de tout ce qui portait l’empreinte d’une pensée de son père : livres, papiers, lettres, manuscrits, cherchant à le retrouver encore. Seule presque toute la journée, elle causait avec sa chère ombre, et parfois le croyait là. Souvent des larmes baignaient ses joues, mais sans transports ni sanglots ; et dans ces moments-là, si elle entendait rentrer son frère, elle essuyait son visage et allait au-devant de lui, en l’accueillant, sans effort, d’un tendre sourire.

Il était rare que Lucien ne rapportât pas quelque mécontentement ou quelque blessure. Sa sœur, par les consolations de sa tendresse, ou par ses raisonnements, lui rendait un peu de calme. Elle partageait d’ailleurs volontiers les illusions du jeune artiste, et rêvait avec lui la fortune et la renommée. Lucien, malgré tout, y comptait si bien, que, de temps à autre, escomptant son avenir, il se permettait des fantaisies peu en rapport avec leur maigre fortune. Ses exigences rendirent impossible à Cécile, comme elle le voulait, de conformer leurs dépenses à leur revenu. C’était difficile d’ailleurs, impossible même, avec leurs habitudes et les relations qu’ils gardaient encore.

Au bout de l’année, Cécile, en groupant les chiffres, s’effraya. Mais Lucien haussa les épaules. Il allait exposer ; il rêvait un triomphe, et la prudence vulgaire de sa sœur lui faisait pitié. Trois mois encore, et ils se vengeaient ensemble, à la face du monde entier, des dégoûts qu’ils avaient subis : ensemble, car, il ne séparait pas l’avenir de Cécile du sien, et s’il l’eût ruinée, c’eût été en toute innocence et générosité de cœur.

Ils attendirent, lui s’exaltant de plus en plus, elle espérant aussi, mais se demandant parfois comment, en cas de défaite, elle pourrait consoler Lucien. Elle montait fréquemment à l’atelier, contemplait le tableau, cherchait les critiques à faire, et quand son frère lui avait révélé naïvement les beautés de son œuvre, elle embrassait l’artiste et redescendait plus confiante.

Malheureusement le tableau ne fut pas reçu.

Cette année-là, le chœur d’imprécations qui accompagne chaque décision du jury fut à coup sûr, grâce à Lucien, plus sonore et plus rugissant. Il accusa tour à tour l’injustice de ses juges et leur ânerie ; il reconnut l’existence d’un complot formé contre lui. Ses emportements avaient effrayé Cécile ; elle le fut plus encore du dégoût et du marasme qui leur succédèrent. Plus d’une fois il lui sembla voir dans l’œil sombre de son frère des projets sinistres. Lucien, effectivement, doutant de lui-même, songea au suicide. Ce pauvre enfant, qui depuis plusieurs années se croyait une couronne au front, ne pouvait consentir à la perdre sans mourir. Imprégné des traditions de l’école, il ne comprenait à la vie d’autre but que la gloire du peintre. Il en est peu d’ailleurs, parmi nous, qui ne rêvent un sceptre quelque part ; la monarchie, quoi qu’on dise, se porte à merveille : elle est encore et partout l’âme du corps social.

À vingt-six ans, toutefois, la vie est si forte dans l’être, que Lucien se laissa ranimer aux consolations de sa sœur. Elle avait appris par cœur la liste des échecs subis par les maîtres et la lui répétait. Elle oubliait tout pour lui et voulait l’emmener à Rome. Il refusa cependant et ressaisit ses pinceaux. Mais fréquemment le découragement le reprenait ; il laissait là sa toile ou changeait d’idée ; il travaillait mal.

Lucien avait juré de ne plus s’exposer aux refus et de travailler seulement en vue de ce public d’élite que rêve tout artiste. Mais, dans sa misanthropie toujours croissante, comme il avait à peu près rompu avec le cercle d’artistes qu’il fréquentait d’abord, son atelier restait inconnu aux amateurs. Incapable d’user de charlatanisme et de réclames, il se desséchait dans la solitude.

Une nouvelle année s’écoula dans ces douloureuses intermittences, à la fin de laquelle Cécile, chargée seule de la comptabilité du ménage, constata que, l’écart entre le chiffre des dépenses et celui des recettes devenant chaque jour plus large, ils allaient avec une rapidité merveilleuse à une ruine complète.

Elle différa quelque temps d’en prévenir son frère, de peur d’ébranler le calme relatif dont il jouissait ; mais elle savait peu feindre, et Lucien, qui volontiers s’en remettait à elle du soin de varier et d’animer l’entretien, remarqua bientôt que sa sœur avait moins d’entrain qu’à l’ordinaire. « Elle s’ennuie et regrette le monde, » pensa-t-il, et il voulut la conduire au concert et au spectacle. Sur le refus de Cécile, une explication eut lieu, et dès lors ils s’occupèrent à méditer tristement ce problème financier, toujours le même en termes différents, qui du grand au petit, si diversement et d’une manière si semblable, fait l’embarras général.

Bien des combinaisons avaient échoué déjà, quand un beau jour, au retour d’une excursion à Saint-Cloud, Lucien s’écria :

« Nous sommes fous ! Ce n’est pas à Paris que nous devons vivre, mais à la campagne. C’est là que règne la vie facile et simple et, qui plus est, l’idéal du beau. C’est là que nous trouverons le rajeunissement de l’âme, la source enchantée, l’ombre, la fraicheur, la paix ! Que faisions-nous ici, mon Dieu ! Nous y sommes pauvres, et là-bas nous serons riches. Là-bas je serai moi-même ; je me retrouverai, je le sens. Paris m’écœure. Ses bruits, ses idées, son langage, ses niais engouements, ses haines insensées, ses jugements stupides, tout cela m’est odieux, me fait mal aux nerfs. Partons.

– Partons, » répondit Cécile.

Elle ne connaissait de la campagne que la villégiature autour de Paris ; mais elle aimait la nature. Elle entra donc avidement dans le projet de son frère, et ils ne songèrent plus qu’à l’exécuter.

Il s’agissait tout d’abord de choisir le lieu de leur séjour champêtre. Lucien pensa de suite à un parent de son père, qui exerçait les fonctions de notaire dans un gros bourg, à soixante lieues de Paris, et chez lequel il était allé passer, à la fin de ses études, il y avait sept ans déjà, deux mois de vacances. Malheureusement ils avaient négligé d’entretenir aucune relation avec cette famille depuis la mort de M. Marlotte, et ils avaient même laissé sans réponse la lettre de condoléance écrite à cette occasion par l’oncle Darbault ; chose d’autant plus fâcheuse que le post-scriptum de cette lettre mentionnait l’arrivée prochaine à Paris du fils Darbault, et donnait l’adresse de l’institution où il entrait comme aspirant à l’école polytechnique.

« Bah ! dit Lucien, l’oncle Darbault nous excusera ; c’est un si brave homme ! Il nous sera plus avantageux d’avoir pied d’avance quelque part, et puis Loubans est un délicieux pays. »

Il en fit à sa sœur un tableau merveilleux, et de son consentement écrivit. Peu de jours après, il recevait cette réponse :

« Mon cher neveu,

« Mieux vaut tard que jamais, et je suis bien content d’avoir enfin de vos nouvelles. Nous serons tous charmés de vous voir, et nous vous sommes très-obligés d’avoir pensé à venir de notre côté. Les femmes en sont tout sens dessus dessous et s’évertuent en projets pour vous mieux recevoir. On se souvient à merveille du gentil garçon que tu étais, et l’on désire vivement connaître ta sœur.

« Je l’avoue que cela nous a un peu étonnés de ne pas entendre parler de vous par Arthur, qui est depuis deux ans à Paris ; nous comprenons bien les regrets que vous devez éprouver de la grande perte que vous avez faite ; mais c’est pousser un peu loin le goût de la retraite que de cesser d’être en relation avec sa famille. Tu me diras qu’Arthur pouvait vous aller voir ; mais je l’ai envoyé de suite à l’institution pour éviter les frais d’hôtel, et il n’en pouvait sortir qu’avec un correspondant ; tu savais son adresse, et nous avons pensé que ce n’est pas une raison parce qu’on a des parents riches et bien posés, de se jeter à leur tête.

« Enfin je ne t’en veux pas, et c’est seulement pour te dire qu’Arthur est entré l’année suivante, le cent cinquantième, à l’école polytechnique, et le voilà qui, avant de revenir nous voir, va aller passer une partie de ses vacances chez un duc dont le fils est son camarade. C’est un garçon, comme tu le vois, qui nous fait honneur et que voilà bien lancé. Marius va bientôt sortir du collége ; Lilia, dont je vous ai annoncé dans le temps le mariage, demeure toujours près de nous, et Agathe n’est pas encore mariée.

« Quant à moi, la confiance du gouvernement m’a fait maire depuis six ans, ce qui ne diminue pas ma besogne mais il faut bien faire quelque chose pour son pays.

« Voilà pour la famille. Quant aux autres renseignements que tu me demandes, venez vous établir chez nous, où vous serez reçus, sinon très-bien, du moins de grand cœur, et vous verrez par vous-mêmes les ressources que peut offrir le pays. Je crois qu’on pourra vous trouver, moyennant réparations, un logement convenable, surtout si vous n’êtes pas trop difficiles et ne demandez pas un palais. Loubans a d’ailleurs beaucoup changé depuis ton voyage ici. On y trouve à peu près toutes les commodités désirables ; car le chemin de fer passe maintenant à une demi-lieue de la ville, et l’on pourrait même faire venir son dîner de Paris, si l’on voulait, en ayant soin de ne pas le commander chaud. Donc, faites vos malles ; nous préparons vos chambres. Présente nos compliments et nos amitiés à ta sœur.

« Ton vieil ami, Félicien Darbault. »

« Quel excellent homme ! s’écria Lucien. Ne m’écrit-il pas comme ferait un frère de mon père ? Ils n’étaient cependant que cousins issus de germains. Tu vois que la parenté n’est pas grande. Mais ceci n’est rien et le cœur est tout. Eh bien, faisons nos malles et donnons congé de l’appartement.

— Tu es donc bien décidé à te fixer là-bas ? demanda Cécile, qui craignait un retour de l’imagination ardente et mobile de Lucien.

— Parfaitement, et je ne comprendrais pas que nous pussions hésiter. En deux ans et quelques mois, ici, tout en menant la vie la plus stupide et la plus gênée, n’avons-nous pas dévoré le quart de notre patrimoine ? De ce pas où allons-nous ? C’est facile à voir. Là-bas, au contraire, je me le rappelle, tout est pour rien. C’est une abondance de tout : volaille, gibier, laitage, que sais-je ? Les fruits, ça ne se vend pas, on les ramasse. Nous ne dépenserons presque rien. Moi, d’abord, j’achète un coutil : ça me fait l’année ; de gros souliers, un chapeau de paille… Avec cette petite robe de barége, tu éblouiras les gens. — Et puis, ce que j’adore, vois-tu, moi, c’est la simplicité. Là-bas, on est comme on est, et nul n’y trouve à redire. Les paysans qui passent vous ôtent leur chapeau. On est seigneur de village… À peu de frais nous serons trouvés magnifiques. Enfin, nous serons libres ; nous ferons à notre guise et selon nos moyens, tandis qu’ici, pour quelques visites que tu reçois, il nous faut une maison tenue sur un certain pied, mensonge misérable, vanité fausse et stupide, à laquelle on sacrifie toute raison, toute sécurité. »

Cécile ne voulut pas interrompre son frère pour observer que lui seul l’avait empêchée de réformer leurs dépenses, et Lucien continua sur ce ton pendant une heure. Il pressentait que la nature champêtre allait lui fournir des inspirations sublimes ; un jour, Paris reverrait ses tableaux, et peut-être alors… Il l’accablait pourtant, ce Paris, de ses anathèmes ; Paris, c’était la mort, l’écrasement du génie. Il étouffait désormais dans ces murs maudits, et Cécile eut beaucoup de peine à lui faire comprendre que leurs préparatifs de départ exigeaient au moins quinze jours.

Dans cette attente, que Lucien remplissait des plus beaux rêves, toute sa gaieté revint, ses yeux reprirent leur éclat, et Cécile, heureuse, l’embrassait en lui disant « Te revoilà, le bon garçon d’autrefois est retrouvé. Tu redeviens beau. »

« À quoi penses-tu ? » lui demanda-t-elle un jour qu’elle le voyait tout rêveur, penché, un demi-sourire aux lèvres.

Il sourit d’un air mystérieux qui excita la curiosité de la jeune fille.

« Oh ! dit-elle en éveillant d’un sourire ses jolis traits, si c’est secret, je veux le savoir. »

Et, quittant sa place, elle alla s’asseoir sur les genoux de son frère, et, le fixant dans les yeux :

« À quoi pensez-vous ? » demanda-t-elle d’un petit air souverain.

Il se fit prier comme lorsqu’on désire parler, sauf quelque pudeur qui retient. Et quand, feignant le dépit, Cécile alla reprendre sa place dans l’embrasure de la fenêtre, où le jour tombait, il vint à son tour auprès d’elle, et, s’asseyant sur un tabouret, à ses pieds, il appuya sa tête sur les genoux de sa sœur.

« Des niaiseries de jeunesse ! dit-il.

— Vraiment ? Oh ! conte-moi cela, petit frère. Il y a si longtemps qu’on ne m’a rien conté !

— Ce ne sera pas long… Je songeais tout simplement à Loubans, où le paysage est splendide, la race vigoureuse… avec de très-beaux types çà et là. On y voit aussi des mares vertes, avec des canards de toutes couleurs.

— As-tu bientôt fini de te moquer de moi ? Laissons-là ces canards ; il s’agit de tout autre chose, si j’en juge par le sourire rêveur et charmé que tu avais tout à l’heure.

— Finette ! il n’y a que les jeunes filles pour flairer d’aussi loin les histoires d’amour. »

Cécile poussa un petit cri, en disant : « J’en étais sûre ! » et frappa dans ses mains d’un air ravi.

« Ah ! c’est ainsi, monsieur ? Et vous ne m’en aviez jamais rien dit !

— Doucement, doucement ! Ne va pas rêver une passion ; il s’agit seulement d’une silhouette, d’un rêve, d’une aube, de ce qu’il y a de plus frais, de plus pur, de plus vivant dans la vie, le premier éveil d’amour dans le cœur d’un écolier.

— Vraiment ? dit la jeune fille, sur le front de laquelle une aurore fugitive passa. Il y a donc longtemps ? Quel âge avais-tu alors ?

— Dix-neuf ans, et elle quinze au plus. C’était à Loubans. Tiens dit-il en posant le doigt sur son front, j’ai là un tableau que je n’essayerai jamais de transporter sur la toile, et dont aucun maître n’égalera jamais la fraîcheur : de grands chênes, une haie chargée de mûres, des nuages blancs qui passaient ; moi, dans les épines du fossé, lui cueillant les petits fruits noirs, et elle, souriante, émue, flattée, me regardant de tous ses beaux yeux, tandis que ses dents blanches éclataient entre ses lèvres. Elle mangea seulement une mûre ou deux, puis me dit, la coquette, en s’essuyant la bouche : « Cela noircit. » Ensuite, elle se mit à marcher dans le chemin, lentement, et je la suivis. Je ne savais que lui dire, n’osant lui dire combien je la trouvais délicieuse à voir. Un oiseau vola devant nous, et nous le suivîmes des yeux, de peur de nous regarder. Mais en marchant ainsi, les yeux en l’air, elle fit un faux pas dans le chemin rempli de pierres. Je l’entourai de mon bras pour la soutenir et la gardai ainsi pressée contre moi, sans qu’elle s’y opposât ; nous ne parlions pas. Malheureusement, je n’y voyais plus, si bien que nous allâmes nous butter, tout en marchant, contre un tronc d’arbre. Rose alors se dégagea de mes bras et rentra chez elle ; car nous étions près de son jardin. J’étais fou ; je voulais absolument l’épouser.

— C’est tout ? demanda Cécile, avec un peu d’embarras, à Lucien qui se taisait.

— Pas tout à fait. À quelques jours de là, il y eut échange de baisers et de serments. Elle doutait bien un peu, la chère petite, et me disait : « Vous m’oublierez à Paris. »

— En effet, c’est mal, Lucien.

— Ah ! je t’assure qu’en partant j’avais bien l’intention de lui rester fidèle et de revenir selon ma promesse. Mais ce fut impossible. Ce pauvre amour si naïf s’était laissé voir, et M. Darbault en écrivit à mon père. L’année suivante, je demandai vainement à retourner à Loubans, et, quand je laissai voir mon chagrin, mon cher père me parla tendrement, me priant d’attendre, de mûrir mon caractère et mon jugement avant de prendre un parti si grave que celui de m’engager à une paysanne.

— C’était une paysanne ! s’écria Cécile.

— Oui… c’est-à-dire qu’elle en porte à peu près le vêtement. Cependant, jamais créature plus belle et plus distinguée par la nature… Si tu avais vu près d’elles nos cousines, quelle différence ! »

Mais Cécile paraissait un peu déconcertée. Lucien se leva :

« Je ne sais guère ce que maintenant elle peut être devenue, dit-il d’un ton dégagé. Mariée, sans doute, car elle doit avoir plus de vingt ans. Je la reverrais avec intérêt, voilà tout. Pauvre Rose !

— Elle se nomme Rose ?

— Oui, Rose Deschamps. Tu la verras probablement là-bas. Elle a dû conserver ses relations avec la famille, car elle était amie d’enfance de notre cousine Agathe, la plus jeune des deux. Elles allaient ensemble au jardin ; moi, je ne les quittais guère… »

Et Lucien continua de retracer les souvenirs de cette excursion au village, à dix-neuf ans. Sa sœur l’écoutait rêveuse. La belle paysanne l’inquiétait un peu.

II

Quelques jours après, au commencement d’août, ils quittaient Paris et s’arrêtaient, vers cinq heures du soir, à la station la plus proche de Loubans. Au sortir de la gare, ils aperçurent, près d’un cabriolet mal décrotté, attelé d’une jument blanche peu étrillée, un grand garçon de dix-huit ans à peu près, coiffé d’un képi et qui s’avança vers eux en disant à Lucien :

« Seriez-vous monsieur Marlotte ?

— Oui, monsieur.

— Mon père m’envoie vous chercher.

— Marius ! s’écria Lucien. Comme te voilà grand ! »

En rougissant, le jeune collégien embrassa Lucien et Cécile. Puis on s’occupa des malles. Une seule pouvait trouver place derrière la voiture, et Lucien et Marius s’occupaient de l’y fixer, avec assez de peine, quand un homme s’approcha d’eux en disant :

« Je crois, messieurs, que vous avez besoin d’un coup de main.

— Ah ! c’est vous, Deschamps ? dit le jeune Darbault ; ma foi oui, aidez-nous ; ce sera plus tôt fait. »

Le nom de Deschamps frappa Cécile, et elle regarda l’homme avec attention. C’était un paysan d’une cinquantaine d’années, qui avait dû être beau dans sa jeunesse. Ses traits étaient réguliers et sa physionomie intelligente, mais sans noblesse. Bien qu’il portât le costume ordinaire des paysans, blouse et pantalon de toile bleue, ses moustaches, sa barbe longue, son air insolent et flâneur, lui donnaient plutôt l’apparence d’un demi-bourgeois, ou d’un artisan en goguette.

« Ce doit être le père de Rose, » se dit Cécile en voyant l’air dont Lucien salua cet homme, qui dit aussitôt familièrement :

« Eh ! ma foi, c’est M. Lucien Marlotte. Je ne vous reconnaissais pas ; il y avait longtemps qu’on ne vous avait vu.

— Très-longtemps, père Deschamps ; mais cela ne m’a pas empêché de vous reconnaître.

— C’est que je n’ai pas grandi, moi, monsieur Lucien ; mais nous nous sommes assez vus, il y a sept ans, quand vous veniez chez moi goûter mon cassis, que nous faisions des parties de billard ensemble, chez la mère Lentu. Je vous ai gagné bien des petits verres, au moins, quoique vous ne fussiez pas un mauvais joueur.

— Ça n’est pas étonnant, car vous êtes de première force, dit Marius ; mais aussi vous ne faites que ça.

— Allons, allons ! monsieur Marius, faut pas me taquiner. Je mène aussi ma maison, et ça n’y va pas si mal. C’est une fameuse ménagère que ma femme, et mes filles sont les meilleures ouvrières du pays et, sans me vanter, les plus jolies.

— C’est vrai, répliqua Marius ; mais si vous appelez ça prendre de la peine…

— Ah ! mais en effet, dit Lucien assez gauchement. Je me rappelle vos filles… Mlle  Christine…

— Il n’y a plus que Mlle  Rose, reprit le père en lui lançant un regard sournois ; Mlle Christine est mariée.

— Ah ! fit Lucien.

— Oui, monsieur, avec un marchand d’épiceries d’à deux lieues d’ici ; nous n’avons plus que Rose à la maison. »

Ce nom de Rose sembla intimider tout le monde, car le silence se fit. Le nez baissé, Lucien et le collégien, chacun de son côté, nouaient un bout de corde. Quand la malle fut solidement attachée enfin, et que Marius offrit la main à Cécile pour monter en voiture :

« Eh bien ! messieurs et dames, dit Deschamps, au revoir. Vous serez plus vite arrivés que moi. Ma foi ! si j’avais aussi ma voiture ça m’irait. Je viens déjà des Saulées.

— Vous faites toujours la partie de M. de Pontvigail ?

— Mon Dieu, oui, monsieur, faut tenir compagnie à ses amis. Et puis, quoique je ne sois qu’un paysan, moi, j’ai toujours aimé la société des messieurs ; on y a de l’agrément, sans compter les bons morceaux. Allons, on se retrouvera au billard, n’est-ce pas ? Donc, sans adieu ! »

La voiture fila sur une route vicinale toute neuve bordée de jeunes ormeaux, et tandis que Lucien, aidé de Marius, rappelait ses souvenirs, Cécile, tout en écoutant, contemplait le paysage. C’était une succession interminable de champs, de haies, de prairies, qui se précipitaient vers le fond d’une vallée, marqué par des rangs sinueux de peupliers ; sur le versant opposé, du milieu d’un fouillis de verdure, s’élevait le clocher pointu du bourg de Loubans. Aux rayons du soleil couchant, tous ces guérets, avec leurs différentes cultures et leurs diverses nuances, les prés, les grands chênes, les peupliers du vallon, les bois et les champs de l’autre colline, les toits de tuile rouge ou d’ardoise qui apparaissaient entre les arbres, et les vitres qui flamboyaient, tout cela formait un ensemble plein d’harmonie, qui charmait et éblouissait à la fois. Cécile en fut émue d’admiration, et Lucien s’épancha en exclamations enthousiastes.

On allait descendre une côte assez rapide quand tout à coup la jument s’arrêta.

« Allez donc ! allez, Colombe ! » fit Marius.

Colombe ne bougea, et, comme son jeune conducteur insistait à grands coups de fouet, Colombe se montra décidée à la révolte jusqu’au point de lancer un coup de pied dans le tablier de la voiture.

« Mon cousin, descendons, je vous en prie ! s’écria Cécile en voyant Marius couleur d’écarlate et aussi furieux qu’embarrassé.

— Voilà les habitudes que donnent les femmes, dit Marius. C’est ma sœur Agathe avec ses nerfs… Il faudra pourtant que cette bête cède, » reprit-il en fouettant Colombe de nouveau.

Mais Colombe se cabra, et, malgré les assurances de Marius, qui, disait-il, répondait de tout, Lucien insista sévèrement pour que Cécile descendît.

Ils étaient à peine tous les deux sur le chemin que Marius, resté dans le véhicule, se mit à frapper sa bête avec une telle fureur qu’elle partit à fond de train.

« Il va tout casser, dit Lucien. Voilà les enfants. J’aurais fait comme cela précisément à son âge. Eh bien, petite sœur, que te semble de ce pays ?

— Je le trouve ravissant, dit-elle, et tout plein d’une senteur sauvage qui me plaît.

— Tu vas devenir ici encore plus jolie, si j’en crois ta mine fraîche et ravie en ce moment. Que regardes-tu ?

— Mais ce sont des bruyères dit-elle en s’approchant d’un bois qui bordait la route, de vraies bruyères venues là toutes seules ! Sont-elles bonnes et charmantes ! vois ! »

Elle avait franchi le passage qui donnait accès dans le bois, et cueillait, agenouillée, les fleurs sauvages. Un sentier s’enfonçait dans le taillis, côtoyant la route ; Cécile se mit à le suivre.

« Tu oublies notre brave et entêté conducteur, dit Lucien.

— Ce ne sera guère plus long.

— Pardon, le sentier tourne.

— Mais sous cette voûte de feuillage on est si bien ! D’ailleurs, nous pouvons courir. »

Et, sans égard à sa chaussure parisienne, Cécile se mit à bondir dans le sentier rocailleux, entrecoupé çà et là de vieilles racines qui perçaient le sol. Lucien la suivait d’une allure plus modérée, quand tout à coup il la vit se rejeter en arrière en poussant un léger cri, et, accourant en hâte auprès d’elle, il aperçut une sorte de chasseur, d’assez mauvaise tournure, qui, suivi de son chien, s’éloignait à grands pas.

« Eh bien qu’y a-t-il ? » s’écria très-haut le frère de Cécile.

Mais l’inconnu ne détourna pas la tête et disparut dans le bois.

« Il ne m’a pas adressé la moindre parole, dit la jeune fille ; mais quand je me suis trouvée subitement en face de cet homme, qui me fixait avec un étrange regard, j’ai été si surprise que je n’ai pu retenir un cri. Sais-tu qu’il n’est guère poli ce monsieur ? car, aussitôt après avoir crié, je lui ai demandé pardon ; mais il n’a rien répondu, et, me tournant le dos, il s’est enfui en portant gauchement la main à son chapeau.

— C’est quelque braconnier, dit Lucien, car il porte un fusil et la chasse n’est pas ouverte.

— Non, c’est plutôt un bourgeois : il porte du linge fin ; et puis, l’expression de son regard…

— Eh bien ! s’ils ont tous ici la même fleur de politesse… »

Ils revinrent sur la route en plaisantant de la sauvagerie des gens du pays, et retrouvèrent au bas de la colline le collégien et sa bête qui s’impatientaient. Un quart d’heure après, au milieu du bourg de Loubans, ils s’arrêtaient en face d’une maison bourgeoise dont le portail s’ouvrait devant eux.

À peine la voiture avait-elle pénétré dans une grande cour gazonnée, que cinq ou six personnes sortirent en courant de la maison et entourèrent les nouveaux venus. Un grand et gros homme, qui devait être l’oncle Darbault, aida Cécile à descendre et l’embrassa joue sur joue ; après quoi, il la poussa dans les bras d’une grosse dame, qui s’écria :

« Vous devez avoir bien chaud, ma nièce ? vous êtes bien fatiguée ? vous devez avoir bien besoin de vous rafraîchir ? vous allez être bien mal chez nous ! ce n’est pas ici comme à Paris ! mais enfin nous ferons de notre mieux ; il ne faudra pas vous gêner ; venez donc vous reposer.

— Je suis votre cousine Lilia, dit une grande jeune femme en tendant ses joues à Cécile et en lui présentant une petite fille âgée de cinq à six ans.

— Me sera-t-il permis de me présenter à mon tour ? » dit la voix flûtée d’une jeune personne vêtue avec l’élégance d’une poupée de modes et dans laquelle Cécile devina la seconde fille de son oncle, Agathe.

La jeune Parisienne, un peu étourdie, balbutiait des réponses à tant d’interpellations, quand elle se trouva en face d’un monsieur qui, le chapeau à la main, réclamait aussi son accolade, et par lequel elle se laissa encore embrasser désespérément, sans savoir pourquoi.

« C’est mon mari, se hâta de dire Lilia, — car il ne prend pas la peine de vous prévenir, ajouta-t-elle d’un ton un peu sec, du droit qu’il a de vous traiter en parente.

— Assez de cérémonies ! cria M. Darbault, et mettons-nous à table, où nous ferons connaissance plus largement. »

Et, donnant le bras à Cécile, ils entrèrent dans la maison.

« Tu en parles bien à ton aise, s’écria Mme Darbault, mais le dîner n’est pas encore prêt. »

Et, s’adressant à Cécile :

« J’ai mille excuses à vous faire, ma nièce ; j’ai une servante qui n’en finit à rien. Je lui avais dit ce matin : Je tiens extrêmement à ce que mon neveu et ma nièce trouvent le dîner prêt. Mais rien n’y fait, aussi je suis d’une colère !… Je lui aide pourtant depuis ce matin ; il m’a fallu faire vos chambres moi-même afin que rien n’y manquât…

— Maman fit Agathe en poussant d’un air mortifié le coude de sa mère.

— Eh bien quoi ? Mon Dieu ! Cécile et Lucien verront bien que nous sommes sans cérémonie : mal traités de bon cœur, vous savez.

— Mais, ma tante, je ne sais pourquoi vous nous supposez exigeants, observa Lucien ; nous sommes venus ici au contraire pour vivre de lait et de miel, comme des bergers d’Arcadie. »

Agathe et Lilia sourirent d’approbation, et M. Darbault s’écria :

« Bah ! un bon gigot à l’ail n’y gâtera rien. Seulement activez-nous un peu ça, mesdames. Quand on vient de Paris… »

C’était dans le salon que s’échangeaient ces dernières paroles, un salon un peu sombre, à une seule fenêtre, drapée d’un rideau rouge et d’un rideau blanc. L’ameublement se composait d’un canapé carré, d’un vieux style, et de fauteuils semblables. Sur la cheminée, une pendule dorée, surmontée d’un troubadour avec sa guitare, et deux bouquets de fleurs artificielles sous des globes.

De chaque côté de la cheminée se trouvait une table de jeu, et les murs étaient ornés de tableaux à cadres dorés représentant M. Darbault en habit noir et en cravate blanche, Mme Darbault en toilette de bal, Esther allant trouver Assuérus, et le supplice d’Aman. Tout cela était d’une propreté immobile et scrupuleuse ; pas un pli, pas une ligne qui dépassât l’autre ; rien de travers, ni même qui pût être dérangé, sauf des écrans posés en regard l’un de l’autre, avec tant de précision, qu’on sentait bien que c’eût été manquer à des lois sacrées que de les incliner à droite ou à gauche.

Mme Darbault et sa fille aînée s’étaient portées au secours de la cuisinière ; Agathe, assise en face de Cécile, s’apprêta, d’un air composé, à soutenir la conversation et débuta par cette phrase :

« Vous devez, ma cousine, trouver notre pays bien laid ?

— Pas du tout ; je le trouve ravissant au contraire. Mais seriez-vous assez bonne pour montrer ma chambre en attendant le dîner ?

— En effet, dit Agathe en s’empressant, j’aurais dû songer… »

Elle fit traverser à Cécile le corridor, et s’arrêtant aux premières marches d’un escalier assez mal éclairé :

« Mon Dieu ! ma cousine, je vous demande mille pardons de vous faire passer par ici, car c’est si obscur…

— Il y a un autre escalier ? demanda Cécile sans aucune malice.

— Mais non, répondit Agathe étonnée.

— Eh bien reprit en riant la jeune Parisienne, de quoi vous excusez-vous alors ? Nous n’avons pas à choisir. »

En entrant dans sa chambre, Cécile tout d’abord ne vit rien, tant les contrevents étaient bien fermés ; son premier soin fut de les ouvrir.

« Quoi ! vous ouvrez ? dit Agathe. Il fait encore du soleil ; je croyais que vous n’aimiez que le demi-jour.

— J’aime les belles vues, dit Cécile en contemplant avec ravissement la vallée, qui déroulait sous la fenêtre ses plis profonds, et la colline opposée, où le soleil éteignait lentement ses derniers feux.

— Oui, la vue est très-belle, » répondit froidement Agathe.

Mais elle semblait attendre avec impatience que sa cousine cessât de contempler le paysage et voulût bien donner un coup d’œil à la chambre qu’on lui avait destinée, et qui était la plus belle de la maison. Cécile, par malheur, n’y jeta qu’un regard distrait, et, quittant son chapeau, se mit à lisser devant la glace les blondes touffes de ses cheveux.

« Vous n’avez pu apporter qu’une de vos malles ? dit Agathe.

— Oui mais autres doivent arriver ce soir.

— Vous en avez beaucoup sans doute ? On dit que les Parisiennes ne voyagent pas sans cela.

— Trois en tout seulement, pour mon frère et pour moi. Vous voyez qu’il n’y a là rien d’extraordinaire.

— Vous n’avez rien à prendre dans votre malle ? demanda Agathe, qui mourait d’envie de connaître le contenu de la boîte parisienne.

— J’ai bien envie de secouer la poussière du voyage ; mais il me faudrait changer des pieds à la tête, et je ne sais trop si j’aurai le temps.

— Oh ! je le pense.

— Alors… » dit Cécile.

Elle ouvrit sa malle, pensant qu’Agathe allait se retirer ; mais il est admis généralement à la campagne que les femmes ne doivent pas avoir de secrets les unes pour les autres ; ce qui, vu les intelligences des deux camps, revient à n’en avoir pour personne. Agathe resta. La malle une fois ouverte, d’ailleurs, elle ne fût partie pour rien au monde, et tous les objets de toilette que Cécile exhiba subirent une revue pleine de commentaires qui dura jusqu’à l’appel du dîner.

En bas, Cécile rencontra son frère occupé de recevoir le commissionnaire qui apportait le reste de leur bagage. Après reconnaissance des objets :

« Combien vous faut-il, mon brave homme ? demanda Lucien.

— Ce qu’il plaira à la générosité de monsieur, répondit le commissionnaire en soulevant humblement son chapeau. Il fait bien chaud, ajouta-t-il en s’essuyant le front.

— As-tu de la monnaie ? demanda Lucien à sa sœur.

— Que te faut-il ?

— Bah ! dit-il à demi-voix, il faut être magnifique. Donne-moi trente sous. »

Mais en les recevant, l’homme fit une grimace et resta la main ouverte en regardant l’argent d’un air de mépris :

« Ça vaut plus que ça, dit-il. Je me suis éreinté pour vos malles ; ça n’est pas payé. »

Agathe, présente à cette scène, eut un air si mortifié que Lucien rougit.

« En vous donnant le prix d’une journée dans ce pays, dit-il, je pensais…

— Oh ! ça n’est pas tout ça. Je ne suis pas à la journée ; c’est un service. Je pensais que monsieur serait généreux et me donnerait la pièce ronde ; mais puisqu’il faut faire son prix, ça vaut au moins cinquante sous. »

Et il énuméra les peines qu’il avait eues à la descente et à la montée, et tous les cailloux du chemin. Son cheval n’en pouvait plus… Lucien, impatienté et déconcerté de l’aventure, lui remit ce qu’il demandait et rentra dans la salle à manger en disant :

« Vos commissionnaires, mon oncle, sont devenus exigeants.

— Ne m’en parle pas, dit M. Darbault. Depuis l’établissement du chemin de fer, tout se paye ici au poids de l’or.

— La tête leur a tourné, s’écria Mme Darbault. C’est une fièvre, une folie ! On ne peut plus se faire servir, et non-seulement ils ne se contentent de rien, mais ils prétendent à tout et n’ont plus de respect. Autrefois, ces gens-là étaient humbles, soumis, rangés ; ils vous saluaient chapeau bas et vous regardaient comme des personnes supérieures. Maintenant on ne peut s’imaginer jusqu’où va leur insolence, et ils se regardent comme vos égaux. Autrefois, on les contentait de peu, on les éblouissait facilement, on acquérait à bon marché leur reconnaissance ; mais à présent, à moins qu’on ne soit millionnaire, ils ne vous considèrent point.

— Il faut dire, ajouta l’oncle en riant, qu’en voyant arriver ces deux Parisiens, qu’on attend depuis trois semaines, les gens se sont dit : « Voilà de grands seigneurs qui ont de l’argent en poche et qui doivent en laisser dans le pays. »

— Ils se sont bien trompés, répliqua Cécile ; car ils n’ont affaire qu’à de petites gens qui veulent économiser.

— Vraiment ! » dit la tante d’un air de surprise et d’embarras qui se réfléchit sur toutes les figures.

Et Mme Darbault changea aussitôt l’entretien en se plaignant que son neveu et sa nièce ne mangeaient point, et qu’elle voyait bien que son dîner était détestable. C’était la faute de Françoise et puis encore de tel ou tel fournisseur et de tel et tel accident. On ne pouvait rien faire comme on voulait ; tout cela était déjà bien mesquin, et il fallait en outre que ce fût mauvais. Elle dépréciait chaque plat tour à tour, et les compliments sincères de ses hôtes pouvaient à peine trouver place au milieu de ces doléances. La table cependant était couverte avec profusion. À l’arrivée du rôti, flanqué de quatre nouveaux plats, qui relevaient le premier service. Lucien et Cécile, suffisamment autorisés à donner leur avis, se récrièrent, ce qui parut enfin satisfaire Mme Darbault. Au dessert, qui était splendide et dont la composition, méditée par Agathe, fut vérifiée conforme aux lois de la symétrie, la conversation s’anima, et Lucien excita la plus vive admiration en se livrant à sa verve parisienne. Il fit de son voyage, le moins accidenté du monde pourtant, un récit pittoresque. Marius, Agathe, et Lilia surtout, semblaient suspendus à ses lèvres, et la petite fille elle-même, bien qu’elle ne comprît qu’à moitié, riait de tout son cœur.

Lucien n’eut garde d’oublier la rencontre que Cécile avait faite dans le bois, près de la route, et en émailla le récit d’une foule de plaisanteries sur le caractère présumé des indigènes de Loubans. L’attention fut au plus haut point excitée par cet incident local, et chacun s’évertua à chercher quel pouvait être le compatriote qui se rapprochait du portrait fantastique tracé par Lucien ; on en était même arrivé à la certitude que l’inconnu en question devait être quelque aventurier de passage, quand Cécile prit la parole :

Avant de vous dépeindre l’homme que j’ai rencontré dans le bois, dit-elle en souriant, Lucien a négligé de vous prévenir qu’il ne l’avait pas vu. »

On éclata de rire, et Cécile fut à son tour questionnée.

« C’est, dit-elle, un homme de taille moyenne, vêtu d’une redingote et d’un pantalon bruns, et portant un fusil et une carnassière. Il a la figure brune, maigre, colorée, des yeux noirs, le regard ardent, les cheveux noirs, et…

— C’est Louis de Pontvigail, interrompit M. Delfons, le mari de Lilia.

— Et, reprit la jeune fille, sous son chapeau de paille se voit, au-dessous du front, une ligne noire qui semble un bandeau.

— C’est M. Louis de Pontvigail ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Ma chère, vous avez mis la main du premier coup sur le plus grand original du pays.

— Un maniaque !

— Un ours !

— Un homme tout à fait ridicule ! dit Agathe du bout des lèvres.

— Eh bien ! dit le docteur, car M. Delfons était médecin, Louis de Pontvigail, si vous le voulez, est tout cela ; mais c’est un homme qui a cependant de la valeur. Ce qu’il a d’excentrique vient d’une extrême sensibilité.

— Allons donc, mon gendre, s’écria M. Darbault, votre Pontvigail est un cerveau fêlé ! Me direz-vous, par exemple, pourquoi il se promène toute l’année avec son fusil et sa carnassière, sans jamais tirer aucun gibier ?

— Aussi l’ai-je pris pour un braconnier, la chasse étant prohibée, dit Lucien.

— Bah ! les gendarmes ne s’occupent même pas de lui. Je vous dis qu’il ne tire jamais. On respecte sa manie comme celle d’un fou. Notez qu’autrefois il était le meilleur chasseur du pays. C’était sa passion ; il dépeuplait tout. Puis, subitement, il n’a plus voulu tirer un seul coup de fusil, et l’on m’a dit qu’il prêchait les gens pour les engager à ne plus manger de viande, afin de ne point tuer les animaux. Il ne vit que de légumes. Enfin, pourquoi fuit-il tout le monde ? On ne lui a rien fait.

— J’avoue que tout est porté à l’excès chez lui, reprit le docteur ; mais Louis de Pontvigail est fort malheureux. Avec une sensibilité très-vive, la contrainte continuelle, le joug de fer que son père fait peser sur lui…

— Il a encore son père ? demanda Cécile.

— Oui, dit M. Darbault, un vieux despote rapace et rusé comme un juif, et encore très-vert. Il n’est pas comme son fils, qui a peur des femmes.

— Louis de Pontvigail, dit le docteur en s’adressant à Cécile, n’a pas quarante ans. »

Des exclamations s’élevèrent du côté d’Agathe, qui s’écria qu’un pareil ours devait avoir au moins cinquante ans.

« Attendez, reprit M. Darbault, je vais vous dire ça au juste. C’était en… dix, quinze, oui, il y a quinze ans que j’ai acheté Colombe au vieux Pontvigail, et son fils tirait à la conscription cette année-là, puisque je me rappelle que le vieil avare me dit en geignant : « Il me faut bien vendre mes pouliches pour acheter un homme à ce diable de garçon… » Louis de Pontvigail a donc trente-cinq ans, ni plus, ni moins.

— Je l’avais pris pour un homme plus âgé, dit Cécile.

— Cela tient au peu de soin, je me trompe, au trop de soin qu’il a de lui-même. Il se croit toutes les maladies, se tient voûté, porte un bonnet de soie noire, comme vous avez vu. C’est le malade imaginaire.

— Pas précisément, dit le docteur. M. Louis éprouve bien réellement les souffrances qu’il accuse, tantôt à la poitrine, tantôt au cœur ou à la tête. C’est l’effet d’une irritation nerveuse des plus intenses qui, se portant alternativement sur tel ou tel point, affecte tour à tour les symptômes de telle ou telle maladie. Au reste, il ne doit qu’à sa constitution de fer d’être exempt jusqu’ici de lésions sérieuses ; mais si le vieux Pontvigail vit quinze ans encore, je suis persuadé qu’il enterrera son fils.

— Vous croyez ?

— C’est indubitable. Cet état d’exaspération, de tension continuelle, ne peut durer longtemps sans user les ressorts et causer quelque grave atteinte. Je crains même qu’il n’existe un commencement d’hypertrophie du cœur.

— Est-il possible ? dit Cécile, qui, placée près de M. Delfons, l’avait écouté attentivement. Mais c’est affreux cela ! Un père dont l’existence détruit celle de son fils ! Quelle sorte de monstre est donc ce M. de Pontvigail ?

— Eh ! mon Dieu ! ce n’est point un monstre, répondit M. Darbault, mais un homme avare, exigeant, despote, et qui suit son caractère sans trop savoir quel effet cela fait aux autres. Nous agissons tous un peu comme ça.

— Il me semble, observa Lucien, que le fils aurait pu quitter son père, ne pouvant vivre avec lui.

— Mais il ne possède rien. Le vieux Pontvigail était loin de rendre sa femme heureuse ; ça ne l’a pas empêché pourtant de se faire faire par elle un testament qui lui donne tout l’usufruit de ses biens. Le fils, il est vrai, pouvait attaquer ce testament et revendiquer une part ; il ne l’a pas fait, et peut-être a-t-il eu raison. Un procès entre le fils et le père, c’est toujours vilain ; puis le vieux eût été capable de déshériter son fils.

— Mais, reprit Lucien, M. Louis ne peut-il gagner sa vie de quelque manière ?

— Non, M. Delfons, il n’a pas fait d’études suivies, et puis, avec les idées qu’il a, c’est difficile. Une fois il a failli s’engager ; mais c’est un homme qui regarde la guerre comme l’assassinat organisé.

— Eh bien, dit M. Darbault, puisque vous vous intéressez à l’ours des Saulées, je crois pouvoir vous annoncer que des jours plus heureux se préparent pour lui. On complote une union qui lui donnera pour femme la plus belle fille de Loubans.

— Qui donc ? »

Marius rougit.

« Ah ! oui, dit Agathe, j’ai entendu parler de cela.

— Qui donc ? répéta M. Delfons en souriant.

— Rose Deschamps, et vous le savez peut-être mieux que personne. Ce n’est pas pour rien que le père fait depuis dix ans la partie de M. de Pontvigail ; et puis la gouvernante la vieille Gothon, la propre sœur de Deschamps, veut enrichir sa famille, c’est naturel.

— Ce serait un étrange mariage, dit Mme Darbault, Rose est trop jolie et trop coquette pour M. Louis ; et puis un Pontvigail épouser une lingère !…

— Est-ce que la défunte Mme de Pontvigail n’était pas la fille d’un fermier ? répliqua M. Darbault. Il y a longtemps que ces marquis-là, car ils sont marquis, ne regardent plus aux mésalliances. Et M. Louis n’y regarde pas davantage, puisqu’il voulait, à dix-neuf ans, épouser une simple bergère.

— Vraiment ? » dit Cécile, qu’intéressaient les souffrances et la bizarrerie même de cet homme.

On se levait de table en ce moment, et la question de la jeune fille n’obtint pas de réponse.

La soirée s’acheva au jardin, où Agathe et Lilia s’emparèrent de Cécile pour parler de modes nouvelles. Ce fut avec surprise que la jeune Parisienne constata la profonde érudition de ces dames à ce sujet ; elle n’en savait pas si long, et fut plus d’une fois obligée d’avouer une ignorance dont Agathe ne put s’empêcher d’exprimer son étonnement.

« Quoi ! vous vous occupez si peu de toilette, Cécile ?

— Je m’en occupe seulement à l’occasion, quand j’ai besoin d’une robe ou de quelque autre chose ; alors je regarde les étalages çà et là ; j’entre dans un magasin, je compare, je choisis, j’imagine un peu, j’ajoute ou retranche, suivant mon goût.

— Ainsi, vous ne suivez pas tout à fait la mode ? s’écria Agathe avec stupéfaction.

— À peu près seulement. Nous ne sommes pas toutes pareilles, dit la jeune fille en riant. Et puisqu’il n’y a pas dans les bois, dit-on, deux feuilles semblables, je crois que, pour nous conformer à la loi naturelle, il ne faut pas trop donner dans l’imitation.

— Vous êtes cependant fort élégante, dit Lilia en contemplant, à travers les ombres du soir, la silhouette pure et gracieuse de sa cousine ; et avec cela, votre mise est des plus simples. Comment faites-vous ?

— Je n’en sais rien, » répondit Cécile.

Ces mots, en effet, contenaient tout son secret.

Agathe pensa que ce mélange de négligence et de fantaisie était assurément ce qui rendait sa cousine si charmante, et se promit de chercher à l’imiter scrupuleusement.

Quand on se fut séparé, vers dix heures, Lucien, entré dans la chambre de sa sœur, lui dit en souriant :

« Eh bien ! je suis l’amant le plus infortuné. On m’enlève ma maîtresse avant que je l’aie revue. Mon roman est déjà fini.

— Il n’est pas probable, répondit Cécile du même ton, qu’une belle jeune fille consente à épouser l’ours des Saulées, tout marquis soit-il. Cependant je te conseille d’y renoncer. Le beau-père ne me va pas.

— Bah parce qu’il est un peu flâneur, un peu hâbleur, un peu… pas grand’chose ? Mais, ma chère, cela vient d’une distinction native. Cet homme-là s’est trouvé trop intelligent pour vouloir s’abrutir comme les autres par le lourd travail de la terre, et comme il n’avait pas d’autre carrière… il n’est heureux que lorsqu’il fréquente les bourgeois ; c’est l’amour de l’idéal qui le perd. »

Tandis que Cécile riait de cette explication indulgente, Lucien ajouta :

« Et nos parents, qu’en dis-tu ?

— Ils me paraissent excellents. Seulement, si la tante Darbault continue à prendre tant de peine pour nous, il faudra nous hâter de chercher un autre gîte.

— Que veux-tu ? c’est sa manière. Elle ne le fait pas exprès. C’est à nous de tâcher de lui faire comprendre que plus de simplicité nous irait mieux. Et les deux cousines ?

— Elles ne m’ont jusqu’à présent parlé que de chiffons.

— Lilia est instruite, à ce qu’on prétend. Mais je crains qu’elle n’abuse de ses connaissances littéraires, car voici ce qu’elle m’a dit quand j’étais auprès d’elle, à table : « Ah ! mon cousin, vous êtes heureux, vous, de pouvoir planer à votre aise dans les régions éthérées de l’art ! » Cette phrase est flatteuse pour moi, certes, mais je ne l’en trouve pas moins prétentieuse. Elle a aussi de mélancoliques regards, comme si elle posait pour une âme blessée. Cependant son mari paraît un digne homme, et la petite fille me semble très-intéressante. »

Des cris perçants partant d’une chambre voisine interrompirent cette conversation. Lucien et Cécile coururent et trouvèrent Agathe qui, penchée sur l’escalier, les cheveux défaits, sa robe à demi détachée, criait, de l’air de terreur le plus profond :

« Vite, Françoise ! Françoise, accourez !

— Le feu est à votre chambre ? demanda Lucien.

— Ah ! s’écria Agathe en se jetant dans les bras de Cécile, c’est bien autre chose !…

— Quoi donc ? Parlez vite.

— Une… ah… une araignée… sur mon lit ! reprit Agathe en se voilant les yeux de ses mains. Ces horribles bêtes me font une peur !…

— Me v’là ! dit Françoise en apparaissant avec son balai. C’est’y des voleurs ?

— Tout simplement une araignée, dit Cécile.

— Oh ! je m’en doutais bien, allez. Quand mamzelle Agathe crie, on sait que ça n’est rien.

— Vous êtes une impertinente ! dit Agathe. Allez tuer cette araignée et gardez vos observations. Ces brutes-là n’ont pas de nerfs, continua-t-elle en s’adressant à Cécile. Que je suis malheureuse d’être si impressionnable ! je ne sais pas quand j’oserai rentrer dans ma chambre maintenant. »

Cécile dut lui offrir la sienne pour un moment, et Lucien se retira en haussant les épaules.

III

Le lendemain, Cécile était à peine éveillée qu’Agathe entra dans sa chambre et vint familièrement s’asseoir sur le pied du lit.

Après qu’elle se fut informée si la voyageuse avait bien dormi, Agathe parla d’elle-même, de la nuit qu’elle avait passée, d’un bouton qu’elle avait au doigt, de l’araignée de la veille et de mille petites susceptibilités qui lui étaient particulières.

Elle ne pouvait souffrir les souris, ni les chenilles, ni les vers à soie.

« Comprenez-vous les gens qui élèvent de ces bêtes-là ? Savez-vous une chose ? J’aime les pêches ; eh bien, de mordre dedans, je crois que cela me ferait évanouir. Il y a des gens qui ne sont pas susceptibles, qui ne se tourmentent de rien ; je ne sais pas comment ils sont faits. Je n’aurais pas dû naître à la campagne. C’est si triste ici ! Comment ferons-nous pour vous distraire ? Vous allez vous ennuyer : il n’y a presque personne à voir. »

Elle passa alors en revue toute la bourgeoisie de Loubans et la dénigra. Ceux auxquels elle s’arrêta le plus longtemps furent les jeunes gens, et ses critiques devinrent peu à peu des retouches pleines de complaisance. Un mot ayant amené la conversation sur Rose Deschamps, Agathe avoua qu’elle ne pouvait la souffrir.

« C’est une fille pleine de prétentions et de vanité. Elle veut faire la demoiselle. Lilia la gâte ; elle a tort…

« On parle beaucoup de sa beauté ; moi, je ne trouve pas. Elle a le nez trop fort et la bouche trop grande. Et puis des manières… Je ne comprends pas qu’on parle tant d’une fille de cette classe. Mais nos messieurs ont à présent des goûts si peu distingués ! Je ne voudrais pas qu’elle devînt Mme de Pontvigail ; elle serait trop fière, et l’on serait obligé de la recevoir comme une égale, tandis que maintenant on l’accueille, voilà tout ; mais je ne me crois pas du tout obligée de lui tenir compagnie. Elle vient en journée chez nous. Oh ! non, j’espère bien que ce mariage ne se fera pas ; ce serait trop désagréable. Savez-vous, Cécile ? j’ai rêvé toute la nuit à la manière dont vous arrangez vos cheveux ; cela va très-bien, mais je ne sais comment m’y prendre ; vous allez me montrer cela. »

Cécile trouva un prétexte pour éloigner sa cousine ; mais elle passait à peine sa robe de chambre que l’importune revint, reprit son babillage, inspecta tout, et excéda la jeune Parisienne jusqu’au déjeuner.

On fit ensuite quelques tours de jardin, et les dames s’établirent dans un bosquet avec leur ouvrage.

« Nous ferons bien quelque promenade ? dit Lucien en réponse à un regard désespéré de sa sœur.

— Je pense que Cécile ne veut pas sortir par cette chaleur, dit languissamment Agathe ; ce serait à en mourir.

— Ce soir, alors.

— Après le dîner ? Ce serait trop tard. Nous dînons chez Lilia, vous savez.

— Alors quelle heure choisissez-vous pour la promenade ?

— Mais nous sortons assez rarement, seulement pour aller à la messe et faire des visites ou des commissions.

— Ce n’est guère la peine de vivre à la campagne, observa Cécile.

— Ma chère, où voulez-vous qu’on aille ? Dans les chemins ? S’il y avait ici une promenade plantée, une sorte de cours, où chacun se rendrait de son côté, ce serait un but. Mais Loubans est une trop petite localité.

— Ah ! vous croyiez trouver ici de vraies campagnardes ? s’écria l’oncle Darbault. Détrompez-vous ; si ça se trouve quelque part, ce n’est sans doute pas en province. Nos dames se respectent trop.

— Je ne sais pas pourquoi tu dis cela, interrompit Mme Darbault. Il n’y a rien de bien beau à voir dans les champs. Et puis, je n’ai guère le temps, moi, et Agathe ne peut pas sortir seule.

— Eh bien, ma tante, dit Lucien, si vous le permettez, nous accompagnerons ces demoiselles, Marius et moi.

— Ce ne serait guère convenable, reprit la mère. Deux jeunes filles conduites par deux jeunes gens ! On en causerait ; il n’en faut pas tant à Loubans pour exciter la malignité.

— Allons, allons, je vous conduirai, moi, quand j’aurai le temps, dit M. Darbault. Et quand j’irai aux foires et marchés voisins, en cabriolet, vous pourrez venir avec moi ; cela vous fera connaître les environs. Que diable ! il faut pourtant distraire ces Parisiens.

— On s’en occupe, mon cher papa, dit Agathe d’un ton de mystère en regardant sa mère, qui répondit par un sourire d’intelligence.

— Oui, je sais, je sais, reprit M. Darbault ; mais je vous l’ai déjà dit, l’orchestre manque, et sans orch…

— Papa ! papa ! quelle indiscrétion ! C’est affreux ! » dit Agathe, qui, se levant, mit la main sur la bouche de son père.

Cécile jeta sa tapisserie et sortit du bosquet par une allée transversale, en appelant son frère d’un coup d’œil.

« Lucien, dit-elle en prenant son bras, tu m’avais promis la liberté de la campagne. Pourrais-tu me la montrer ?

— Que veux-tu que je te dise ? Je ne sais pas ce que ces gens-là en font. Cependant, je suis sûr qu’elle existe, puisque tout le monde en parle. Je ne t’ai pas trompée, que diable ! c’est un lieu commun. N’en as-tu pas entendu parler aussi ?

— Oui ; mais ça ne me suffit pas, je la veux.

— Tu l’auras, mon enfant : je te la trouverai ; nous la ferons au besoin. Attends seulement…

— La soirée que ces dames veulent nous donner ? Car, tu le vois, Lucien, elles ont sagement pensé que ce devaient être des soirées que nous étions venus chercher à Loubans.

— Si tu t’emportes comme cela tout de suite… Faut-il que je te construise une hutte dans la forêt ?

— Je veux que tu nous trouves, d’ici à huit jours, une petite maison isolée sur les coteaux. Encore ne suis-je pas sûre de pouvoir porter ma cousine Agathe tout ce temps-là.

— De quoi te plains-tu, puisque tu n’as pas Marius ? Ne vois-tu pas que cet adolescent m’a choisi pour son modèle, et que depuis ce matin je n’ai pu faire autre chose que de le promener dans Paris ? Enfin, nous allons chez Lilia ce soir. Ça nous changera peut-être un peu. »

On trouvait en effet chez Mme Delfons un intérieur très-différent de cette symétrie froide et glacée qui régnait chez les Darbault. C’était une négligence apprêtée qui cherchait la grâce, et particulièrement cette grâce languissante et échevelée, née de la poésie romantique.

Le meuble du salon, en palissandre et velours bleu ; les candélabres de bronze, le Penseroso surmontant l’heure, des copies d’Ary Scheffer, un piano de Pleyel, et, sur la table ovale qui occupait le milieu, de beaux albums jetés sans ordre autour d’une coupe de cristal contenant une branche de saule et quelques myosotis, tout cet ensemble offrait un caractère marqué et tout à fait en accord avec le ton, la mise et l’attitude de la maîtresse de la maison, — bien que des esprits tracassiers eussent pu trouver que ce luxe ne cadrait guère avec la dot de Lilia et les modestes ressources d’un médecin de campagne.

Grande et svelte, Lilia était gracieuse sans être jolie. Ses yeux, assez petits, avaient néanmoins de charmants regards, pleins de douceur et de tendresse. Elle avait croisé sur son corsage un fichu de tulle blanc noué par derrière ; son cou était orné d’un collier de jais noir où pendait une croix, et dans ses cheveux éclataient de blanches marguerites cueillies au jardin, coiffure un peu poétique peut-être pour un dîner de famille.

Dans le long cou penché de la jeune femme, dans sa démarche indécise et ondoyante, et dans tout son air, il y avait de la branche de saule placée dans la coupe et sur laquelle souvent Lila jetait un mélancolique regard. La petite Jeanne, en robe blanche et les cheveux bouclés, courait dans le salon et grimpait sur les meubles. Elle vint sauter au cou de Cécile, qui l’avait fort caressée la veille.

C’était une gentille enfant, gâtée, pétulante, terrible à souhait, et sans autre direction que les caprices de sa mère et les siens propres. Poussée par ce malin esprit qui semble guider les enfants, elle insista pour mener Cécile dans la chambre de sa mère, afin d’y prendre des joujoux qu’on y avait relégués.

La tenue de cette chambre ne ressemblait nullement à celle du salon. Un désordre complet, une négligence poussée jusqu’à la malpropreté, y régnaient de toutes parts, et plusieurs livres graisseux, qui traînaient çà et là, portant la marque d’un cabinet de lecture, donnent peut-être la raison de cette négligence.

On trouve dans les petites choses des signes profonds. Cette chambre conjugale, avec son berceau d’enfant, ainsi méprisée, faisait mal à voir. Où donc logeait le bonheur dans cette maison-là ? Au salon, évidemment, dans l’idéal du palissandre et du velours bleu, des mélodies nuageuses et des grâces languissantes. Mais ces joies-là ne vivent pas d’elles-mêmes ; elles n’existent qu’en vue de l’étranger, passagères comme lui.

C’était à un amour très-romanesque cependant qu’était dû le mariage de Lilia Darbault et d’Ernest Delfons. La famille du docteur avait d’abord combattu cette union, la jeune fille ayant peu de dot et peu d’espérances, et M. Darbault, blessé de cette opposition, avait fermé sa porte à M. Delfons.

On assurait que Lilia, désespérée, avait alors songé au suicide ; on l’accusait aussi d’avoir entretenu, à l’insu de sa famille, une correspondance avec son amant, et l’on citait Rose Deschamps comme l’intermédiaire de ces amours. Il est certain que depuis le mariage de Mme Delfons, Rose était traitée en amie par les deux époux, et qu’on la trouvait fréquemment chez eux, car Mme Delfons l’occupait à elle seule un quart de l’année.

Il était cinq heures et l’on attendait M. Delfons, qui était allé voir des malades à la campagne, quand Lilia dit avec un peu d’embarras, en s’adressant à sa mère :

« Rose est ici.

— Rose ! répondit Mme Darbault. Comment, tu prends cette fille en journée un jour où tu donnes à dîner ?

— Je ne l’avais pas demandée. Je ne comptais sur elle que pour après-demain ; mais se trouvant engagée ailleurs pour le reste de la semaine, et sachant que j’étais pressée d’une robe pour Jeanne, elle est venue. Elle voulait bien partir, quand elle a su que j’avais du monde ; je l’ai retenue. Tu sais combien sa famille est fière. Les Deschamps ne m’auraient pas pardonné de la renvoyer pour ce motif.

— Et pourquoi sa présence vous gêne-t-elle ? demanda Cécile.

— C’est l’habitude ici, ma cousine, que les ouvrières mangent à la table des maîtres, et elle se croiraient déshonorées de manger à la cuisine. Ces gens de petite ville ont des prétentions dont vous ne pouvez vous faire une idée.

— Et c’est à cause de nous que la chose vous embarrasse ? reprit Cécile. Vous n’y songez pas. Vos habitudes doivent être les nôtres, et je n’ai d’ailleurs pas le moindre préjugé à cet égard.

— Après tout, je puis la faire servir dans sa chambre, dit Lilia.

