Librairie de L. Hachette et Cie (p. 139-167).

VII

On était, à Loubans, dans le plus grand émoi. À l’occasion de l’établissement d’une route, qui surexcitait jusqu’à la passion les différents intérêts et partageait la ville en deux camps ennemis, le sous-préfet de l’arrondissement venait à Loubans et y passait la journée. Naturellement, il devait descendre chez le maire, et l’on n’était occupé que de cet évènement, depuis une dizaine de jours, dans la famille Darbault.

Cécile était dans l’atelier de son frère quand on lui remit une lettre timbrée de Loubans.

Elle l’ouvrit, et, ne connaissant point l’écriture, chercha de quel nom elle était signée.

« Ah ! c’est d’Agathe, » dit-elle.

Et elle lut tout haut :


« Ma chère amie,

« Il faut que je croie beaucoup à votre affection et à votre bonté pour la demande que j’ose vous faire ; mais je suis si abandonnée de ceux sur lesquels je devrais compter le plus que je me décide à m’adresser à vous. »

— Oh ! oh ! interrompit Lucien, c’est quelque chose de grave.

— Aussi je vais lire tout bas, dit Cécile ; car il s’agit peut-être d’une confidence que cette pauvre Agathe ne veut faire qu’à moi. »

Bientôt cependant elle se mit à rire, haussa les épaules et reprit à haute voix :

« Ma chère, vous savez que nous allons avoir le sous-préfet, et que nous donnons à cette occasion un dîner suivi d’un bal. Toutes ces dames ne sont occupées que de leur toilette, et je sais que Mme Coquendron a fait venir sa robe et sa coiffure de Paris. Eh bien ! ma chère, il n’y aura guère que moi, la fille du maire, qui n’aurai pas une toilette neuve. C’est une humiliation que je ne puis pas accepter : j’en pleure de chagrin.

« J’ai représenté à mon père la cruauté de ma situation ; mais il s’est refusé à la comprendre. Il prétend qu’il n’a pas d’argent ; cependant il sait bien en trouver pour autre chose ; ce n’est pas la première fois que je m’aperçois de son injustice, et j’en ai le cœur brisé. Si je m’en croyais, je renoncerais à tout et refuserais d’assister à ce bal ; mais je dois à mes parents, malgré leur dureté, de ne pas faire de scandale et de renfermer mes douleurs sous un air riant.

« Seulement, je ne puis décidément pas paraître avec cette petite robe blanche que j’ai déjà mise deux fois, et que tout le monde me connaît. Ce serait tout à fait ridicule, et il faut toute la sécheresse de cœur de mon père à mon égard pour n’en pas convenir. Dans ce triste embarras, j’ai pensé, ma chère cousine, à ces robes de soirées dont vous m’avez parlé et que vous ne portez plus ; et, si vous vouliez bien être assez bonne pour en faire venir une et me permettre de l’arranger à ma taille, pour cette soirée seulement, je vous en garderais une reconnaissance éternelle.

« Prêtez-moi celle dont vous ne voudrez pas pour vous-même car je pense bien que vous vous préparez de votre côté et que vous complotez d’éclipser tout le monde, ce qui vous sera facile.

« Pardonnez-moi ma hardiesse et mon importunité ; mais vous connaissez trop bien les exigences du monde pour ne pas me comprendre et m’excuser. J’attends avec anxiété votre réponse et suis pour la vie,

« Votre affectionnée,
« Agathe Darbault. »

« Voilà qui s’appelle une folle, dit Lucien.

— Pauvre Agathe ! dit la jeune fille ; ce n’est pas tout à fait sa faute. Son éducation, nos usages, tout la pousse à être ainsi. Au fond, sa demande est plus logique et plus sérieuse qu’elle n’en a l’air. Vous autres, vous raillez toujours les femmes, et c’est mal, parce que c’est injuste. Le mariage n’est-il pas leur seul avenir ? Eh bien, forcément, par cela même il est devenu leur ambition. Elles n’ont que deux moyens d’atteindre à cet avenir, sans lequel toute vie morale, aussi bien que toute vie sociale, leur échappe : avoir une grosse dot, ou charmer un homme bien posé. C’est à ce dernier parti qu’Agathe est réduite.

— Eh bien, si elle n’a que celui-là… répliqua Lucien en hochant la tête.

— Elle n’en est que plus malheureuse. Qui te dit qu’elle n’accepterait pas avec joie un emploi sérieux de ses facultés ? Mais, dépourvue d’aptitudes musicales aussi bien que de beauté, quand elle n’a d’autre occupation que son piano et sa toilette, et d’autre espoir que celui de charmer un homme, n’est-elle pas surtout la victime de lois stupides ? Va, ne rions pas d’elle. Je vais écrire à Paris et lui faire venir une jolie toilette, qui lui donnera du moins quelques heures de joie.

— Me dirais-tu pourquoi tu ne ressembles pas aux autres, toi ? dit Lucien en regardant sa sœur fixement.

— Je ne sais pas, dit-elle avec un sourire. C’est peut-être que je n’ai pas l’ambition de me marier, grâce à la dure leçon que j’ai reçue. Et puis, nous sommes deux, « ajouta-t-elle en tendant la main à son frère, qui la serra dans ses bras.

Deux jours après, le dimanche, comme d’habitude, la famille Darbault était rassemblée aux Grolles, augmentée de son plus brillant rejeton, Arthur Darbault, lequel, après un long séjour chez le duc de Paramolan, venait passer chez son père les derniers jours des vacances.

