Librairie de L. Hachette et Cie (p. 192-231).

IX

Trois jours après, Louis de Pontvigail osa se représenter aux Grolles. Ce sauvage et ce vagabond, qui avait en quelque sorte rompu avec les habitudes de la civilisation, s’était livré à des méditations longues et scrupuleuses sur l’intervalle qu’il devait mettre entre chacune de ses visites, et sur l’attitude qu’il devait garder devant Cécile. Il se rappela que les bourgeois bien élevés se tenaient la tête découverte dans un salon, et comprit vaguement qu’il devait être plus calme, plus modéré dans son langage qu’il ne l’avait été la dernière fois. Avant d’entrer, il alla faire nettoyer ses souliers à la ferme, et déposa dans le corridor son carnier et son fusil.

Tout cela n’était point inspiré par le désir de plaire ; il n’avait pas cette folle espérance. Il désirait seulement ne pas être ridicule aux yeux de Cécile ; et, bien qu’elle eût prouvé déjà par sa conduite envers lui qu’elle ne s’arrêtait pas aux dehors comme tant d’autres, il ne voulait pas l’obliger à cet effort de bonne volonté qu’en raison de ses habitudes elle devait avoir à faire pour l’accepter, rude et inculte comme il l’était.

Il eût souffert enfin de choquer les yeux de celle qu’il aimait ; mais toute son ambition n’allait pas plus loin que la voir et se faire accueillir d’elle comme un humble ami. Un autre à sa place, en se voyant pris d’une passion sans espoir, aurait songé sans doute à la combattre, à fuir. Louis n’y pensa même pas. De la prudence, lui, pour ne pas souffrir ! À quoi bon ? Regardait-il à cela ? Avait-il du bonheur à perdre ? Et dans sa vie morne, souffrir pour elle et par elle, n’était-ce pas pour lui être assez heureux ?

Par cette raison qu’il n’allait pas jusqu’au désir de plaire, il se trouva préservé de toute recherche et de toute affectation, dont l’eût éloigné d’ailleurs sa fierté. Il garda cette simplicité qui est la franchise extérieure des âmes droites et la plus vraie distinction. En entrant, il ôta son chapeau sans se courber, et Cécile, au premier abord, eut peine à le reconnaître, tant il se montrait différent, le front ainsi dégagé, la tête nue, de l’homme qu’elle n’avait vu jusque-là que sous le double éteignoir d’un bonnet et d’un chapeau.

Louis avait le front haut et couronné par cette noble proéminence qui signale en ce monde les chercheurs d’idéal ; ses cheveux noirs, rayés de fils argentés, par leurs masses onduleuses donnaient quelque grâce à ce visage énergique, où la douleur et la passion avaient creusé leurs empreintes. En se voyant regardé par Cécile d’un air de surprise, évidemment flatteur, il rougit comme un enfant.

C’était le soir, après le dîner ; Lucien était là.

Au bout de quelques instants :

« Monsieur de Pontvigail, dit Cécile, non sans un peu d’embarras, vous êtes souffrant, je crois, et vous avez l’habitude de garder votre chapeau. Remettez-le, je vous prie. »

Louis refusa ; mais, comprenant qu’il devait expliquer ce changement de conduite, il balbutia que ses maux de tête étaient capricieux et l’obligeaient maintenant, au contraire, à ne pas se couvrir.

« Ma foi ! tant mieux, dit Lucien ; car cela vous sied à merveille. La coiffure est une invention stupide ; elle ôte à la figure toute grâce et toute noblesse. Puisque le front de l’homme, a-t-on dit, est fait pour contempler le ciel, il ne l’est pas pour vivre enseveli sous un feutre. Il me semble que les gens habituellement coiffés doivent être moins accessibles que les autres aux influences extérieures. Cela crée l’ombre autour de leurs perceptions. Voyez nos paysans ; ne sont-ils pas presque tous entêtés et routiniers ?

— Tu vas si loin, dit Cécile en riant, que tu oublies ton point de départ. M. de Pontvigail, tout récemment, se couvrait la tête, et cependant il n’est pas routinier.

« C’est juste, dit Lucien ; » mais il sourit en même temps avec une secrète malice.

Louis comprit sa pensée.

« Monsieur parlait aussi d’entêtement, » observa-t-il.

Un peu confus de trouver son hôte plus avisé qu’il ne le pensait, Lucien de nouveau s’excusa.

« Non, monsieur, ma sœur vous l’a dit, j’avais entièrement oublié le point de départ de mes remarques.

— Mais, reprit Louis, je suis très-entêté en effet dans mes sentiments.

— Exalté plutôt, dit Cécile.

— Vous me trouvez trop exalté ? demanda Louis en la regardant avec la soumission que donne la tendresse.

— Pas dans l’amour du bien, répondit la jeune fille, mais dans la haine.

— Et n’est-ce pas la même chose ? s’écria-t-il. Peut-on aimer le bien sans haïr le mal, et compatir aux souffrances des victimes sans détester leurs persécuteurs ? Non, de pareilles maximes ne peuvent servir qu’à éterniser l’oppression sur la terre et qu’à seconder l’injustice et la tyrannie ! Non ; il y a assez longtemps que les dieux et les rois s’entendent ; assez longtemps que la vie future leur sert à escamoter la vie réelle ! Non ; j’en prends Dieu même à témoin, j’ai droit de frapper qui me frappe et de maudire qui me hait ! »

Il s’arrêta tout à coup, voyant qu’il s’était laissé emporter.

« Si j’osais lui demander sa tête ! » pensait Lucien en contemplant avec une admiration d’artiste les expressions puissantes de la physionomie de son hôte.

Mais, confus de sa vivacité, Louis s’efforçait d’être calme.

« Vous me blâmez, n’est-ce pas ? dit-il à Cécile.

— Je trouve seulement que vous n’avez pas tout à fait raison. Je suis d’avis, comme vous, qu’il faut résister à l’injustice ; mais la haine contre ceux qui font le mal est une injustice aussi, car ils sont les déshérités de l’intelligence et du cœur ; ils sont à plaindre, et leur en vouloir de leur misère, c’est reprocher à un pauvre sa pauvreté. »

Sans répondre, Louis attacha sur elle un regard qui embarrassa la jeune fille. Elle ne retrouvait plus dans cet homme encore jeune et qui se présentait, sinon avec élégance, du moins avec noblesse, le pauvre paria qu’elle s’était plu à prendre sous sa protection. Se tournant vers le piano, elle jeta quelques accords.

« Chante-nous quelque chose, » demanda Lucien.

Cécile chanta une simple et jolie romance, le Refrain du ruisseau d’une voix souple, expressive et pure. En achevant, ses yeux tombèrent sur Louis, qui la contemplait, et dont le visage exprimait une adoration si enthousiaste qu’elle en fut troublée. Elle joua ensuite un morceau, mais distraitement ; puis elle quitta le piano, et l’on se prit à causer sur différents sujets.

En tout ce qui ne concernait pas les rapports sociaux, ou le sentiment, Louis parlait peu. Il écoutait, questionnait quelquefois, et ses questions montraient une grande ignorance des usages du monde et des transactions actuelles. En revanche, toute la bibliothèque laissée par son aïeul, et contenant les seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, était logée dans sa tête. Il avait surtout lu Rousseau, Condorcet, Turgot, et la déclamation de cette époque se reproduisait souvent dans son langage. À cela il joignait une connaissance approfondie des travaux des assemblées révolutionnaires, ayant chez lui toute la collection du Moniteur, conservée par son grand-père et défendue par le petit-fils, à grand-peine, contre l’avidité peu érudite de Gothon, autorisée de l’insouciance du vieux Pontvigail.