— Ils t’en voudraient de même, objecta Mme Darbault. Tu sais combien ces Deschamps sont orgueilleux. Puisqu’elle est là, il faut qu’elle dîne avec nous ; il n’y a pas moyen de faire autrement. »

M. Darbault, avec un peu d’humeur, dit alors :

« Au fait, ça ne pouvait pas manquer d’arriver. Cette fille est toujours chez toi. Il faut que tu aies diablement d’ouvrage, ou que toi-même tu ne fasses rien. »

Lilia rougit et allait répondre avec dépit quand Cécile se hâta de dire :

« Mais je serai charmée de la voir, moi, cette belle Rose dont on veut faire une marquise, m’avez-vous dit. Je suis très-curieuse.

— Eh bien, M. Darbault, voilà cinq heures et demie, et puisque Delfons n’arrive pas…

— Mettons-nous à table, » acheva Lilia.

Elle allait suivre son père, qui avait déjà quitté le salon, quand Lucien accourut lui offrir son bras. La jeune femme le prit avec un sourire de reconnaissance, et comme il exprimait ses regrets qu’on n’attendît pas le docteur et plaignait ses fatigues.

« Oui, répondit-elle indifféremment, c’est un ennuyeux métier. »

Elle retira son bras en indiquant à Lucien sa place auprès d’elle ; et dans ce geste et dans ce regard elle mit une foule de si charmantes choses que Lucien s’aperçut pour la première fois que sa cousine Lilia était une femme séduisante.

Mais cette impression fut vite effacée, dans la préoccupation où il était de revoir Rose ; non qu’il eût conservé depuis si longtemps de l’amour pour cette fille : ce n’était qu’un souvenir, — souvenir, il est vrai, plein d’une délicieuse poésie. Il se demandait aussi : De quel air me recevra-t-elle ? que vais-je lui dire ? Elle allait sans doute lui apparaître bien différente de l’image idéalisée qu’il avait gardée en lui. Sur ses lèvres errait un sourire railleur. Il comptait sur une déception.

On avait commencé de dîner quand Rose entra. Elle entra les yeux baissés et d’un air de modestie qui semblait recouvrir une certaine assurance. Après avoir salué sans parler, comme une personne qui ne tient nullement à être vue, elle alla s’asseoir au bout de la table, où l’on avait mis son couvert à côté de celui de la petite Jeanne. Mme Delfons, placée en face de la porte, la salua d’un signe affectueux. Marius se leva à demi, et Mme Darbault, en tournant la tête, dit :

« Ah ! c’est vous, Rose ; bonjour. »

La jeune ouvrière se trouvait placée presque en face de Lucien ; elle s’était assise sans le regarder. Après avoir un peu hésité, se penchant vers elle :

« Vous vous portez bien, mademoiselle Rose ? »

Ce fut tout ce qu’il sut lui dire ; car il était ébloui de la revoir cent fois plus belle qu’autrefois.

Rose leva les yeux, et d’un ton indifférent :

« Ah ! c’est M. Lucien je ne vous reconnaissais pas.

— Vous étiez pourtant assez bien ensemble autrefois, » dit M. Darbault avec son sans gêne habituel, ce qui fit rougir Lucien.

Rose ne sembla pas avoir entendu ; elle s’occupait de la petite Jeanne. Marius jeta sur Lucien un regard jaloux. Cécile contemplait avec attention la jeune paysanne.

C’était vraiment une beauté dans la complète acception du mot, une figure à la fois éblouissante et correcte, où l’on ne pouvait rien trouver à reprendre, sinon peut-être l’ampleur de formes signalée par Agathe, et qui, rappelant le type romain, devait être pour l’artiste un charme de plus. Une coiffe abondamment ornée de dentelle encadrait son visage et adoucissait le ton de sa peau, où le rose et le blanc, pour atteindre une nuance plus haute que sur le fin visage de Cécile, ne se fondaient pas moins heureusement.

Deux bandeaux de cheveux bruns, fins et épais, couronnaient son front peu élevé. Les lignes de son nez droit et long, aux belles narines, se projetaient jusqu’à des sourcils droits, bien fournis, au-dessus d’un œil gris bleu qui étincelait.

La bouche, assez grande, s’ouvrait sur d’admirables dents ; le menton, un peu fort, se reliait par une ligne harmonieuse au cou robuste et pur, au-dessous duquel la robe, entr’ouverte et bordée par une collerette gaufrée, laissait deviner les contours délicats du sein. Plus bas, la taille devenait subitement étranglée, et l’on voyait que pour obéir à la mode, Rose devait se serrer étroitement.

Elle portait, sauf la coiffe et la collerette, le costume des dames, robe de laine imprimée et ceinture à boucle. Ses mains étaient longues, effilées, avec de beaux ongles. Elle tenait les yeux baissés et avait l’air composé d’une personne qui s’observe et observe les autres. En achevant son examen, Cécile, que cette belle fille inquiétait pour son frère, se disant avec une sorte d’anxiété qu’elle devait être intelligente, se demanda si elle était bonne.

Mais ce fut vainement que Mlle Marlotte chercha dans les expressions du visage de Rose de nouvelles révélations. Ou cette physionomie ne voulait rien dire, ou bien elle savait peu exprimer. Celle de Lucien était bien autrement expressive ; l’enthousiasme y éclatait.

Le dîner de Lilia, moins copieux que celui des Darbault, offrait des plats recherchés et la coquetterie du service. Évidemment, les ressources de Loubans n’en avaient pas fait seules les frais, et M. Darbault le remarqua d’un ton de reproche qui parut blesser Lilia. On était au rôti quand M. Delfons arriva enfin, écrasé de fatigue, mais gai comme un travailleur satisfait de sa journée.

Ce fut à peine si Lilia, occupée de causer avec son cousin, s’aperçut de l’arrivée de son mari, et il dut lui-même demander à la bonne ce qu’il désirait. C’était une bonne et douce figure que celle du docteur Delfons.

On eût pu l’accuser de ne pas avoir cette finesse de tact que donne l’habitude du monde ; il manquait assurément de délicatesse nerveuse, et quand il raconta ses travaux de la journée, sa femme eut quelque raison de lui reprocher des indiscrétions chirurgicales ; mais tout le pays l’aimait pour sa vraie bonté, et plus d’un malade reconnaissant assurait lui devoir la vie.

Il est vrai qu’il s’absorbait tout entier dans la médecine comme sa femme dans les romans ; quand ils étaient seuls et que chacun de son côté se plongeait dans ses méditations ou ses rêveries, sans le babil de la petite Jeanne, la maison eût semblé vide.

« Pour le coup, c’est tout à fait ridicule ! » s’écria M. Darbault en voyant apparaître au dessert une pièce montée en nougat.

Et comme sa femme lui faisait les gros yeux pour l’engager à se taire, il ne s’emporta que plus fort.

« Je veux parler, que diable ! Nous sommes en famille et c’est pourquoi tant d’embarras sont de trop. Je vous demande si ma nièce et mon neveu n’auraient pas été contents, quand même on n’aurait pas fait venir cela de trois lieues. Ce sont des folies, je le répète, et Lilia n’est pas raisonnable. Ces choses-là et bien d’autres ne font pas aller la maison.

— Que voulez-vous ? dit M. Delfons avec un peu d’amertume ; il faut qu’une femme oisive ait des fantaisies. J’aurais voulu que Lilia m’aidât à soigner mes malades ; mais elle ne veut pas.

— La proposition était séduisante, en effet, répondit Lilia en colère. L’exercice de la médecine rend quelquefois si malpropre et si bourru que j’aurais craint d’en arriver là aussi. Et puis j’admire qu’on me prêche l’économie quand vous faites si mal payer vos visites et que vous voudriez, en outre, me faire distribuer des médicaments et des secours.

— Monsieur Delfons, dit Cécile pour changer la conversation, avez-vous ici beaucoup de pauvres ?

— Beaucoup trop, mademoiselle, et puis d’autres pauvretés, la sottise et l’insouciance. Ces gens-là se laissent mourir bien souvent par pure incurie ; ce n’est pas qu’ils n’aiment à se plaindre ; oh ! l’humanité ne s’en fait faute, et l’on n’entend partout que cela ; mais ils reculent devant dix minutes de soins raisonnables. Il est vraiment extraordinaire de voir combien peu de place l’acte raisonné, logique, a dans nos actions. Tout est pris par l’instinct et par l’habitude. Je laisse toujours mes malades me parler longuement de leur mal ; cela les soulage déjà de moitié ; mais vous dire ensuite la peine que je me donne pour agir sur eux et sur ceux qui les entourent, afin que mes prescriptions soient exécutées… C’est à suer sang et eau !

— Vous devez cependant gagner leur confiance, dit Cécile avec un doux et affectueux regard.

— Oh ! j’ai nombre de confidences et tenez, aujourd’hui encore, si je suis revenu si tard, c’est la faute d’un de mes clients. Mais, pour celui-là, comme sa maladie ne se compose que d’émotions contenues, ma médication ne consiste bien souvent qu’à l’écouter, et à lui répondre avec sympathie.

— Ce doit être M. Louis de Pontvigail, » dit Agathe.

Le docteur ne répondit pas et M. Darbault prit la parole :

« Bah ! vous n’aurez pas longtemps à le plaindre ; il aura bientôt un plus doux consolateur. »

Il regardait en même temps du côté de Rose. Mais elle n’était plus là. En ouvrière bien apprise, elle avait quitté la table au dessert, et M. Darbault en fut pour ses frais de taquinerie.

« Ce serait une honte, s’écria Lucien, que de sacrifier cette belle fille à un monomane vieux avant l’âge !

— Eh ! eh ! mon neveu, une fortune de cinq cent mille francs arrange bien des choses. Cette petite-là rêve, comme les autres, des robes de soie.

— Peut-être, dit Lucien, elle paraît fort modeste, et… »

Mais il s’arrêta en voyant son oncle sourire et les yeux de sa sœur fixés sur lui.

On passa au salon, et le piano fut ouvert. Cécile et Lucien chantèrent un duo d’Hérold qu’ils savaient par cœur, Lilia une romance mélancolique, où elle mit peu de voix, mais beaucoup d’expression. Agathe enfin, après s’être fait prier longtemps et avoir protesté mille fois qu’elle ne pourrait chanter, dut à son tour montrer ses talents.

Hélas ! elle avait la voix aigre et l’oreille impitoyable ; mais ce n’était vraiment pas sa faute, puisqu’elle passait régulièrement par jour trois heures à son piano, avec un entêtement digne d’un résultat meilleur. Aussi Mme Darbault, qui évidemment avait le sens du juste plus développé que le sens musical, déclarait-elle qu’Agathe devait être forte et vivait-elle dans cette assurance paisiblement.

« Si nous dansions ? dit Marius en sortant d’une méditation.

— Vous n’êtes pas assez nombreux pour former une contredanse observa Mme Darbault.

— Pardon, maman, pourvu que mon père et toi vous soyez assez bons pour vous mettre de la partie. Voyons, l’on se dévoue à ses enfants. Donc, vous deux, M. Delfons et Cécile, Agathe et Lucien, Lilia et moi.

— C’est cela, et le piano tout seul.

— En effet, dit Marius, que je suis étourdi ! Il nous manque une dame ; où la prendre ? »

Il faisait semblant de chercher, et Lucien proposait une scotish, quand M. Delfons nomma Rose.

« C’est cela ! » s’écria le dissimulé collégien ; et il courut aussitôt chercher la belle ouvrière dans la chambre où elle achevait sa journée, qui durait jusqu’à huit heures.

Mais Rose savait trop bien ce qu’elle devait faire pour se rendre à l’appel de Marius, et il fallut que M. Delfons lui-même l’allât chercher. Marius, dépité, demanda la main de Cécile, et, pour comble, M. Delfons, conduisant Rose, la vint placer en face de Lucien. Ce jour-là, pour la première fois, le collégien comprit les fureurs d’Oreste ; car il arrive toujours dans la vie un moment où l’utilité de l’éducation classique se fait sentir.

Marius pouvait bien être jaloux, car Lucien contemplait Rose avec l’enthousiasme combiné d’un artiste et d’un jeune homme. Le souvenir des jours passés où cette jeune fille, alors presque enfant, répondait à son amour, lui revenait plus vivant, plus enchanté que jamais, et se brouillait dans sa tête avec la réalité. Plus d’une fois, en figurant, il serra la main de Rose.

Elle baissait les yeux et ne le regardait pas. Il se dit que sans doute elle lui en voulait de son abandon ; cela devait être ; il le voulut croire et se promit de se justifier. Comment et par quelles promesses la voulait-il ramener à lui ? Mais c’étaient là des pensées gênantes, Lucien les écarta.

Il y avait dans ce jeune homme comme une double nature, l’une fantaisiste, prompte, fougueuse, qui errait souvent ; l’autre un fonds de droiture et de sincérité qui rappelait son père et qui, sommeillant en lui, ou se recueillant plutôt, se révélait tout à coup à l’occasion par des jugements élevés ou des résolutions généreuses.

Pour le moment, il était tout entier à l’enthousiasme de cette beauté, au charme de ces souvenirs. Il voulait interroger Rose, la faire parler, savoir quelle était l’âme que recouvrait cette belle forme. Lorsque, en entendant sonner neuf heures, elle voulut partir et montra de l’inquiétude, à cause de la nuit qui tombait, il insista pour la reconduire.

« Ce ne serait pas convenable, observa Mme Darbault, et cependant Rose a un assez mauvais chemin à passer, du bourg au village. Eh bien Marius va se mettre de la partie. Vous serez trois. »

Il en fut ainsi, bien que Rose protestât qu’elle pouvait se rendre seule. Elle demeurait dans un village à mi-côte, peu éloigné de Loubans, et le plus court chemin pour s’y rendre était de suivre un sentier pratiqué dans le coteau, sous les jardins en terrasse des maisons du bourg.

Ils s’y engagèrent. Marius, marchant le premier, se retournait sans cesse pour offrir la main à Rose, sous prétexte d’une pierre, d’une ronce ou de quelque autre achoppement, et Lucien, qui se trouvait en arrière et n’avait rien à faire que de servir d’escorte, commençait à trouver sa situation ridicule, quand une voix retentit en avant dans le chemin.

«  Qui va là ?

— Tiens, c’est vous, Deschamps ? s’écria Marius ; nous reconduisons Mlle Rose.

— Bien honnêtes, messieurs ; à présent que me voilà, vous pouvez rebrousser chemin.

— Non, Lucien, la soirée est superbe, et, si vous le permettez, monsieur Deschamps, je vais reprendre une vue des Maurières.

— À votre aise, monsieur ; mais elle ne sera pas claire. Vous ferez mieux d’y venir en plein midi.

— J’irai en plein midi, et même tous les jours, si vous voulez que je fasse le portrait de Mlle Rose pour l’exposition prochaine.

— Pour l’exposition ! diable ! ça serait de l’honneur pour nous. Qu’en dis-tu, Rose ?

— Je ne sais pas, dit-elle ; ce serait long, sans doute, et peut-être que M. Lucien n’aurait pas la patience de le finir. »

« Bien ! se dit Lucien, elle m’en veut. »

Il protesta tout haut de sa persévérance, et quelques moments après, tandis que Deschamps parlait à Marius d’une pêche qu’ils devaient faire ensemble, le jeune artiste, se rapprochant vivement de Rose, lui prit la main :

« Rose, je vous en prie !…

— Que voulez-vous, monsieur ?

— Que vous me rendiez un peu d’affection, Rose ; et puis… »

Il s’arrêta en s’apercevant que les autres écoutaient, ou du moins faisaient silence. La jeune fille attendit.

« Et puis, reprit-il plus bas quand la voix de Deschamps s’éleva de nouveau, que vous consentiez à me laisser faire votre portrait. »

Rose avait tourné la tête du côté de Lucien pour mieux l’entendre.

« Vous avez tort, dit-elle rapidement, de me rien demander, monsieur Lucien.

— Pourquoi ?

— Oh ! parce que ça vous est égal après.

— Je vous expliquerai tout, Rose ; ce n’est pas moi… Je n’étais alors qu’un enfant, vous le savez bien. À demain, n’est-ce pas, Rose ?

— Je ne suis chez moi dans la journée que le dimanche.

— Qu’est-ce que vous arrangez là-bas ? demanda Deschamps.

— Je dis à M. Lucien, mon père, à l’égard du portrait, que je suis seulement le dimanche chez nous.

— Dame ! c’est vrai. Il faudrait donc venir le matin avant huit heures. Mais on ne se lève pas sitôt à Paris, n’est-ce pas monsieur ?

— Les Parisiens, monsieur Deschamps, prennent les habitudes de la campagne, quand ils s’y trouvent.

— Ah ! bien ; mais il y a encore quelque chose à dire. Ça fera perdre joliment du temps à ma fille ; elle ne vit pas de ses rentes, voyez-vous, monsieur.

— Nous arrangerons cela pour le mieux ensemble, vous verrez. Et puis, quand vous lirez dans le journal, l’été prochain, que tout le monde s’arrête au salon devant le portrait d’une belle paysanne appelée Rose Deschamps, ça ne vous fera-t-il pas un peu de plaisir ?

— Faites excuse, monsieur, ma fille n’est pas prise ici pour une paysanne.

— Je le sais bien, monsieur Deschamps, je le sais parfaitement. Parbleu, Mlle Rose n’est pas une paysanne, et il n’y a que des imbéciles… Mais c’est à cause de la coiffe que les gens de Paris, qui n’y connaissent rien, seraient très-capables de s’y tromper. Aussi, ne manquerai-je pas de mettre au bas, je vous le promets, Mademoiselle Rose. »

On arrivait aux Maurières. Après avoir apaisé l’amour-propre de M. Deschamps, Lucien prit congé du père et de la fille, et revint suivi de Marius. Enchanté de son succès, il fredonnait victorieusement, tandis que le collégien, furieux, alluma un cigare et ne desserra pas les dents jusqu’à la maison.

IV

Les Maurières étaient un hameau planté sous l’ombre de grands châtaigniers, à quelques mètres au-dessus de la petite rivière de l’Ysette, qui baignait le vallon.

Ce hameau, quelque champ sur le haut du coteau, et les prairies qui s’étendaient, bordées de peupliers, des deux côtés de l’Ysette, appartenaient à M. de Pontvigail. Il confiait à Deschamps l’administration de cette partie de ses domaines, et le soin des belles vaches qui paissaient tout l’été dans les prairies et fournissaient de lait le bourg de Loubans. Le seul travailleur sérieux de la ferme, cependant, était la femme de Deschamps, l’Henriette, comme on l’appelait, une grande créature hâve et chagrine, qu’on voyait toujours allant et venant, effarée et comme harcelée par les exigences d’un travail exorbitant où nul ne l’aidait, excepté sa vieille belle-mère et un petit garçon qu’on avait loué pour garder le bétail dans les prés.

Quant à Deschamps, gros, gras et fleuri, après avoir pris le matin son café au lait, il allait d’un pas lent jeter çà et là le coup d’œil du maître et donner son avis sur le travail ; il approuvait assez rarement, se fâchait quelquefois, et enfin se rendait au café de Loubans pour prendre la goutte et fumer une pipe avec les amis. Il revenait ensuite déjeuner chez lui, et quand il n’avait pas quelque course d’affaires, d’habitude il partait pour les Saulées, situées à une demi-lieue environ, dans un repli du coteau, au bord de l’Ysette, et non loin de la gare du chemin de fer.

Aux Saulées, Deschamps faisait la partie de trictrac du vieux Pontvigail, qui, vainqueur ou vaincu, lui versait rasade ; et le soir enfin il s’en revenait chez lui, où scrupuleusement, après le souper, il écrivait, d’une belle écriture dont il était fier, le compte des seaux de lait traits et vendus dans la journée.

Cet emploi de comptable rehaussait extrêmement Deschamps à ses propres yeux ; il le considérait comme une profession libérale, et celui de factotum allait à merveille aussi à ses instincts parasites et flâneurs. En conséquence de ces goûts élevés, il n’avait pas voulu que ses filles s’occupassent des travaux de la ferme et en avait fait des ouvrières, au risque de voir sa femme écrasée sous le fardeau.

Le lendemain du jour où Lucien Marlotte avait obtenu de faire le portrait de Rose, à cinq heures du matin, comme le soleil dorait à peine les cimes des châtaigniers et commençait de fondre les vapeurs de la vallée, l’Henriette, qui déjà, en cornette de nuit et en jupon court, inspectait les abords de la ferme, s’arrêta stupéfaite devant un spectacle bizarre à ses yeux.

C’était un jeune monsieur, à barbe blonde, qui, sous un des châtaigniers, dépliait une espèce de parapluie et paraissait prendre des mesures, comme s’il se fût cru à la foire et qu’il eût voulu établir là quelque boutique en plein vent. Cependant, quand il eut salué l’Henriette d’un air honnête, et voyant qu’il n’avait pas l’air d’un coureur de grands chemins, elle pensa que c’était plutôt quelque arpenteur, et cela l’inquiéta fort ; car, était-ce donc que le vieux Pontvigail songeât à vendre ? On n’aime point à être dérangé, et tous ces griffonneurs de paperasses inquiètent le bon travailleur.

Tandis qu’elle songeait ainsi, le jeune homme s’avança vers elle et demanda si Mlle Rose était levée. Le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait répondit à la question, et Rose apparut, éclatante comme un rayon du soleil levant, et fraîche comme la rosée qui baignait les herbes. Elle sourit à Lucien d’un petit air d’intelligence en achevant d’arranger sa collerette, et disparut pour reparaître bientôt sur le seuil. Elle avait oublié d’instruire sa mère de ce dont il s’agissait, et répondit seulement à ses questions :

« C’est pour faire mon portrait. Ce monsieur et mon père sont convenus de ça. »

Puis elle regarda l’appareil, se fit ouvrir la boîte, et toucha tout avec un plaisir d’enfant. Elle paraissait enchantée qu’on fit son portrait. Peut-être, dans son naïf orgueil, avait-elle eu le sentiment que cette belle image, qu’elle voyait chaque matin dans son miroir, devait être conservée à l’admiration des hommes.

Rose voulut que Lucien commençât de suite ; mais il eut beaucoup de peine à l’empêcher de prendre une robe bleue très-voyante, qu’elle appelait sa belle robe, et de charger son cou d’une chaîne d’or. Il l’aimait mieux dans sa modeste robe brune, et voulait que rien ne brisât les lignes de ce cou ferme et pur, au bas duquel la collerette, entr’ouverte, fascinait le regard.

Dans toutes ces conventions préliminaires, qu’ils prolongèrent un peu, il y eut des regards et des sourires qui ravirent Lucien, car il se vit pardonné d’avance. Rose s’assit enfin au bord d’une petite charrette jetée sous l’arbre, siège rustique sur lequel le peintre désirait la représenter dans toute la vérité de la couleur locale, écossant des pois, ou occupée de quelque autre travail champêtre, avec la maison et le paysage pour fond du tableau.

Mais Rose ne l’entendait pas ainsi et fut indignée. Écosser des pois ! dans un portrait ! Voulait-on la rabaisser, ou se moquer d’elle ? Sous le regard soupçonneux et presque irrité de la belle fille, Lucien céda. Mais ce fut ensuite une autre affaire. Elle avait vu des lithographies du meilleur goût représentant des dames décolletées, avec des corbeilles de fleurs ou des tourterelles dans les mains, et elle eût bien voulu quelque chose de semblable, quelque chose enfin de distingué. Il chercha vainement à lui faire comprendre la supériorité du simple et du vrai. Un seul mot la persuada :

« Cela ne se fait plus.

— Ah ! » dit-elle, se soumettant aussitôt.

Il fut convenu enfin qu’elle aurait simplement un ouvrage de couture sur les genoux, et Lucien prit le crayon.

Rose d’abord se tint un peu roide ; mais les paroles du jeune peintre, ses regards charmés, l’animèrent, et elle causa sans se trop déranger. Dans le rayon des choses que sa pensée embrassait, Rose était intelligente, et l’habitude d’être admirée lui avait donné cette confiance en soi qui permet à toutes les ressources de l’esprit de se déployer librement.

Et puis, ce n’était pas un jeune homme de vingt-six ans, artiste, et, comme tel, adorateur de la beauté, qui pouvait peser bien scrupuleusement, au point de vue de leur valeur intrinsèque, les paroles d’une charmante fille dont les yeux et les lèvres disaient en outre tant de belles choses. Cette séance en plein air, en face de ce beau modèle, aux rayons du soleil levant, fut magique pour Lucien.

Il revint à Loubans, les yeux pleins de merveilles, l’oreille de chants, l’âme d’enivrements, plus peintre qu’il ne s’était jamais senti l’être. Il embrassa fortement sa sœur et fut éblouissant d’entrain toute la matinée ; mais il ne dit point d’où il venait, ce qui parut grave à Cécile, quand Marius, au déjeuner, leur apprit que Lucien avait commencé le portrait de Rose.

Cécile ne fut pas la seule à se préoccuper en cette occasion. À la campagne, toute intrigue se trouve exposée aux commentaires, à la manière dont le gibier l’est en plaine rase aux coups des chasseurs. Ce fut avec une curiosité pleine d’aigreur sourde qu’Agathe et Lilia s’intéressèrent aux faits et gestes de Lucien vis-à-vis de Rose, et elles complotèrent, de concert avec Cécile, d’aller le dimanche suivant, c’est-à-dire le lendemain, aux Maurières, et d’assister à la séance, qui ce jour-là devait avoir lieu dans l’après-midi.

Le dimanche est, à la campagne, le grand jour de la semaine, jour de pompes religieuses et de pompes mondaines, consacré à la messe et à la toilette, aux commérages, aux vêpres et aux visites. Ce matin-là, quand Cécile descendit pour le déjeuner, elle trouva son frère dans une conversation très-animée avec la famille Darbault.

Lucien, obéissant aux recommandations de Cécile, insistait pour qu’on l’aidât à trouver une maison où sa sœur et lui pourraient s’installer ; mais l’oncle et la tante, secondés par Agathe, prétendaient les garder encore une quinzaine de jours. On n’entendait que ces formules, répétées sur tous les tons : « Vous avez bien le temps ; — Nous causerons de cela plus tard ; » et Cécile, qui voulut se joindre à son frère, en fut étourdie et forcée au silence.

« À table ! cria M. Darbault, qui prit Lucien par les épaules et le força de s’asseoir. Mon ami, tu es un grand peintre, mais tu n’as pas le sens commun.

— Un grand peintre ! murmura Lucien, presque ému de cette flatterie.

— Oui, un grand peintre ; je le maintiens. J’ai entendu dire, il y a longtemps, que tu avais des dispositions brillantes ; mais ne serait-ce que cette ébauche que j’ai vue là-haut, je suis sûr que tu as un grand talent. C’est magistral. Seulement, il ne faut pas que cela te fasse mépriser l’amitié des petites gens comme nous, qui tenons à vous posséder le plus longtemps possible. »

Il n’y avait rien à répliquer à tant de bonne grâce, et Lucien, en protestant de ses sentiments affectueux, accepta la côtelette que sa tante lui offrait.

« Quoi ! Cécile, vous n’êtes pas encore habillée ? dit Agathe en la voyant simplement vêtue d’une robe d’alpaga noir, tandis que ces dames étaient solennellement parées de leurs plus belles robes de soie.

— Mais pensé que cette toilette suffisait, dit Cécile.

— Oh ! je croyais que vous prendriez votre jolie robe de foulard.

— Ma chère, vous connaissez parfaitement le fond de mes malles, et vous savez que c’est ma plus belle. Il faut ménager ses ressources quand on en a peu. »

Ceci renfermait quelque amertume. Cécile, il faut l’avouer, on s’en douterait, avait sa part des faiblesses de l’humaine nature. On a beau mépriser un préjugé, on souffre d’en être atteint. L’inventaire des malles de la Parisienne, indiscrètement obtenu par ses deux cousines, leur avait causé une déception évidente.

Elles comptaient sur les splendeurs de toilette d’une femme du grand monde, et n’avaient trouvé qu’une modeste garde-robe, visant tout bonnement à cet indispensable si ample déjà, et n’ayant d’autre mérite que le bon goût, peu compris au village. Cécile avait donc été mortifiée, et de plus mécontente de l’être pour si peu. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver quelque malaise de sentir sa considération soumise, dans ce milieu vain, à des jugements si frivoles, et se trouvait peu flattée que ce qu’elle avait de meilleur y passât inaperçu.

« Croirais-tu, maman, reprit Agathe, que Cécile a laissé à Paris ses plus belles robes ?

— Eh bien ! dit la mère, elle a pensé que c’était trop beau pour nous, et elle a eu tout à fait raison ; nous avons cependant ici des personnes qui se mettent très-bien.

— Ce n’est pas exact du tout, ma chère, dit Cécile, répondant à Agathe je vous ai parlé de robes de soirée que je portais avant mon deuil et que je n’ai pas mises depuis. Il ne pouvait pas me venir à l’idée de les apporter ici.

— Vous en ferez ce que vous voudrez, dit Mme Darbault, mais je dois vous prévenir que c’est grande fête aujourd’hui, et qu’il y aura de très-belles toilettes à l’église, d’autant plus, ma chère, qu’on s’attend à vous y voir.

— Comment cela, ma tante, moi qui ne connais personne !

— Ah ! vous vous imaginez, dit M. Darbault, que ça ne fait pas sensation l’arrivée d’une Parisienne à Loubans ? Du moment où vous aurez mis le pied dans l’église, cent paires d’yeux vont vous saisir et vous dépecer des pieds à la tête. Dame ! c’est comme cela.

— Alors je n’y vais pas, dit Cécile en riant. Je reste ici.

— On dira que vous vous cachez, et l’on voudra deviner pourquoi. Ce sera bien pis.

— Il faut vous montrer, dit la tante, et, si vous m’en croyez, vous montrer à votre avantage…

— Ne serait-ce que pour l’honneur de la famille, dit Cécile en riant, mais d’un rire un peu forcé. Je vais donc aller revêtir ma robe de foulard, en regrettant de n’avoir pas mieux. Mais, il faut vous le dire, j’avais cru ce fou de Lucien, qui m’avait fait des idylles sur la simplicité de la campagne et la liberté des champs.

— Bah ! tout dépend du point de vue auquel on se place, dit Lucien ; il faut se mettre à l’aise, et tant pis pour ceux qui n’en seraient pas contents. Nous devons d’ailleurs vous avouer, poursuivit-il en surmontant un peu de fausse honte, que nous ne sommes pas riches et ne pouvons prétendre, par conséquent, à éblouir personne.

— Allons donc ! s’écria l’oncle stupéfait, tandis que les figures de la tante et d’Agathe s’allongeaient, exprimant un désappointement joint à une sorte de pudique souffrance, — tu plaisantes ! Votre père a dû vous laisser une jolie fortune. Il avait une belle place, et c’était un homme rangé.

— Mais on dépense forcément selon sa position, répondit Lucien ; et puis mon père a tenu avant tout à nous donner une large éducation.

— Il croyait aussi pouvoir nous protéger plus longtemps, ajouta tristement Cécile.

— Je n’aurais jamais cru… » reprit M. Darbault d’une voix caverneuse.

Un regard de sa femme lui coupa la parole en lui signalant Françoise qui entrait.

« Mais, dit Lucien, nous ne considérons pas…

— Mon neveu, je vous prie, un peu de ce poulet, » s’écria Mme Darbault en couvrant de sa voix celle de Lucien.

Et se tournant vers la bonne :

« Françoise, allez vite vous habiller ; la messe va sonner. Nous prendrons le dessert nous-mêmes. »

Quand Françoise fut sortie :

« En vérité, dit-elle à son mari, tu es par trop imprudent ! Parle-t-on de ces choses devant les domestiques ?

— Nous ne prétendons pas en faire un secret, observa Lucien avec un rire un peu sec.

— Vous auriez tort, vous auriez tout à fait tort. On n’est pas obligé de dire ses affaires à tout le monde.

— Mon Dieu ! oui, vous savez ; le monde est ainsi : il n’estime que la fortune.

— Tant pis pour lui ! » s’écria Lucien, que l’air déconcerté de toutes ces figures finissait par mettre mal à l’aise.

On abandonna le sujet, évidemment pénible pour tout le monde, et le déjeuner s’acheva dans une causerie à bâtons rompus.

Au sortir de table, M. Darbault emmena Lucien dans le salon :

« Ah çà ! est-ce bien vrai… ce que tu m’as dit ?… J’espère pourtant qu’il vous reste quelque chose.

— Une soixantaine de mille francs, s’il vous plaît de le savoir.

— Diable ! diable ! À chacun ?

— Non pas.

— Sapristi ! Comme cela ta sœur n’est pas plus riche que ne doivent l’être mes filles un jour ? Moi qui pensais à la marier avec le sous-préfet de l’arrondissement !

— Je ne crois pas ma sœur facile à marier, répondit Lucien dédaigneusement.

— Enfin, je n’en reviens pas ! quand je songe à votre père…

— De grâce, mon oncle, cessez de vous désoler. Je suis parfaitement résigné à faire notre fortune moi-même.

— Eh ! eh ! mon garçon, il faut du talent, bien du talent ! Autrement, la peinture, ça ne mène pas loin.

— Je vous affirme tout au moins que je me suffirai à moi-même, ainsi qu’à ma sœur. Et c’est pourquoi nous sommes venus à la campagne, afin de dépenser moins et de travailler mieux. J’espère, mon oncle, que vous allez nous donner toutes les indications nécessaires pour trouver un gîte bien situé dans les environs, car nous désirons, je vous l’ai dit, inaugurer au plus tôt notre ménage.

— Bien volontiers, mon ami ; c’est très-louable. Tu trouveras toujours en moi l’aide d’un bon parent. — Pour ce qui est des conseils, bien entendu, — car ma fortune est aussi très-modique, et mes garçons me coûtent les yeux de la tête. Ce diable d’Arthur me ruine ; il prend tout, et je ne sais vraiment où je trouverai des ressources pour Marius, qui veut être médecin et aller étudier à Paris. Je suis bien heureux d’avoir un gendre comme Delfons, qui n’exige rien. Aussi, quand je vois Lilia faire de la dépense et n’avoir dans son ménage nulle économie, cela me cause un chagrin !… Si Agathe venait à se marier, je ne saurais pas non plus où prendre les dix mille francs de sa dot. Tout le monde voit cela, et les épouseurs ne se présentent pas. Et puis, qu’est-ce que ça dix mille francs dans un siècle comme le nôtre, où il faut tant de luxe, tant de toilette et où tout est cher ? La bourgeoisie se perd ; elle ne sait où elle va. Ces jeunes gens, ces jeunes filles se montent la tête ; ce qu’ont les uns, les autres le veulent, et nul ne s’arrête dans ce progrès-là. Un drôle de progrès ! car avec ça l’on revient d’où l’on était parti. Ce ne sont que dégringolades, et les vieilles familles s’en vont. — Enfin, voilà mon fils à l’école polytechnique ! Je lui ai mis une belle boule en main ; qu’il la fasse rouler. Il ne pourra pas me reprocher de n’avoir pas visé pour lui à ce qu’il y a de mieux. Il est là avec des fils de ducs, de sénateurs et des plus grands noms de France. Maintenant il me reste à pourvoir les autres ; mais je puis bien dire que je sais à peine comment je ferai. — Bah ! tout ça ne sont pas tes affaires, n’est-ce pas ? Tu voudrais une maisonnette… pas trop chère. Je vais m’informer de ça. Aujourd’hui, précisément, je vais voir beaucoup de monde, et je pourrai te donner des indications dès ce soir. Je te quitte ; mon étude est pleine. Quand on est à la fois maire et notaire, on n’a pas le temps de se reconnaître. Ma foi, les honneurs, les soucis et les affaires, tout cela est bien lourd à porter ! »

Lucien le regarda s’en aller et haussa les épaules en murmurant avec le dédain d’un artiste : « Quel bourgeois ! » Puis il monta chez lui préparer ses crayons, dans l’attente de l’heure bienheureuse où il allait retrouver sous ses yeux son beau modèle.

Deux heures après, au sortir de l’église, Cécile, Agathe et Lilia, accompagnées de M. Delfons, partaient pour les Maurières. Le temps était magnifique ; la brise agitait heureusement les couches d’air embrasées par un éclatant soleil, et l’on avait à peine vingt minutes de chemin par les sentiers.

Cependant Agathe ne cessait de se plaindre de la chaleur, de la poussière, des cailloux et de quelques ronces, qui pourtant se balançaient avec grâce, toutes fleuries, sur son passage. Elle n’était point habituée, disait-elle, à sortir comme cela dans le jour, par la chaleur, et ce qu’elle n’ajoutait pas, mais s’efforçait de laisser deviner, c’est que de petits pieds aussi bien chaussés n’étaient bons qu’à fouler des tapis, ou des parquets tout au moins, et qu’une personne délicate comme la sienne avait droit à des égards tout particuliers de la part de la création.

On ne pouvait nier le malaise d’Agathe ; elle avait le visage en feu et le front couvert de sueur ; et même, pour lui rendre pleine justice, il faut avouer qu’elle ne révélait pas tous les maux qu’elle éprouvait, et que, par une telle chaleur, ses bottines trop petites et un corset trop serré lui causaient de véritables tortures. On déboucha enfin en face de la ferme, et la scène qu’elles venaient chercher s’offrit aux regards des curieuses, mais avec plus d’acteurs qu’elles ne l’avaient prévu.

Rose était à sa place habituelle, sur la petite charrette où la fantaisie de Lucien l’avait placée et celui-ci, en face d’elle, achevait les derniers détails de son esquisse. Il semblait absorbé dans son travail ; mais, s’il n’eût tourné le dos aux nouveaux venus, ceux-ci l’eussent vu le sourcil froncé, les lèvres serrées, contenant une sourde colère, dont l’explication se trouvait à deux pas de là, sous la forme de Louis de Pontvigail, debout à côté du père de Rose, et qui regardait tour à tour le dessin et le modèle d’un air attentif.

« Eh bien ! enfin, voyons, comment trouvez-vous ça, monsieur Louis ? demanda Deschamps après avoir attendu en vain l’opinion du morose spectateur.

— C’est elle ! » répondit laconiquement Louis de Pontvigail.

Lucien sifflota, parut réfléchir, et se mit à changer quelque chose.

« Je me le disais aussi ; mais je suis content d’avoir votre goût. C’est singulier comme ça ressemble déjà ; oui, ma foi ! tenez… »

Deschamps s’interrompit au brusque mouvement que fit Louis de Pontvigail en s’apercevant de la présence des trois dames. Il y eut quelque chose d’éperdu dans son air et dans son regard, et, tout en soulevant son chapeau, il fit, comme pour s’enfuir, un pas en arrière.

« Vous voilà ! s’écria M. Delfons en tendant la main à son malade. Eh bien ! mais vous n’allez pas nous quitter si vite, j’espère. Vous regardiez ce portrait ; nous sommes aussi venus pour le voir.

— Je suis pressé… » balbutia Louis de Pontvigail.

Mais M. Delfons lui prit le bras :

« Vous ne vous en irez pas que je n’aie constaté si votre cœur bat plus ou moins vite que l’autre jour. Ce n’est pas le moment ; vous êtes ému, attendons. Je pensais à vous tout à l’heure. Mais vous connaissez un peu ces dames, je veux dire ma femme et ma belle-sœur ; quant à la troisième, c’est une charmante demoiselle de Paris, Mlle Cécile Marlotte, la sœur de ce jeune peintre. On serait tout disposé, tenez, à en avoir peur, jolie et spirituelle comme la voilà ; mais je sais déjà qu’elle est bonne, très-bonne et très-simple avec tout cela. »

Et le docteur, ayant saisi la main de Cécile, qui parlait à son frère en ce moment, l’attira en face de M. de Pontvigail.

Ce ne fut pas sans terreur que celui-ci se trouva contraint à jeter les yeux sur l’élégante et gracieuse figure qui se présentait à lui ; mais quand il rencontra le regard de Cécile, cette impression changea subitement.

Tout en souriant des paroles du docteur, la jeune fille avait conscience de l’embarras du pauvre sauvage et le regardait avec une douceur et une sympathie qui semblaient lui en demander pardon.

Jamais cet être souffrant et bizarre, qui redoutait presque la vue de ses semblables, n’avait été regardé ainsi. Ce qu’il lisait d’ordinaire dans les yeux de ceux qu’il rencontrait, c’étaient la défiance, l’ironie, la dureté, le plus souvent une curiosité maligne.

Ce regard d’affectueuse pitié, qui ne venait toucher à ses plaies secrètes qu’en les caressant, lui pénétra donc le cœur, et, trop ému pour trouver une parole, il ne sut que balbutier.

« Nous nous sommes déjà rencontrés, monsieur, dit Cécile.

— Oui ! ah oui ! murmura-t-il, dans le bois ; je vous ai fait peur.

— Pas précisément seulement ; j’ai été surprise ; je m’attendais si peu à trouver là quelqu’un. C’est moi qui vous ai dérangé, car vous étiez là assis et tranquille.

— Non ! non ! » balbutia Louis de Pontvigail.

Son attention venait d’être détournée par les rires étouffés d’Agathe et de Lilia, qui parlaient bas avec Lucien, et ses ombrageuses susceptibilités se réveillaient. Il recula, enfonça plus bas sur ses yeux son bonnet de soie noire et ne dit plus mot. Un instant après il s’éloignait en causant avec le docteur, et on ne le revit pas.

Après son départ, Deschamps alla s’asseoir derrière sa fille, sur la charrette.

« Tu n’as été guère aimable pour M. Louis, lui dit-il à l’oreille. Tâche une autre fois d’être plus gentille que ça, parce que, si c’est le monsieur à la barbe blonde qui t’en empêche, le portrait sera bientôt fini.

— Je ne peux pourtant pas me jeter au cou de ce bourru, répliqua Rose sur le même ton, il ne m’a rien dit…

— Allons ! allons ! tu sais bien ce qu’il faut faire. La preuve, c’est que tu étais tout autre dimanche dernier. Il ne faut pas laisser la proie pour l’ombre, vois-tu ! On sait comment les Parisiens entendent les choses. Je ne veux pas ça. »

Il se leva ensuite, et, de son pas dandinant, il alla se placer dans le groupe qui entourait Lucien. Ce groupe s’était augmenté de quatre à cinq personnes, amies des Deschamps, qui étaient venues, ce dimanche, les visiter, et chacune à sa manière s’exclamait sur le portrait.

Les opinions ne manquaient pas d’originalité : l’un prétendait qu’il n’y avait pas de lignes comme cela sur les vraies figures ; l’autre, d’un air capable, observait qu’une des joues du portrait n’était pas si large que l’autre, et que les deux yeux non plus n’étaient pas pareils ; mais ils s’étonnaient à l’envi de voir combien pourtant cela ressemblait, et qu’il fût impossible de nier, malgré ces défauts, que c’était le portrait de Rose.

Une femme d’une cinquantaine d’années, d’un maintien composé, vêtue de noir, et dont le costume était celui d’une ouvrière des villes plutôt que d’une paysanne, prit la parole.

« Monsieur doit bien rire de ce qu’il entend, dit-elle. Je n’ai pas assez d’éducation pour donner mon avis sur de la peinture ; mais je connais le beau, et je dis que c’en est là, et que vous autres n’y entendez rien.

— À la bonne heure, madame Arsène, dit Lilia ; on reconnaît là votre jugement. »

Compliment qui fit rougir d’aise la personne à laquelle il s’adressait.

« Moi, si j’avais un crayon, j’essayerais d’en faire autant, » dit tout à coup un gars en blouse, qui avait regardé jusque-là sans mot dire.

Les autres éclatèrent de rire. Lucien retourna la tête, le regarda une minute et lui présenta un crayon et du papier. D’un air décidé, le garçon les accepta, alla chercher une planchette, s’accroupit par terre, et, regardant Rose, commença, insoucieux des quolibets qui pleuvaient sur lui.

« C’est plus difficile à faire que des pots, dis donc, Patrice ?

— Prends garde à ne pas mettre des anses au lieu de bras.

— Ce que c’est que l’ignorance ! dit Mme Arsène ; pauvre garçon ! »

Patrice, toutefois, allait son train. Il tâtonna d’abord, effaça, recommença ; mais au bout d’un quart d’heure, quand on l’avait oublié, il vint présenter à Lucien sa feuille de papier, sur laquelle se voyait, informe sans doute, mais ressemblante, la figure de Rose.

Ce furent alors des exclamations toutes différentes.

« Sur ma parole, il y a quelque chose en toi ! s’écria Lucien, qui passa l’esquisse à sa sœur. Tu n’as jamais appris le dessin ? demanda-t-il ensuite à Patrice.

— Non, je fais des lignes avec du charbon quand j’ai le temps, voilà tout.

— Et quel ton état ?

— Je suis potier.

— Il fait même les plus jolis pots qu’on puisse trouver dans le pays, » dit Rose, qui courut à la maison et en revint bientôt avec un broc entouré d’une guirlande de lierre et deux petites figurines.

Quoique gâtés par la cuisson, ces objets portaient encore le cachet de la pureté du type en vue duquel ils avaient été conçus.

« Est-ce lui, demanda Lucien, qui a fait cette belle cruche que j’ai remarquée l’autre jour quand vous m’avez donné à boire, mademoiselle Rose ?

— C’est lui.

— Eh bien, il y a réellement un artiste dans ce jeune homme, dit Lucien. Veux-tu que je te donne des leçons, Patrice ? Nous verrons ce qu’il y aurait moyen de faire de toi ? »

Patrice, les yeux fixes, les joues éclatantes, semblait étourdi.

« Grand Dieu ! s’écria Mme Arsène en essuyant le coin de ses yeux, voilà bien le doigt de la Providence !

— Quoi ! s’écria Rose, Patrice pourrait devenir un peintre comme M. Lucien ?

— C’est probable, dit Cécile.

— Et ça lui ferait gagner de l’argent ?

— Oui, s’il devenait habile.

— Monsieur, demanda Patrice d’une voix altérée, combien ça peut se payer un portrait comme ça, fait en peinture ?

— De trois cents francs à vingt ou trente mille, mon garçon, ça n’a pas de prix fixé.

— Trente mille ! répéta Patrice.

— Et à vous, monsieur, combien vous le payerait-on ? demanda indiscrètement Deschamps.

— Je suis fâché, répondit Lucien, de ne pouvoir vous le dire ; on ne m’en a pas acheté.

— Je crois bien, dit Mme Arsène ; monsieur n’est pas de ceux qui travaillent pour de l’argent. »

Peut-être Lucien aurait-il dû relever cette phrase, qui lui conférait l’état d’oisif, le plus noble assurément aux yeux de tous ces gens-là, ainsi que le témoignaient le ton de Mme Arsène et le silence respectueux des auditeurs. Il ne le fit pas, en souvenir peut-être de l’échec subi le matin même dans la famille Darbault. Après s’être informé de l’heure à laquelle il pourrait trouver Lucien, Patrice, devenu subitement le héros de la journée, pâle, pensif, partit brusquement, comme s’il eût recherché la solitude pour s’y enivrer de ses pensées.

Invitées à entrer dans la ferme et à se rafraîchir en buvant du lait, Cécile et ses cousines acceptèrent. Celles-ci ne demandaient qu’à passer le temps ; celle-là voulait étudier Rose et son entourage.

Dans la pièce commune où l’on pénétra, tout était propre et en bon ordre ; les meubles luisaient. La grand’mère elle-même venait de faire sa toilette et s’était assise dans un coin embarrassée de sa contenance et surtout de ses mains étendues sur ses genoux et qui semblaient étonnées de ne rien faire.

« Allons, la mère ! dit Deschamps en entrant, donnez-nous tout de suite du lait et des tasses. »

Et comme la bonne femme, regardant curieusement les dames, hésitait :

« Eh bien ! reprit-il durement, vous n’entendez pas ?

— C’est l’Henriette qui soigne le lait, dit la vieille ; moi, je ne sais pas ; il faut l’appeler.

— Allons, allons ! vous ne savez jamais rien. »

Et, d’un ton impérieux, il cria : « Henriette ! »

Sa femme parut bientôt, et, de cet air chagrin qui lui était habituel et qui s’accordait à merveille avec ses joues creuses et son apparence d’épuisement, elle s’empressa de servir ce qu’on demandait. Rose fit les honneurs de la table. Cette fille était trop belle pour pouvoir être désagréable ; mais ses manières, empreintes malgré tout d’une grâce qui lui était propre, n’en avaient pas moins une brusquerie qui choqua Cécile.

Bien que celle-ci n’eût pas les préjugés du rang, elle avait ces habitudes d’élégance et de délicatesse en toutes choses qui constituent une aristocratie, naturelle sans doute, mais qui elle aussi a ses dédains. Il lui déplut en outre de voir Rose accepter les services de sa mère et de son aïeule, et les reléguer sans façon au second plan. Ces premières impressions l’empêchèrent peut-être de rendre assez justice à l’intelligence de cette fille de paysans qui, sans éducation et par ses propres efforts, s’était affranchie de la grossièreté de ses habitudes d’enfance, au point de soutenir, sans trop de fautes de langage, parfois avec d’heureuses ripostes, une conversation avec des bourgeois.

Lucien était loin d’être aussi sévère. Il écoutait et regardait la belle ouvrière, et elle le charmait. Cette différence d’impression venait évidemment de la beauté de Rose, toute-puissante sur Lucien, d’influence presque nulle pour Cécile, et là peut-être est surtout la cause de ces différences de jugement qu’on attribue plutôt aux jalousies féminines.

Mme Arsène aussi avait été invitée à prendre du lait ; mais elle refusa obstinément de se mettre à la table des messieurs, et mit sa tasse sur ses genoux en protestant de son respect pour les personnes comme il faut. « Elle avait vu de meilleurs jours, c’est vrai ; mais puisque la Providence l’avait ainsi voulu, elle resterait à la place qui lui était assignée. » Cécile avait déjà vu cette femme chez les Darbault, avec lesquels elle était en rapports de bon voisinage. Mme Arsène revint à Loubans avec la famille, et Cécile, en chemin, lui fit plusieurs questions sur la possibilité de trouver dans le pays une bonne et un logement convenables.

Lucien, après l’explication du matin, s’attendait à trouver l’oncle Darbault muni de renseignements relatifs à l’habitation cherchée. Il ne s’était pas trompé : deux ou trois logements s’offraient, dont l’un à Loubans ; mais le frère et la sœur désiraient la campagne, et leur choix se fixa, d’après la description qui leur en fut faite, sur une maison, située à demi-lieue du bourg, qui appartenait à M. de Pontvigail, et qu’il avait autrefois habitée.

C’était une gentilhommière assez délabrée, mais entourée de bois et dans une situation agréable. Les fermiers n’occupaient que deux pièces du rez-de-chaussée, et l’appartement des maîtres avait été respecté. Il s’agissait de visiter les lieux et de savoir si M. de Pontvigail consentirait à louer, ce que Lucien et Cécile projetèrent de faire dès le lendemain.

V

Le manoir des Grolles[1] était autrefois la résidence des marquis de Pontvigail. Le chef de cette famille, en 89, avait été du nombre des gentilshommes qui avaient accepté la Révolution et l’avaient servie. Plus tard, devenu suspect, et ne voyant, pour sauver sa vie et ses biens, d’autre moyen que d’outrer sa démocratie, il chaussa des sabots, prit un nom romain, tutoya tout le monde, et éleva ses fils en paysans.

Soldats de l’Empire, ceux-ci tour à tour engraissèrent les champs de bataille, sauf le dernier, que le veuvage de sa mère, à grand’peine, sauva en 1815. Ce jeune homme, bercé par le récit des terreurs et des chagrins de ses parents, élevé à la campagne sans autres leçons que celles d’un curé de village, estima que la sagesse devait consister à cultiver paisiblement ses terres, sans se mêler de politique.

Toute son ambition et tout son orgueil se concentrèrent dans l’amour exclusif de la propriété ; sans souci des traditions et de ses ancêtres, il arrondit ses domaines en épousant la fille d’un riche paysan, propriétaire des Saulées. Ce fut après la mort de sa femme que M. de Pontvigail alla s’installer dans cet héritage, dont elle lui avait laissé la jouissance, et qui, par suite d’une mauvaise administration, réclamait la présence du maître.

Bâti au sommet des coteaux, entre champs et bois, à distance à peu près égale des Maurières et des Saulées, le manoir des Grolles, comme tant d’autres, témoigne du peu d’exigence des gentilshommes d’autrefois en fait d’habitation. C’est un parallélogramme revêtu d’un vaste toit renflé à la base et se terminant en pointe avec de hautes cheminées. La porte ogivale, la façade ornée de croisées de pierre, à vieux vitraux, charmèrent au premier abord la fantaisie de Lucien et de Cécile. Mais l’intérieur produisit sur eux une impression différente.

Le rez-de-chaussée n’offrait, outre les pièces habitées par le fermier, qu’un vieux salon, une chambre qui pouvait servir de cuisine et un dédale de coins et de recoins sombres, largement pourvus d’araignées et de chauves-souris. En face de la porte d’entrée principale, l’escalier de pierre, à larges marches et à deux volées, conduisait à des chambres poussiéreuses et nues, aux cheminées immenses, aux grandes fenêtres et aux plafonds en solives, d’où les toiles d’araignée pendaient en haillons.

À l’aspect d’un pareil intérieur, la jeune Parisienne jeta sur son frère un regard désespéré, en faisant de la tête un geste qui disait : « impossible ! » Ils n’avaient pas voulu révéler le but de leur visite, et, déclinant leur qualité de parents de M. Darbault, tout en mettant une pièce d’argent dans la main de la fermière, ils l’avaient priée de leur montrer le château.

Cette femme avait consenti, mais se tenait là, près d’eux, et les observait avec cette curiosité soupçonneuse qu’éprouve toujours le paysan vis-à-vis de l’étranger. Lucien attira sa sœur vers la fenêtre et lui dit tout bas :

« Si nous ne trouvons pas mieux ?

— N’y a-t-il pas d’autre pays que Loubans ? répliqua-t-elle en le regardant.

Il rougit :

« Sans doute ; mais puisque nous sommes ici…

— Ah ! Lucien ! » lui dit-elle d’un ton de doux reproche.

Il l’interrompit en montrant le paysage :

Au-dessus des bâtiments de la ferme, par une trouée des bois, la vue s’étendait sur un horizon de sept à huit lieues, tout bleuâtre aux derniers plans, et qu’animaient à l’entour les troupeaux épars dans les pâturages, les fermes, les champs traversés par la voie ferrée, où l’on voyait, en ce moment, s’allonger en courant un blanc panache de fumée, aux ondes sans cesse renaissantes qui s’épandaient et s’évanouissaient dans l’atmosphère. Plus près encore, les bois qui garnissaient les coteaux rougissaient sous le soleil, et, dans le vallon de l’Ysette, marqué par une ligne d’un vert éclatant, se balançaient au vent les têtes alignées des peupliers.

« C’est ravissant ! » dit Cécile, qui en face de ce spectacle oublia pour un instant la chambre où ils se trouvaient. Mais, y rentrant bientôt par un coup d’œil : « Nous ne pouvons cependant loger dehors, reprit-elle.

— Partout nous trouverons des réparations à faire, dit Lucien, et en posant ici des papiers et des rideaux, tu verras que ce sera malgré tout habitable.

— Vous voudriez comme ça vous loger ici ? demanda la fermière.

— Peut-être ; nous verrons.

— Dame ! c’est à M. de Pontvigail, c’est bien vrai ; mais ça nous sert grandement au temps du maïs et des châtaignes, et il ne nous a point prévenus qu’il voulait louer. »

Quand ils se retirèrent, elle les escorta, murmurante, inquiète :

« Vous connaissez M. de Pontvigail ? leur demanda-t-elle.

— Non, son fils quelque peu.

— Louis, c’est mon frère de lait. Il vient souvent nous voir. C’est ici qu’il est né et que sa pauvre défunte mère a rendu l’âme. Ah ! vous le connaissez ?

— Très-peu, je vous l’ai dit. Nous l’avons seulement rencontré, et M. de Pontvigail n’est pas très-liant.

— Dame ! c’est pas son humeur. Mais il est bon et pas fier ; il boit et mange avec nous. Il a comme ça des lubies, mais c’est son chagrin qui en est la cause.

— Est-ce bien loin d’ici, les Saulées ? demanda Lucien.

— Non ; vous n’avez qu’à descendre le coteau et suivre en bas le chemin à gauche jusqu’au petit pont. C’est après. »

Elle les conduisit à l’entrée d’un sentier sous bois qui descendait au bord de l’Ysette, et offrait çà et là des échappées délicieuses sur le vallon et sur le coteau voisin. Dans ce bois, d’essences mêlées, dominait le hêtre, un des végétaux de nos contrées où la vie circule avec le plus de force et d’éclat. Jonché des faînes de l’année précédente, le sentier craquait sous les pas.

Cécile, jetée tout à coup au milieu des magnificences que déploie la nature dans sa liberté, se livrait à des ébahissements d’enfant, à des joies charmantes. Elle caressait les feuilles du regard, parlait aux oiseaux, répondait par de petits cris, bientôt suivis de frais éclats de rire, au tressaillement du lézard dans les cépées, au brusque vol du merle effarouché, et çà et là cueillait, en s’agenouillant devant elle, ces frêles petites fleurs des bois qui, plus que toutes les autres, nous rendent la délicatesse et la grâce visibles.

Elle marchait la première, et Lucien la suivait, rêveur. Lui aussi ressentait le charme de cette belle nature, mais n’en jouissait pas comme sa sœur. L’ambition de l’artiste le troublait, et il était presque jaloux de cette immense et suprême beauté, qu’il sentait bien ne pouvoir reproduire.

Au sortir du bois, ils tombèrent sur un chemin silencieux, plein d’herbes fines et de mousse, qui longeait le bas du coteau et les détours de l’Ysette, Cécile, appuyée au bras de son frère, disait :

« Comme tout est simple et grand dans cette belle nature ; il n’y a point ici de petites passions.

— Et ces caqueteurs ? dit-il ; car auprès d’eux le merle sifflait et des passereaux chantaient.

— Au moins, ils n’ont pas de vanité, je pense. Mon ami, logeons-nous où tu voudras ; mais je me refuse à être plus longtemps la compagne d’Agathe. Il n’y a rien dans cette chère cousine, pas un acte, pas une parole, pas une qualité, pas un défaut, qui n’aient pour but de la rendre intéressante.

— Mais elle compte bien surtout sur ses défauts pour cela, reprit Lucien. Que veux-tu, il y a des siècles que les poëtes chantent aux femmes que leur grâce est inséparable de leur faiblesse. Il fallait donc à Agathe des faiblesses, et elle en a.

— Il suffit de vivre avec elle pour comprendre le vide d’une existence qui n’a d’autre objet que l’étude du piano et l’entretien d’une toilette de femme.

— Eh ma chère ! que diable ! il y a de l’idéal dans l’humanité. La femme, un ange, une poésie, une fleur, l’ignorance, la candeur ! que sais-je ? Cela peut-il avoir autre chose à faire que de s’offrir à l’admiration publique, dans le but de conquérir une admiration particulière ? Qui est-ce qui leur parle d’autre chose ? Le bon Dieu tout seul, qui s’est permis de les faire laides, au moins la plupart, apparemment pour leur inspirer l’idée qu’elles pourraient être utiles et sérieuses avec avantage. Mais il n’y a pas réussi ; le pli est pris ; tout père qui a tant soit peu fait sa rhétorique ne peut faillir à l’obligation d’avoir produit une élève des Grâces, et son premier devoir est de faire apprendre à sa fille le piano, fût-elle comme Agathe, insensible à la mélodie et à la mesure. Dame ! il faut être logique : l’oisiveté du corps et de l’esprit complète si bien une dot de dix mille francs ! Vois-tu, depuis que la mort de notre père m’a désappris le métier d’enfant, je regarde les choses et je deviens sérieux. Les filles bien élevées sont des créations stupides. Je n’en connais qu’une seule, dit-il en l’embrassant, une seule qui ait du cœur et de la raison ; il est vrai qu’on lui a permis d’en avoir.

— Penses-tu, dit Cécile, devinant que ce dénigrement d’une classe de jeunes filles tournait secrètement à l’apologie d’une autre, penses-tu que le même esprit ne règne pas partout, et que les filles du peuple, à l’exemple des autres, n’aient pas leurs prétentions et leur frivolité ?

— Moins, beaucoup moins ; elles ont plus de naturel, et leurs défauts même peuvent être adorables, parce qu’ils sont naïfs. En outre, l’habitude du travail, l’obligation de compter sur elles-mêmes, les fortifient ; elles ont, je le veux bien, quelque frivolité apparente, due à leur âge et à leur éducation ; mais ces femmes-là seront des épouses sérieuses, des mères dévouées ; elles n’exigeront pas de plaisirs coûteux, n’accueilleront point de rêves coupables ; elles rempliront simplement et honnêtement les devoirs auxquels elles ont été habituées depuis l’enfance.

— Le sujet te passionne au point que nous dépassons notre but, dit malignement Cécile en montrant le pont que, suivant les indications de la fermière, ils devaient franchir.

— Il me semble, répliqua Lucien avec un peu d’impatience, que l’on peut avoir des distractions en causant. Cependant, il ne ferait pas bon d’en avoir ici, » poursuivit-il en s’arrêtant et en retenant sa sœur.

