Librairie de L. Hachette et Cie (p. 168-191).

VIII

Louis de Pontvigail, en rentrant chez son père, trouva la maison fermée et solidement verrouillée à l’intérieur, ainsi que cela se pratiquait chaque soir aux Saulées, entre neuf et dix heures, sous la surveillance du maître. Se coucher de bonne heure pour ne pas user de lumière, et se lever aux premiers rayons de l’aube, telle était la règle rigoureuse de la maison ; ce soir-là, malgré l’absence de son fils, le vieux Pontvigail l’avait fait exécuter comme à l’ordinaire, en répétant, de sa voix faussement solennelle, que faute d’un moine l’abbaye ne chôme pas, et que pour un jeune homme qui se dérange il ne faut pas déranger toute une maison.

Habitué en pareil cas à semblable réception, Louis n’essaya pas même de se faire ouvrir, et il s’en allait du côté des granges pour s’y jeter sur le foin, tout habillé, quand une lucarne des greniers s’ouvrit, et une voix douce et craintive jeta ces mots :

« Est-ce vous, monsieur Jouis ?

— Oui, répondit-il ; c’est toi, Mariette ?

— C’est moi, monsieur Louis, qui me suis empêchée de dormir pour vous faire entrer. Attendez-moi. »

Elle disparut, et Louis, revenu près de l’entrée, vit s’ouvrir, au bout d’un moment, le volet d’une des fenêtres.

« Passez par ici, monsieur ; je n’ai pas osé déverrouiller la grosse porte ; ça ferait trop de bruit. »

Elle referma le volet dès qu’il fut entré, et, tenant à la main la lampe grossière qui avait éclairé sa marche, — un petit récipient de fer triangulaire, l’ancienne lampe romaine, dont se servent encore nos paysans, — elle l’éleva en l’air, cherchant des yeux un autre luminaire pour Louis.

Cette fille n’avait pour tout vêtement qu’une chemise de grosse toile, attachée au cou par une épingle, et un jupon de même étoffe, tombant sur ses hanches. Elle marchait pieds nus sur les dalles. Elle pouvait avoir vingt ans ; ses yeux noirs et ses joues vives éclataient sous sa coiffe de nuit ; son air était chaste et doux.

« À présent, monsieur, dit-elle en remettant à Louis une chandelle, ne faites pas de bruit en montant, je serais grondée.

— Je te remercie, ma bonne Mariette, » lui dit-il.

Elle fila comme une ombre dans l’escalier, et Louis la suivit lentement, en retenant le bruit de ses pas sur les marches.

« Voilà une bonne fille, pensa-t-il ; les autres se rient tous de moi ou s’en soucient peu, voyant que je n’ai dans la maison aucun droit, aucune influence. Elle, elle a pris sur son sommeil pour me venir en aide, et ce ne peut être que par compassion, car je n’ai pas même un sou à donner à un mendiant. »

Il entra dans sa chambre sous cette amère impression qu’il lui fallait devoir à la pitié d’une étrangère l’entrée de la maison paternelle, et, comme il en avait pris la triste habitude, il voulut approfondir cette amertume et s’en imprégner. Mais d’autres pensées le poursuivaient, d’autres images l’envahirent. Après avoir déposé sa chandelle sur la cheminée de pierre, à côté d’une glace ébréchée, fixée au mur, il s’assit près de son lit, et demeura pensif, les yeux fixes, attachés sur les choses qu’il venait de quitter.

Il revoyait la chambre de Cécile, tout imprégnée du charme de celle qui l’habitait : les grands rideaux de mousseline blanche et les beaux meubles sculptés ; ce jeune homme au front poétique, à la chevelure soignée, au costume simple et gracieux, qui le regardait avec un mélange d’ironie et d’admiration, de bonté et de malice.

Les mélodies qu’il avait entendues bourdonnaient encore autour de lui et détachaient à son oreille leurs phrases les plus expressives ; mais ce qu’il y avait en lui de plus vivement empreint était l’image de Cécile. C’était comme s’il avait eu encore sous les yeux ce doux et fin visage, où tant d’expressions diverses, mais toutes charmantes, se peignaient, et ces beaux cheveux blonds, dont la masse abondante jetait de l’ombre sur ce cou délicat et pur.

Elle était là dans tous les détails de sa grâce et de sa beauté, émue comme lorsqu’elle l’avait rappelé à l’indulgence ; il voyait encore le doux gonflement de son fichu de mousseline, et croyait sentir le parfum de cette rose qu’elle avait à sa ceinture, et qui semblait ajouter plus de grâce encore aux lignes pures de son corsage. Il entendait de nouveau les paroles qu’elle lui avait dites. Elle seule avait compris tout ce qu’il avait souffert ; elle avait bien voulu lui donner des conseils ; elle semblait désirer qu’il fût heureux. Lui heureux ! Comment ? Pouvait-il jamais l’être ? Lui heureux !