La présence de ce jeune homme remplissait la famille d’un noble orgueil. Il y avait autour de sa personne quelque chose de solennel, qui rappelait le nuage d’Homère. Ceux qui marchaient près de lui lui faisaient escorte, et il était lui-même si pénétré de son importance qu’il n’était pas possible d’oublier un seul instant les droits et la valeur de ce jeune représentant d’une école d’élite. Sa façon de tenir la tête et de regarder laissait voir que le pays et ses habitants lui semblaient à peu près indignes de ses regards. De tout petits jugements très-courts, mais irrévocables, tombaient de ses lèvres négligemment, et quand il ne parlait pas, un sourire ironique posait sur sa bouche. Il daigna traiter Cécile et Lucien en gens de son monde, et tout ce qu’il dit roula sur les fêtes, les chasses, les dîners et les folies qui avaient eu lieu chez le duc.

« Paul et moi, disait-il à tout propos…

— Qui donc Paul ? demanda Lucien.

— Paul, répondit Arthur sans ouvrir la bouche, ou du moins si peu que c’était à peine, c’est mon alter ego, mon Achate, mon Pylade, le fils du duc de Paramolan.

On l’écoutait bouche béante, et Agathe aussi avidement que les autres, mais avec une sorte d’impatience qui ressemblait à du ressentiment. Elle avait les yeux un peu rouges. En l’abordant, Cécile lui avait dit à l’oreille :

« J’ai écrit à Paris ; nous aurons promptement une robe. » Et là-dessus Agathe lui avait jeté un regard éloquent, en lui serrant convulsivement la main.

Vers quatre heures, on alla se promener dans les bois pour voir une fontaine que Cécile avait découverte sous des rochers. Rose était de la partie, plus jolie qu’à l’ordinaire, avec un fichu de tulle à ruches, orné de nœuds de velours noir, sur lequel Agathe et Mme Darbault jetaient des regards indignés ; elle avait aussi les yeux plus veloutés et plus brillants, et des grâces nouvelles, qui semblaient lui naître chaque jour. Lucien n’osant s’occuper d’elle exclusivement, oubliait cependant, rien qu’à la regarder à distance, de causer avec ses hôtes.

Au reste, de la conversation de toutes ces personnes, marchant en groupes différents, on n’eût pu extraire que deux idées : ce qui s’était passé chez le duc et ce qui allait se passer à la fête donnée en l’honneur du sous-préfet. Rose ne pouvait cacher son regret jaloux de ne point assister au bal, et, plus sérieusement qu’elle n’osait en avoir l’air, elle proposait à Lilia de vouloir bien l’y conduire, habillée tout à fait en demoiselle et coiffée en cheveux.

En même temps, elle regardait Lucien, se disant : « C’est lui qui me vengera de tels dédains. » Et Lucien, enivré de ces regards, pensait : « Comme elle m’aime ! » Les vrais poètes n’ont affaire d’analyse ni de chimie ; ils admirent l’éclat des feuilles, le coloris, le parfum des fleurs, sans rechercher quels sucs les ont formés.

On s’assit près de la fontaine, et tandis qu’on parlait toujours du prochain bal, Lilia, penchée sur la source, de ses roseaux se composa une coiffure merveilleusement en accord avec son petit air doux et rêveur. Cécile en fit la remarque à Lucien :

« Ravissant ! « dit-il tout haut. Et, se penchant vers sa sœur : « Seulement, c’est trop ophélianesque. »

Lilia n’avait entendu que le premier mot ; elle rougit.

« Ma foi ! oui, ce n’est pas mal, dit M. Darbault, et cette coiffure a, en outre, un grand mérite, elle est simple et ne coûte pas cher. Si les femmes avaient l’esprit de se contenter de pareilles choses, les pères et les maris auraient un peu plus de paix en ce monde.

— Ce ne sont pas les femmes qui dépensent le plus, dit Agathe d’un ton amer, et, quand surtout on ne leur accorde rien, il est bien étonnant qu’on leur fasse encore des reproches.

— Voilà, dit M. Darbault, une observation très-déplacée et qui prouve que le goût de la toilette chez les demoiselles peut aller jusqu’au manque de respect envers leurs parents.

— Si je manque de respect, dit Agathe, c’est parce qu’on manque de justice… »

Mais ces derniers mots s’éteignirent dans les sanglots, et, se levant tout éplorée, Agathe s’enfuit dans le bois.

Cette scène affecta diversement les membres de l’assemblée. M. Darbault poussa du pied, en jurant, une pierre qui tomba dans l’eau en éclaboussant Lilia. Celle-ci se plaignit avec assez de mauvaise humeur, et Mme Darbault dit que sans doute Agathe avait tort, mais qu’en effet ce n’était pas elle qui faisait le plus de dépense et qu’elle avait bien droit à quelque plaisir. Arthur se montra fort scandalisé de la conduite de sa sœur, et Marius, d’un air de dédain, murmura le mot : chiffons.

« Sur ma parole, on me fera tourner l’esprit ! » s’écria M. Darbault ; puis il se tut, averti par un coup de coude que lui donna sa femme en désignant Rose.

Cécile avait suivi sa cousine ; elle la trouva tout en larmes derrière une touffe de chênes, à quelque distance, et, lui prenant la main, elle la gronda doucement de la vive sortie qu’elle venait de faire.

« Vous savez, ajouta-t-elle, que pour votre toilette vous pouvez compter sur-moi.

— Ce n’est pas seulement pour cela, voyez-vous, Cécile ; c’est l’injustice qui me fait mal. Mon père épuise pour mes frères toutes ses ressources, et non-seulement pour leur éducation, mais aussi pour leurs fantaisies. Ces messieurs sont bien mis ; ils ne se refusent rien, et moi qui n’ai aucune liberté, qui suis là renfermée dans ce trou de Loubans, dont je suis condamnée peut-être à ne jamais sortir, on me discute tout, on regarde à m’accorder une robe neuve quand j’en ai besoin. Et puis des reproches encore ! Non, Cécile, je vous le dis, je me trouve trop malheureuse ; je voudrais mourir.