Le petit pont semblait en effet d’une vétusté inquiétante. Il se composait seulement de deux ou trois poutres, jetées d’un bord à l’autre sur deux piles de maçonnerie et recouvertes de madriers. Mais ces madriers, d’ailleurs peu épais, tombaient en pourriture et laissaient à nu sur les poutres les clous qui les avaient autrefois fixés. On avait remarqué le peu de sécurité de ce passage, car le long d’un des rustiques garde-fous qui le bordaient, on avait jeté quelques planches. Lucien haussa les épaules :

« Voilà qui devrait occuper la sollicitude d’un maire, dit-il, si notre oncle n’avait les yeux éblouis par l’éclat de la confiance que lui accorde le gouvernement. Je commence à croire que trop regarder au-dessus de soi est la maladie du siècle. Heureusement, il n’y a pas de quoi se noyer, ajouta-t-il en jetant les yeux sur l’Ysette, qui coulait en cet endroit sur un lit de sable et de fins cailloux, et n’avait pas plus de deux ou trois pieds de profondeur mais, à en juger par l’entrée de ses domaines, il faut reconnaître que ce vieux de Pontvigail doit être un Harpagon de première force il va essayer de nous plumer vifs. »

Quelques pas plus loin, poussant une barrière à demi fermée, ils pénétrèrent dans une prairie au fond de laquelle on apercevait la maison, basse, mélancolique, et masquée à demi par un large saule pleureur. Vue de ce point resserré entre les coteaux, au milieu de cette prairie bordée de grands peupliers et entrecoupée de saules et d’oseraies, cette maison semblait une tombe, et Cécile, en la voyant, se prit à penser aux longs ennuis que ce lieu devait nourrir dans l’âme de Louis de Pontvigail. À mesure qu’ils approchaient, cependant, les coteaux s’écartaient et s’abaissaient, et de l’autre côté de la ferme on apercevait des champs et des prés.

Lucien et sa sœur étaient arrivés près du bassin d’eau verte et dormante qu’ombrageait le saule, quand un dogue s’élança tout à coup sur eux avec une telle furie que Lucien, dépourvu de toute arme défensive, et craignant pour sa sœur, appela de la ferme à voix haute. On vit alors paraître sur le seuil une grande femme à l’air bourru, aux cheveux mal peignés, dont la coiffe, posée de travers, surmontait un front ridé, et qui, avant de rappeler le chien, considéra froidement les deux étrangers.

« Fidèle ! » cria-t-elle enfin, et le chien retourna dans sa niche en rampant.

« Que voulez-vous ? demanda-t-elle ensuite d’un ton maussade.

— Nous désirons parler à M. de Pontvigail, » dit Lucien.

De nouveau elle les regarda, et sans répondre un mot rentra dans la maison. Les deux jeunes gens attendirent un moment, puis, voyant que nul ne venait à leur rencontre, ils se décidèrent à franchir le seuil.

Ils se trouvaient dans une grande pièce, meublée comme une cuisine de campagne. Dans la cheminée, large et profonde, le feu flambait sous une marmite, et la grande femme à la coiffe de travers était là debout, une cuiller à la main, parlant à un vieillard assis dans un antique fauteuil en tapisserie. Bien qu’on fût au mois d’août, ce fauteuil ne pouvait sans doute avoir d’autre place que le coin du feu, et le vieillard ne pouvait sans doute avoir d’autre place que ce fauteuil. L’habitude a de ces ténacités.

« M. de Pontvigail ? demanda Lucien. »

— C’est moi, dit le vieillard, » sans se déranger d’abord. Mais, apercevant Cécile, il se leva et porta la main à son chapeau.

C’était un homme de plus de soixante ans, grand et maigre, vêtu d’une houppelande brune, sale et usée, et coiffé d’un vieux feutre. Il avait l’air énergique et dur, le regard perçant.

« Gothon ! cria-t-il, vite des chaises à mademoiselle et à monsieur. »

Gothon obéit d’un ton de mauvaise humeur, et Lucien se hâta d’expliquer l’objet de sa visite.

« Vous voulez louer les Grolles ? dit M. de Pontvigail. Dame ! je ne sais pas, moi ; cela ne se fait guère dans notre pays. Quand on veut habiter la campagne, j’entends des gens comme vous, on achète plutôt. »

Il les fixait en même temps, comme s’il eût essayé de deviner à leur physionomie quelle pouvait être leur capacité financière.

« Nous préférons louer, répondit Lucien.

— Après tout, ça ne me regarde pas. Mais alors vous y mettriez des meubles ? Moi je n’en ai pas. N’est-ce pas, Gothon ? nous n’avons pas de meubles assez beaux pour cette jolie demoiselle.

— Nous ferons venir nos meubles, dit Cécile, et notre intention serait aussi de faire poser des papiers.

— Des papiers !… des papiers !… s’écria M. de Pontvigail. Voilà bien la jeunesse et les gens de Paris ! Entends-tu, Gothon ? Ils veulent faire poser des papiers sur des murailles qui ne leur appartiennent pas. Et qu’est-ce que vous en feriez ensuite de vos papiers ? Vous voudriez sans doute les emporter, et vous me laisseriez mes murailles tachées »

Cécile ne put réprimer complètement une envie de rire, dont l’impression passa sur son fin visage comme un souffle de vent sur l’eau.

« Ah ! vous riez, ma belle demoiselle ? Mais, ça m’obligerait à blanchir ensuite, moi. Il n’y a pas de petites dépenses. Vous ne savez pas toutes celles que j’ai eu à supporter, car il n’y a rien si coûteux que d’être riche. Tout le monde tombe sur vous alors, et, depuis le mendiant jusqu’aux gens du gouvernement, on ne songe qu’à vous dévorer. Eh ! la, la, la ! Enfin, on pourrait mettre sur l’acte que vous laisserez les papiers ; voyez si ça vous convient. »

Ce point ayant été concédé sans difficulté, on passa à la discussion du prix, à laquelle Gothon se mêla, avec non moins d’âpreté que son maître.

« Vous devez avoir les Grolles pour deux cents francs tout au plus, » avait dit M. Darbault.

M. de Pontvigail en demandait cinq. Pendant ce débat, malgré son dégoût et son impatience, Lucien s’émerveilla de la diplomatie du bonhomme, qui, pour paraître ne point tenir à louer les Grolles, alla jusqu’à évoquer, d’un ton larmoyant, le souvenir de « sa pauvre femme décédée en cette demeure. » Mais ici la finesse de l’artiste vainquit les ruses grossières de l’avare. Lucien se leva :

« Je comprends, monsieur ; notre présence en ce lieu vous paraîtrait une profanation ; je n’insiste plus.

— Pardon ! mais attendez, mon cher monsieur, s’écria le vieillard vivement ; ce n’est pas cela. Je veux dire que ce cher et précieux souvenir m’empêcherait de louer à d’autres qu’à des gens comme il faut, des gens tels que vous, — et à moins d’un prix convenable, » ajouta-t-il naïvement.

En fin de compte, le prix de location des pièces inoccupées aux Grolles fut fixé à trois cents francs l’an, sous condition expresse de la caution de M. Darbault. Lucien et Cécile durent ensuite accepter un petit verre de cassis, suivant l’habitude traditionnelle de la campagne, quand un marché vient d’être conclu, et le vieux Pontvigail, satisfait de cette aubaine inattendue, causa longuement.

« Il avait bien des peines, car tout allait mal : les récoltes, qui ne rendaient pas assez pour la peine qu’il y fallait prendre ; le prix des salaires, qui s’élevait à mesure que croissait la fainéantise des domestiques et des journaliers ; puis encore, les ravages des maraudeurs ; tel accident, et son fils enfin !… N’était-ce pas un bel héritier de toutes ses sueurs ? Lui qui aurait dû être le bras droit de son père, surveiller le travail, mener le bétail aux foires, chercher l’occasion et les bons marchés, au lieu de cela que faisait-il ?

« Rien que de se renfermer dans sa chambre, ou d’errer comme un vagabond, sans même vouloir apporter une seule pièce au garde-manger. N’était-il pas allé, en 1848, jusqu’à tramer la ruine de son père avec un tas de coquins auxquels il prêchait le mal et le bouleversement de tout ? Hélas ! quand le maître n’y serait plus, que deviendrait la maison ? »

Ne voulant point ratifier cet acte d’accusation du fils par le père, Lucien répondit par des maximes tolérantes ; mais le vieillard n’en devint que plus acerbe dans ses récriminations, qui indignèrent à la fin Cécile :

« Monsieur, dit-elle assez vivement, j’ai rencontré votre votre fils hier ; il m’a paru malade et malheureux. »

Elle s’était levée en même temps ; ils prirent congé.

« Eh ! eh ! dit le vieillard en les reconduisant à la porte, il n’est pas, je le vois, si malade, ni si malheureux, puisqu’il jouit du privilège que je n’ai plus, moi, d’intéresser les jeunes et belles demoiselles. » — « Un joli bijou que cette Parisienne, Gothon ! ajouta-t-il, tandis que les deux jeunes gens s’éloignaient, en revenant se placer dans son fauteuil.

— Je ne l’ai pas regardée, répondit Gothon d’un ton bourru. Je ne m’occupe pas tant des belles filles, moi, et vous feriez mieux de faire de même.

— Eh ! eh ! vas-tu me chercher querelle pour celle-là ? Ce n’est pas la peine.

— Non, pas pour celle-là ; mais je sais ce que je veux dire, et que, si vous continuez à ennuyer la Mariette, elle s’en ira, puisqu’elle me l’a dit. »

Pour toute réponse, le vieillard se mit à rire et Gothon poursuivit sur le même ton :

« Vous ne pourriez donc pas me laisser une bonne chambrière quand il m’en tombe une par hasard ? Mais vous ne songez guère à ma peine, quand tout roule sur moi, avec vos drôlesses et vos fainéantes. À l’âge où vous voilà, ne devriez-vous pas avoir honte ? Et croyez-vous que ma nièce verra tout ça de bon œil quand elle sera devenue votre belle-fille ?

— Oui, oui, dit M. de Pontvigail en ricanant, je lui conseille de faire la renchérie pour un pareil mariage.

— Un pareil mariage ! il y en a d’autres que celui-là, et s’il manque elle ne sera pas en peine ; le blondin qui sort d’ici, je le sais, lui fait la cour. Dame ! votre fils ne lui ressemble guère, à ce monsieur-là. Eh bien ! rappelez-vous que si votre Louis n’épouse pas Rose, vous ne le marierez jamais. C’est la seule qu’il ait consenti à voir, vous le savez bien ; aussi, ce mariage-là manqué, vous pouvez renoncer à être grand-père et vous attendre à ce que votre fils dissipera tout après vous. »

Cette menace parut affecter péniblement le vieillard, et il recommença à se plaindre de son fils, jurant qu’il le forcerait à se marier, ou qu’il se choisirait plutôt d’autres héritiers, tandis que Gothon allait et venait dans la cuisine, tantôt jetant dans le feu quelques sarments, tantôt attisant la colère de son maître par quelque parole.

Aussitôt le bail conclu, Lucien était parti pour Paris afin d’en rapporter les meubles nécessaires, et Cécile ne s’occupa plus que de trouver une bonne convenable. Mais déjà Mme Arsène s’était emparée de cette recherche avec un zèle extraordinaire, et il ne se passait pas de jour qu’elle ne vînt une fois ou deux chez Mme Darbault apporter les indications recueillies sur telle ou telle.

Malheureusement, il y avait là, comme en toute chose de ce monde, l’ombre et la lumière, le pour et le contre, des si et des mais. Chacun sait bien que la recherche d’une bonne est, en d’autres termes, la recherche de la perfection, et que, s’il faut souvent se contenter à moins, on ne désire pas autre chose.

Mme Arsène eût presque voulu davantage, tant elle avait à cœur de rendre service à Cécile et à son frère, pour lesquels elle professait une admiration enthousiaste, une affection décidée. Aussi, chaque aspirante était-elle examinée si soigneusement qu’on découvrait toujours en elle quelque défaut, par quoi toutes ses bonnes qualités étaient effacées, de sorte qu’à la fin tous les débats aboutissaient à cette conclusion, que la perfection n’est pas de ce monde ; conclusion peu neuve mais qui n’en est pas moins triste quand il est nécessaire de choisir.

Choisir sans l’illusion du bien et du beau n’est autre chose que se résigner, et Mme Arsène n’y consentait pas.

« C’est si délicat, répétait-elle, et je vois si bien ce qu’il vous faudrait : une personne tranquille, sage, polie, soigneuse, bonne cuisinière, ayant des sentiments distingués, appréciant mademoiselle et se faisant un bonheur de la servir.

— Mais, madame Arsène, dit enfin Mme Darbault, pourquoi ne serait-ce pas vous ? Je sais que vous n’avez pas l’habitude du service ; mais ma nièce est une personne raisonnable et qui aura pour vous des égards ; vous êtes veuve, sans enfants ; vous avez de la peine à vivre ; là vous seriez défrayée de tout, sans compter le gage, et ma nièce aurait avec vous toute sécurité. »

Mme Arsène baissa modestement les yeux.

« J’y avais presque pensé, madame. Ce serait un véritable bonheur pour moi de servir mademoiselle, et j’ose assurer qu’elle serait satisfaite de l’élévation de mes sentiments ; mais quoique la fortune m’ait réduite à une humble condition, l’éducation que j’ai reçue me rendrait incapable de certains travaux, que monsieur et mademoiselle ont le droit d’exiger de leurs serviteurs… »

Sommée d’expliquer ses réserves, Mme Arsène avoua qu’elle ne pourrait ni laver, ni repasser, ni porter des fardeaux, ni faire de longues courses, et que, pour tout dire, elle regardait comme au-dessus de ses forces et au-dessous de sa dignité tout travail pénible. Cécile toutefois, poussée par sa tante qui regardait Mme Arsène comme un trésor domestique, accepta ces conditions.

Autour de ce sujet il y eut encore bien des paroles échangées que nous ne compterons pas. Mme Arsène, avec la délicatesse qu’elle possédait, fit comprendre toute la valeur du sacrifice que faisait une personne comme elle en se décidant à entrer en service. En définitive, cependant, à la grande satisfaction de toutes les parties, elle fut engagée comme bonne par Cécile au prix, exorbitant pour le pays, de vingt francs par mois.

Mme Arsène savait qu’on donnait bien plus à Paris, mais elle était trop consciencieuse pour exiger autant à Loubans que dans la capitale ; son vrai mobile d’ailleurs était le vif penchant qui l’entraînait vers Mlle Cécile. Celle-ci la trouvait bien un peu prétentieuse ; mais à cela Mme Darbault répondait que Mme Arsène était pour sa position une femme distinguée et qui avait beaucoup lu.

« En vérité ! dit Cécile ; quelle était donc sa condition autrefois ?

— Elle était établie ; ils tenaient boutique. Son mari était un maître tailleur qui a fait de mauvaises affaires, et Mme Arsène est obligée maintenant de vivre de sa couture et d’une petite rente de deux cents francs.

— J’aurais pensé, dit Mlle Marlotte en riant, qu’elle était fille ou sœur de quelque général.

— Mais il y a bien quelqu’un de remarquable dans sa famille, n’est-ce pas, Agathe ? Cet oncle dont elle parle tant.

— Oui, maman ; il était valet de chambre d’un prince d’Allemagne.

— Riez si vous voulez, reprit Mme Darbault en s’adressant à Cécile ; mais, du moins, vous êtes bien pourvue. Avec Mme Arsène, votre ménage sera parfaitement tenu et vous n’aurez qu’à fermer les yeux. »

Ce point réglé, il ne fut plus question dans les conversations de la famille que de l’aménagement des Grolles. Agathe et Lilia, à qui les environs de Loubans n’étaient pas moins inconnus que ceux de Paris, désiraient vivement visiter la future habitation de leurs cousins. Mais pour ce trajet il fallait prendre la voiture, et il se trouva que M. Darbault en eut besoin tous les jours.

Poussées par les railleries de Cécile, dont le pied parisien les défiait, Mme Delfons et Agathe se décidèrent enfin à se rendre aux Grolles à pied. Elles partirent donc toutes les trois, accompagnées de Jeanne. Lucien n’était pas encore de retour, et Marius était à la pêche.

On avait emmené la petite fille, sur les instances de Cécile, qui souffrait de la voir presque entièrement livrée aux soins de sa bonne ; car, tout en professant une vive adoration pour sa fille, Lilia, toujours absorbée dans la lecture des romans, ou peu soucieuse de prendre les peines qu’occasionne toujours un enfant, s’en débarrassait volontiers.

Depuis quelques jours, il faisait une chaleur extrême, étouffante, et ce ne fut pas sans raison qu’Agathe se plaignit cette fois, bien qu’on pût l’accuser de quelque exagération dans les termes, quand elle émit la crainte de mourir suffoquée. Au sortir de Loubans, dont il fallait suivre la rue principale dans toute sa longueur, on fit halte quelque temps sous un chêne épais, puis on se remit en marche.

Cécile, donnant la main à la petite Jeanne, allait en avant. Elle était vêtue d’une robe de toile presque blanche et largement échancrée, sa taille flexible était à peine soutenue par un corset d’enfant ; elle avait pris pour cette course des bottines larges, en coutil gris, et s’abritait le visage sous les ailes d’un large chapeau de paille blanche.

Quant aux deux habitantes de Loubans, elles étaient loin d’un tel sans-façon, pardonnable tout au plus à une Parisienne. Elles en étaient même choquées, tout au moins Agathe ; et si, plus aventureuse, Lilia secrètement admirait sa cousine et l’eût imitée volontiers, elle n’en avait pas moins éprouvé quelque honte à traverser la grande rue de la ville avec Cécile, sous les yeux effarés, courroucés même, des dames de la société.

Les deux sœurs portaient des chapeaux tout autrement convenables, des petits chapeaux bourrés de rubans, qui ne couvraient en rien le visage, mais qui en revanche concentraient la chaleur autour des oreilles et du menton. Elles avaient mis des mantelets de soie noire, propres à attirer les rayons du soleil, et braquaient chacune, du côté de l’astre, une ombrelle microscopique.

Agathe, en outre, subissait comme à l’ordinaire la torture du brodequin, et tandis que Cécile marchait devant elles en secondant les bonds enfantins de la petite Jeanne, elles se traînaient à côté l’une de l’autre d’un air piteux et souffrant, qui donnait à comprendre combien les excursions champêtres devaient avoir pour elles peu de charme. Cependant, une secrète satisfaction de soi, qui n’abandonne jamais les mauvaises causes, relevait quelque peu leur esprit abattu, et se marqua bientôt par cette phrase d’Agathe, accompagnée d’un sourire ironique.

« Te serais-tu imaginé une Parisienne comme cela ? Et moi qui supposais qu’elle allait éblouir le pays de ses toilettes.

— Non, répondit Lilia, je me la figurais tout autrement. Après tout, c’est peut-être le genre à Paris d’être excentrique. Mais cela m’ennuie, je l’avoue, à cause du monde. As-tu vu l’air de Mme Coquendron ?

— Je n’ai pas même osé regarder de son côté ; j’avais bien assez de la mine des demoiselles Mativat, qui étaient à leur fenêtre et qui se sont toutes regardées. Je l’avais dit pourtant à Cécile : « Ma chère, ce chapeau-là est bon pour le jardin, mais non pour traverser la ville. » Elle s’est mise à rire et m’a répondu : « On croira que c’est la mode ; et d’ailleurs je vais être une habitante des bois. »

— Lui as-tu parlé de nouveau de faire des visites ?

— Oh ! plusieurs fois déjà, et ma mère aussi ; mais elle refuse nettement. Ces dames nous en voudront et vont trouver cela bien extraordinaire, car elles ne se dispensent point, elles, de nous amener leurs hôtes. Cécile manque en ceci d’égards pour nous. Et puis elle s’affiche ; c’est désagréable.

— Elle prétend que les visites l’ennuient, et que cela aurait en outre pour résultat de l’obliger à des frais de toilette.

— Oui, c’est encore une de ses légèretés. Elle avoue trop facilement leur peu de fortune ; elle ne s’observe pas même à cet égard devant les domestiques, et c’est un manque de tact bien inconcevable. Nous qui les avions partout annoncés comme des gens riches et menant grand train ! Eh bien ! Cécile n’est pas politique du tout. On lui passerait beaucoup plus d’excentricités, et même on trouverait très-convenable qu’ils fussent économes, si on croyait qu’ils n’ont pas besoin de l’être.

— C’est vrai, dit Lilia.

— Savez-vous, dit Cécile en se rapprochant, la proposition que me fait Jeanne ? Elle veut venir habiter les Grolles avec moi.

— Je le crois bien ; elle vous adore. »

Et, poussée par un sentiment jaloux, Lilia voulut reprendre sa fille ; mais l’enfant, refusant la main de sa mère, se serra contre Cécile, qui répondit :

« C’est parce que je cause avec elle et réponds à ses questions. Les enfants ont besoin que l’on s’occupe beaucoup d’eux.

— Mais je suis sûre qu’elle vous ennuie, dit Lilia.

— Pas du tout ; j’aime les enfants. »

Et la jeune fille et la petite fille se remirent en chemin de compagnie, Jeanne s’aidant de la main de son amie pour bondir au lieu de marcher, tandis que sa voix perlée recommençait d’alterner avec l’accent plus grave et non moins doux de Cécile.

On atteignit les Grolles au fort de la chaleur ; il était deux heures. Agathe, rouge et presque pleurante, se jeta sur les chaises de la fermière, ôta ses bottines et déclara qu’elle ne bougerait de deux heures au moins. Lilia était aussi fatiguée. On demanda du lait, qu’on but en causant avec la fermière.

« Si vous étiez venue un tantinet plus tôt, dit celle-ci, vous auriez trouvé M. Louis ; il était chez nous. Mais c’est bien fait tout de même, car il n’aime pas le monde, et ça l’aurait gêné.

— Assurément nous aurions été très-fâchées de le déranger, dit Agathe dédaigneusement.

— Faut pas lui en vouloir. Il est comme ça, voulez-vous ? C’est des chagrins.

— On prétend que son père est très-dur pour lui, dit Cécile, qui, préoccupée de Rose, amenait volontiers l’entretien sur elle ; mais on prétend aussi qu’il se console en épousant la plus belle fille du pays.

— On le dit, répondit la fermière ; mais je n’en sais rien. Moi, j’avais dans l’idée qu’il ne se marierait jamais de sa vie, à cause du crève-cœur qu’il a eu pour une jeune fille qu’il aimait, dame ! bien jeune encore, il n’avait que dix-neuf ans.

— Vraiment ? reprit Cécile, qui éprouvait pour ce bizarre et malheureux personnage une curiosité sympathique ; M. Louis aimait… une fille du pays ?

— Une simple bergère, servante aux Saulées, et qui avait à peu près son âge. Eh ! le pauvre ! en a-t-il eu de la peine pour ça !

— Il voulait donc l’épouser ? demanda Cécile.

— Bien sûr, il le voulait ; mais dans ce temps-là son père avait l’idée de le marier avec une demoiselle riche, et c’est à présent seulement, parce qu’il voit la chose impossible… et puis la Gothon, qui est tout comme la maîtresse des Saulées, et qui veut marier sa nièce. Alors donc M. de Pontvigail envoya Louis au collège, où jamais auparavant il ne l’avait voulu mettre ; mais c’était pour l’y tenir enfermé sévèrement. Je m’imagine pourtant que Louis, s’il avait su sa maîtresse en peine comme elle l’était, aurait bien trouvé le moyen d’en sortir ; mais il ne savait rien, et, quand il revint, dix mois après, chez son père, il ne la retrouva plus.

On lui fit cent contes. Un jour pourtant il apprit la vérité :

Quand on avait connu la grossesse de la fille, car elle ne pouvait plus la cacher, on l’avait chassée des Saulées, et cette malheureuse, n’osant retourner chez ses parents, qui étaient des gens comme il faut et l’auraient bien mal accueillie, s’en alla de son pied, son petit gage en poche, à la ville, où seule, dans une grande misère, elle mit au monde son enfant. Bientôt après, l’argent lui manqua tout à fait ; et alors elle partit, l’enfant dans ses bras, mal remise encore. On ne sait trop par où elle passa, ni ce qu’elle devint pendant quelques jours, ni ce qu’elle pensait de faire. Toujours est-il qu’un jour on la trouva morte dans une grange, avec l’enfant auprès d’elle, qui n’avait aussi presque plus de vie et rendit le dernier soupir quelques heures après. — Voyez-vous, ajouta la fermière en baissant la voix, quand Louis apprit cela, il l’a dit lui-même, une telle rage le saisit, qu’il sauta sur son fusil pour tuer son père. Heureusement, sa nourrice, qui était ma mère, le rencontra en ce moment, l’amena ici et l’empêcha de faire un mauvais coup, ou contre son père, ou contre lui-même. Mais ça l’avait si rudement frappé que pendant des années je l’ai vu tremblant, comme ça, tout jeune qu’il était, quand il portait son verre à sa bouche. Et c’est depuis lors qu’il est devenu bourru au monde et tout vieillissant.

— M. Louis est un homme de cœur ! » s’écria Cécile, vivement émue de cette histoire.

Un fugitif éclair traversa l’œil de la fermière :

« C’est ce que je dis ! s’écria-t-elle. Oui, les gens qui se moquent de lui ne le connaissent pas. Laissez-donc ! Et qu’est-ce que ça leur fait ? Je sais qu’il n’est pas comme les autres ; mais il n’en vaut pas moins pour cela.

Quand on eut visité la maison et que chacune des trois visiteuses eut opiné sur les meilleures mesures à prendre en vue de l’agrément et du confortable de l’habitation, vers quatre heures elles se disposèrent à revenir à Loubans par le chemin qu’elles avaient déjà suivi ; mais ce fut énergiquement que Cécile s’y opposa.

Le souvenir du joli sentier des bois qu’elle avait parcouru avec son frère l’attirait si fortement qu’elle parvint à décider ses compagnes. D’abord on aurait de l’ombre, puis de délicieux points de vue ; on reviendrait par le chemin si vert et si frais du bord de l’Ysette, et ce n’était presque pas plus long. Jeanne appuya cet avis de cris enthousiastes. On prit par les bois.

Mais il est rare qu’un plaisir répété se retrouve le même. Lucien n’était plus là ; chaque fois que le pied d’Agathe venait à heurter quelque racine, elle laissait échapper des gémissements ; Lilia posait, à grand renfort d’expressions romantiques, devant chaque point de vue, et toutes les deux enfin, sauf ces parenthèses, s’obstinaient à ne point quitter le sujet de l’ameublement des Grolles, à propos duquel elles faisaient à qui mieux mieux l’étalage de leur goût et de leur savoir.

Tout ce bourdonnement de choses vulgaires chassait devant lui le beau silence, la puissante sérénité, toutes les grandes idéalités que Cécile une première fois avait rencontrées dans ce lieu, et il lui semblait voir sous les voûtes, entre les arbres, s’enfuir de grandes expressions sans forme, âme indécise de la nature, source où nous puisons nos rêveries, et, pour une part au moins, nos idées et nos facultés.

Agacée par la contradiction de ses propres pensées et de celles de son entourage, Cécile restait silencieuse et voyait sans y penser le bois s’assombrir, quand tout à coup une grande lumière illumina tout devant elle. Un coup de tonnerre, presque immédiat, retentit, et toutes les feuilles se mirent à chuchoter entre elles, frémissantes.

Lilia devint pâle, Agathe s’écria, et Jeanne, inquiète, regardant ses trois guides tour à tour, hésitait à prendre un parti, quand Cécile, en la fixant, partit d’un éclat de rire. L’anxiété nerveuse de la petite, n’attendait qu’un signal ; elle se mit à rire aussi.

« Vous nous porterez malheur, » murmura Lilia, dont les paroles, heureusement, se perdirent dans le bruit d’un nouveau coup de tonnerre.

De larges gouttes d’une pluie chaude retentirent comme une grêle sur la voûte du bois.

« Qu’allons-nous devenir ? » s’écriait Agathe.

Cécile répondit gaiement :

« Cela se devine, ma chère ; nous allons nous tremper. »

Après quoi la petite reprit, plus gaiement encore, en frappant des mains :

« Nous allons nous tremper, c’est ça ! »

Ce n’était que ça, en effet, mais ça ne semblait peu de chose aux deux Loubannaises, qui, outre la terreur que l’orage leur inspirait, avaient à sauver l’existence de leurs bottines, de leurs chapeaux, de leur mantelets et de leurs ombrelles. Aussi leurs lamentations avaient-elles l’accent du désespoir.

« Hâtons-nous de sortir du bois, dit Cécile.

— Mais nous n’aurons plus d’abri.

— Il est imprudent, vous le savez bien, de rester sous les arbres pendant l’orage. »

La peur fit prévaloir cet avis, et l’on descendit en hâte le sentier.

Cependant, l’orage, amassé pendant de longues et fortes chaleurs, crevait avec furie ; la pluie, devenue torrentielle, rompit de toutes parts la voûte des feuilles, et en quelques instants le sentier que suivaient nos voyageuses devint un ruisseau jauni qui courait devant elles en barbotant sa chanson, comme s’il les défiait à la course.

« Est-ce affreux ? s’écriait Agathe. J’y renonce ; je ne puis plus avancer ; non, c’est impossible ! Marcher ainsi dans l’eau ! mes bottines sont perdues et nous allons gagner une fluxion de poitrine ! Aussi, quelle folie de courir ainsi les champs à pied ! Je ne vous pardonnerai jamais, Cécile, de nous y avoir entraînées. Mais c’est la dernière extravagance que vous me faites commettre, je le jure bien.

Lilia, tremblante, et, si l’on en jugeait par son air, peut-être non moins courroucée, se contentait de pleurer, abandonnant sa fille aux soins de Cécile. D’abord, celle-ci essaya bien d’apaiser le désarroi et l’irritation de ses compagnes en s’efforçant de leur faire comprendre que nul n’était à l’abri d’une averse en ce monde, et que les orages n’étaient pas toujours faciles à prévoir ; mais les lamentations d’Agathe devinrent si exagérées, que, excitée déjà par la marche, le grand air et cette part de comique que renferme toujours l’imprévu, Cécile, marchant toujours en avant avec Jeanne, pouvait à peine contenir une envie de rire, dont l’explosion eût mis le comble assurément à l’exaspération de ses cousines.

Elles atteignirent enfin la lisière du bois ; mais là elles se trouvaient encore à plus d’une demi-lieue de Loubans ; la route qui longeait la rivière était inondée ; la pluie tombait plus fort que jamais, et les minces chaussures des jeunes femmes, détrempées par l’eau des ruisseaux, se tordaient sous leurs pieds et ne les protégeaient plus même contre les aspérités du chemin.

Elles étaient en cet endroit à peu près à distance égale des Maurières et des Saulées, plus rapprochées même de ce dernier gîte ; mais elles pouvaient d’autant moins songer à y trouver un abri, que, par cette pluie torrentielle, un quart d’heure de marche dans un chemin découvert eût plus que suffi à les tremper complètement. Un moment, elles s’arrêtèrent indécises sous les derniers arbres du bois ; puis, apercevant un toit de chaume qui s’élevait à peu de distance sur le bord du chemin, elles coururent et s’y réfugièrent.

C’était un de ces abris provisoires que le paysan construit lui-même pour protéger au loin de la ferme quelque long travail, charpentes grossières élevées sur quatre poteaux et couvertes de paille, de roseaux ou de brande. Celui où Cécile et ses compagnes venaient de se réfugier avait servi à l’exploitation de peupliers abattus l’année précédente, et l’on voyait encore à l’entrée, dominant un tas de sciure, le chevalet des scieurs de long ; des planches posées en carré les unes sur les autres occupaient le milieu de cette galerie, et l’autre bout se trouvait fermé entièrement par un tas de fagots qui montaient jusqu’au faîte et obstruaient toute lumière de ce côté.

Les trois femmes s’assirent sur des troncs de peupliers posés à l’entrée, et la petite Jeanne se mit tout de suite à creuser des trous dans la sciure et à la jeter en l’air.

La pluie tombait toujours, mais le tonnerre allait en s’affaiblissant. La joie d’un abri calma l’humeur de Lilia et d’Agathe, et, honteuses peut-être de l’acrimonie qu’elles avaient montrée, elles semblèrent vouloir en effacer le souvenir chez Cécile par de plus aimables propos.

Elles étaient parvenues d’ailleurs à préserver leurs toilettes assez pour que le mal ne fût pas irréparable, et, après avoir soigneusement essuyé leurs mantelets et déploré par de longs soupirs la perte de leurs chaussures, elles offrirent leurs soins à Cécile et s’efforcèrent de plaisanter sur la piteuse situation où elles se trouvaient.

« Je ne vois, dit Agathe, qu’un seul moyen de nous tirer d’affaire, c’est d’aller aux Saulées réclamer le secours de M. de Pontvigail. Un marquis, ça doit être chevaleresque ; il nous prêtera son équipage et nous ferons avec honneur notre rentrée dans Loubans.

— L’équipage n’est par malheur qu’une simple patache, observa Lilia.

— Traînée par un échantillon de l’espèce rossinante, reprit Agathe, qui, en riant aux éclats, ajouta : Je vois d’ici la figure du vieil avare en présence de dames errantes qui viennent lui demander l’hospitalité.

— Ce n’est pas la galanterie qui lui manque, dit Lilia. Mais, en nous voyant paraître, Gothon mettrait sa coiffe tout à fait sur l’oreille et saisirait son manche à balai.

— Peut-être M. Louis se montrerait-il plus aimable, repartit Agathe ; mais non, avec la grâce qui le caractérise, il nous tournerait le dos.

— Comme il a fait aux Maurières l’autre jour ; car vous seule, ma chère Cécile, avez obtenu un salut de lui, grâce à la présentation de mon mari.

— Eh bien, il a beau être riche, je ne comprends pas que Rose l’épouse, dit Agathe. Il est si ridicule avec son bonnet de soie noire ! Et puis n’est-ce pas un fou ?

— Vous raillez un malheureux, dit Cécile.

— Un malheureux ? C’est parce qu’il veut l’être. Pourquoi n’est-il pas comme les autres ? Je ne vois pas pourquoi on le plaindrait de sa singularité.

— À moins que ce ne soit à cause de sa bergère, dit Lilia. Je conviens que c’est une affreuse histoire ; mais aussi quelle bassesse de goûts ! »

Pendant ces propos, le visage de Cécile s’était empourpré.

« Moi, je ne sais qu’une chose, s’écria-t-elle d’une voix où l’indignation mêla des accents énergiques, c’est que j’ai compris l’horrible douleur de cet homme et sa colère ; car on lui a tué sa femme et son enfant. Des imbéciles et des lâches, pour les plus misérables vanités, ont fait souffrir les siens jusqu’à la mort. N’y a-t-il pas là en effet de quoi fuir le monde qui approuve ou tolère ce crime ? N’y a-t-il pas de quoi maudire son père ? Que cette femme fût bergère ou princesse, qu’importe, puisqu’il l’aimait ? C’était un noble amour, puisqu’il a été fidèle ! Eh bien, je vous le déclare, que Louis de Pontvigail d’ailleurs, soit ce qu’il voudra ; mais pour sa protestation et pour sa douleur, moi, je l’estime et l’honore, cet homme, profondément ! »

Agathe et Lilia n’eurent pas le temps de répondre : un bruit soudain se fit entendre au fond de la galerie ; elles poussèrent un cri : Louis de Pontvigail était devant elles. Son visage ardent, la flamme qui brillait dans ses yeux, l’exaltation qui débordait de son geste, de son attitude, révélaient qu’il venait de tout entendre.

Il plia le genou devant Cécile :

« Oh ! lui dit-il, je vous remercie. Voici la première fois que j’entends un cœur parler le langage du mien. Oh ! soyez mille fois bénie !

— Monsieur, dit la jeune fille, qui avait pâli d’émotion et de surprise, je suis heureuse que mes paroles vous aient fait du bien. »

Elle lui tendit en même temps la main ; il la serra fortement dans les siennes, et allait parler de nouveau, quand la voix de la petite Jeanne vint lui rappeler que d’autres personnes étaient là, froids et hostiles témoins de son émotion. Un changement soudain alors se fit en lui ; il se troubla, balbutia quelques mots inintelligibles, et, saluant Cécile profondément, il sortit de la galerie, suivi d’un grand chien de chasse qui l’accompagnait toujours.

Une apparition si imprévue, l’élan de cette âme meurtrie, qu’elle seule avait su comprendre et adoucir, avaient touché vivement Cécile, et ce fut à peine si elle entendit les exclamations ironiques et malveillantes de ses cousines, assez confuses de n’avoir pas eu le beau rôle en cette occasion.

D’ailleurs, sous une apparence douce et gracieuse, c’était une âme fière, sûre de ses préférences, et que la raillerie n’avait point le pouvoir de faire fléchir. Dédaignant de répondre, elle se mit silencieusement à tracer une maison pour Jeanne sur le sol mouvant de la sciure. La pluie tombait toujours.

Ennuyées et frissonnantes, elles commençaient à s’inquiéter sérieusement de la possibilité du retour, quand le roulement d’une voiture se fit entendre. D’abord, elles pensèrent que c’était le cabriolet de M. Darbault, sans comprendre comment on avait pu découvrir leur refuge. Mais, au lieu de Marius, elles virent de nouveau paraître Louis de Pontvigail. Son expression n’était plus la même.

Il était maintenant sombre et abattu comme à l’ordinaire, et ce fut surtout en s’adressant à Mme Delfons et à Agathe qu’il pria ces dames d’accepter sa voiture pour retourner à Loubans. Non sans confusion, elles y consentirent. Il n’y avait que trois places dans cette voiture, vieux cabriolet mal tenu dont se servait pour aller aux foires et aux marchés M. de Pontvigail père, et il fallut prendre Jeanne sur les genoux.

Quant à Louis de Pontvigail, il se mit à marcher devant le cheval, qui le suivit. La pluie, quoique moins forte, ne cessait pas. Répondant à peine aux excuses que lui adressaient les dames, le taciturne conducteur, impassible et la tête baissée, ne s’arrêtait que pour prendre dans les passages difficiles la bride du cheval. Son chien, Argus, qui faisait aussi partie de la troupe, allait croisant le chemin, quêtant, et çà et là faisant partir d’une feuillée quelque oiseau mouillé.

L’effet que produisit l’entrée de ces dames à Loubans, dans la voiture des Saulées et sous la conduite de Louis de Pontvigail, dépassa le rêve d’Agathe. Quand on fut arrivé devant la maison de M. Darbault, sans accueillir autrement que par un refus l’invitation de Lilia et d’Agathe, qui le pressaient d’entrer, sans répondre autrement que par un regard ému aux remercîments de Cécile, Louis monta dans la voiture et reprit au grand trot la route des Saulées.

VI

Une quinzaine de jours après cette aventure, Lucien et Cécile, installés aux Grolles, goûtaient la joie de se retrouver seuls dans la liberté de leurs allures et de leur fraternelle et douce intimité. Leurs arrangements domestiques et le soin d’embellir et de rendre commode leur nouveau foyer les préoccupaient vivement, comme toute création qui nous est propre ; mais Lucien cependant avait de grandes distractions. Il était absorbé, songeur ; il cherchait la solitude ; puis il lui prenait tout à coup des bouffées de tendresse et de gaieté pendant lesquelles il étouffait sa sœur de caresses et déployait une activité merveilleuse. Le portrait de Rose durait toujours et menaçait de ne point finir, bien que Lucien y travaillât encore chaque jour dans son atelier, après les matinales séances des Maurières.

Quand Cécile pénétrait chez son frère, elle le trouvait toujours, le pinceau à la main, devant sa toile, tantôt la contemplant avec une joie passionnée, tantôt avec un découragement profond, mais y touchant peu. Ce portrait prenait tour à tour des expressions différentes.

Évidemment, l’artiste à ces délicieux contours voulait ajouter l’âme, et, chose merveilleuse, il le faisait. La figure semblait par couches successives s’imprégner de vie et recéler en elle les profondeurs de l’être animé. Du reste, dans l’atelier, silhouette, ébauche ou copie, sur la toile ou sur le papier, Rose était partout.

Ces révélations d’un amour qui semblait sérieux causaient à Cécile tout à la fois de la surprise et de l’inquiétude. Elle était certaine que près d’elle et sous ses yeux son frère ne rêvait point à une séduction ; mais songeait-il bien à épouser une fille sans éducation, une paysanne ? Cette supposition paraissait au premier abord presque inadmissible à Cécile, surtout peut-être parce qu’elle lui déplaisait. D’autre part, le caractère exalté de Lucien lui donnait à craindre : quelle que fût l’idée qu’il embrassât, il s’y livrait toujours tout entier, sans réserve, jusqu’à ce que vînt la déception, d’autant plus amère. Mais, en ce cas, la déception, si elle arrivait trop tard, serait le malheur.

Ce n’était point une femme telle que Rose que Cécile avait rêvée pour assurer le bonheur de son frère. Nature vive et mobile, il avait besoin que l’amour, en même temps que le charme de sa vie, en fût l’appui. Il n’était pas de ceux qui savent lutter le visage riant, et puiser leur joie dans leur courage. Il fallait savoir relever ses défaillances, en lui montrant la vie sous des aspects nouveaux. Un milieu harmonieux lui était en outre nécessaire, et, pour que la poésie débordât de son coeur et de sa main, il fallait qu’il en trouvât autour de lui dans les choses. Ce n’était donc point l’homme qui pouvait affronter les épreuves d’un mariage pauvre avec une femme d’esprit inculte. Cependant Lucien était incapable de tenir compte en se mariant de considérations étrangères à l’amour. Il était de ces êtres dont les qualités et les défauts concourent à peu près également à rendre le bonheur difficile. Cécile le comprenait bien, et sa sollicitude n’en était que plus éveillée pour ce frère, maintenant son unique amour.

Elle avait tout loisir de se plonger dans ces inquiétudes ; car Lucien, presque tous les soirs, s’absentait et ne rentrait qu’à neuf ou dix heures. Il s’arrangeait toujours pour se trouver sur le chemin de Rose, quand elle revenait de sa journée, et si elle était seule, il l’accompagnait jusqu’à proximité des Maurières. La jeune fille acceptait son bras ; ils causaient de riens avec un sérieux extrême et une émotion visible. Ces entrevues furtives devenaient cependant de plus en plus rares ; l’automne approchait, la nuit tombait de bonne heure, et pour peu que le temps fût sombre et le chemin long, Deschamps, — à moins qu’il ne s’attardât au café, — venait à la rencontre de sa fille et lui servait d’escorte.

Lucien, dans ce dernier cas, évitant de se montrer, prenait à travers champs et se trouvait aux Maurières à leur arrivée. Il proposait à Deschamps une partie de dominos, qu’il avait soin de perdre le plus souvent ; Rose s’asseyait près de la table avec son ouvrage, et se mêlait à la conversation des joueurs. À la clarté d’une chandelle fameuse, Lucien la contemplait encore ; il échangeait avec elle des mots, des regards d’intelligence ; il voyait éclater ses dents blanches dans le sourire, et se trouvait là si heureux qu’il y fût resté bien tard, si Deschamps, fidèle aux habitudes consacrées de la campagne, ne l’eût congédié vers neuf heures.

Un soir, cependant, que le vif intérêt du jeu avait entraîné une dérogation à la règle, Lucien, rentrant un peu tard, conçut un remords en n’entendant plus comme à l’ordinaire les accents du piano, dont Cécile jouait tous les soirs, et en trouvant sa sœur assise toute pensive dans un coin de la chambre. Après l’avoir tendrement embrassée, il sentit le besoin de s’excuser :

« J’ai cru que la partie de dominos, ce soir, n’en finirait pas dit-il, ce Deschamps est si joueur !… »

Un sourire ironique de Cécile l’arrêta.

« Tu te moques de moi, méchante ; mais tu en as bien le droit. Je suis un mauvais frère, n’est-ce pas ?

— Moi, je ne demande qu’une chose, c’est que tu sois heureux.

— Oui, je le sais ; mais c’est trop de dévouement ; tu devrais être jalouse. »

Il attira sa sœur sur ses genoux, et, la regardant avec tendresse :

«  Je me dis souvent que je devrais être à la fois ton père et ton frère, puisque tu n’as plus que moi et que je suis le plus âgé. Mais je ne sais pas comment tu t’arranges ni comment je te laisse faire ; c’est toi au contraire qui es la maman et qui me gâtes. J’ai l’air d’un égoïste, et cependant je t’assure que je ne pourrais, quoi qu’il arrive, me trouver heureux si tu n’étais pas heureuse. J’y pense bien souvent.

— Ne suis-je pas heureuse ? » dit Cécile.

Il secoua la tête et l’embrassa de nouveau :

« Pour être heureux ou heureuse, petite sœur, il faut aimer.

— On le croit, du moins, reprit-elle en le regardant ; mais quelquefois on se trompe, et il serait bon peut-être de pouvoir un peu retenir son cœur.

— Ah ! je le savais bien, dit-il, tu as des préjugés !… »

Il se leva alors un peu vivement et se mit à marcher à grands pas.

« Ce ne sont point des préjugés, dit Cécile, mais… j’ignore tes intentions…

— Mes intentions ! s’écria-t-il. Eh bien ! cette jeune fille est aussi honnête que belle, et puisque je l’aime, je dois l’épouser. Pourquoi pas ? reprit-il en répondant à un mouvement de Cécile. Je veux me marier. Depuis que notre père t’a quittée et que je suis seul avec toi…, si je n’étais pas sage comme une demoiselle, je n’oserais plus t’embrasser. Je veux donc me marier. Mais, pauvre comme je le suis, et encore obscur, à qui veux-tu que je prétende ? Irai-je m’exposer aux dédains de poupées étranglées qu’on dresse à porter des parures d’un certain air ? Non certes. Et quand serai-je célèbre ?… si je dois l’être…, dans dix ou quinze ans, peut-être ? J’ai besoin de bonheur d’ici là. Rose, assurément, est bien loin d’être une paysanne ; mais l’habitude qu’elle a de vivre ici, dans ce milieu rustique, est pour moi un charme de plus et une garantie. N’est-il pas plus sage de vivre ici que d’aller achever notre ruine là-bas ? J’aime cent fois mieux renoncer au monde que de ne pas y être à ma place. Je garderai des rapports avec lui… de loin. Je travaillerai en étant heureux. Voyons, à quelle fille bien née et bien élevée, à quelle gracieuse Parisienne de notre monde veux-tu que je propose le séjour des Grolles, augmenté des avantages de ma pauvreté ? Ne vois-tu pas que je raisonne comme un sage, moi que tu accuses probablement d’être fou ? Chère petite sœur, il faudra que tu l’aimes aussi ; tu sais que nous ne pourrions pas être heureux sans toi ?

— Je l’aimerai certainement si elle doit faire ton bonheur, dit Cécile avec effort ; mais, je t’avoue… je ne sais… il me semble que tu l’aimes surtout parce qu’elle est belle ; car sous d’autres rapports es-tu bien sûr de trouver en elle de quoi l’aimer toujours ?

— Parce qu’elle n’a pas été élevée dans un pensionnat ! s’écria Lucien avec dépit. Eh bien ! moi, c’est ce qui m’en plaît. Elle sort ainsi, Dieu merci ! du convenu, du faux, de l’absurde et de toutes les niaiseries qui règnent. Quant à l’instruction qu’elle a en moins, ça ne vaut pas la peine d’en parler, et quant aux manières, il suffira qu’elle vive quelque temps avec toi pour joindre à sa franche allure… un peu plus de souplesse peut-être. Qu’est-ce que cela me fait ? Je l’aime telle qu’elle est. Je ne lui donnerais pas deux mois de séjour à Paris pour devenir une Parisienne accomplie. Tant d’autres filles des champs s’y transforment ainsi qui ne la valent ni en intelligence ni en beauté ! Mais ce n’est pas à cela que je prétends ; je n’aspire qu’à une vie intime, vie de travail et d’amour, avec une femme courageuse et simple, habituée à se contenter de peu, et qui ne m’apportera ni prétentions de luxe, ni ridicules vanités. Penses-tu que je veuille mener la vie de forçat de l’oncle Darbault, suer sang et eau pour fournir de la toilette à ma femme et à mes filles, pour élever mes fils aux plus hautes fonctions et leur procurer pour camarades des fils de ducs ? Non ; que je reste peintre ou me fasse laboureur, je ne veux qu’une chose, vivre d’amour et de travail dans cette simplicité qui elle-même est un bonheur.

— Tu as mille fois raison en cela, » répondit sa sœur.

Elle n’en dit pas davantage ; et Lucien sentit dans cette réserve une défiance qui l’irrita, parce qu’elle portait sur l’objet de son enthousiasme.

Il n’y avait pourtant dans les répugnances de Cécile rien de personnel, ni aucun entêtement ; car après cette déclaration si formelle des projets de Lucien, elle en vint à penser qu’elle ne devait pas entraver, mais favoriser au contraire les entrevues de son frère et de Rose, et que le plus de lumière qu’elle pourrait jeter sur cette jeune fille et son caractère serait ce qu’il y avait à faire de plus juste et de plus prudent.

Ils se voyaient sans elle ; elle voulut qu’ils se vissent près d’elle, ouvertement, et hors des furtives rencontres où l’amour seul se trouvait entre eux. Elle fit donc une visite aux Deschamps et engagea Rose à venir aux Grolles tous les dimanches, en compagnie de la famille Darbault. Une petite fête hebdomadaire fut ainsi organisée ; après le dîner, on dansait au piano. De plus, Mlle Marlotte prit Rose comme ouvrière un jour par semaine ; et ce jour-là, travaillant avec elle et la faisant causer, elle s’efforçait de pénétrer son caractère.

Il y a généralement deux êtres dans chacun de nous, — deux tout au moins, dans ce composé d’innéités, d’aptitudes et d’aspirations, qui a ses attaches sur chaque point de l’univers, — celui que nous sommes et celui que nous voulons être. Presque identiques chez les âmes sincères, ils marchent ensemble, l’un attirant l’autre dans la voie de son idéal ; mais chez beaucoup ils diffèrent, quelque-fois à l’extrême, et c’est cette hypocrisie, naïve ou consciente, dont il faut lever le masque, afin de pouvoir apprécier la donnée véritable d’un caractère et le parti qu’il prendra dans les circonstances graves de la vie.

Bien souvent, et surtout dans la jeunesse, les passions dorment, inconnues encore à l’être qui les recèle. Refoulé par les prescriptions officielles, l’instinct, tapi tout au fond, se tait, laissant éclater au dehors le vernis des choses apprises. Aussi les êtres les plus difficiles à connaître sont-ils ceux qui, peu réfléchis, vivent également en dehors du raisonnement et de l’instinct. Ceux-là renferment pour eux-mêmes et pour les autres tous les périls de l’inconnu.

Ils peuvent marcher longtemps sans achoppement sur la route battue ; mais si quelque embarras se présente, si quelque choc survient, tout en eux est ébranlé ; la règle qu’ils ont suivie sans savoir pourquoi, par seul intérêt de paix et de convenance, et qui n’a point en eux de vraies racines, cède à des intérêts plus intimes et plus puissants, et l’instinct seul dès lors règne en maître. Il n’y a de véritable sécurité, comme de moralité vraie, que dans la liberté de l’être appelé à se gouverner lui-même, et jeté dans la vie la conscience éveillée et les yeux ouverts.

Ce que Cécile découvrit en Rose fut à peu près ce qu’en savait tout le monde et ce que Rose en savait elle-même. C’était une fille de ton et de caractère convenables dans le cercle où elle vivait. On ne lui reprochait rien, si ce n’est, les gens de sa classe, d’être fière, et les bourgeois de prétendre s’égaler à eux. Elle avait l’esprit souple, une intelligence assez pénétrante. Ses beaux yeux gris, pleins de feux, les changeantes colorations de son teint, annonçaient une âme facilement impressionnée ; mais sous quelles influences ? Peut-être en était-il de secrètes ? Mais l’adoration de ce qui brille, le respect de la richesse et le goût du luxe paraissaient être les principales préoccupations de Rose.

Elle ne s’en cachait point, par la seule raison que personne autour d’elle ne s’en cachait et que c’était l’opinion commune. Cécile, en effet, reconnaissait de plus en plus que s’il existe un centre où règne la simplicité des mœurs et des habitudes et où l’on soit apprécié pour son mérite personnel, ce centre n’est point le village. La jeune Parisienne, au contraire, se disait que c’est là peut-être où l’admiration, plus naïve et plus enfantine, est le plus facilement captivée par l’éclat des dehors.

Entre le sauvage qui vend son frère pour des verroteries et des paillettes, le populaire qui respecte et envie la richesse, l’enfant qui tend les mains vers le jouet doré, la différence est légère. Les uns comme les autres sont des enfants dans l’humanité, qui jusqu’ici compte peu d’adultes.

L’objet constant des conversations de Rose, tandis qu’elle reprisait ou repassait les cols de Cécile, était la toilette ; la toilette et Paris, le monde et ses usages, où, si étroits soient-ils, la vanité prend ses aises si largement. Mlle Marlotte, s’apercevant que Rose prenait en cachette les patrons de ses fichus, les lui offrit, et dès lors la vanité de l’ouvrière n’eut plus de réserves. Tous ses rêves tendirent à rapprocher son costume le plus possible de celui des Parisiennes, moins la coiffure, que le préjugé populaire, très-vif dans sa famille même, lui défendait de changer.

Elle veillait tous les soirs pour se confectionner quelque nouvelle parure, et rien n’égalait l’éclat de ses yeux à l’idée de l’effet qu’elle devait produire avec tel ou tel chiffon. Toutes les économies de Rose passaient en achats de dentelles et de mousseline, et elle se donna pour le dimanche des bottines à talons, qui la gênaient fort, mais ne la rendaient que plus fière.

Elle prenait de petits airs à mourir de rire en parlant des dames de Loubans, qu’elle traitait à peine en égales ; et quand elle avait jugé un homme à sa cravate, ou une femme à son chapeau, il n’y avait plus à y revenir.

Cécile se demanda souvent quelle différence Lucien pouvait trouver entre la vanité de cette fille et celle des demoiselles du monde ; mais Lucien affirmait que c’était bien différent : tandis que chez celles-ci l’amour de la parure était l’indice de toutes les perversités, chez Rose, ce n’était qu’enfantillage et n’offrait pas le moindre danger pour l’avenir.

Mlle Marlotte essaya bien d’ouvrir à l’esprit de la jeune ouvrière d’autres horizons. Elle lui parla d’art, de littérature, de voyages, et lui prêta quelques livres. Mais Rose avait déjà lu beaucoup de romans par les journaux qu’on recevait à Loubans et que son père empruntait de quelques bourgeois ou rapportait du café. Elle ne lut dans les livres de Cécile que la partie romanesque, et passa le reste, ou bien ne le comprit pas.

Chaque esprit a son point de vue particulier qui le détourne des autres, et il ne suffit pas de mettre sous les yeux de quelqu’un le bien et le beau pour qu’il les voie. Rose rendit les livres à Cécile bientôt après, en disant avec une petite moue de dédain qu’ils n’étaient pas amusants.

Tout ce qu’elle gagna dans la société de la charmante et distinguée Mlle Marlotte fut de perdre quelque chose de sa brusquerie et de corriger un peu son langage. Ces améliorations de forme, qu’elle-même pouvait apprécier, elle les obtint facilement, parce qu’elle mit sa volonté à les acquérir.

Du reste, les idées morales de Rose étaient celles de tout le monde, et elle se fût bien gardée d’en avoir d’autres. Sans y mettre assurément aucun dogmatisme, elle n’en partageait pas moins cette philosophie très-répandue qui légitime le succès.

Elle méprisait les malheureux, médisait des autres femmes avec âpreté, et honorait les forts, quoi qu’ils fissent. À propos de certains scandales survenus à Loubans, et que Rose apporta aux Grolles, Cécile essaya bien de lui donner des idées plus justes sur les rapports humains. Rose consentit des lèvres à tout ce qu’on voulut ; elle n’y tenait pas.

« Est-ce donc là, se disait Cécile, la femme à laquelle mon frère croit pouvoir s’unir ? À quels avantages supérieurs sacrifierait-il ce lien d’une éducation, d’un milieu communs, qui a sa puissance ? »

Et elle s’étonnait de l’enthousiasme de Lucien, mettant ainsi de côté, faute de les bien comprendre, les influences de la beauté, de la jeunesse, et ces attractions secrètes, souvent inexplicables, qui déterminent de plus étranges unions.

Ce que Cécile non plus ne pouvait savoir, c’est que vis-à-vis de son frère et seule avec lui Rose n’était plus la même. Pouvait-elle ne pas être émue par l’amour de ce noble et beau jeune homme, qui lui révélait toute l’ardeur et toutes les délicatesses d’un sentiment vrai ? Cette émotion lui donnait alors tout le charme qui pouvait s’ajouter à sa beauté.

Elle avait bien voulu d’abord être coquette, et seulement triompher des hommages d’un adorateur aussi distingué, mais la franchise et la vivacité de Lucien lui avaient pris le cœur : elle ne pensait plus qu’à lui, elle l’aimait d’amour, et bien qu’elle mourût d’envie de savoir le chiffre de sa fortune, elle n’osait le lui demander.

Rose se disait bien en soupirant que M. de Pontvigail était probablement le plus riche des deux ; mais elle pensait ensuite qu’une fortune en terres rapporte si peu ! Un tel homme d’ailleurs permettrait-il à sa femme le moindre plaisir. Puis, il était décidément trop vieux et trop laid.

Elle n’en était pas moins contrariée qu’il ne revînt plus ; car on n’avait pas vu Louis de Pontvigail aux Maurières depuis deux dimanches passés, et cela commençait d’inquiéter le père Deschamps. Rose en éprouvait par orgueil le regret de ne pouvoir le refuser, car d’ailleurs elle n’hésitait pas et ne songeait qu’à Lucien.

Ils redoutaient l’un et l’autre l’achèvement du portrait. Ces deux heures, chaque matin, passaient enchantées. Le regard de Lucien, tendrement attaché sur elle, et plein d’admiration, d’enthousiasme et de doux serments, pénétrait d’émotion le cœur de Rose et la faisait délicieusement rêver tout le jour. Ce n’était point par la réflexion, mais seulement par l’amour, que cette jeune fille pouvait être initiée à un ordre moral plus élevé que celui où elle était née.

Elle s’élevait déjà en aimant — car jusque-là elle n’avait rêvé que d’être adorée ; — elle s’élevait par le désir de comprendre son amant et de s’égaler à lui. Elle était donc avec lui naïve, humble, sincère, vraiment charmante, et Lucien pouvait l’aimer sans aveuglement et sans folie. Mais, trop amoureux pour ne pas avoir une confiance entière et pour ne pas supposer à celle qu’il aimait toutes les perfections, il n’usait nullement du pouvoir qu’il aurait eu de développer la raison et le cœur de cette jeune fille, et ils se bornaient à s’enivrer réciproquement de cette poésie dont l’amour emplit le cœur, et qui en déborde pour transfigurer toutes choses.

C’est à peine si Lucien avait dit à Rose qu’il voulait l’épouser ; cependant, elle en était sûre, tant elle se voyait respectée par lui. Ce respect, en lui-même si tendre, si différent de la conduite des garçons du village, qui prennent en jouant les filles par la taille et leur ravissent des baisers, l’avait d’abord étonnée, puis il la toucha.

Rose éprouvait enfin cet attendrissement, cette ardente bonne volonté que l’amour donne à toutes les âmes capables d’aimer, et qui, dirigés dans un noble sens, feraient franchir à l’être un immense espace. Mais les événements seuls, ou les milieux, se chargent d’activer ou d’éteindre cette flamme, qui éclate parfois en actes sublimes et le plus souvent cède à des souffles glacés.

Cécile, pendant ce temps, lasse d’interroger pour son frère un avenir incertain et d’étudier ce problème, où rien ne dépendait de sa volonté ni de son action, se laissait envahir par de longues rêveries. Elle revenait avec mélancolie sur son passé, et se retrouvait près de son père, dont elle écoutait encore, dans les entretiens qu’ils avaient ensemble, la parole grave et pleine d’idées.

Elle croyait presque l’entendre ; il était là, et cependant le sentiment de l’absence gonflait le cœur de Cécile, et des larmes coulaient lentement sur son visage. Il y avait une autre figure qui par moments aussi revenait sous son regard et amenait sur sa lèvre un pli méprisant, amer, celle de l’homme qui avait feint l’amour auprès d’elle, et qui, par des mots magiques, avait éveillé en elle des sentiments jusque-là confus.

Auparavant, elle se contentait d’être fille et sœur ; mais à la voix de cet homme elle avait pressenti une vie plus ardente, plus active, plus haute ; elle avait voulu être femme, aimer ; elle avait entendu dans son cœur, et comme en rêve, de petites voix l’appeler.