Elle croyait, elle aimait ; elle chantait des choses divines. Sa voix était passionnée comme une âme qui a souffert, et cependant elle avait dans les yeux et sur les lèvres l’ignorance du mal. Jamais il n’avait vu sa pareille en ce monde. D’où venait-elle ? À quelle source immense puisait-elle toutes ces harmonies qui ruisselaient de ses doigts, de ses lèvres, de tout son être ? À chaque fois qu’il l’avait vue, de plus en plus elle l’avait ravi.

La première, elle avait charmé ses yeux ; la seconde, sous la cabane au bord de l’Ysette, par de vives paroles d’estime et de sympathie, elle l’avait comme relevé de sa solitude et de son abaissement vis-à-vis de tous. Pendant ces soirées, où il l’écoutait de loin, elle l’avait enivré des poésies les plus pures et les plus tendres ; ils avaient ensemble goûté les mêmes émotions.

Et maintenant qu’il l’avait vue de tout près, marcher, sourire, comme une autre femme, et qu’elle avait causé avec lui, il se sentait sous l’empire d’une sorte de possession ; il n’était plus seul en lui-même, elle était en lui, devant lui, toujours, tantôt passant le sourire aux lèvres, et tantôt le fixant d’un regard si doux, qu’il se sentait guéri de toutes ses douleurs passées.

Il voyait encore à travers la mousseline, presque aussi blanc, ce bras rond qu’elle avait tendu vers lui, et sa petite main qu’elle avait posée sur son bras ; un moment, l’illusion fut telle qu’il faillit s’agenouiller pour les effleurer de son front ou de ses lèvres, car il éprouvait pour elle un besoin d’adoration !!!

Mais il était seul dans sa chambre, pénétrée des humides vapeurs de la prairie, dans cette chambre triste et froide, ombragée par le vieux saule, et où depuis vingt ans il avait tant souffert ! où il n’avait, comme à l’ordinaire, pour compagnon silencieux, que ce pauvre chien éveillé par ses soupirs, et qui le contemplait d’un œil humide et tendre.

En parcourant du regard les murs gris, la vieille armoire en bois peint, la commode Louis XV aux poignées de cuivre disloquées, la table tachée d’encre, sur laquelle par moments, dans la fièvre, il écrivait les pensées qui l’étouffaient, le lit aux rideaux de damas en loques, vieux reste de splendeurs éteintes, il eut un serrement de cœur affreux.

« Toute ma jeunesse passée ici, se dit-il, à pleurer et à souffrir ! Qu’ai-je fait ? Oui, les belles années, celles que les autres hommes passent à aimer, à être aimés, je les ai, moi, passées ici, tout seul, à pleurer, à gémir, à maudire la vie. Tant de larmes n’ont point racheté les morts, et me voilà vieux sans avoir vécu ! »

Un désespoir immense le prit. Cette vie qu’il avait méprisée, maudite, il la sentait maintenant pleine de charmes tout à coup. À présent il eût bien voulu vivre, aimer encore… et c’était trop tard !

Alors il retomba dans un de ces accès de colère et de douleur auxquels tout à l’heure il regrettait de s’être livré ; il accabla de reproches ceux qui l’avaient fait souffrir, ce père insensible et despote, cette servante-maîtresse qui servait ou excitait la persécution ; il se maudit lui-même de n’avoir pas su échapper à leur tyrannie, eût-il dû partir à pied, sans argent, pour aller quelque part travailler de ses mains…

Mais que pouvait-il faire, lui qui n’aurait reçu du marquis, son père, que l’éducation d’un bouvier, si sa mère, l’humble paysanne, n’avait obtenu de le confier au curé d’une commune voisine, chez lequel il avait jusqu’à quinze ans ébauché ses classes ? À la mort de sa mère, il s’était vu sevré à la fois de toute éducation et de toute tendresse.

On ne lui avait plus demandé que de se lever avant le jour pour activer les travailleurs de la ferme, exiger d’eux un labeur plus constant et plus rude, et peser sur eux sans cesse de tout le poids d’un impitoyable égoïsme. Et quand il avait refusé ce rôle, on lui avait reproché son pain. On arrachait de ses mains le livre qu’il lisait ; on le poursuivait de reproches et de railleries ; on venait jusqu’en son âme troubler ses pensées, et, quand il rêvait d’amour, de justice, on le forçait aux bouleversements de la colère et aux douleurs de la haine.

