Librairie de L. Hachette et Cie (p. 232-266).

X

Lucien ne s’était pas trompé. Deschamps l’écartait pour faire une plus large place à Louis de Pontvigail, attribuant la retraite de celui-ci à la jalousie, ou simplement à la gêne que lui causaient les assiduités du jeune peintre. Rose avait été sévèrement reprise des encouragements qu’elle accordait à Lucien, et son père avait défendu qu’elle allât aux Grolles désormais.

« Il faut, lui avait-il dit, que tu sois folle de risquer pour les beaux yeux de ce Parisien une si grande richesse, que ta tante Gothon, par amitié pour sa famille, veut te mettre dans la main. Les Marlotte seraient riches que je me défierais d’une fortune comme ça, placée on ne sait où, et pas plus solide que du papier, tandis que c’est de belles terres au soleil qu’ont les Pontvigail et qui fourniront leurs propriétaires de pain, de vin et de viande pour eux et bien d’autres, tant qu’ils resteront dessus. Mais ils n’en sont pas même fournis de papier, tes Parisiens ; je le sais, moi, par Mme Arsène, qui les quitte, n’étant pas femme à avoir longtemps affaire à des pleutres. Ils ont fait au commencement des embarras, comme s’ils apportaient le Pérou ; mais il n’en est rien. Et d’abord, un homme qui fait des tableaux pour les vendre, un artisse, qu’est-ce que c’est que ça ? J’en ai connu un, bon diable, je ne dis pas, qui avait aussi du talent. Il faisait de très-belles choses, et surtout des tableaux pour les sages-femmes, où l’on voyait de petits enfants sortir du calice des roses. C’était joli ! — Eh bien, cependant, il mourait de faim, et sa femme et ses enfants étaient en guenilles. Ce M. Lucien t’emmènerait Dieu sait où, et se ficherait bien de nous laisser dans la peine, ta mère et moi, tandis qu’ici, dans le pays, ne serait-ce que pour l’honneur, une fois que tu seras marquise de Pontvigail, tu ne nous laisseras, j’espère, manquer de rien. Ta bonne femme de mère n’a qu’à s’en aller, et elle est déjà diablement usée, qu’est-ce que je deviendrai, moi ? Je n’entends pas ça ! Je te conseille donc de faire en sorte que je ne trouve pas toujours ce Parisien sur tes talons, si tu ne veux pas qu’il lui arrive des désagréments, et à toi aussi. Ménage-le, je le veux bien ; car plus tard on peut voir, si Louis de Pontvigail ne se décidait pas. Mais avec celui-ci, ne va pas faire la mijaurée, et tâche au contraire de l’encourager ; il en a besoin. Si tu le regardais seulement la moitié aussi gentiment que tu regardes l’autre, ce serait déjà fait. Ah ! les filles ! les filles ! ça n’a pas le sens commun, et c’est toujours bon à prendre avec des pièges d’alouette. Je te croyais pourtant plus forte que ça. Oui, tu promettais mieux. D’abord ça t’avait tourné la tête, pourtant, l’idée d’être riche et marquise. Eh bien, je te le promets, si tu manques un si beau coup, je te ferai savoir que tu es ma fille et tu auras la vie dure avec moi. »

Rose avait pleuré, mais n’avait pas fait de réplique. Si elle n’était pas aussi forte que d’abord l’avait cru son père, elle l’était cependant, et ne pouvait s’empêcher de reconnaître au fond qu’il avait raison. Le jour donc où elle devait aller travailler aux Grolles, elle prit docilement un autre chemin et se rendit chez Mme Delfons.

Lucien, ce jour-là, comptant sur l’intervention de sa sœur, attendait Rose avec une double impatience. Il était allé à sa rencontre sur le chemin ; puis était revenu à la maison, croyant l’y trouver. Enfin, voyant approcher dix heures, et n’y tenant plus, il courut aux Maurières.

La Deschamps répondit à toutes ses questions d’un ton maussade, en disant qu’elle ne savait pas, et ce fut la vieille grand’mère qui, n’étant sans doute pas dans le secret, apprit à Lucien où était Rose. Il prit aussitôt le chemin de Loubans et se rendit chez Lilia.

Bien qu’il fût alors près d’onze heures, Lilia n’était pas levée.

« Madame, dit la bonne, lisait dans son lit. »

Lucien, charmé de cette circonstance, dit qu’il allait attendre, et se hâta d’entrer dans la salle à manger, où travaillait Rose. Mais quelle ne fut pas sa contrariété en voyant Marius assis près de la belle ouvrière, et surveillant son ouvrage de fort près.

Le collégien, en rougissant de dépit, se leva, et Rose laissa voir un peu d’embarras.

« Ma sœur vous attendait aujourd’hui, Rose, » dit Lucien.

Et ces simples mots étaient accompagnés d’un regard si plein de reproches et de colère, que la jeune fille baissa les yeux en balbutiant :

« Ce n’est pas ma faute ; je ne pouvais pas.

— Vous ne pouviez pas ! Pourquoi ?

— Je vous dirai ça plus tard, répondit-elle.

— C’est donc un secret ? » reprit Lucien.

Et il regarda Marius qui ne bougea pas.