— Votre père, je le crois, obéit seulement à l’usage en ceci ; il vous aime autant que vos frères.

— Je n’en suis pas moins sacrifiée, reprit-elle amèrement.

— Savez-vous ce que je ferais, Agathe, à votre place, et ce que je ferai moi-même, peut-être, si mon frère ne réussit pas ? Je chercherais un travail… une industrie, au moyen de laquelle je pourrais me suffire et vivre indépendante.

— Quelle idée ! ma chère ; qu’est-ce qu’une femme peut faire ?

— Mais… le commerce, l’enseignement. C’est malheureusement un peu plus difficile pour nous que pour les hommes ; cependant, avec de la volonté…

— Le commerce ! dit Agathe mais cela est bon pour les femmes du peuple. Vraiment, ma chère, vous n’avez pas du tout les idées de votre rang. Ai-je les yeux rouges ? poursuivit-elle en s’essuyant le visage. Mon Dieu ! je suis fâchée, après tout, de m’être emportée comme cela. Votre frère et vous devez me trouver bien ridicule.

— Je crains surtout que vous n’ayez fait de la peine à vos parents, dit Cécile. Je vous le répète, mon oncle suit l’usage sans y réfléchir ; mais si vous lui demandiez son aide pour vous créer une utilité, autre que le commerce, puisqu’il vous déplaît, je suis sûr qu’il ne vous refuserait pas.

— Je ne vous ai pas encore exprimé, ma chère, toute ma reconnaissance pour votre procédé. De quelle nuance est la robe ? »

Dès lors il ne fut plus question que de ce dernier sujet dans les paroles qu’échangèrent encore les deux cousines jusqu’à leur retour près de la famille ; Cécile, pour sauver la gêne de sa compagne, dit en arrivant :

« L’heure du dîner va sonner. Ma tante, voulez-vous que nous rentrions ? »

Ils revinrent à travers le bois, sous une voûte de verdure que les rayons du soleil perçaient de toutes parts ; à leurs pieds, les ombres et les rayons se poursuivaient en jouant ; sous les racines des arbres, le grillon chantait ; en haut, les oiseaux et les feuilles s’agitaient au souffle d’une brise tiède, un peu lourde, qui rafraîchissait à peine les fronts brûlants des promeneurs et leurs joues empourprées, de même que les bois et les vergers, des teintes de l’automne.

Lucien, à la fois artiste et amoureux, s’enivrait de ces harmonies ; Cécile en jouissait avec recueillement, et Rose et l’enfant, sans les définir, s’en imprégnaient. Pour les autres, ils marchaient entourés de leurs préoccupations personnelles et de leurs soucis comme d’une atmosphère qui repoussait de telles influences. Les petites passions prennent l’homme tout entier ; les grandes, aussi bien que la paix du cœur, le laissent accessible aux grandes impressions et le rendent même plus apte à les ressentir.

On eût été presque silencieux au dîner, si la jeune maîtresse de maison n’avait eu soin de remettre Arthur sur le sujet inépuisable des plaisirs et des splendeurs de Paramolan. Quel récit pour Mme Arsène ! Elle était là, saisie d’émotion et de respect, et ne put s’empêcher, pendant une pause de l’orateur, de s’écrier, sous peine d’être suffoquée :

« Dieu ! est-ce magnifique ! c’était comme cela chez le prince de Lichtenstein. Eh bien, j’en voudrais voir autant avant de mourir ; car vraiment cela élève l’âme de voir de si grandes gens et de si belles choses ! »

Un regard aristocratique d’Arthur la remit à sa place, un peu confuse ; mais, un moment après, Mme Arsène prenait une éclatante revanche. Le docteur Delfons venait d’arriver au milieu du dîner, comme d’habitude ; il achevait à la hâte quelques morceaux, et Mme Arsène avait servi le dessert, quand on la vit, rouge de l’émotion la plus solennelle, revenir de l’office portant un gâteau en forme de cœur et surmonté d’un bouquet énorme, qu’elle posa devant Cécile.

« Qu’est-ce que cela ? dit la jeune fille étonnée.

— Si mademoiselle veut bien détacher le papier qui entoure le bouquet, dit Mme Arsène, elle verra de qui lui vient cet humble hommage, et comprendra les sentiments fidèles d’une personne dont le cœur lui est tout dévoué.

— C’est apparemment votre fête, Cécile ? dit Mme Darbault.

— Je sais que mademoiselle porte aussi le nom de Thérèse. »

Et Mme Arsène, en jetant rapidement cette explication, s’enfuit toute tremblante. Cécile déplia le papier, qui était rose, et lut à voix haute :

« Mademoiselle,

« Ci c’ét une audasse d’osé exprimé les santimants les plus distingué qui puisse honorer un cœur, qui se plait d’an être digne, veillez pardonné à votre humble servante. Le ciel n’a pas permi que je n’aice dans l’opulance ; mais la pauvreté m’a laicé, malgré le malheure, un cœur aussi délicat et aussi bien plassé que ceux des grands de la terre et cé pourquoi j’éprouve le besoin de vous rendre l’homage que ma reconaissance et la pureté de mes santimants m’inspir, au jour de votre fête. Daigné accepter ce cœur, qui êt le simbol du mien et que ces fleurs vous peigne la vivacité de mon estime pour vos vertu et les vœux que je forme pour votre plus grand bonheur sur terre et après cette vie.