On avait pris à tâche de combattre en lui tout ce qui était lui-même. Un jour, en voyant pour lui des yeux d’une pauvre fille une larme couler, il avait aimé. Alors, on avait feint de vouloir pour lui ce qu’il désirait, l’instruction, l’indépendance ; on l’avait envoyé dans les murs d’un collége le temps seulement de tuer ceux qu’il aimait ; après quoi, on lui avait de nouveau retiré l’étude, avant qu’elle eût pu devenir l’instrument de sa liberté.

Oh ! il avait fallu être bien dur et bien lâche pour se plaire à le désoler ainsi, lui qui pouvait se venger et ne l’avait pas voulu, par respect pour la volonté, réelle ou forcée, de sa pauvre mère !

Oui, bien souvent il avait pensé à s’enfuir ; mais il n’avait pas le goût de l’existence assez pour lutter seulement en vue de la conserver, ce qui est tout le but et tout le fruit des efforts du manœuvre en ce triste monde. Il s’était donc laissé vivre au jour le jour, songeant bien souvent à quitter la vie : mais où irait-il par cette issue ? il ne le savait ; il ne savait même si la pensée ne lui échapperait pas, et, la tenant, il voulait encore prendre le temps de penser, rêver, savoir, découvrir peut-être. C’est ce qui l’avait retenu.

Un moment, il avait cru que des temps nouveaux étaient arrivés, qu’un nouveau Code et un nouvel Évangile allaient être proclamés, que le monde allait se reconstituer selon la justice, et il s’était levé plein de force et d’élan, comme ressuscité, acclamant l’heureuse nouvelle et la répandant partout où il allait.

Mais de toutes parts il n’avait été accueilli que par le dédain, l’incrédulité ou la calomnie, et ceux-là mêmes dont il voulait dénouer la chaîne l’avaient injurié, en déclarant que cette chaîne était bonne et sacrée, et qu’ils la voulaient garder. Puis, tout bouillonnement généreux s’était apaisé ; le mensonge, l’injustice, avaient recommencé de régner paisiblement, et il s’était senti, lui, atteint jusqu’au fond de l’âme par un doute mortel.

Depuis ce temps, en regardant ce qui se passait autour de lui, en sondant les choses, l’histoire, les lois de la vie, il n’avait trouvé que désespérance, et il s’était dit enfin que ce mal, contre lequel il avait tant protesté, de toutes les forces de son âme, depuis qu’il se sentait vivre, l’égoïsme, était peut-être la raison première et dernière, la loi. Un nouveau torrent d’amertume l’avait rempli ; il avait douté de lui-même et s’était senti devenir mauvais.

Il s’était traité de dupe pour avoir refusé de combattre et d’enlever sa part de butin dans cette mêlée où les hommes s’entre-tuent et s’entre-dévorent pour le gain et le plaisir. Des instincts comprimés s’étaient réveillés en lui, et il avait été sur le point d’accepter, de la main de l’odieuse Gothon elle-même, une belle fille que l’appât de sa fortune attirait.

Mais c’est quand il reniait ses rêves ainsi qu’ils lui étaient apparus sous forme réelle et vivante. Le beau, le bien, le grand, l’infini, maintenant, il en était sûr, existaient. Ils existaient là-bas, sous le toit où il était né, où parfois il allait chercher le souvenir des chauds baisers de sa mère.

Il ne s’était pas trompé ! ses longues aspirations n’étaient pas vaines. Ils existaient, ces espaces magiques vers lesquels son âme prisonnière avait si souvent pris l’essor ; il y avait en cette vie même des trésors d’idéal, de bonheur et de tendresse ; il le savait maintenant… Mais ce serait assez pour lui de le savoir. Jamais ses lèvres altérées n’effleureraient même le bord de cette coupe. Oh ! pourquoi donc était-elle là, sans cesse, près de lui ? Pourquoi l’attirait-elle d’un si doux sourire ? Pourquoi tendait-elle vers lui ce beau bras et cette petite main ? Hallucination ! ironie ! Comme elle le dédaignerait s’il osait… Comme ces doux yeux deviendraient méprisants… et justes ! Oh ! non, jamais il n’attirera sur lui un pareil regard.

Il restera toujours prosterné devant elle, humblement et à distance. N’est-ce pas encore du bonheur que de croire et adorer ? Au moins il aura d’elle celui-là. Vouloir, oser davantage serait une impiété. Elle, si belle, si jeune, si divine ! lui, flétri par le malheur, vieux, ridicule et laid !

Tandis qu’il se roulait, désespéré, sur sa couche, depuis longtemps la fumeuse lumière qui l’éclairait s’était consumée, et l’aube était venue, puis le jour. Enfiévré par la douleur, la tête brisée, les yeux rougis par ces larmes courtes qui brûlent les paupières, Louis de Pontvigail se leva, ouvrit la fenêtre et tendit son front à l’air du matin.