« Savez-vous, ma belle, dit le collégien en se rasseyant près de Rose, que Lucien n’a pas l’air de bonne humeur ce matin. Que lui avez-vous donc fait ?

— C’est vrai, il n’est pas toujours aimable, dit la jeune fille en lançant à son amant un regard mêlé de tendresse et de reproche.

— Et moi, Marius, dit Lucien, je trouve que vous prenez avec Mlle Rose des façons d’ancien régime qui ne sont pas convenables. On ne s’assied pas si près d’une jeune fille et on ne l’appelle pas ma belle comme cela. Puisque Mlle Rose a la timidité de ne pas vous le dire, permettez-moi de vous en faire l’observation.

— Je ne le vous permets nullement ! s’écria Marius en devenant écarlate ; ceci ne regarde que Mlle Rose, et je vous trouve fort impertinent de vous mêler ainsi de ses affaires et des miennes. »

Une vive colère se peignit sur les traits de Lucien, et il fit un pas en avant, comme pour jeter son cousin à la porte ; cependant, il s’arrêta. Rose avait éloigné sa chaise de celle de Marius, mais le collégien, pensant qu’il était de son honneur de ne point avoir le dessous, se rapprocha en disant :

« Voyons, mademoiselle Rose, il ne faut pas avoir peur des jaloux. Vous étiez tout à l’heure bien plus aimable pour moi, quand nous étions seuls.

— Marius ! s’écria Lucien, qui ne pouvait plus contenir sa colère, mademoiselle vient d’exprimer sa volonté, vous la respecterez.

— Je répète que cela ne vous regarde pas, » cria le collégien à son tour.

Malgré les supplications de Rose, une lutte peut-être allait avoir lieu, quand Lilia, dont la chambre se trouvait au-dessus de la salle à manger, effrayée par l’accent des voix, se hâta de descendre, sans achever sa toilette, et entra au moment où Lucien, exaspéré par les provocations de Marius, n’était plus maître de lui.

« Eh bien ! messieurs, qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle en entrant. C’est ainsi que vous vous conduisez chez moi !

— Pardon, ma cousine, dit Lucien ; mais votre frère m’insulte, et j’ai eu le tort d’oublier qu’il n’est qu’un enfant.

— Vous ne serez pas un homme si vous ne me rendez raison ! s’écria Marius, saisi de rage à ce mot.

— Tu es fou » lui dit sa sœur, et elle essaya de le raisonner ; mais, voyant bien qu’elle n’en viendrait pas à bout tant qu’elle ne serait pas seule avec lui, elle se tourna vers Rose :

Allez donc, je vous en prie, Rose, mettre le salon en ordre, et vous, mon cousin, voulez-vous aller m’y attendre ? »

En ce moment, Lucien trouva sa cousine ravissante. Il suivit Rose dans le salon. D’abord l’explication fut orageuse ; mais Rose pleura en assurant qu’elle était bien malheureuse, et en alléguant les défenses de son père.

Malheureuse et charmante ! Quelles autres raisons pouvait demander Lucien ? Il ne demanda plus que des baisers et un rendez-vous où l’on pourrait mieux s’entendre, et il fut convenu qu’ils se reverraient à trois jours de là, quand Rose reviendrait chez Mme Delfons.

« Votre cousin part après-demain. Nous serons donc seuls, dit-elle. Venez le matin, avant que Mme Delfons soit levée.

— Mais, dit Lucien en soupirant, puis-je me permettre vis-à-vis de ma cousine ?…

— Laissez donc, reprit Rose, elle ne s’en fâchera pas. Et d’ailleurs elle me doit bien ça. Elle aussi, elle a eu ses embarras dans le temps, et je l’ai aidée.

— Rose, pourquoi ne dites-vous pas nettement à votre père que vous n’épouserez jamais M. de Pontvigail ?

— Oh ! vous en parlez à votre aise. Quand mon père est en colère, il est très-méchant.

— Alors, de peur de sa colère, vous lui obéirez, je le vois. »

Lucien s’attendait à une vive protestation ; il n’obtint qu’un grand soupir.

« Si vous étiez capable de me trahir ! » dit-il en tremblant de rage.

Mais Rose fondit en larmes de nouveau.

« Et vous aussi, dit-elle, vous me rendez malheureuse. Entre mon père et vous, je suis bien à plaindre. Vous n’avez ni l’un ni l’autre pitié de moi.

— Rose, ma chère enfant, aimer c’est vouloir.

— Et souffrir, ajouta Rose en sanglotant.

— Au moins, jurez-moi…

— Oh ! vous savez trop bien que je vous aime ! dit-elle d’un petit air adorable et en laissant tomber sur l’épaule de Lucien sa jolie tête éplorée.

— Oui, je le sais, j’y compte ! Je te crois, cher ange ! »

Et tout entier au ravissement de serrer sur son cœur cette belle fille qu’il aimait, Lucien oubliait l’avenir pour le présent, quand un bruit se fit entendre à la porte : c’était Mme Delfons qui, avec une complaisance touchante, s’annonçait avant d’entrer.

« Avouez, mon cousin, que je suis bien bonne, » dit-elle avec un long regard mélancolique en tendant la main à Lucien.