Elle avait mis en lui sa confiance et sa tendresse, et s’était dit en le regardant : « Voilà ce lui avec lequel je dois porter les joies et les malheurs de la vie, trop lourds pour un seul ; voilà mon compagnon à toujours. » Et quand, brisée d’une douleur profonde, elle attendait son appui ; quand elle sentait que ses larmes perdraient de leur amertume à couler sur le sein de cet ami, pour un peu d’argent il l’avait abandonnée !

Maintenant, cet avenir entrevu, ces croyances flétries, mais non arrachées, que doit-elle en attendre encore ? Elle ne sait, mais il lui semble que tout autour d’elle s’est rétréci, et que sa vie n’a plus désormais d’autre aliment que l’amitié de son frère. Qu’il puisse donc être heureux ! Elle soignera ce bonheur, ce sera sa tâche et sa joie. On n’est jamais seul quand on aime, bien moins seul assurément que ceux qui se laissent aimer.

Telle était l’heureuse nature de Cécile, que ces rêveries où l’isolement la plongeait n’aboutissaient jamais en elle qu’à de saines résolutions. Peu facilement inquiète d’elle-même, elle sentait que dans ce monde, où tant d’êtres jouissent et souffrent, et où retentissent les doux noms de pitié, de justice, d’amour, elle aurait toujours à occuper son cœur et sa pensée.

Aux Grolles comme à Paris, elle s’était fait une suite d’occupations agréables, dont la plus nouvelle était le soin du parterre qu’elle créait sous sa fenêtre, dont la plus chère et la plus ancienne était l’étude et l’interprétation des maîtres de l’harmonie. Les facultés musicales étaient chez Cécile très-développées ; elle jouait du piano depuis l’enfance, et, sans chercher les difficultés, ni s’être proposé pour but d’atteindre à la première force, elle possédait une facilité de main et une puissance d’expression très-remarquables.

Sous ses doigts, l’instrument semblait un organe qui lui fût propre, tant elle lui donnait l’accent d’une âme. Avec cela, des livres, quelques journaux, une promenade quotidienne au milieu des beaux sites qui l’entouraient, quelque acte de bienfaisance rempli sur sa route, quelque fraternelle parole aux gens du pays, et la conversation de son frère, la journée se trouvait abondamment remplie.

Telle n’était cependant point l’opinion des gens de Loubans ; car ils cherchaient avec ardeur à deviner quel chagrin, quelle bizarrerie avait pu porter la jeune et jolie Parisienne à s’enterrer dans le séjour isolé des Grolles, et Cécile ne voyait jamais la famille Darbault sans s’entendre dire :

« Vous devez bien vous ennuyer. »

Il y avait aussi le soin du ménage, qui, malgré les prévisions de la tante Darbault, causait à Cécile quelque souci.

Car elle avait fort à souffrir dans ses plans d’économie des hautes visées de Mme Arsène. Le jour même de leur arrivée aux Grolles, Cécile, d’une fenêtre, avait entendu ce colloque, tenu entre la fermière et Mme Arsène, au seuil de la maison :

« Vous nous mettez joliment sens dessus dessous, disait la première d’un ton bourru.

— Voilà bien de quoi vous plaindre ! avait répondu Mme Arsène. Puisque vous aviez un château, vous fallait-il pas des seigneurs ?

— Ah ! c’est-il des seigneurs ?

— Dame ! vous verrez.

— C’est vraiment des gens riches ? avait demandé la fermière en insistant.

— Je le crois bien ! Très-riches ! Imaginez-vous point que je me serais dérangée pour servir de pauvres diables ? Non pas ; bien que ce soit par pur attachement pour la jeune demoiselle que j’ai consenti… Elle ne trouvait personne de suffisamment convenable. Et c’est si intéressant ! Pas de mère ! vous comprenez ? Il fallait chez elle une personne qui pût lui en tenir lieu, ou quelque chose d’approchant. J’ai senti que c’était mon devoir. J’ai vingt francs par mois ; on voulait me donner bien davantage, mais j’ai dit non, ça sera comme ça ; je ne veux rien de plus ; c’est à prendre ou à laisser. Des motifs d’intérêt nuiraient à la délicatesse de mes sentiments.

— Ah ! ah ! comme ça, ce n’est donc pas des gens regardants ?

— Peuh ! pour qui les prenez-vous ? Allez ! allez ! vous n’aurez pas besoin à présent de porter votre volaille au marché. Seulement, nourrissez-la bien, car ce n’est pas du rebut qu’il nous faut. On n’y regardera pas ; mais il faut que ce soit beau. »

Cécile ne fut pas longtemps sans s’apercevoir que les insinuations indiscrètes de Mme Arsène portaient leurs fruits. Ils eurent à entrer en négociation avec le fermier pour la cession de la partie du jardin qui touchait à la maison et dont Cécile désirait faire un parterre ; ce n’était qu’une location, et cependant le fermier ne demanda pas une somme inférieure à celle qui représentait, au taux du pays, le prix même du fonds de terre. Lucien s’emporta ; le fermier se trouva fort désappointé, et grommela en acceptant le triple de la valeur de son carré de jardin.

On prenait à la ferme le lait, le beurre, les œufs, les volailles ; et le tout se payait aux prix de Paris, avec cette seule différence que la qualité était inférieure et le choix impossible. Au risque de se faire des ennemis à la ferme, Cécile se serait fournie ailleurs ; mais Mme Arsène était une bonne trop distinguée pour consentir à porter le moindre fardeau et pour s’en aller, le panier au bras, à Loubans, ou dans les fermes voisines.

Elle faisait seulement les emplettes d’épicerie, et ce n’était pas sans se plaindre, ni sans de grands embarras, prenant partout le meilleur et le plus cher, en sorte que Cécile fut obligée de lui déclarer qu’elle entendait se contenter à moins, d’autant plus qu’on ne s’apercevait de l’excellence des produits qu’à leur cherté exceptionnelle.

Ses observations, toutefois, furent d’abord assez timides. Il faut l’avouer, vis-à-vis de cette chambrière aux grandes façons, qui estimait tant la richesse, la jeune maîtresse éprouvait quelque fausse honte à faire l’aveu de sa pauvreté. Faiblesse très-commune et très-explicable : si mesquins, si peu justes que soient les motifs du jugement porté sur nous, il n’en existe pas moins sans appel dans l’esprit de ceux qui l’ont prononcé.

En dépit de la vérité, nous ne sommes que cela pour ceux qui nous entourent. Or, notre vie étant aussi dans les autres pour une grande part, nous ne pouvons échapper absolument à l’influence de l’opinion d’autrui sur nous-mêmes, si renversée ou rapetissée que soit notre image dans le réflecteur que cette opinion nous présente.

Qui s’empressera d’avouer une action honorable en soi, si elle doit passer pour déshonorante aux yeux de tous ? Que de fois notre front rougit sous un soupçon que dément notre conscience ! Tandis qu’un nain, entouré des miroirs grossissants de la flatterie, finira par se croire un grand homme, chose si fréquente dans nos sociétés monarchiques ; de même, un entourage aplatissant nous énerve et nous diminue ; car il est indispensable à notre nature de trouver chez ceux qui nous entourent un point d’appui. Pour être complètement soi, il est nécessaire d’être compris.

Mme Arsène avait paru extrêmement mortifiée des observations de sa jeune maîtresse, quelque modérées qu’elles fussent, et à partir de ce moment il y avait eu dans son zèle et dans son humeur une baisse prononcée.

Elle se vengeait du moins des restrictions apportées à ses achats, en ajoutant au repas toujours quelque plat de plus que n’avait commandé Cécile. On obtenait de la sorte beaucoup de restes, que Mme Arsène distribuait libéralement aux fermiers.

Sans aucun doute, ces grandes façons procédaient du souvenir de l’homme illustre que Mme Arsène possédait dans sa famille ; ce qui prouve combien il est impossible de prévoir toutes les influences auxquelles on peut être sujet en ce monde. L’esprit du défunt valet de chambre du prince de Lichtenstein régna despotiquement pendant tout un mois sur le budget des Marlotte et leur coûta cher.

Mais le goût des grandeurs est si enivrant pour les âmes bien nées que Mme Arsène en oubliait tout, même ses fatigues. Cinq ou six plats exigent incontestablement plus de peine que deux ou trois ; toutefois, cette personne distinguée ne regrettait rien quand, une serviette sous le bras, en tablier blanc, solennelle et digne comme avait dû l’être son oncle aux soupers du prince de Lichtenstein, elle servait le repas.

Cécile, un soir, était assise dans le jardin, sur un banc de pierre que la lune inondait de ses molles lueurs ; elle regardait au ciel les nuages épars, à travers lesquels çà et là pointaient les étoiles, et se sentait heureuse de ce calme et de ces grandeurs. Au delà des silhouettes paisibles des arbres du verger, se découpaient sous le ciel les cimes de grands chênes, et dans le silence le chant de l’oiseau des nuits ruisselait.

Tout à coup, Cécile crut entendre à quelque distance comme des pas furtifs ; des feuilles sèches, dans les allées, craquaient et bruissaient, et entre deux arbres il lui sembla voir quelque chose, comme une ombre d’homme, passer. La jeune fille, d’abord effrayée, voulut rentrer ; mais la réflexion calma sa crainte : à la campagne, il n’y a point de voleurs nocturnes, sauf peut-être des maraudeurs, gens timides et inoffensifs.

Elle reprenait donc le cours de sa rêverie, quand Mme Arsène vint de la maison s’asseoir près d’elle. Cette familiarité, Cécile n’en fut pas choquée, mais elle s’en serait passée volontiers. La conversation de cette femme, qui mêlait le ridicule à l’idéalisme, lui déplaisait ; cependant, elle se reprochait cela comme une injustice et s’obligeait à causer avec de temps en temps. Il était convenu d’ailleurs que Mme Arsène avait droit à des égards tout particuliers, et c’était bien ainsi qu’elle-même l’entendait.

« Je donnerais beaucoup pour être dans l’idée de mademoiselle, dit Mme Arsène de son ton obséquieux.

— Dans mon idée ! Comment ? demanda Cécile.

— C’est que mademoiselle doit penser de si belles choses en regardant le ciel là, si bien mise qu’elle est, et avec son éducation. »

Cécile eut tout de suite envie de ne plus penser à rien, ou du moins de s’enfuir afin d’être seule ; mais elle voulut par bonté rester un moment encore, et répondit :

« Le ciel est très-beau ce soir.

— Et voyez, mademoiselle, comme ces constellations (elle appuya sur ce mot) y font bon effet. Ah ! ça remue, ça élève le cœur, surtout quand on pense que tout ça sont des mondes comme nous. Ça ne confond-il pas l’imagination ! »

Cécile cherchait avec effort une réponse à ces prétentieuses banalités, quand, voyant s’agiter d’une façon insolite les rameaux d’un laurier-cerise, elle demanda à Mme Arsène si les maraudeurs n’étaient point à craindre aux environs.

« Justement, mademoiselle, il m’a semblé voir un homme dans le jardin, hier soir, à cette heure, pendant que mademoiselle faisait de la musique. Mais il ne paraît point qu’on ait touché aux fruits. Si je connaissais par ici des jeunes gens assez romantiques, je croirais plutôt qu’on vient écouter mademoiselle. Car il y a de quoi tomber dans le ravissement. Ah ! je ne puis m’empêcher de croire que j’étais née pour une existence différente ; car tout ce qui est beau me transporte, et quand mademoiselle se met à son piano, rien que d’entendre les premiers accords, je me sens toute bouleversée.

— Je vais vous donner ce plaisir, « dit Cécile en rompant ainsi l’entretien. »

Et elle rentra, suivie de Mme Arsène, qui n’osait pas rester seule, et qui saisissait tous les prétextes pour s’installer au salon.

Quand elle fut à son piano, Cécile retomba sous l’empire des pensées douces et mélancoliques dans lesquelles, au jardin, elle s’était plongée. Au milieu du crépuscule, et de souvenir, elle joua lentement et gravement un morceau d’Haydn, autour duquel ensuite elle versa d’inspiration des mélodies inédites, fraiches comme des fleurs battues par une ondée de printemps.

Ces notes, qui par la fenêtre ouverte, passionnées et sonores, s’envolaient au ciel, la soulageaient comme des larmes ; elle joua longtemps ainsi ; puis, fortifiée, elle se releva tout à coup par un chant vif et brillant, plein d’affirmation et d’espoir. Alors, les mains de la jeune artiste quittèrent l’instrument, et elle alla s’accouder sur la fenêtre pour jouir de la belle lumière épanchée dehors.

Elle faillit jeter un cri. Un homme, coiffé d’un chapeau rond, était adossé contre un arbre, en face. Il avait la main sur con cœur, la tête penchée sur sa poitrine ; un chien se tenait couché à ses pieds. Enfin il releva la tête assez lentement, et tout à coup – peut-être venait-il d’apercevoir Cécile, — se retournant d’un mouvement brusque, il disparut. Cécile avait reconnu Louis de Pontvigail.

« Que vient faire ici ce pauvre sauvage ? se demanda-t-elle. Écouter mon piano, ce n’est pas douteux. Il aura passé là par hasard un soir que je jouais ou chantais, et, pour une organisation si impressionnable et si exalté, la musique aura dû être une révélation, une extase ! – Tant mieux, se dit-elle un moment après, mes rêveries musicales serviront à quelque chose, et je tâcherai de lui faire du bien.

VII

On était, à Loubans, dans le plus grand émoi. À l’occasion de l’établissement d’une route, qui surexcitait jusqu’à la passion les différents intérêts et partageait la ville en deux camps ennemis, le sous-préfet de l’arrondissement venait à Loubans et y passait la journée. Naturellement, il devait descendre chez le maire, et l’on n’était occupé que de cet évènement, depuis une dizaine de jours, dans la famille Darbault.

Cécile était dans l’atelier de son frère quand on lui remit une lettre timbrée de Loubans.

Elle l’ouvrit, et, ne connaissant point l’écriture, chercha de quel nom elle était signée.

« Ah ! c’est d’Agathe, » dit-elle.

Et elle lut tout haut :


« Ma chère amie,

« Il faut que je croie beaucoup à votre affection et à votre bonté pour la demande que j’ose vous faire ; mais je suis si abandonnée de ceux sur lesquels je devrais compter le plus que je me décide à m’adresser à vous. »

— Oh ! oh ! interrompit Lucien, c’est quelque chose de grave.

— Aussi je vais lire tout bas, dit Cécile ; car il s’agit peut-être d’une confidence que cette pauvre Agathe ne veut faire qu’à moi. »

Bientôt cependant elle se mit à rire, haussa les épaules et reprit à haute voix :

« Ma chère, vous savez que nous allons avoir le sous-préfet, et que nous donnons à cette occasion un dîner suivi d’un bal. Toutes ces dames ne sont occupées que de leur toilette, et je sais que Mme Coquendron a fait venir sa robe et sa coiffure de Paris. Eh bien ! ma chère, il n’y aura guère que moi, la fille du maire, qui n’aurai pas une toilette neuve. C’est une humiliation que je ne puis pas accepter : j’en pleure de chagrin.

« J’ai représenté à mon père la cruauté de ma situation ; mais il s’est refusé à la comprendre. Il prétend qu’il n’a pas d’argent ; cependant il sait bien en trouver pour autre chose ; ce n’est pas la première fois que je m’aperçois de son injustice, et j’en ai le cœur brisé. Si je m’en croyais, je renoncerais à tout et refuserais d’assister à ce bal ; mais je dois à mes parents, malgré leur dureté, de ne pas faire de scandale et de renfermer mes douleurs sous un air riant.

« Seulement, je ne puis décidément pas paraître avec cette petite robe blanche que j’ai déjà mise deux fois, et que tout le monde me connaît. Ce serait tout à fait ridicule, et il faut toute la sécheresse de cœur de mon père à mon égard pour n’en pas convenir. Dans ce triste embarras, j’ai pensé, ma chère cousine, à ces robes de soirées dont vous m’avez parlé et que vous ne portez plus ; et, si vous vouliez bien être assez bonne pour en faire venir une et me permettre de l’arranger à ma taille, pour cette soirée seulement, je vous en garderais une reconnaissance éternelle.

« Prêtez-moi celle dont vous ne voudrez pas pour vous-même car je pense bien que vous vous préparez de votre côté et que vous complotez d’éclipser tout le monde, ce qui vous sera facile.

« Pardonnez-moi ma hardiesse et mon importunité ; mais vous connaissez trop bien les exigences du monde pour ne pas me comprendre et m’excuser. J’attends avec anxiété votre réponse et suis pour la vie,

« Votre affectionnée,
« Agathe Darbault. »

« Voilà qui s’appelle une folle, dit Lucien.

— Pauvre Agathe ! dit la jeune fille ; ce n’est pas tout à fait sa faute. Son éducation, nos usages, tout la pousse à être ainsi. Au fond, sa demande est plus logique et plus sérieuse qu’elle n’en a l’air. Vous autres, vous raillez toujours les femmes, et c’est mal, parce que c’est injuste. Le mariage n’est-il pas leur seul avenir ? Eh bien, forcément, par cela même il est devenu leur ambition. Elles n’ont que deux moyens d’atteindre à cet avenir, sans lequel toute vie morale, aussi bien que toute vie sociale, leur échappe : avoir une grosse dot, ou charmer un homme bien posé. C’est à ce dernier parti qu’Agathe est réduite.

— Eh bien, si elle n’a que celui-là… répliqua Lucien en hochant la tête.

— Elle n’en est que plus malheureuse. Qui te dit qu’elle n’accepterait pas avec joie un emploi sérieux de ses facultés ? Mais, dépourvue d’aptitudes musicales aussi bien que de beauté, quand elle n’a d’autre occupation que son piano et sa toilette, et d’autre espoir que celui de charmer un homme, n’est-elle pas surtout la victime de lois stupides ? Va, ne rions pas d’elle. Je vais écrire à Paris et lui faire venir une jolie toilette, qui lui donnera du moins quelques heures de joie.

— Me dirais-tu pourquoi tu ne ressembles pas aux autres, toi ? dit Lucien en regardant sa sœur fixement.

— Je ne sais pas, dit-elle avec un sourire. C’est peut-être que je n’ai pas l’ambition de me marier, grâce à la dure leçon que j’ai reçue. Et puis, nous sommes deux, « ajouta-t-elle en tendant la main à son frère, qui la serra dans ses bras.

Deux jours après, le dimanche, comme d’habitude, la famille Darbault était rassemblée aux Grolles, augmentée de son plus brillant rejeton, Arthur Darbault, lequel, après un long séjour chez le duc de Paramolan, venait passer chez son père les derniers jours des vacances.

La présence de ce jeune homme remplissait la famille d’un noble orgueil. Il y avait autour de sa personne quelque chose de solennel, qui rappelait le nuage d’Homère. Ceux qui marchaient près de lui lui faisaient escorte, et il était lui-même si pénétré de son importance qu’il n’était pas possible d’oublier un seul instant les droits et la valeur de ce jeune représentant d’une école d’élite. Sa façon de tenir la tête et de regarder laissait voir que le pays et ses habitants lui semblaient à peu près indignes de ses regards. De tout petits jugements très-courts, mais irrévocables, tombaient de ses lèvres négligemment, et quand il ne parlait pas, un sourire ironique posait sur sa bouche. Il daigna traiter Cécile et Lucien en gens de son monde, et tout ce qu’il dit roula sur les fêtes, les chasses, les dîners et les folies qui avaient eu lieu chez le duc.

« Paul et moi, disait-il à tout propos…

— Qui donc Paul ? demanda Lucien.

— Paul, répondit Arthur sans ouvrir la bouche, ou du moins si peu que c’était à peine, c’est mon alter ego, mon Achate, mon Pylade, le fils du duc de Paramolan.

On l’écoutait bouche béante, et Agathe aussi avidement que les autres, mais avec une sorte d’impatience qui ressemblait à du ressentiment. Elle avait les yeux un peu rouges. En l’abordant, Cécile lui avait dit à l’oreille :

« J’ai écrit à Paris ; nous aurons promptement une robe. » Et là-dessus Agathe lui avait jeté un regard éloquent, en lui serrant convulsivement la main.

Vers quatre heures, on alla se promener dans les bois pour voir une fontaine que Cécile avait découverte sous des rochers. Rose était de la partie, plus jolie qu’à l’ordinaire, avec un fichu de tulle à ruches, orné de nœuds de velours noir, sur lequel Agathe et Mme Darbault jetaient des regards indignés ; elle avait aussi les yeux plus veloutés et plus brillants, et des grâces nouvelles, qui semblaient lui naître chaque jour. Lucien n’osant s’occuper d’elle exclusivement, oubliait cependant, rien qu’à la regarder à distance, de causer avec ses hôtes.

Au reste, de la conversation de toutes ces personnes, marchant en groupes différents, on n’eût pu extraire que deux idées : ce qui s’était passé chez le duc et ce qui allait se passer à la fête donnée en l’honneur du sous-préfet. Rose ne pouvait cacher son regret jaloux de ne point assister au bal, et, plus sérieusement qu’elle n’osait en avoir l’air, elle proposait à Lilia de vouloir bien l’y conduire, habillée tout à fait en demoiselle et coiffée en cheveux.

En même temps, elle regardait Lucien, se disant : « C’est lui qui me vengera de tels dédains. » Et Lucien, enivré de ces regards, pensait : « Comme elle m’aime ! » Les vrais poètes n’ont affaire d’analyse ni de chimie ; ils admirent l’éclat des feuilles, le coloris, le parfum des fleurs, sans rechercher quels sucs les ont formés.

On s’assit près de la fontaine, et tandis qu’on parlait toujours du prochain bal, Lilia, penchée sur la source, de ses roseaux se composa une coiffure merveilleusement en accord avec son petit air doux et rêveur. Cécile en fit la remarque à Lucien :

« Ravissant ! « dit-il tout haut. Et, se penchant vers sa sœur : « Seulement, c’est trop ophélianesque. »

Lilia n’avait entendu que le premier mot ; elle rougit.

« Ma foi ! oui, ce n’est pas mal, dit M. Darbault, et cette coiffure a, en outre, un grand mérite, elle est simple et ne coûte pas cher. Si les femmes avaient l’esprit de se contenter de pareilles choses, les pères et les maris auraient un peu plus de paix en ce monde.

— Ce ne sont pas les femmes qui dépensent le plus, dit Agathe d’un ton amer, et, quand surtout on ne leur accorde rien, il est bien étonnant qu’on leur fasse encore des reproches.

— Voilà, dit M. Darbault, une observation très-déplacée et qui prouve que le goût de la toilette chez les demoiselles peut aller jusqu’au manque de respect envers leurs parents.

— Si je manque de respect, dit Agathe, c’est parce qu’on manque de justice… »

Mais ces derniers mots s’éteignirent dans les sanglots, et, se levant tout éplorée, Agathe s’enfuit dans le bois.

Cette scène affecta diversement les membres de l’assemblée. M. Darbault poussa du pied, en jurant, une pierre qui tomba dans l’eau en éclaboussant Lilia. Celle-ci se plaignit avec assez de mauvaise humeur, et Mme Darbault dit que sans doute Agathe avait tort, mais qu’en effet ce n’était pas elle qui faisait le plus de dépense et qu’elle avait bien droit à quelque plaisir. Arthur se montra fort scandalisé de la conduite de sa sœur, et Marius, d’un air de dédain, murmura le mot : chiffons.

« Sur ma parole, on me fera tourner l’esprit ! » s’écria M. Darbault ; puis il se tut, averti par un coup de coude que lui donna sa femme en désignant Rose.

Cécile avait suivi sa cousine ; elle la trouva tout en larmes derrière une touffe de chênes, à quelque distance, et, lui prenant la main, elle la gronda doucement de la vive sortie qu’elle venait de faire.

« Vous savez, ajouta-t-elle, que pour votre toilette vous pouvez compter sur-moi.

— Ce n’est pas seulement pour cela, voyez-vous, Cécile ; c’est l’injustice qui me fait mal. Mon père épuise pour mes frères toutes ses ressources, et non-seulement pour leur éducation, mais aussi pour leurs fantaisies. Ces messieurs sont bien mis ; ils ne se refusent rien, et moi qui n’ai aucune liberté, qui suis là renfermée dans ce trou de Loubans, dont je suis condamnée peut-être à ne jamais sortir, on me discute tout, on regarde à m’accorder une robe neuve quand j’en ai besoin. Et puis des reproches encore ! Non, Cécile, je vous le dis, je me trouve trop malheureuse ; je voudrais mourir.

— Votre père, je le crois, obéit seulement à l’usage en ceci ; il vous aime autant que vos frères.

— Je n’en suis pas moins sacrifiée, reprit-elle amèrement.

— Savez-vous ce que je ferais, Agathe, à votre place, et ce que je ferai moi-même, peut-être, si mon frère ne réussit pas ? Je chercherais un travail… une industrie, au moyen de laquelle je pourrais me suffire et vivre indépendante.

— Quelle idée ! ma chère ; qu’est-ce qu’une femme peut faire ?

— Mais… le commerce, l’enseignement. C’est malheureusement un peu plus difficile pour nous que pour les hommes ; cependant, avec de la volonté…

— Le commerce ! dit Agathe mais cela est bon pour les femmes du peuple. Vraiment, ma chère, vous n’avez pas du tout les idées de votre rang. Ai-je les yeux rouges ? poursuivit-elle en s’essuyant le visage. Mon Dieu ! je suis fâchée, après tout, de m’être emportée comme cela. Votre frère et vous devez me trouver bien ridicule.

— Je crains surtout que vous n’ayez fait de la peine à vos parents, dit Cécile. Je vous le répète, mon oncle suit l’usage sans y réfléchir ; mais si vous lui demandiez son aide pour vous créer une utilité, autre que le commerce, puisqu’il vous déplaît, je suis sûr qu’il ne vous refuserait pas.

— Je ne vous ai pas encore exprimé, ma chère, toute ma reconnaissance pour votre procédé. De quelle nuance est la robe ? »

Dès lors il ne fut plus question que de ce dernier sujet dans les paroles qu’échangèrent encore les deux cousines jusqu’à leur retour près de la famille ; Cécile, pour sauver la gêne de sa compagne, dit en arrivant :

« L’heure du dîner va sonner. Ma tante, voulez-vous que nous rentrions ? »

Ils revinrent à travers le bois, sous une voûte de verdure que les rayons du soleil perçaient de toutes parts ; à leurs pieds, les ombres et les rayons se poursuivaient en jouant ; sous les racines des arbres, le grillon chantait ; en haut, les oiseaux et les feuilles s’agitaient au souffle d’une brise tiède, un peu lourde, qui rafraîchissait à peine les fronts brûlants des promeneurs et leurs joues empourprées, de même que les bois et les vergers, des teintes de l’automne.

Lucien, à la fois artiste et amoureux, s’enivrait de ces harmonies ; Cécile en jouissait avec recueillement, et Rose et l’enfant, sans les définir, s’en imprégnaient. Pour les autres, ils marchaient entourés de leurs préoccupations personnelles et de leurs soucis comme d’une atmosphère qui repoussait de telles influences. Les petites passions prennent l’homme tout entier ; les grandes, aussi bien que la paix du cœur, le laissent accessible aux grandes impressions et le rendent même plus apte à les ressentir.

On eût été presque silencieux au dîner, si la jeune maîtresse de maison n’avait eu soin de remettre Arthur sur le sujet inépuisable des plaisirs et des splendeurs de Paramolan. Quel récit pour Mme Arsène ! Elle était là, saisie d’émotion et de respect, et ne put s’empêcher, pendant une pause de l’orateur, de s’écrier, sous peine d’être suffoquée :

« Dieu ! est-ce magnifique ! c’était comme cela chez le prince de Lichtenstein. Eh bien, j’en voudrais voir autant avant de mourir ; car vraiment cela élève l’âme de voir de si grandes gens et de si belles choses ! »

Un regard aristocratique d’Arthur la remit à sa place, un peu confuse ; mais, un moment après, Mme Arsène prenait une éclatante revanche. Le docteur Delfons venait d’arriver au milieu du dîner, comme d’habitude ; il achevait à la hâte quelques morceaux, et Mme Arsène avait servi le dessert, quand on la vit, rouge de l’émotion la plus solennelle, revenir de l’office portant un gâteau en forme de cœur et surmonté d’un bouquet énorme, qu’elle posa devant Cécile.

« Qu’est-ce que cela ? dit la jeune fille étonnée.

— Si mademoiselle veut bien détacher le papier qui entoure le bouquet, dit Mme Arsène, elle verra de qui lui vient cet humble hommage, et comprendra les sentiments fidèles d’une personne dont le cœur lui est tout dévoué.

— C’est apparemment votre fête, Cécile ? dit Mme Darbault.

— Je sais que mademoiselle porte aussi le nom de Thérèse. »

Et Mme Arsène, en jetant rapidement cette explication, s’enfuit toute tremblante. Cécile déplia le papier, qui était rose, et lut à voix haute :

« Mademoiselle,

« Ci c’ét une audasse d’osé exprimé les santimants les plus distingué qui puisse honorer un cœur, qui se plait d’an être digne, veillez pardonné à votre humble servante. Le ciel n’a pas permi que je n’aice dans l’opulance ; mais la pauvreté m’a laicé, malgré le malheure, un cœur aussi délicat et aussi bien plassé que ceux des grands de la terre et cé pourquoi j’éprouve le besoin de vous rendre l’homage que ma reconaissance et la pureté de mes santimants m’inspir, au jour de votre fête. Daigné accepter ce cœur, qui êt le simbol du mien et que ces fleurs vous peigne la vivacité de mon estime pour vos vertu et les vœux que je forme pour votre plus grand bonheur sur terre et après cette vie.

« Votre très-humble et dévouée,
Arsène Duboque. »

« Voilà qui est du moins bien intentionné, dit Cécile en étouffant d’un geste gracieux les rires qui éclataient parmi ses convives. Jeanne, mon enfant, va dire à Mme Arsène que je la prie de venir recevoir mes remercîments. »

Jamais poëte lauréat ne laissa éclater plus de confusion et de triomphe que Mme Arsène, quand elle rentra au salon une main sur son cœur et les yeux baissés. Chose obligée à la campagne en pareille occasion, Cécile l’embrassa : chacun lui adressa des félicitations plus ou moins ironiques, et elle se retira, enivrée, pour aller élaborer dans le secret de sa cuisine les rêves les plus ambitieux. — Après un tel événement, qui venait de faire éclater tout son mérite, assurément on allait s’empresser de rendre à Mme Arsène tout l’honneur qui lui était dû. On la relevait des fonctions serviles qu’elle remplissait ; une nouvelle bonne, placée sous ses ordres, était chargée du gros du service et de certains détails rebutants dont Mme Arsène n’avait jamais pris complètement son parti. Enfin Cécile et Lucien, touchés de ses grandes qualités, lui donnaient le titre de mère… Elle se vit à Paris, chez ses enfants d’adoption, gérant la maison, respectée de tous et trônant à table, au milieu de convives illustres qui admiraient à l’envi sa délicatesse native et la pureté de ses sentiments. — Hélas ! le plus beau moment du rêve n’est jamais loin du réveil.

Après le dîner, M. Darbault, prenant le bras du jeune peintre, l’entraîna dans le jardin.

« Mon cher ami, lui dit-il, j’ai vraiment sur les épaules un faix trop lourd à porter. Je suis tout seul chez nous à compter avec le possible, et chacun des miens a ses exigences qui me rendent fou. Arthur m’a coûté les yeux de la tête pour son éducation ; le voilà maintenant en bonne passe ; mais, pendant encore deux ou trois ans, il me coûtera. Il lui faut ceci, cela, des gants, des chaussures, des livres, l’argent de poche, et, pour aller chez ce duc, tout une toilette bourgeoise, parce que ce n’est pas de bon goût, dit-il, de porter l’uniforme hors de l’école. Ce garçon me ruine, et avec cela Dieu veuille qu’il n’ait pas de dettes ! J’en tremble parfois ; les jeunes gens sont fous. Il faut ! disent-ils ; c’est indispensable. Voilà le grand mot à tout propos : Il faut que le petit bourgeois trouve moyen de faire aller son fils de pair avec des fils de duc. Est-ce possible ? Eh bien pourtant, je l’ai fait, car sans cela Arthur m’aurait reproché de nuire à son avenir, et j’espère bien qu’effectivement cette haute amitié lui servira. J’avoue qu’on n’aime pas à se voir infériorisé, puisque nous sommes tous égaux ; mais, à la manière dont on l’entend, il faut convenir que l’égalité coûte cher. Marius, lui, va devenir étudiant en médecine, et le diable m’emporte si je sais comment je viendrai à bout de l’entretenir à Paris. Avec tout cela, nous aurions besoin à la maison d’une économie rigoureuse ; mais ces dames aussi ont leurs fantaisies. Tu vois la scène qu’Agathe m’a faite tout à l’heure. Cette réception du sous-préfet va m’enlever encore un billet de cinq cents francs. Je voulais seulement donner un dîner, ces dames ont voulu un bal. Eh bien, je te le dis en grande confidence : je n’ai en ce moment pas le sou à moi, et je me sers d’argent qui m’a été confié et qui peut m’être redemandé d’un instant à l’autre. C’est une situation impossible, affreuse ! J’en ai toutes les nuits des cauchemars ; le sang me porte à la tête, et je crains une attaque d’apoplexie. Ah ! que de soucis ! Et puis, mon étude est loin de me donner ce qu’elle rapportait autrefois. Depuis que cet intrigant de Savarin est venu ici, il me dénigre, me vole des clients, et je sais qu’il forme une cabale pour me chasser du conseil municipal aux prochaines élections. Mais je suis un honnête homme, un ami de l’ordre, et on ne me renverra pas comme cela. Je ne crois pas avoir démérité de mes concitoyens ; mais, s’ils sont ingrats, le gouvernement, j’espère, ne le sera pas.

— Je vous avoue, dit Lucien en interrompant cette longue confidence, qu’à votre place, et surchargé, comme vous l’êtes, par les exigences de la famille, je n’aspirerais qu’à résigner ces fonctions de maire, qui vous obligent, comme dans la circonstance actuelle, à un surcroît de dépenses.

— Tu as raison dans un sens, répondit M. Darbault, évidemment contrarié de cette observation ; mais, mon cher enfant, il est bon cependant de se tenir à sa place en ce monde. Voilà trente ans que j’exerce honorablement le notariat et six ans que je suis maire. J’ai des talents d’administrateur que tout le monde reconnaît ; je puis, sans me flatter, me rendre cette justice d’avoir fait de bonnes choses à Loubans. Je ne suis donc pas le premier venu, et j’ai assurément le droit d’occuper une fonction qui m’est pour ainsi dire légitimement acquise. On n’est pas seulement père… on est citoyen !

— Je vois que vous avez raison, mon oncle ; mais, après tout, je crois qu’Agathe n’a pas si grand tort. Elle n’est pas encore mariée et peut trouver son avenir compromis.

— On me l’a bien demandée, répondit M. Darbault, mais avec l’étude ; or, tu comprends que, ayant ces deux garçons sur les bras, je ne puis pas prendre ma retraite. Toutes mes économies sont parties, ajouta-t-il en baissant la voix, et je vais être obligé, pour Marius, d’hypothéquer mon petit domaine. Je vaudrais bien, je t’assure, pouvoir donner à Agathe les cinquante ou soixante francs qu’il lui faut ; mais je suis à court trop complétement, et vraiment celui qui voudrait m’aider me rendrait un grand service, car je suis bien embarrassé et bien malheureux.

— Je puis vous prêter cinq cents francs, mon oncle, dit Lucien.

— Ah ! mon cher garçon, je n’osais pas te le demander ; car enfin tu m’as dit que vous-mêmes n’étiez pas riches ; mais tu me rends un service que je n’oublierai jamais. Je vais te donner une reconnaissance de cette somme, et tu peux être sûr qu’elle te sera remboursée. Tu me sauves la vie ! Toutes ces commandes qu’il a fallu faire, un dîner somptueux, car on ne reçoit pas un sous-préfet comme un simple mortel… j’en perdais la tête. »

Quand ses hôtes quittèrent les Grolles, peu de temps après le dîner, Lucien, contre son habitude et malgré la présence de Rose, ne les accompagna point ; mais, restant auprès de sa sœur, dès qu’ils furent seuls, il lui dit :

« J’ai rendu ce soir un service à l’oncle Darbault ; mais il m’en a rendu un beaucoup plus grand en me faisant voir que j’agissais comme un misérable vis-à-vis de toi. »

Elle se récria.

«  Oui, je croyais t’aimer et je me conduisais comme un égoïste. Depuis deux ans, je te ruine tranquillement, confiant en mes rêves de gloire et m’en remettant à l’avenir du soin de tout réparer. Et qui m’assure que je le pourrai ? J’étais aussi fou que ce brave oncle, qui, à force de hautes visées, se ruine et perd l’avenir de sa fille. Toi, sage et prévoyante, au lendemain de la mort de notre père, tu voulais conformer nos dépenses à notre fortune. Je t’en ai empêchée par mes exigences. C’était odieux ; mais pardonne-moi, je ne voyais pas. À présent, mon amie, je me soumets complétement au règlement que tu vas faire, et que nous appliquerons, je le veux, avec la dernière rigueur. Et songe que je considère ta part comme intacte, malgré la brèche faite à notre avoir. Quant à moi, je dois vivre de mon travail, et je le ferai. »

Cécile haussa doucement les épaules et sourit, une larme dans les yeux.

« Puisque tu comprends que c’est raisonnable, dit-elle, nous allons réformer nos dépenses, je ne demande pas mieux ; mais si tu parles jamais plus de comptes entre toi et moi, je me fâcherai. »

Ils élaboraient ensemble leurs nouveaux plans, quand tout à coup Cécile, comme saisie d’un souvenir, s’alla mettre au piano. La musique parut à Lucien intempestive ; il voulait causer ; aussi vint-il, s’accoudant sur le piano, jeter ses paroles au travers des notes.

« Tais-toi, lui dit-elle en souriant, tu me troubles ; j’ai un public.

— Un public ? répéta Lucien étonné.

— Oui, un pauvre public mendiant, affamé d’harmonie, qui vient ici tous les soirs. Je te dirai cela tout à l’heure. C’est sacré. Retire-toi. On n’interrompt pas Mozart. »

Lucien alla s’asseoir au fond du salon, et Cécile reprit son jeu avec toute la puissance d’expression dont elle était capable quand elle se donnait à l’interprétation d’un maître chéri. Une harmonie saisissante remplissait l’espace ; au dehors, pas un bruit ne se faisait entendre, et, par la fenêtre ouverte, les arbres du jardin, pleins d’oiseaux sous leurs feuilles, semblaient écouter.

Depuis quelques soirs, Cécile ne jouait plus pour elle seule, mais pour cet être souffrant qui avait attiré sa sympathie, Louis de Pontvigail. L’histoire que la fermière avait racontée, la scène de la cabane pendant l’orage, lui avaient révélé des trésors d’énergie et de sensibilité dans cet homme, peut-être bizarre, mais à coup sûr malheureux.

Bonne pour tous, entraînée à soulager tout mais heur qui s’offrait à elle, celui-ci, plus élevé dans ses causes et plus profond, attirait Cécile plus fortement. Elle eût, avec toute la légèreté de sa main mignonne, pansé les blessures d’un malade ; mais ces blessures de l’âme, elle y mit tout son cœur. Elle choisissait donc, pour les jouer à cette heure, des morceaux plutôt doux que tristes, où la rêverie n’était point amère et où dominait l’espoir.

Cécile cherchait à relever et à consoler cette âme flétrie ; et, sous l’influence de ce désir, ses facultés perceptives affinées par l’harmonie, il lui semblait voir Louis de Pontvigail comme s’il eût été sous ses yeux, et lire en lui les impressions qu’elle y faisait naître. La communication établie d’elle à lui par la mélodie se complétait de lui à elle par des fils plus mystérieux, mais si bien sentis, que parfois, pour atténuer l’émotion trop vive qu’il éprouvait, elle modifiait ce qui allait suivre. Au bout d’une demi-heure environ, un peu fatiguée, Cécile s’arrêta.

« Vraiment, tu joues avec trop d’ardeur, lui dit son frère en serrant ses mains brûlantes. C’est plein d’âme et d’accent ; tu m’as tout ému. Mais cela t’épuise. Et maintenant me diras-tu quel est ce public dont tu me parlais ?

— M. de Pontvigail, dit Cécile. Il vient ici en se cachant comme un voleur, tous les soirs, à l’heure où j’ai l’habitude de jouer. Depuis que je m’en suis aperçue, mon concert se donne pour lui. Je lui joue des choses qui en même temps le ravissent et le calment. Cela le rend heureux.

— David et Saül, » dit Lucien.

Il ajouta :

« Mais tu n’es pas un David, ma petite sœur ?

— Et ce n’est pas non plus un Saül, répliqua-t-elle, mais un être doué d’immenses besoins d’idéal et d’harmonie qui n’ont jamais été satisfaits. Son irritation ne provient que d’une sensibilité exaltée à l’excès par la souffrance.

— Ah çà ! d’où le connais-tu si bien ?

— Quand je fais de la musique, répondit-elle en riant, je suis la princesse Fine-Oreille, j’entends pousser les pensées. »

Lucien resta un moment silencieux, et Cécile reportait ses mains sur le piano, quand il les retint prisonnières.

« Toutes les petites localités sont des foyers de commérages, dit-il. Je n’aime pas la présence de M. de Pontvigail dans ce jardin tous les soirs. Cela pourrait à la longue te compromettre.

M. de Pontvigail ! s’écria Cécile.

— Il n’est pas séduisant, je te l’accorde ; mais un homme jeune encore.

— Allons donc ! reprit-elle, c’est impossible. Tant de prudence, d’ailleurs, serait une cruauté.

— Tu es sûre qu’il est là ? demanda Lucien.

— Je le crois ; oui, il doit attendre encore. Notre concert dure au moins une heure chaque soir.

— Eh bien, il vaut mieux qu’il entre ici ; ce sera plus franc. Continue, je vais le chercher.

— Mon Dieu ! s’écria Cécile d’un ton désolé, tu vas m’effaroucher mon pauvre public ; il est si sauvage !

— Non, sois tranquille ; nous l’engagerons à entrer, à nous venir voir quelquefois ; il comprendra qu’il ne doit plus se cacher, et tu lui feras de la musique à nous trois ; cela vaudra mieux. Je serai d’ailleurs charmé de connaître mon rival de plus près. Laisse-moi faire, et recommence à jouer, je t’en prie. »

Elle consentit, non sans répugnance, et l’idée de la fâcheuse surprise qu’allait éprouver Louis de Pontvigail et de cette sorte de trahison qu’elle commettait envers lui jetait dans son jeu une agitation secrète.

Lucien, sorti par la cour de la ferme, arriva le long des murs du jardin, en cherchant le passage par où avait dû pénétrer Louis de Pontvigail. Il n’avait que l’embarras du choix : les murs écroulés comblaient en plusieurs endroits l’ancien fossé qui les séparait du chemin, et sur ces brèches un épais réseau de lierres et de ronces amortissait le bruit des pas. Lucien pénétra doucement dans le jardin, et revint sur ses pas en se dirigeant du côté de la maison.

La lune, bien que voilée, éclairait les objets à quelque distance ; près d’un arbre, et en face du rayon lumineux qui partait de la chambre de Cécile, une forme opaque, immobile, frappa les yeux de Lucien, qui, pour mieux observer, s’arrêta.

Cette forme était bien celle d’un homme. Tourné du côté de la maison, il semblait absorbé dans une attention extrême, et de temps en temps le souffle d’une respiration profonde, pareille à un long soupir, arrivait aux oreilles de Lucien. Celui-ci reprit sa marche avec des précautions nouvelles, et, arrivé tout près de Louis de Pontvigail, il le saisit par le bras.

Pénétré comme il l’était d’intentions pacifiques, Lucien ne s’attendait à aucune résistance ; mais un cri rauque répondit à sa pression ; une main le prit à la gorge, et il eut à peine le temps de s’écrier :

« C’est moi, Lucien Marlotte ! Que diable ! lâchez-moi ; je ne veux pas me battre avec vous. »

Du côté du piano se faisait entendre un tumulte de notes éperdues, pareilles aux pulsations d’un cœur en détresse.

« Que vous ai-je fait ? dit Louis avec une sorte d’égarement. Pourquoi vous acharner ainsi contre moi ? Voulez-vous donc me tuer ou me rendre fou ?

— Monsieur de Pontvigail, dit gaiement Lucien, je ne voulais qu’une chose, savoir qui était là, et maintenant je veux vous serrer la main. Voyons, il ne faut pas trop m’en vouloir de ma brusquerie. Je vous ai pris pour un maraudeur, et j’avoue que nous avons des intentions égoïstes à l’égard des fruits de ce jardin. Mais que faisiez-vous donc là ? Je parie que vous écoutiez le piano de ma sœur ? N’est-ce pas qu’elle est une excellente musicienne ? »

Les bras de Louis de Pontvigail étaient retombés, et, tout souffrant encore de la brusque transition qu’il avait subie, un tremblement nerveux l’agitait :

« Oui, balbutia-t-il, je passais… j’ai entendu…

— Et vous allez nous faire le plaisir d’entrer pour mieux entendre. Ma sœur sera charmée de vous recevoir.

— Non ! non ! s’écria Louis avec une terreur véritable. Je ne puis pas entrer ; je n’entrerai pas ! Il est tard ; il faut que je retourne aux Saulées. Bonsoir, monsieur. »

Il s’enfuyait, quand Lucien l’arrêta :

« Monsieur de Pontvigail, nous sommes vos voisins, et de plus vos locataires. Nous pouvons avoir besoin les uns des autres quelquefois. Si vous fuyez ainsi, nous serons obligés de croire que nous vous déplaisons et nous n’oserons plus nous promener dans vos bois. Voyons, venez avec moi. Ma sœur vous est très-reconnaissante, et moi aussi je vous dois des remerciements, pour l’avoir ramenée à Loubans un jour d’orage. »

En même temps, il avait passé le bras sous celui du farouche mélomane et l’entraînait vers la maison. Tout en balbutiant de nouvelles dénégations, basées sur la crainte de déranger Mlle Marlotte, Louis de Pontvigail se laissa conduire. Mais, à mesure qu’il approchait, son trouble devenait extrême ; en montant l’escalier, il hésitait encore, et, sur le seuil de la chambre, Lucien le vit près de lui échapper. Peut-être fut-il surtout retenu par les doux sons qui de l’intérieur semblaient l’appeler.

La chambre de Cécile était celle dont la vue s’étendait le plus au loin sur les bois et l’horizon. La haute fenêtre était garnie de larges rideaux de mousseline blanche, à volants gaufrés, et l’alcôve était fermée de rideaux semblables. Choisi par Lucien, au mépris des recommandations économiques de sa sœur, le papier de la tenture offrait des arabesques d’or sur fond bleu.

On avait nettoyé d’assez belles sculptures qui ornaient la cheminée, et cette chambre, garnie des meubles de chêne sculpté qu’affectionnait autrefois M. Marlotte, et ornée de ces jolies choses qu’une jeune fille élégante rassemble autour d’elle, avait une grandeur simple, mêlée à une grâce pleine de chasteté. Tout cela devait éblouir les yeux d’un homme aussi ignorant du luxe que l’était Louis de Pontvigail ; mais il ne vit rien, et même, quand Cécile vint à sa rencontre, il ne l’aperçut qu’à travers un nuage.

Elle vit bien qu’il était éperdu, et le fit asseoir en lui parlant d’une voix si bonne et si douce qu’il se sentit rassuré. Sur l’invitation de Lucien, elle se mit à jouer une mélodie villageoise qu’elle avait recueillie de la voix des pâtres, le soir, en se promenant dans les champs, et la prolongea par des variations empreintes du même caractère large et mélancolique, au milieu desquelles, toujours présente, bien que parfois invisible, la mélodie tout à coup réapparaissait.

Du coin où il s’était comme blotti, le menton sur sa poitrine, et les yeux couverts par son chapeau, — qu’il n’avait pas ôté, il faut bien le dire, — Louis écoutait Cécile et la contemplait ardemment.

Quand elle eut fini, la jeune fille, sans quitter le piano, se tournant vers lui, dit en quelques mots expressifs combien elle avait été charmée par ces chants rustiques, naïfs et doux comme les voix de la nature, mais avec la supériorité que le sens de la poésie donne à l’âme humaine. Sur l’appel de son doux regard, Louis se décida à répondre.

« J’ai souvent passé, dit-il, des heures entières, couché sur une colline, à écouter ces chants ; ils me causaient une grande émotion. Dans ce temps-là, je ne vous avais pas entendue, ajouta-t-il.

— Même après des compositions plus savantes, ils sont toujours beaux.

— Oui ; mais vous, c’est bien plus profond ; vous savez ce que vous dites, eux ne le savent pas. »

Cécile, émerveillée de cette réponse du sauvage, regarda son frère, qui sourit.

« Monsieur de Pontvigail, vous reviendrez nous voir, n’est-ce pas ? » dit-il.

Louis hésita.

« Ce serait pour moi seul, murmura-t-il.

— Non, monsieur, dit Cécile ; un homme de cœur, et qui sent vivement les grandes choses, n’est point un visiteur ordinaire, ici ni ailleurs. »

Le visage de Louis de Pontvigail s’empourpra ; il ne répondit pas. Des arpèges nonchalants, touchés d’une seule main par Cécile, remplirent seuls le silence pendant un moment.

« Savez-vous la Marseillaise ? demanda Louis tout à coup, avec une sorte de résolution.

— Assurément ! » répondit la jeune fille d’un petit air héroïque, et, se replaçant au piano pour s’accompagner, elle entonna d’une voix peu mâle, mais vibrante, le chant national. Déjà, au refrain, Louis de Pontvigail avait bondi de son siège et marchait dans la chambre avec agitation.

« Eh bien ! après ? demanda-t-il d’une voix passionnée, quand elle se tut.

— C’est que je ne sais pas les autres couplets.

— Vous ne les savez pas ? Je vous les apporterai. Mais le dernier couplet, au moins, le dernier, je vous en supplie !

— Alors, dites-le-moi. »

Il l’entonna d’une voix forte, émue, à laquelle se joignit celle de Lucien, tandis que la jeune fille accompagnait d’accords vibrants. Toute la timidité de M. de Pontvigail semblait avoir disparu. Il marchait la tête levée, l’œil flamboyant, le geste énergique, pareil à l’un de ceux qui, l’âme en feu, se levèrent des premiers à ce grand appel ; au dernier mot, il se jeta sur sa chaise, la tête dans ses mains.

« C’est toujours beau ! dit Lucien.

— Et ce sera toujours beau ! s’écria en se levant de nouveau Louis de Pontvigail. C’est l’âme de nos pères qui nous est restée dans ce chant vainqueur, et quand toutes les lâchetés actuelles seront mortes et pourries, ce chant ressuscitera des hommes.

— La guerre et le sang versé y sont de trop, dit Cécile. Ces choses-là ne doivent pas durer. »

Louis la regarda profondément.

« Vous croyez ?

— J’en suis sûre, affirma-t-elle avec un divin sourire.

— Que Dieu vous entende ! ou plutôt les hommes ! Mais c’est la marque de l’époque ; c’était la nécessité du temps. Mais ce grand souffle, cet élan de liberté, ce qui s’envole si haut et emporte l’âme en la brûlant, cela peut s’appliquer à d’autres conquêtes ! D’ailleurs, même par la guerre, que de fers encore à briser ! »

Alors, il se mit à déclamer vivement sur l’état des pauvres et des opprimés, partout en Europe. Avec une sorte de rage, où l’on sentait de lancinantes douleurs personnelles, il s’éleva contre toutes les tyrannies, contre celles de la famille aussi bien que celles des oligarchies, et, réclamant le libre essor de toute âme éclose au soleil de la liberté humaine, il parcourait la chambre à grands pas, rouge, haletant, fougueux, mais, malgré l’énergie de sa protestation, plutôt en désespéré qu’en croyant.

Il n’attendait point de réplique et semblait parler moins pour ceux qui étaient là que pour lui-même ; sa passion l’emportait, s’échappant comme un torrent par l’issue qui venait de lui être ouverte. Mais tout à coup, rencontrant les yeux de ses hôtes, qui, non sans quelque surprise, étaient attachés sur lui, s’arrêta court, balbutia et retomba sur sa chaise en disant :

« Eh bien, tout cela n’est-il pas vrai ?

— Vous me semblez seulement un peu sévère, dit Lucien.

— Monsieur, dit Cécile, vous n’avez connu la vie, on le voit, que par la souffrance.

— Ah ! reprit-il avec une ardeur sombre, j’étais né pour les bonheurs les plus doux ; je les aurais savourés avec délices ; mais, quand on a su que j’avais un cœur, on s’est plu à le broyer ; ils ont trépigné dessus en riant, et n’ont répondu à mes cris de douleur que par l’insulte et la raillerie. La seule affection que les hommes et la mort ne m’aient pas disputée, celle d’un père, n’a été pour moi qu’un mensonge horrible, un instrument de torture, un enfer. Cet homme ne m’a donné la vie que pour s’en faire une pâture. Il jouit de mes maux !…

— Vous vous trompez, monsieur s’écria Cécile, que cette accusation révolta. Il n’y a pas un homme assez méchant pour agir ainsi vis-à-vis d’un étranger, à plus forte raison un père. Vous différez extrêmement l’un de l’autre ; il ne vous comprend pas ; il est le plus fort, voilà tout.

— Vous ne savez donc pas ce qu’il a fait ? s’écria Louis ; mais si, vous le savez, reprit-il en regardant fixement Cécile, vous le savez, et même c’est vous qui avez dit : « Cet homme a le droit de maudire son père. »

— Sans doute, son action est horrible, dit la jeune fille en frémissant. Mais, ajouta-t-elle en posant doucement sa main sur le bras de Louis, qui s’était avancé près d’elle, il faut, pour juger avec justice, voir dans les hommes ce qu’ils sont, non ce qu’ils doivent être. Pour la plupart d’entre eux, les lois divines n’existent pas ; ils ne reconnaissent que l’usage et l’intérêt. J’ai vu quelquefois mon père, un homme juste et bon, souffrir de cet aveuglement des hommes et de la loi ; il me disait alors : « Sont-ils orgueilleux de leur petitesse ! Parce qu’ils ont rétréci leur cœur, se croient-ils forts ! » Mais, je vous le répète, c’est qu’ils ne savent pas, ne comprennent pas. En les jugeant d’après la vérité qu’ils ignorent, vous êtes aussi injuste pour eux qu’ils le sont pour vous quand ils vous jugent d’après leurs petitesses et leurs calculs. »

Tandis qu’elle parlait ainsi, Louis attachait sur elle un regard ardent, agité. Lucien, qui désirait apaiser son hôte, parvint à changer la conversation, et bientôt M. de Pontvigail se leva pour prendre congé. Il encore plein d’une agitation que trahissaient les muscles de son visage et son regard.

« Je veux, que vous emportiez en partant un peu d’harmonie, » dit Cécile.

Et elle joua un allegro calme et gracieux, que déjà il avait entendu.

« Eh bien, monsieur, vous nous reviendrez, j’espère, » lui dit-elle en le quittant.

Il balbutia :

« Je vous remercie, » et ne trouva rien de plus à répondre.

« Quelle étrange nature ! dit Lucien après son départ. Mais je t’admire, toi ; tu n’as pas du tout peur de lui, et tu le sermonnes comme un enfant.

— Il souffre tant ! dit-elle.

— Décidément, tu as la vocation d’infirmière ; tu soignerais la patte d’un lion blessé. Est-il superbe dans ses rugissements ! Je veux prendre cette tête-là. Il est bien étrange ! répéta-t-il.

— Non, répondit Cécile après un instant de réflexion ; il n’est pas étrange, mais plutôt plein de naturel ; car il obéit toujours à son sentiment et le laisse voir en entier. Seulement, pour nous, pour des gens habitués à l’incessant triage de ce qui doit être dit ou non dit, ce naturel s’appelle étrangeté.

— Alors il te plaît comme cela ?

— Au premier abord, moi aussi, il m’a étonnée ; mais, en y réfléchissant, je le trouve tel que doit être une nature sincère, énergique, dont la sensibilité, cruellement froissée, s’est exaltée dans la solitude.

— Allons, me voici condamné à entendre l’éloge de mon rival. Ne va pas l’exalter ainsi devant Rose, au moins.

— Oh ! pour Rose et pour sa famille, le seul mérite de M. de Pontvigail sera sa richesse.

— Pour la famille, soit ; mais, quant à Rose, peu lui importe que M. de Pontvigail soit riche ou non, puisqu’elle m’aime.

— Lucien, dit Cécile après un silence, tout le monde ici, grâce à la vanité de nos parents, nous croit riches. As-tu prévenu Rose que nous ne l’étions pas ?

— Je n’y ai pas pensé, répondit-il ; mais cela n’a pas d’importance.

— Elle peut t’aimer et ne pas être assez forte pour préférer la gêne à la fortune.

— Tu ne la connais pas et tu la juges mal, s’écria-t-il ; les femmes seront donc toujours injustes les unes pour les autres ! Moi qui te croyais disposée à l’accueillir, et qui en étais heureux !

— Je suis toute prête à l’aimer tendrement, si elle te préfère à tout ; mais il faut s’en assurer. Crois-moi.

— Il ne m’est jamais venu l’indique pensée de la soumettre à une telle épreuve ! s’écria Lucien, tout à fait exaspéré ; mais, puisque tu insistes à ce point, je le ferai dès demain, pour toi, pour toi seule. Moi, je ne doute pas. »

VIII

Louis de Pontvigail, en rentrant chez son père, trouva la maison fermée et solidement verrouillée à l’intérieur, ainsi que cela se pratiquait chaque soir aux Saulées, entre neuf et dix heures, sous la surveillance du maître. Se coucher de bonne heure pour ne pas user de lumière, et se lever aux premiers rayons de l’aube, telle était la règle rigoureuse de la maison ; ce soir-là, malgré l’absence de son fils, le vieux Pontvigail l’avait fait exécuter comme à l’ordinaire, en répétant, de sa voix faussement solennelle, que faute d’un moine l’abbaye ne chôme pas, et que pour un jeune homme qui se dérange il ne faut pas déranger toute une maison.

Habitué en pareil cas à semblable réception, Louis n’essaya pas même de se faire ouvrir, et il s’en allait du côté des granges pour s’y jeter sur le foin, tout habillé, quand une lucarne des greniers s’ouvrit, et une voix douce et craintive jeta ces mots :

« Est-ce vous, monsieur Jouis ?

— Oui, répondit-il ; c’est toi, Mariette ?

— C’est moi, monsieur Louis, qui me suis empêchée de dormir pour vous faire entrer. Attendez-moi. »

Elle disparut, et Louis, revenu près de l’entrée, vit s’ouvrir, au bout d’un moment, le volet d’une des fenêtres.

« Passez par ici, monsieur ; je n’ai pas osé déverrouiller la grosse porte ; ça ferait trop de bruit. »

Elle referma le volet dès qu’il fut entré, et, tenant à la main la lampe grossière qui avait éclairé sa marche, — un petit récipient de fer triangulaire, l’ancienne lampe romaine, dont se servent encore nos paysans, — elle l’éleva en l’air, cherchant des yeux un autre luminaire pour Louis.

Cette fille n’avait pour tout vêtement qu’une chemise de grosse toile, attachée au cou par une épingle, et un jupon de même étoffe, tombant sur ses hanches. Elle marchait pieds nus sur les dalles. Elle pouvait avoir vingt ans ; ses yeux noirs et ses joues vives éclataient sous sa coiffe de nuit ; son air était chaste et doux.

« À présent, monsieur, dit-elle en remettant à Louis une chandelle, ne faites pas de bruit en montant, je serais grondée.

— Je te remercie, ma bonne Mariette, » lui dit-il.

Elle fila comme une ombre dans l’escalier, et Louis la suivit lentement, en retenant le bruit de ses pas sur les marches.

« Voilà une bonne fille, pensa-t-il ; les autres se rient tous de moi ou s’en soucient peu, voyant que je n’ai dans la maison aucun droit, aucune influence. Elle, elle a pris sur son sommeil pour me venir en aide, et ce ne peut être que par compassion, car je n’ai pas même un sou à donner à un mendiant. »

Il entra dans sa chambre sous cette amère impression qu’il lui fallait devoir à la pitié d’une étrangère l’entrée de la maison paternelle, et, comme il en avait pris la triste habitude, il voulut approfondir cette amertume et s’en imprégner. Mais d’autres pensées le poursuivaient, d’autres images l’envahirent. Après avoir déposé sa chandelle sur la cheminée de pierre, à côté d’une glace ébréchée, fixée au mur, il s’assit près de son lit, et demeura pensif, les yeux fixes, attachés sur les choses qu’il venait de quitter.

Il revoyait la chambre de Cécile, tout imprégnée du charme de celle qui l’habitait : les grands rideaux de mousseline blanche et les beaux meubles sculptés ; ce jeune homme au front poétique, à la chevelure soignée, au costume simple et gracieux, qui le regardait avec un mélange d’ironie et d’admiration, de bonté et de malice.