C’était donc de cette moelle de la pensée humaine, en travail de justice et de liberté, que s’était nourrie depuis quinze ans cette âme solitaire, brisée dans ses affections et soumise à un despotisme impitoyable. La tradition révolutionnaire lui manquant à partir de 93, Louis de Pontvigail l’avait continuée en lui-même par ses propres réflexions, nourries et activées par ses souffrances. En 1848, les idées qui firent explosion lui étaient déjà familières, et il portait dans sa tête un code tout entier de réformes, plus ou moins praticables, que lui aussi avait eu le naïf espoir de réaliser.

Cependant, la conversation ne se soutint pas très-longtemps sur ce sujet, où Lucien se montra presque indifférent, où Cécile était assez ignorante. Mais celle-ci eut le temps de comprendre la source de l’exaltation politique qui l’avait étonnée chez Louis de Pontvigail quelques jours auparavant. Elle put se dire aussi que cet homme, pour lequel d’abord elle n’avait éprouvé que de la pitié, était non-seulement un grand cœur, mais une intelligence active et hardie.

Quant à Louis, heureux de voir Cécile et de l’écouter, il oubliait l’heure. En suivant la direction des regards de Lucien, obstinément fixés sur la pendule, il comprit enfin sa faute et se leva. Il était plus-de onze heures.

Après qu’il fut parti :

« M. de Pontvigail me paraît un homme très-distingué, dit Lucien en étouffant un bâillement ; mais il reste bien tard ! »

Cécile ne répondit pas.

Le fait est que le pauvre amoureux de Rose avait bien d’autres pensées que la révolution française. Depuis quelques jours Deschamps le recevait mal, et Rose ne pouvait cacher sa tristesse.

Pendant ce temps, à Loubans, tous les cœurs battaient d’émotion dans l’attente de l’arrivée du sous-préfet. On n’était plus qu’à deux jours de la fête.

Agathe, maintenant, raffolait de joie. Elle avait une robe de soie rose, garnie de tulle, qui, par les soins de sa cousine, lui allait au mieux. Cécile avait en outre fourni la coiffure, la ceinture, les gants, le tout venant de Paris. Agathe ne doutait pas qu’elle ne fût la reine du bal et comptait bien charmer deux ou trois maris, qui sait ? le héros même de la fête peut-être ! Malheureusement, elle étudiait un morceau.

Lilia, de son côté, avait tant boudé le pauvre docteur que celui-ci s’était décidé à faire rentrer des créances et que sa femme avait pu se composer une toilette des plus romantiques, avec une coiffure en roseaux, pareille à celle qu’avait approuvée Lucien. Lilia prenait part naturellement aux apprêts que faisaient sa mère et sa sœur, et il y avait à ce sujet des discussions journalières dans la famille. Mais nous ne saurions ni décrire ni approfondir tout ce qui se fit et se dit à ce propos, car il y en eut du soir au matin, pendant quinze jours tout entiers.

Peu disposés à se mettre en frais pour une soirée dont ils n’attendaient que de l’ennui, Lucien et Cécile avaient refusé d’y assister. Cependant cette résolution avait excité de tels cris dans la famille, qu’ils avaient paru céder, se réservant de fournir une excuse au dernier moment.

Le lendemain de la visite de Louis, cette lettre fut remise à Cécile :

« Mademoiselle,

« Pardonnez-moi la liberté que je prends de vous écrire. Vous m’avez marqué tant de bonté que j’éprouve un besoin irrésistible de vous communiquer les pensées qui m’agitent le cœur. Hélas ! je l’ai souvent éprouvé, ce désir de confier mes plus intimes sentiments et d’épancher dans le sein d’un ami tout ce qui brûle et dévore une âme solitaire. Mais j’étais seul, obligé d’étouffer mes cris de douleur pour qu’ils ne fussent pas accueillis par la raillerie. Pardonnez-moi, ce n’est point votre amitié que j’ai l’audace de vous demander ; je n’implore de vous qu’une réponse aux doutes qui me déchirent. Vous croyez à la vertu, à la justice, à l’amour ? Et moi aussi, j’y croyais autrefois. Si vous pouviez me rendre cette croyance, je vous devrais plus que la vie.

« Deux fois déjà vous m’avez dit : On ne doit pas haïr, mais toujours aimer. Eh ! savez-vous à qui vous parlez ainsi ? À un être dévoré de l’amour de ses semblables, et qui n’eût pas reculé devant les plus grands dévouements pour accomplir leur salut, ou seulement pour obtenir d’eux un sentiment pur, désintéressé. Mais je n’ai trouvé que des âmes lâches et sans vigueur, qui m’ont délaissé parce que j’étais à terre, et qui se riaient de mes souffrances.

« Une seule, une seule m’a plaint… Elle a été enveloppée dans mon malheur et frappée à cause de moi ! Oh ! vous ne savez pas ce que c’est que la brutale servilité des hommes ! Mon père était le maître ; il ne m’aimait pas ; aussi, tous venaient-ils à sa suite me lâcher leur coup de pied. Ma nourrice et sa fille m’ont secouru, mais avec timidité, craignant de se compromettre et me donnant les plus vils conseils.

« Moi, cependant, je puis vous le dire à vous, à vous seule, j’aurais voulu n’estimer qu’en adorant j’avais besoin d’un amour sans bornes. Tout ce qui me froissait me rejetait glacé, meurtri, dans ma solitude. Oh ! j’étais trop exigeant sans doute, mais j’avais une idée si haute de l’humanité, de ses destinées !… Hélas je ne l’ai plus !

« Pardon encore. Vous parler ainsi, à vous, cela semble un blasphème. Vous habitez sur cette terre, et vos doux regards et votre langage montrent bien que vous vous croyez la sœur de tous ceux qui vous entourent. Non, mademoiselle, quittez cette erreur ; vous êtes une exception sublime, et je bénis le sort de vous avoir rencontrée, car je doutais de toute réalité, et l’histoire elle-même, parfois, ne me semblait plus qu’un rêve, dans la nuit sombre où je me trouvais plongé.

« Oui, ces grandes figures que j’aimais, dont j’osai faire mes amis, à l’âge où l’on croit à l’héroïsme comme à la vie, je me demandais par moments : Est-il bien vrai qu’ils aient existé ? Ne seraient-ils point le fruit de l’imagination humaine, idéalement éprise du bien qui la sert, mais ne pouvant le réaliser ? De quelle utilité lui sont-ils, ces grands modèles ? À quoi bon cet idéal, dont nul ne veut qu’en tableaux ou en citations ? À quoi bon ces paroles d’amour, de paix, de justice, tombées depuis si longtemps sur le monde, et que les rhéteurs seuls ont ramassées pour les vendre ? Il y a des milliers de siècles que de toutes parts on a dit aux hommes : Aimez-vous en frères. Et ils s’égorgent encore ! Toutes les vertus ont été proclamées, recommandées ; mais la guerre, la débauche, la délation, sont encore et toujours des institutions sociales. On a flagellé tous les vices et tous les travers ; mais ils sont encore debout et se portent bien. Les types marqués au front dès l’antiquité sont là, toujours, parmi nous, et ce sont eux, méprisants et triomphants, qui mènent le monde, en se moquant de l’humble vertu.

« L’ignorance, l’injustice, la perfidie, l’abrutissement des masses, ne sont-ils pas toujours les mêmes ? L’épaisseur du limon humain s’est accrue sur la terre, voilà tout ; et c’est en vain qu’à certaines époques des élans inouïs ont remué le monde, tout est retombé dans le sourd grouillement des ruses, des avidités secrètes, des satisfactions honteuses, et, sans se lasser jamais, à cet éternel précepte : Sois juste ! la masse répond : Jouissons !

« Oui, la vertu, le bien, existent, mais isolément, et l’on dirait par hasard ; ils existent, comme la fleur que le ver coupe et flétrit, comme l’innocente colombe que le milan dévore, — afin d’être la proie du mal et la pâture de la mort. Jetez les yeux autour de vous, et voyez si le mal et la destruction ne sont pas la loi de la vie. La terre n’est qu’un champ de bataille où, de l’homme à la fourmi, tout n’est que ruse, embûche, égorgement et pillage.