« Votre très-humble et dévouée,
Arsène Duboque. »

« Voilà qui est du moins bien intentionné, dit Cécile en étouffant d’un geste gracieux les rires qui éclataient parmi ses convives. Jeanne, mon enfant, va dire à Mme Arsène que je la prie de venir recevoir mes remercîments. »

Jamais poëte lauréat ne laissa éclater plus de confusion et de triomphe que Mme Arsène, quand elle rentra au salon une main sur son cœur et les yeux baissés. Chose obligée à la campagne en pareille occasion, Cécile l’embrassa : chacun lui adressa des félicitations plus ou moins ironiques, et elle se retira, enivrée, pour aller élaborer dans le secret de sa cuisine les rêves les plus ambitieux. — Après un tel événement, qui venait de faire éclater tout son mérite, assurément on allait s’empresser de rendre à Mme Arsène tout l’honneur qui lui était dû. On la relevait des fonctions serviles qu’elle remplissait ; une nouvelle bonne, placée sous ses ordres, était chargée du gros du service et de certains détails rebutants dont Mme Arsène n’avait jamais pris complètement son parti. Enfin Cécile et Lucien, touchés de ses grandes qualités, lui donnaient le titre de mère… Elle se vit à Paris, chez ses enfants d’adoption, gérant la maison, respectée de tous et trônant à table, au milieu de convives illustres qui admiraient à l’envi sa délicatesse native et la pureté de ses sentiments. — Hélas ! le plus beau moment du rêve n’est jamais loin du réveil.

Après le dîner, M. Darbault, prenant le bras du jeune peintre, l’entraîna dans le jardin.

« Mon cher ami, lui dit-il, j’ai vraiment sur les épaules un faix trop lourd à porter. Je suis tout seul chez nous à compter avec le possible, et chacun des miens a ses exigences qui me rendent fou. Arthur m’a coûté les yeux de la tête pour son éducation ; le voilà maintenant en bonne passe ; mais, pendant encore deux ou trois ans, il me coûtera. Il lui faut ceci, cela, des gants, des chaussures, des livres, l’argent de poche, et, pour aller chez ce duc, tout une toilette bourgeoise, parce que ce n’est pas de bon goût, dit-il, de porter l’uniforme hors de l’école. Ce garçon me ruine, et avec cela Dieu veuille qu’il n’ait pas de dettes ! J’en tremble parfois ; les jeunes gens sont fous. Il faut ! disent-ils ; c’est indispensable. Voilà le grand mot à tout propos : Il faut que le petit bourgeois trouve moyen de faire aller son fils de pair avec des fils de duc. Est-ce possible ? Eh bien pourtant, je l’ai fait, car sans cela Arthur m’aurait reproché de nuire à son avenir, et j’espère bien qu’effectivement cette haute amitié lui servira. J’avoue qu’on n’aime pas à se voir infériorisé, puisque nous sommes tous égaux ; mais, à la manière dont on l’entend, il faut convenir que l’égalité coûte cher. Marius, lui, va devenir étudiant en médecine, et le diable m’emporte si je sais comment je viendrai à bout de l’entretenir à Paris. Avec tout cela, nous aurions besoin à la maison d’une économie rigoureuse ; mais ces dames aussi ont leurs fantaisies. Tu vois la scène qu’Agathe m’a faite tout à l’heure. Cette réception du sous-préfet va m’enlever encore un billet de cinq cents francs. Je voulais seulement donner un dîner, ces dames ont voulu un bal. Eh bien, je te le dis en grande confidence : je n’ai en ce moment pas le sou à moi, et je me sers d’argent qui m’a été confié et qui peut m’être redemandé d’un instant à l’autre. C’est une situation impossible, affreuse ! J’en ai toutes les nuits des cauchemars ; le sang me porte à la tête, et je crains une attaque d’apoplexie. Ah ! que de soucis ! Et puis, mon étude est loin de me donner ce qu’elle rapportait autrefois. Depuis que cet intrigant de Savarin est venu ici, il me dénigre, me vole des clients, et je sais qu’il forme une cabale pour me chasser du conseil municipal aux prochaines élections. Mais je suis un honnête homme, un ami de l’ordre, et on ne me renverra pas comme cela. Je ne crois pas avoir démérité de mes concitoyens ; mais, s’ils sont ingrats, le gouvernement, j’espère, ne le sera pas.

— Je vous avoue, dit Lucien en interrompant cette longue confidence, qu’à votre place, et surchargé, comme vous l’êtes, par les exigences de la famille, je n’aspirerais qu’à résigner ces fonctions de maire, qui vous obligent, comme dans la circonstance actuelle, à un surcroît de dépenses.

— Tu as raison dans un sens, répondit M. Darbault, évidemment contrarié de cette observation ; mais, mon cher enfant, il est bon cependant de se tenir à sa place en ce monde. Voilà trente ans que j’exerce honorablement le notariat et six ans que je suis maire. J’ai des talents d’administrateur que tout le monde reconnaît ; je puis, sans me flatter, me rendre cette justice d’avoir fait de bonnes choses à Loubans. Je ne suis donc pas le premier venu, et j’ai assurément le droit d’occuper une fonction qui m’est pour ainsi dire légitimement acquise. On n’est pas seulement père… on est citoyen !

— Je vois que vous avez raison, mon oncle ; mais, après tout, je crois qu’Agathe n’a pas si grand tort. Elle n’est pas encore mariée et peut trouver son avenir compromis.

— On me l’a bien demandée, répondit M. Darbault, mais avec l’étude ; or, tu comprends que, ayant ces deux garçons sur les bras, je ne puis pas prendre ma retraite. Toutes mes économies sont parties, ajouta-t-il en baissant la voix, et je vais être obligé, pour Marius, d’hypothéquer mon petit domaine. Je vaudrais bien, je t’assure, pouvoir donner à Agathe les cinquante ou soixante francs qu’il lui faut ; mais je suis à court trop complétement, et vraiment celui qui voudrait m’aider me rendrait un grand service, car je suis bien embarrassé et bien malheureux.