Les mélodies qu’il avait entendues bourdonnaient encore autour de lui et détachaient à son oreille leurs phrases les plus expressives ; mais ce qu’il y avait en lui de plus vivement empreint était l’image de Cécile. C’était comme s’il avait eu encore sous les yeux ce doux et fin visage, où tant d’expressions diverses, mais toutes charmantes, se peignaient, et ces beaux cheveux blonds, dont la masse abondante jetait de l’ombre sur ce cou délicat et pur.

Elle était là dans tous les détails de sa grâce et de sa beauté, émue comme lorsqu’elle l’avait rappelé à l’indulgence ; il voyait encore le doux gonflement de son fichu de mousseline, et croyait sentir le parfum de cette rose qu’elle avait à sa ceinture, et qui semblait ajouter plus de grâce encore aux lignes pures de son corsage. Il entendait de nouveau les paroles qu’elle lui avait dites. Elle seule avait compris tout ce qu’il avait souffert ; elle avait bien voulu lui donner des conseils ; elle semblait désirer qu’il fût heureux. Lui heureux ! Comment ? Pouvait-il jamais l’être ? Lui heureux !

Elle croyait, elle aimait ; elle chantait des choses divines. Sa voix était passionnée comme une âme qui a souffert, et cependant elle avait dans les yeux et sur les lèvres l’ignorance du mal. Jamais il n’avait vu sa pareille en ce monde. D’où venait-elle ? À quelle source immense puisait-elle toutes ces harmonies qui ruisselaient de ses doigts, de ses lèvres, de tout son être ? À chaque fois qu’il l’avait vue, de plus en plus elle l’avait ravi.

La première, elle avait charmé ses yeux ; la seconde, sous la cabane au bord de l’Ysette, par de vives paroles d’estime et de sympathie, elle l’avait comme relevé de sa solitude et de son abaissement vis-à-vis de tous. Pendant ces soirées, où il l’écoutait de loin, elle l’avait enivré des poésies les plus pures et les plus tendres ; ils avaient ensemble goûté les mêmes émotions.

Et maintenant qu’il l’avait vue de tout près, marcher, sourire, comme une autre femme, et qu’elle avait causé avec lui, il se sentait sous l’empire d’une sorte de possession ; il n’était plus seul en lui-même, elle était en lui, devant lui, toujours, tantôt passant le sourire aux lèvres, et tantôt le fixant d’un regard si doux, qu’il se sentait guéri de toutes ses douleurs passées.

Il voyait encore à travers la mousseline, presque aussi blanc, ce bras rond qu’elle avait tendu vers lui, et sa petite main qu’elle avait posée sur son bras ; un moment, l’illusion fut telle qu’il faillit s’agenouiller pour les effleurer de son front ou de ses lèvres, car il éprouvait pour elle un besoin d’adoration !!!

Mais il était seul dans sa chambre, pénétrée des humides vapeurs de la prairie, dans cette chambre triste et froide, ombragée par le vieux saule, et où depuis vingt ans il avait tant souffert ! où il n’avait, comme à l’ordinaire, pour compagnon silencieux, que ce pauvre chien éveillé par ses soupirs, et qui le contemplait d’un œil humide et tendre.

En parcourant du regard les murs gris, la vieille armoire en bois peint, la commode Louis XV aux poignées de cuivre disloquées, la table tachée d’encre, sur laquelle par moments, dans la fièvre, il écrivait les pensées qui l’étouffaient, le lit aux rideaux de damas en loques, vieux reste de splendeurs éteintes, il eut un serrement de cœur affreux.

« Toute ma jeunesse passée ici, se dit-il, à pleurer et à souffrir ! Qu’ai-je fait ? Oui, les belles années, celles que les autres hommes passent à aimer, à être aimés, je les ai, moi, passées ici, tout seul, à pleurer, à gémir, à maudire la vie. Tant de larmes n’ont point racheté les morts, et me voilà vieux sans avoir vécu ! »

Un désespoir immense le prit. Cette vie qu’il avait méprisée, maudite, il la sentait maintenant pleine de charmes tout à coup. À présent il eût bien voulu vivre, aimer encore… et c’était trop tard !

Alors il retomba dans un de ces accès de colère et de douleur auxquels tout à l’heure il regrettait de s’être livré ; il accabla de reproches ceux qui l’avaient fait souffrir, ce père insensible et despote, cette servante-maîtresse qui servait ou excitait la persécution ; il se maudit lui-même de n’avoir pas su échapper à leur tyrannie, eût-il dû partir à pied, sans argent, pour aller quelque part travailler de ses mains…

Mais que pouvait-il faire, lui qui n’aurait reçu du marquis, son père, que l’éducation d’un bouvier, si sa mère, l’humble paysanne, n’avait obtenu de le confier au curé d’une commune voisine, chez lequel il avait jusqu’à quinze ans ébauché ses classes ? À la mort de sa mère, il s’était vu sevré à la fois de toute éducation et de toute tendresse.

On ne lui avait plus demandé que de se lever avant le jour pour activer les travailleurs de la ferme, exiger d’eux un labeur plus constant et plus rude, et peser sur eux sans cesse de tout le poids d’un impitoyable égoïsme. Et quand il avait refusé ce rôle, on lui avait reproché son pain. On arrachait de ses mains le livre qu’il lisait ; on le poursuivait de reproches et de railleries ; on venait jusqu’en son âme troubler ses pensées, et, quand il rêvait d’amour, de justice, on le forçait aux bouleversements de la colère et aux douleurs de la haine.

On avait pris à tâche de combattre en lui tout ce qui était lui-même. Un jour, en voyant pour lui des yeux d’une pauvre fille une larme couler, il avait aimé. Alors, on avait feint de vouloir pour lui ce qu’il désirait, l’instruction, l’indépendance ; on l’avait envoyé dans les murs d’un collége le temps seulement de tuer ceux qu’il aimait ; après quoi, on lui avait de nouveau retiré l’étude, avant qu’elle eût pu devenir l’instrument de sa liberté.

Oh ! il avait fallu être bien dur et bien lâche pour se plaire à le désoler ainsi, lui qui pouvait se venger et ne l’avait pas voulu, par respect pour la volonté, réelle ou forcée, de sa pauvre mère !

Oui, bien souvent il avait pensé à s’enfuir ; mais il n’avait pas le goût de l’existence assez pour lutter seulement en vue de la conserver, ce qui est tout le but et tout le fruit des efforts du manœuvre en ce triste monde. Il s’était donc laissé vivre au jour le jour, songeant bien souvent à quitter la vie : mais où irait-il par cette issue ? il ne le savait ; il ne savait même si la pensée ne lui échapperait pas, et, la tenant, il voulait encore prendre le temps de penser, rêver, savoir, découvrir peut-être. C’est ce qui l’avait retenu.

Un moment, il avait cru que des temps nouveaux étaient arrivés, qu’un nouveau Code et un nouvel Évangile allaient être proclamés, que le monde allait se reconstituer selon la justice, et il s’était levé plein de force et d’élan, comme ressuscité, acclamant l’heureuse nouvelle et la répandant partout où il allait.

Mais de toutes parts il n’avait été accueilli que par le dédain, l’incrédulité ou la calomnie, et ceux-là mêmes dont il voulait dénouer la chaîne l’avaient injurié, en déclarant que cette chaîne était bonne et sacrée, et qu’ils la voulaient garder. Puis, tout bouillonnement généreux s’était apaisé ; le mensonge, l’injustice, avaient recommencé de régner paisiblement, et il s’était senti, lui, atteint jusqu’au fond de l’âme par un doute mortel.

Depuis ce temps, en regardant ce qui se passait autour de lui, en sondant les choses, l’histoire, les lois de la vie, il n’avait trouvé que désespérance, et il s’était dit enfin que ce mal, contre lequel il avait tant protesté, de toutes les forces de son âme, depuis qu’il se sentait vivre, l’égoïsme, était peut-être la raison première et dernière, la loi. Un nouveau torrent d’amertume l’avait rempli ; il avait douté de lui-même et s’était senti devenir mauvais.

Il s’était traité de dupe pour avoir refusé de combattre et d’enlever sa part de butin dans cette mêlée où les hommes s’entre-tuent et s’entre-dévorent pour le gain et le plaisir. Des instincts comprimés s’étaient réveillés en lui, et il avait été sur le point d’accepter, de la main de l’odieuse Gothon elle-même, une belle fille que l’appât de sa fortune attirait.

Mais c’est quand il reniait ses rêves ainsi qu’ils lui étaient apparus sous forme réelle et vivante. Le beau, le bien, le grand, l’infini, maintenant, il en était sûr, existaient. Ils existaient là-bas, sous le toit où il était né, où parfois il allait chercher le souvenir des chauds baisers de sa mère.

Il ne s’était pas trompé ! ses longues aspirations n’étaient pas vaines. Ils existaient, ces espaces magiques vers lesquels son âme prisonnière avait si souvent pris l’essor ; il y avait en cette vie même des trésors d’idéal, de bonheur et de tendresse ; il le savait maintenant… Mais ce serait assez pour lui de le savoir. Jamais ses lèvres altérées n’effleureraient même le bord de cette coupe. Oh ! pourquoi donc était-elle là, sans cesse, près de lui ? Pourquoi l’attirait-elle d’un si doux sourire ? Pourquoi tendait-elle vers lui ce beau bras et cette petite main ? Hallucination ! ironie ! Comme elle le dédaignerait s’il osait… Comme ces doux yeux deviendraient méprisants… et justes ! Oh ! non, jamais il n’attirera sur lui un pareil regard.

Il restera toujours prosterné devant elle, humblement et à distance. N’est-ce pas encore du bonheur que de croire et adorer ? Au moins il aura d’elle celui-là. Vouloir, oser davantage serait une impiété. Elle, si belle, si jeune, si divine ! lui, flétri par le malheur, vieux, ridicule et laid !

Tandis qu’il se roulait, désespéré, sur sa couche, depuis longtemps la fumeuse lumière qui l’éclairait s’était consumée, et l’aube était venue, puis le jour. Enfiévré par la douleur, la tête brisée, les yeux rougis par ces larmes courtes qui brûlent les paupières, Louis de Pontvigail se leva, ouvrit la fenêtre et tendit son front à l’air du matin.

Il y avait encore autour de la prairie un cercle de vapeurs du sein desquelles émergeaient les peupliers, et qui donnaient à quelques vaches, çà et là, des formes fantastiques, gigantesques. Au loin, au-dessus des bois, que dorait le soleil levant, on voyait une fumée bleue, s’élevant du foyer des Grolles.

Elle toujours ! partout ! Il crut la voir, se penchant à sa fenêtre, belle et fraîche à son réveil. Pendant qu’il souffrait, elle avait dormi paisiblement ; mais, si elle pouvait le voir ainsi, l’âme dévastée, les yeux rougis par l’insomnie et le désespoir, elle serait attendrie et chercherait à le consoler.

Cette pensée pénétra si vivement le cœur du malheureux qu’il fondit en larmes. Ainsi pleura-t-il longtemps avec une âpre douceur, que depuis des années il n’avait pas connue. Peu à peu, le tumulte de ses idées s’apaisa ; le vent frais du matin essuya ses larmes sur sa joue ; la prairie et les saules aux rameaux dorés par le soleil du matin oscillèrent sous ses yeux en de doux balancements ; et au son argentin de la clochette d’une vache qui paissait non loin, sa pensée insensiblement devint image, rêve, et lui échappa…

Il dormait ainsi depuis près d’une heure, accoudé sur la fenêtre, quand la voix aigre de Gothon l’éveilla. Louis, un peu reposé, retomba aussitôt dans les pensées qui toute la nuit l’avaient agité : le bonheur entrevu, mais impossible ; sa jeunesse envolée, sa vie perdue. Il se leva, passa devant la cheminée, et, voyant dans la glace une forme confuse, il s’y regarda, ce que depuis longtemps il n’avait pas fait. Quoi ! c’était lui cela ? lui, cette figure où le sombre s’alliait au grotesque, sous la forme conique de ce bonnet noir ?

Saisi d’un accès de rage, il le prit, le foula au pieds et trépigna dessus comme un frénétique. À ce moment, ses yeux rencontrent de nouveau la glace, et il s’arrêta stupéfait. Ces cheveux noirs en désordre, ces yeux ardents, cette bouche passionnée, tout cet ensemble énergique, il n’y avait là ni laideur ni vieillesse pourtant !

« Ô mon Dieu ! se dit-il, serais-je encore jeune ? Oh ! non, c’est impossible ! Du moins je ne veux plus être repoussant à ses yeux. »

D’une main tremblante, il passa le peigne dans ses cheveux, qui étaient onduleux et d’un noir épais.

« Et ma barbe, se dit-il ensuite, je ne la fais plus que tous les huit jours, c’est horrible ! »

Au risque de se blesser, car sa main tremblait toujours, il se rasa. Ses habits étaient souillés de poussière et mal tenus ; il les brossa ou les remplaça, et fit subir à ses dents et à ses mains une toilette minutieuse.

Quand il descendit, Gothon en le voyant fut tour étonnée.

« Tiens, qu’est-ce qu’il y a donc ? Ah ! vous allez aux Maurières ? À la bonne heure : on ne savait plus là-bas ce que vous étiez devenu. »

Louis ne répondit qu’en demandant de quoi déjeuner.

« Eh bien ! c’est ça. Qu’est-ce que vous voulez que j’vous donne, à c’t’heure ? Il fallait descendre pour le déjeuner. Votre père vous croyait perdu ; on ne vous a pas vu rentrer hier soir. Par où avez-vous passé ? Vous menez une jolie vie, et si ça plaît à la Rose, elle ne sera pas difficile. Tenez, voilà du fromage et un reste de pommes de terre ; il n’y a pas autre chose, car je n’ai pas le temps de tenir la poêle tout le jour. Si vous vouliez de la viande, il y en aurait ; mais ça ne peut pas vous aller, puisque vous avez l’idée qu’il faut traiter les bêtes en chrétiens ; vous pouvez vous vanter de n’avoir pas le sens commun, allez ! »

Sans paraître prêter aucune attention au langage insolent de cette femme, bien qu’intérieurement il fût ému de colère, Louis posa lui-même une assiette sur le coin d’une table et mangea des mets plus que simples qu’elle lui offrait. Il fallait que la constitution de cet homme fût nativement bien robuste pour qu’il eût résisté, comme il l’avait fait depuis tant d’années, à une énorme dépense d’énergie morale et intellectuelle, n’étant soutenu que par une aussi chétive nourriture.

Il avait le dos un peu voûté ; mais c’était habitude d’affaissement plutôt que faiblesse. Quand, après le repas, il prit machinalement son carnier, qui ne contenait plus que des livres, et son fusil aux batteries rouillées, et qu’il se redressa en jetant sur Gothon un écrasant regard, la vieille mégère fut troublée.

« Ce que c’est, se dit-elle, comme l’amour vous remet un homme ! celui-ci n’est pas si maté qu’il en avait l’air. On dirait qu’il m’en veut. Hélas ! dire qu’on arrive à la fin de l’âge pour être méprisée des enfants qu’on a vus naître ! Si monsieur était juste, il m’épouserait ; car il y en a assez de mon travail dans tout notre bien, et j’aurais comme ça plus d’autorité sur cette jeunesse. Mais si ma nièce est ingrate, elle me connaîtra… »

Ses traits prirent une expression de dureté menaçante, et, saisissant une grosse trique de bois, elle se mit à attiser le feu sous les marmites, en s’emportant contre Mariette qui entrait.

Ce même jour, Mme Arsène avait demandé à Cécile la permission d’aller à la messe de huit heures, afin de prier pour mademoiselle ; car il ne s’agissait pas seulement de gâteaux et de bouquets ; mais la patronne, dont c’était aussi la fête, avait de son côté droit à un cierge ou deux. Mme Arsène donc, proprement et sévèrement vêtue, et son livre d’heures à la main, traversait, vers sept heures et demie, le petit bois qui se trouve sur la route des Grolles à Loubans, après les Maurières, quand elle entendit non loin, dans l’épaisseur du bois, comme des voix plaintives.

Mme Arsène avait l’imagination fort vive, nous le savons. Elle s’arrêta très-émue, et plusieurs idées lui vinrent à l’esprit. Ce pouvait être un crime qui se commettait là ! un enfantement peut-être, ou même un infanticide ? un complot ?… des voleurs ? une séduction ?… Le Ciel même pouvait avoir dirigé de ce côté les pas de Mme Arsène ! Munie de tant de bonnes raisons, elle s’approcha doucement et écouta.

C’était, elle la reconnut bien, la voix de son jeune maître. Que disait-il ?

« Rose, de pareils scrupules n’ont aucune valeur. Cécile vous acceptera pour sœur avec joie, et moi je vous aime trop pour avoir des regrets. Ah ! ne me laissez pas croire que vous avez moins de confiance en notre bonheur, après l’aveu que je viens de faire. Pour moi, il me suffit que vous soyez ma femme pour que je sois sûr d’être heureux. »

À quoi Rose répondit en pleurant :

« Vous savez bien que je vous aime. »

Mme Arsène eût bien voulu en entendre davantage ; mais un froissement du feuillage lui fit craindre d’être découverte, et, se retirant avec précaution, elle reprit sa route. La délicatesse de ses nerfs étant en rapport avec la délicatesse de ses sentiments, cette digne personne était toute tremblante.

Quelle infamie ! quoi, c’était M. Lucien, un jeune homme si comme il faut, qui, pour mieux séduire une fille honnête, lui promettait le mariage ! car enfin ce ne pouvait être qu’une séduction. Un jeune homme de ce rang n’épouse pas une paysanne. Bon pour les Pontvigail, qui depuis longtemps s’étaient avilis et ne comptaient plus !

Aussi Mme Arsène avait-elle toujours pensé que Mlle Cécile avait tort de recevoir Rose chez elle comme elle le faisait. Il faut se tenir à sa place et laisser chacun à la sienne. Grâce à cette imprudence, qui avait en outre l’inconvénient d’exalter la passion du jeune homme, Rose pouvait croire à ses fallacieuses promesses.

N’abusait-il pas du nom de sa sœur ? Ah ! malheureux enfants ! privés des conseils et de la direction d’une mère. Heureusement Mme Arsène était là, et elle ne douta pas que ce ne fût le ciel qui l’avait envoyée chez eux, comme il venait encore de l’envoyer dans ce bois. Arrivée dans l’église, et s’étant prosterné dans l’attitude de la dévotion la plus profonde, elle pria Dieu de l’éclairer sur ce qu’elle avait à faire, puisqu’il l’avait choisie pour instrument de ses desseins.

Il faut le dire, pour rien au monde Mme Arsène ne fût morte avec un secret. Cela était antipathique à la franchise de son âme. L’inspiration qu’elle reçut à l’église fut donc de parler, et de parler à Cécile. Prévenir les Deschamps eût pu sembler une trahison domestique, et, quant à essayer de faire revenir Lucien de ses erreurs, Mme Arsène y avait pensé ; mais son jeune maître avait souvent avec elle une certaine ironie qui la gênait fort.

Elle revint donc au logis en toute hâte, fort surexcitée, et la tête pleine de discours et de projets. Une telle immixtion dans les affaires intimes de ses maîtres l’élevait du premier coup à l’importance qu’elle rêvait la veille, et Cécile, en l’embrassant, en louant sa prudence et sa maternelle sollicitude, allait ce jour même l’affranchir des fonctions serviles qu’elle remplissait, et lui donner cette aide, cette bonne en sous-ordre, dont l’introduction dans la maison élevait immédiatement Mme Arsène à la dignité de gouvernante.

Mme Arsène monta donc chez sa jeune maîtresse, et lui demanda, les yeux baissés et d’un air plein de mystère, un entretien particulier.

« Je voulais aussi, lui dit Cécile, vous parler. Nous sommes convenus, mon frère et moi… Mais d’abord, qu’avez-vous à me dire ?

— C’est précisément à l’égard de M. Lucien que je viens entretenir mademoiselle. Mademoiselle me pardonnera… Je n’ignore pas tous les égards que je dois à la chasteté des oreilles auxquelles mes paroles s’adressent, et j’ose dire qu’il m’est pénible à moi-même… Mais il faut quelquefois violenter sa délicatesse pour obéir à son devoir.

— Qu’est-ce donc ? demanda Cécile étonnée. Dites-moi de suite, je vous prie, ce dont il s’agit.

— Mademoiselle, il y a des destinées. Ce n’est pas certes pour me vanter, car ma modestie est bien connue ; mais si je n’étais pas entrée chez vous dans une qualité inférieure à mes sentiments habituels, je puis dire que mademoiselle n’aurait pas trouvé chez une autre un soin égal des intérêts moraux et des intérêts matériels, et qu’un grand malheur n’aurait pas pu être prévenu. Ce matin, une inspiration me poussait d’aller à la messe, et ç’a été ma première pensée en me réveillant. Je me suis donc hâtée de partir, et, arrivée dans le bois… mademoiselle m’excusera, c’est de son propre frère qu’il ma faut lui parler ici…

— Il est arrivé à mon frère quelque accident ? s’écria Cécile épouvantée. Mais parlez donc !

— Mademoiselle, de grâce, calmez-vous. M. Lucien se porte parfaitement bien. Je n’en dis pas autant de son âme.

— Expliquez-vous, reprit la jeune fille sévèrement.

— J’excuse toutefois M. Lucien, car l’amour égare trop souvent les hommes. Il cherche à triompher de la vertu de Rose Deschamps en lui promettant le mariage ; et… j’ai regret de le dire, le nom même de mademoiselle a été prononcé par lui en garantie de cette promesse.

— Où les avez-vous rencontrés ? demanda Cécile fort calme.

— Au bois Robin, je crois l’avoir dit à mademoiselle. Les feuillages me dérobaient leurs figures, mais ils se disaient leurs noms, et j’ai bien reconnu les voix.

— Oui ; sans doute, Rose se rendait en journée, et mon frère, après sa séance de peinture, l’avait conduite jusque-là.

— Enfin, mademoiselle, j’ai cru de mon devoir de me concerter avec vous. M. Lucien est jeune, il est excusable ; il n’a pas le cœur perverti et…

— À qui en avez-vous, Arsène ? Mon frère ne mérite point de blâme, il me semble, en recherchant une fille qu’il veut épouser.

— Épouser ! — le visage de Mme Arsène devint blanc d’étonnement. — Épouser ! c’était vrai ! Et mademoiselle y consent ?

— C’est à mon frère seul de décider en cette occasion, et, puisqu’il aime cette jeune fille…

— Mais Rose n’est qu’une paysanne ! s’écria Mme Arsène. Et M. Lucien, le frère de mademoiselle, un jeune homme comme il faut !… Non, je n’aurais jamais supposé qu’une pareille bassesse de sentiments…

— Arsène !

— Mademoiselle ne doit imputer qu’à mon zèle pour l’honneur de sa maison les paroles qui viennent de m’échapper ! s’écria la nièce du valet de chambre du prince de Lichtenstein dont la pose et les traits eurent à ce moment quelque chose d’héroïque. Je ne suis pas de ces vils serviteurs qui flattent les passions de leurs maîtres, et la noblesse de mes sentiments…

— Vous fait oublier votre Évangile, dit Cécile. Vous qui êtes pieuse et qui croyez à la fraternité des hommes en Jésus…

— Ah ! mademoiselle, Notre-Seigneur Jésus-Christ a recommandé l’obéissance vis-à-vis des supérieurs ; il voulait donc bien qu’il y en eût. L’Église également nous impose le respect de ceux que leur naissance a placés au-dessus de nous ; et vous savez bien qu’elle n’a pas de plus grand soin que de conserver les vieilles idées et de s’opposer à des nouveautés perverses ; car le monde tel que Dieu l’a fait est bien fait. Assurément, de pareils mariages offensent les convenances de la société.

— Nous ne sommes pas si aristocrates que vous, dit Cécile en souriant. Nous croyons tous les hommes égaux par nature, et une jeune fille qui se fait aimer me paraît être l’égale de celui qui l’aime. Au reste, je me suis aperçue depuis longtemps que nos idées sont fort différentes. Le mérite consiste pour vous dans la richesse et dans un grand apparat ; je crois qu’il réside en nous-mêmes. Et, à ce propos, voici ce que j’avais à vous dire : Nous faisons trop de dépenses. Vous nous croyez riches, sans doute ? nous ne le sommes pas, et nous avons pris, mon frère et moi, la résolution de ne plus dépasser nos modiques revenus. Je vous prie de vous conformer à cette intention. Il faudra désormais s’approvisionner au meilleur marché possible, et supprimer ces petits plats fins que vous faites excellents, mais qui sont très-coûteux. Deux plats substantiels à chaque repas suffiront. Vous aurez ainsi moins de peine. »

Pour obtenir un modèle parfait de la déception, il eût fallu peindre la figure consternée de Mme Arsène. Tous ses plans s’écroulaient à leur apogée, et désormais elle ne pouvait plus se considérer que comme la bonne à tout faire de deux jeunes gens pauvres, disposés à s’encanailler avec les paysans de l’endroit.

C’en était trop pour une personne si délicate et de sentiments si distingués. Aussi Mme Arsène en oublia-t-elle ce respect, mêlé de vénération, dont elle affectait d’entourer Cécile, et, relevant la tête d’un air agressif, toute pâle encore de désappointement :

« Vous auriez dû me prévenir de tout ça ! s’écria-t-elle. Est-ce que jamais j’aurais pu deviner des choses pareilles, moi !

— Je ne me suis jamais crue dans l’obligation de vous rendre compte de mes affaires, » répliqua Cécile d’un ton qui fit baisser les yeux à la chambrière.

Contenue par l’ascendant de sa jeune maîtresse, mais suffoquée de chagrin et de colère, Mme Arsène sortit brusquement.

Cécile, un peu émue de cette scène, mais plus préoccupée de l’entretien décisif que son frère venait d’avoir avec Rose, quitta la maison pour aller à la rencontre de Lucien. Elle suivait l’avenue des châtaigniers qui va du côté de Loubans et des Maurières, en longeant le coteau, lorsqu’elle vit à quelque distance un homme se jeter dans le taillis, et il lui sembla reconnaître Louis de Pontvigail.

« Pauvre sauvage ! se dit-elle ; il ne s’apprivoisera donc jamais ? »

Elle marcha jusqu’au bout de l’avenue et revint sans avoir rencontré Lucien ; mais, en approchant de la maison, elle l’aperçut qui sortait des grands bois et s’en revenait à petits pas, les mains derrière le dos et la tête baissée.

« Eh bien ? lui dit-elle en l’abordant.

— Eh bien quoi ? me voilà, répondit-il d’un ton quelque peu maussade.

— Tu es resté bien longtemps absent ce matin ? Rose n’était pas en journée ?

— Si. Je me suis beaucoup promené, voilà tout.

— Voilà tout ? répéta-t-elle en le regardant.

— Mais, oui. Qu’est-ce que tu veux ?… Ah ! je sais… je t’avais promis de lui dire… Eh bien ! tout s’est passé comme je te l’avais annoncé, parbleu ! Elle m’aime et me préfère, que je sois riche ou non. Pour moi, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. »

Pourquoi donc était-il si maussade et si assombri ? Cécile n’osa pas le lui demander, mais elle devina que les choses ne s’étaient pas tout à fait passées comme Lucien s’y attendait.

La belle Rose, en effet, en apprenant que son amant était sans fortune, n’avait pu cacher son désappointement et son chagrin. Même, au premier moment, son trouble avait été si grand que Lucien s’était cru trahi. Elle aussi, comme Arsène, s’était écriée d’un ton de colère : « Vous auriez dû me dire cela plus tôt ! » Lui, triste à en mourir, il avait répondu par cette simple excuse : « Je n’y avais pas songé. »

Cependant, en voyant si pâle et si malheureux devant elle ce beau jeune homme qu’elle aimait, l’amour avait été le plus fort dans le cœur de Rose ; elle beaucoup pleuré, mais en protestant qu’elle ne pourrait jamais en aimer un autre, et à la fin ils avaient échangé les plus tendres serments.

Lucien, malgré cela, ne pouvait oublier l’état où il avait vu Rose en premier lieu, et l’effet foudroyant qu’avait fait sur elle l’aveu de sa pauvreté. Cela avait été pour lui comme un voile subitement arraché, découvrant des faiblesses qu’il n’avait pas soupçonnées.

Un homme sage eût dit à Lucien qu’il ne montrait en cela pas le moindre sens commun, et qu’il fallait être par trop exigeant pour demander à cette jolie fille un désintéressement tel que la fortune lui fût indifférente. À tort ou à raison, toutefois, le jeune artiste venait d’éprouver un de ces vifs mécomptes par lesquels la vie nous instruit, dit-on, comme si aplatir était instruire ; triste enseignement, dont on ne profite qu’en se laissant amoindrir et qu’acceptent seulement les âmes trop faibles pour réagir et pour protester.

Le frère et la sœur, en rentrant aux Grolles, trouvèrent le déjeuner en retard. À quoi donc s’était occupée Mme Arsène, à l’ordinaire si ponctuelle ? On eut l’explication de cette énigme au dessert, quand, après avoir déposé une lettre devant Cécile, Mme Arsène sortit précipitamment. C’était une nouvelle épître de cette personne délicate, dans laquelle elle déclarait que ses sentiments, trop violemment froissés, ne lui permettaient plus de rester dans une condition inférieure à l’élévation de sa nature.

Elle avait cru trouver près des rejetons d’une famille illustre une satisfaction propre aux élans de son cœur ; mais elle avait mal connu ce qu’elle en devait attendre, et ne pouvait accepter des principes aussi différents des siens. Elle priait donc mademoiselle d’accepter sa démission des fonctions qu’elle avait, par pur dévouement, consenti à remplir jusqu’ici. « Toutefois, ajoutait Mme Arsène, comme la délicatesse est un des points de mes sentiments, j’attendrai que mademoiselle ait trouvé une domestique. »

« Ma foi, dit Lucien, tant mieux ! Mme Arsène est pittoresque, mais fatigante. Nous prendrons à sa place une personne simple.

— Si nous trouvons, Cécile.

— Allons donc, ne sommes-nous pas au village ? Prends, s’il le faut, une bergère ; elle se formera.

— J’essayerai, dit-elle, et, pour ne pas trop fatiguer les points délicats du sentiment de Mme Arsène, je lui rendrai, quoi qu’il arrive, sa liberté à la fin du mois. »

Le soir, Lucien s’échappa dans l’espoir de rencontrer Rose, et Cécile se mit au piano en pensant à Louis de Pontvigail. Mais était-il dans le jardin ? Non sans doute ; il n’oserait plus s’introduire ainsi furtivement, après l’invitation qu’il avait reçue. Mais il ne pouvait non plus venir à la maison tous les soirs, et Cécile regretta pour son protégé ces causeries musicales, où elle-même trouvait du charme. Elle joua cependant, mais avec moins de verve, ne sachant s’il écoutait.

Louis était venu, mais restait en dehors du jardin, l’âme plutôt que l’oreille tendue aux sons qui parvenaient à peine jusqu’à lui, indécis, agité, dévoré du désir de pénétrer jusqu’à Cécile et ne l’osant pas ; il avait couru tout le jour dans la campagne, suivi d’Argus, qui, la langue pendante et l’œil interrogateur, semblait demander raison de cette course haletante, et si les jours des grandes chasses étaient revenus.

Plus d’une fois, Louis s’était jeté à l’ombre des bois ou sous quelque chêne ; mais bientôt la pensée qui l’excitait comme un aiguillon l’avait rejeté dans cette course à travers champs, sans but, mais qui toutefois ne s’écarta pas d’un cercle magique, dont le point central était le toit élevé des Grolles, autour duquel il tourna tout le jour.

Une fois, dans l’avenue, il avait rencontré Cécile ; mais, trop ému pour oser l’aborder, il s’était caché. Le soir enfin, à l’heure où elle avait coutume de jouer, la nuit tombée, il s’approcha ; mais, n’osant plus pénétrer dans le jardin, il s’arrêta à la brèche du mur le plus proche de la maison ; malheureusement, à cette distance, les notes se perdaient, et cette voix intérieure, cet accent de l’âme qu’elle mettait dans son jeu, il ne le saisissait plus.

C’est ainsi, se dit-il, seulement ainsi, que je puis la voir jamais, incomplètement et à distance, trop heureux de l’avoir connue, trop malheureux de n’en pouvoir être aimé ! »

En se disant cela, ses larmes coulèrent. C’était pour la seconde fois dans cette même journée, et il y avait des années qu’il n’avait pleuré. Aussi trouvait-il du charme à cet attendrissement qui lui venait d’elle ; ses joues, amaigries et brûlantes, semblaient boire ses larmes comme une rosée, et, tandis qu’assis au milieu des lierres, sur le mur écroulé, il savourait, malgré tout, son amour dans sa douleur, Argus, couché à ses pieds, le contemplait d’un œil inquiet et affectueux.

IX

Trois jours après, Louis de Pontvigail osa se représenter aux Grolles. Ce sauvage et ce vagabond, qui avait en quelque sorte rompu avec les habitudes de la civilisation, s’était livré à des méditations longues et scrupuleuses sur l’intervalle qu’il devait mettre entre chacune de ses visites, et sur l’attitude qu’il devait garder devant Cécile. Il se rappela que les bourgeois bien élevés se tenaient la tête découverte dans un salon, et comprit vaguement qu’il devait être plus calme, plus modéré dans son langage qu’il ne l’avait été la dernière fois. Avant d’entrer, il alla faire nettoyer ses souliers à la ferme, et déposa dans le corridor son carnier et son fusil.

Tout cela n’était point inspiré par le désir de plaire ; il n’avait pas cette folle espérance. Il désirait seulement ne pas être ridicule aux yeux de Cécile ; et, bien qu’elle eût prouvé déjà par sa conduite envers lui qu’elle ne s’arrêtait pas aux dehors comme tant d’autres, il ne voulait pas l’obliger à cet effort de bonne volonté qu’en raison de ses habitudes elle devait avoir à faire pour l’accepter, rude et inculte comme il l’était.

Il eût souffert enfin de choquer les yeux de celle qu’il aimait ; mais toute son ambition n’allait pas plus loin que la voir et se faire accueillir d’elle comme un humble ami. Un autre à sa place, en se voyant pris d’une passion sans espoir, aurait songé sans doute à la combattre, à fuir. Louis n’y pensa même pas. De la prudence, lui, pour ne pas souffrir ! À quoi bon ? Regardait-il à cela ? Avait-il du bonheur à perdre ? Et dans sa vie morne, souffrir pour elle et par elle, n’était-ce pas pour lui être assez heureux ?

Par cette raison qu’il n’allait pas jusqu’au désir de plaire, il se trouva préservé de toute recherche et de toute affectation, dont l’eût éloigné d’ailleurs sa fierté. Il garda cette simplicité qui est la franchise extérieure des âmes droites et la plus vraie distinction. En entrant, il ôta son chapeau sans se courber, et Cécile, au premier abord, eut peine à le reconnaître, tant il se montrait différent, le front ainsi dégagé, la tête nue, de l’homme qu’elle n’avait vu jusque-là que sous le double éteignoir d’un bonnet et d’un chapeau.

Louis avait le front haut et couronné par cette noble proéminence qui signale en ce monde les chercheurs d’idéal ; ses cheveux noirs, rayés de fils argentés, par leurs masses onduleuses donnaient quelque grâce à ce visage énergique, où la douleur et la passion avaient creusé leurs empreintes. En se voyant regardé par Cécile d’un air de surprise, évidemment flatteur, il rougit comme un enfant.

C’était le soir, après le dîner ; Lucien était là.

Au bout de quelques instants :

« Monsieur de Pontvigail, dit Cécile, non sans un peu d’embarras, vous êtes souffrant, je crois, et vous avez l’habitude de garder votre chapeau. Remettez-le, je vous prie. »

Louis refusa ; mais, comprenant qu’il devait expliquer ce changement de conduite, il balbutia que ses maux de tête étaient capricieux et l’obligeaient maintenant, au contraire, à ne pas se couvrir.

« Ma foi ! tant mieux, dit Lucien ; car cela vous sied à merveille. La coiffure est une invention stupide ; elle ôte à la figure toute grâce et toute noblesse. Puisque le front de l’homme, a-t-on dit, est fait pour contempler le ciel, il ne l’est pas pour vivre enseveli sous un feutre. Il me semble que les gens habituellement coiffés doivent être moins accessibles que les autres aux influences extérieures. Cela crée l’ombre autour de leurs perceptions. Voyez nos paysans ; ne sont-ils pas presque tous entêtés et routiniers ?

— Tu vas si loin, dit Cécile en riant, que tu oublies ton point de départ. M. de Pontvigail, tout récemment, se couvrait la tête, et cependant il n’est pas routinier.

« C’est juste, dit Lucien ; » mais il sourit en même temps avec une secrète malice.

Louis comprit sa pensée.

« Monsieur parlait aussi d’entêtement, » observa-t-il.

Un peu confus de trouver son hôte plus avisé qu’il ne le pensait, Lucien de nouveau s’excusa.

« Non, monsieur, ma sœur vous l’a dit, j’avais entièrement oublié le point de départ de mes remarques.

— Mais, reprit Louis, je suis très-entêté en effet dans mes sentiments.

— Exalté plutôt, dit Cécile.

— Vous me trouvez trop exalté ? demanda Louis en la regardant avec la soumission que donne la tendresse.

— Pas dans l’amour du bien, répondit la jeune fille, mais dans la haine.

— Et n’est-ce pas la même chose ? s’écria-t-il. Peut-on aimer le bien sans haïr le mal, et compatir aux souffrances des victimes sans détester leurs persécuteurs ? Non, de pareilles maximes ne peuvent servir qu’à éterniser l’oppression sur la terre et qu’à seconder l’injustice et la tyrannie ! Non ; il y a assez longtemps que les dieux et les rois s’entendent ; assez longtemps que la vie future leur sert à escamoter la vie réelle ! Non ; j’en prends Dieu même à témoin, j’ai droit de frapper qui me frappe et de maudire qui me hait ! »

Il s’arrêta tout à coup, voyant qu’il s’était laissé emporter.

« Si j’osais lui demander sa tête ! » pensait Lucien en contemplant avec une admiration d’artiste les expressions puissantes de la physionomie de son hôte.

Mais, confus de sa vivacité, Louis s’efforçait d’être calme.

« Vous me blâmez, n’est-ce pas ? dit-il à Cécile.

— Je trouve seulement que vous n’avez pas tout à fait raison. Je suis d’avis, comme vous, qu’il faut résister à l’injustice ; mais la haine contre ceux qui font le mal est une injustice aussi, car ils sont les déshérités de l’intelligence et du cœur ; ils sont à plaindre, et leur en vouloir de leur misère, c’est reprocher à un pauvre sa pauvreté. »

Sans répondre, Louis attacha sur elle un regard qui embarrassa la jeune fille. Elle ne retrouvait plus dans cet homme encore jeune et qui se présentait, sinon avec élégance, du moins avec noblesse, le pauvre paria qu’elle s’était plu à prendre sous sa protection. Se tournant vers le piano, elle jeta quelques accords.

« Chante-nous quelque chose, » demanda Lucien.

Cécile chanta une simple et jolie romance, le Refrain du ruisseau d’une voix souple, expressive et pure. En achevant, ses yeux tombèrent sur Louis, qui la contemplait, et dont le visage exprimait une adoration si enthousiaste qu’elle en fut troublée. Elle joua ensuite un morceau, mais distraitement ; puis elle quitta le piano, et l’on se prit à causer sur différents sujets.

En tout ce qui ne concernait pas les rapports sociaux, ou le sentiment, Louis parlait peu. Il écoutait, questionnait quelquefois, et ses questions montraient une grande ignorance des usages du monde et des transactions actuelles. En revanche, toute la bibliothèque laissée par son aïeul, et contenant les seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, était logée dans sa tête. Il avait surtout lu Rousseau, Condorcet, Turgot, et la déclamation de cette époque se reproduisait souvent dans son langage. À cela il joignait une connaissance approfondie des travaux des assemblées révolutionnaires, ayant chez lui toute la collection du Moniteur, conservée par son grand-père et défendue par le petit-fils, à grand-peine, contre l’avidité peu érudite de Gothon, autorisée de l’insouciance du vieux Pontvigail.

C’était donc de cette moelle de la pensée humaine, en travail de justice et de liberté, que s’était nourrie depuis quinze ans cette âme solitaire, brisée dans ses affections et soumise à un despotisme impitoyable. La tradition révolutionnaire lui manquant à partir de 93, Louis de Pontvigail l’avait continuée en lui-même par ses propres réflexions, nourries et activées par ses souffrances. En 1848, les idées qui firent explosion lui étaient déjà familières, et il portait dans sa tête un code tout entier de réformes, plus ou moins praticables, que lui aussi avait eu le naïf espoir de réaliser.

Cependant, la conversation ne se soutint pas très-longtemps sur ce sujet, où Lucien se montra presque indifférent, où Cécile était assez ignorante. Mais celle-ci eut le temps de comprendre la source de l’exaltation politique qui l’avait étonnée chez Louis de Pontvigail quelques jours auparavant. Elle put se dire aussi que cet homme, pour lequel d’abord elle n’avait éprouvé que de la pitié, était non-seulement un grand cœur, mais une intelligence active et hardie.

Quant à Louis, heureux de voir Cécile et de l’écouter, il oubliait l’heure. En suivant la direction des regards de Lucien, obstinément fixés sur la pendule, il comprit enfin sa faute et se leva. Il était plus-de onze heures.

Après qu’il fut parti :

« M. de Pontvigail me paraît un homme très-distingué, dit Lucien en étouffant un bâillement ; mais il reste bien tard ! »

Cécile ne répondit pas.

Le fait est que le pauvre amoureux de Rose avait bien d’autres pensées que la révolution française. Depuis quelques jours Deschamps le recevait mal, et Rose ne pouvait cacher sa tristesse.

Pendant ce temps, à Loubans, tous les cœurs battaient d’émotion dans l’attente de l’arrivée du sous-préfet. On n’était plus qu’à deux jours de la fête.

Agathe, maintenant, raffolait de joie. Elle avait une robe de soie rose, garnie de tulle, qui, par les soins de sa cousine, lui allait au mieux. Cécile avait en outre fourni la coiffure, la ceinture, les gants, le tout venant de Paris. Agathe ne doutait pas qu’elle ne fût la reine du bal et comptait bien charmer deux ou trois maris, qui sait ? le héros même de la fête peut-être ! Malheureusement, elle étudiait un morceau.

Lilia, de son côté, avait tant boudé le pauvre docteur que celui-ci s’était décidé à faire rentrer des créances et que sa femme avait pu se composer une toilette des plus romantiques, avec une coiffure en roseaux, pareille à celle qu’avait approuvée Lucien. Lilia prenait part naturellement aux apprêts que faisaient sa mère et sa sœur, et il y avait à ce sujet des discussions journalières dans la famille. Mais nous ne saurions ni décrire ni approfondir tout ce qui se fit et se dit à ce propos, car il y en eut du soir au matin, pendant quinze jours tout entiers.

Peu disposés à se mettre en frais pour une soirée dont ils n’attendaient que de l’ennui, Lucien et Cécile avaient refusé d’y assister. Cependant cette résolution avait excité de tels cris dans la famille, qu’ils avaient paru céder, se réservant de fournir une excuse au dernier moment.

Le lendemain de la visite de Louis, cette lettre fut remise à Cécile :

« Mademoiselle,

« Pardonnez-moi la liberté que je prends de vous écrire. Vous m’avez marqué tant de bonté que j’éprouve un besoin irrésistible de vous communiquer les pensées qui m’agitent le cœur. Hélas ! je l’ai souvent éprouvé, ce désir de confier mes plus intimes sentiments et d’épancher dans le sein d’un ami tout ce qui brûle et dévore une âme solitaire. Mais j’étais seul, obligé d’étouffer mes cris de douleur pour qu’ils ne fussent pas accueillis par la raillerie. Pardonnez-moi, ce n’est point votre amitié que j’ai l’audace de vous demander ; je n’implore de vous qu’une réponse aux doutes qui me déchirent. Vous croyez à la vertu, à la justice, à l’amour ? Et moi aussi, j’y croyais autrefois. Si vous pouviez me rendre cette croyance, je vous devrais plus que la vie.

« Deux fois déjà vous m’avez dit : On ne doit pas haïr, mais toujours aimer. Eh ! savez-vous à qui vous parlez ainsi ? À un être dévoré de l’amour de ses semblables, et qui n’eût pas reculé devant les plus grands dévouements pour accomplir leur salut, ou seulement pour obtenir d’eux un sentiment pur, désintéressé. Mais je n’ai trouvé que des âmes lâches et sans vigueur, qui m’ont délaissé parce que j’étais à terre, et qui se riaient de mes souffrances.

« Une seule, une seule m’a plaint… Elle a été enveloppée dans mon malheur et frappée à cause de moi ! Oh ! vous ne savez pas ce que c’est que la brutale servilité des hommes ! Mon père était le maître ; il ne m’aimait pas ; aussi, tous venaient-ils à sa suite me lâcher leur coup de pied. Ma nourrice et sa fille m’ont secouru, mais avec timidité, craignant de se compromettre et me donnant les plus vils conseils.

« Moi, cependant, je puis vous le dire à vous, à vous seule, j’aurais voulu n’estimer qu’en adorant j’avais besoin d’un amour sans bornes. Tout ce qui me froissait me rejetait glacé, meurtri, dans ma solitude. Oh ! j’étais trop exigeant sans doute, mais j’avais une idée si haute de l’humanité, de ses destinées !… Hélas je ne l’ai plus !

« Pardon encore. Vous parler ainsi, à vous, cela semble un blasphème. Vous habitez sur cette terre, et vos doux regards et votre langage montrent bien que vous vous croyez la sœur de tous ceux qui vous entourent. Non, mademoiselle, quittez cette erreur ; vous êtes une exception sublime, et je bénis le sort de vous avoir rencontrée, car je doutais de toute réalité, et l’histoire elle-même, parfois, ne me semblait plus qu’un rêve, dans la nuit sombre où je me trouvais plongé.

« Oui, ces grandes figures que j’aimais, dont j’osai faire mes amis, à l’âge où l’on croit à l’héroïsme comme à la vie, je me demandais par moments : Est-il bien vrai qu’ils aient existé ? Ne seraient-ils point le fruit de l’imagination humaine, idéalement éprise du bien qui la sert, mais ne pouvant le réaliser ? De quelle utilité lui sont-ils, ces grands modèles ? À quoi bon cet idéal, dont nul ne veut qu’en tableaux ou en citations ? À quoi bon ces paroles d’amour, de paix, de justice, tombées depuis si longtemps sur le monde, et que les rhéteurs seuls ont ramassées pour les vendre ? Il y a des milliers de siècles que de toutes parts on a dit aux hommes : Aimez-vous en frères. Et ils s’égorgent encore ! Toutes les vertus ont été proclamées, recommandées ; mais la guerre, la débauche, la délation, sont encore et toujours des institutions sociales. On a flagellé tous les vices et tous les travers ; mais ils sont encore debout et se portent bien. Les types marqués au front dès l’antiquité sont là, toujours, parmi nous, et ce sont eux, méprisants et triomphants, qui mènent le monde, en se moquant de l’humble vertu.

« L’ignorance, l’injustice, la perfidie, l’abrutissement des masses, ne sont-ils pas toujours les mêmes ? L’épaisseur du limon humain s’est accrue sur la terre, voilà tout ; et c’est en vain qu’à certaines époques des élans inouïs ont remué le monde, tout est retombé dans le sourd grouillement des ruses, des avidités secrètes, des satisfactions honteuses, et, sans se lasser jamais, à cet éternel précepte : Sois juste ! la masse répond : Jouissons !

« Oui, la vertu, le bien, existent, mais isolément, et l’on dirait par hasard ; ils existent, comme la fleur que le ver coupe et flétrit, comme l’innocente colombe que le milan dévore, — afin d’être la proie du mal et la pâture de la mort. Jetez les yeux autour de vous, et voyez si le mal et la destruction ne sont pas la loi de la vie. La terre n’est qu’un champ de bataille où, de l’homme à la fourmi, tout n’est que ruse, embûche, égorgement et pillage.

« Chaque être est armé pour l’attaque et pour la défense ; chacun vit de proie ; tout s’entre-dévore, et l’homme, dans cette générale boucherie, est cent fois plus cruel que le tigre, qu’il prend pour type de la cruauté ; car nous vivons de leurres que nous nous faisons à nous-mêmes, plaisants si l’on en pouvait rire, et que moi-même aussi j’acceptais autrefois sans réfléchir.

« À présent, le livre m’échappe des mains, ou plutôt je le rejette avec colère, quand mes yeux tombent sur cet ordre admirable de la nature ; ou cette bonté providentielle qui a tout fait pour le bien ; ou l’universelle harmonie ; ou bien encore ces touchants modèles proposés à l’homme par des écrivains sérieux, tels que la société des fourmis, qui massacrent leurs enfants pour le plus grand ordre et intérêt de la république ; la monarchie des abeilles, où les classes laborieuses connaissent et pratiquent si bien leur devoir, et… que sais-je ? L’homme se nourrit de faits et s’habille de mots.

« L’esprit humain, pareil au visage qui le révèle, n’a d’yeux que sur une seule face, ne voit qu’un seul côté de l’objet, et court sur tout ce qu’il aperçoit en criant sans cesse : J’ai trouvé ! Moi aussi, j’ai tendu les mains, j’ai couru vers la justice et l’amour, et j’ai cru qu’ils étaient la loi du monde. J’ai parcouru les villages en prêchant l’égalité, l’association. Mais un pouvoir prudent a répandu contre moi la calomnie ; les uns me montraient au doigt en m’appelant fou ; les autres m’ont jeté des pierres. Ils ont tué ma foi ; mes illusions se sont envolées. Désormais, il n’y a plus de but à ma vie, et je deviendrais puissant que je ne sais pas ce que je ferais.

« Non, le bien par le progrès n’est pas la grande loi ; c’est la destruction par le meurtre. Le meurtre, la violence horrible de l’être sur l’être, la douleur par l’égoïsme, telle est la loi générale à laquelle rien n’échappe en ce monde-ci. Moi-même puis-je marcher sans écraser sous mes pas des milliers de créatures ? Comment éluder cette loi ? où la fuir ? le savez-vous ?

« Il y a pourtant des choses que je sens divines. Mais si Dieu existe, s’il vous a créée, pourquoi a-t-il aussi créé le mal, le mal inconscient, durable, éternel, comme le monde qu’il a conçu et qu’il nourrit par la destruction ? Vous voulez adoucir mon âme et vous l’avez déjà fait, car c’est déjà du bonheur que de vous connaître. Mais vous me dites d’être juste. Qui donc sait l’être ? Qui même le peut ? Où donc est la justice dans le plan des choses ? Et comment l’incarner en ce monde qu’elle n’a point formé ? Ah ! si vous le savez, dites-le-moi, et, fallût-il mourir sur une croix ou m’élancer dans un gouffre, je le ferai.

« Encore une fois, mademoiselle, pardon de cette longue lettre, où vous lirez sans ordre les angoisses de mon triste cœur. Je tremble maintenant d’avoir osé vous l’écrire. Oserai-je vous l’envoyer ? Mais il y a dans vos yeux de la bonté pour tout ce qui souffre. Il y a plus encore ; déjà, à vous seule, vous m’êtes une révélation. Ai-je mal vu les choses ? Suis-je un insensé ? Faut-il espérer encore ? C’est une âme avide de vérité qui vous implore. Daignez m’excuser, et croire au profond respect et au dévouement ardent de votre très-humble serviteur.

Louis de Pontvigail.

« P. S. Si vous étiez assez généreuse pour me répondre, n’adressez point votre lettre aux Saulées ; car, bien que ce soit le toit où je suis forcé d’abriter ma tête, ce n’est pour moi qu’un lieu ennemi. Demain soir, ou le lendemain, j’enverrai savoir s’il peut m’être permis d’espérer une lettre de vous. »

En voyant de qui venait cette lettre, dès les premières lignes, Cécile eut un saisissement de cœur. Après l’avoir lue, elle la plia lentement, et, la serrant dans sa main, elle demeura pensive, les yeux fixés à terre. Elle était très-émue, se voyant investie d’un pouvoir solennel, d’un droit de vie et de mort sur cet homme ; car, elle ne pouvait s’y tromper, c’était une déclaration d’amour, bien étrange, mais bien sérieuse. Il lui remettait son âme entre les mains, et une adoration presque fanatique s’exhalait de chaque parole qu’il lui adressait. Elle en était saisie au fond de l’âme et pénétrée d’une sorte de terreur.

Éprouvait-elle cependant un regret décidé qu’il en fût ainsi ? Non, peut-être. Tout d’abord, elle avait été prise d’un vif intérêt pour ce protestant, ce réfractaire du monde social, qui s’élevait si énergiquement, au nom de l’amour et de la famille, contre les mœurs ignobles dont elle-même avait souffert.

Plus elle l’avait connu ensuite, plus elle avait été frappée de l’élévation de cette âme, ombrageuse mais grande, et qui avait l’excuse — et l’attrait — de longues et cruelles souffrances. Elle avait été presque déconcertée la veille en voyant apparaître un homme encore jeune, et beau d’énergie, à la place de cet être sans âge et sans sexe qu’elle avait adopté pour son protégé, et qu’elle aimait comme cela, si peu charmant qu’il fût.

Pourquoi s’était-il ainsi transformé ? Elle s’était fait cette question la veille avec un peu d’inquiétude et n’avait plus de doute maintenant. Ce pauvre malheureux l’aimait ; il s’était donné à elle, et devant ce don si grand, si touchant, Cécile restait éperdue, le cœur agité de pitié, de crainte, de tendresse, ne pouvant se résoudre à l’accepter, mais à le repousser moins encore.

Elle éprouvait un si grand besoin d’être seule, dans le tumulte où cette lettre l’avait jetée, qu’elle s’échappa de la maison et prit par les bois, où elle s’enfonça au plus profond du taillis. Là, sous une cépée de hêtres que traversaient à peine quelques rayons tremblants sur la mousse, elle relut plusieurs fois la lettre de Louis.

Que demandait-il, grand Dieu ! Rien que la vérité sur la vie, sur le monde entier ! Et que pouvait-elle répondre ? Simplement ce qu’elle croyait, et elle le ferait de tout son cœur, de toute la force de sa conscience ; car il ne demandait qu’à croire : on le sentait bien. Ah ! si elle pouvait lui rendre un peu de paix, de confiance, de bonheur ! Un peu, non ; il lui fallait tout ou rien.

C’était le dernier coup dont il devait mourir, en maudissant la vie, qui, du commencement à la fin, n’aurait été pour lui qu’une torture, ou bien c’était l’oubli de tous ses maux passés, un bonheur immense. Ne sachant que se répondre à elle-même en face d’un tel choix, Cécile se prit à pleurer ; puis, comme il arrive toujours dans un embarras dont on ne sait comment sortir, elle chercha des moyens termes.

Après tout, que savait-elle ? C’était une âme si exaltée, celle de Louis de Pontvigail, que, sous sa plume, l’amitié pouvait ressembler à l’amour. Était-il possible d’ailleurs qu’il pensât à épouser Cécile ? Non, assurément. La question ainsi posée, la jeune fille se sentit rassurée tout à coup. Non ; pauvre et persécuté comme il l’était, Louis n’offrirait jamais à Cécile de partager son malheur.

Cela renvoyait toute solution à un temps indéterminé, et Cécile n’en demanda pas davantage. L’encourager, l’aimer, le consoler, elle le voulait bien, de tout son cœur. Toutefois, elle était encore un peu inquiète, un peu craintive, à l’égard de cette âme ardente, où elle pressentait des profondeurs inconnues, peut-être des élans redoutables ; mais quelle femme au cœur généreux, si l’on dépose sur ses genoux un nourrisson contrefait et souffreteux, ne trouvera dans ces disgrâces motif de l’aimer davantage ? Cécile fit ainsi.

Elle revint à la maison à pas lents et la tête penchée, comme chargée du doux poids de cette tâche qu’elle acceptait, et ce qu’elle devait répondre à Louis l’absorbait au point qu’elle ne vit pas combien son frère lui-même était triste et préoccupé.

Aussitôt après leur déjeuner, qui fut presque silencieux, Cécile alla s’enfermer dans sa chambre pour écrire. Mais d’abord elle relut encore la lettre de Louis, et l’importance des questions qu’elle contenait la saisit de plus en plus, en sorte qu’elle se sentait incapable d’une si lourde tâche, ou trop peu préparée à la remplir.

Allait-elle donc lui manquer dès le premier pas ? le laisser en proie à la désespérance, au doute, à l’anéantissement de toute force vive ? Elle voulut essayer malgré tout ; mais bientôt elle déchira sa page et jeta la plume.

« Oh ! se dit-elle, désolée, mais je n’ai, moi, que vingt-deux ans, et il me demande le secret de tout ! »

Elle voulait cependant qu’il espérât ; il fallait répondre. Des larmes de chagrin coulaient des yeux de Cécile ; elle s’assit, la tête penchée sur sa main, et, dans un élan de désir vers la force qui lui manquait, le souvenir de son père lui vint ; elle l’appela du fond du cœur à son aide, et il lui sembla que cette chère pensée était là et lui répondait.

Plus d’une fois déjà, depuis la mort de son père, Cécile avait cru sentir que les liens d’amour et d’affinité qui unissent les êtres ne sont brisés par aucune distance. Elle croyait aux forces de l’amour et de la pensée, aussi bien qu’à celles des nerfs, et à des transmissions électriques plus promptes et plus étendues que celles dont nos sens actuels disposent.

Confiante en cette chère inspiration évoquée, longtemps, la tête dans ses mains, les yeux fermés, elle se plongea en des méditations où plus d’une inspiration lui vint, crut-elle, d’une source chérie, d’un esprit plus mûr et plus éprouvé que le sien ne pouvait l’être.

L’après-midi s’avançait. Maintenant, une foule d’idées se pressaient dans l’esprit de la jeune fille, et elle avait hâte de les exprimer, quand Mme Arsène la vint prier de descendre pour une bonne qui se présentait. Cécile, vivement contrariée, descendit pourtant. Le mois de Mme Arsène allait expirer, et sa remplaçante n’était pas encore trouvée.

Plusieurs filles du pays étaient bien venues s’offrir ; mais toutes, quoique parfaitement inhabiles, émettaient des prétentions fabuleuses. Elles avaient entendu parler des Parisiens, du luxe de leur ameublement, qu’on exagérait, de leurs dépenses, si bien conduites par Mme Arsène, du prix des bonnes à Paris ; leurs têtes se montant là-dessus, elles couraient aux Grolles, enivrées de leurs propres rêves.

Tandis que les gages donnés au pays variaient de quatre-vingts à cent francs par an pour les capacités ordinaires, la plus petite vachère, interrogée sur le prix de ses services, réclamait effrontément vingt-cinq ou trente francs par mois. Cécile en riant les congédiait ; mais, pressée de se débarrasser des services hautains de Mme Arsène, elle commençait à s’effrayer de n’avoir personne. La nouvelle venue était une paysanne de vingt ans, pourvue de l’air de candeur le plus gauche et le plus naïf du monde, et répondant au nom favorable de Doucette, mais seulement parce que son père s’appelait Doux.

Elle avoua peu de savoir, mais affirma son désir d’apprendre. Une lettre de Mme Darbault à sa nièce répondait du caractère et de la probité de la postulante, qui se montrait en outre moins âpre au gain que ses devancières. Bref, elle fut engagée, et il fut convenu que Doucette entrerait en fonctions, à trois jours de là, aussitôt après le départ de Mme Arsène.

Cette affaire étant réglée, Cécile voulut remonter dans sa chambre ; mais d’autres soins encore la réclamèrent ; puis son frère vint et s’empara d’elle jusqu’au soir. Si douce et patiente qu’elle fût, Cécile éprouvait de toutes ces contradictions une irritation qu’elle avait peine à cacher ; elle en souffrait comme si on l’eût empêchée de porter secours à un malade en danger qu’elle aurait eu sous sa garde.

L’attente où elle sentait Louis de Pontvigail lui pesait sur le cœur. Mais quant à parler à son frère de la lettre qu’elle avait reçue, elle y répugnait beaucoup. Lucien appréciait M. de Pontvigail, trouvait-elle, un peu sèchement. Et puis cette lettre, comment la comprendrait-il ? Elle se sentait blessée d’avance de la moindre raillerie. Enfin, c’était une confidence de Louis à elle seule, et elle n’avait pas le droit d’en disposer.

Tout ceci décidé sagement, Cécile termina la soirée dès neuf heures, se disant un peu fatiguée, et s’enferma dans sa chambre pour donner enfin satisfaction à cette inquiétude qu’elle avait au cœur et qui lui présentait sans cesse l’image de Louis ne recevant pas de réponse à l’heure où il l’attendait, souffrant mille douleurs et s’abandonnant aux doutes les plus amers. Il n’en serait pas ainsi, non, dût-elle passer la nuit à écrire.