Il trouva cela si vrai qu’il baisa vivement la main de sa cousine en la comblant de remercîments. Lilia rougit beaucoup.

« Marius est furieux, dit-elle. Pauvre garçon ! Vous l’avez traité d’enfant. Vous ne devez pas oublier qu’il l’est en effet ; mais il ne fallait pas le lui dire.

— Vous avez raison, j’ai peut-être été trop vif.

— Non, c’est la faute de Rose, qui sème la discorde parmi les miens, reprit Lilia en souriant. Mais que mes reproches ne vous mettent pas en fuite, Rose, cela fâcherait mon cousin… et moi. »

Rose insista modestement, en prétextant son ouvrage, et sortit.

« C’est une charmante fille, dit Lilia, mais je crains qu’elle ne soit malheureuse, précisément à cause de sa distinction et de sa beauté. On veut la sacrifier à un homme qu’elle ne peut aimer.

— Elle ne le souffrira pas, ma cousine. On ne marie pas les filles malgré elles en ce temps-ci.

— Vous paraissez bien sûr de ses intentions. Ah ! Lucien, il faudrait prendre garde à ne pas être pour elle plus cruel que tous les autres ensemble. Vous n’êtes pas un Pontvigail, vous ! ajouta Lilia vivement.

— Je ne vous comprends pas ; mes intentions à l’égard de Rose sont les plus pures qu’un honnête homme puisse nourrir.

— Quoi ! vraiment ? Il est certain que vous voudriez l’épouser ? Ce serait une alliance assez… étrange.

donc, répondit Lucien un peu sèchement, puisque je l’aime ?

— Tenez, vous avez raison, dit tout à coup Mme Delfons en tendant la main au jeune homme. Vous avez raison, Lucien, et je vous en estime davantage. Tant d’autres à votre place auraient essayé de la séduire. Ce que vous faites est d’un noble cœur.

— En vérité, dit-il, je ne mérite aucun éloge pour aimer une fille honnête et belle, et pour vouloir être heureux.

— Si, vous en méritez, reprit-elle, parce que vous seul peut-être estimez l’amour ce qu’il vaut, et que vous le préférez aux ambitions et aux vanités, auxquelles tant d’autres le sacrifient. Qui donc en ce monde estime l’amour ? ajouta Lilia d’un ton exalté. On n’en parle pas même ; on rougirait d’y attacher quelque importance, on le foule aux pieds ; on le brise ; et ceux même (ici, elle soupira profondément), ceux qui autrefois l’ont invoqué le dédaignent bien vite. »

La jeune femme, en achevant ces mots, se renversa languissamment sur le canapé et mit la main sur ses yeux en poussant un nouveau soupir.

Elle ne peut cependant avoir à se plaindre de son mari, pensa Lucien, et il dit tout haut :

« Il est encore beaucoup d’hommes qui préfèrent l’amour à toute chose ; vous même, chère cousine, vous avez été aimée par un de ceux-là. »

Lilia, en relevant la tête, eut un sourire amer :

« J’ai été aimée, oui, dit-elle en appuyant sur le passé du verbe ; mais l’amour n’est-il qu’un songe éphémère ? la poursuite de satisfactions, après lesquelles il s’évanouit ?… Non, ceci est une triste supposition, que dément l’instinct du cœur, et que je repousse. N’est-ce pas mon cousin, — elle serra fortement la main de son interlocuteur, — n’est-ce pas que l’amour est une vérité ?

— Je l’espère ! j’en suis sûr, » dit Lucien.

La conversation, ainsi entamée, passa du général au particulier, et le jeune homme se laissa aller vis-à-vis de sa cousine à mille confidences, qu’il n’osait trop faire à sa sœur, et où le charme si grand pour les amoureux de parler de leur amour le retint longtemps. Lilia l’écoutait avec une indulgence quasi maternelle et répondait par des réflexions qui témoignaient toutes d’une secrète souffrance.

Elle poussa la bonté jusqu’à conduire Lucien près de Rose ; mais les allées et venues de la bonne, qui préparait le déjeuner, empêchèrent toute conversation suivie entre les deux amants et leur confidente, et Lucien, s’apercevant enfin que l’heure du déjeuner de sa sœur était sonnée, s’arracha de ce lieu pour courir aux Grolles. En quittant Lilia, qui vint le reconduire dans le corridor :

« Vous êtes si bonne pour moi, lui dit-il, que vous voudrez bien me permettre de revenir dans trois jours d’ici ?

— Dans trois jours ?… Ah ! j’y suis. Eh bien, revenez ; mais on vous gâte. Que va-t-on penser de moi ? »

Il lui baisa de nouveau la main dans le transport de sa reconnaissance, et ne comprit pas comment une action si simple pouvait subitement faire éclore tant de roses sur les joues de Lilia. Il était charmé d’elle et se disait en marchant :

« Vraiment, je ne croyais pas, avec son petit air timide et rêveur, qu’elle pût être si gracieuse et si bonne. »

À son arrivée aux Grolles, Lucien s’attendait à être grondé ; mais le couvert n’était même pas mis, et il trouva sa sœur dans la cuisine, allant et venant avec beaucoup de hâte et d’émoi suivie pas à pas de Doucette, la nouvelle servante, dont les bras pendants, les yeux béants et la bouche ouverte ne témoignaient pas d’un moindre embarras.