« Chaque être est armé pour l’attaque et pour la défense ; chacun vit de proie ; tout s’entre-dévore, et l’homme, dans cette générale boucherie, est cent fois plus cruel que le tigre, qu’il prend pour type de la cruauté ; car nous vivons de leurres que nous nous faisons à nous-mêmes, plaisants si l’on en pouvait rire, et que moi-même aussi j’acceptais autrefois sans réfléchir.

« À présent, le livre m’échappe des mains, ou plutôt je le rejette avec colère, quand mes yeux tombent sur cet ordre admirable de la nature ; ou cette bonté providentielle qui a tout fait pour le bien ; ou l’universelle harmonie ; ou bien encore ces touchants modèles proposés à l’homme par des écrivains sérieux, tels que la société des fourmis, qui massacrent leurs enfants pour le plus grand ordre et intérêt de la république ; la monarchie des abeilles, où les classes laborieuses connaissent et pratiquent si bien leur devoir, et… que sais-je ? L’homme se nourrit de faits et s’habille de mots.

« L’esprit humain, pareil au visage qui le révèle, n’a d’yeux que sur une seule face, ne voit qu’un seul côté de l’objet, et court sur tout ce qu’il aperçoit en criant sans cesse : J’ai trouvé ! Moi aussi, j’ai tendu les mains, j’ai couru vers la justice et l’amour, et j’ai cru qu’ils étaient la loi du monde. J’ai parcouru les villages en prêchant l’égalité, l’association. Mais un pouvoir prudent a répandu contre moi la calomnie ; les uns me montraient au doigt en m’appelant fou ; les autres m’ont jeté des pierres. Ils ont tué ma foi ; mes illusions se sont envolées. Désormais, il n’y a plus de but à ma vie, et je deviendrais puissant que je ne sais pas ce que je ferais.

« Non, le bien par le progrès n’est pas la grande loi ; c’est la destruction par le meurtre. Le meurtre, la violence horrible de l’être sur l’être, la douleur par l’égoïsme, telle est la loi générale à laquelle rien n’échappe en ce monde-ci. Moi-même puis-je marcher sans écraser sous mes pas des milliers de créatures ? Comment éluder cette loi ? où la fuir ? le savez-vous ?

« Il y a pourtant des choses que je sens divines. Mais si Dieu existe, s’il vous a créée, pourquoi a-t-il aussi créé le mal, le mal inconscient, durable, éternel, comme le monde qu’il a conçu et qu’il nourrit par la destruction ? Vous voulez adoucir mon âme et vous l’avez déjà fait, car c’est déjà du bonheur que de vous connaître. Mais vous me dites d’être juste. Qui donc sait l’être ? Qui même le peut ? Où donc est la justice dans le plan des choses ? Et comment l’incarner en ce monde qu’elle n’a point formé ? Ah ! si vous le savez, dites-le-moi, et, fallût-il mourir sur une croix ou m’élancer dans un gouffre, je le ferai.

« Encore une fois, mademoiselle, pardon de cette longue lettre, où vous lirez sans ordre les angoisses de mon triste cœur. Je tremble maintenant d’avoir osé vous l’écrire. Oserai-je vous l’envoyer ? Mais il y a dans vos yeux de la bonté pour tout ce qui souffre. Il y a plus encore ; déjà, à vous seule, vous m’êtes une révélation. Ai-je mal vu les choses ? Suis-je un insensé ? Faut-il espérer encore ? C’est une âme avide de vérité qui vous implore. Daignez m’excuser, et croire au profond respect et au dévouement ardent de votre très-humble serviteur.

Louis de Pontvigail.

« P. S. Si vous étiez assez généreuse pour me répondre, n’adressez point votre lettre aux Saulées ; car, bien que ce soit le toit où je suis forcé d’abriter ma tête, ce n’est pour moi qu’un lieu ennemi. Demain soir, ou le lendemain, j’enverrai savoir s’il peut m’être permis d’espérer une lettre de vous. »

En voyant de qui venait cette lettre, dès les premières lignes, Cécile eut un saisissement de cœur. Après l’avoir lue, elle la plia lentement, et, la serrant dans sa main, elle demeura pensive, les yeux fixés à terre. Elle était très-émue, se voyant investie d’un pouvoir solennel, d’un droit de vie et de mort sur cet homme ; car, elle ne pouvait s’y tromper, c’était une déclaration d’amour, bien étrange, mais bien sérieuse. Il lui remettait son âme entre les mains, et une adoration presque fanatique s’exhalait de chaque parole qu’il lui adressait. Elle en était saisie au fond de l’âme et pénétrée d’une sorte de terreur.

Éprouvait-elle cependant un regret décidé qu’il en fût ainsi ? Non, peut-être. Tout d’abord, elle avait été prise d’un vif intérêt pour ce protestant, ce réfractaire du monde social, qui s’élevait si énergiquement, au nom de l’amour et de la famille, contre les mœurs ignobles dont elle-même avait souffert.

Plus elle l’avait connu ensuite, plus elle avait été frappée de l’élévation de cette âme, ombrageuse mais grande, et qui avait l’excuse — et l’attrait — de longues et cruelles souffrances. Elle avait été presque déconcertée la veille en voyant apparaître un homme encore jeune, et beau d’énergie, à la place de cet être sans âge et sans sexe qu’elle avait adopté pour son protégé, et qu’elle aimait comme cela, si peu charmant qu’il fût.

Pourquoi s’était-il ainsi transformé ? Elle s’était fait cette question la veille avec un peu d’inquiétude et n’avait plus de doute maintenant. Ce pauvre malheureux l’aimait ; il s’était donné à elle, et devant ce don si grand, si touchant, Cécile restait éperdue, le cœur agité de pitié, de crainte, de tendresse, ne pouvant se résoudre à l’accepter, mais à le repousser moins encore.

Elle éprouvait un si grand besoin d’être seule, dans le tumulte où cette lettre l’avait jetée, qu’elle s’échappa de la maison et prit par les bois, où elle s’enfonça au plus profond du taillis. Là, sous une cépée de hêtres que traversaient à peine quelques rayons tremblants sur la mousse, elle relut plusieurs fois la lettre de Louis.

Que demandait-il, grand Dieu ! Rien que la vérité sur la vie, sur le monde entier ! Et que pouvait-elle répondre ? Simplement ce qu’elle croyait, et elle le ferait de tout son cœur, de toute la force de sa conscience ; car il ne demandait qu’à croire : on le sentait bien. Ah ! si elle pouvait lui rendre un peu de paix, de confiance, de bonheur ! Un peu, non ; il lui fallait tout ou rien.

C’était le dernier coup dont il devait mourir, en maudissant la vie, qui, du commencement à la fin, n’aurait été pour lui qu’une torture, ou bien c’était l’oubli de tous ses maux passés, un bonheur immense. Ne sachant que se répondre à elle-même en face d’un tel choix, Cécile se prit à pleurer ; puis, comme il arrive toujours dans un embarras dont on ne sait comment sortir, elle chercha des moyens termes.

Après tout, que savait-elle ? C’était une âme si exaltée, celle de Louis de Pontvigail, que, sous sa plume, l’amitié pouvait ressembler à l’amour. Était-il possible d’ailleurs qu’il pensât à épouser Cécile ? Non, assurément. La question ainsi posée, la jeune fille se sentit rassurée tout à coup. Non ; pauvre et persécuté comme il l’était, Louis n’offrirait jamais à Cécile de partager son malheur.

Cela renvoyait toute solution à un temps indéterminé, et Cécile n’en demanda pas davantage. L’encourager, l’aimer, le consoler, elle le voulait bien, de tout son cœur. Toutefois, elle était encore un peu inquiète, un peu craintive, à l’égard de cette âme ardente, où elle pressentait des profondeurs inconnues, peut-être des élans redoutables ; mais quelle femme au cœur généreux, si l’on dépose sur ses genoux un nourrisson contrefait et souffreteux, ne trouvera dans ces disgrâces motif de l’aimer davantage ? Cécile fit ainsi.