On était aux premiers jours d’octobre. Les soleils de l’été duraient encore, tempérés par les souffles d’automne ; les soirées étaient encore tièdes, et Cécile, en voulant fermer la fenêtre, s’y accouda, pour jouir un instant du calme et de la beauté répandus autour d’elle. Sur les grandes masses assoupies des bois reposaient mollement les clartés du ciel étoilé ; les feuillages chuchotaient dans l’ombre, et mille formes indécises remplissaient, de plus en plus obscurément, la profondeur des ténèbres.

C’était un grand silence, tout vivant de respirations et de murmures, comme un sommeil, et que semblait bercer une quiétude profonde. Cécile respira largement et leva sur la voûte céleste un regard charmé, humide d’espérance et de foi. En ce moment, une étoile se détachant fendit le ciel d’un parcours immense, et la jeune fille resta les yeux attachés sur le point où elle avait disparu.

« Ô mystère, murmura-t-elle, il faut bien vivre avec toi ! »

Mille pensées vives et fortifiantes se pressaient en elle, et elle allait rentrer, quand un vol silencieux, doux comme celui d’un éventail de soie, effleura presque son visage. C’était le chat-huant qui rôdait, larron de nuit, pour surprendre, endormis dans leur abri, les insectes et les mulots. Cécile frissonna.

« M. de Pontvigail a raison, se dit-elle ; ces nuits splendides, si paisibles en apparence, recouvrent l’incessante destruction, le meurtre, loi fatale de la vie. »

Et, pensive, elle demeura là quelque temps encore. Enfin, elle ferma la fenêtre, s’assit à son bureau, et pencha sur la feuille de papier blanche encore son front sérieux et doux. La vive clarté de la lampe inondait sa tête de lumière, et sur son visage, plein d’ombres et de lueurs, on eût cru voir les fluctuations de la pensée :

« Monsieur,

« Je suis plus ignorante que vous, et j’ai moins vécu ; mais je suis plus calme. Ce que je pense et ce que je crois, je vais vous le dire sincèrement, dans l’espérance de vous faire du bien.

« Il me semble, — je veux vous donner le nom d’ami, car nul acte ne saurait être plus affectueux que cette confiance qui vous a porté à me confier vos peines, et mon désir de vous aider ne l’est pas moins, — il me semble, mon ami, que la différence de nos jugements tient pour beaucoup à la différence de nos situations dans la vie. L’affection vous a manqué ; vous avez souffert tous les maux de l’isolement et de la persécution, tandis que, élevée dans les bras d’un homme supérieur par l’intelligence et par la bonté, j’étais entourée de doux soins, de bons exemples et de hautes pensées.

« J’ai trop oublié le mal et vous l’avez trop connu. Aussi ai-je favorablement jugé la vie, tandis que vous la condamniez trop sévèrement. Nous avons eu en ceci un tort égal. Ce n’est pas d’impression particulières que l’on doit partir pour atteindre à un jugement sérieux des faits généraux ; pas plus que du sein d’un bocage on ne peut apercevoir l’horizon.

« Essayons, ami, de monter ensemble sur un sommet dégagé de ces souvenirs, de ces influences, qui feraient obstacle à notre vue. Je suis peut-être moins forte que vous, mais je suis moins lasse : donnez-moi la main. À deux, on ne s’encourage pas seulement, on se fortifie et tout d’abord ici nous rencontrons cette grande loi qui est le remède et le contre-poids de toutes nos misères… Mais d’abord, considérons le mal en lui-même, ce mal qui si vivement blesse vos instincts de justice, et qui répand la douleur dans l’humanité.

« Qu’il s’appelle conquête, meurtre, loi divine ou loi sociale, c’est toujours l’esclavage, la violence exercée par l’être sur l’être, le faux droit. L’histoire n’est qu’un long carnage, et la paix même, dans ces sociétés où le principe monarchique, partout appliqué — soit dans la famille, soit dans la vie sociale par l’esclavage, et tout aussi bien dans les républiques, — sacrifiait toujours le droit de plusieurs au pouvoir d’un seul, la paix même n’était pas moins douloureuse que la guerre.

« Mais pourquoi le mal a-t-il diminué jusqu’au degré où maintenant il existe ? Assurément, nous souffrons encore de ses effets ; nous traînons tous quelque bout de chaîne plus ou moins pesant. Mais nous n’en sommes pas moins occupés de toutes parts à fouiller notre sol, à le remuer de fond en comble, pour extraire les racines odieuses de l’esclavage et en arracher tous les rejets.

« L’égalité, c’est-à-dire le droit de chacun pris pour base de la justice, est proclamée, et la volonté du bien et du juste n’est plus la hardiesse de quelques-uns, mais la prétention de tous. Ne voyez-vous pas en ceci la preuve que le mal n’est pas l’amour sauvage des actions mauvaises, mais une simple lacune du sens moral qui, fécondé par la connaissance, se développe à mesure que l’humanité grandit ?

« D’où vient le dissentiment entre vous et les aveugles qui ne vous ont pas compris ? De la supériorité de votre sens moral sur le leur. Votre irritation contre eux est-elle donc bien juste ? N’est-ce pas un malheur à eux, plutôt qu’un crime, de n’en pas être encore à votre hauteur ? Ils y arriveront plus tard, soit par eux-mêmes, soit par le progrès général, et c’est à vous de les appeler pour hâter leur marche ; mais sans colère. Apôtre impatient, vous avez aveuglé de rayons ce peuple, et il n’a rien vu. Tendez-lui votre main, et, s’il veut bien vous donner la sienne, marchez doucement, de son pas à lui, pour qu’il puisse marcher avec vous.

« La plupart des hommes ne sont que de grands enfants. Il me semble qu’en disant l’humanité vieille, on se trompe ; elle ne l’est point. Ce n’est pas une question de chronologie. Nous mesurons le temps à la vivacité de notre désir et à la rapidité de la vie individuelle ; mais la durée de l’enfance est toujours proportionnée à la grandeur de l’être ; tant de faiblesse est donc la preuve d’un avenir infini.

« L’impression des cataclysmes au milieu desquels le monde s’est formé n’est-elle pas encore une tradition parmi nous ? L’homme sort à peine des violences de la vie sauvage et d’une épouvantable misère, et l’on s’étonne que la masse des humains, celle qui n’a guère d’autre éducation que la tradition de ses souffrances, poursuive avidement les biens matériels et s’y livre avec excès ?

« Comment la plupart, d’ailleurs, rechercheraient-ils ce qu’ils n’ont point entrevu ? D’où sauraient-ils ce qu’ils n’ont point appris ? Quel noble but leur est présenté ? Avant d’accuser les masses pauvres, qu’on les éclaire. On a voulu jusqu’ici compter sans elles. Elles s’en vengent, et s’en sont toujours vengées, par ce poids irrésistible dont elles ont entraîné le monde en bas, enrayant sa marche. Dans leur état d’ignorance et d’hébétement, quelles nobles entreprises ne devaient-elles pas rendre vaines ? que d’essors n’ont-elles pas brisés ? Et tant qu’elles seront dans la bassesse, avez-vous droit d’être grand à votre aise ? N’êtes-vous pas de l’humanité ? N’êtes-vous pas de votre époque ? Pouvez-vous prétendre à toutes les joies, quand ils ne le pourraient qu’à toutes les misères ? Montez, planez, enivrez-vous d’idéal ; puisqu’ils ne peuvent vous suivre, il vous faudra retomber, en pleurant votre rêve.

« Là sûrement est la cause de la stérilité de tant d’efforts vers le bien et de l’impuissance de tous ceux qui tentèrent des voies nouvelles. Autre chose encore manquait à ces grandes intelligences, qui furent comme des astres brillants dans la nuit. Le sentiment est contemporain du monde, mais la science à peine s’éveille. Ils devinèrent ; mais il faut savoir.

« Mon ami, à Dieu ne plaise que je vous égale, votre père et vous ! Il a choisi l’attachement le moins élevé qui puisse remplir un cœur d’homme, et vous aspirez à tout ce qui est bon, juste et grand. Mais il y a certainement ce rapport entre lui et vous de deux caractères énergiques, entiers dans leur volonté, qui poursuivent chacun un but différent. La rencontre de ces caractères au sein des familles produit ordinairement — j’en ai vu d’autres exemples — une divergence de vues complète, et que la lutte même exagère souvent.

« C’est la cause la plus âpre et la plus cruelle des malheurs humains que ces luttes corps à corps pour des idées. Ce sont elles, vous le savez, qui ont le plus ensanglanté l’histoire ; celles même de l’ambition en comparaison sont mesquines. Les plus longues et les plus atroces de toutes les guerres sont les saintes, celles où l’homme dit à l’homme : Tu croiras ceci comme moi.

« Or, les luttes de famille ne sont point autre chose. C’est toujours l’être pénétré d’une certitude, qui veut communiquer de vive force aux siens son trésor, pour leur plus grand intérêt et pour celui de la vérité.

« Il y a au fond de ce despotisme un amour et une foi sauvages. Si fourvoyée qu’elle soit, c’est la passion du vrai. Dans cette entreprise, l’ardeur de la réussite, autrement dit, pour celui qui l’éprouve, l’amour du bien, se change par les déceptions en colère, et arrive à produire, dans un esprit âpre et persistant, des effets semblables à ceux de la haine.

« Il faut vaincre le mal. Il faut réduire la volonté rebelle et coupable. Il faut sauver l’être malgré lui. Dès lors la coercition est donnée pour coadjuteur à l’idée. Le pédagogue, à l’aide de la science, saisit le fouet. Erreur si naturelle à l’esprit humain qu’elle persiste partout encore, bien qu’affaiblie, dans nos lois et dans nos mœurs. Les bûchers religieux ont été la plus haute expression de cette terrible croyance en l’absolu, et le despotisme de la famille en contient les restes. — Mais ici encore le progrès répond à votre désespérance. L’humanité a marché. Donc, toujours, à la place du Satan fantastique, du démon amoureux du mal, nous trouvons l’ignorance humaine, dont les erreurs, les malentendus, les crimes eux-mêmes, sont mêlés à cette poursuite passionnée du beau et du bien, qui fut notre instinct avant d’être notre foi.

« Mais vous reculez épouvanté, indigné, contre la nécessité de tant de maux. Que vous dirai-je ? Telles sont les conditions de notre nature et de notre esprit. Vivant dans le relatif, si ce qui fut autrefois nous semble maintenant monstrueux, c’est que notre sens s’est épuré ; mais alors il ne l’était pas. Moins délicats, moins irritables, moins éclairés, nous avons pu supporter autrefois, tout en souffrant, ce qui nous révolte aujourd’hui.

« Et d’ailleurs, en tout temps, pour aider notre marche et jeter dans la vie la plus sombre quelque rayon, nous avons eu cette force que le cœur prête au cœur, la main à la main, la pensée à la pensée, source éternelle de force et de vertu, flamme qui éclaire et réchauffe le monde encore plus fatalement que la destruction ne l’étreint ; car aucun être n’ignore ce que c’est que la tendresse, et la première impression qu’il reçoit à son entrée dans la vie est le baiser maternel.

« Assurément, ce n’est pas une tâche regrettable que celle de parcourir le temps et l’espace à la recherche de la vérité ; mais pour nous soutenir dans cette tâche heureuse, remplie de défaillances aussi bien que d’enthousiasmes, nous possédons un bien absolu et qui nous appartient tout entier à tous, l’amour. »

Ici la main de la jeune fille s’arrêta, et, considérant le dernier mot qu’elle venait d’écrire, elle parut éprouver une vive hésitation.

Emportée par le courant de sa pensée, absorbée dans les réflexions qui naissaient en elle, et que ses longs regards fixes et rêveurs semblaient arracher à l’inconnu, elle avait oublié, non à qui elle parlait, mais sa propre personnalité et toute considération secondaire. Ce mot cependant, ce mot amour, présenté comme un secours, jeté là comme un conseil, d’elle à lui, n’était-ce pas grave ?

Elle ne se disait point : Que pensera-t-il de moi ? Non, Louis de Pontvigail ne pouvait avoir de mesquins soupçons, ni de fatuité ; mais il n’était probablement que trop disposé à mettre dans l’amour toutes ses espérances, et Cécile devait-elle, pouvait-elle encore l’y inciter ?

Mais, d’un autre côté, dans ce petit traité de foi et d’espérance qu’elle composait pour lui, n’était-il pas question avant tout d’être vrai ?

En réfléchissant à cela, de plus en plus hésitante et découragée, elle restait les yeux fixés sur le mot embarrassant, que du bout de sa plume elle effleurait, prête à l’effacer.

Mais quel autre mettre à la place ? car enfin il est le seul qui désigne, dans son universalité, cette grande âme, diverse d’intensité dans ses manifestations, mais au fond toujours la même. Aussi, pourquoi les hommes, en attribuant à chaque forme de l’amour une appellation particulière, n’ont-ils voulu donner que le nom d’amour même à celui qui unit l’homme et la femme ? Serait-il donc le plus grand de tous ? l’amour lui-même tout entier ?…

Cécile était si bien en train de méditer qu’elle s’arrêta un moment à ce problème. Enfin, voyant que l’aiguille de sa montre marquait minuit, elle reprit la plume, hésita encore, et finit par tracer après « l’amour » ces mots : « qui nous unit les uns aux autres. » La phrase n’en valait pas mieux, mais le principal était sauvé.

Cécile continua :

« Il me reste à répondre à ce tableau trop vrai que vous faites du meurtre érigé en loi sur notre terre. À cela que puis-je dire ? J’en sens toute l’horreur, et je reconnais que c’est là un argument capable de rendre égoïste de parti pris une âme qui ne sentirait en elle que des appétits et des faiblesses. Mais d’autres lois générales se posent en face de celle-là pour la résoudre, du moins dans l’humanité. Ces lois, ce sont : l’amour encore, et le besoin de justice qui existe en nous. L’un et l’autre ont le pouvoir de faire cette œuvre, et ils la feront.

« Dans le monde des êtres inférieurs, qui sait jusqu’où peut s’étendre notre influence ? Il n’est point de milieu qui, en raison de cette force secrète, si puissante, l’affinité, n’ait sa cohésion, sa solidarité, ses rapports profonds de toutes choses entre elles. Il n’y a point de vice chez l’animal qui ne se retrouve chez l’homme. Les maladies humaines ont leurs remèdes et leurs causes dans la plante et le minéral ; nous sommes intimement liés à ce monde qui nous porte, et dont nous semblons l’expression la plus achevée, en même temps que le premier échelon d’un ordre nouveau. Une terre où régneraient parmi les autres espèces l’amour, la justice et la paix, serait-elle bien la demeure naturelle de cette humanité farouche et guerroyante qui sort à peine de la barbarie ? Déjà, bien des types ont disparu ; d’autres reculent chaque jour…

« Est-il possible à nous de recréer ce monde, ou devons-nous le laisser à d’autres ? serait-ce une hôtellerie où chaque passant dût écrire son nom au bas d’un décor nouveau ?… Eh ! pouvons-nous tout résoudre ? Ces choses nous sont cachées, maintenant du moins ; mais ce que nous savons, c’est que la justice existe, qu’elle est à la fois notre droit et notre devoir, notre créateur et notre œuvre ; idéal et réalité, sainte et chère idole, que, après avoir nous-mêmes façonnée, nous pouvons sans honte adorer à deux genoux !

« Mon ami, croyons en elle et affirmons-la, puisque nous la sentons et la comprenons, sans trop chercher, à côté de notre but immédiat, des problèmes au-dessus de nos forces actuelles. Ce qui nous est donné à faire, accomplissons-le, sans nous inquiéter outre mesure de ce à quoi nous ne pouvons rien encore. En attendant les découvertes que nous garde l’avenir, nous avons une tâche sublime, et nous nous plaignons !

« Je vous quitte. Il est tard. Je serais heureuse de pouvoir vous inspirer la confiance que j’éprouve moi-même. Il me semble, ami, que sur cette terre où la beauté déborde, où l’affection console, où de grands travaux réclament nos efforts, il y a malgré tout de quoi bénir la vie plutôt que la maudire. Si le travail a ses peines, si la connaissance a ses ténèbres, si le doute est le sombre guide qui nous mène à la vérité, c’est pourtant dans l’action seule que réside la vie et les joies qu’elle donne. Si chercher, enfin, n’est rien de plus qu’un plaisir fécond, aimer est une certitude.

« Je vous en prie, reprenez courage. Nous serons vos amis. Des souvenirs cruels, des contradictions incessantes, ne vous ont présenté de la vie que le côté douloureux. Il vous faut sortir d’un milieu où vos forces ne s’emploient qu’à vous détruire vous-même. Nous en causerons. Pour vous, être utile, ce serait presque être heureux.

« Cécile Marlotte.

Elle se coucha un peu fatiguée, mais remplie d’une joie intime, car, à part même ses raisonnements, elle était sûre qu’il serait consolé.

Le lendemain, Lucien rentra maussade et chagrin. Deschamps venait de lui signifier assez brutalement que le portrait devait être enfin achevé, et que ça ne pouvait pas durer de la sorte une année entière.

« Ce n’est pas tout à fait injuste, observa Cécile, car il y a bien longtemps, en effet, que dure ce portrait.

— Nous avons été contrariés par le mauvais temps ; il y a eu des interruptions. Enfin, je ne dis pas ; il devrait être achevé, et je dois même avouer qu’il l’est ; mais dans l’air de cet homme il y avait autre chose : c’était presque un congé qu’il me donnait.

— Lui as-tu déclaré tes intentions d’épouser sa fille ?

— Le voyant si mal disposé, je n’ai pas voulu. Depuis quelques jours il me fait mauvaise mine, je ne sais pourquoi.

— Peut-être désire-t-il au contraire une parole décisive ; car voici bien longtemps que tu vois Rose tous les jours, et cela pourrait faire causer les gens ?

— Pas du tout. Bien d’autres l’entourent, et parmi les paysans la liberté de se voir entre amoureux est chose acceptée. Non, ce n’est pas cela, vois-tu, c’est l’affaire Pontvigail. Rose me l’a dit : on s’imagine que c’est ma présence qui effarouche cet amoureux, déjà trop timide. Tant qu’on espérera de ce côté, on ne m’acceptera point.

— Mais Rose…

— Rose ! s’écria-t-il furieux, Rose ! Je sais bien qu’elle n’hésite pas. Si je le croyais ! Mais les femmes ont la rage de certaines vertus… à certains moments. Elle ne doit pas braver son père, me dit-elle. Peuh ! n’est-elle pas majeure ? Qu’elle me suive, et nous verrons bien ensuite s’il refusera.

— Tu voudrais l’enlever ! » s’écria Cécile.

Son frère ne répondit pas.

« Mon ami, je t’en supplie, reprit-elle, pas de coup de tête. Sache attendre. Si Rose t’aime véritablement, elle saura bien se garder à toi. Ce serait une double imprudence que de brusquer ainsi les choses et forcer les volontés dans un mariage… où déjà les inconvénients ne manquent pas.

— Lesquels ? demanda Lucien irrité.

— Oh !… peu de chose, s’il est vrai que vous vous conveniez parfaitement elle et toi ; mais, dans le cas contraire, de nouveaux dégoûts, qui te rendraient peut-être la situation insupportable ; sa famille, le père surtout…

— Eh ! s’écria-t-il, à qui le dis-tu ? Cet homme, il me répugne et je le hais presque ! N’a-t-il pas exigé de l’argent pour ces séances, réduisant ainsi sa fille au rang de modèle payé ! Eh bien, que veux-tu ? je suis amoureux, amoureux fou ! Tu ne comprends pas cela, toi ? L’amour fraternel, c’est bon, c’est charmant, sacré ! tu sais bien pourtant que ce n’est pas toute la vie. Je te l’ai dit, je pensais à me marier ; mais à Paris j’avais peur rien que d’y songer, étant pauvre ; ici, au milieu de ces champs, de ces bois, de cette poésie, ça ne pouvait pas manquer. N’est-elle pas belle comme un rêve de peintre ? Et honnête, et pure ! car, entourée de tant d’amoureux, sa réputation est sans tache. Quelle idylle je m’étais faite ! Et voici que l’argent encore et toutes ses vanités infernales viennent jusqu’ici me la disputer ! Où pourra-t-on se marier désormais ? Je ne le sais plus.

— Mauvaise tête ! dit la jeune fille en passant la main dans les cheveux de son frère, qui venait de se jeter près d’elle sur le canapé, mauvaise tête ! Il faut toujours que tu t’emportes pour ou contre quelque chose, et tu n’es jamais de sang-froid sur rien. Moi, je trouve qu’un seul parti serait prudent ; mais il te semblera difficile : c’est d’attendre un peu.

— Tu sais bien que je ne puis pas, dit-il en se levant de nouveau. Attendre ! quand toute ma vie est en jeu ! plus que ma vie ; car enfin il faut croire à quelque chose. Elle m’a dit qu’elle m’aimait cependant, et… je l’ai bien vu. Oui, elle m’aime ; seulement, si elle était faible à ce point…

— C’est demain qu’elle vient ici en journée, dit Cécile d’un air sérieux. Veux-tu que je lui parle moi-même ?

— Oui, s’écria-t-il, c’est cela ! Tu es une sœur adorable. Oui, tes conseils, ton appui, lui donneront du courage. Vous seriez si charmantes de vous aimer toutes les deux ! Tu verras : ce sera une bonne et délicieuse petite femme que Rose. Elle a besoin seulement de sortir un peu de son milieu, et toi qui es habile comme une fée, tu me feras des miracles, j’en suis sûr ! »

Il saisit sa sœur dans ses bras et lui donna vingt baisers ; puis il se calma, reprit confiance, et monta bientôt dans son atelier pour donner une leçon à Patrice, l’artiste potier, qui venait de temps en temps montrer ses ébauches et rapporter les modèles que lui confiait Lucien.

Mais celui-ci, tout en reconnaissant chez Patrice des dispositions artistiques remarquables, était peu content de son élève. Il lui reprochait une dureté d’entendement, ou une absence de bonne volonté, qui le faisait s’obstiner dans sa propre manière et l’empêchait de profiter des conseils qu’on lui donnait. En effet, Patrice était fier de son talent, et le bruit qu’il serait un jour un grand sculpteur commençait à se répandre dans le pays.

Cécile avait confié sa lettre à Mme Arsène, chargée de la remettre à Louis de Pontvigail, ou à son envoyé ; mais, ce devoir rempli, elle ne cessa point d’en être préoccupée : elle repassait en elle-même ce qu’elle avait dit à Louis, cherchant à deviner l’effet qu’en éprouverait cet ardent esprit. Elle n’était pas non plus sans un peu d’inquiétude et de confusion sur sa démarche : on élève les femmes sous l’œil du soupçon ; sans même savoir ce que signifie son douteux regard, elles éprouvent le malaise de sa présence.

La pensée de Cécile aussi revenait sur le sujet même de sa lettre, et, comme après un exercice gymnastique nous nous trouvons plus forts et plus légers, après cet exercice de la pensée elle sentait son esprit rafraîchi et fortifié. Elle eût été charmée de reprendre avec Louis les entretiens sérieux et profonds qu’elle avait autrefois avec son père, et qui lui manquaient depuis deux ans ; car, avec Lucien, il ne s’agissait guère que d’humoristiques boutades.

Studieuse et réfléchie par nature, l’usage cependant, l’influence de l’opinion, les soins domestiques, et l’absence enfin d’un but précis, détournaient Cécile de se livrer à des études suivies ; mais tout ce qui était sérieux et élevé l’attirait. C’est pourquoi sa pensée revenait sans cesse, invinciblement, vers cette âme avide d’idéal qui s’était ouverte à elle. C’était comme une parenté subitement révélée, presque un attachement, et, à prendre le sens littéral du mot, un attachement véritable, car elle ne pouvait songer qu’à lui.

À la fin pourtant la jeune fille se révolta contre cette sorte d’obsession et voulut s’agiter afin d’y échapper. Elle allait descendre pour donner ses soins au parterre, quand de la fenêtre qui donnait sur la cour elle vit Louis de Pontvigail sortant d’un pas emporté, sa lettre à la main, et aussitôt elle fut rejetée dans sa préoccupation plus vivement que jamais.

Une heure s’écoula, pendant laquelle ses œillets et ses marguerites ne reçurent que des soins distraits ; puis Cécile se rappela que c’était le soir même le dîner et le bal chez les Darbault, et qu’il était bien temps de prévenir Lucien. Celui-ci ne pouvait manquer de s’y rendre ; mais, sous prétexte d’une foulure, il devait excuser Cécile.

Elle monta donc à l’atelier, arracha tout grondeur le jeune peintre à ses pinceaux, inspecta sévèrement sa toilette, et l’accompagna sur le chemin de Loubans, pour le consoler un peu. Lucien partit en se promettant de remplir son devoir à la rigueur, et de quitter le bal aussitôt après avoir fait danser ses deux cousines. Ils se quittèrent au bout de l’avenue, et Cécile revint seule du côté des Grolles.

Elle marchait lentement, retenue par le charme infini de toutes choses autour d’elle. En automne, la lumière du soleil sur les bois a des beautés incomparables, à toute heure différentes, mais splendides surtout au soleil couchant ; ces lueurs chaudes et dorées ressortent alors plus vives à côté des ombres, qui sans transition les bordent, et bientôt les envahissent.

Dans cette saison à cette heure, tout à la fois s’incline vers la fin du jour et celle de l’année. La feuille, qui se détache et tombe en tournoyant, se mêle frémissante sur le chemin à ses sœurs déjà tombées ; les lianes des buissons et du bord des eaux retombent avec plus d’abandon et de grâce ; le grand liseron blanc ferme son calice, tandis que l’insecte cherche sa fleur, l’oiseau sa branche et l’homme sa demeure et que le grand astre à l’horizon, de plus en plus pâle, s’éteint. Il a disparu que l’on voit encore, à toutes les cimes, de décroissantes rougeurs, et, de toutes parts, accrochées dans les buissons comme des lambeaux de laine dans un pâturage, des lueurs fauves oubliées.

Déjà l’avenue était dans l’ombre et le jour baissait rapidement. Les boules piquantes des châtaigniers jonchaient le sol de l’allée, et du bout de son pied Cécile se plaisait à faire bondir hors de l’enveloppe la châtaigne brune et luisante. Dans le taillis qui descend le coteau, un froissement de feuillages se fit entendre ; un chien de chasse en sortit et s’arrêta, les yeux fixés sur Cécile.

Alors, comme s’il l’eût reconnue, il s’approcha d’elle et vint offrir aux caresses de la jeune fille sa belle tête intelligente. Sans crainte, elle le flatta de la main et de sa douce voix, et, tandis qu’heureux de cet accueil, il bondissait devant elle et se prosternait à ses pieds, Cécile aperçut, à la place que le chien avait quittée, Louis de Pontvigail, qui la contemplait d’un visage tout resplendissant de bonheur et d’enthousiasme.

Le premier mouvement de la jeune fille fut d’aller tendre la main à son nouvel ami ; mais l’exaltation de Louis, si vive et si apparente, l’intimida ; elle sentit une rougeur lui monter au front, et, baissant les yeux, sa main chercha de nouveau la tête d’Argus. Mais celui-ci venait de s’élancer vers son maître, comme pour l’appeler, et Louis s’approcha.

« Il était mon unique ami, dit-il en montrant Argus. Par un miracle d’instinct, il vous a devinée. Oh ! mademoiselle, ajouta-t-il en pliant un genou devant Cécile, merci ! »

D’un geste plein de vivacité elle le releva :

« Monsieur de Pontvigail ! oh ! je vous en prie !… Je vous l’ai dit, monsieur, je serai heureuse… si je puis vous être utile… C’est votre solitude qui vous tue. Vous viendrez, n’est-ce pas, nous voir quelquefois ? »

Elle disait cela rapidement, cherchant à vaincre son embarras, tout en marchant près de lui dans l’allée.

« Oh oui ! répondit-il. Ce sera tout mon bonheur ! Combien je vous suis reconnaissant ! Comment pouvez-vous être si bonne pour moi ? vous !… Les autres me dédaignent, et c’est vous qui voulez bien m’accueillir en ami ! Je vous serai dévoué. Puissiez-vous avoir besoin de moi ! Non, vous ne pouvez pas en avoir besoin. Enfin, j’accepte votre secours tout entier, sans échange. Vous m’avez rendu la vie de l’âme que j’avais perdue. Oui, je me laissais tuer par le doute, vous m’avez guéri. Vos paroles ont écarté le voile de mes yeux ; la maladie qui s’appesantissait depuis des années sur moi m’a quitté, et je me sens maintenant tel que j’étais autrefois, plein de croyance, de force, d’espoir, les pieds sur ce monde et l’âme bien plus haut ! Ah !… vous venez de me le défendre, j’obéirai ; mais je voudrais toujours me prosterner devant vous.

— C’est trop d’exagération, répondit Cécile en s’efforçant de sourire ; mais, quant à ce défaut-là, peut-être aurai-je de la peine à vous en guérir ?

— Vous croyez ? Je ne me trouve pas exagéré, reprit-il naïvement ; je souffre au contraire de ne pouvoir exprimer que très-faiblement ce que j’éprouve. »

Il y eut un silence. Louis, en voyant Argus près de lui, le caressa vivement.

« Bon et fidèle ami, s’écria-t-il, comment se fait-il que tu aies reconnu cette dame ? Car il ne vous avait, je crois, jamais vue ? demanda-t-il à Cécile.

— Pardon, il était avec vous ce jour d’orage que vous nous avez ramenées à Loubans.

— Mais il n’a point accueilli de même vos cousines, qui étaient avec vous, et cependant il les a rencontrées depuis. Non, vous dis-je, l’instinct de certains animaux est quelquefois plus prompt et plus sûr que l’intelligence humaine. Argus vous a devinée. Il a compris ce que vous étiez pour moi… »

Il s’arrêta, puis reprit bientôt :

« Ce chien ne me quitte pas. Quand je suis seul, il est avec moi ; quand j’entre quelque part, il m’attend au lieu que je lui désigne. Il ne reçoit de nourriture que de ma main, car on a voulu me l’empoisonner.

— Est-il possible ! s’écria Cécile.

— Tout m’est disputé, s’écria-t-il, tout, excepté ce qui pour moi est inacceptable. Mais, vous avez raison, ceci est l’effet, non point d’une haine sauvage, mais d’une avarice qui ne comprend rien en dehors de ses tristes satisfactions. Et puis, vous l’avez dit, l’antagonisme des idées envenime la lutte… Malgré tout, je vous assure, un jugement calme est bien difficile à garder au milieu de ces tourments.

— Oh ! je le comprends, dit-elle, saisie de compassion et prête à l’exempter de cette obligation de force et de calme qu’elle lui avait faite.

— J’y arriverai cependant, reprit Louis avec énergie, car je le veux ! Les conseils que vous avez bien voulu me donner ne doivent pas être perdus. Je me raidirai. Oui, je dois dominer de toute la hauteur du mépris, de toute la supériorité de la raison, de lâches et mesquines attaques.

— Il faudra surtout vous y soustraire, dit Cécile. Ces luttes vous épuisent.

— Quitter le pays !… » murmura-t-il.

Il se tut de nouveau. Ils arrivaient à la maison. Tout à coup Louis demanda :

« Vous plaisez-vous ici ?

— Beaucoup, répondit-elle.

— Vous n’avez pas cependant l’intention de vous y fixer ?

À travers les ombres du crépuscule, son regard anxieux, attaché sur Cécile, attendait une réponse.

« Je ne sais vraiment, dit-elle. Tout dépendra des décisions de mon frère à cet égard. »

Louis ne répondit pas. Ils étaient près de la porte d’entrée, et Cécile jugeait convenable que M. de Pontvigail la quittât ; mais il ne semblait point y songer.

« Si vous étiez moins solitaire, dit-elle enfin, je vous demanderais le secret sur ma promenade. Il y a fête ce soir chez M. Darbault, et je n’ai pu me dispenser d’y assister que sous le prétexte d’une foulure. Obligé de faire acte de présence pour nous deux, mon frère a la bonté d’affirmer en ce moment que je ne saurais bouger d’un fauteuil.

— Quoi ! vous aussi vous détestez le monde ! s’écria-t-il avec une explosion de joie.

— Je ne le déteste point… Il m’attire peu, voilà tout.

— Et cependant vous y remporteriez tous les hommages, tous les triomphes, poursuivit-il avec le même feu. Et vous les dédaignez ! Ah ! vous êtes supérieure à tout ! vous êtes au-dessus des lois de ce monde, où l’imperfection règne !…

— Monsieur de Pontvigail, dit Cécile d’un ton sévère, je vous en prie de nouveau, pas de ces exagérations. Elles me gêneraient beaucoup dans mes rapports avec vous ; l’amitié a besoin d’un langage plus simple et… et je vous tends la main à cette condition, » ajouta-t-elle en atténuant d’un sourire affectueux ses premières paroles.

Troublé comme un coupable pris en faute, Louis prit la main de Cécile en balbutiant des excuses, et, la saluant, il s’éloigna.

Argus, qui avait déjà franchi le seuil, revint alors sur ses pas afin de suivre son maître, et, s’arrêtant près de Cécile pour recevoir une caresse d’adieu, il attacha sur elle de grands yeux interrogateurs qui semblaient dire : Pourquoi donc n’entrons-nous pas ?

« Pauvre bête ! il a raison, c’eût été plus simple, » se dit la jeune fille, qui rentra toute fâchée d’avoir contristé ses deux amis.

X

Lucien ne s’était pas trompé. Deschamps l’écartait pour faire une plus large place à Louis de Pontvigail, attribuant la retraite de celui-ci à la jalousie, ou simplement à la gêne que lui causaient les assiduités du jeune peintre. Rose avait été sévèrement reprise des encouragements qu’elle accordait à Lucien, et son père avait défendu qu’elle allât aux Grolles désormais.

« Il faut, lui avait-il dit, que tu sois folle de risquer pour les beaux yeux de ce Parisien une si grande richesse, que ta tante Gothon, par amitié pour sa famille, veut te mettre dans la main. Les Marlotte seraient riches que je me défierais d’une fortune comme ça, placée on ne sait où, et pas plus solide que du papier, tandis que c’est de belles terres au soleil qu’ont les Pontvigail et qui fourniront leurs propriétaires de pain, de vin et de viande pour eux et bien d’autres, tant qu’ils resteront dessus. Mais ils n’en sont pas même fournis de papier, tes Parisiens ; je le sais, moi, par Mme Arsène, qui les quitte, n’étant pas femme à avoir longtemps affaire à des pleutres. Ils ont fait au commencement des embarras, comme s’ils apportaient le Pérou ; mais il n’en est rien. Et d’abord, un homme qui fait des tableaux pour les vendre, un artisse, qu’est-ce que c’est que ça ? J’en ai connu un, bon diable, je ne dis pas, qui avait aussi du talent. Il faisait de très-belles choses, et surtout des tableaux pour les sages-femmes, où l’on voyait de petits enfants sortir du calice des roses. C’était joli ! — Eh bien, cependant, il mourait de faim, et sa femme et ses enfants étaient en guenilles. Ce M. Lucien t’emmènerait Dieu sait où, et se ficherait bien de nous laisser dans la peine, ta mère et moi, tandis qu’ici, dans le pays, ne serait-ce que pour l’honneur, une fois que tu seras marquise de Pontvigail, tu ne nous laisseras, j’espère, manquer de rien. Ta bonne femme de mère n’a qu’à s’en aller, et elle est déjà diablement usée, qu’est-ce que je deviendrai, moi ? Je n’entends pas ça ! Je te conseille donc de faire en sorte que je ne trouve pas toujours ce Parisien sur tes talons, si tu ne veux pas qu’il lui arrive des désagréments, et à toi aussi. Ménage-le, je le veux bien ; car plus tard on peut voir, si Louis de Pontvigail ne se décidait pas. Mais avec celui-ci, ne va pas faire la mijaurée, et tâche au contraire de l’encourager ; il en a besoin. Si tu le regardais seulement la moitié aussi gentiment que tu regardes l’autre, ce serait déjà fait. Ah ! les filles ! les filles ! ça n’a pas le sens commun, et c’est toujours bon à prendre avec des pièges d’alouette. Je te croyais pourtant plus forte que ça. Oui, tu promettais mieux. D’abord ça t’avait tourné la tête, pourtant, l’idée d’être riche et marquise. Eh bien, je te le promets, si tu manques un si beau coup, je te ferai savoir que tu es ma fille et tu auras la vie dure avec moi. »

Rose avait pleuré, mais n’avait pas fait de réplique. Si elle n’était pas aussi forte que d’abord l’avait cru son père, elle l’était cependant, et ne pouvait s’empêcher de reconnaître au fond qu’il avait raison. Le jour donc où elle devait aller travailler aux Grolles, elle prit docilement un autre chemin et se rendit chez Mme Delfons.

Lucien, ce jour-là, comptant sur l’intervention de sa sœur, attendait Rose avec une double impatience. Il était allé à sa rencontre sur le chemin ; puis était revenu à la maison, croyant l’y trouver. Enfin, voyant approcher dix heures, et n’y tenant plus, il courut aux Maurières.

La Deschamps répondit à toutes ses questions d’un ton maussade, en disant qu’elle ne savait pas, et ce fut la vieille grand’mère qui, n’étant sans doute pas dans le secret, apprit à Lucien où était Rose. Il prit aussitôt le chemin de Loubans et se rendit chez Lilia.

Bien qu’il fût alors près d’onze heures, Lilia n’était pas levée.

« Madame, dit la bonne, lisait dans son lit. »

Lucien, charmé de cette circonstance, dit qu’il allait attendre, et se hâta d’entrer dans la salle à manger, où travaillait Rose. Mais quelle ne fut pas sa contrariété en voyant Marius assis près de la belle ouvrière, et surveillant son ouvrage de fort près.

Le collégien, en rougissant de dépit, se leva, et Rose laissa voir un peu d’embarras.

« Ma sœur vous attendait aujourd’hui, Rose, » dit Lucien.

Et ces simples mots étaient accompagnés d’un regard si plein de reproches et de colère, que la jeune fille baissa les yeux en balbutiant :

« Ce n’est pas ma faute ; je ne pouvais pas.

— Vous ne pouviez pas ! Pourquoi ?

— Je vous dirai ça plus tard, répondit-elle.

— C’est donc un secret ? » reprit Lucien.

Et il regarda Marius qui ne bougea pas.

« Savez-vous, ma belle, dit le collégien en se rasseyant près de Rose, que Lucien n’a pas l’air de bonne humeur ce matin. Que lui avez-vous donc fait ?

— C’est vrai, il n’est pas toujours aimable, dit la jeune fille en lançant à son amant un regard mêlé de tendresse et de reproche.

— Et moi, Marius, dit Lucien, je trouve que vous prenez avec Mlle Rose des façons d’ancien régime qui ne sont pas convenables. On ne s’assied pas si près d’une jeune fille et on ne l’appelle pas ma belle comme cela. Puisque Mlle Rose a la timidité de ne pas vous le dire, permettez-moi de vous en faire l’observation.

— Je ne le vous permets nullement ! s’écria Marius en devenant écarlate ; ceci ne regarde que Mlle Rose, et je vous trouve fort impertinent de vous mêler ainsi de ses affaires et des miennes. »

Une vive colère se peignit sur les traits de Lucien, et il fit un pas en avant, comme pour jeter son cousin à la porte ; cependant, il s’arrêta. Rose avait éloigné sa chaise de celle de Marius, mais le collégien, pensant qu’il était de son honneur de ne point avoir le dessous, se rapprocha en disant :

« Voyons, mademoiselle Rose, il ne faut pas avoir peur des jaloux. Vous étiez tout à l’heure bien plus aimable pour moi, quand nous étions seuls.

— Marius ! s’écria Lucien, qui ne pouvait plus contenir sa colère, mademoiselle vient d’exprimer sa volonté, vous la respecterez.

— Je répète que cela ne vous regarde pas, » cria le collégien à son tour.

Malgré les supplications de Rose, une lutte peut-être allait avoir lieu, quand Lilia, dont la chambre se trouvait au-dessus de la salle à manger, effrayée par l’accent des voix, se hâta de descendre, sans achever sa toilette, et entra au moment où Lucien, exaspéré par les provocations de Marius, n’était plus maître de lui.

« Eh bien ! messieurs, qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle en entrant. C’est ainsi que vous vous conduisez chez moi !

— Pardon, ma cousine, dit Lucien ; mais votre frère m’insulte, et j’ai eu le tort d’oublier qu’il n’est qu’un enfant.

— Vous ne serez pas un homme si vous ne me rendez raison ! s’écria Marius, saisi de rage à ce mot.

— Tu es fou » lui dit sa sœur, et elle essaya de le raisonner ; mais, voyant bien qu’elle n’en viendrait pas à bout tant qu’elle ne serait pas seule avec lui, elle se tourna vers Rose :

Allez donc, je vous en prie, Rose, mettre le salon en ordre, et vous, mon cousin, voulez-vous aller m’y attendre ? »

En ce moment, Lucien trouva sa cousine ravissante. Il suivit Rose dans le salon. D’abord l’explication fut orageuse ; mais Rose pleura en assurant qu’elle était bien malheureuse, et en alléguant les défenses de son père.

Malheureuse et charmante ! Quelles autres raisons pouvait demander Lucien ? Il ne demanda plus que des baisers et un rendez-vous où l’on pourrait mieux s’entendre, et il fut convenu qu’ils se reverraient à trois jours de là, quand Rose reviendrait chez Mme Delfons.

« Votre cousin part après-demain. Nous serons donc seuls, dit-elle. Venez le matin, avant que Mme Delfons soit levée.

— Mais, dit Lucien en soupirant, puis-je me permettre vis-à-vis de ma cousine ?…

— Laissez donc, reprit Rose, elle ne s’en fâchera pas. Et d’ailleurs elle me doit bien ça. Elle aussi, elle a eu ses embarras dans le temps, et je l’ai aidée.

— Rose, pourquoi ne dites-vous pas nettement à votre père que vous n’épouserez jamais M. de Pontvigail ?

— Oh ! vous en parlez à votre aise. Quand mon père est en colère, il est très-méchant.

— Alors, de peur de sa colère, vous lui obéirez, je le vois. »

Lucien s’attendait à une vive protestation ; il n’obtint qu’un grand soupir.

« Si vous étiez capable de me trahir ! » dit-il en tremblant de rage.

Mais Rose fondit en larmes de nouveau.

« Et vous aussi, dit-elle, vous me rendez malheureuse. Entre mon père et vous, je suis bien à plaindre. Vous n’avez ni l’un ni l’autre pitié de moi.

— Rose, ma chère enfant, aimer c’est vouloir.

— Et souffrir, ajouta Rose en sanglotant.

— Au moins, jurez-moi…

— Oh ! vous savez trop bien que je vous aime ! dit-elle d’un petit air adorable et en laissant tomber sur l’épaule de Lucien sa jolie tête éplorée.

— Oui, je le sais, j’y compte ! Je te crois, cher ange ! »

Et tout entier au ravissement de serrer sur son cœur cette belle fille qu’il aimait, Lucien oubliait l’avenir pour le présent, quand un bruit se fit entendre à la porte : c’était Mme Delfons qui, avec une complaisance touchante, s’annonçait avant d’entrer.

« Avouez, mon cousin, que je suis bien bonne, » dit-elle avec un long regard mélancolique en tendant la main à Lucien.

Il trouva cela si vrai qu’il baisa vivement la main de sa cousine en la comblant de remercîments. Lilia rougit beaucoup.

« Marius est furieux, dit-elle. Pauvre garçon ! Vous l’avez traité d’enfant. Vous ne devez pas oublier qu’il l’est en effet ; mais il ne fallait pas le lui dire.

— Vous avez raison, j’ai peut-être été trop vif.

— Non, c’est la faute de Rose, qui sème la discorde parmi les miens, reprit Lilia en souriant. Mais que mes reproches ne vous mettent pas en fuite, Rose, cela fâcherait mon cousin… et moi. »

Rose insista modestement, en prétextant son ouvrage, et sortit.

« C’est une charmante fille, dit Lilia, mais je crains qu’elle ne soit malheureuse, précisément à cause de sa distinction et de sa beauté. On veut la sacrifier à un homme qu’elle ne peut aimer.

— Elle ne le souffrira pas, ma cousine. On ne marie pas les filles malgré elles en ce temps-ci.

— Vous paraissez bien sûr de ses intentions. Ah ! Lucien, il faudrait prendre garde à ne pas être pour elle plus cruel que tous les autres ensemble. Vous n’êtes pas un Pontvigail, vous ! ajouta Lilia vivement.

— Je ne vous comprends pas ; mes intentions à l’égard de Rose sont les plus pures qu’un honnête homme puisse nourrir.

— Quoi ! vraiment ? Il est certain que vous voudriez l’épouser ? Ce serait une alliance assez… étrange.

donc, répondit Lucien un peu sèchement, puisque je l’aime ?

— Tenez, vous avez raison, dit tout à coup Mme Delfons en tendant la main au jeune homme. Vous avez raison, Lucien, et je vous en estime davantage. Tant d’autres à votre place auraient essayé de la séduire. Ce que vous faites est d’un noble cœur.

— En vérité, dit-il, je ne mérite aucun éloge pour aimer une fille honnête et belle, et pour vouloir être heureux.

— Si, vous en méritez, reprit-elle, parce que vous seul peut-être estimez l’amour ce qu’il vaut, et que vous le préférez aux ambitions et aux vanités, auxquelles tant d’autres le sacrifient. Qui donc en ce monde estime l’amour ? ajouta Lilia d’un ton exalté. On n’en parle pas même ; on rougirait d’y attacher quelque importance, on le foule aux pieds ; on le brise ; et ceux même (ici, elle soupira profondément), ceux qui autrefois l’ont invoqué le dédaignent bien vite. »

La jeune femme, en achevant ces mots, se renversa languissamment sur le canapé et mit la main sur ses yeux en poussant un nouveau soupir.

Elle ne peut cependant avoir à se plaindre de son mari, pensa Lucien, et il dit tout haut :

« Il est encore beaucoup d’hommes qui préfèrent l’amour à toute chose ; vous même, chère cousine, vous avez été aimée par un de ceux-là. »

Lilia, en relevant la tête, eut un sourire amer :

« J’ai été aimée, oui, dit-elle en appuyant sur le passé du verbe ; mais l’amour n’est-il qu’un songe éphémère ? la poursuite de satisfactions, après lesquelles il s’évanouit ?… Non, ceci est une triste supposition, que dément l’instinct du cœur, et que je repousse. N’est-ce pas mon cousin, — elle serra fortement la main de son interlocuteur, — n’est-ce pas que l’amour est une vérité ?

— Je l’espère ! j’en suis sûr, » dit Lucien.

La conversation, ainsi entamée, passa du général au particulier, et le jeune homme se laissa aller vis-à-vis de sa cousine à mille confidences, qu’il n’osait trop faire à sa sœur, et où le charme si grand pour les amoureux de parler de leur amour le retint longtemps. Lilia l’écoutait avec une indulgence quasi maternelle et répondait par des réflexions qui témoignaient toutes d’une secrète souffrance.

Elle poussa la bonté jusqu’à conduire Lucien près de Rose ; mais les allées et venues de la bonne, qui préparait le déjeuner, empêchèrent toute conversation suivie entre les deux amants et leur confidente, et Lucien, s’apercevant enfin que l’heure du déjeuner de sa sœur était sonnée, s’arracha de ce lieu pour courir aux Grolles. En quittant Lilia, qui vint le reconduire dans le corridor :

« Vous êtes si bonne pour moi, lui dit-il, que vous voudrez bien me permettre de revenir dans trois jours d’ici ?

— Dans trois jours ?… Ah ! j’y suis. Eh bien, revenez ; mais on vous gâte. Que va-t-on penser de moi ? »

Il lui baisa de nouveau la main dans le transport de sa reconnaissance, et ne comprit pas comment une action si simple pouvait subitement faire éclore tant de roses sur les joues de Lilia. Il était charmé d’elle et se disait en marchant :

« Vraiment, je ne croyais pas, avec son petit air timide et rêveur, qu’elle pût être si gracieuse et si bonne. »

À son arrivée aux Grolles, Lucien s’attendait à être grondé ; mais le couvert n’était même pas mis, et il trouva sa sœur dans la cuisine, allant et venant avec beaucoup de hâte et d’émoi suivie pas à pas de Doucette, la nouvelle servante, dont les bras pendants, les yeux béants et la bouche ouverte ne témoignaient pas d’un moindre embarras.

« Voyons, Doucette, pouvez-vous maintenant empêcher ceci de brûler ? dit Cécile ; je reviendrai tout à l’heure. »

Prenant le bras de son frère, elle l’emmena dans la salle à manger, et là, se jetant sur un fauteuil, comme une personne écrasée de fatigue :

« Ah ! mon ami ! me voilà bien embarrassée Doucette ne sait rien.

— Rien ! répéta Lucien.

— Absolument rien. Juges-en plutôt. Je lui donne mes ordres pour déjeuner, et à tout elle répond oui, tranquillement. Je lui montre où sont toutes choses, lui mets tout en main, et je remonte dans ma chambre. Une heure après, quand je descends pour voir, prudemment, ce qui se passe, je trouve Doucette les bras pendants au milieu de sa cuisine, précisément comme je l’avais laissée. « Eh bien, Doucette, où en êtes-vous ? Comment ! il n’y a rien sur le potager ? — Mam’zelle, c’est que je ne sais pas faire la cuisine ici… — Ici… mais c’est à peu près comme partout ailleurs. Voyons, puisqu’il le faut, je vais vous montrer. Allumez-moi d’abord un fourneau bien vite. — Oui, mam’zelle, me répond Doucette en regardant tout autour d’elle d’un air éperdu. — C’est bien simple. Voyons, prenez là, dans le feu, des braises, et mettez-les en dessous, puis du charbon noir par-dessus. » J’espère que tu me comprends, toi ? demanda Cécile en interrompant son récit.

— Parbleu je n’ai jamais fait la cuisine, mais ça me paraît clair. Le charbon enflammé est destiné à allumer le charbon noir.

— Je pensais aussi que la chose n’avait pas besoin d’explications plus complètes, et, sans y prendre garde plus longtemps, je m’occupai d’un autre côté ; mais quand, au bout d’un quart d’heure, je reviens près du fourneau, que je m’attends à trouver bien embrasé, que vois-je ?… devine un peu.

— Tu feras mieux de le dire toi-même, ça sera plus prompt.

— Je vois dans les braises dessous, c’est-à-dire en bas, dans le cendrier, où elles achevaient de s’éteindre, tandis qu’à dix-huit pouces plus haut le charbon noir trônait d’un air sombre dans la grille du potager.

— Sur ma parole, c’est phénoménal, dit Lucien ; mais ne te désespère pas. C’est un beau trait d’obéissance passive ; cette fille-là fera tout ce que tu voudras ; il est probable toutefois que ce ne sera pas sans t’avoir donné de la peine. Ah çà ! voyons, si je faisais quelque chose, moi aussi ; il est plus de midi, et je meurs de faim.

— Je vais t’envoyer Doucette, dit Cécile ; tu lui feras mettre le couvert. »

Ce fut une mauvaise inspiration. La verve moqueuse du jeune artiste, mise en éveil par l’aventure du potager, s’exerça aux dépens de Doucette si bel et si bien que les idées de la pauvre fille, après cette leçon, ne s’en trouvèrent que plus renversées, et que Cécile, à l’aspect du couvert, fut prise d’un fou rire.

« J’ai choisi la méthode socratique, dit Lucien, et voici ce qu’elle a produit. Mais ce n’est qu’un commencement ; il faut laisser l’élève se former lui-même. »

Ils déjeunèrent dans une telle gaieté que tout leur était prétexte à longs rires, tandis que Doucette, hébétée et terrifiée, commençait à penser que ces gens-là étaient difficiles à servir, et regrettait déjà les moutons qu’elle avait quittés.

L’éducation de Doucette, en effet, n’était pas aisée à faire. Quoique, dans l’interrogatoire qu’avant d’être engagée elle avait subi, elle eût affirmé savoir tout faire, à peu près, ce n’était guère autre chose que le chaos même à débrouiller. Hâtons-nous d’ajouter que cette affirmation hasardée de Doucette ne doit jeter aucune ombre sur sa candeur, et n’avait été inspirée que par l’ignorance la plus parfaite. Le doute, comme on sait, naît de la connaissance, et c’est pourquoi Doucette ne doutait de rien. Heureusement, elle ne manquait pas de bonne volonté, et Cécile, qui le reconnut, se mit courageusement à l’œuvre pour la former.

« Celle-ci du moins, pensait-elle, ne me fatiguera pas de ses prétentions et me permettra l’économie. »

Doucette, sur ce point, était en effet l’antipode même de Mme Arsène. Tout, aux Grolles, dépassait ses prévisions et l’éblouissait ; mais sa formidable gaucherie ne faisait qu’augmenter par les malheurs qu’elle produisait. Sa jeune maîtresse la trouva dans les larmes au sujet d’une assiette cassée. Pour avoir laissé tomber un plat elle faillit s’enfuir, et maintenant elle n’osait plus toucher à rien.

Cécile redoubla de douceur et de patience. Il eût fallu la voir, un tablier blanc devant elle, sa jupe et ses manches retroussées, présidant à la cuisine, ou plutôt la faisant elle-même, sous les yeux hébétés de Doucette. Louis de Pontvigail, en venant demander à la bonne s’il pouvait monter, surprit ainsi la jeune maîtresse de la maison et s’arrêta stupéfait. Cécile se mit à rire, et, frottant sur son tablier sa main mignonne, la lui présenta en disant :

« Vous ne dédaignerez pas de toucher la main d’une cuisinière ? »

Louis, n’osant lui dire combien elle était charmante, répondit à peine. Mlle Marlotte retira son tablier, abaissa ses manches, et conduisit elle-même son visiteur dans la salle à manger, au rez-de-chaussée. Là, son doux enjouement et sa simplicité vainquirent la gêne qu’éprouvait toujours cet homme aux habitudes solitaires quand il se trouvait assis en face d’un interlocuteur et chargé de soutenir sa part d’une conversation.

Il s’anima bientôt, s’exalta même parfois ; mais, alors, de lui-même il s’arrêtait, et le sourire indulgent et affectueux de Cécile achevait de lui faire perdre la suite de son discours. Il y eut entre eux plus d’un moment d’embarras, qu’Argus, interpellé, servit à dissimuler un peu ; car Cécile avait voulu que le chien entrât avec son maître, et le noble animal. couché à ses pieds, attachait sur elle un regard confiant et doux. Lucien était dans son atelier ; on ne l’y dérangeait pas, et sa sœur l’en excusa.

« Mais vous le verriez, ajouta-t-elle, si vous vouliez dîner avec nous. »

Louis refusa d’abord ; mais, la jeune fille insistant, il se laissa vaincre. De plus en plus, le sauvage s’apprivoisait ; il était si heureux de voir et d’entendre Cécile, qu’il en perdait cette timidité farouche qui était devenue comme le fond de sa nature.

Vrai de cœur en toutes choses, il restait simple ; et s’il manquait parfois à l’usage, c’était avec une sorte de distinction native qui excluait toute grossièreté, même la gaucherie.

Une seule pensée, d’ailleurs, le préoccupait vraiment : c’était de cacher la profondeur de l’impression que Cécile faisait sur lui. Il s’enivrait silencieusement de la voir et de l’entendre, et quand il paraissait distrait, c’est alors que son émotion était le plus vive. Cécile cependant la devinait.

C’est que, en dehors de la parole, il existe entre toutes les créatures humaines un système non exploré de communications secrètes, en vertu duquel nous exerçons les uns sur les autres, par le seul fait de notre présence, telle ou telle impression d’attrait ou de répulsion, de confiance ou de crainte, d’aise ou de malaise, plus ou moins sentis.

Ces impressions, trop subtiles pour que nos sens les perçoivent avec netteté, résultent évidemment de tout ce qui dans l’être est révélation extérieure de sa nature, peut-être des émanations de la pensée. Celles-ci ne peuvent s’adresser qu’au sens intérieur ; mais les autres, signes encore indéchiffrés, dont à peine on connaît les plus gros caractères, formeront un jour une science, celle de l’hiéroglyphe humain, l’ontologie même. Entre deux natures faites pour s’entendre, ces révélations instinctives ont plus de force et portent sur-le-champ l’impression à l’esprit.

À mesure que Cécile pénétrait ainsi plus profondément dans le cœur de Louis et se voyait plus aimée, elle éprouvait deux sentiments opposés : de l’effroi, soit qu’elle sentît sa propre liberté en danger, soit qu’elle craignît le malheur de Louis ; et, d’un autre côté, cet attrait qui emporte l’âme vers l’âme, essence de l’amour. Cet attrait si puissant, chez les femmes surtout, parce qu’on y a restreint toute leur destinée et toutes leurs préoccupations, ne devait-il pas à la longue être le plus fort ? Pour les êtres d’un ordre élevé, la plus grande de toutes les séductions est un amour vrai. Combien il est rare, Cécile déjà le savait.

Après le dîner, la jeune fille chanta et joua plusieurs morceaux ; Louis, tandis qu’il sentait se réveiller et s’exalter en lui, à ces purs accents, toutes les puissances de son âme, la contemplait. Vers neuf heures, voyant Lucien qui allait et venait d’un air agité, Louis, en soupirant, se leva.

« Ah ! vous partez ? s’écria le jeune peintre. Ma foi, j’ai bien envie de vous reconduire un peu ; la nuit est superbe, et je n’ai pas marché du tout aujourd’hui.

— S’il s’agit d’une promenade aux étoiles, j’en suis, dit Cécile.

— Soit, dit Lucien, tu n’es jamais de trop, toi. »

Sur ce mot, elle s’approcha, et feignant d’arranger la cravate de son frère :

« Tu avais quelque chose à dire à M. de Pontvigail, » murmura-t-elle.

Il répondit de même :

« Oui, mais je le lui dirai fort bien devant toi. »

Cécile s’enveloppa d’un châle, et ils sortirent.

Ainsi que l’avait dit Lucien, c’était une belle nuit. La lune, à son dernier quartier, répandait une lueur pâle, et toutes les étoiles jetaient leurs feux. Un souffle d’automne, parcourant les arbres, froissait les feuilles avec un bruit sec et les cris stridents des chats-huants, sortis de leurs retraites, se répandaient de la plaine au bois.

Le sentier des futaies étant à cette heure couvert d’ombre, on prit dans le taillis un chemin plus praticable, qui servait à l’exploitation et descendait le coteau par de longs détours. Cependant, les ornières qui le traçaient, recouvertes d’herbe ou masquées par des touffes de rejets de chêne, échappaient souvent à la vue, et, malgré les indications de Louis, qui marchait en avant et semblait connaître le chemin à merveille, Lucien et sa sœur rencontraient nombre d’achoppements. Mal dirigée par son frère, auquel elle donnait le bras, Cécile mit le pied dans une ornière et faillit tomber.

« Je veux conduire les autres et ne sais pas me conduire moi-même, dit Lucien ; monsieur de Pontvigail, voulez-vous donner le bras à ma sœur ? Moi, j’étudierai le chemin pour le retour. »

Louis obéit sans répondre ; cependant Cécile eut si bien conscience du bonheur qu’il éprouvait d’être si près d’elle et de l’aider, qu’elle-même fut émue. Et puis avec quel soin, malgré son trouble, il la guidait ! Que de trésors de tendresse amassés dans ce cœur solitaire et souffrant ! Éprouvant un peu d’embarras de leur silence, elle voulut causer ; mais Louis répondait à peine. Lucien suivait en sifflotant.

Ils arrivèrent bientôt sur un point du versant d’où l’on dominait le vallon. C’était une vue confuse et noyée de vapeurs, mais où l’on distinguait, au fond, le sombre massif des Saulées, en face, le coteau et les crêtes des peupliers. Sous les rayons de la lune, çà et là, des nappes lumineuses marquaient le cours de l’Ysette, et à droite, au bas des silhouettes décharnées des châtaigniers, une lumière scintillante indiquait les Maurières. Cécile retint le bras de son compagnon.

« Quel charme, dit-elle, dans ce joli paysage endormi !

— Asseyons-nous quelques moments, » dit Lucien.

Louis jeta les yeux autour de lui, fit quelques pas, et revint portant un tronc de hêtre sur lequel il invita Cécile et Lucien à s’asseoir. Lui, se jeta sur l’herbe en face d’eux. Il tournait ainsi le dos au paysage, et Cécile en fit la remarque ; mais quelle autre vue le pouvait toucher, quand il avait sous les yeux cette blanche et délicate figure qui, entourée des plis sombres de son châle, se détachait sur le ciel ?

« Je suis bien, » répondit-il.

Et il resta penché sur son coude, la regardant, tandis qu’elle regardait la vallée.

« Vous êtes déjà venu souvent ici, monsieur de Pontvigail ? demanda Lucien.

— Oui, monsieur ; il n’est guère de lieu aux environs que je n’aie visité souvent de jour ou de nuit.

— Rêveries d’amoureux ? »

Un silence répondit seul d’abord à cette étrange interrogation, et l’accent de Louis fut plein de trouble quand il répliqua :

« Non, monsieur ; de solitaire.

— Monsieur de Pontvigail, reprit Lucien, je vais vous paraître bien extraordinaire et bien indiscret ; vous demande pourtant la permission de vous adresser une question des plus sérieuses. Vous pouvez refuser de vous expliquer ; mais si vous m’accordez une réponse, j’y croirai absolument, et j’y conformerai ma conduite.