« Voyons, Doucette, pouvez-vous maintenant empêcher ceci de brûler ? dit Cécile ; je reviendrai tout à l’heure. »

Prenant le bras de son frère, elle l’emmena dans la salle à manger, et là, se jetant sur un fauteuil, comme une personne écrasée de fatigue :

« Ah ! mon ami ! me voilà bien embarrassée Doucette ne sait rien.

— Rien ! répéta Lucien.

— Absolument rien. Juges-en plutôt. Je lui donne mes ordres pour déjeuner, et à tout elle répond oui, tranquillement. Je lui montre où sont toutes choses, lui mets tout en main, et je remonte dans ma chambre. Une heure après, quand je descends pour voir, prudemment, ce qui se passe, je trouve Doucette les bras pendants au milieu de sa cuisine, précisément comme je l’avais laissée. « Eh bien, Doucette, où en êtes-vous ? Comment ! il n’y a rien sur le potager ? — Mam’zelle, c’est que je ne sais pas faire la cuisine ici… — Ici… mais c’est à peu près comme partout ailleurs. Voyons, puisqu’il le faut, je vais vous montrer. Allumez-moi d’abord un fourneau bien vite. — Oui, mam’zelle, me répond Doucette en regardant tout autour d’elle d’un air éperdu. — C’est bien simple. Voyons, prenez là, dans le feu, des braises, et mettez-les en dessous, puis du charbon noir par-dessus. » J’espère que tu me comprends, toi ? demanda Cécile en interrompant son récit.

— Parbleu je n’ai jamais fait la cuisine, mais ça me paraît clair. Le charbon enflammé est destiné à allumer le charbon noir.

— Je pensais aussi que la chose n’avait pas besoin d’explications plus complètes, et, sans y prendre garde plus longtemps, je m’occupai d’un autre côté ; mais quand, au bout d’un quart d’heure, je reviens près du fourneau, que je m’attends à trouver bien embrasé, que vois-je ?… devine un peu.

— Tu feras mieux de le dire toi-même, ça sera plus prompt.

— Je vois dans les braises dessous, c’est-à-dire en bas, dans le cendrier, où elles achevaient de s’éteindre, tandis qu’à dix-huit pouces plus haut le charbon noir trônait d’un air sombre dans la grille du potager.

— Sur ma parole, c’est phénoménal, dit Lucien ; mais ne te désespère pas. C’est un beau trait d’obéissance passive ; cette fille-là fera tout ce que tu voudras ; il est probable toutefois que ce ne sera pas sans t’avoir donné de la peine. Ah çà ! voyons, si je faisais quelque chose, moi aussi ; il est plus de midi, et je meurs de faim.

— Je vais t’envoyer Doucette, dit Cécile ; tu lui feras mettre le couvert. »

Ce fut une mauvaise inspiration. La verve moqueuse du jeune artiste, mise en éveil par l’aventure du potager, s’exerça aux dépens de Doucette si bel et si bien que les idées de la pauvre fille, après cette leçon, ne s’en trouvèrent que plus renversées, et que Cécile, à l’aspect du couvert, fut prise d’un fou rire.

« J’ai choisi la méthode socratique, dit Lucien, et voici ce qu’elle a produit. Mais ce n’est qu’un commencement ; il faut laisser l’élève se former lui-même. »

Ils déjeunèrent dans une telle gaieté que tout leur était prétexte à longs rires, tandis que Doucette, hébétée et terrifiée, commençait à penser que ces gens-là étaient difficiles à servir, et regrettait déjà les moutons qu’elle avait quittés.

L’éducation de Doucette, en effet, n’était pas aisée à faire. Quoique, dans l’interrogatoire qu’avant d’être engagée elle avait subi, elle eût affirmé savoir tout faire, à peu près, ce n’était guère autre chose que le chaos même à débrouiller. Hâtons-nous d’ajouter que cette affirmation hasardée de Doucette ne doit jeter aucune ombre sur sa candeur, et n’avait été inspirée que par l’ignorance la plus parfaite. Le doute, comme on sait, naît de la connaissance, et c’est pourquoi Doucette ne doutait de rien. Heureusement, elle ne manquait pas de bonne volonté, et Cécile, qui le reconnut, se mit courageusement à l’œuvre pour la former.

« Celle-ci du moins, pensait-elle, ne me fatiguera pas de ses prétentions et me permettra l’économie. »

Doucette, sur ce point, était en effet l’antipode même de Mme Arsène. Tout, aux Grolles, dépassait ses prévisions et l’éblouissait ; mais sa formidable gaucherie ne faisait qu’augmenter par les malheurs qu’elle produisait. Sa jeune maîtresse la trouva dans les larmes au sujet d’une assiette cassée. Pour avoir laissé tomber un plat elle faillit s’enfuir, et maintenant elle n’osait plus toucher à rien.