— Je puis vous prêter cinq cents francs, mon oncle, dit Lucien.

— Ah ! mon cher garçon, je n’osais pas te le demander ; car enfin tu m’as dit que vous-mêmes n’étiez pas riches ; mais tu me rends un service que je n’oublierai jamais. Je vais te donner une reconnaissance de cette somme, et tu peux être sûr qu’elle te sera remboursée. Tu me sauves la vie ! Toutes ces commandes qu’il a fallu faire, un dîner somptueux, car on ne reçoit pas un sous-préfet comme un simple mortel… j’en perdais la tête. »

Quand ses hôtes quittèrent les Grolles, peu de temps après le dîner, Lucien, contre son habitude et malgré la présence de Rose, ne les accompagna point ; mais, restant auprès de sa sœur, dès qu’ils furent seuls, il lui dit :

« J’ai rendu ce soir un service à l’oncle Darbault ; mais il m’en a rendu un beaucoup plus grand en me faisant voir que j’agissais comme un misérable vis-à-vis de toi. »

Elle se récria.

«  Oui, je croyais t’aimer et je me conduisais comme un égoïste. Depuis deux ans, je te ruine tranquillement, confiant en mes rêves de gloire et m’en remettant à l’avenir du soin de tout réparer. Et qui m’assure que je le pourrai ? J’étais aussi fou que ce brave oncle, qui, à force de hautes visées, se ruine et perd l’avenir de sa fille. Toi, sage et prévoyante, au lendemain de la mort de notre père, tu voulais conformer nos dépenses à notre fortune. Je t’en ai empêchée par mes exigences. C’était odieux ; mais pardonne-moi, je ne voyais pas. À présent, mon amie, je me soumets complétement au règlement que tu vas faire, et que nous appliquerons, je le veux, avec la dernière rigueur. Et songe que je considère ta part comme intacte, malgré la brèche faite à notre avoir. Quant à moi, je dois vivre de mon travail, et je le ferai. »

Cécile haussa doucement les épaules et sourit, une larme dans les yeux.

« Puisque tu comprends que c’est raisonnable, dit-elle, nous allons réformer nos dépenses, je ne demande pas mieux ; mais si tu parles jamais plus de comptes entre toi et moi, je me fâcherai. »

Ils élaboraient ensemble leurs nouveaux plans, quand tout à coup Cécile, comme saisie d’un souvenir, s’alla mettre au piano. La musique parut à Lucien intempestive ; il voulait causer ; aussi vint-il, s’accoudant sur le piano, jeter ses paroles au travers des notes.

« Tais-toi, lui dit-elle en souriant, tu me troubles ; j’ai un public.

— Un public ? répéta Lucien étonné.

— Oui, un pauvre public mendiant, affamé d’harmonie, qui vient ici tous les soirs. Je te dirai cela tout à l’heure. C’est sacré. Retire-toi. On n’interrompt pas Mozart. »

Lucien alla s’asseoir au fond du salon, et Cécile reprit son jeu avec toute la puissance d’expression dont elle était capable quand elle se donnait à l’interprétation d’un maître chéri. Une harmonie saisissante remplissait l’espace ; au dehors, pas un bruit ne se faisait entendre, et, par la fenêtre ouverte, les arbres du jardin, pleins d’oiseaux sous leurs feuilles, semblaient écouter.

Depuis quelques soirs, Cécile ne jouait plus pour elle seule, mais pour cet être souffrant qui avait attiré sa sympathie, Louis de Pontvigail. L’histoire que la fermière avait racontée, la scène de la cabane pendant l’orage, lui avaient révélé des trésors d’énergie et de sensibilité dans cet homme, peut-être bizarre, mais à coup sûr malheureux.

Bonne pour tous, entraînée à soulager tout mais heur qui s’offrait à elle, celui-ci, plus élevé dans ses causes et plus profond, attirait Cécile plus fortement. Elle eût, avec toute la légèreté de sa main mignonne, pansé les blessures d’un malade ; mais ces blessures de l’âme, elle y mit tout son cœur. Elle choisissait donc, pour les jouer à cette heure, des morceaux plutôt doux que tristes, où la rêverie n’était point amère et où dominait l’espoir.

Cécile cherchait à relever et à consoler cette âme flétrie ; et, sous l’influence de ce désir, ses facultés perceptives affinées par l’harmonie, il lui semblait voir Louis de Pontvigail comme s’il eût été sous ses yeux, et lire en lui les impressions qu’elle y faisait naître. La communication établie d’elle à lui par la mélodie se complétait de lui à elle par des fils plus mystérieux, mais si bien sentis, que parfois, pour atténuer l’émotion trop vive qu’il éprouvait, elle modifiait ce qui allait suivre. Au bout d’une demi-heure environ, un peu fatiguée, Cécile s’arrêta.

« Vraiment, tu joues avec trop d’ardeur, lui dit son frère en serrant ses mains brûlantes. C’est plein d’âme et d’accent ; tu m’as tout ému. Mais cela t’épuise. Et maintenant me diras-tu quel est ce public dont tu me parlais ?

— M. de Pontvigail, dit Cécile. Il vient ici en se cachant comme un voleur, tous les soirs, à l’heure où j’ai l’habitude de jouer. Depuis que je m’en suis aperçue, mon concert se donne pour lui. Je lui joue des choses qui en même temps le ravissent et le calment. Cela le rend heureux.

— David et Saül, » dit Lucien.

Il ajouta :

« Mais tu n’es pas un David, ma petite sœur ?

— Et ce n’est pas non plus un Saül, répliqua-t-elle, mais un être doué d’immenses besoins d’idéal et d’harmonie qui n’ont jamais été satisfaits. Son irritation ne provient que d’une sensibilité exaltée à l’excès par la souffrance.