— Parlez, monsieur, dit Louis fort troublé.

— Est-il vrai que vous aimiez Rose Deschamps et que votre intention soit de l’épouser ?

— Non ! s’écria Louis d’une voix énergique en se redressant brusquement ; non, assurément, je n’aime pas Rose et je ne l’épouserai point. »

Lucien fit un bond et lui serra la main à l’endolorir.

« Vous êtes un digne, un excellent homme, et je suis votre ami à jamais, Louis de Pontvigail ! Pardon ! j’extravague un peu ; mais si vous saviez quel service vous me rendez ! quel bien vous me faites ! Et tenez… voulez-vous qu’il soit complet ? Déclarez cela franchement à tout le monde, à Deschamps surtout. Dites, le voulez-vous ?

— Je désire vivement vous être agréable, dit Louis ; cependant… il y a bien des difficultés pour moi… dans cette déclaration que vous demandez.

— Vous étiez engagé ? demanda Lucien.

— Non, je ne le suis pas. Je n’ai jamais rien promis, ni dit à Rose un seul mot… Mais, je dois l’avouer, j’ai eu la faiblesse… (il avait la voix altérée, et sans l’ombre on eût vu son front couvert de rougeur) d’aller quelquefois aux Maurières après que mon père m’eut exprimé le désir… de ce mariage. À présent, on me persécute pour y retourner ; on veut m’arracher une promesse… Je me tais, afin d’éviter une lutte qui sera terrible… Mais vous avez raison peut-être ; il faut en finir, que ce soit plus tôt ou plus tard…

— Assurément ! dit Lucien, et, à votre place, j’aimerais mieux en finir de suite. Mais je serais désolé de vous causer des ennuis par mon insistance, et je dois me contenter de votre déclaration que vous n’êtes point mon rival, et que Rose n’aura point, à cause de vous, de sérieuses persécutions à subir.

— Vous aimez cette jeune fille, monsieur Lucien ?

— Oui, monsieur, et ma sœur, dit-il en prenant la main de Cécile, est décidée à l’aimer et à l’accepter pour sœur. Mais on m’éloigne, dans l’espoir de votre alliance ; et voilà pourquoi je désirais tant savoir à quoi m’en tenir sur vos intentions.

— Il est bien entendu au moins que tout ceci ne doit influencer en rien les sentiments de M. de Pontvigail, » dit Cécile.

Cette phrase, pleine d’hypocrisie, venait assurément d’un de ces mouvements capricieux de l’esprit, dont on attribue aux femmes le monopole ; follement, Louis de Pontvigail s’en laissa blesser au cœur. Aussi répondit-il de ce ton douloureux, emporté, qu’il avait parfois :

«  Mademoiselle, plutôt que d’épouser Rose, j’aimerais mieux me tirer un coup de fusil. Voilà mon sentiment.

— En vérité ! dit Lucien piqué. Elle vous fait peur à ce point ?

— Ce n’est pour aucune raison qui lui soit personnelle, monsieur ; mais je ne me marierai jamais. Un homme comme moi ne peut être aimé. La douleur et la solitude ont été les seules compagnes de ma vie ; elles recueilleront mon dernier souffle. Qu’importe ! je ne me plains pas… »

Il s’interrompit en regardant Cécile, et le cœur ému de la jeune fille recueillit, sans l’avoir entendue, cette phrase inédite : « J’aurai aimé ! »

Alors elle regretta sa dureté, surtout quand elle vit que les dernières paroles de Louis avaient rejeté son frère dans le soupçon et dans l’inquiétude.

«  J’ignore vos motifs, monsieur, dit Lucien, et n’ai pas le droit de m’en enquérir ; mais plus les décisions sont violentes, mieux on en revient parfois. »

Cécile se leva.

« M. de Pontvigail, dit-elle, a ses chagrins personnels que nous ne devons pas sonder ; mais du moment où il t’a dit qu’il n’aimait pas Rose, c’est qu’il ne l’aime pas et que son parti à cet égard est irrévocable. »

En même temps, elle tendit la main à Louis. Il balbutia :

« Merci ! oh ! merci ! vous me comprenez bien.

— Je le crois, dit affectueusement la jeune fille ; entre amis c’est tout naturel. Maintenant, monsieur Louis, au revoir !

— Vous partez ?

— Sans doute : il est tard.

— Ah ! dit-il, cette nuit est si belle ! »

Et, s’adressant à Lucien, il ajouta :

« Demain, monsieur, tout le monde aux Saulées et aux Maurières saura que je renonce absolument à épouser Rose, je vous le promets. »

Quand le frère et la sœur se furent éloignés, Louis revint s’asseoir à la place où il se trouvait auparavant, et d’où il lui semblait voir encore Cécile assise en face de lui sur le tronc du hêtre, blanche au milieu de l’ombre et drapée dans son châle, comme une vierge antique. Oh ! que toute cette nature qui l’avait entourée était belle, vivante ! Ces troncs blancs et gris des hêtres, avec leur feuillage agité par le vent du soir, ces plantes, ces mousses, comme tout cela était doux et intime au cœur de Louis ! Le vent caressait son front ; les étoiles avaient pour lui des scintillements ; l’herbe qu’elle avait foulée se relevait avec des chuchotements mystérieux ; il ne s’était jamais senti si bien au milieu des choses, et se trouvait tout surpris d’être heureux.

« Monsieur Louis ! se répétait-il tout bas ; Monsieur Louis !… »

Le son de sa douce voix semblait être resté là dans l’air, près de lui. Elle avait répondu de sa parole. Elle estimait son ami. Elle comprenait bien, elle, qu’il ne pouvait aimer Rose. Eh bien ! il avait son estime et son amitié ! Que pouvait-il désirer de plus ? Rien. Rien que de la voir sans cesse, toujours, et malheureusement c’était impossible ; mais il la verrait souvent, et, comme en ce moment, dans l’absence, il la garderait en lui.

La moitié de la nuit s’était écoulée quand Louis de Pontvigail se décida à quitter ce lieu. Il ne craignait plus la rosée des nuits. Il ne songeait plus aux rhumatismes ni aux névralgies. Qu’était devenu le malade imaginaire d’autrefois ? Le sang maintenant coulait à flots dans ses veines. Il se sentait redevenu jeune, fort, hardi, et parfois dans ses courses, comme pour détendre ses muscles fatigués d’une si longue torpeur, il éprouvait le besoin de sauter des fossés, de franchir des haies, de courber de fortes branches dans les bois. Enfin, et pour obliger seulement le frère de Cécile, il venait de prendre l’engagement de braver cette tyrannie sous laquelle depuis trente-cinq ans il vivait courbé !

Confiant en la promesse de Louis de Pontvigail, Lucien se hâta de se rendre le lendemain chez Mme Delfons, où il devait trouver Rose. Il était heureux d’avoir à rassurer cette chère fille sur les persécutions qu’elle redoutait. Il la trouvait bien à ce sujet trop timide, trop dépourvue de résolution, et en souffrait dans son cœur ; mais quel homme refusera jamais de pardonner quelque chose à la faiblesse d’une femme ? Et puis, enfin, il allait être heureux ! cette charmante fille lui serait donnée ; car Deschamps n’aurait plus de motif pour refuser son consentement ; et Lucien s’applaudissait de l’habilité de sa conduite : il avait su louvoyer à travers tous les obstacles ; il n’avait point essuyé de refus, grâce à sa prudence, et il s’était débarrassé promptement d’une rivalité fâcheuse, bien qu’imaginaire.

Des Grolles jusqu’à Loubans il vécut en rêve dans son paradis. Quelle joie il éprouverait de former lui-même l’esprit déjà si fin et si délié de sa charmante femme ! de l’initier à tout ce qu’elle ignorait ! de la voir se développer et s’accomplir sous l’influence de l’amour, par ses propres soins ! Pour être ce qu’on appelle une femme distinguée, certes, il lui fallait peu de chose ; mais ce peu de chose, il n’eût voulu pour rien au monde quelle le possédât, et ne pouvait comprendre qu’on ne préférât pas à toute autre une femme ignorante.

Enfin, il touchait au seuil de la maison du docteur. Neuf heures du matin sonnaient à peine ; il était sûr de trouver Rose seule, et le cœur lui battait de joie, quand il recula, comme sous un choc, en voyant en face de lui ce malencontreux, cet importun, ce petit sot de Marius !

Le collégien se tenait si droit et si raide qu’il semblait avoir grandi.

« Je vous attendais, monsieur ! dit-il à son cousin d’un accent tragique. J’avais deviné que vous ne pouviez manquer de venir ici ce matin. Si je ne suis pas allé chez vous ces deux jours, c’est que votre sœur aurait pu s’apercevoir de ma démarche, et que les femmes n’ont rien à voir dans ces affaires-là. Mais je n’ai pas perdu mon temps ; j’ai deux pistolets. Marchons, monsieur, et feignons de causer amicalement, afin de n’être pas remarqués dans la ville. Vous m’avez insulté ; vous me devez une réparation et je la demande. Il en est temps, car je pars demain.

— C’est-à-dire que vous retournez au collége, dit Lucien. Eh bien, mon cher Marius, quelle insulte vous ai-je faite ? Pour mon compte, si j’ai bonne mémoire, vous m’avez appelé impertinent, quand je vous priais d’avoir plus d’égards pour Mlle Rose.

— Monsieur, je n’avais pas à recevoir vos leçons.

— Comment donc, mon cher Marius, on ne pourrait entre parents s’avertir, et il serait permis de s’entre-tuer ? Que voulez-vous que nous fassions de vos pistolets ? Ça vous empêcherait de rentrer au collége, et votre père serait furieux contre moi. Et puis, je m’adresse à votre honneur : est-il bien de compromettre une jeune fille pour un simple différend ?

— Si vous refusez le combat, dit Marius…

— Mon Dieu ! ce n’est pas que je le refuse, si vous y tenez absolument ; seulement, je n’en vois pas la nécessité. Vous me l’avez offert ; donc, en tout état de cause, votre honneur est sauf. Moi, je vous offre la main.

— Du moment où vous me faites des excuses… dit Marius, flatté d’avoir entendu invoquer son honneur deux fois.

— Je n’ai pas parlé d’excuses ; mais je vous tends la main, et, entre parents, cela doit suffire. J’ajoute que nous ne trouverions pas de témoins pour un combat sans motif ; car enfin vous ne pouvez citer aucune injure dite par moi ; du moins je ne me souviens d’aucune… et vous ? »

Il regardait insidieusement le collégien en parlant ainsi. Marius ne la savait que trop, cette injure que Lucien affectait de ne pas se rappeler ; mais ce mot d’enfant, pour rien au monde notre collégien n’eût pu le dire. Marius mit donc avec dignité sa main dans celle de Lucien.

« Et maintenant, mon cousin, dit-il, à présent que nous sommes réconciliés, j’ai une question à vous faire, et peut-être, moi aussi, un conseil à vous donner.

— Avec plaisir, dit Lucien, qui étouffait d’impatience ; mais vous viendrez bien aux Grolles faire vos adieux à ma sœur ! Venez dîner avec nous ce soir, nous causerons.

— C’est plus pressé que vous ne pensez, Lucien, car c’est la personne que vous allez voir, au sujet de laquelle j’ai à vous parler. Est-il vrai que vous songiez à l’épouser ?

— Qui ? Mlle Rose ? Eh bien oui, mon cher ; auriez-vous quelque préjugé à cet égard ?

— Je crois, dit Marius en redressant noblement la tête, qu’on peut avoir de l’amour pour une fille du peuple, mais qu’on ne doit jamais lui donner son nom.

— Moi qui ne suis que du tiers état, dit Lucien, je n’ai pas, je vous l’avoue, de préjugés nobiliaires. Je suis fâché de vous contrarier ; mais, sur ce point, mes idées sont fixées.

— Là n’est pas la question que je veux traiter, quelle qu’en soit l’importance et bien que nous différions tout à fait d’avis. Vous êtes libre de vous mésallier, malgré ce qui doit en rejaillir sur notre famille ; mais, en homme d’honneur, je dois du moins vous apprendre quelle est celle que vous voulez honorer de votre nom.

— Mon cousin, s’écria Lucien irrité, je vous préviens que sur ce point je n’entends pas raillerie.

— Ni moi non plus, et c’est pourquoi je vous avertis. Rose est une fille légère, et j’ai quelque droit à l’affirmer. »

En voyant l’air fat avec lequel le collégien, sur ce dernier mot, se redressa et mit la main dans son gilet, le jeune Marlotte eut peine à retenir les soufflets qui brûlaient de s’échapper de sa main.

« Faites-moi le plaisir de vous expliquer, dit-il dédaigneusement, tandis que, tremblant de rage, en lui-même il ajoutait : Ma foi, si tu veux te battre, mon garçon, après tout, ça se pourra.

— Moi aussi, reprit Marius, les charmes de Rose m’ont ébloui, et comme vous, dès l’année dernière, j’en perdais la tête. C’est vous, mon cousin, qui m’avez guéri. En voyant avec quelle facilité l’ingrate m’a abandonné… Mais l’année dernière elle m’aimait, et si j’eusse été moins jeune, moins respectueux peut-être… Mais je l’adorais. Sa tendre rougeur, ses baisers… et tenez, voici une bague en cheveux qu’elle a bien voulu me laisser prendre à son doigt, les vacances précédentes, quand je la quittai désolé. »

Chez Lucien maintenant la stupéfaction dépassait la colère. Cette bague en cheveux était celle qu’il avait lui-même donnée à Rose sept ans auparavant, et qu’elle lui avait dit avoir brûlée, dans son chagrin, croyant qu’il ne reviendrait plus.

Il prit la bague et l’examina. C’était bien la sienne. Il était allé lui-même à la ville voisine pour la faire tresser ; les objets de cette sorte ne se trouvaient point à Loubans.

C’était bien sa bague ; mais il cherchait à douter encore, et toutes sortes d’arguments contradictoires se heurtaient dans son esprit : Marius ne pouvait-il, au lieu de l’avoir reçue, l’avoir dérobée ? — Rose toutefois avait menti. — Eh bien ! elle n’avait pas osé avouer qu’elle avait perdu la bague. Était-ce un grand crime ? — Oui, car le mensonge le plus léger est un crime en amour, et surtout quand il vient confirmer une accusation. — Une accusation odieuse ! oui, odieuse et fausse ! Qu’importaient les rêves de cet adolescent vaniteux, toujours prêt à mettre en relief ce qui pouvait lui donner quelque importance ! Et puis Rose n’était-elle pas libre ? L’année précédente, que devait-elle à Lucien ? — Elle se devait à elle-même de ne pas écouter Marius. Ô tortures !…

— Nous nous reverrons dit Lucien, tout haut, d’un ton qu’il s’efforçait de rendre calme et qui, malgré tout, était menaçant. Je n’attache pas grand prix à des enfantillages que Rose était libre de se permettre avant nos engagements. Mais… j’apprécie toutefois vos motifs. Voulez-vous me laisser cette bague ?

— Elle vous sera remise le jour de votre mariage, si vous persistez dans votre folie, répliqua Marius avec dignité. Réfléchissez, Lucien. »

Et le collégien s’éloigna d’un pas cavalier, laissant Lucien comme cloué sur place et furieux au delà de toute expression de ce que la civilisation et la parenté empêchent de battre à son besoin les gens en pleine rue. Resté seul, l’amant de Rose marcha quelque temps au hasard pour se remettre. Tout à coup il eut un de ces élans qu’il devait à sa nature bonne et généreuse autant qu’aux leçons de son père.

« Eh bien ! se dit-il, et mon passé, à moi, m’en a-t-elle demandé compte ? Suis-je raisonnable de rêver un être exempt de faiblesses dans une fille de vingt ans, exposée, avec son inexpérience, aux séductions de l’amour ? Dans cette classe, livrées à elles-mêmes, elles font toutes ainsi et jouent avec l’amour avant de s’engager. Ne pas faillir gravement, dans de telles conditions, n’est-ce pas montrer mille fois plus de force et de vertu que n’en ont les sots qui les condamnent, ou les lâches qui les trahissent ? Voyons, un peu de justice et de calme ; car je ne suis pas de ceux qui se gorgent, comme Marius, d’idées et de phrases toutes faites. »

Il avait beau faire, il éprouvait une âpre souffrance ; car l’amour est un enthousiasme, et toute déception lui est cruelle et funeste. Il parvint cependant à se calmer assez pour qu’il se sentît maître de ses premiers mouvements, et il se rendit chez Mme Delfons.

Rose était seule et elle l’attendait. Au premier regard timide et tendre qu’elle jeta sur lui, il la sentit à moitié pardonnée, tant était vive l’influence qu’exerçait sur son organisation d’artiste cet admirable composé de lignes pures et de chairs roses, où l’âme rayonnait par de si beaux yeux, Galatée vivante.

Ne voulant point lui parler d’abord des révélations de Marius, il s’assit auprès d’elle, et la regarda coudre. Les yeux ainsi baissés, penchée sur son ouvrage, il la trouvait touchante et se disait :

« Depuis l’âge de quinze ans, elle vit de son travail ; c’est une honnête fille. Les vanteries de Marius sont odieuses, et je serais odieux moi-même d’y croire.

— Vous êtes bien peu causeur aujourd’hui, dit Rose.

— Et vous, répondit-il, n’avez-vous rien à me dire ?

— Oh ! si, bien des choses ; mais je n’ose guère, car cela va vous faire du chagrin. Je n’ai fait que pleurer depuis hier. »

Elle prit son mouchoir et s’essuya de nouveau les yeux.

« Qu’y a-t-il donc, chère enfant ?

— Il y a que M. Louis va revenir chez nous, c’est bien sûr. Avant-hier, son père lui en a parlé. Le vieux monsieur de Pontvigail veut ce mariage à toute force, et mon père et ma tante Gothon regardent la chose comme faite. On parle déjà des cadeaux et de la noce. Que voulez-vous ? Je ne fais que pleurer quand je suis toute seule, et pourtant, si je ne vous aimais pas tant, je devrais être contente ; car c’est un bien beau parti. Mais non, c’est plus fort que moi, dit-elle en levant ses beaux yeux au ciel avec une vivacité passionnée, je ne peux pas détacher mon cœur de vous.

— Oseriez-vous l’essayer, Rose ? s’écria Lucien. Pourquoi ne dites-vous pas hautement que ce mariage est impossible et ne se fera jamais ?

Pour toute réponse, deux larmes coulèrent sur les joues de la belle fille.

« Chère enfant, lui dit-il, je voudrais vous trouver plus forte ; mais puisque apparemment vous ne pouvez l’être, rassurez-vous : M. Louis de Pontvigail ne vous sera point une cause de tourment ; il me l’a juré lui-même. »

Rose regarda vivement Lucien, et ses larmes s’arrêtèrent.

« Qu’est-ce que vous dites là ? demanda-t-elle d’un air effaré.

— Je vous répète, mon amour, qu’hier, à moi-même, Louis de Pontvigail m’a affirmé qu’il renonçait à vous.

— Est-il possible ! s’écria-t-elle. Vous lui avez demandé ?… Vous vous êtes permis cela ? Voilà qui est beau ! Est-ce que vous avez comme cela le droit de me compromettre ?

— Eh quoi ! s’écria Lucien profondément étonné, voilà toute votre préoccupation au moment où je vous apprends une nouvelle qui, je le croyais, devait vous combler de joie ainsi que moi ! »

Mais Rose, dans un trouble extrême, l’écoutait à peine :

« Je ne vous aurais jamais cru capable, s’écria-t-elle, d’aller parler ainsi contre moi !

— Puis-je avoir à me justifier d’une pareille accusation ? répliqua-t-il de plus en plus confondu. J’ai parlé à M. de Pontvigail comme un honnête homme le peut faire, en lui demandant ses intentions, et…

— Et vous savez-bien qu’un rien l’effarouche ! Vous le saviez, s’écria-t-elle avec colère, et vous l’avez fait exprès ! C’est indigne cela ! »

Lucien était devenu pâle comme un mort. Il se leva.

« C’est votre faute, Rose ; il ne fallait pas mentir et me dire que vous m’aimiez, quand au fond du cœur vous vouliez ce mariage. Eh bien ! afin que mon souvenir ne vous soit pas trop pénible, je vais me justifier : M. de Pontvigail m’a juré que s’il avait paru céder un moment aux désirs de son père, ce n’était que pour éviter une lutte ouverte ; mais que son intention (il me l’a énergiquement exprimée) était de ne point se marier. »

Le beau visage de Rose n’offrait plus que le bouleversement de passions ardentes, opposées. L’avidité trompée, l’amour-propre blessé, une sorte de rage, y luttaient avec l’amour et devaient lui déchirer l’âme. Assurément elle souffrait à faire pitié, — mais à d’autres qu’à Lucien.

« Cela devait arriver, dit-elle en paroles entrecoupées. Voilà ma récompense de vous avoir aimé !… Vous me gâtez ma fortune !… Vous perdez mon avenir ! Mon père avait bien raison ; vous ne pouviez me faire que du tort… Ah ! si j’avais cru ce qu’il me disait ! Mais non, je ne pouvais pas ; je vous aimais trop !… Et voilà ce qui m’arrive ! Tenez, je vous déteste !… Hélas ! non ; mais je le voudrais. J’en serais plus heureuse ! »

Elle fondit en larmes.

« Adieu, Rose, dit-il, j’en mourrai peut-être, mais je ne vous estime plus. »

Il sortit sur ces mots, et reprit le chemin des Grolles. Mais il erra dans les bois toute la journée, et ne put se décider que vers cinq heures à rentrer, en songeant que sa sœur devait être inquiète de lui.

Il ne se trompait pas. Aux abords de la maison, il rencontra Cécile et Lilia, toutes deux fort agitées et qui le cherchaient. Lilia, instruite par Rose d’une partie de la vérité, et très-émue du chagrin de son cousin, était accourue lui porter ses consolations.

Elle était aussi chargée d’exprimer les regrets de Rose, qui ne cessait de pleurer, et l’avait priée de dire à Lucien qu’elle était bien malheureuse, mais qu’elle lui pardonnait et l’aimait toujours. Lucien ne voulut rien entendre ; il savait maintenant ce que Rose regrettait le plus. Sans douleur bruyante, sans cris, presque sans paroles, ce pauvre garçon faisait mal à voir. Assis entre sa sœur et sa cousine, les mains dans leurs mains et la tête sur l’épaule de Cécile, il pleura.

« Je suis un fou, vois-tu, dit-il à sa sœur. Je serai comme cela trompé toute ma vie. Je n’habite pas la réalité. Si tu savais à quelle hauteur je la plaçais ! »

Jusqu’au soir, elles cherchèrent à adoucir sa douleur par leur tendresse, et Lilia lui prodiguait aussi tous les soins d’une sœur.

La nuit tombée, Cécile allait faire conduire sa cousine à Loubans par un des gens de la ferme, quand le docteur se présenta. On crut d’abord qu’il était venu pour chercher sa femme ; mais il avait appris seulement par hasard à la ferme qu’elle était là.

« Ce pauvre Louis de Pontvigail, dit-il, m’a forcé par ses prières de me charger d’un étrange malade, son chien Argus.

— Argus ! dit Cécile. Que lui est-il arrivé ?

— Une brutalité du vieux ladre, qui ne songe qu’à se débarrasser des bouches inutiles. Cette pauvre bête a les côtes brisées. C’est grave ; mais il faudra bien que je le guérisse, car Louis serait malade, je crois, de la perte de son chien. »

Cécile allait demander de nouvelles explications sur ce fait, quand Lilia parla d’autre chose ; puis M. Delfons pressa le départ. En quittant son cousin, Lilia l’embrassa en lui disant : « À demain ! »

Cécile passa toute la nuit près de son frère, qu’une forte fièvre agitait. C’était la première fois que ce jeune homme perdait une illusion vraiment chère. Il en avait arraché à d’autres, peut-être ; mais pour la première fois il avait mis toute la confiance, toute la générosité, toute la sincérité de son cœur dans un amour.

Sans doute il avait cru, par cette volonté d’être bon et juste, mériter d’être heureux ; aussi l’amertume d’une injustice venait-elle s’ajouter pour lui aux douleurs de l’amour trahi. Il s’indignait, il souffrait, comme on souffre quand le cœur se brise pour laisser échapper ces premières croyances de la jeunesse, pures de tout doute et embaumées d’illusions. C’est la première mort de l’être, et l’âme a peu de force qui ne l’éprouve point.

Cécile avait déjà subi cette épreuve ; aussi comprenait-elle si bien la douleur de son frère qu’il s’en trouvait soulagé. Il reportait maintenant sur elle toute sa tendresse.

« Je n’aimerai plus désormais que toi et mon art, » disait-il.

C’était, à vingt-sept ans, une résolution difficile à garder peut-être ; mais il la prenait de bonne foi, et Cécile, pensant à Louis, rêvait de passer la vie entre ces deux amitiés, qui déjà lui étaient, chose étrange, également chères.

Lilia revint le lendemain selon sa promesse, et Lucien, touché de son affection, trouva de la douceur à lui confier sa peine, qu’il commençait d’épancher un peu. Grâce à l’insuffisance de Doucette, Cécile, préoccupée de mille soins, était heureuse de pouvoir par moments remettre son frère aux soins d’une amie. Une de ces intimités rapides que créent les circonstances pénibles de la vie s’établit donc entre Lilia, Cécile et Lucien. Il y avait chez Lilia une douceur pleine de grâce et comme une exubérance de tendresse, empreinte de mélancolie, qui gagnait promptement le cœur.

XI

Pendant ce temps, aux Saulées, une scène violente avait eu lieu. Ainsi que Louis de Pontvigail l’avait indiqué, une résistance ouverte aux volontés opiniâtres de son père devait amener entre eux un choc terrible. Habitué, depuis son enfance, à fléchir sous cette volonté, devant laquelle tremblait sa mère et à laquelle autour de lui tout obéissait, Louis, malgré l’énergie de son propre caractère, n’avait jamais résisté en face à son père, tout en lui échappant complétement par une force d’inertie, une résistance muette, presque insaisissable, et qui trompait sans cesse la colère éperdue du vieux despote.

Déjà, depuis quelque temps, dans les courtes entrevues qu’il avait avec son fils, M. de Pontvigail s’était efforcé de le renvoyer aux Maurières et d’obtenir de lui un engagement à cet égard. Louis répondait à peine ou ne répondait pas ; on eût pu le croire hésitant, et M. de Pontvigail, qui avait aussi sa diplomatie, craignait, en l’irritant, de le jeter dans une résolution opposée. Il faut le dire, ces deux natures vivaient dans un malentendu perpétuel.

Le plus fort n’était pas le plus inflexible, et, malgré son ton de commandement et ses habitudes de tyrannie, le vieillard redoutait son fils autant que celui-ci redoutait son père. Louis, avec sa roide candeur, avait pris trop au sérieux les doctrines autoritaires d’un esprit où l’âpreté simulait la force, et Gothon, instinctivement, en savait plus long sur ce point.

C’était en irritant les appréhensions du vieillard, aussi bien qu’en servant sa passion dominante, qu’elle avait pris sur lui un véritable empire. Pour elle, depuis longtemps, M. de Pontvigail avait perdu ce prestige mêlé de terreur qu’il exerçait généralement, et dont l’impression s’était accrue chez son fils de toutes les susceptibilités d’une nature impressionnable à l’excès. Ce fut donc pour Louis un immense effort que de tenir la parole donnée à Lucien. Mais il l’avait donnée, et, de plus, Lucien était le frère de Cécile.

Donc, le lendemain de la halte nocturne au sommet du coteau, après le repas du midi, Louis, au lieu de sortir avec les travailleurs, comme d’habitude il se hâtait de le faire, demeura assis en face de son père. M. de Pontvigail avait adopté l’usage du patriarcat féodal, où maître et serviteurs mangeaient à une table commune ; mais, bien qu’il rappelât avec complaisance à ce propos le souvenir de l’ancienne coutume, ce n’était, on le devine, que pour mieux surveiller l’appétit de ses commensaux et la durée du repas.

Il se faisait servir au haut bout de la table avec son fils, et tandis que les travailleurs n’avaient pour pitance que des choux, rarement accompagnés de lard, des haricots ou des pommes de terre, Gothon plaçait devant le maître une volaille fumante ou quelque ragoût à l’appétissante odeur. Peut-être était-ce l’odieux d’une telle différence, étalée avec tant d’impudeur, qui avait porté Louis, plus que son horreur du meurtre, à renoncer à toute nourriture animale.

Il partageait l’ordinaire des travailleurs, et, afin d’éviter de se trouver seul avec son père, il se levait de table avec eux, de même qu’il entrait en leur compagnie. Ce jour-là donc il resta. Les yeux gris et perçants du vieillard se fixèrent sur son fils, comme pour percer le motif de cette nouveauté ; puis il toussa, dit quelques mots d’une voix rude à Gothon, qui desservait, et, s’adressant tout à coup à Louis :

« Dis donc, hein ! sais-tu que tu deviens jeune, depuis que l’amour t’a pris ? Tu ne portes plus ce bonnet qui te donnait l’air d’être mon frère ; tu te requinques, tu deviens freluquet ; n’est-ce pas Gothon ? Hé ! hé ! hé ! c’est bien ; ça ne nuit jamais près des jolies filles. Allons ! peut-être viendra-t-on à bout de faire quelque chose de toi. Quand tu seras marié, que tu auras de la marmaille, j’entends un ou deux tout au plus, tu prendras du goût à l’ouvrage, et tu voudras faire valoir notre bien. Dame ! c’est ton affaire comme la mienne, et il est dur pour moi, qui me fais vieux… Ah ! les enfants ! Enfin, nous verrons ça plus tard ; mais, pour le mariage, il faut se décider, que diable ! Voici la vendange faite et l’hiver qui vient. À quand la noce ? »

Louis était devenu pâle. En se levant, il répondit :

« Mon père, je ne me marierai point.

— Hein ! Qu’est-ce que tu dis ? Est-il fou ? Entends-tu, Gothon ? Qu’est-ce qui le prend ? Comment, morbleu ! tu ne te marieras point ! Et pourquoi ça, je vous prie ? Voyons, monsieur, il serait temps d’avoir un peu de raison pourtant. »

Et le vieillard, avec un visage enflammé, se leva aussi, et, se redressant de toute sa taille :

« Avez-vous juré de tromper toutes mes espérances jusqu’à la fin ? Non content d’être ingrat et désobéissant envers moi, voulez-vous manquer aussi à vos engagements ? Vous êtes allé déjà dans cette maison ; on compte sur votre parole.

— Je ne l’ai pas donnée, dit Louis, dont la pâleur contrastait avec le ton écarlate du visage de son père.

— Vous ne l’avez point donnée ? Votre présence en disait assez. Eh bien ! je me suis engagé, moi ; vous obéirez. Je suis las à la fin de travailler, de m’épuiser, de suer sang et eau pour un fainéant qui prend à tâche de me déplaire, de me braver, de m’insulter chez moi, où il mange mon pain à ne rien faire. Je veux…

— Ceci, dit Louis lentement, est la maison de ma mère. »

M. de Pontvigail resta un moment comme étourdi sous le coup de cette parole ; puis, se laissant tomber sur une chaise, il s’écria d’un ton lamentable :

— Il me tuera, ce monstre, ce coquin, ce serpent réchauffé dans mon sein ! Oui, je vous le dis, il me tuera ! Et voilà pourquoi l’on élève des enfants ! Ah ! le plus cruel des métiers en ce monde est d’être père ! Tu oublies donc, ingrat, ce qu’étaient les Saulées quand je suis venu m’y établir ? Ce n’étaient que ronces dans le coteau, que joncs dans les herbes ! Oui ! ah ! oui, les parents de ta mère m’avaient laissé là un beau bien ! Qu’ai-je fait, moi ? j’ai pioché, arraché, fumé, planté, semé ; j’ai couvert d’engrais les prairies, après les avoir asséchées par des rigoles bien conduites. J’ai déblayé les pierres, j’ai…

— Vous avez fait ce qu’il vous a plu, dit Louis en interrompant cette énumération, qu’il savait devoir être longue, et vous pouvez continuer de faire ainsi ; seulement, à moi il me faut ma liberté, et je le répète, je ne me marierai pas. »

Il se dirigeait vers la porte, quand M. de Pontvigail s’élança au-devant de lui.

« Je vous défends de sortir, monsieur ; il faut que cette affaire se vide ici, aujourd’hui même ; entendez-vous, il le faut ! Je veux savoir si je dois enfin abandonner toute espérance à votre égard, vous renier, vous maudire, vous traiter comme un étranger. Vous ne m’avez abreuvé jusqu’ici que d’ennuis et de chagrins. Tout ce qu’un père a droit d’attendre de son fils, vous me l’avez refusé ; vous avez refusé de partager mes travaux, de surveiller mes gens, de suivre mes affaires ; vous avez laissé peser sur les épaules de votre vieux père tout le poids des soucis et de la fatigue. C’est moi qui vais dans les champs activer l’ouvrage ; c’est moi qui vais dans les foires et dans les marchés acheter et vendre ; c’est moi qui vais toujours et partout, et par tous les temps, pendant que vous ne faites rien, si ce n’est de venir me dérober subrepticement ma voiture et mon cheval pour éviter une demi-lieue à des demoiselles mouillées. Puisque vous êtes si galant, pourquoi craignez-vous tant de prendre une femme ? Parce que je le veux seulement ; non, vous n’avez pas d’autre raison. N’avez-vous pas renoncé à la chasse quand vous ayez vu que cela vous rendait bon à quelque chose et approvisionnait le garde-manger ? Vous n’avez pris au monde qu’une tâche, celle de tromper toutes mes espérances. Pourtant, ce n’était pas vous demander trop de peine que de me donner un héritier ? Car je n’entends pas avoir pris tant de mal et avoir tant travaillé pour que mon bien tombe en ruine entre vos mains et passe ensuite à des étrangers. Mais, à la fin, je suis las de ma patience : je ne veux plus vous servir de jouet et de risée. J’exige votre obéissance, et, si vous me refusez… »

Tandis qu’il rappelait ainsi tous les griefs qu’il avait contre son fils, la colère du vieillard s’était de plus en plus exaltée ; il était pourpre, écumant. Ses poings crispés, ses gestes violents menaçaient Louis, qui peu à peu, s’était reculé jusqu’au manteau de la cheminée. Gothon, présente à cette scène, l’observait d’un air méchant, plus satisfait qu’inquiet, tandis qu’un second spectateur semblait animé vraiment de sentiments plus humains ; c’était Argus, qui se tenait aux côtés de son maître, reculant comme lui pas à pas, et dont l’œil intelligent, fixé tour à tour sur les deux interlocuteurs, suivait tous leurs mouvements avec inquiétude.

« Répondez ! s’écria M. de Pontvigail d’une voix menaçante ; répondez, et prenez garde à votre réponse. Vous allez me suivre de ce pas aux Maurières et chez le maire, et je veux qu’avant un mois vous ayez épousé Rose. »

Louis, acculé contre le montant de la cheminée, n’avait plus de refuge qu’en cherchant à fuir. Il dédaigna de le faire. Sa colère, d’ailleurs, pour être froide et contenue, n’en était pas moindre. Sous le regard étincelant et furieux de son père et sous ses menaces, il resta donc immobile, et de ses lèvres pâles jeta seulement ces mots :

« Je ne l’épouserai pas ! »

Pour cet esprit de domination qui n’accepte point de limites et va foulant aux pieds tout droit, tout respect d’autrui, c’est chose terrible et qui pousse à la folie que de se trouver arrêté tout à coup par la borne immuable d’une simple volonté. La raison du vieux despote chancela contre cet obstacle. Un nouveau flot de sang envahit son visage et mit des flammes dans ses yeux ; il jeta autour de lui des regards ivres, troublés, et, saisissant un de ces énormes chenets de fer qui meublent les cheminées de campagne, avec une étonnante vigueur, il l’enleva et le brandit sur la tête de son fils.

« Louis, sauvez-vous ! s’écria Gothon. Monsieur, au nom de Dieu ! ne faites pas un malheur ! »

Mais Louis, au paroxysme de l’indignation et du mépris, souriait.

« Bien, dit-il, bien ; tuez-moi, comme vous avez assassiné mon enfant et sa mère ! »

Le bras de M. de Pontvigail s’abaissa, et l’on entendit un gémissement. Argus, qui s’était jeté à la gorge du père de son maître, venait de tomber écrasé.

Au milieu des vociférations de Gothon et des imprécations du vieillard, qui s’écriait que son fils, n’osant le frapper lui-même, le faisait étrangler par son chien, Louis ne s’occupa que d’Argus. Il prit dans ses bras la pauvre bête, sortit de la maison, traversa la prairie, et s’efforça de gravir le coteau par le sentier qui menait aux Grolles.

Mais à mi-côte ses forces le trahirent, et il fut obligé de s’asseoir, sans toutefois lâcher l’animal, dont les yeux à demi fermés lançaient à son maître des regards mourants. Louis n’osait abandonner ce fidèle ami, craignant de le retrouver mort à son retour, et de lui imposer des secousses trop douloureuses en le posant par terre et en revenant le faire enlever. Il reprit donc sa marche, et, après d’énergiques efforts, il arriva enfin, épuisé de fatigue et trempé de sueur, au but de sa course.

Mais quand il entra chez Cécile, car c’était à elle qu’il voulait confier Argus, elle venait de sortir, et Doucette ne sut que répondre. Louis remit donc son chien aux soins de la fermière, et courut chez M. Delfons. On a vu que le bon docteur avait consenti à soigner l’ami de son ami, trouvant peut-être que cette âme fidèle et dévouée valait bien celle de certains bipèdes. Le lendemain, Cécile, allant visiter Argus à la ferme, y rencontra Louis de Pontvigail.

En apprenant que l’insistance de son frère était la cause du malheur d’Argus et d’une scène dont l’impression se lisait encore sur les traits dévastés de Louis, Cécile éprouva de vifs regrets. Elle exigea qu’Argus fût transporté chez elle. C’était y installer Louis, qui, occupé de soigner son chien, ne le quittait guère ; mais elle l’entendait bien ainsi. Louis n’avait-il pas besoin d’être aidé et consolé ?

Devinant combien la situation de son ami devait être pénible désormais chez son père, Cécile s’efforça même de le retenir à dîner chaque soir, afin qu’il pût ne rentrer aux Saulées que lorsque le sommeil et le silence y régneraient. Elle pressentait quel serrement de cœur Louis devait éprouver en approchant de ce toit maudit.

Quelle était maintenant l’attitude de ce père et de ce fils en face l’un de l’autre ? Cécile ne le savait ; mais, en voyant Louis sombre, énervé, souffrant, elle ressentait pour lui des angoisses profondes. Elle pensait maintenant à lui, comme si elle eût été chargée de le rendre heureux et que sa destinée lui eût été remise. Et qui donc en effet s’occupait de lui ? N’était-il pas trop seul et trop abandonné ? Elle s’en inquiétait donc, et beaucoup, et se demandait mille choses, sur lesquelles pourtant elle n’osait le questionner.

Ses inquiétudes, malheureusement, n’avaient rien de chimérique. Louis, n’entrant désormais aux Saulées que furtivement et lorsqu’il était sûr de l’absence de son père, trouvant après neuf heures la maison fermée chaque soir, manquait des choses les plus nécessaires et ne pouvait, faute d’argent, se les procurer. Presque toutes les nuits il couchait sur le foin, dans la grange, et attendait au matin que son père eût quitté la ferme pour aller prendre un morceau de pain et passer dans sa chambre quelques instants.

Il se rendait ensuite aux Grolles et entrait dans la salle à manger, où l’on avait installé Argus. Là, souvent, se trouvait Cécile, ou Lucien lui-même, qui, ne pouvant se donner à aucun travail, errait comme une âme en peine et venait par désœuvrement s’occuper du malade. Malgré les soins que chacun lui prodiguait, Argus avait besoin de la présence de son maître ; on le voyait, quand Louis arrivait, témoigner sa joie par ses regards et par des mouvements qui lui arrachaient parfois des cris de douleur ; il allait mieux ; mais sa guérison devait être longue.

Louis se trouvait donc installé dans cette famille, à peu de chose près comme s’il en eût été membre. Il voyait Cécile aller et venir autour de lui ; il la suivait dans sa vie intime, et le charme de cette présence lui faisait oublier tous ses maux. Souvent elle venait s’asseoir à côté de lui ; ils causaient avec confiance, et dans leur parole, ou seulement dans l’accent de leurs voix, ils percevaient mille révélations de tendresse.

Quelquefois, pour distraire Lucien, ils l’entraînaient vers quelque beau point de vue, ou dans le fond de quelque prairie, d’où ils assistaient au coucher du soleil derrière les coteaux. Lilia se mêlait de temps en temps à ces promenades. Elle venait deux ou trois fois par semaine s’informer de son cousin, et, parmi les distractions qu’elle cherchait à lui procurer, elle l’engageait à venir chez elle, en l’assurant qu’il n’y trouverait plus Rose. Lilia ayant reproché à cette jeune fille son manque de foi, maintenant elles étaient brouillées.

La famille Deschamps avait pris l’affaire au même point de vue que Rose, et clabaudait contre Lucien, l’accusant d’avoir fait manquer, par de coupables manœuvres, le mariage de Rose avec Louis de Pontvigail.

Tous les soins et les marques de tendresse dont on l’entourait, la pensée qu’il était heureux d’avoir été éclairé à temps sur le peu de valeur morale de celle qu’il aimait, l’amour de l’art, qui chez l’artiste grandit souvent sur les ruines des autres amours, tout cela adoucissait peu à peu la douleur de Lucien.

Il ne se bornait plus à écouter la conversation que ses amis tenaient autour de lui pour lui seul, il s’y mêlait avec sa verve habituelle, devenue seulement plus âpre et plus ironique ; il reprenait ses pinceaux et s’enthousiasmait de nouveau pour la beauté de tel ou tel site. Chez lui, comme chez toutes les âmes d’élite, la douleur le portait à plus de douceur et de bonté, et souvent, emportant crayons et papier, il partait pour aller surprendre Patrice au milieu de ses poteries et lui donner une leçon.

Quelquefois même, au retour, il riait de son élève, qui déjà, disait-il, se donnait les airs d’un homme de génie. Un jour, enfin, Lucien consentit à aller dîner chez Lilia, et même s’y oublia si tard qu’il était plus de onze heures quand il atteignit les Grolles. Il pensait bien que sa sœur l’attendait, et ne s’étonna pas de voir briller une lumière dans sa chambre ; mais il lui parut extraordinaire d’en voir une aussi dans la chambre de Doucette, qui se couchait de bonne heure, suivant l’habitude des gens de campagne.

« Doucette serait-elle malade ce soir ? » demanda-t-il sa sœur en l’instruisant de sa remarque.

Cécile crut devoir s’en assurer ; mais à peine eut-elle frappé à la porte de Doucette que la lumière qui perçait à travers la serrure s’éteignit, et ce fut seulement après des appels réitérés que Doucette, d’une voix chargée de sommeil, assura qu’elle dormait depuis longtemps et n’avait pas gardé de lumière.

« Il y a quelque mystère là-dessous, dit Cécile à son frère. Depuis quelques jours, Doucette va toujours s’enfermer dans sa chambre, et son ouvrage va de mal en pis. Je commence à désespérer de pouvoir faire d’elle quelque chose. »

Le mystère fut éclairci dès le lendemain dimanche. Doucette, qui devait assister à la messe, était allée s’habiller ; et sa jeune maîtresse, en l’attendant, surveillait le déjeuner, quand Doucette apparut dans l’état de toilette le plus surprenant. D’ordinaire elle portait, comme toutes les filles du pays, une jupe assez courte, coupée au-dessus de la cheville, et qui tombait droit le long des hanches, sans autre soutien que le corsage.

Mais cette fois la jupe de Doucette, boursouflée comme un ballon, laissait éclater à tous les yeux la couleur rouge de ses jarretières, tranchant sur le fond de ses bas bleus. Doucette avait mis une crinoline, fruit du labeur de ses veilles depuis huit jours.

Avec son épais corsage, son visage enluminé sous sa lourde coiffe, son air gauche et ses bras pendants, Doucette, ainsi habillée par en bas à la manière d’une sylphide d’opéra, avait si grotesque tournure qu’après le premier moment de stupéfaction le rire de Cécile éclata et gagna d’écho en écho la salle à manger, où se trouvaient Louis et Lucien. Ils accoururent, et leurs rires se joignirent à ceux de Cécile, tandis que la malheureuse Doucette, étourdie d’un tel accueil, et comme pétrifiée au milieu de la cuisine, s’excusait en larmoyant.

« Je ne sais pas, dit-elle, ce que vous avez à rire comme ça. Si c’est la crinoline, je ne suis pourtant pas la seule qui en porte. Toutes nos grosses fermières en ont-elles pas à présent ? et toutes les ouvrières de Loubans ? et la bonne de Mme Delfons ? Est-ce que je ne vaux pas autant que les autres ? Et puisqu’elles en ont, pourquoi en aurais-je pas ?

— Je regrette vraiment de n’avoir pu m’empêcher de rire, dit Cécile ; mais, Doucette, sérieusement, voudriez-vous aller à la messe ainsi ? »

Un fou rire la reprit à cette idée, malgré ses efforts.

« Doucette, dit Lucien de l’air le plus grave, Doucette, vous avez raison. L’égalité de la crinoline vous est acquise, et je ne puis que vous féliciter d’élever votre ambition à la hauteur de vos destinées. Vous appréciez, ma fille, à leur juste valeur les droits de l’homme, et vous prenez la chose tout à fait comme il faut. Mais il eût été bon d’allonger vos jupes. »

Cette allocution n’était pas de nature à calmer Cécile. Elle fit signe de la main aux deux jeunes gens pour les engager à se retirer, et, à demi suffoquée, elle cacha son visage dans son mouchoir. Mais Doucette elle-même prit le parti de céder la place, entraînant dans sa fuite une casserole et deux plats, que sa crinoline, en rasant la table, lui jeta sur les talons.

« Il y a décidément une folie dans l’air, dit un peu amèrement Lucien après son départ.

— Oui, voilà leur idéal ! observa Louis en soupirant.

— Eh bien, dit Cécile en découvrant son visage, tout ému encore de l’accès de rire nerveux qu’elle venait de subir, comment en pourraient-ils concevoir un autre ? Et qui s’occupe de le leur révéler ? Vous, je le sais, reprit-elle, s’adressant à Louis ; mais vous leur avez présenté les choses à une hauteur qu’ils ne pouvaient pas atteindre, et trop d’influences contraires, d’ailleurs, vous ont combattu à ce moment-là. Mais enfin soyons justes, de quelle manière, au milieu de la vie misérable qu’ils mènent, une vie supérieure se présente-t-elle aux yeux des gens du peuple ? N’est-ce pas seulement par la robe de soie de la bourgeoise qui passe à côté d’eux en frôlant leur bure, ou par le luxe de la maison et de la table du riche ? Essayons-nous de les initier à d’autres grandeurs ? Et ceux de nos livres qui tombent dans leurs mains, leur parlent-ils d’autre chose que de vie facile, élégante, et d’oisiveté dorée ? Enfin même, y a-t-il plus de véritable idéal dans les classes dites élevées que dans ce pauvre peuple amoureux de clinquant ? Ici et là, n’est-ce pas la même recherche des joies vaniteuses, le même faux orgueil ? Tenez, en songeant à cela, j’ai honte de m’être moquée, et je vais aller consoler Doucette. »

Comme elle passait devant Louis, il saisit et serra sa main en lui jetant un regard qu’elle emporta dans son cœur.

L’idéal véritable, il semblait de plus en plus à Cécile qu’elle le possédait. L’union de deux âmes sincères, en vue de la justice, dans l’amour, n’était-ce pas le but et le bonheur de la vie ? Elle se sentait donc heureuse et confiante. La vie lui semblait désormais légère à porter, et son attachement et sa confiance, grandissant chaque jour, l’élevaient au-dessus de toute inquiétude.

Quel charme l’attirait donc vers cet homme, de beaucoup plus âgé qu’elle et peu fait pour plaire au premier abord ? C’était la jeunesse intérieure qu’il avait gardée, la passion qu’il avait dans l’âme. Si calme qu’elle fût, Cécile en était fascinée, car elle avait au cœur la source, jusque-là dormante, des hautes exaltations. Maintenant, elle se l’avouait, être aimée d’un tel cœur, c’était un bonheur plein d’orgueil ; le rendre heureux après tant de désespoir, c’était un bonheur bien plus grand encore.

Lorsque Cécile redescendit, prête à servir elle-même le déjeuner, à la place de la bonne honteuse et pleurante, elle trouva Louis qui se préparait à partir, comme il faisait habituellement dès que l’heure des repas était arrivée.

« Où allez-vous ? » lui demanda-t-elle de ce ton d’autorité que l’on prend avec ceux dont on possède le cœur.

Il balbutia une réponse évasive.

« Je veux savoir où vous déjeunez, reprit Cécile, puisque vous refusez toujours de rester avec nous. Voyons, vous n’avez pas le droit de me tromper. Vous n’allez pas aux Saulées.

— Non, dit-il.

— Alors, où allez-vous donc ?

— Dans le bois, » murmura Louis, non sans confusion, mais reconnaissant, en effet, qu’il n’avait pas le droit de mentir à Cécile.

D’un geste et d’une expression plus forts que toute parole, elle lui saisit la main, l’entraîna vers la table et l’y fit asseoir près d’elle.

Alors, accoudée et gracieusement penchée vers lui, d’une voix où la tendresse l’emportait sur l’accent du reproche :

« Et c’est ainsi, dit-elle, que vous traitez mon ami !

— Je ne puis pourtant, répondit-il plein de trouble, abuser tous les jours de votre hospitalité. J’aimerais mieux vivre de racines désormais que d’aller m’asseoir à la table de mon père ; eh bien, il est impossible…

— Il est impossible que vous restiez dans une telle situation, interrompit Lucien. Vous avez de toute nécessité un parti à prendre, et puisque vous ne pouvez vivre avec votre père, je ne vois qu’une chose à faire, c’est d’exiger de lui ce qui vous appartient.

— Il me répugne, répondit Louis, d’attaquer les dernières volontés de ma mère, bien que, assurément, elles aient été contraintes. J’ai honte, d’autre part, de ne pouvoir me suffire à moi-même, et je rêverais plutôt une utilité… Mais, n’étant pas habitué au travail de la terre, que puis-je faire ici ? Je ne veux pas quitter le pays, du moins maintenant, » ajouta-t-il ; en même temps il rougit.

« Mon cher ami, reprit Lucien, trouver une fonction quand on ne s’est pas d’avance, et de bonne heure, enrégimenté dans quelque carrière, c’est le hasard à poursuivre et, dans le cas le plus favorable, des années d’attente. Cherchez, soit ; mais procurez-vous les moyens d’attendre. Ne pouvez-vous, sans intenter un procès à votre père, l’amener à un arrangement ?

— Ne réclamez pas votre propriété, dit Cécile, mais seulement une rente ; il y consentira mieux. »

Quelques jours plus tard, leurs instances, secondées par la force des choses, triomphaient des répugnances de Louis, et, sous les yeux de ses amis, il écrivait cette lettre à son père :

« Monsieur,

« La vie commune est impossible entre nous ; vous devez le reconnaître. Je l’ai supportée aussi longtemps que je l’ai pu. Je me suis laissé dépouiller par vous, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, de toute liberté, de toute satisfaction, de toute vie morale. Dernièrement, enfin, vous avez voulu m’ôter la vie même. C’était peu, j’en conviens, car vous ne m’aviez laissé que cela ; mais cette dernière injustice a tout comblé, et le vase que vous avez rempli d’amertume déborde.

« Je suis donc décidé à ne plus rentrer sous votre toit, et, comme il me faut des moyens d’existence et que l’instruction qui aurait pu m’en procurer m’a été par vous refusée, je réclame la part des biens de ma mère que vous me devez légalement, ou, s’il vous plaît d’éviter tout procès et tout partage, une rente de deux mille francs payable chaque année. Veuillez me répondre au plus tôt, et recevez l’expression des regrets et de la douleur de votre malheureux fils.

« Louis de Pontvigail. »

Lucien fit porter de suite cette lettre aux Saulées par Patrice, qu’il trouva sous sa main. Patrice, à son retour, raconta que M. de Pontvigail était entré dans une épouvantable colère, et, sans autre réponse, l’avait chassé. Il oublia d’ajouter que, interrogé par Gothon, il avait avoué qu’il venait des Grolles, et que la lettre lui avait été remise, non par M. Louis, mais par M. Lucien.

Nos amis en ceci avaient fait une de ces imprudences que commettront toujours ceux dont l’âme droite vit en dehors du soupçon. On avait déjà remarqué l’étonnante intimité du sauvage Louis de Pontvigail avec les jeunes Parisiens, et ses visites assidues aux Grolles, et l’on commençait à en jaser, d’autant plus que Deschamps, à qui voulait l’entendre, représentait l’amour de Lucien pour Rose comme l’effet d’un complot en partie double, dont le but était de conquérir pour Mlle Marlotte un parti riche d’espérances, comme l’était Louis de Pontvigail. « Maintenant que le tour est joué, ajoutait-il, voyez s’il me demande ma fille ? »

Ces explications, bâties sur des apparences, et dans lesquelles l’intérêt joue le rôle du machiniste, sont toujours les mieux acceptées du vulgaire, parce qu’elles en sont les mieux comprises. Déjà Gothon avait soufflé ces bruits à l’oreille de son maître. La lettre de Louis, datée des Grolles par son commissionnaire, et confiée à celui-ci par l’entremise de Lucien, devenait une preuve éclatante du complot formé par le frère et la sœur. La haine du vieux Pontvigail n’en demanda pas davantage.

« Ah ! c’est celle-là qu’il veut épouser ! s’écria-t-il. Une Parisienne ! une demoiselle à diamants et à falbalas ! une de ces filles qui font danser les pauvres écus ramassés à grand’peine par la sueur des pères ! Le fou ! l’insensé ! l’ingrat ! le stupide ! Ah ! c’est pour elle qu’il veut me mettre sur la paille ! deux mille francs ! voyez-vous ? Est-ce que je sais où les prendre, moi, deux mille francs ! deux mille francs sur mon revenu, là, chaque année, le prix de quatre juments poulinières ou de deux hectares de bon terrain ! Oui ! oui, je vas lui envoyer ça ! qu’il attende !

— Il pourra vous y forcer, monsieur, dit Gothon, et, puisque votre fils est en train de vous ruiner, il faut que je prenne, moi, mes précautions. Je vous prie donc de me payer tous mes gages, et puis, comme je vous l’ai dit, je me retirerai chez mon frère, où je vivrai de ma rente, sans plus m’éreinter à arrondir votre bien, que je n’ai que trop soigné de mes peines, puisque votre fils et la Parisienne le gaspilleront dès que vous ne serez plus. Certes, j’ai bien eu assez de mal à votre service pour ce qui m’en est revenu, car ç’a été seulement un affront fait à ma famille ; à présent, tout le monde se moque de nous dans le pays, et Rose ne trouvera pas de sitôt à se bien marier. »

Cette menace de Gothon de prendre ses gages et de quitter la maison était toujours d’un effet terrible sur l’esprit de M. de Pontvigail. Les gages, capitalisés depuis vingt ans, et dont elle recevait seulement une reconnaissance chaque année, se montaient à une forte somme, et quant aux services, M. de Pontvigail savait mieux que personne combien cette femme, aussi âpre au gain que lui-même, était l’âme de sa maison, l’instrument de sa pensée, le grand rouage de son œuvre.

Il s’avouait parfaitement que c’était grâce au concours de Gothon qu’il avait maintenu dans ses affaires cet ordre rigoureux, sans lequel la richesse échappe souvent à qui la poursuit. En son absence, elle était là, surveillante fidèle. Depuis vingt ans, elle avait rempli près de lui le rôle d’une épouse, et si les relations de leur jeunesse n’existaient plus, si le débauché vieillard maintenant courtisait ses jeunes servantes, un lien profond, résultant de l’habitude et de la conformité de goûts, n’existait pas moins entre eux.

Gothon avait certainement droit à une récompense, et M. de Pontvigail avait cru la lui donner en prenant sa nièce pour belle-fille, d’autant mieux qu’il désespérait de faire épouser une autre femme à son fils ; mais cette combinaison avait manqué, et maintenant Gothon en insinuait une nouvelle qui n’était nullement du goût de son maître, car elle pensait à se faire elle-même épouser. Ce jour-là, au plus fort de la colère de M. de Pontvigail contre son fils, elle y revint.

« Comme cela, disait-elle, les peines que je prendrais ne seraient pas perdues ; vous seriez sûr du moins qu’une partie de votre bien ne serait pas gaspillée après vous, et mes soins ne vous manqueraient point jusqu’au dernier jour ; mais, pour ce qui est de continuer d’user mes vieux os pour l’amour de votre fils, j’y renonce. »

Comme à l’ordinaire, le vieillard accueillit cette proposition en ricanant :

« Gothon, ma mie, je te le répète, ne songe pas à cela ; tes os, comme tu dis, sont trop vieux pour une mariée. Tu n’as pas aujourd’hui moins de cinquante ans, et si je ne t’ai pas épousée jusqu’ici, vois-tu, c’est affaire manquée. Mais nous nous arrangerons tout de même, va, sois tranquille, et ce n’est pas pour mon brigand de fils que nous travaillerons désormais. Je le renie. Et nous aurons, je l’espère, un autre héritier, un héritier de tout ce beau bien, que nous avons si joliment arrondi à nous deux, Gothon. Oui, ma vieille, oui, sois tranquille ; je ne suis pas mort encore. J’ai une fameuse idée, va, et monsieur mon fils en verra de belles. Envoie-moi chercher Deschamps. »

Huit jours après, au prône du dimanche, et au milieu de la stupéfaction générale, le curé de Loubans proclamait une promesse de mariage entre Jacques Anselme du Ris, marquis de Pontvigail, âgé de soixante-cinq ans, veuf de Marianne Balmet, domicilié aux Saulées, d’une part, et Rose Deschamps, âgée de vingt-deux ans, fille majeure et légitime de Pierre Deschamps et d’Henriette Sical, demeurant aux Maurières. — Les parties n’ayant point acheté de bans, deux autres publications devaient avoir lieu, ce qui portait à quinze jours de là, environ, la célébration du mariage.

Ce fut un grand bruit de ville, et les commérages de Loubans atteignirent ce jour-là une intensité révolutionnaire. On s’indignait d’un tel mariage ; on se moquait du vieillard ; quelques-uns voulurent plaindre Rose, mais le plus grand nombre la honnissait. On accusait à la fois les Deschamps, les Pontvigail et les jeunes Marlotte ; on fit cent contes enfin, et le nom pur de Cécile passa par toutes ces bouches au milieu des ricanements.

Il est vrai que la bourgeoisie de Loubans avait une revanche à prendre vis-à-vis de cette jeune fille. Quand ils s’attendaient à être éblouis par le luxe et les grands airs de la Parisienne et initiés par elle aux secrets du grand monde, quand ils espéraient enfin vivre quelque temps sur une pareille bonne fortune, ils n’avaient rencontré qu’une jeune personne mise très-simplement, et qui non-seulement refusait de faire des visites, mais poussait le dédain pour les Loubanais jusqu’à ne mettre ni robe de soie ni châle de dentelle quand elle traversait les petites rues boueuses de la localité.

Pour comble, malgré l’attente générale, et malgré les convenances, elle n’avait pas même paru à la fête donnée par le maire, son oncle. Il fallait bien lui rendre mépris pour mépris, et les femmes, ces anges de douceur, du moins par état, y mettaient la dent plus fort que les hommes, je ne sais pourquoi.

Une imprudence nouvelle, plus grave que toutes les autres, vint donner plus de consistance aux méchants propos. Louis s’arrangea avec la fermière des Grolles, sa sœur de lait, pour vivre chez elle jusqu’au moment où il pourrait vivre chez lui. C’était presque habiter avec les Marlotte, et les trois amis ne se quittaient guère en effet.

Au milieu des témoignages réciproques et incessants d’un amour qui sans cesse grandissait en eux, Cécile et Louis étaient trop délicieusement absorbés pour songer à l’opinion des indifférents ; la jeune fille, dans sa retraite des Grolles, ayant oublié l’existence de ces inconnus qui s’occupaient d’elle, se croyait à l’abri du monde. Louis, dont l’adoration pour elle était si profonde, qu’elle contenait son amour et lui enlevait toute espérance, n’eût jamais deviné que l’opinion publique le favorisât plus que sa propre imagination n’osait le faire. Ne recevant aucune réponse de son père, et après la publication de ce scandaleux mariage, il avait dû vaincre sa répugnance pour l’emploi des moyens légaux, et avait saisi le tribunal de sa demande.