Elle revint à la maison à pas lents et la tête penchée, comme chargée du doux poids de cette tâche qu’elle acceptait, et ce qu’elle devait répondre à Louis l’absorbait au point qu’elle ne vit pas combien son frère lui-même était triste et préoccupé.

Aussitôt après leur déjeuner, qui fut presque silencieux, Cécile alla s’enfermer dans sa chambre pour écrire. Mais d’abord elle relut encore la lettre de Louis, et l’importance des questions qu’elle contenait la saisit de plus en plus, en sorte qu’elle se sentait incapable d’une si lourde tâche, ou trop peu préparée à la remplir.

Allait-elle donc lui manquer dès le premier pas ? le laisser en proie à la désespérance, au doute, à l’anéantissement de toute force vive ? Elle voulut essayer malgré tout ; mais bientôt elle déchira sa page et jeta la plume.

« Oh ! se dit-elle, désolée, mais je n’ai, moi, que vingt-deux ans, et il me demande le secret de tout ! »

Elle voulait cependant qu’il espérât ; il fallait répondre. Des larmes de chagrin coulaient des yeux de Cécile ; elle s’assit, la tête penchée sur sa main, et, dans un élan de désir vers la force qui lui manquait, le souvenir de son père lui vint ; elle l’appela du fond du cœur à son aide, et il lui sembla que cette chère pensée était là et lui répondait.

Plus d’une fois déjà, depuis la mort de son père, Cécile avait cru sentir que les liens d’amour et d’affinité qui unissent les êtres ne sont brisés par aucune distance. Elle croyait aux forces de l’amour et de la pensée, aussi bien qu’à celles des nerfs, et à des transmissions électriques plus promptes et plus étendues que celles dont nos sens actuels disposent.

Confiante en cette chère inspiration évoquée, longtemps, la tête dans ses mains, les yeux fermés, elle se plongea en des méditations où plus d’une inspiration lui vint, crut-elle, d’une source chérie, d’un esprit plus mûr et plus éprouvé que le sien ne pouvait l’être.

L’après-midi s’avançait. Maintenant, une foule d’idées se pressaient dans l’esprit de la jeune fille, et elle avait hâte de les exprimer, quand Mme Arsène la vint prier de descendre pour une bonne qui se présentait. Cécile, vivement contrariée, descendit pourtant. Le mois de Mme Arsène allait expirer, et sa remplaçante n’était pas encore trouvée.

Plusieurs filles du pays étaient bien venues s’offrir ; mais toutes, quoique parfaitement inhabiles, émettaient des prétentions fabuleuses. Elles avaient entendu parler des Parisiens, du luxe de leur ameublement, qu’on exagérait, de leurs dépenses, si bien conduites par Mme Arsène, du prix des bonnes à Paris ; leurs têtes se montant là-dessus, elles couraient aux Grolles, enivrées de leurs propres rêves.

Tandis que les gages donnés au pays variaient de quatre-vingts à cent francs par an pour les capacités ordinaires, la plus petite vachère, interrogée sur le prix de ses services, réclamait effrontément vingt-cinq ou trente francs par mois. Cécile en riant les congédiait ; mais, pressée de se débarrasser des services hautains de Mme Arsène, elle commençait à s’effrayer de n’avoir personne. La nouvelle venue était une paysanne de vingt ans, pourvue de l’air de candeur le plus gauche et le plus naïf du monde, et répondant au nom favorable de Doucette, mais seulement parce que son père s’appelait Doux.

Elle avoua peu de savoir, mais affirma son désir d’apprendre. Une lettre de Mme Darbault à sa nièce répondait du caractère et de la probité de la postulante, qui se montrait en outre moins âpre au gain que ses devancières. Bref, elle fut engagée, et il fut convenu que Doucette entrerait en fonctions, à trois jours de là, aussitôt après le départ de Mme Arsène.

Cette affaire étant réglée, Cécile voulut remonter dans sa chambre ; mais d’autres soins encore la réclamèrent ; puis son frère vint et s’empara d’elle jusqu’au soir. Si douce et patiente qu’elle fût, Cécile éprouvait de toutes ces contradictions une irritation qu’elle avait peine à cacher ; elle en souffrait comme si on l’eût empêchée de porter secours à un malade en danger qu’elle aurait eu sous sa garde.

L’attente où elle sentait Louis de Pontvigail lui pesait sur le cœur. Mais quant à parler à son frère de la lettre qu’elle avait reçue, elle y répugnait beaucoup. Lucien appréciait M. de Pontvigail, trouvait-elle, un peu sèchement. Et puis cette lettre, comment la comprendrait-il ? Elle se sentait blessée d’avance de la moindre raillerie. Enfin, c’était une confidence de Louis à elle seule, et elle n’avait pas le droit d’en disposer.

Tout ceci décidé sagement, Cécile termina la soirée dès neuf heures, se disant un peu fatiguée, et s’enferma dans sa chambre pour donner enfin satisfaction à cette inquiétude qu’elle avait au cœur et qui lui présentait sans cesse l’image de Louis ne recevant pas de réponse à l’heure où il l’attendait, souffrant mille douleurs et s’abandonnant aux doutes les plus amers. Il n’en serait pas ainsi, non, dût-elle passer la nuit à écrire.

On était aux premiers jours d’octobre. Les soleils de l’été duraient encore, tempérés par les souffles d’automne ; les soirées étaient encore tièdes, et Cécile, en voulant fermer la fenêtre, s’y accouda, pour jouir un instant du calme et de la beauté répandus autour d’elle. Sur les grandes masses assoupies des bois reposaient mollement les clartés du ciel étoilé ; les feuillages chuchotaient dans l’ombre, et mille formes indécises remplissaient, de plus en plus obscurément, la profondeur des ténèbres.

C’était un grand silence, tout vivant de respirations et de murmures, comme un sommeil, et que semblait bercer une quiétude profonde. Cécile respira largement et leva sur la voûte céleste un regard charmé, humide d’espérance et de foi. En ce moment, une étoile se détachant fendit le ciel d’un parcours immense, et la jeune fille resta les yeux attachés sur le point où elle avait disparu.

« Ô mystère, murmura-t-elle, il faut bien vivre avec toi ! »

Mille pensées vives et fortifiantes se pressaient en elle, et elle allait rentrer, quand un vol silencieux, doux comme celui d’un éventail de soie, effleura presque son visage. C’était le chat-huant qui rôdait, larron de nuit, pour surprendre, endormis dans leur abri, les insectes et les mulots. Cécile frissonna.

« M. de Pontvigail a raison, se dit-elle ; ces nuits splendides, si paisibles en apparence, recouvrent l’incessante destruction, le meurtre, loi fatale de la vie. »

Et, pensive, elle demeura là quelque temps encore. Enfin, elle ferma la fenêtre, s’assit à son bureau, et pencha sur la feuille de papier blanche encore son front sérieux et doux. La vive clarté de la lampe inondait sa tête de lumière, et sur son visage, plein d’ombres et de lueurs, on eût cru voir les fluctuations de la pensée :

« Monsieur,

« Je suis plus ignorante que vous, et j’ai moins vécu ; mais je suis plus calme. Ce que je pense et ce que je crois, je vais vous le dire sincèrement, dans l’espérance de vous faire du bien.

« Il me semble, — je veux vous donner le nom d’ami, car nul acte ne saurait être plus affectueux que cette confiance qui vous a porté à me confier vos peines, et mon désir de vous aider ne l’est pas moins, — il me semble, mon ami, que la différence de nos jugements tient pour beaucoup à la différence de nos situations dans la vie. L’affection vous a manqué ; vous avez souffert tous les maux de l’isolement et de la persécution, tandis que, élevée dans les bras d’un homme supérieur par l’intelligence et par la bonté, j’étais entourée de doux soins, de bons exemples et de hautes pensées.