Cécile redoubla de douceur et de patience. Il eût fallu la voir, un tablier blanc devant elle, sa jupe et ses manches retroussées, présidant à la cuisine, ou plutôt la faisant elle-même, sous les yeux hébétés de Doucette. Louis de Pontvigail, en venant demander à la bonne s’il pouvait monter, surprit ainsi la jeune maîtresse de la maison et s’arrêta stupéfait. Cécile se mit à rire, et, frottant sur son tablier sa main mignonne, la lui présenta en disant :

« Vous ne dédaignerez pas de toucher la main d’une cuisinière ? »

Louis, n’osant lui dire combien elle était charmante, répondit à peine. Mlle Marlotte retira son tablier, abaissa ses manches, et conduisit elle-même son visiteur dans la salle à manger, au rez-de-chaussée. Là, son doux enjouement et sa simplicité vainquirent la gêne qu’éprouvait toujours cet homme aux habitudes solitaires quand il se trouvait assis en face d’un interlocuteur et chargé de soutenir sa part d’une conversation.

Il s’anima bientôt, s’exalta même parfois ; mais, alors, de lui-même il s’arrêtait, et le sourire indulgent et affectueux de Cécile achevait de lui faire perdre la suite de son discours. Il y eut entre eux plus d’un moment d’embarras, qu’Argus, interpellé, servit à dissimuler un peu ; car Cécile avait voulu que le chien entrât avec son maître, et le noble animal. couché à ses pieds, attachait sur elle un regard confiant et doux. Lucien était dans son atelier ; on ne l’y dérangeait pas, et sa sœur l’en excusa.

« Mais vous le verriez, ajouta-t-elle, si vous vouliez dîner avec nous. »

Louis refusa d’abord ; mais, la jeune fille insistant, il se laissa vaincre. De plus en plus, le sauvage s’apprivoisait ; il était si heureux de voir et d’entendre Cécile, qu’il en perdait cette timidité farouche qui était devenue comme le fond de sa nature.

Vrai de cœur en toutes choses, il restait simple ; et s’il manquait parfois à l’usage, c’était avec une sorte de distinction native qui excluait toute grossièreté, même la gaucherie.

Une seule pensée, d’ailleurs, le préoccupait vraiment : c’était de cacher la profondeur de l’impression que Cécile faisait sur lui. Il s’enivrait silencieusement de la voir et de l’entendre, et quand il paraissait distrait, c’est alors que son émotion était le plus vive. Cécile cependant la devinait.

C’est que, en dehors de la parole, il existe entre toutes les créatures humaines un système non exploré de communications secrètes, en vertu duquel nous exerçons les uns sur les autres, par le seul fait de notre présence, telle ou telle impression d’attrait ou de répulsion, de confiance ou de crainte, d’aise ou de malaise, plus ou moins sentis.

Ces impressions, trop subtiles pour que nos sens les perçoivent avec netteté, résultent évidemment de tout ce qui dans l’être est révélation extérieure de sa nature, peut-être des émanations de la pensée. Celles-ci ne peuvent s’adresser qu’au sens intérieur ; mais les autres, signes encore indéchiffrés, dont à peine on connaît les plus gros caractères, formeront un jour une science, celle de l’hiéroglyphe humain, l’ontologie même. Entre deux natures faites pour s’entendre, ces révélations instinctives ont plus de force et portent sur-le-champ l’impression à l’esprit.

À mesure que Cécile pénétrait ainsi plus profondément dans le cœur de Louis et se voyait plus aimée, elle éprouvait deux sentiments opposés : de l’effroi, soit qu’elle sentît sa propre liberté en danger, soit qu’elle craignît le malheur de Louis ; et, d’un autre côté, cet attrait qui emporte l’âme vers l’âme, essence de l’amour. Cet attrait si puissant, chez les femmes surtout, parce qu’on y a restreint toute leur destinée et toutes leurs préoccupations, ne devait-il pas à la longue être le plus fort ? Pour les êtres d’un ordre élevé, la plus grande de toutes les séductions est un amour vrai. Combien il est rare, Cécile déjà le savait.

Après le dîner, la jeune fille chanta et joua plusieurs morceaux ; Louis, tandis qu’il sentait se réveiller et s’exalter en lui, à ces purs accents, toutes les puissances de son âme, la contemplait. Vers neuf heures, voyant Lucien qui allait et venait d’un air agité, Louis, en soupirant, se leva.

« Ah ! vous partez ? s’écria le jeune peintre. Ma foi, j’ai bien envie de vous reconduire un peu ; la nuit est superbe, et je n’ai pas marché du tout aujourd’hui.

— S’il s’agit d’une promenade aux étoiles, j’en suis, dit Cécile.

— Soit, dit Lucien, tu n’es jamais de trop, toi. »

Sur ce mot, elle s’approcha, et feignant d’arranger la cravate de son frère :

« Tu avais quelque chose à dire à M. de Pontvigail, » murmura-t-elle.

Il répondit de même :

« Oui, mais je le lui dirai fort bien devant toi. »

Cécile s’enveloppa d’un châle, et ils sortirent.