Il y avait encore autour de la prairie un cercle de vapeurs du sein desquelles émergeaient les peupliers, et qui donnaient à quelques vaches, çà et là, des formes fantastiques, gigantesques. Au loin, au-dessus des bois, que dorait le soleil levant, on voyait une fumée bleue, s’élevant du foyer des Grolles.

Elle toujours ! partout ! Il crut la voir, se penchant à sa fenêtre, belle et fraîche à son réveil. Pendant qu’il souffrait, elle avait dormi paisiblement ; mais, si elle pouvait le voir ainsi, l’âme dévastée, les yeux rougis par l’insomnie et le désespoir, elle serait attendrie et chercherait à le consoler.

Cette pensée pénétra si vivement le cœur du malheureux qu’il fondit en larmes. Ainsi pleura-t-il longtemps avec une âpre douceur, que depuis des années il n’avait pas connue. Peu à peu, le tumulte de ses idées s’apaisa ; le vent frais du matin essuya ses larmes sur sa joue ; la prairie et les saules aux rameaux dorés par le soleil du matin oscillèrent sous ses yeux en de doux balancements ; et au son argentin de la clochette d’une vache qui paissait non loin, sa pensée insensiblement devint image, rêve, et lui échappa…

Il dormait ainsi depuis près d’une heure, accoudé sur la fenêtre, quand la voix aigre de Gothon l’éveilla. Louis, un peu reposé, retomba aussitôt dans les pensées qui toute la nuit l’avaient agité : le bonheur entrevu, mais impossible ; sa jeunesse envolée, sa vie perdue. Il se leva, passa devant la cheminée, et, voyant dans la glace une forme confuse, il s’y regarda, ce que depuis longtemps il n’avait pas fait. Quoi ! c’était lui cela ? lui, cette figure où le sombre s’alliait au grotesque, sous la forme conique de ce bonnet noir ?

Saisi d’un accès de rage, il le prit, le foula au pieds et trépigna dessus comme un frénétique. À ce moment, ses yeux rencontrent de nouveau la glace, et il s’arrêta stupéfait. Ces cheveux noirs en désordre, ces yeux ardents, cette bouche passionnée, tout cet ensemble énergique, il n’y avait là ni laideur ni vieillesse pourtant !

« Ô mon Dieu ! se dit-il, serais-je encore jeune ? Oh ! non, c’est impossible ! Du moins je ne veux plus être repoussant à ses yeux. »

D’une main tremblante, il passa le peigne dans ses cheveux, qui étaient onduleux et d’un noir épais.

« Et ma barbe, se dit-il ensuite, je ne la fais plus que tous les huit jours, c’est horrible ! »

Au risque de se blesser, car sa main tremblait toujours, il se rasa. Ses habits étaient souillés de poussière et mal tenus ; il les brossa ou les remplaça, et fit subir à ses dents et à ses mains une toilette minutieuse.

Quand il descendit, Gothon en le voyant fut tour étonnée.

« Tiens, qu’est-ce qu’il y a donc ? Ah ! vous allez aux Maurières ? À la bonne heure : on ne savait plus là-bas ce que vous étiez devenu. »

Louis ne répondit qu’en demandant de quoi déjeuner.

« Eh bien ! c’est ça. Qu’est-ce que vous voulez que j’vous donne, à c’t’heure ? Il fallait descendre pour le déjeuner. Votre père vous croyait perdu ; on ne vous a pas vu rentrer hier soir. Par où avez-vous passé ? Vous menez une jolie vie, et si ça plaît à la Rose, elle ne sera pas difficile. Tenez, voilà du fromage et un reste de pommes de terre ; il n’y a pas autre chose, car je n’ai pas le temps de tenir la poêle tout le jour. Si vous vouliez de la viande, il y en aurait ; mais ça ne peut pas vous aller, puisque vous avez l’idée qu’il faut traiter les bêtes en chrétiens ; vous pouvez vous vanter de n’avoir pas le sens commun, allez ! »

Sans paraître prêter aucune attention au langage insolent de cette femme, bien qu’intérieurement il fût ému de colère, Louis posa lui-même une assiette sur le coin d’une table et mangea des mets plus que simples qu’elle lui offrait. Il fallait que la constitution de cet homme fût nativement bien robuste pour qu’il eût résisté, comme il l’avait fait depuis tant d’années, à une énorme dépense d’énergie morale et intellectuelle, n’étant soutenu que par une aussi chétive nourriture.

Il avait le dos un peu voûté ; mais c’était habitude d’affaissement plutôt que faiblesse. Quand, après le repas, il prit machinalement son carnier, qui ne contenait plus que des livres, et son fusil aux batteries rouillées, et qu’il se redressa en jetant sur Gothon un écrasant regard, la vieille mégère fut troublée.