Quant à Lucien, il avait l’esprit bien ailleurs. Depuis la publication des bans, le dégoût le rendait malade. Il ne pouvait plus comprendre qu’il eût aimé Rose, et souffrait une douleur étrange, presque insupportable, en la trouvant encore dans son cœur. Au moins, s’efforçait-il avec énergie de l’en arracher. Il était d’une activité fébrile, et quand il ne se livrait pas au travail, ou n’était pas engagé dans quelque conversation animée avec sa sœur et Louis, il courait tantôt chez Patrice, pour lui donner une leçon, tantôt chez sa cousine, où il s’oubliait en de longues et intimes causeries.

Bien que cette amitié fût encore toute récente, les consolations de Lilia semblaient avoir pour Lucien autant d’efficacité, plus même que celles de sa sœur chérie. Était-ce l’effet des préoccupations de Cécile, qui n’avait plus son frère pour seul objet, ou toute autre cause ? Mais les manières de Lilia étaient si affectueuses, son regard si caressant et si tendre, qu’un charme pénétrant et particulier retenait Lucien auprès d’elle, et qu’auprès d’elle il ne pensait plus à son mal.

À cette époque, une nouvelle révolution d’intérieur eut lieu aux Grolles. Décidément, Doucette ne se formait pas. Bien quelle eût déposé sa crinoline, elle cassait toujours, et les saladiers venant à manquer, elle avait un jour servi la salade dans une cuvette. C’était pourtant bien à peu près la même chose, assurait-elle, et elle n’avait pu comprendre pourquoi on lui avait fait remporter ce plat avec tant de cris.

Un soir enfin, dans la chambre de Cécile, elle posa la bougie si près d’une glace qu’elle entendit tout à coup un grand craquement et vit la belle glace fendue de haut en bas. Doucette pour cette fois se crut perdue ; elle s’enfuit dans sa chambre, d’où la voix de Cécile ne put l’arracher, et le lendemain on ne la revit plus ; elle était partie, partie en sanglotant, comme le raconta la fermière, disant qu’elle retournait pour toujours à ses moutons et que de sa vie on ne la reprendrait plus à vouloir servir des messieurs.

Il fallut donc chercher une autre bonne, et les habitants des Grolles eurent deux jours de grand embarras. Chacun dut mettre la main à l’œuvre, et Patrice étant là, on voulut l’employer à fourbir des casseroles ; mais, bien qu’il acceptât sans vergogne les leçons et les services de Lucien, aux frais duquel il devait bientôt se rendre à Paris, Patrice refusa, alléguant que sa dignité d’artiste ne lui permettait pas de faire l’ouvrage d’une cuisinière.

Enfin, une jeune fille se présenta. C’était Mariette, dont Louis répondait. Elle avait quitté les Saulées depuis près d’un mois, pour des motifs qu’elle ne disait pas, mais que devinaient tous ceux qui avaient entendu parler des mœurs du vieux Pontvigail. Elle avait peu d’expérience, mais beaucoup de bonne volonté, et seulement paraissait fort triste.

Le premier jour que Patrice vint aux Grolles après l’installation de Mariette, il parut éprouver en la voyant une vive surprise et de l’embarras.

« Tu ne t’attendais pas à me revoir, n’est-ce pas ? » dit-elle d’un ton de reproche et de chagrin. Puis ils causèrent seuls longtemps, et l’on vit que Mariette avait pleuré.

La fin d’octobre et le commencement de novembre eurent cette année-là des jours d’une adorable beauté, dont nos amis jouirent en avares. Ils s’en alaient ensemble dans les chemins ou par les sentiers, se réchauffant aux derniers rayons, contemplant avec une sorte de tendresse la nature aussi belle dans sa langueur que dans sa force, et caressant du regard çà et là mille grâces éparses : une fleur oubliée, un éclatant rameau qui se parait pour mourir, et la ronce qui jetait sur les haies, ou dans l’herbe, de vives guirlandes d’un rouge pourpré. Autour d’eux, feuillages, herbes, fleurs, lumière, tout revêtait cette grâce languissante qui semble dire : « Je m’en vais, » mais avec un sourire et dans la volupté du sommeil ; car ceux-là meurent avec confiance.

Pour Louis et Cécile, ces promenades étaient pleines de joies qu’aucun observateur n’aurait pu deviner. Pensifs ou causeurs tour à tour, ils laissaient le hasard de leurs pas les diriger, et n’avaient d’autre but que d’être ensemble. C’étaient des attentions mutuelles, des regards échangés, un même sentiment des choses, le mouvement activant la pensée, qui s’épanchait en quelques mots aussitôt compris ; le bonheur de marcher parfois au bras l’un de l’autre dans les mêmes sentiers ; par-dessus tout le sens intime de leur tendresse, qui partout les accompagnait, mais qui grandissait encore au milieu de ces harmonies.

Le front de Louis, autrefois chargé de soupçon et de tristesse, n’était plus le même, et rien qu’à le voir éclairé maintenant de confiance et de douces lueurs, Cécile se trouvait heureuse. Ils jouissaient de leur bonheur d’une manière bien plus complète que ne le font en général les amants, tourmentés par ce désir des biens à venir qui ne laisse l’homme en repos dans aucune joie. Louis, dans son humilité, se trouvait comblé par la moindre preuve de l’affection de Cécile, et, pour elle, voyant qu’il était heureux, et pressentant autour de leur union mille difficultés pénibles, elle ne désirait que de voir se prolonger leur intimité actuelle.

Par un des jours les plus brillants de cette charmante et courte période appelée l’été de la Saint-Martin, Lucien, accompagné de Louis, de sa sœur et de Lilia, avait porté son chevalet au sein d’une des prairies cachées dans les replis des coteaux de l’Ysette. C’était un site charmant, découvert par lui dans une de ses courses, et qu’il se hâtait de peindre.

Étroite, longue et sinueuse, cette prairie formait comme un ermitage de verdure au milieu des bois qui l’entouraient de toutes parts, excepté du côté de la rivière ; par là, elle débouchait sur d’autres prés, où l’on voyait des saules bizarrement tordus s’enfuir le long des ruisseaux. En face de cette issue, fermant l’horizon, s’élevait le coteau de l’autre rive, presque droit et tout hérissé de chênes et de hêtres, derrière lesquels descendait le soleil couchant, après avoir empli de feux et de splendeurs ce coin solitaire.

Assis au bout de la prairie, Lucien, attentif, posait ses couleurs ; Cécile s’était assise près de lui sur un talus, et Louis, qui la suivait constamment, s’était placé près d’elle ; tandis que, sous prétexte de se composer un bouquet des dernières fleurs de l’année, Lilia passait et repassait à chaque instant sous les yeux du peintre. Bientôt les regards de Lucien cessèrent de se porter sur le paysage pour suivre les mouvements gracieux de la jeune femme.

« Parbleu ! j’ai les doigts engourdis, » s’écria-t-il un instant après ; et, déposant la palette, il se dirigea vers sa cousine, qui, à ce moment, pendue une chèvre aux haies, s’efforçait vainement d’atteindre un petit liseron frileux, éclos sous un dernier rayon au bout de sa liane.

Ce n’était guère cependant pour le peintre le moment d’abandonner sa toile, à moins que ce ne fût par désespoir de son impuissance à rendre d’inimitables beautés. Le soleil au haut du coteau semblait tournoyer en s’abaissant, et sa surface éblouissante prenait des reflets métalliques d’or ou de platine en fusion.

La lumière lentement se retirait des bois, chauds encore et dorés de ses étreintes, et de toutes parts on sentait, comme une grande âme douce et mélancolique, l’âme du soir, qui se répandait et s’insinuait pénétrante dans tous les êtres. Louis, depuis quelque temps, la tête sur sa main, restait silencieux et semblait triste. Qu’avait-il ?

« Vous voilà bien rêveur, ami, » dit Cécile en posant la main sur le bras de son compagnon.

Il saisit aussitôt cette main et la pressa de ses lèvres. C’était la première fois qu’il avait tant de hardiesse ; la jeune fille rougit, et lui-même parut confus.

« Je ne sais ce que j’ai ce soir, dit-il après un silence, mais je me sens le cœur serré ; je crains l’avenir. Trop de bonheur n’est pas fait pour moi, poursuivit-il avec un amer sourire, et plus ces jours sont beaux, plus je redoute qu’ils n’aient pas longtemps à durer. Voici l’hiver… » Il s’arrêta ; puis il fit un effort pour ajouter : « Votre frère ne songe pas… » Mais il n’en put dire davantage.

Cécile vit bien qu’il craignait leur départ ; mais pourquoi n’avouait-il pas qu’il ne le pourrait supporter et que son désir était d’être à jamais uni à elle ? Autrefois, elle s’était dit, pour se rassurer sur l’amour de Louis, que, pauvre et persécuté comme il l’était, jamais il n’oserait songer à leur mariage. Mais depuis ce temps le cœur de Cécile avait fait bien du chemin, et il lui semblait que Louis avait dû marcher comme elle. Cependant, elle comprenait bien que c’était à elle d’encourager son amant et de vaincre sa réserve. À cet instant même, elle se le dit ; mais en dépit de sa volonté, ses timidités et ses pudeurs de jeune fille retenaient sa voix et la forçaient au silence. Lucien et Lilia, se donnant le bras, venaient de disparaître au bout de la prairie.

« Je voudrais ne point vous quitter, » répondit Cécile. Et l’émotion de sa voix eût donné à ces mots tout le sens qu’elle y attachait, pour un homme plus disposé à se flatter lui-même que ne l’était Louis.

« Ah ! s’écria-t-il, vous êtes bonne, bien bonne pour moi ! Cette amitié que vous m’avez donnée, j’y compte ; elle est mon seul bien. À côté de vous, j’aime la vie ; je la sais grande, heureuse, vraie. Sans vous, loin de vous… » ses traits s’altérèrent, et il murmura… « je ne la supporterais pas ! »

Que pouvait-il dire déplus ? Rien sans doute ; et cependant elle vit qu’il était si loin, dans sa pensée, de prétendre à leur union, qu’elle se sentit embarrassée pour répondre. Au moins, eût-elle voulu tendre la main à Louis. Mais cette main, tout à l’heure il l’avait baisée ; elle ne l’osa donc pas, et des larmes lui vinrent aux yeux de sa gaucherie.

Elle n’avait plus d’hésitation cependant, car elle avait compris toute la valeur de cette âme aimante et forte. Il avait complétement, peu à peu, gagné son cœur ; elle ne rêvait que de lui rendre au centuple tous les bonheurs qu’il n’avait point goûtés, et se chargeait, à son égard, de justifier Dieu. Que craignait-il donc ? et d’où venait ce nuage qu’elle souffrait de voir encore sur son front ?

Les derniers rayons avaient disparu. Lucien et Lilia revenaient ; on prit le chemin de la maison. Lucien était pensif et soucieux, car sa cousine venait de lui apprendre les bruits répandus contre sa sœur et contre lui-même à propos de Louis de Pontvigail, et il s’accusait d’oubli, d’imprudence, en même temps qu’il éprouvait une vive irritation de ces odieuses attaques.

Jusqu’à quel point Louis et Cécile pouvaient-ils s’aimer ? Absorbé par ses peines, il n’avait rien observé. Il pensait pourtant que ce serait pour Cécile un étrange mari que cet homme excellent et digne, mais bizarre, banni de la maison paternelle et déshérité. Cécile, assurément, quelle que fût sa bonté pour lui, n’avait nullement le désir d’être sa femme. Il était donc nécessaire ou que Louis quittât les Grolles, ou que Lucien et sa sœur quittassent le pays.

Ce dernier parti ne déplaisait point à Lucien ; car il se trouvait désormais trop près de Rose. On aime les lieux où on a souffert quand l’amertume et le dégoût n’ont point flétri la souffrance ; mais, dans le cas contraire, de tels souvenirs empoisonnent ce qu’ils ont touché. « Ils laisseraient, il est vrai, dans ce pays, de bonnes affections : Louis… Lilia, mais… eh bien ! des deux parts, cela valait mieux peut-être. »

Ils dînèrent ensemble et passèrent la soirée à causer et à faire de la musique. M. Delfons avait promis de venir chercher sa femme. Vers dix heures, quand on entendit s’ouvrir la porte de la cour et quelqu’un monter l’escalier, on s’attendit à voir paraître le docteur. Mais c’était seulement un message de lui, contenant ces mots :

« Mon cher Lucien, veuillez reconduire ma femme. Je suis appelé en toute hâte près du vieux de Pontvigail, qui, dit-on, vient de se noyer. Prévenez Louis. »

Ils se regardèrent tous avec stupeur après cette lecture. Saisie de l’embarras et de la pénible situation de ce fils, qui ne pouvait regretter son père, Cécile s’écria :

« Mon ami, allez-y bien vite. Vos soins peut-être le pourront sauver.

C’était, en effet, couper court à tout malaise dans le cœur de Louis que de faire appel à son héroïsme ; il partit en courant.

Lucien reconduisit Lilia, chez laquelle il devait attendre le retour du docteur, afin d’avoir des nouvelles, et Cécile resta seule. Mais, en esprit, elle secondait Louis dans sa triste tâche, et, afin d’étouffer tout espoir cruel, elle forma des vœux sincères pour leur ennemi.

Vers minuit seulement, Lucien rentra. Il avait revu le docteur, qui lui avait confirmé la mort de M. de Pontvigail. Celui-ci avait été secouru trop tard. L’accident lui était arrivé au retour d’un dîner qu’il avait fait chez Deschamps, où le vieillard allait souvent depuis qu’il devait épouser Rose. Il avait beaucoup mangé, beaucoup bu, et s’était montré plein d’excitation et d’entrain. Son amabilité vis-à-vis de sa fiancée avait même été si vive que Rose s’était enfuie en pleurant dans sa chambre. Cela, pour un instant, avait mis M. de Pontvigail de mauvaise humeur ; mais il s’en était consolé par un petit verre de plus et par de nouvelles plaisanteries. Vers huit heures enfin il était parti, et Deschamps avait offert de le reconduire ; mais le vieillard avait opiniâtrement refusé, et s’était éloigné en fredonnant. Il faisait clair de lune, et aucun danger ne semblait à craindre.

Après neuf heures, cependant, Gothon, ne voyant pas revenir son maître, était allée au devant de lui. En arrivant sur le pont, elle avait vu quelque chose de noir et s’était baissée pour y toucher de la main : c’était un grand trou béant, produit par la rupture d’une des planches du pont, que le vieil avare depuis si longtemps refusait de remplacer, assurant qu’elles pouvaient servir encore.

Gothon alors vit bien qu’un malheur était arrivé, et courut vers la ferme en appelant à grands cris. On vint avec des lumières, et on trouva sous le pont le vieux Pontvigail, la face contre terre au fond de l’eau. À cet endroit, l’Ysette n’avait pas quatre pieds de profondeur, et M. de Pontvigail eût pu se sauver aisément, s’il avait eu toute sa vigueur et toute sa présence d’esprit. Mais le docteur était d’avis que la secousse et l’immersion avaient déterminé une congestion cérébrale instantanée. Tous les secours avaient été inutiles, et continueraient de l’être, ajoutait le docteur ; car Louis et Gothon, agissant de concert pour la première fois, s’acharnaient encore à employer les frictions et tous les remèdes contre l’asphyxie.

« Il n’y a plus rien à faire, mon ami, avait dit M. Delfons en prenant congé de Louis.

— Docteur, avait répondu celui-ci, savez-vous ce qu’il y a peut-être de plus terrible que de regretter un père chéri ? c’est de veiller le corps d’un père qu’on n’a point aimé. »

Les larmes lui avaient coupé la voix. Cette noble nature, maintenant sans doute, s’inquiétait de n’avoir pas su mieux faire et rêvait une entente possible entre lui et le tyran qu’il avait perdu.

« Cécile, dit Lucien, après ce récit, en regardant fixement sa sœur, voilà notre ami libre et riche désormais. As-tu quelquefois pensé qu’il t’aimait peut-être ? »

Il s’attendait plutôt à quelque dénégation ; mais, en voyant une rougeur éclatante couvrir le visage de la jeune fille, plein de surprise, il s’écria :

« Tu l’aimerais ? »

De même que Cécile n’avait pu comprendre l’amour que la beauté seule de Rose avait inspiré à Lucien, de même Lucien ne comprenait pas au premier abord la puissance du lien intérieur qui unissait à cet homme, fruste et sans dehors, une jeune fille remarquable entre toutes par sa distinction et sa grâce.

— Quoi ! vraiment, tu l’aimes ? reprit-il.

— Et pourquoi pas ? répondit la jeune fille avec fierté. Jamais je n’en ai connu de plus digne.

— Alors, tout est pour le mieux, » dit Lucien.

Et, non sans quelques ménagements, il apprit à sa sœur les méchants propos dont il venait d’être instruit lui-même.

Elle haussa les épaules avec dédain.

« Chère enfant, observa Lucien, cela, j’en conviens, est méprisable ; mais, en attendant que l’opinion publique se réforme et s’élève, il est difficile de la braver.

— Sois tranquille, dit-elle en jetant les bras autour du cou de son frère, à présent qu’il est libre, il parlera bientôt.

— À la bonne heure, dit Lucien. Attendons. »

Et il ne parla point de départ.


XII


Ils ignoraient, — et qui donc comprend un point de vue différent du sien ? — ils ignoraient jusqu’à quel degré Louis, si affirmatif et si énergique dans les questions de sentiment, de droit absolu, manquait de confiance en lui-même. Humilié, rejeté de tous depuis la mort de sa mère, il avait contracté des habitudes de sauvagerie qui le faisaient se replier en lui dès que sa propre personnalité était en jeu.

Il se fût trouvé mal de douleur et de honte s’il avait pu croire que ses amis eussent pénétré son amour ; il pensait qu’une audace aussi insensée ne pouvait être devinée de personne, et qu’il mourrait avec son secret. À la campagne, où l’on se marie de bonne heure, un homme de trente-cinq ans passe déjà pour un homme âgé. La jeunesse, la grâce, les talents et la distinction de Cécile en faisaient aux yeux de Louis un être divin, trop au-dessus de lui pour que leurs destinées pussent jamais s’unir.

Toute l’estime et toute l’affection qu’elle lui témoignait ; ce regard confiant par lequel, souvent sans parler, elle lui communiquait sa pensée ; l’adorable sourire dont elle l’éblouissait, il eût cru perdre tout cela, s’il avait eu l’imprudence de révéler sa passion.

La nuit, quelquefois, rêvant qu’il s’était trahi, il la voyait le regard irrité, la bouche méprisante, le chassant d’un geste plein de fierté, et il s’évanouissait… ou plutôt se réveillait, baigné d’une sueur froide et dans une souffrance nerveuse extrême. Il lui venait à l’esprit de temps à autre qu’elle se marierait un jour ; mais il n’y savait rien que d’écarter cette pensée, ne la pouvant supporter. Aussi, vivait-il au jour le jour, concentré dans ses joies présentes et les savourant en avare, si loin d’espérer, qu’il se courbait sous la peur de l’avenir.

Louis supporta la présence de Gothon aux Saulées tant que le corps de son père y resta ; mais après l’enterrement, le jour même, il lui ordonna de sortir, en lui remettant la somme de ses gages, plus des titres de créance pour une valeur de plusieurs milliers de francs. Gothon alla s’établir à deux lieues de Loubans, près de sa nièce Christine, fille aînée de Deschamps ; et Rose, qui de son triste sacrifice n’avait recueilli que la honte, éprouvant le besoin de quitter le pays, la suivît dans cet exil.

Louis ensuite avait fait aux pauvres de nombreuses libéralités et s’était occupé d’indemniser secrètement quelques personnes qui avaient eu à se plaindre de son père. Mais ces satisfactions furent bientôt gâtées, et cette âme, déjà abreuvée de dégoûts, cependant toujours si passionnée pour le bien eut à subir de nouvelles épreuves. Au bruit de ses générosités, une nuée de mendiants et de flatteurs de toutes conditions envahit les Saulées. Il fallut bien à la fin les chasser, mais ce ne fut pas sans tortures. Cécile chaque jour voyait arriver son ami, tantôt irrité, tantôt abattu, et, découragé parfois, il pleura près d’elle.

« Vous êtes, lui disait-il, ma lumière et mon appui. Je douterais de tout sans vous. »

En effet, elle ne le consolait pas seulement par la joie de sa présence ; mais elle en appelait sans cesse de ce qui était à ce qui pouvait et devait être, lui montrant les causes secrètes de ces misères morales qui l’épouvantaient, et par conséquent leur remède. Il la quittait animé d’un nouveau courage. Pas un jour ne s’écoulait sans que Louis vînt aux Grolles et qu’il y restât longtemps bien qu’il fût désormais chargé de soins importants et nombreux. Cependant Lucien attendait en vain qu’il s’expliquât.

Deux mois se passèrent. On était maintenant au milieu des grands froids ; le vent gémissait dans les corridors et dans les hautes cheminées des Grolles, où nos Parisiens grelottaient un peu. Il y avait des jours où la pluie, la neige, le verglas, ou l’inondation des chemins, rendaient fort pénible, et même dangereux, le trajet des Saulées aux Grolles.

Et cependant, par tous les temps, gelé ou trempé, Louis arrivait toujours, faisant toutes les folies d’un amant sans en réclamer le titre. Le frère de Cécile avait fini par être profondément irrité d’une telle conduite, qui lui paraissait par trop insoucieuse de la réputation de sa sœur, et dans ses moments d’humeur il déclarait Louis un monomane, à la remorque duquel les gens soucieux de leur dignité ne se pouvaient mettre.

Les bruits du dehors, auxquels, par l’entremise de Lilia, il prêtait l’oreille, l’exaspéraient. M. et Mme Darbault avaient fait aussi leurs observations et insistaient pour qu’on intimât à Louis de cesser ses visites journalières. Plusieurs fois Lucien pria sa sœur de prendre un parti, et proposa, ou de retourner à Paris, ou d’avoir avec Louis une explication ; mais Cécile opposait à ses instances une résistance opiniâtre.

Elle raillait le soin que prenaient les gens à son sujet, s’indignait de tant de tutelles, et s’étonnait que si peu de temps après la mort d’un père, et au milieu des embarras d’une succession considérable, on exigeât de Louis tant d’empressement à se marier. Au fond, elle était vivement blessée de tout ce bruit fait autour de ses sentiments les plus intimes, et le malaise qu’elle en ressentait la poussait à concevoir encore plus d’étonnement et d’impatience de la conduite de Louis vis-à-vis d’elle.

Un jour, dans le courant de janvier, poussée à bout par son frère, elle déclara enfin que si le séjour des Grolles était devenu insupportable à Lucien, elle consentait à partir ; mais qu’elle s’opposait formellement à ce qu’aucune explication fût demandée à Louis.

Cette affaire est la mienne, dit-elle en relevant la tête avec une expression de souveraine fierté que son frère lui voyait pour la première fois. Mes affections et ma dignité y sont engagées avant celles de tout autre ; ceux qui m’aiment ne doivent donc se permettre, sous aucun prétexte, d’agir en cela sans ma permission. Quant à moi, je ne veux point d’une explication qui aurait pour effet de gêner ou d’influencer les décisions de M. de Pontvigail. Il est libre et doit rester libre.

— Je pourrais seulement le prier de cesser ses visites, dit Lucien.

— Non, puisqu’il n’a rien fait pour nous offenser. Tout le tort en ceci vient de l’opinion, qui s’attaque effrontément, sans aucun motif, à notre honneur et à notre liberté. Elle aurait le droit de blâmer nos actes s’ils étaient coupables ; elle n’a pas le droit de nous soupçonner. Ne vois-tu pas, ajouta Cécile (et la douleur et l’orgueil se peignaient en même temps sur son visage), ne vois-tu pas que présenter à Louis l’idée d’un mariage entre nous, s’il ne l’a pas, c’est m’offrir ; et que lui parler ainsi en raison des soupçons publics, c’est imposer ce mariage à sa délicatesse. Eh bien ! alors, c’est moi qui refuserais, et je serais malheureuse pour la vie. Ne touche pas à tout cela. Nous partirons si tu veux. Il ne faut pas oublier non plus que M. de Pontvigail est très-riche et que nous ne le sommes pas. »

Lucien dut se rendre à une volonté si formelle et à ces raisons ; mais il n’osa exiger un départ qui devait trop coûter à sa sœur, il le voyait bien. Cependant, l’impatience et le chagrin d’une pareille situation l’agitaient si vivement qu’il en perdit le goût au travail, et que la société de Louis de Pontvigail lui devint pénible. Il se mit à sortir après le déjeuner, tous les jours, et il allait à Loubans.

Assise à la fenêtre qui donnait sur la rue, et cherchant à tromper l’ennui de l’attente par la lecture, mais n’ayant plus guère l’esprit à d’imaginaires amours, Lilia l’attendait ; en le voyant, le front de la jeune femme s’éclairait d’une joie passionnée. Le docteur étant absent presque toujours ; ils se trouvaient seuls, car la petite Jeanne se tenait d’ordinaire avec la bonne. Mais ne se lassaient point de causer ensemble, et souvent Lucien arrivait aux Grolles en retard d’une heure pour le dîner.

Comme Lucien se rendait chez Lilia un jour, il rencontra M. Darbault qui revenait des Saulées.

« Quel original ! s’écria l’honorable notaire en parlant de Louis de Pontvigail. En voilà un homme qui parle étrangement des affaires ! Croirais-tu qu’il fait fi du droit légal et ne tient compte que du sentiment ! S’imaginerait-on jamais que c’est un propriétaire ? Je pensais, moi, qu’en devenant maître des biens de son père il changerait ; mais non c’est une tête à part. Ah çà ! poursuivit l’oncle, il faut que je te dise… étant là, ma foi ! je n’ai pu m’en tenir de lui faire entendre ce qui aurait dû lui être dit par toi-même depuis longtemps, à savoir que ses visites journalières, sans but avoué compromettaient la réputation de Cécile. J’ai cru, sur ma parole ! qu’il allait se trouver mal, car il est devenu très-rouge, puis très-pâle, et je pense que c’était de colère, car il tient malgré tout de son père à cet égard.

— C’était à moi seul d’agir en cela, dit sèchement Lucien, et vous avez eu tort…

— Il me semble pourtant, mon neveu, que je suis de la famille, et le plus vieux. Il n’est pas agréable d’entendre clabauder contre les siens. Ta tante et Agathe en sont d’un tourment ! On ne leur parle que de cela partout où elles vont…

— Et rien ne perd à passer par leur bouche, répliqua Lucien.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Il me semble que leur intérêt pour ta sœur ne saurait être mis en doute. Mais voilà toujours ce qu’on gagne à servir les gens. Il faut pourtant que tu saches ce que m’a répondu ce monsieur. Car c’est net et clair, et cela doit vous montrer si j’ai eu tort. Il a d’abord répété deux ou trois fois : « C’est impossible ! c’est impossible ! » comme s’il était entré d’hier dans le monde ; puis il a murmuré je ne sais quoi ; enfin il m’a dit : « Eh bien ! monsieur, s’il en est ainsi, puisque la perversité des hommes doit me poursuivre en tout, je remplirai mon devoir ; je renoncerai aux seules joies que je possède, j’irai visiter moins souvent ceux à qui ma présence devient nuisible. »

— Il a dit cela ! balbutia Lucien, qui reçut pour Cécile ce choc en plein cœur.

— Ce sont là ses propres paroles. Parbleu ! je les ai trouvées de digestion assez dure et les ai assez retournées en moi. Tu vois, mon neveu, ce que c’est que la prudence. On n’en peut jamais trop avoir, et surtout avec des originaux comme celui-là. »

Lucien poursuivit son chemin la tête en feu. Quoi ! Louis ne voyait qu’une seule chose à faire pour contenter l’opinion, se retirer ! Et sa sœur chérie, qui aimait ce malheureux fou, allait être victime de sa bizarrerie. Ah ! ce pays leur était funeste ! Il fallait le quitter au plus vite, il le fallait ! Mais quelle souffrance pour Cécile et… pour lui-même… !

Dès qu’il parut, le visage altéré, devant Lilia, la jeune femme, en lui prenant la main, s’écria :

« Qu’avez-vous, Lucien ? Mon Dieu ! cher Lucien, vous souffrez ?

— Oui, dit-il en se jetant sur le canapé, où, tout anxieuse, elle se plaça près de lui. Oui, c’est une nécessité ; ma sœur et moi nous devons au plus tôt quitter le pays.

— Partir ! vous voulez partir ! Vous m’abandonnez ! »

Elle se renversa en arrière, le désespoir peint sur ses traits. D’un mouvement plus prompt que la pensée, le jeune homme la saisit dans ses bras et la pressa fortement sur son cœur. Lilia, rouvrant les yeux, attacha sur Lucien un regard passionné, et, lui jetant les bras autour du cou, elle fondit en larmes.

« Oh ! oui, je t’aime ! lui dit-elle ; je t’aime, et je suis bien malheureuse ! »

Il couvrit de baisers le visage de la jeune femme, répondait à son aveu par des paroles passionnées, quand on entendit le bout d’un petit pied frapper à la porte et une main maladroite agita le pêne. Les deux amants se séparèrent en hâte. Jeanne entra et courut aussitôt vers sa mère, qui, avec un mélange d’impatience et de confusion, la repoussa. La petite alors se tourna vers Lucien, grimpa sur ses genoux, et, passant elle aussi les bras autour de son cou, lui fit sa question habituelle :

« Quand m’emmèneras-tu chez tante Cécile ? »

Ce frais contact fut comme un charme qui subitement dégrisa Lucien. Il se leva, avec l’enfant dans les bras, et se mit à marcher ainsi dans la chambre, répondant avec distraction aux questions de Jeanne. Tout à coup, la posant par terre un peu brusquement, il la chargea d’une commission, referma la porte sur elle, et, revenant vers Lilia, qui, la tête dans ses mains, pleurait silencieusement :

« Lilia, nous avons été fous tout à l’heure, et nous étions en effet bien malheureux, car nous marchions droit à un crime. Votre enfant est venue représenter ici l’honnête homme que nous avions oublié, son père. Maintenant, plus que jamais, je dois partir. »

La jeune femme avait découvert son visage en pleurs, et le regardait stupéfaite.

« Ah ! Lucien ! oui, vous avez raison. Mais je n’ai pas, moi, tant de courage. Attendez ; laissez-moi trouver la force de renoncer à vous voir.

— Non, dit-il ; c’est maintenant ou jamais.

— Ah ! vous ne m’aimez pas ! s’écria-t-elle en joignant les mains avec désespoir.

— Lilia, je vous aime… et bien plus que vous ne voulez être aimée. Tenez, il faut que je vous dise toute la vérité, puisque j’en trouve le courage. Ce n’est jamais sans remords que j’ai cédé au charme qui m’entraînait vers vous, et, si j’y ai cédé, c’est que je vous aimais peu. Non, Lilia, ce n’est pas un véritable amour que nous avons l’un pour l’autre. Ce n’est pas un amour vrai, celui qui poursuit dans le mal la honte et l’abaissement d’un être qu’il souille d’égoïstes caresses. L’amour vrai ne songe qu’à placer au plus haut des cieux, dans la paix et dans l’honneur, celle à qui l’on peut dire : Je me donne à toi, moi et tout ce qui est à moi ! Si je vous avais réellement aimée, Lilia, je vous aurais dit : Vous poursuivez un idéal faux ; il y a sur terre d’autres joies que la rêverie et l’ivresse des premières amours ; vous avez goûté celles-ci en leur temps ; maintenant vous en avez d’autres : les saintes et joyeuses peines du travail et de la maternité, le bonheur le plus élevé de ce monde, celui d’être utile. Mais non ; je vous voyais négliger votre enfant pour moi, et j’y consentais ; c’était pour moi toutes vos pensées, tous vos soins, les plus tendres caresses de votre cœur ; tandis que votre mari, ce digne et brave travailleur qui mérite plus que moi votre amour, après une longue et laborieuse journée passée à faire du bien, ne trouvait chez lui le soir qu’un gîte froid et silencieux. Oui, je vous aurais rappelé votre devoir, Lilia, si je vous avais aimée. Mais non, vous me rendiez mon trésor perdu, l’amour ; vous fermiez de vos lèvres ma blessure, et je savourais cela comme un lâche. Je vous demande pardon, chère Lilia, de mon égoïsme ; je vous remercie de tant de généreuse bonté que vous avez eue pour moi ; ne pleurez plus et surtout ne m’accusez pas, car, je le jure, c’est maintenant que je vous aime. »

Il plia le genou devant elle et lui dit adieu, sans que, saisie de douleur et d’étonnement, elle eût pu répondre autrement que par des sanglots.

Lucien avait repris à grands pas le chemin des Grolles. Ses propres blessures, la douleur qu’il laissait derrière lui et celle qu’il allait porter à sa sœur le déchiraient à la fois. Il était cependant satisfait de la conduite qu’il avait tenue ; mais le tumulte de ses pensées le jetait dans une grande exaltation.

À mesure qu’il se rapprochait de la maison, il pensait surtout à Cécile et à Louis, qu’il trouvait bien coupable et bien ingrat, et il se disait amèrement que les hommes en ce monde semblent ne vouloir à aucun prix du bonheur et ne poursuivent que leurs propres rêveries.

« Après tout, se dit-il, peut-être Louis n’a-t-il ainsi répondu à M. Darbault que pour ne pas s’expliquer avec lui ? Peut-être, en ce moment, parle-t-il à Cécile ? »

Il regrettait d’arriver, soit de peur de les interrompre, soit de peur d’avoir à expliquer à sa sœur l’absence de Louis. Son pas en était devenu de plus en plus lent, quand, passant au-dessous de la lucarne d’une grange attenante à la ferme, et qui bordait le chemin, il entendit une voix plaintive entrecoupée de sanglots.

Dans la disposition d’esprit où était Lucien, cela le frappa davantage, et il s’arrêta pour écouter.

« Il y a longtemps que j’ai senti que tu ne m’aimais plus, disait la voix ; mais je ne croyais pas encore, non, je n’aurais jamais cru que tu me le dirais à moi-même.

— Et moi je croyais, Mariette (c’était la voix de Patrice), qu’il n’était pas besoin de te dire ça. Quand je t’ai demandé de nous marier, est-ce que je savais, moi, ce que j’étais ? Un simple potier, ça te convenait, ma fille, ça allait tout seul ; mais un homme de génie, minute ! Sais-tu seulement ce que c’est, pauvre ignorante, qu’un homme de génie ? Moi je l’ai lu dans un livre de grands peintres que m’a prêté M. le curé. Ah ! je ne puis pas te dire comme ça m’a remué ! J’avais bien toujours eu là quelque chose, quelque chose qui me disait, dame ! que je n’étais pas un autre ; mais… ah ! le génie, ma fille, une flamme, un démon, une chose qui… enfin… on est fier ! on est grand ! on méprise les autres. La gloire ! ah ! la gloire !… c’est-à-dire des trésors, des honneurs et tout le monde à vos pieds !… Hein ! est-ce que tu te serais figuré ça, toi, que Patrice, ton pauvre Patrice, était un homme de génie ? Eh bien ! c’est vrai pourtant ; me voilà, c’est moi ! Lucien, lui, n’est qu’un peintre assez médiocre ; mais il aura la gloire de m’avoir trouvé. Et tu voudrais épouser un homme de génie, toi ! ma pauvre petite Mariette ? une paysanne ! Ça serait drôle, hein ! Quand nous irions ensemble, si je te permettais de me donner le bras, on dirait : Quoi ! c’est là sa femme, la femme de ce grand homme ! Et ça ne nous ferait pas honneur, vois-tu Mariette, ni à toi ni à moi. En pareil cas, la femme doit connaître son devoir et se sacrifier. Allons ! du courage, et surtout ne va pas pleurnicher devant personne, je te le défends ; car il est tout à fait inutile qu’on sache… Voyons, sois gentille ; je suis généreux, moi : quand je serai riche, je t’enverrai une dot ; tu n’y perdras rien avec moi.

— Je ne veux pas de tes cadeaux, répondit-elle. Je voulais tout de toi ou rien. Je ne comprends pas grand’chose à ce que tu dis, et il me semble que tu as la tête tournée ; mais pour le cœur, c’est bien sûr, et de ça je ne me consolerai point… »

Lucien n’en écouta pas davantage, il s’éloigna.

Comme il entrait dans la cour, il vit derrière les vitres le visage de Cécile et devina bien de qui elle épiait ainsi l’arrivée.

« Louis n’est pas venu ? demanda-t-il avec un grand serrement de cœur.

— Non, pas encore  ; il est près de cinq heures cependant. »

Lucien alla s’asseoir silencieusement au coin de la cheminée ; mais chaque fois qu’il voyait les yeux de sa sœur, de la fenêtre où elle faisait semblant de broder encore, se fixer sur la porte de la cour, il éprouvait des mouvements de douleur et de rage. Il fallait qu’il fût insensé, vraiment, cet homme qui, s’étant fait aimer, on ne savait comment, d’une si charmante fille, la dédaignait ! Ah ! si Lucien avait pu prévoir… il l’aurait tué plutôt, ce maniaque, ce fou, qui se plaignait de la vie et savait si bien, lui aussi, faire souffrir !

Il était nuit. Mariette entra, portant la lampe allumée, et Cécile se retira lentement de la fenêtre, où, dans une attitude inquiète aussi, Argus se tenait près d’elle ; car Argus, bien qu’il fût guéri, habitait encore les Grolles, un reste de faiblesse le rendant incapable de suivre son maître dans de longues courses.

« Mon bon vieux, dit Cécile à demi voix en passant la main sur la tête de la fidèle bête, il ne viendra que dans la soirée. Je le lui avais défendu pourtant, » ajouta-t-elle à part soi en allongeant une lèvre boudeuse, comme pour gronder d’avance le coupable.

Elle vint enfin s’asseoir près de son frère, dont elle remarqua seulement alors la tristesse et la préoccupation. Il ne voulut pas lui en avouer la vraie cause, pensant que Louis pouvait encore venir dans la soirée, et lui parla seulement de la conversation qu’il avait surprise entre Patrice et Mariette.

« Ce que nous soupçonnions est vrai, lui dit-il. Cette pauvre Mariette aimait Patrice, et ils étaient fiancés ; mais le drôle, enivré de sa nouvelle fortune, l’abandonne. Je regrette presque de l’avoir si chaudement recommandé au sculpteur Maze et de l’envoyer là-bas pour y grossir le nombre des ambitieux. Si tu avais entendu la sécheresse de ses adieux à cette pauvre fille ! Tout cela, vois-tu, me fait beaucoup réfléchir sur les autres et sur moi. Je vois de Plus en plus que l’égoïsme et la vanité nous rendent vraiment fous. Nous rapportons tout à nous-mêmes ; nous concentrons tout en nous. Est-il cependant une de nos satisfactions, à part celle de la conscience, qui n’ait son objet en dehors de nous ? Mais, par une contradiction aveugle, non-seulement nous prétendons être à nous-mêmes notre propre but, mais nous voulons encore être celui des autres. Chacun prétend recevoir tout et ne donner rien. Quiproquo éternel, hymne de déception, chanté en discordance par toutes les voix humaines à la fois !

« Sais-tu, Cécile, ce qu’il y a de seul vrai, de seul grand, de seul profitable ? Oui, tu le sais ; mais moi je l’ignorais, et cela m’a frappé tout à l’heure comme un éclair en écoutant les propos insensés de ce vaniteux. C’est d’étendre sa vie hors de soi le plus possible, de sortir à tout prix de cette énervante personnalité qui change tout or en feuille sèche, de n’être pour soi-même que le point d’appui nécessaire à tout élan, et de puiser la vie là où elle se trouve, dans nos semblables et dans l’univers.

« Cet imbécile, qui prétend se mettre au front la couronne du génie ; pourquoi ? l’entends-tu ? De l’or ! les biens de la terre ! le monde à ses pieds ! Et pour cela il repousse du pied un humble cœur qui est à lui ! Tout son but, c’est lui, lui seul ! une vanité satisfaite… Avec cela que peut-il jamais faire de grand ? Son prétendu génie n’est et ne sera jamais qu’un avorton. »

Lucien alors, penchant la tête sur sa main, se tut un moment. Puis, avec un sourire amer, et dans les yeux l’éclat d’une honnêteté qui se repent et s’accuse, il reprit :

« Si je raille ainsi Patrice, c’est qu’il m’a présenté en lui ma propre caricature, oui, la mienne et celle de tous les égoïstes qui poursuivent par des voies diverses la centralisation du petit point où ils sont blottis. Moi aussi j’ai rêvé la gloire ; et je comptais, ma foi ! sur moi tout seul pour cela. Je pensais moi aussi que ce devait être pour ma propre déification que le feu sacré serait tombé là, sous mon crâne ; et la vie entière, avec ses découvertes, ses amours, ses devoirs et ses dévouements, m’eût semblé stérile, à moins de cette adoration que devaient me rendre les autres hommes. Toute notre éducation ne nous a-t-elle pas lancés dans cette voie ? Ne nous repait-on pas dès la mamelle de Césars, d’Alexandres, de Michel-Anges, de monarques de tous genres ? Partout le grand homme-statue sur son piédestal. Toujours l’individu, éclatant et superbe, dominant la société muette, ignorée. Puisque la gloire est tout, il nous faut de la gloire, et, ne pouvant être grands, nous nous boursouflons. Et c’est de là que naissent tant de mensonges, tant d’immolations du vrai, du simple, du juste, et toutes ces gênes secrètes dont nous sommes étouffés.

« La gloire ! elle vient à ceux qui, ne la cherchant pas, contemplent un but plus grand, l’idéal lui-même. Eh bien, vois-tu, j’aimerais mieux à présent faire des pots, comme faisait Patrice, que de ressembler plus longtemps à ce Sosie. Je veux abandonner le souci de ma vanité pour la joie d’être utile. Je ferai plutôt des images pour ce grand enfant mal élevé qu’on laisse en dehors de tout, le peuple, et je tâcherai de lui présenter, au lieu de barbouillages immoraux et de fétiches couronnés, sa propre histoire et le beau dans le vrai. Je ne rêverai pas d’avoir du génie, pour conquérir ma part de fumée et d’encens ; mais je m’efforcerai d’avoir du talent pour payer ma dette à l’humanité ma mère. Et tu m’aimeras bien, n’est-ce pas ? »

Il la regardait tendrement, les yeux pleins de larmes. Tout émue, Cécile dit en l’embrassant :

« En ce moment, tu ressembles à notre père. Tu es un noble et bon cœur ; mais il y a de la souffrance dans ton accent. Tu me caches quelque chose ?

— C’est vrai, ma chérie. Il y a encore… il y a que mon cœur est un pauvre fou : il se prend partout. Lilia est bonne, charmante… et romanesque. J’ai failli trahir ce brave docteur. Ne me gronde pas ; je n’ai pas trop mal agi, et tu vois que je t’embrasse ; mais vraiment l’air de ce pays n’est pas bon pour moi.

— Partons ! dit-elle en étouffant un soupir. Maintenant, je le veux, partons ! »

Aussitôt après le dîner Cécile retomba dans l’attente. Vers huit heures enfin elle n’y tint, et, se tournant vers son frère :

« Il est arrivé quelque chose à Louis, dit-elle avec l’anxiété dans les yeux. Voici la première fois depuis la mort de son père qu’il manque de venir ici. Je veux aller aux Saulées, viens avec moi.

— Il ne lui est rien arrivé, répondit Lucien tristement. Je savais qu’il ne viendrait pas. »

Et, prenant sa sœur dans ses bras, il la fit asseoir sur ses genoux et lui rapporta ce qu’il tenait de l’oncle Darbault. La tête de la jeune fille se pencha sur l’épaule de son frère et elle resta sans couleur et sans voix.

« Je t’aime bien, moi ! » dit Lucien en la pressant fortement contre sa poitrine.

Alors elle pleura et dit seulement :

« Partons.

— Partons ! répéta Lucien, et maintenant le plus tôt sera le mieux. »

Brisés tous les deux, mais cherchant à se réchauffer le cœur mutuellement par les témoignages de leur tendresse, ils s’occupaient, dès le lendemain, des préparatifs de leur départ, quand Louis entra.

Au premier pas qu’il fit dans la chambre, cette nature sensitive reçut l’impression non-seulement du chagrin de ses hôtes, mais de leurs réserves. Lui aussi, la veille, avait bien souffert, et tandis que Cécile, toute tendue vers lui, l’attendait, tendu de même vers elle, mais captif dans sa morne volonté, le regret le dévorait. Il s’assit en balbutiant :

« Je n’ai pu venir hier. Des affaires…

— Nous l’avions pensé, dit Lucien un peu rudement. Il faut bien d’ailleurs nous habituer à ne plus nous voir, car nous retournons à Paris, ma sœur et moi. »

Louis, foudroyé de ces paroles, ne répondit pas et tourna seulement vers Cécile un regard qu’elle ne put supporter. Elle baissa les yeux, et se sentant incapable de répondre s’il l’interrogeait, elle se leva et sortit.

Au bout de quelques instants, Louis, d’une voix altérée, dit :

« Mais vous reviendrez ?

— Non, répondit Lucien ; du moins je ne sais. Moi, pour mon travail, je sens le besoin d’être à Paris. » Il ajouta ensuite, voulant tenter une dernière épreuve : « J’ai un autre motif que je ne dirais pas à Cécile. Ma sœur a vingt-trois ans ; il est temps qu’elle rentre dans le monde et qu’elle se marie. J’ai même quelques vues à cet égard. »

Sous ce nouveau coup, Louis se sentit comme frappé à mort. Tandis qu’au bord de l’abîme du désespoir ou de la folie, il rassemblait toute son énergie pour ne pas tomber, ou du moins pour dérober sa chute aux regards, Lucien, qui l’observait, le voyant, malgré sa pâleur, immobile et comme impassible, se dit :

« Il ne l’aime pas ! »

Cécile reparut bientôt. À force de volonté, elle se montra la même et fut presque enjouée. De son côté, Louis, tout étourdi de douleur, agit et parla comme dans un rêve. Quand il se sentit à bout de forces, il se retira.

« Vous reverra-t-on demain ? lui demanda Cécile.

— Oui ! oh oui ! répondit-il. Je viendrai tous les jours… tous ceux qui me restent désormais… Quand partez-vous ?

— Dans huit jours, » dit Lucien.

Après le départ de Louis, Cécile monta dans sa chambre, où son frère la trouva en proie à une violente douleur.

« Ah ! s’écria-t-elle, tu parles de choses vaines, et que faisons-nous ? C’est aux méchants propos d’une petite ville que j’immole tout mon bonheur… et le sien. Car il souffre le martyre, je l’ai bien vu. Je ne sais ce qui se passe en lui, ni pourquoi il se tait ; mais il en mourra.

— Non, dit Lucien, tu te fais des chimères. Ce Louis est une âme bizarre que je ne puis m’expliquer. Nous resterions dix ans ici qu’il serait le même.

— Eh bien ! répliqua-t-elle, ne nous verrions-nous pas tous les jours ? »

Elle affecta bientôt plus de force aux yeux de son frère ; mais elle souffrait d’horribles déchirements de cœur et sentait sa vie perdue. Par moments, elle ne pouvait même comprendre qu’elle se laissât ainsi arracher par la malveillance d’autrui tout ce qui lui était cher et sacré, cette entente secrète si douce avec une âme si pure et si haute, et cet échange de tendresse qui remplissait de lumière et de chaleur tous ses jours.

Par-dessus tout, une mortelle inquiétude l’agitait au sujet de Louis, inquiétude que Lucien ne pouvait comprendre et qui l’irritait lorsque Cécile en laissait échapper quelque témoignage. Il reprenait alors les raisonnements qui les avaient décidés, montrait que son honneur et son devoir de frère lui défendaient d’accepter plus longtemps la responsabilité d’une situation pareille, et s’appuyait sur ce point inexplicable, écrasant, du silence de Louis. C’était là où la fierté blessée de Cécile inclinait au doute. Elle s’avoua enfin qu’elle ne pouvait demander à Lucien une abnégation plus longue, et dès lors s’interdit toute hésitation.

Pendant ces huit jours, les visites de Louis furent plus assidues, plus longues que jamais. Arrivé dès midi, il était souvent encore là dans la soirée. Tandis que Cécile, un ouvrage d’aiguille à la main, feignait d’en être occupée, Louis, assis non loin d’elle, pâle et triste, la contemplait. Ils restaient souvent silencieux.

Quelquefois ils traitèrent de sujets graves, avec attendrissement ou exaltation ; mais ils n’abordèrent pas celui du départ, craignant chacun leur propre faiblesse.

Une ou deux fois Cécile se mit au piano, mais elle fut bientôt obligée de s’interrompre ; car elle voyait Louis pleurer, la tête dans ses mains, et elle se sentait elle-même sur le point de fondre en larmes, d’aller à lui, de l’interroger et de lui tout dire ; mais une invincible fierté la retint. Même dans ces cœurs, elle était assez forte pour dominer l’amour et briser leur destinée.

Les deux derniers jours, Louis aida à clouer les boîtes où l’on emballait les meubles, et tous les apprêts du départ passèrent sous ses yeux. Lucien y mettait une sorte de cruauté. Argus, au milieu de ce mouvement qu’il considérait avec inquiétude, poussait de temps à autre des gémissements et interrogeait de longs regards attristés son maître et Cécile.

« J’ai une prière à vous faire, dit Louis la veille du départ, emmenez Argus. »

La jeune fille tressaillit à cette parole et regarda son ami profondément.

« Pourquoi cela ? demanda-t-elle.

— Je tiens beaucoup à ce qu’il vous suive.

— Mais vous l’aimez. Il vous a sauvé la vie. Vous pouvez encore avoir besoin de lui. »

Il persista dans sa prière avec une insistance si formelle, si âpre, qu’elle ne put le refuser. Mais, à partir de ce moment, le doux front de la jeune fille devint plus chargé, plus sombre, et par moments la fixité de son regard inquiéta Lucien.

Le jour du départ était arrivé. Quelque temps avant l’heure, Louis vint avec son cabriolet, qui devait conduire à la gare les voyageurs. De la fenêtre où se tenait Cécile, elle le vit entrer dans la cour, descendre, et prendre dans la voiture son carnier et son fusil, qui reluisait et semblait tout neuf. Quelque temps auparavant, elle l’avait raillé de l’habitude qu’il avait prise de porter cette arme, et depuis lors il y avait renoncé. Elle devint fort pâle, et, allant au-devant de lui :

« Quoi ! dit-elle comme il posait son fusil dans le corridor, vous reprenez déjà vos mauvaises habitudes ?

— Pardonnez-moi, répondit Louis en s’efforçant de sourire, ce sera la dernière fois, je vous le promets. »

La jeune fille, en le regardant, eut un instant d’hésitation ardente. Il semblait calme cependant. Quelqu’un survint ; elle se tut.

Vers midi, l’heure étant arrivée, Lucien, Cécile et Mariette, qui les suivait à Paris, montèrent dans le cabriolet, au fond duquel on plaça Argus. Louis, portant son fusil en bandoulière, se disposait à les suivre à pied, quand Lucien, d’un ton de colère contenue, le pria de ne pas les escorter ainsi à travers Loubans.

« Comme il vous plaira, dit Louis doucement. Je vais prendre par les Saulées et je vous rejoindrai dans les bois, près de la gare. »

Louis s’éloigna. Lucien et Cécile, ayant fait la veille leurs adieux à leurs parents, ne s’arrêtaient pas à Loubans. Après avoir franchi la petite ville, ils remontèrent le coteau, et déjà les regards de Cécile se portaient autour d’elle avec inquiétude. La campagne offrait un aspect bien différent de celui dont elle avait frappé leurs yeux la première fois.

Tout était morne, vaste et nu dans cette étendue que remplissaient autrefois les masses accumulées d’une verdure profonde. Les grands arbres isolés dressaient leurs squelettes sous le ciel ; le bois, avec ses rameaux grêles et ses feuilles sèches, frissonnait, et sur les prés, les herbes, tordues par la gelée, se crispaient mourantes sur le sol, qui résonnait. D’une des futaies qui bordent la route, près de l’endroit où Louis et Cécile s’étaient rencontrés pour la première fois, le jour de l’arrivée à Loubans, ils virent Louis s’avancer vers eux, et s’arrêtèrent.

« C’est ici, dit-il, et son accent, quoique simple, était solennel ; c’est ici que nous allons nous séparer pour longtemps. Vous penserez à moi quelquefois, n’est-ce pas ? »

C’était à Cécile qu’il parlait, en attachant sur elle un regard dont une flamme ardente dévorait les larmes. Elle descendit de voiture, ainsi que Lucien, et, pâle et tremblante, prit la main de son ami, la serra entre les siennes, et du ton d’une prière suprême :

« Louis, vous allez me promettre de nous venir voir à Paris. Je le veux. »

Il répondit :

« Peut-être ; nous verrons. »

Mais il refusa de s’engager davantage.

Lucien alors, impatient, alléguant l’heure, pria sa sœur de remonter, et la porta presque dans la voiture ; puis, s’y élançant lui-même, il prit les rênes et fouetta le cheval. Sous leurs pieds, Argus, qui venait aussi de recevoir la dernière caresse de son maître, s’agitait et poussait des hurlements sourds et plaintifs.

« Arrête ! cria tout à coup Cécile à son frère, arrête, je le veux ! »

Lucien regarda sa sœur elle était blanche comme une morte, et son front semblait éclater de résolution.

« Cécile, murmura-t-il, au nom de notre père, je t’en prie !…

— Il va se tuer ! » dit-elle d’un ton sec et rapide. Et saisissant les rênes, elle arrêta elle-même, poussa du pied la portière et sauta par terre. Argus s’élança après elle, et Lucien, désespéré, les suivit, laissant à Mariette le soin du cheval.

Cécile courut jusqu’à l’endroit où elle avait quitté Louis, et là sembla demander à Argus le chemin qu’il fallait suivre. Celui-ci ayant pris sans hésiter le sentier du bois, le frère et la sœur s’y engagèrent après lui.

« Cécile, s’écriait Lucien désolé, tu te perds follement pour cet homme ! Il ne t’aime pas comme tu crois. Maintenant il rentre chez lui, sans doute. Iras-tu donc jusque-là ? Mais, je te le déclare, je ne t’y suivrai pas. »

Elle répondit par un cri terrible.

À cent pas de distance environ, devant eux, une flamme venait de briller entre les hêtres, et une explosion retentit. Ils coururent. Argus, qui les précédait, s’abattit en hurlant sur le corps de son maître. Près de l’arme déchargée, Louis était étendu, les yeux fermés, immobile, et de sa gorge un flot de sang coulait sur la terre glacée. Cécile, d’une main défaillante, toucha le cœur.

« Va chercher du secours ! » dit-elle à son frère.

Il partit en courant. La jeune fille banda de son mouchoir la blessure et, posant ses lèvres sur le front du moribond :

« Ô Louis ! dit-elle, vous ne saviez donc pas que je voulais vivre avec vous ? À présent, nous mourrons ensemble. »

Il rouvrit les yeux à cette parole, et les attacha sur elle un moment, avec une expression de reconnaissance et de joie suprême ; puis il les referma, et Cécile s’évanouit.

Tandis que des émissaires envoyés de tous côtés cherchaient le docteur Delfons, Lucien se procurait à la gare un brancard et des couvertures. Avec des précautions extrêmes, on plaça dans cette sorte de lit le moribond et on le transporta aux Saulées, dont on était proche. Louis vivait encore. Le docteur, accouru, après avoir sondé la blessure, donna quelque espoir de guérison.

Au grand scandale de tout Loubans, Mlle Marlotte s’établit aux Saulées, près du cher malade, qu’elle ne voulait plus quitter. Lucien, moins résolu qu’elle, mais aussi dévoué, n’abandonna pas sa sœur.

Plus d’une bonne âme à Loubans les accuse encore d’avoir capté à force d’intrigues la plus belle fortune du pays, bien que chacun, à l’occasion, recoure à Mme de Pontvigail comme à la providence la plus gracieuse qui se soit mêlée jamais des affaires d’autrui.

Louis, maintenant, connaît l’exaltation du bonheur ; mais il passe toujours pour un peu fou, parce que toute injustice le passionne, et qu’il refuse, même heureux, d’arriver tout doucement à penser que les choses, après tout, sont pour le mieux en ce monde.

Quelques mois après le mariage de sa sœur, Lucien lui écrivait de Paris :

« Ils s’écrient tous que la Rose est un chef-d’œuvre. Je le crois aussi. Mais si j’admire encore mon œuvre, je ne l’aime plus, et j’éprouve à la regarder plus de découragement que d’orgueil ; car il y a là une part de mon âme qui n’est plus en moi. Se ravivera-t-elle jamais ?

« Patrice est devenu presque Parisien ; il porte un habit, des gants, et se fait friser ; mais il ne sait rien de plus qu’à son départ de Loubans, et Maze hausse les épaules en parlant de lui. L’engouement dont il a été l’objet l’a perdu. On a tant raffolé de ses ébauches qu’il n’a pas cru nécessaire de faire davantage, et qu’il s’est posé vis-à-vis de lui-même et de tout le monde en génie complet.

« Il ne parle que de lui, ne croit qu’en lui, et restera lui-même à l’état d’ébauche ; car son vice radical est la vanité, et il me semble de plus en plus que le développement de cette faculté est opposé au développement des autres, j’entends des utiles et des généreuses. C’est comme une excroissance maladive, une sorte d’oïdium, qui gâte et envahit tout.

« Déjà on délaisse Patrice, et il s’imagine qu’on le jalouse. Je le vois en train de devenir peintre d’enseignes, ou fabricant de plâtres, si même il daigne consentir à demander au travail des ressources contre la misère, et je me reproche de l’avoir arraché à son village et à son métier.

« Non, l’artiste qui n’a d’amour et d’aspirations que pour la gloire ne l’atteindra pas. On ne puise l’enthousiasme qu’en dehors de soi. Pour être fort, il faut croire ; pour créer, il faut aimer. J’irai me retremper bientôt auprès de vous. Hâte-toi de me donner de beaux enfants à peindre ; puis Louis me prêtera sa tête pour un Gracchus. J’ai commencé mes images ornées de légendes, et elles me paraissent valoir celles de Geneviève de Brabant.

« N’oubliez pas, tout en vous aimant, d’aimer votre frère mais, je le sais, l’amour pour vous n’est pas un double égoïsme, il n’est qu’une force expansive de plus. »

Après avoir conçu de si brillantes espérances, Rose n’a pu se résoudre à épouser un laboureur. Elle vient de s’engager comme femme de chambre à Paris, où très-probablement elle fera son chemin.

Lilia est restée l’amie de Cécile, et maintenant elle se livre à l’éducation de sa fille, surveille son ménage et témoigne une tendre affection à son mari. Elle s’intéresse même à la clientèle du docteur, et a consenti enfin à accepter la direction d’une boîte de médicaments, qu’elle délivre à l’occasion, selon l’ordonnance, car il n’y a pas de pharmacien à Loubans.

Le docteur, charmé, est redevenu amoureux de sa femme. Peut-être les froideurs précédentes de Lilia n’ont-elles pas nui à ce résultat ? Le docteur a sa part des faiblesses humaines et s’était, dit-on, laissé blaser par une félicité trop exempte de nuages. Il comprend désormais le prix de son bonheur retrouvé, et Lilia, avec son sourire toujours empreint de mélancolie, mais avec un regard sincère, dit à Cécile que Lucien devrait bien se marier.

Arthur Darbault, devenu lieutenant, se plaint de dépenser en gants blancs son traitement tout entier, maudit la pauvreté de sa famille et fait des dettes, en poursuivant la conquête d’une héritière louche, ornée d’une grosse dot.

M. Darbault se saigne, comme il dit, aux quatre membres pour entretenir Marius à Paris, où Marius entretient à son tour une jeune étudiante. Le petit bien de famille, couvert d’hypothèques, va être vendu. Agathe approche de trente ans. Elle est lasse au plus haut point de sa broderie et surtout de son piano, et, condamnée cependant à ne voir d’autre but à son existence, elle est devenue tout à fait désagréable ; elle jalouse le bonheur des autres, et l’attaque souvent par des insinuations perfides. Ses petits travers n’ont fait qu’augmenter ; elle s’évanouit maintenant à l’aspect des araignées, et ses nerfs l’agitent à tout propos.

Mme Arsène parle toujours de son oncle et du prince de Lichtenstein, et fait une moue de mépris quand il est question des propriétaires des Grolles. Elle ne pardonne à Cécile ni la bassesse de ses sentiments pour un homme déconsidéré, ni la simplicité de ses habitudes. Elle dit qu’il n’est pas permis aux gens riches d’être mesquins dans leurs goûts, et que leurs idées doivent être en rapport avec leur fortune.

Mme  Arsène, pourtant, dans une maladie grave qu’elle a faite, a pu s’apercevoir que M. et Mme  de Pontvigail ne mettent pas de mesquinerie dans leurs bienfaits ; mais c’est une personne désintéressée, qui ne donne pas son estime pour si peu de chose, qui ne connaît que ses principes, qui a le culte de la grandeur, et dont l’âme est trop haute pour ne pas rester fidèle malgré tout à son idéal.


L’Oisillière, novembre 1863.


FIN.

4212. — Paris, imprimerie Jouaust, rue Saint-Honoré, 338.


TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


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  1. Vieux mot, qui signifie corbeau.