— Ah çà ! d’où le connais-tu si bien ?

— Quand je fais de la musique, répondit-elle en riant, je suis la princesse Fine-Oreille, j’entends pousser les pensées. »

Lucien resta un moment silencieux, et Cécile reportait ses mains sur le piano, quand il les retint prisonnières.

« Toutes les petites localités sont des foyers de commérages, dit-il. Je n’aime pas la présence de M. de Pontvigail dans ce jardin tous les soirs. Cela pourrait à la longue te compromettre.

M. de Pontvigail ! s’écria Cécile.

— Il n’est pas séduisant, je te l’accorde ; mais un homme jeune encore.

— Allons donc ! reprit-elle, c’est impossible. Tant de prudence, d’ailleurs, serait une cruauté.

— Tu es sûre qu’il est là ? demanda Lucien.

— Je le crois ; oui, il doit attendre encore. Notre concert dure au moins une heure chaque soir.

— Eh bien, il vaut mieux qu’il entre ici ; ce sera plus franc. Continue, je vais le chercher.

— Mon Dieu ! s’écria Cécile d’un ton désolé, tu vas m’effaroucher mon pauvre public ; il est si sauvage !

— Non, sois tranquille ; nous l’engagerons à entrer, à nous venir voir quelquefois ; il comprendra qu’il ne doit plus se cacher, et tu lui feras de la musique à nous trois ; cela vaudra mieux. Je serai d’ailleurs charmé de connaître mon rival de plus près. Laisse-moi faire, et recommence à jouer, je t’en prie. »

Elle consentit, non sans répugnance, et l’idée de la fâcheuse surprise qu’allait éprouver Louis de Pontvigail et de cette sorte de trahison qu’elle commettait envers lui jetait dans son jeu une agitation secrète.

Lucien, sorti par la cour de la ferme, arriva le long des murs du jardin, en cherchant le passage par où avait dû pénétrer Louis de Pontvigail. Il n’avait que l’embarras du choix : les murs écroulés comblaient en plusieurs endroits l’ancien fossé qui les séparait du chemin, et sur ces brèches un épais réseau de lierres et de ronces amortissait le bruit des pas. Lucien pénétra doucement dans le jardin, et revint sur ses pas en se dirigeant du côté de la maison.

La lune, bien que voilée, éclairait les objets à quelque distance ; près d’un arbre, et en face du rayon lumineux qui partait de la chambre de Cécile, une forme opaque, immobile, frappa les yeux de Lucien, qui, pour mieux observer, s’arrêta.

Cette forme était bien celle d’un homme. Tourné du côté de la maison, il semblait absorbé dans une attention extrême, et de temps en temps le souffle d’une respiration profonde, pareille à un long soupir, arrivait aux oreilles de Lucien. Celui-ci reprit sa marche avec des précautions nouvelles, et, arrivé tout près de Louis de Pontvigail, il le saisit par le bras.

Pénétré comme il l’était d’intentions pacifiques, Lucien ne s’attendait à aucune résistance ; mais un cri rauque répondit à sa pression ; une main le prit à la gorge, et il eut à peine le temps de s’écrier :

« C’est moi, Lucien Marlotte ! Que diable ! lâchez-moi ; je ne veux pas me battre avec vous. »

Du côté du piano se faisait entendre un tumulte de notes éperdues, pareilles aux pulsations d’un cœur en détresse.

« Que vous ai-je fait ? dit Louis avec une sorte d’égarement. Pourquoi vous acharner ainsi contre moi ? Voulez-vous donc me tuer ou me rendre fou ?

— Monsieur de Pontvigail, dit gaiement Lucien, je ne voulais qu’une chose, savoir qui était là, et maintenant je veux vous serrer la main. Voyons, il ne faut pas trop m’en vouloir de ma brusquerie. Je vous ai pris pour un maraudeur, et j’avoue que nous avons des intentions égoïstes à l’égard des fruits de ce jardin. Mais que faisiez-vous donc là ? Je parie que vous écoutiez le piano de ma sœur ? N’est-ce pas qu’elle est une excellente musicienne ? »

Les bras de Louis de Pontvigail étaient retombés, et, tout souffrant encore de la brusque transition qu’il avait subie, un tremblement nerveux l’agitait :

« Oui, balbutia-t-il, je passais… j’ai entendu…

— Et vous allez nous faire le plaisir d’entrer pour mieux entendre. Ma sœur sera charmée de vous recevoir.

— Non ! non ! s’écria Louis avec une terreur véritable. Je ne puis pas entrer ; je n’entrerai pas ! Il est tard ; il faut que je retourne aux Saulées. Bonsoir, monsieur. »

Il s’enfuyait, quand Lucien l’arrêta :

« Monsieur de Pontvigail, nous sommes vos voisins, et de plus vos locataires. Nous pouvons avoir besoin les uns des autres quelquefois. Si vous fuyez ainsi, nous serons obligés de croire que nous vous déplaisons et nous n’oserons plus nous promener dans vos bois. Voyons, venez avec moi. Ma sœur vous est très-reconnaissante, et moi aussi je vous dois des remerciements, pour l’avoir ramenée à Loubans un jour d’orage. »

En même temps, il avait passé le bras sous celui du farouche mélomane et l’entraînait vers la maison. Tout en balbutiant de nouvelles dénégations, basées sur la crainte de déranger Mlle Marlotte, Louis de Pontvigail se laissa conduire. Mais, à mesure qu’il approchait, son trouble devenait extrême ; en montant l’escalier, il hésitait encore, et, sur le seuil de la chambre, Lucien le vit près de lui échapper. Peut-être fut-il surtout retenu par les doux sons qui de l’intérieur semblaient l’appeler.