« J’ai trop oublié le mal et vous l’avez trop connu. Aussi ai-je favorablement jugé la vie, tandis que vous la condamniez trop sévèrement. Nous avons eu en ceci un tort égal. Ce n’est pas d’impression particulières que l’on doit partir pour atteindre à un jugement sérieux des faits généraux ; pas plus que du sein d’un bocage on ne peut apercevoir l’horizon.

« Essayons, ami, de monter ensemble sur un sommet dégagé de ces souvenirs, de ces influences, qui feraient obstacle à notre vue. Je suis peut-être moins forte que vous, mais je suis moins lasse : donnez-moi la main. À deux, on ne s’encourage pas seulement, on se fortifie et tout d’abord ici nous rencontrons cette grande loi qui est le remède et le contre-poids de toutes nos misères… Mais d’abord, considérons le mal en lui-même, ce mal qui si vivement blesse vos instincts de justice, et qui répand la douleur dans l’humanité.

« Qu’il s’appelle conquête, meurtre, loi divine ou loi sociale, c’est toujours l’esclavage, la violence exercée par l’être sur l’être, le faux droit. L’histoire n’est qu’un long carnage, et la paix même, dans ces sociétés où le principe monarchique, partout appliqué — soit dans la famille, soit dans la vie sociale par l’esclavage, et tout aussi bien dans les républiques, — sacrifiait toujours le droit de plusieurs au pouvoir d’un seul, la paix même n’était pas moins douloureuse que la guerre.

« Mais pourquoi le mal a-t-il diminué jusqu’au degré où maintenant il existe ? Assurément, nous souffrons encore de ses effets ; nous traînons tous quelque bout de chaîne plus ou moins pesant. Mais nous n’en sommes pas moins occupés de toutes parts à fouiller notre sol, à le remuer de fond en comble, pour extraire les racines odieuses de l’esclavage et en arracher tous les rejets.

« L’égalité, c’est-à-dire le droit de chacun pris pour base de la justice, est proclamée, et la volonté du bien et du juste n’est plus la hardiesse de quelques-uns, mais la prétention de tous. Ne voyez-vous pas en ceci la preuve que le mal n’est pas l’amour sauvage des actions mauvaises, mais une simple lacune du sens moral qui, fécondé par la connaissance, se développe à mesure que l’humanité grandit ?

« D’où vient le dissentiment entre vous et les aveugles qui ne vous ont pas compris ? De la supériorité de votre sens moral sur le leur. Votre irritation contre eux est-elle donc bien juste ? N’est-ce pas un malheur à eux, plutôt qu’un crime, de n’en pas être encore à votre hauteur ? Ils y arriveront plus tard, soit par eux-mêmes, soit par le progrès général, et c’est à vous de les appeler pour hâter leur marche ; mais sans colère. Apôtre impatient, vous avez aveuglé de rayons ce peuple, et il n’a rien vu. Tendez-lui votre main, et, s’il veut bien vous donner la sienne, marchez doucement, de son pas à lui, pour qu’il puisse marcher avec vous.

« La plupart des hommes ne sont que de grands enfants. Il me semble qu’en disant l’humanité vieille, on se trompe ; elle ne l’est point. Ce n’est pas une question de chronologie. Nous mesurons le temps à la vivacité de notre désir et à la rapidité de la vie individuelle ; mais la durée de l’enfance est toujours proportionnée à la grandeur de l’être ; tant de faiblesse est donc la preuve d’un avenir infini.

« L’impression des cataclysmes au milieu desquels le monde s’est formé n’est-elle pas encore une tradition parmi nous ? L’homme sort à peine des violences de la vie sauvage et d’une épouvantable misère, et l’on s’étonne que la masse des humains, celle qui n’a guère d’autre éducation que la tradition de ses souffrances, poursuive avidement les biens matériels et s’y livre avec excès ?

« Comment la plupart, d’ailleurs, rechercheraient-ils ce qu’ils n’ont point entrevu ? D’où sauraient-ils ce qu’ils n’ont point appris ? Quel noble but leur est présenté ? Avant d’accuser les masses pauvres, qu’on les éclaire. On a voulu jusqu’ici compter sans elles. Elles s’en vengent, et s’en sont toujours vengées, par ce poids irrésistible dont elles ont entraîné le monde en bas, enrayant sa marche. Dans leur état d’ignorance et d’hébétement, quelles nobles entreprises ne devaient-elles pas rendre vaines ? que d’essors n’ont-elles pas brisés ? Et tant qu’elles seront dans la bassesse, avez-vous droit d’être grand à votre aise ? N’êtes-vous pas de l’humanité ? N’êtes-vous pas de votre époque ? Pouvez-vous prétendre à toutes les joies, quand ils ne le pourraient qu’à toutes les misères ? Montez, planez, enivrez-vous d’idéal ; puisqu’ils ne peuvent vous suivre, il vous faudra retomber, en pleurant votre rêve.

« Là sûrement est la cause de la stérilité de tant d’efforts vers le bien et de l’impuissance de tous ceux qui tentèrent des voies nouvelles. Autre chose encore manquait à ces grandes intelligences, qui furent comme des astres brillants dans la nuit. Le sentiment est contemporain du monde, mais la science à peine s’éveille. Ils devinèrent ; mais il faut savoir.

« Mon ami, à Dieu ne plaise que je vous égale, votre père et vous ! Il a choisi l’attachement le moins élevé qui puisse remplir un cœur d’homme, et vous aspirez à tout ce qui est bon, juste et grand. Mais il y a certainement ce rapport entre lui et vous de deux caractères énergiques, entiers dans leur volonté, qui poursuivent chacun un but différent. La rencontre de ces caractères au sein des familles produit ordinairement — j’en ai vu d’autres exemples — une divergence de vues complète, et que la lutte même exagère souvent.

« C’est la cause la plus âpre et la plus cruelle des malheurs humains que ces luttes corps à corps pour des idées. Ce sont elles, vous le savez, qui ont le plus ensanglanté l’histoire ; celles même de l’ambition en comparaison sont mesquines. Les plus longues et les plus atroces de toutes les guerres sont les saintes, celles où l’homme dit à l’homme : Tu croiras ceci comme moi.

« Or, les luttes de famille ne sont point autre chose. C’est toujours l’être pénétré d’une certitude, qui veut communiquer de vive force aux siens son trésor, pour leur plus grand intérêt et pour celui de la vérité.

« Il y a au fond de ce despotisme un amour et une foi sauvages. Si fourvoyée qu’elle soit, c’est la passion du vrai. Dans cette entreprise, l’ardeur de la réussite, autrement dit, pour celui qui l’éprouve, l’amour du bien, se change par les déceptions en colère, et arrive à produire, dans un esprit âpre et persistant, des effets semblables à ceux de la haine.

« Il faut vaincre le mal. Il faut réduire la volonté rebelle et coupable. Il faut sauver l’être malgré lui. Dès lors la coercition est donnée pour coadjuteur à l’idée. Le pédagogue, à l’aide de la science, saisit le fouet. Erreur si naturelle à l’esprit humain qu’elle persiste partout encore, bien qu’affaiblie, dans nos lois et dans nos mœurs. Les bûchers religieux ont été la plus haute expression de cette terrible croyance en l’absolu, et le despotisme de la famille en contient les restes. — Mais ici encore le progrès répond à votre désespérance. L’humanité a marché. Donc, toujours, à la place du Satan fantastique, du démon amoureux du mal, nous trouvons l’ignorance humaine, dont les erreurs, les malentendus, les crimes eux-mêmes, sont mêlés à cette poursuite passionnée du beau et du bien, qui fut notre instinct avant d’être notre foi.

« Mais vous reculez épouvanté, indigné, contre la nécessité de tant de maux. Que vous dirai-je ? Telles sont les conditions de notre nature et de notre esprit. Vivant dans le relatif, si ce qui fut autrefois nous semble maintenant monstrueux, c’est que notre sens s’est épuré ; mais alors il ne l’était pas. Moins délicats, moins irritables, moins éclairés, nous avons pu supporter autrefois, tout en souffrant, ce qui nous révolte aujourd’hui.