« Ce que c’est, se dit-elle, comme l’amour vous remet un homme ! celui-ci n’est pas si maté qu’il en avait l’air. On dirait qu’il m’en veut. Hélas ! dire qu’on arrive à la fin de l’âge pour être méprisée des enfants qu’on a vus naître ! Si monsieur était juste, il m’épouserait ; car il y en a assez de mon travail dans tout notre bien, et j’aurais comme ça plus d’autorité sur cette jeunesse. Mais si ma nièce est ingrate, elle me connaîtra… »

Ses traits prirent une expression de dureté menaçante, et, saisissant une grosse trique de bois, elle se mit à attiser le feu sous les marmites, en s’emportant contre Mariette qui entrait.

Ce même jour, Mme Arsène avait demandé à Cécile la permission d’aller à la messe de huit heures, afin de prier pour mademoiselle ; car il ne s’agissait pas seulement de gâteaux et de bouquets ; mais la patronne, dont c’était aussi la fête, avait de son côté droit à un cierge ou deux. Mme Arsène donc, proprement et sévèrement vêtue, et son livre d’heures à la main, traversait, vers sept heures et demie, le petit bois qui se trouve sur la route des Grolles à Loubans, après les Maurières, quand elle entendit non loin, dans l’épaisseur du bois, comme des voix plaintives.

Mme Arsène avait l’imagination fort vive, nous le savons. Elle s’arrêta très-émue, et plusieurs idées lui vinrent à l’esprit. Ce pouvait être un crime qui se commettait là ! un enfantement peut-être, ou même un infanticide ? un complot ?… des voleurs ? une séduction ?… Le Ciel même pouvait avoir dirigé de ce côté les pas de Mme Arsène ! Munie de tant de bonnes raisons, elle s’approcha doucement et écouta.

C’était, elle la reconnut bien, la voix de son jeune maître. Que disait-il ?

« Rose, de pareils scrupules n’ont aucune valeur. Cécile vous acceptera pour sœur avec joie, et moi je vous aime trop pour avoir des regrets. Ah ! ne me laissez pas croire que vous avez moins de confiance en notre bonheur, après l’aveu que je viens de faire. Pour moi, il me suffit que vous soyez ma femme pour que je sois sûr d’être heureux. »

À quoi Rose répondit en pleurant :

« Vous savez bien que je vous aime. »

Mme Arsène eût bien voulu en entendre davantage ; mais un froissement du feuillage lui fit craindre d’être découverte, et, se retirant avec précaution, elle reprit sa route. La délicatesse de ses nerfs étant en rapport avec la délicatesse de ses sentiments, cette digne personne était toute tremblante.

Quelle infamie ! quoi, c’était M. Lucien, un jeune homme si comme il faut, qui, pour mieux séduire une fille honnête, lui promettait le mariage ! car enfin ce ne pouvait être qu’une séduction. Un jeune homme de ce rang n’épouse pas une paysanne. Bon pour les Pontvigail, qui depuis longtemps s’étaient avilis et ne comptaient plus !

Aussi Mme Arsène avait-elle toujours pensé que Mlle Cécile avait tort de recevoir Rose chez elle comme elle le faisait. Il faut se tenir à sa place et laisser chacun à la sienne. Grâce à cette imprudence, qui avait en outre l’inconvénient d’exalter la passion du jeune homme, Rose pouvait croire à ses fallacieuses promesses.

N’abusait-il pas du nom de sa sœur ? Ah ! malheureux enfants ! privés des conseils et de la direction d’une mère. Heureusement Mme Arsène était là, et elle ne douta pas que ce ne fût le ciel qui l’avait envoyée chez eux, comme il venait encore de l’envoyer dans ce bois. Arrivée dans l’église, et s’étant prosterné dans l’attitude de la dévotion la plus profonde, elle pria Dieu de l’éclairer sur ce qu’elle avait à faire, puisqu’il l’avait choisie pour instrument de ses desseins.

Il faut le dire, pour rien au monde Mme Arsène ne fût morte avec un secret. Cela était antipathique à la franchise de son âme. L’inspiration qu’elle reçut à l’église fut donc de parler, et de parler à Cécile. Prévenir les Deschamps eût pu sembler une trahison domestique, et, quant à essayer de faire revenir Lucien de ses erreurs, Mme Arsène y avait pensé ; mais son jeune maître avait souvent avec elle une certaine ironie qui la gênait fort.