La chambre de Cécile était celle dont la vue s’étendait le plus au loin sur les bois et l’horizon. La haute fenêtre était garnie de larges rideaux de mousseline blanche, à volants gaufrés, et l’alcôve était fermée de rideaux semblables. Choisi par Lucien, au mépris des recommandations économiques de sa sœur, le papier de la tenture offrait des arabesques d’or sur fond bleu.

On avait nettoyé d’assez belles sculptures qui ornaient la cheminée, et cette chambre, garnie des meubles de chêne sculpté qu’affectionnait autrefois M. Marlotte, et ornée de ces jolies choses qu’une jeune fille élégante rassemble autour d’elle, avait une grandeur simple, mêlée à une grâce pleine de chasteté. Tout cela devait éblouir les yeux d’un homme aussi ignorant du luxe que l’était Louis de Pontvigail ; mais il ne vit rien, et même, quand Cécile vint à sa rencontre, il ne l’aperçut qu’à travers un nuage.

Elle vit bien qu’il était éperdu, et le fit asseoir en lui parlant d’une voix si bonne et si douce qu’il se sentit rassuré. Sur l’invitation de Lucien, elle se mit à jouer une mélodie villageoise qu’elle avait recueillie de la voix des pâtres, le soir, en se promenant dans les champs, et la prolongea par des variations empreintes du même caractère large et mélancolique, au milieu desquelles, toujours présente, bien que parfois invisible, la mélodie tout à coup réapparaissait.

Du coin où il s’était comme blotti, le menton sur sa poitrine, et les yeux couverts par son chapeau, — qu’il n’avait pas ôté, il faut bien le dire, — Louis écoutait Cécile et la contemplait ardemment.

Quand elle eut fini, la jeune fille, sans quitter le piano, se tournant vers lui, dit en quelques mots expressifs combien elle avait été charmée par ces chants rustiques, naïfs et doux comme les voix de la nature, mais avec la supériorité que le sens de la poésie donne à l’âme humaine. Sur l’appel de son doux regard, Louis se décida à répondre.

« J’ai souvent passé, dit-il, des heures entières, couché sur une colline, à écouter ces chants ; ils me causaient une grande émotion. Dans ce temps-là, je ne vous avais pas entendue, ajouta-t-il.

— Même après des compositions plus savantes, ils sont toujours beaux.

— Oui ; mais vous, c’est bien plus profond ; vous savez ce que vous dites, eux ne le savent pas. »

Cécile, émerveillée de cette réponse du sauvage, regarda son frère, qui sourit.

« Monsieur de Pontvigail, vous reviendrez nous voir, n’est-ce pas ? » dit-il.

Louis hésita.

« Ce serait pour moi seul, murmura-t-il.

— Non, monsieur, dit Cécile ; un homme de cœur, et qui sent vivement les grandes choses, n’est point un visiteur ordinaire, ici ni ailleurs. »

Le visage de Louis de Pontvigail s’empourpra ; il ne répondit pas. Des arpèges nonchalants, touchés d’une seule main par Cécile, remplirent seuls le silence pendant un moment.

« Savez-vous la Marseillaise ? demanda Louis tout à coup, avec une sorte de résolution.

— Assurément ! » répondit la jeune fille d’un petit air héroïque, et, se replaçant au piano pour s’accompagner, elle entonna d’une voix peu mâle, mais vibrante, le chant national. Déjà, au refrain, Louis de Pontvigail avait bondi de son siège et marchait dans la chambre avec agitation.

« Eh bien ! après ? demanda-t-il d’une voix passionnée, quand elle se tut.

— C’est que je ne sais pas les autres couplets.

— Vous ne les savez pas ? Je vous les apporterai. Mais le dernier couplet, au moins, le dernier, je vous en supplie !

— Alors, dites-le-moi. »

Il l’entonna d’une voix forte, émue, à laquelle se joignit celle de Lucien, tandis que la jeune fille accompagnait d’accords vibrants. Toute la timidité de M. de Pontvigail semblait avoir disparu. Il marchait la tête levée, l’œil flamboyant, le geste énergique, pareil à l’un de ceux qui, l’âme en feu, se levèrent des premiers à ce grand appel ; au dernier mot, il se jeta sur sa chaise, la tête dans ses mains.

« C’est toujours beau ! dit Lucien.

— Et ce sera toujours beau ! s’écria en se levant de nouveau Louis de Pontvigail. C’est l’âme de nos pères qui nous est restée dans ce chant vainqueur, et quand toutes les lâchetés actuelles seront mortes et pourries, ce chant ressuscitera des hommes.

— La guerre et le sang versé y sont de trop, dit Cécile. Ces choses-là ne doivent pas durer. »

Louis la regarda profondément.

« Vous croyez ?

— J’en suis sûre, affirma-t-elle avec un divin sourire.

— Que Dieu vous entende ! ou plutôt les hommes ! Mais c’est la marque de l’époque ; c’était la nécessité du temps. Mais ce grand souffle, cet élan de liberté, ce qui s’envole si haut et emporte l’âme en la brûlant, cela peut s’appliquer à d’autres conquêtes ! D’ailleurs, même par la guerre, que de fers encore à briser ! »

Alors, il se mit à déclamer vivement sur l’état des pauvres et des opprimés, partout en Europe. Avec une sorte de rage, où l’on sentait de lancinantes douleurs personnelles, il s’éleva contre toutes les tyrannies, contre celles de la famille aussi bien que celles des oligarchies, et, réclamant le libre essor de toute âme éclose au soleil de la liberté humaine, il parcourait la chambre à grands pas, rouge, haletant, fougueux, mais, malgré l’énergie de sa protestation, plutôt en désespéré qu’en croyant.