« Et d’ailleurs, en tout temps, pour aider notre marche et jeter dans la vie la plus sombre quelque rayon, nous avons eu cette force que le cœur prête au cœur, la main à la main, la pensée à la pensée, source éternelle de force et de vertu, flamme qui éclaire et réchauffe le monde encore plus fatalement que la destruction ne l’étreint ; car aucun être n’ignore ce que c’est que la tendresse, et la première impression qu’il reçoit à son entrée dans la vie est le baiser maternel.

« Assurément, ce n’est pas une tâche regrettable que celle de parcourir le temps et l’espace à la recherche de la vérité ; mais pour nous soutenir dans cette tâche heureuse, remplie de défaillances aussi bien que d’enthousiasmes, nous possédons un bien absolu et qui nous appartient tout entier à tous, l’amour. »

Ici la main de la jeune fille s’arrêta, et, considérant le dernier mot qu’elle venait d’écrire, elle parut éprouver une vive hésitation.

Emportée par le courant de sa pensée, absorbée dans les réflexions qui naissaient en elle, et que ses longs regards fixes et rêveurs semblaient arracher à l’inconnu, elle avait oublié, non à qui elle parlait, mais sa propre personnalité et toute considération secondaire. Ce mot cependant, ce mot amour, présenté comme un secours, jeté là comme un conseil, d’elle à lui, n’était-ce pas grave ?

Elle ne se disait point : Que pensera-t-il de moi ? Non, Louis de Pontvigail ne pouvait avoir de mesquins soupçons, ni de fatuité ; mais il n’était probablement que trop disposé à mettre dans l’amour toutes ses espérances, et Cécile devait-elle, pouvait-elle encore l’y inciter ?

Mais, d’un autre côté, dans ce petit traité de foi et d’espérance qu’elle composait pour lui, n’était-il pas question avant tout d’être vrai ?

En réfléchissant à cela, de plus en plus hésitante et découragée, elle restait les yeux fixés sur le mot embarrassant, que du bout de sa plume elle effleurait, prête à l’effacer.

Mais quel autre mettre à la place ? car enfin il est le seul qui désigne, dans son universalité, cette grande âme, diverse d’intensité dans ses manifestations, mais au fond toujours la même. Aussi, pourquoi les hommes, en attribuant à chaque forme de l’amour une appellation particulière, n’ont-ils voulu donner que le nom d’amour même à celui qui unit l’homme et la femme ? Serait-il donc le plus grand de tous ? l’amour lui-même tout entier ?…

Cécile était si bien en train de méditer qu’elle s’arrêta un moment à ce problème. Enfin, voyant que l’aiguille de sa montre marquait minuit, elle reprit la plume, hésita encore, et finit par tracer après « l’amour » ces mots : « qui nous unit les uns aux autres. » La phrase n’en valait pas mieux, mais le principal était sauvé.

Cécile continua :

« Il me reste à répondre à ce tableau trop vrai que vous faites du meurtre érigé en loi sur notre terre. À cela que puis-je dire ? J’en sens toute l’horreur, et je reconnais que c’est là un argument capable de rendre égoïste de parti pris une âme qui ne sentirait en elle que des appétits et des faiblesses. Mais d’autres lois générales se posent en face de celle-là pour la résoudre, du moins dans l’humanité. Ces lois, ce sont : l’amour encore, et le besoin de justice qui existe en nous. L’un et l’autre ont le pouvoir de faire cette œuvre, et ils la feront.

« Dans le monde des êtres inférieurs, qui sait jusqu’où peut s’étendre notre influence ? Il n’est point de milieu qui, en raison de cette force secrète, si puissante, l’affinité, n’ait sa cohésion, sa solidarité, ses rapports profonds de toutes choses entre elles. Il n’y a point de vice chez l’animal qui ne se retrouve chez l’homme. Les maladies humaines ont leurs remèdes et leurs causes dans la plante et le minéral ; nous sommes intimement liés à ce monde qui nous porte, et dont nous semblons l’expression la plus achevée, en même temps que le premier échelon d’un ordre nouveau. Une terre où régneraient parmi les autres espèces l’amour, la justice et la paix, serait-elle bien la demeure naturelle de cette humanité farouche et guerroyante qui sort à peine de la barbarie ? Déjà, bien des types ont disparu ; d’autres reculent chaque jour…

« Est-il possible à nous de recréer ce monde, ou devons-nous le laisser à d’autres ? serait-ce une hôtellerie où chaque passant dût écrire son nom au bas d’un décor nouveau ?… Eh ! pouvons-nous tout résoudre ? Ces choses nous sont cachées, maintenant du moins ; mais ce que nous savons, c’est que la justice existe, qu’elle est à la fois notre droit et notre devoir, notre créateur et notre œuvre ; idéal et réalité, sainte et chère idole, que, après avoir nous-mêmes façonnée, nous pouvons sans honte adorer à deux genoux !

« Mon ami, croyons en elle et affirmons-la, puisque nous la sentons et la comprenons, sans trop chercher, à côté de notre but immédiat, des problèmes au-dessus de nos forces actuelles. Ce qui nous est donné à faire, accomplissons-le, sans nous inquiéter outre mesure de ce à quoi nous ne pouvons rien encore. En attendant les découvertes que nous garde l’avenir, nous avons une tâche sublime, et nous nous plaignons !

« Je vous quitte. Il est tard. Je serais heureuse de pouvoir vous inspirer la confiance que j’éprouve moi-même. Il me semble, ami, que sur cette terre où la beauté déborde, où l’affection console, où de grands travaux réclament nos efforts, il y a malgré tout de quoi bénir la vie plutôt que la maudire. Si le travail a ses peines, si la connaissance a ses ténèbres, si le doute est le sombre guide qui nous mène à la vérité, c’est pourtant dans l’action seule que réside la vie et les joies qu’elle donne. Si chercher, enfin, n’est rien de plus qu’un plaisir fécond, aimer est une certitude.

« Je vous en prie, reprenez courage. Nous serons vos amis. Des souvenirs cruels, des contradictions incessantes, ne vous ont présenté de la vie que le côté douloureux. Il vous faut sortir d’un milieu où vos forces ne s’emploient qu’à vous détruire vous-même. Nous en causerons. Pour vous, être utile, ce serait presque être heureux.

« Cécile Marlotte.

Elle se coucha un peu fatiguée, mais remplie d’une joie intime, car, à part même ses raisonnements, elle était sûre qu’il serait consolé.

Le lendemain, Lucien rentra maussade et chagrin. Deschamps venait de lui signifier assez brutalement que le portrait devait être enfin achevé, et que ça ne pouvait pas durer de la sorte une année entière.

« Ce n’est pas tout à fait injuste, observa Cécile, car il y a bien longtemps, en effet, que dure ce portrait.

— Nous avons été contrariés par le mauvais temps ; il y a eu des interruptions. Enfin, je ne dis pas ; il devrait être achevé, et je dois même avouer qu’il l’est ; mais dans l’air de cet homme il y avait autre chose : c’était presque un congé qu’il me donnait.

— Lui as-tu déclaré tes intentions d’épouser sa fille ?

— Le voyant si mal disposé, je n’ai pas voulu. Depuis quelques jours il me fait mauvaise mine, je ne sais pourquoi.

— Peut-être désire-t-il au contraire une parole décisive ; car voici bien longtemps que tu vois Rose tous les jours, et cela pourrait faire causer les gens ?

— Pas du tout. Bien d’autres l’entourent, et parmi les paysans la liberté de se voir entre amoureux est chose acceptée. Non, ce n’est pas cela, vois-tu, c’est l’affaire Pontvigail. Rose me l’a dit : on s’imagine que c’est ma présence qui effarouche cet amoureux, déjà trop timide. Tant qu’on espérera de ce côté, on ne m’acceptera point.