Elle revint donc au logis en toute hâte, fort surexcitée, et la tête pleine de discours et de projets. Une telle immixtion dans les affaires intimes de ses maîtres l’élevait du premier coup à l’importance qu’elle rêvait la veille, et Cécile, en l’embrassant, en louant sa prudence et sa maternelle sollicitude, allait ce jour même l’affranchir des fonctions serviles qu’elle remplissait, et lui donner cette aide, cette bonne en sous-ordre, dont l’introduction dans la maison élevait immédiatement Mme Arsène à la dignité de gouvernante.

Mme Arsène monta donc chez sa jeune maîtresse, et lui demanda, les yeux baissés et d’un air plein de mystère, un entretien particulier.

« Je voulais aussi, lui dit Cécile, vous parler. Nous sommes convenus, mon frère et moi… Mais d’abord, qu’avez-vous à me dire ?

— C’est précisément à l’égard de M. Lucien que je viens entretenir mademoiselle. Mademoiselle me pardonnera… Je n’ignore pas tous les égards que je dois à la chasteté des oreilles auxquelles mes paroles s’adressent, et j’ose dire qu’il m’est pénible à moi-même… Mais il faut quelquefois violenter sa délicatesse pour obéir à son devoir.

— Qu’est-ce donc ? demanda Cécile étonnée. Dites-moi de suite, je vous prie, ce dont il s’agit.

— Mademoiselle, il y a des destinées. Ce n’est pas certes pour me vanter, car ma modestie est bien connue ; mais si je n’étais pas entrée chez vous dans une qualité inférieure à mes sentiments habituels, je puis dire que mademoiselle n’aurait pas trouvé chez une autre un soin égal des intérêts moraux et des intérêts matériels, et qu’un grand malheur n’aurait pas pu être prévenu. Ce matin, une inspiration me poussait d’aller à la messe, et ç’a été ma première pensée en me réveillant. Je me suis donc hâtée de partir, et, arrivée dans le bois… mademoiselle m’excusera, c’est de son propre frère qu’il ma faut lui parler ici…

— Il est arrivé à mon frère quelque accident ? s’écria Cécile épouvantée. Mais parlez donc !

— Mademoiselle, de grâce, calmez-vous. M. Lucien se porte parfaitement bien. Je n’en dis pas autant de son âme.

— Expliquez-vous, reprit la jeune fille sévèrement.

— J’excuse toutefois M. Lucien, car l’amour égare trop souvent les hommes. Il cherche à triompher de la vertu de Rose Deschamps en lui promettant le mariage ; et… j’ai regret de le dire, le nom même de mademoiselle a été prononcé par lui en garantie de cette promesse.

— Où les avez-vous rencontrés ? demanda Cécile fort calme.

— Au bois Robin, je crois l’avoir dit à mademoiselle. Les feuillages me dérobaient leurs figures, mais ils se disaient leurs noms, et j’ai bien reconnu les voix.

— Oui ; sans doute, Rose se rendait en journée, et mon frère, après sa séance de peinture, l’avait conduite jusque-là.

— Enfin, mademoiselle, j’ai cru de mon devoir de me concerter avec vous. M. Lucien est jeune, il est excusable ; il n’a pas le cœur perverti et…

— À qui en avez-vous, Arsène ? Mon frère ne mérite point de blâme, il me semble, en recherchant une fille qu’il veut épouser.

— Épouser ! — le visage de Mme Arsène devint blanc d’étonnement. — Épouser ! c’était vrai ! Et mademoiselle y consent ?

— C’est à mon frère seul de décider en cette occasion, et, puisqu’il aime cette jeune fille…

— Mais Rose n’est qu’une paysanne ! s’écria Mme Arsène. Et M. Lucien, le frère de mademoiselle, un jeune homme comme il faut !… Non, je n’aurais jamais supposé qu’une pareille bassesse de sentiments…

— Arsène !

— Mademoiselle ne doit imputer qu’à mon zèle pour l’honneur de sa maison les paroles qui viennent de m’échapper ! s’écria la nièce du valet de chambre du prince de Lichtenstein dont la pose et les traits eurent à ce moment quelque chose d’héroïque. Je ne suis pas de ces vils serviteurs qui flattent les passions de leurs maîtres, et la noblesse de mes sentiments…

— Vous fait oublier votre Évangile, dit Cécile. Vous qui êtes pieuse et qui croyez à la fraternité des hommes en Jésus…

— Ah ! mademoiselle, Notre-Seigneur Jésus-Christ a recommandé l’obéissance vis-à-vis des supérieurs ; il voulait donc bien qu’il y en eût. L’Église également nous impose le respect de ceux que leur naissance a placés au-dessus de nous ; et vous savez bien qu’elle n’a pas de plus grand soin que de conserver les vieilles idées et de s’opposer à des nouveautés perverses ; car le monde tel que Dieu l’a fait est bien fait. Assurément, de pareils mariages offensent les convenances de la société.