Il n’attendait point de réplique et semblait parler moins pour ceux qui étaient là que pour lui-même ; sa passion l’emportait, s’échappant comme un torrent par l’issue qui venait de lui être ouverte. Mais tout à coup, rencontrant les yeux de ses hôtes, qui, non sans quelque surprise, étaient attachés sur lui, s’arrêta court, balbutia et retomba sur sa chaise en disant :

« Eh bien, tout cela n’est-il pas vrai ?

— Vous me semblez seulement un peu sévère, dit Lucien.

— Monsieur, dit Cécile, vous n’avez connu la vie, on le voit, que par la souffrance.

— Ah ! reprit-il avec une ardeur sombre, j’étais né pour les bonheurs les plus doux ; je les aurais savourés avec délices ; mais, quand on a su que j’avais un cœur, on s’est plu à le broyer ; ils ont trépigné dessus en riant, et n’ont répondu à mes cris de douleur que par l’insulte et la raillerie. La seule affection que les hommes et la mort ne m’aient pas disputée, celle d’un père, n’a été pour moi qu’un mensonge horrible, un instrument de torture, un enfer. Cet homme ne m’a donné la vie que pour s’en faire une pâture. Il jouit de mes maux !…

— Vous vous trompez, monsieur s’écria Cécile, que cette accusation révolta. Il n’y a pas un homme assez méchant pour agir ainsi vis-à-vis d’un étranger, à plus forte raison un père. Vous différez extrêmement l’un de l’autre ; il ne vous comprend pas ; il est le plus fort, voilà tout.

— Vous ne savez donc pas ce qu’il a fait ? s’écria Louis ; mais si, vous le savez, reprit-il en regardant fixement Cécile, vous le savez, et même c’est vous qui avez dit : « Cet homme a le droit de maudire son père. »

— Sans doute, son action est horrible, dit la jeune fille en frémissant. Mais, ajouta-t-elle en posant doucement sa main sur le bras de Louis, qui s’était avancé près d’elle, il faut, pour juger avec justice, voir dans les hommes ce qu’ils sont, non ce qu’ils doivent être. Pour la plupart d’entre eux, les lois divines n’existent pas ; ils ne reconnaissent que l’usage et l’intérêt. J’ai vu quelquefois mon père, un homme juste et bon, souffrir de cet aveuglement des hommes et de la loi ; il me disait alors : « Sont-ils orgueilleux de leur petitesse ! Parce qu’ils ont rétréci leur cœur, se croient-ils forts ! » Mais, je vous le répète, c’est qu’ils ne savent pas, ne comprennent pas. En les jugeant d’après la vérité qu’ils ignorent, vous êtes aussi injuste pour eux qu’ils le sont pour vous quand ils vous jugent d’après leurs petitesses et leurs calculs. »

Tandis qu’elle parlait ainsi, Louis attachait sur elle un regard ardent, agité. Lucien, qui désirait apaiser son hôte, parvint à changer la conversation, et bientôt M. de Pontvigail se leva pour prendre congé. Il encore plein d’une agitation que trahissaient les muscles de son visage et son regard.

« Je veux, que vous emportiez en partant un peu d’harmonie, » dit Cécile.

Et elle joua un allegro calme et gracieux, que déjà il avait entendu.

« Eh bien, monsieur, vous nous reviendrez, j’espère, » lui dit-elle en le quittant.

Il balbutia :

« Je vous remercie, » et ne trouva rien de plus à répondre.

« Quelle étrange nature ! dit Lucien après son départ. Mais je t’admire, toi ; tu n’as pas du tout peur de lui, et tu le sermonnes comme un enfant.

— Il souffre tant ! dit-elle.

— Décidément, tu as la vocation d’infirmière ; tu soignerais la patte d’un lion blessé. Est-il superbe dans ses rugissements ! Je veux prendre cette tête-là. Il est bien étrange ! répéta-t-il.

— Non, répondit Cécile après un instant de réflexion ; il n’est pas étrange, mais plutôt plein de naturel ; car il obéit toujours à son sentiment et le laisse voir en entier. Seulement, pour nous, pour des gens habitués à l’incessant triage de ce qui doit être dit ou non dit, ce naturel s’appelle étrangeté.

— Alors il te plaît comme cela ?

— Au premier abord, moi aussi, il m’a étonnée ; mais, en y réfléchissant, je le trouve tel que doit être une nature sincère, énergique, dont la sensibilité, cruellement froissée, s’est exaltée dans la solitude.

— Allons, me voici condamné à entendre l’éloge de mon rival. Ne va pas l’exalter ainsi devant Rose, au moins.

— Oh ! pour Rose et pour sa famille, le seul mérite de M. de Pontvigail sera sa richesse.

— Pour la famille, soit ; mais, quant à Rose, peu lui importe que M. de Pontvigail soit riche ou non, puisqu’elle m’aime.

— Lucien, dit Cécile après un silence, tout le monde ici, grâce à la vanité de nos parents, nous croit riches. As-tu prévenu Rose que nous ne l’étions pas ?

— Je n’y ai pas pensé, répondit-il ; mais cela n’a pas d’importance.

— Elle peut t’aimer et ne pas être assez forte pour préférer la gêne à la fortune.

— Tu ne la connais pas et tu la juges mal, s’écria-t-il ; les femmes seront donc toujours injustes les unes pour les autres ! Moi qui te croyais disposée à l’accueillir, et qui en étais heureux !

— Je suis toute prête à l’aimer tendrement, si elle te préfère à tout ; mais il faut s’en assurer. Crois-moi.

— Il ne m’est jamais venu l’indique pensée de la soumettre à une telle épreuve ! s’écria Lucien, tout à fait exaspéré ; mais, puisque tu insistes à ce point, je le ferai dès demain, pour toi, pour toi seule. Moi, je ne doute pas. »