— Mais Rose…

— Rose ! s’écria-t-il furieux, Rose ! Je sais bien qu’elle n’hésite pas. Si je le croyais ! Mais les femmes ont la rage de certaines vertus… à certains moments. Elle ne doit pas braver son père, me dit-elle. Peuh ! n’est-elle pas majeure ? Qu’elle me suive, et nous verrons bien ensuite s’il refusera.

— Tu voudrais l’enlever ! » s’écria Cécile.

Son frère ne répondit pas.

« Mon ami, je t’en supplie, reprit-elle, pas de coup de tête. Sache attendre. Si Rose t’aime véritablement, elle saura bien se garder à toi. Ce serait une double imprudence que de brusquer ainsi les choses et forcer les volontés dans un mariage… où déjà les inconvénients ne manquent pas.

— Lesquels ? demanda Lucien irrité.

— Oh !… peu de chose, s’il est vrai que vous vous conveniez parfaitement elle et toi ; mais, dans le cas contraire, de nouveaux dégoûts, qui te rendraient peut-être la situation insupportable ; sa famille, le père surtout…

— Eh ! s’écria-t-il, à qui le dis-tu ? Cet homme, il me répugne et je le hais presque ! N’a-t-il pas exigé de l’argent pour ces séances, réduisant ainsi sa fille au rang de modèle payé ! Eh bien, que veux-tu ? je suis amoureux, amoureux fou ! Tu ne comprends pas cela, toi ? L’amour fraternel, c’est bon, c’est charmant, sacré ! tu sais bien pourtant que ce n’est pas toute la vie. Je te l’ai dit, je pensais à me marier ; mais à Paris j’avais peur rien que d’y songer, étant pauvre ; ici, au milieu de ces champs, de ces bois, de cette poésie, ça ne pouvait pas manquer. N’est-elle pas belle comme un rêve de peintre ? Et honnête, et pure ! car, entourée de tant d’amoureux, sa réputation est sans tache. Quelle idylle je m’étais faite ! Et voici que l’argent encore et toutes ses vanités infernales viennent jusqu’ici me la disputer ! Où pourra-t-on se marier désormais ? Je ne le sais plus.

— Mauvaise tête ! dit la jeune fille en passant la main dans les cheveux de son frère, qui venait de se jeter près d’elle sur le canapé, mauvaise tête ! Il faut toujours que tu t’emportes pour ou contre quelque chose, et tu n’es jamais de sang-froid sur rien. Moi, je trouve qu’un seul parti serait prudent ; mais il te semblera difficile : c’est d’attendre un peu.

— Tu sais bien que je ne puis pas, dit-il en se levant de nouveau. Attendre ! quand toute ma vie est en jeu ! plus que ma vie ; car enfin il faut croire à quelque chose. Elle m’a dit qu’elle m’aimait cependant, et… je l’ai bien vu. Oui, elle m’aime ; seulement, si elle était faible à ce point…

— C’est demain qu’elle vient ici en journée, dit Cécile d’un air sérieux. Veux-tu que je lui parle moi-même ?

— Oui, s’écria-t-il, c’est cela ! Tu es une sœur adorable. Oui, tes conseils, ton appui, lui donneront du courage. Vous seriez si charmantes de vous aimer toutes les deux ! Tu verras : ce sera une bonne et délicieuse petite femme que Rose. Elle a besoin seulement de sortir un peu de son milieu, et toi qui es habile comme une fée, tu me feras des miracles, j’en suis sûr ! »

Il saisit sa sœur dans ses bras et lui donna vingt baisers ; puis il se calma, reprit confiance, et monta bientôt dans son atelier pour donner une leçon à Patrice, l’artiste potier, qui venait de temps en temps montrer ses ébauches et rapporter les modèles que lui confiait Lucien.

Mais celui-ci, tout en reconnaissant chez Patrice des dispositions artistiques remarquables, était peu content de son élève. Il lui reprochait une dureté d’entendement, ou une absence de bonne volonté, qui le faisait s’obstiner dans sa propre manière et l’empêchait de profiter des conseils qu’on lui donnait. En effet, Patrice était fier de son talent, et le bruit qu’il serait un jour un grand sculpteur commençait à se répandre dans le pays.

Cécile avait confié sa lettre à Mme Arsène, chargée de la remettre à Louis de Pontvigail, ou à son envoyé ; mais, ce devoir rempli, elle ne cessa point d’en être préoccupée : elle repassait en elle-même ce qu’elle avait dit à Louis, cherchant à deviner l’effet qu’en éprouverait cet ardent esprit. Elle n’était pas non plus sans un peu d’inquiétude et de confusion sur sa démarche : on élève les femmes sous l’œil du soupçon ; sans même savoir ce que signifie son douteux regard, elles éprouvent le malaise de sa présence.

La pensée de Cécile aussi revenait sur le sujet même de sa lettre, et, comme après un exercice gymnastique nous nous trouvons plus forts et plus légers, après cet exercice de la pensée elle sentait son esprit rafraîchi et fortifié. Elle eût été charmée de reprendre avec Louis les entretiens sérieux et profonds qu’elle avait autrefois avec son père, et qui lui manquaient depuis deux ans ; car, avec Lucien, il ne s’agissait guère que d’humoristiques boutades.

Studieuse et réfléchie par nature, l’usage cependant, l’influence de l’opinion, les soins domestiques, et l’absence enfin d’un but précis, détournaient Cécile de se livrer à des études suivies ; mais tout ce qui était sérieux et élevé l’attirait. C’est pourquoi sa pensée revenait sans cesse, invinciblement, vers cette âme avide d’idéal qui s’était ouverte à elle. C’était comme une parenté subitement révélée, presque un attachement, et, à prendre le sens littéral du mot, un attachement véritable, car elle ne pouvait songer qu’à lui.

À la fin pourtant la jeune fille se révolta contre cette sorte d’obsession et voulut s’agiter afin d’y échapper. Elle allait descendre pour donner ses soins au parterre, quand de la fenêtre qui donnait sur la cour elle vit Louis de Pontvigail sortant d’un pas emporté, sa lettre à la main, et aussitôt elle fut rejetée dans sa préoccupation plus vivement que jamais.

Une heure s’écoula, pendant laquelle ses œillets et ses marguerites ne reçurent que des soins distraits ; puis Cécile se rappela que c’était le soir même le dîner et le bal chez les Darbault, et qu’il était bien temps de prévenir Lucien. Celui-ci ne pouvait manquer de s’y rendre ; mais, sous prétexte d’une foulure, il devait excuser Cécile.

Elle monta donc à l’atelier, arracha tout grondeur le jeune peintre à ses pinceaux, inspecta sévèrement sa toilette, et l’accompagna sur le chemin de Loubans, pour le consoler un peu. Lucien partit en se promettant de remplir son devoir à la rigueur, et de quitter le bal aussitôt après avoir fait danser ses deux cousines. Ils se quittèrent au bout de l’avenue, et Cécile revint seule du côté des Grolles.

Elle marchait lentement, retenue par le charme infini de toutes choses autour d’elle. En automne, la lumière du soleil sur les bois a des beautés incomparables, à toute heure différentes, mais splendides surtout au soleil couchant ; ces lueurs chaudes et dorées ressortent alors plus vives à côté des ombres, qui sans transition les bordent, et bientôt les envahissent.

Dans cette saison à cette heure, tout à la fois s’incline vers la fin du jour et celle de l’année. La feuille, qui se détache et tombe en tournoyant, se mêle frémissante sur le chemin à ses sœurs déjà tombées ; les lianes des buissons et du bord des eaux retombent avec plus d’abandon et de grâce ; le grand liseron blanc ferme son calice, tandis que l’insecte cherche sa fleur, l’oiseau sa branche et l’homme sa demeure et que le grand astre à l’horizon, de plus en plus pâle, s’éteint. Il a disparu que l’on voit encore, à toutes les cimes, de décroissantes rougeurs, et, de toutes parts, accrochées dans les buissons comme des lambeaux de laine dans un pâturage, des lueurs fauves oubliées.