Ainsi que l’avait dit Lucien, c’était une belle nuit. La lune, à son dernier quartier, répandait une lueur pâle, et toutes les étoiles jetaient leurs feux. Un souffle d’automne, parcourant les arbres, froissait les feuilles avec un bruit sec et les cris stridents des chats-huants, sortis de leurs retraites, se répandaient de la plaine au bois.

Le sentier des futaies étant à cette heure couvert d’ombre, on prit dans le taillis un chemin plus praticable, qui servait à l’exploitation et descendait le coteau par de longs détours. Cependant, les ornières qui le traçaient, recouvertes d’herbe ou masquées par des touffes de rejets de chêne, échappaient souvent à la vue, et, malgré les indications de Louis, qui marchait en avant et semblait connaître le chemin à merveille, Lucien et sa sœur rencontraient nombre d’achoppements. Mal dirigée par son frère, auquel elle donnait le bras, Cécile mit le pied dans une ornière et faillit tomber.

« Je veux conduire les autres et ne sais pas me conduire moi-même, dit Lucien ; monsieur de Pontvigail, voulez-vous donner le bras à ma sœur ? Moi, j’étudierai le chemin pour le retour. »

Louis obéit sans répondre ; cependant Cécile eut si bien conscience du bonheur qu’il éprouvait d’être si près d’elle et de l’aider, qu’elle-même fut émue. Et puis avec quel soin, malgré son trouble, il la guidait ! Que de trésors de tendresse amassés dans ce cœur solitaire et souffrant ! Éprouvant un peu d’embarras de leur silence, elle voulut causer ; mais Louis répondait à peine. Lucien suivait en sifflotant.

Ils arrivèrent bientôt sur un point du versant d’où l’on dominait le vallon. C’était une vue confuse et noyée de vapeurs, mais où l’on distinguait, au fond, le sombre massif des Saulées, en face, le coteau et les crêtes des peupliers. Sous les rayons de la lune, çà et là, des nappes lumineuses marquaient le cours de l’Ysette, et à droite, au bas des silhouettes décharnées des châtaigniers, une lumière scintillante indiquait les Maurières. Cécile retint le bras de son compagnon.

« Quel charme, dit-elle, dans ce joli paysage endormi !

— Asseyons-nous quelques moments, » dit Lucien.

Louis jeta les yeux autour de lui, fit quelques pas, et revint portant un tronc de hêtre sur lequel il invita Cécile et Lucien à s’asseoir. Lui, se jeta sur l’herbe en face d’eux. Il tournait ainsi le dos au paysage, et Cécile en fit la remarque ; mais quelle autre vue le pouvait toucher, quand il avait sous les yeux cette blanche et délicate figure qui, entourée des plis sombres de son châle, se détachait sur le ciel ?

« Je suis bien, » répondit-il.

Et il resta penché sur son coude, la regardant, tandis qu’elle regardait la vallée.

« Vous êtes déjà venu souvent ici, monsieur de Pontvigail ? demanda Lucien.

— Oui, monsieur ; il n’est guère de lieu aux environs que je n’aie visité souvent de jour ou de nuit.

— Rêveries d’amoureux ? »

Un silence répondit seul d’abord à cette étrange interrogation, et l’accent de Louis fut plein de trouble quand il répliqua :

« Non, monsieur ; de solitaire.

— Monsieur de Pontvigail, reprit Lucien, je vais vous paraître bien extraordinaire et bien indiscret ; vous demande pourtant la permission de vous adresser une question des plus sérieuses. Vous pouvez refuser de vous expliquer ; mais si vous m’accordez une réponse, j’y croirai absolument, et j’y conformerai ma conduite.

— Parlez, monsieur, dit Louis fort troublé.

— Est-il vrai que vous aimiez Rose Deschamps et que votre intention soit de l’épouser ?

— Non ! s’écria Louis d’une voix énergique en se redressant brusquement ; non, assurément, je n’aime pas Rose et je ne l’épouserai point. »

Lucien fit un bond et lui serra la main à l’endolorir.

« Vous êtes un digne, un excellent homme, et je suis votre ami à jamais, Louis de Pontvigail ! Pardon ! j’extravague un peu ; mais si vous saviez quel service vous me rendez ! quel bien vous me faites ! Et tenez… voulez-vous qu’il soit complet ? Déclarez cela franchement à tout le monde, à Deschamps surtout. Dites, le voulez-vous ?

— Je désire vivement vous être agréable, dit Louis ; cependant… il y a bien des difficultés pour moi… dans cette déclaration que vous demandez.

— Vous étiez engagé ? demanda Lucien.

— Non, je ne le suis pas. Je n’ai jamais rien promis, ni dit à Rose un seul mot… Mais, je dois l’avouer, j’ai eu la faiblesse… (il avait la voix altérée, et sans l’ombre on eût vu son front couvert de rougeur) d’aller quelquefois aux Maurières après que mon père m’eut exprimé le désir… de ce mariage. À présent, on me persécute pour y retourner ; on veut m’arracher une promesse… Je me tais, afin d’éviter une lutte qui sera terrible… Mais vous avez raison peut-être ; il faut en finir, que ce soit plus tôt ou plus tard…

— Assurément ! dit Lucien, et, à votre place, j’aimerais mieux en finir de suite. Mais je serais désolé de vous causer des ennuis par mon insistance, et je dois me contenter de votre déclaration que vous n’êtes point mon rival, et que Rose n’aura point, à cause de vous, de sérieuses persécutions à subir.