— Nous ne sommes pas si aristocrates que vous, dit Cécile en souriant. Nous croyons tous les hommes égaux par nature, et une jeune fille qui se fait aimer me paraît être l’égale de celui qui l’aime. Au reste, je me suis aperçue depuis longtemps que nos idées sont fort différentes. Le mérite consiste pour vous dans la richesse et dans un grand apparat ; je crois qu’il réside en nous-mêmes. Et, à ce propos, voici ce que j’avais à vous dire : Nous faisons trop de dépenses. Vous nous croyez riches, sans doute ? nous ne le sommes pas, et nous avons pris, mon frère et moi, la résolution de ne plus dépasser nos modiques revenus. Je vous prie de vous conformer à cette intention. Il faudra désormais s’approvisionner au meilleur marché possible, et supprimer ces petits plats fins que vous faites excellents, mais qui sont très-coûteux. Deux plats substantiels à chaque repas suffiront. Vous aurez ainsi moins de peine. »

Pour obtenir un modèle parfait de la déception, il eût fallu peindre la figure consternée de Mme Arsène. Tous ses plans s’écroulaient à leur apogée, et désormais elle ne pouvait plus se considérer que comme la bonne à tout faire de deux jeunes gens pauvres, disposés à s’encanailler avec les paysans de l’endroit.

C’en était trop pour une personne si délicate et de sentiments si distingués. Aussi Mme Arsène en oublia-t-elle ce respect, mêlé de vénération, dont elle affectait d’entourer Cécile, et, relevant la tête d’un air agressif, toute pâle encore de désappointement :

« Vous auriez dû me prévenir de tout ça ! s’écria-t-elle. Est-ce que jamais j’aurais pu deviner des choses pareilles, moi !

— Je ne me suis jamais crue dans l’obligation de vous rendre compte de mes affaires, » répliqua Cécile d’un ton qui fit baisser les yeux à la chambrière.

Contenue par l’ascendant de sa jeune maîtresse, mais suffoquée de chagrin et de colère, Mme Arsène sortit brusquement.

Cécile, un peu émue de cette scène, mais plus préoccupée de l’entretien décisif que son frère venait d’avoir avec Rose, quitta la maison pour aller à la rencontre de Lucien. Elle suivait l’avenue des châtaigniers qui va du côté de Loubans et des Maurières, en longeant le coteau, lorsqu’elle vit à quelque distance un homme se jeter dans le taillis, et il lui sembla reconnaître Louis de Pontvigail.

« Pauvre sauvage ! se dit-elle ; il ne s’apprivoisera donc jamais ? »

Elle marcha jusqu’au bout de l’avenue et revint sans avoir rencontré Lucien ; mais, en approchant de la maison, elle l’aperçut qui sortait des grands bois et s’en revenait à petits pas, les mains derrière le dos et la tête baissée.

« Eh bien ? lui dit-elle en l’abordant.

— Eh bien quoi ? me voilà, répondit-il d’un ton quelque peu maussade.

— Tu es resté bien longtemps absent ce matin ? Rose n’était pas en journée ?

— Si. Je me suis beaucoup promené, voilà tout.

— Voilà tout ? répéta-t-elle en le regardant.

— Mais, oui. Qu’est-ce que tu veux ?… Ah ! je sais… je t’avais promis de lui dire… Eh bien ! tout s’est passé comme je te l’avais annoncé, parbleu ! Elle m’aime et me préfère, que je sois riche ou non. Pour moi, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. »

Pourquoi donc était-il si maussade et si assombri ? Cécile n’osa pas le lui demander, mais elle devina que les choses ne s’étaient pas tout à fait passées comme Lucien s’y attendait.

La belle Rose, en effet, en apprenant que son amant était sans fortune, n’avait pu cacher son désappointement et son chagrin. Même, au premier moment, son trouble avait été si grand que Lucien s’était cru trahi. Elle aussi, comme Arsène, s’était écriée d’un ton de colère : « Vous auriez dû me dire cela plus tôt ! » Lui, triste à en mourir, il avait répondu par cette simple excuse : « Je n’y avais pas songé. »

Cependant, en voyant si pâle et si malheureux devant elle ce beau jeune homme qu’elle aimait, l’amour avait été le plus fort dans le cœur de Rose ; elle beaucoup pleuré, mais en protestant qu’elle ne pourrait jamais en aimer un autre, et à la fin ils avaient échangé les plus tendres serments.

Lucien, malgré cela, ne pouvait oublier l’état où il avait vu Rose en premier lieu, et l’effet foudroyant qu’avait fait sur elle l’aveu de sa pauvreté. Cela avait été pour lui comme un voile subitement arraché, découvrant des faiblesses qu’il n’avait pas soupçonnées.