Déjà l’avenue était dans l’ombre et le jour baissait rapidement. Les boules piquantes des châtaigniers jonchaient le sol de l’allée, et du bout de son pied Cécile se plaisait à faire bondir hors de l’enveloppe la châtaigne brune et luisante. Dans le taillis qui descend le coteau, un froissement de feuillages se fit entendre ; un chien de chasse en sortit et s’arrêta, les yeux fixés sur Cécile.

Alors, comme s’il l’eût reconnue, il s’approcha d’elle et vint offrir aux caresses de la jeune fille sa belle tête intelligente. Sans crainte, elle le flatta de la main et de sa douce voix, et, tandis qu’heureux de cet accueil, il bondissait devant elle et se prosternait à ses pieds, Cécile aperçut, à la place que le chien avait quittée, Louis de Pontvigail, qui la contemplait d’un visage tout resplendissant de bonheur et d’enthousiasme.

Le premier mouvement de la jeune fille fut d’aller tendre la main à son nouvel ami ; mais l’exaltation de Louis, si vive et si apparente, l’intimida ; elle sentit une rougeur lui monter au front, et, baissant les yeux, sa main chercha de nouveau la tête d’Argus. Mais celui-ci venait de s’élancer vers son maître, comme pour l’appeler, et Louis s’approcha.

« Il était mon unique ami, dit-il en montrant Argus. Par un miracle d’instinct, il vous a devinée. Oh ! mademoiselle, ajouta-t-il en pliant un genou devant Cécile, merci ! »

D’un geste plein de vivacité elle le releva :

« Monsieur de Pontvigail ! oh ! je vous en prie !… Je vous l’ai dit, monsieur, je serai heureuse… si je puis vous être utile… C’est votre solitude qui vous tue. Vous viendrez, n’est-ce pas, nous voir quelquefois ? »

Elle disait cela rapidement, cherchant à vaincre son embarras, tout en marchant près de lui dans l’allée.

« Oh oui ! répondit-il. Ce sera tout mon bonheur ! Combien je vous suis reconnaissant ! Comment pouvez-vous être si bonne pour moi ? vous !… Les autres me dédaignent, et c’est vous qui voulez bien m’accueillir en ami ! Je vous serai dévoué. Puissiez-vous avoir besoin de moi ! Non, vous ne pouvez pas en avoir besoin. Enfin, j’accepte votre secours tout entier, sans échange. Vous m’avez rendu la vie de l’âme que j’avais perdue. Oui, je me laissais tuer par le doute, vous m’avez guéri. Vos paroles ont écarté le voile de mes yeux ; la maladie qui s’appesantissait depuis des années sur moi m’a quitté, et je me sens maintenant tel que j’étais autrefois, plein de croyance, de force, d’espoir, les pieds sur ce monde et l’âme bien plus haut ! Ah !… vous venez de me le défendre, j’obéirai ; mais je voudrais toujours me prosterner devant vous.

— C’est trop d’exagération, répondit Cécile en s’efforçant de sourire ; mais, quant à ce défaut-là, peut-être aurai-je de la peine à vous en guérir ?

— Vous croyez ? Je ne me trouve pas exagéré, reprit-il naïvement ; je souffre au contraire de ne pouvoir exprimer que très-faiblement ce que j’éprouve. »

Il y eut un silence. Louis, en voyant Argus près de lui, le caressa vivement.

« Bon et fidèle ami, s’écria-t-il, comment se fait-il que tu aies reconnu cette dame ? Car il ne vous avait, je crois, jamais vue ? demanda-t-il à Cécile.

— Pardon, il était avec vous ce jour d’orage que vous nous avez ramenées à Loubans.

— Mais il n’a point accueilli de même vos cousines, qui étaient avec vous, et cependant il les a rencontrées depuis. Non, vous dis-je, l’instinct de certains animaux est quelquefois plus prompt et plus sûr que l’intelligence humaine. Argus vous a devinée. Il a compris ce que vous étiez pour moi… »

Il s’arrêta, puis reprit bientôt :

« Ce chien ne me quitte pas. Quand je suis seul, il est avec moi ; quand j’entre quelque part, il m’attend au lieu que je lui désigne. Il ne reçoit de nourriture que de ma main, car on a voulu me l’empoisonner.

— Est-il possible ! s’écria Cécile.

— Tout m’est disputé, s’écria-t-il, tout, excepté ce qui pour moi est inacceptable. Mais, vous avez raison, ceci est l’effet, non point d’une haine sauvage, mais d’une avarice qui ne comprend rien en dehors de ses tristes satisfactions. Et puis, vous l’avez dit, l’antagonisme des idées envenime la lutte… Malgré tout, je vous assure, un jugement calme est bien difficile à garder au milieu de ces tourments.

— Oh ! je le comprends, dit-elle, saisie de compassion et prête à l’exempter de cette obligation de force et de calme qu’elle lui avait faite.

— J’y arriverai cependant, reprit Louis avec énergie, car je le veux ! Les conseils que vous avez bien voulu me donner ne doivent pas être perdus. Je me raidirai. Oui, je dois dominer de toute la hauteur du mépris, de toute la supériorité de la raison, de lâches et mesquines attaques.

— Il faudra surtout vous y soustraire, dit Cécile. Ces luttes vous épuisent.

— Quitter le pays !… » murmura-t-il.

Il se tut de nouveau. Ils arrivaient à la maison. Tout à coup Louis demanda :

« Vous plaisez-vous ici ?

— Beaucoup, répondit-elle.

— Vous n’avez pas cependant l’intention de vous y fixer ?

À travers les ombres du crépuscule, son regard anxieux, attaché sur Cécile, attendait une réponse.

« Je ne sais vraiment, dit-elle. Tout dépendra des décisions de mon frère à cet égard. »

Louis ne répondit pas. Ils étaient près de la porte d’entrée, et Cécile jugeait convenable que M. de Pontvigail la quittât ; mais il ne semblait point y songer.

« Si vous étiez moins solitaire, dit-elle enfin, je vous demanderais le secret sur ma promenade. Il y a fête ce soir chez M. Darbault, et je n’ai pu me dispenser d’y assister que sous le prétexte d’une foulure. Obligé de faire acte de présence pour nous deux, mon frère a la bonté d’affirmer en ce moment que je ne saurais bouger d’un fauteuil.

— Quoi ! vous aussi vous détestez le monde ! s’écria-t-il avec une explosion de joie.

— Je ne le déteste point… Il m’attire peu, voilà tout.

— Et cependant vous y remporteriez tous les hommages, tous les triomphes, poursuivit-il avec le même feu. Et vous les dédaignez ! Ah ! vous êtes supérieure à tout ! vous êtes au-dessus des lois de ce monde, où l’imperfection règne !…

— Monsieur de Pontvigail, dit Cécile d’un ton sévère, je vous en prie de nouveau, pas de ces exagérations. Elles me gêneraient beaucoup dans mes rapports avec vous ; l’amitié a besoin d’un langage plus simple et… et je vous tends la main à cette condition, » ajouta-t-elle en atténuant d’un sourire affectueux ses premières paroles.

Troublé comme un coupable pris en faute, Louis prit la main de Cécile en balbutiant des excuses, et, la saluant, il s’éloigna.

Argus, qui avait déjà franchi le seuil, revint alors sur ses pas afin de suivre son maître, et, s’arrêtant près de Cécile pour recevoir une caresse d’adieu, il attacha sur elle de grands yeux interrogateurs qui semblaient dire : Pourquoi donc n’entrons-nous pas ?

« Pauvre bête ! il a raison, c’eût été plus simple, » se dit la jeune fille, qui rentra toute fâchée d’avoir contristé ses deux amis.