— Vous aimez cette jeune fille, monsieur Lucien ?

— Oui, monsieur, et ma sœur, dit-il en prenant la main de Cécile, est décidée à l’aimer et à l’accepter pour sœur. Mais on m’éloigne, dans l’espoir de votre alliance ; et voilà pourquoi je désirais tant savoir à quoi m’en tenir sur vos intentions.

— Il est bien entendu au moins que tout ceci ne doit influencer en rien les sentiments de M. de Pontvigail, » dit Cécile.

Cette phrase, pleine d’hypocrisie, venait assurément d’un de ces mouvements capricieux de l’esprit, dont on attribue aux femmes le monopole ; follement, Louis de Pontvigail s’en laissa blesser au cœur. Aussi répondit-il de ce ton douloureux, emporté, qu’il avait parfois :

«  Mademoiselle, plutôt que d’épouser Rose, j’aimerais mieux me tirer un coup de fusil. Voilà mon sentiment.

— En vérité ! dit Lucien piqué. Elle vous fait peur à ce point ?

— Ce n’est pour aucune raison qui lui soit personnelle, monsieur ; mais je ne me marierai jamais. Un homme comme moi ne peut être aimé. La douleur et la solitude ont été les seules compagnes de ma vie ; elles recueilleront mon dernier souffle. Qu’importe ! je ne me plains pas… »

Il s’interrompit en regardant Cécile, et le cœur ému de la jeune fille recueillit, sans l’avoir entendue, cette phrase inédite : « J’aurai aimé ! »

Alors elle regretta sa dureté, surtout quand elle vit que les dernières paroles de Louis avaient rejeté son frère dans le soupçon et dans l’inquiétude.

«  J’ignore vos motifs, monsieur, dit Lucien, et n’ai pas le droit de m’en enquérir ; mais plus les décisions sont violentes, mieux on en revient parfois. »

Cécile se leva.

« M. de Pontvigail, dit-elle, a ses chagrins personnels que nous ne devons pas sonder ; mais du moment où il t’a dit qu’il n’aimait pas Rose, c’est qu’il ne l’aime pas et que son parti à cet égard est irrévocable. »

En même temps, elle tendit la main à Louis. Il balbutia :

« Merci ! oh ! merci ! vous me comprenez bien.

— Je le crois, dit affectueusement la jeune fille ; entre amis c’est tout naturel. Maintenant, monsieur Louis, au revoir !

— Vous partez ?

— Sans doute : il est tard.

— Ah ! dit-il, cette nuit est si belle ! »

Et, s’adressant à Lucien, il ajouta :

« Demain, monsieur, tout le monde aux Saulées et aux Maurières saura que je renonce absolument à épouser Rose, je vous le promets. »

Quand le frère et la sœur se furent éloignés, Louis revint s’asseoir à la place où il se trouvait auparavant, et d’où il lui semblait voir encore Cécile assise en face de lui sur le tronc du hêtre, blanche au milieu de l’ombre et drapée dans son châle, comme une vierge antique. Oh ! que toute cette nature qui l’avait entourée était belle, vivante ! Ces troncs blancs et gris des hêtres, avec leur feuillage agité par le vent du soir, ces plantes, ces mousses, comme tout cela était doux et intime au cœur de Louis ! Le vent caressait son front ; les étoiles avaient pour lui des scintillements ; l’herbe qu’elle avait foulée se relevait avec des chuchotements mystérieux ; il ne s’était jamais senti si bien au milieu des choses, et se trouvait tout surpris d’être heureux.

« Monsieur Louis ! se répétait-il tout bas ; Monsieur Louis !… »

Le son de sa douce voix semblait être resté là dans l’air, près de lui. Elle avait répondu de sa parole. Elle estimait son ami. Elle comprenait bien, elle, qu’il ne pouvait aimer Rose. Eh bien ! il avait son estime et son amitié ! Que pouvait-il désirer de plus ? Rien. Rien que de la voir sans cesse, toujours, et malheureusement c’était impossible ; mais il la verrait souvent, et, comme en ce moment, dans l’absence, il la garderait en lui.

La moitié de la nuit s’était écoulée quand Louis de Pontvigail se décida à quitter ce lieu. Il ne craignait plus la rosée des nuits. Il ne songeait plus aux rhumatismes ni aux névralgies. Qu’était devenu le malade imaginaire d’autrefois ? Le sang maintenant coulait à flots dans ses veines. Il se sentait redevenu jeune, fort, hardi, et parfois dans ses courses, comme pour détendre ses muscles fatigués d’une si longue torpeur, il éprouvait le besoin de sauter des fossés, de franchir des haies, de courber de fortes branches dans les bois. Enfin, et pour obliger seulement le frère de Cécile, il venait de prendre l’engagement de braver cette tyrannie sous laquelle depuis trente-cinq ans il vivait courbé !