Un homme sage eût dit à Lucien qu’il ne montrait en cela pas le moindre sens commun, et qu’il fallait être par trop exigeant pour demander à cette jolie fille un désintéressement tel que la fortune lui fût indifférente. À tort ou à raison, toutefois, le jeune artiste venait d’éprouver un de ces vifs mécomptes par lesquels la vie nous instruit, dit-on, comme si aplatir était instruire ; triste enseignement, dont on ne profite qu’en se laissant amoindrir et qu’acceptent seulement les âmes trop faibles pour réagir et pour protester.

Le frère et la sœur, en rentrant aux Grolles, trouvèrent le déjeuner en retard. À quoi donc s’était occupée Mme Arsène, à l’ordinaire si ponctuelle ? On eut l’explication de cette énigme au dessert, quand, après avoir déposé une lettre devant Cécile, Mme Arsène sortit précipitamment. C’était une nouvelle épître de cette personne délicate, dans laquelle elle déclarait que ses sentiments, trop violemment froissés, ne lui permettaient plus de rester dans une condition inférieure à l’élévation de sa nature.

Elle avait cru trouver près des rejetons d’une famille illustre une satisfaction propre aux élans de son cœur ; mais elle avait mal connu ce qu’elle en devait attendre, et ne pouvait accepter des principes aussi différents des siens. Elle priait donc mademoiselle d’accepter sa démission des fonctions qu’elle avait, par pur dévouement, consenti à remplir jusqu’ici. « Toutefois, ajoutait Mme Arsène, comme la délicatesse est un des points de mes sentiments, j’attendrai que mademoiselle ait trouvé une domestique. »

« Ma foi, dit Lucien, tant mieux ! Mme Arsène est pittoresque, mais fatigante. Nous prendrons à sa place une personne simple.

— Si nous trouvons, Cécile.

— Allons donc, ne sommes-nous pas au village ? Prends, s’il le faut, une bergère ; elle se formera.

— J’essayerai, dit-elle, et, pour ne pas trop fatiguer les points délicats du sentiment de Mme Arsène, je lui rendrai, quoi qu’il arrive, sa liberté à la fin du mois. »

Le soir, Lucien s’échappa dans l’espoir de rencontrer Rose, et Cécile se mit au piano en pensant à Louis de Pontvigail. Mais était-il dans le jardin ? Non sans doute ; il n’oserait plus s’introduire ainsi furtivement, après l’invitation qu’il avait reçue. Mais il ne pouvait non plus venir à la maison tous les soirs, et Cécile regretta pour son protégé ces causeries musicales, où elle-même trouvait du charme. Elle joua cependant, mais avec moins de verve, ne sachant s’il écoutait.

Louis était venu, mais restait en dehors du jardin, l’âme plutôt que l’oreille tendue aux sons qui parvenaient à peine jusqu’à lui, indécis, agité, dévoré du désir de pénétrer jusqu’à Cécile et ne l’osant pas ; il avait couru tout le jour dans la campagne, suivi d’Argus, qui, la langue pendante et l’œil interrogateur, semblait demander raison de cette course haletante, et si les jours des grandes chasses étaient revenus.

Plus d’une fois, Louis s’était jeté à l’ombre des bois ou sous quelque chêne ; mais bientôt la pensée qui l’excitait comme un aiguillon l’avait rejeté dans cette course à travers champs, sans but, mais qui toutefois ne s’écarta pas d’un cercle magique, dont le point central était le toit élevé des Grolles, autour duquel il tourna tout le jour.

Une fois, dans l’avenue, il avait rencontré Cécile ; mais, trop ému pour oser l’aborder, il s’était caché. Le soir enfin, à l’heure où elle avait coutume de jouer, la nuit tombée, il s’approcha ; mais, n’osant plus pénétrer dans le jardin, il s’arrêta à la brèche du mur le plus proche de la maison ; malheureusement, à cette distance, les notes se perdaient, et cette voix intérieure, cet accent de l’âme qu’elle mettait dans son jeu, il ne le saisissait plus.

C’est ainsi, se dit-il, seulement ainsi, que je puis la voir jamais, incomplètement et à distance, trop heureux de l’avoir connue, trop malheureux de n’en pouvoir être aimé ! »

En se disant cela, ses larmes coulèrent. C’était pour la seconde fois dans cette même journée, et il y avait des années qu’il n’avait pleuré. Aussi trouvait-il du charme à cet attendrissement qui lui venait d’elle ; ses joues, amaigries et brûlantes, semblaient boire ses larmes comme une rosée, et, tandis qu’assis au milieu des lierres, sur le mur écroulé, il savourait, malgré tout, son amour dans sa douleur, Argus, couché à ses pieds, le contemplait d’un œil inquiet et affectueux.