Confiant en la promesse de Louis de Pontvigail, Lucien se hâta de se rendre le lendemain chez Mme Delfons, où il devait trouver Rose. Il était heureux d’avoir à rassurer cette chère fille sur les persécutions qu’elle redoutait. Il la trouvait bien à ce sujet trop timide, trop dépourvue de résolution, et en souffrait dans son cœur ; mais quel homme refusera jamais de pardonner quelque chose à la faiblesse d’une femme ? Et puis, enfin, il allait être heureux ! cette charmante fille lui serait donnée ; car Deschamps n’aurait plus de motif pour refuser son consentement ; et Lucien s’applaudissait de l’habilité de sa conduite : il avait su louvoyer à travers tous les obstacles ; il n’avait point essuyé de refus, grâce à sa prudence, et il s’était débarrassé promptement d’une rivalité fâcheuse, bien qu’imaginaire.

Des Grolles jusqu’à Loubans il vécut en rêve dans son paradis. Quelle joie il éprouverait de former lui-même l’esprit déjà si fin et si délié de sa charmante femme ! de l’initier à tout ce qu’elle ignorait ! de la voir se développer et s’accomplir sous l’influence de l’amour, par ses propres soins ! Pour être ce qu’on appelle une femme distinguée, certes, il lui fallait peu de chose ; mais ce peu de chose, il n’eût voulu pour rien au monde quelle le possédât, et ne pouvait comprendre qu’on ne préférât pas à toute autre une femme ignorante.

Enfin, il touchait au seuil de la maison du docteur. Neuf heures du matin sonnaient à peine ; il était sûr de trouver Rose seule, et le cœur lui battait de joie, quand il recula, comme sous un choc, en voyant en face de lui ce malencontreux, cet importun, ce petit sot de Marius !

Le collégien se tenait si droit et si raide qu’il semblait avoir grandi.

« Je vous attendais, monsieur ! dit-il à son cousin d’un accent tragique. J’avais deviné que vous ne pouviez manquer de venir ici ce matin. Si je ne suis pas allé chez vous ces deux jours, c’est que votre sœur aurait pu s’apercevoir de ma démarche, et que les femmes n’ont rien à voir dans ces affaires-là. Mais je n’ai pas perdu mon temps ; j’ai deux pistolets. Marchons, monsieur, et feignons de causer amicalement, afin de n’être pas remarqués dans la ville. Vous m’avez insulté ; vous me devez une réparation et je la demande. Il en est temps, car je pars demain.

— C’est-à-dire que vous retournez au collége, dit Lucien. Eh bien, mon cher Marius, quelle insulte vous ai-je faite ? Pour mon compte, si j’ai bonne mémoire, vous m’avez appelé impertinent, quand je vous priais d’avoir plus d’égards pour Mlle Rose.

— Monsieur, je n’avais pas à recevoir vos leçons.

— Comment donc, mon cher Marius, on ne pourrait entre parents s’avertir, et il serait permis de s’entre-tuer ? Que voulez-vous que nous fassions de vos pistolets ? Ça vous empêcherait de rentrer au collége, et votre père serait furieux contre moi. Et puis, je m’adresse à votre honneur : est-il bien de compromettre une jeune fille pour un simple différend ?

— Si vous refusez le combat, dit Marius…

— Mon Dieu ! ce n’est pas que je le refuse, si vous y tenez absolument ; seulement, je n’en vois pas la nécessité. Vous me l’avez offert ; donc, en tout état de cause, votre honneur est sauf. Moi, je vous offre la main.

— Du moment où vous me faites des excuses… dit Marius, flatté d’avoir entendu invoquer son honneur deux fois.

— Je n’ai pas parlé d’excuses ; mais je vous tends la main, et, entre parents, cela doit suffire. J’ajoute que nous ne trouverions pas de témoins pour un combat sans motif ; car enfin vous ne pouvez citer aucune injure dite par moi ; du moins je ne me souviens d’aucune… et vous ? »

Il regardait insidieusement le collégien en parlant ainsi. Marius ne la savait que trop, cette injure que Lucien affectait de ne pas se rappeler ; mais ce mot d’enfant, pour rien au monde notre collégien n’eût pu le dire. Marius mit donc avec dignité sa main dans celle de Lucien.

« Et maintenant, mon cousin, dit-il, à présent que nous sommes réconciliés, j’ai une question à vous faire, et peut-être, moi aussi, un conseil à vous donner.

— Avec plaisir, dit Lucien, qui étouffait d’impatience ; mais vous viendrez bien aux Grolles faire vos adieux à ma sœur ! Venez dîner avec nous ce soir, nous causerons.

— C’est plus pressé que vous ne pensez, Lucien, car c’est la personne que vous allez voir, au sujet de laquelle j’ai à vous parler. Est-il vrai que vous songiez à l’épouser ?

— Qui ? Mlle Rose ? Eh bien oui, mon cher ; auriez-vous quelque préjugé à cet égard ?

— Je crois, dit Marius en redressant noblement la tête, qu’on peut avoir de l’amour pour une fille du peuple, mais qu’on ne doit jamais lui donner son nom.

— Moi qui ne suis que du tiers état, dit Lucien, je n’ai pas, je vous l’avoue, de préjugés nobiliaires. Je suis fâché de vous contrarier ; mais, sur ce point, mes idées sont fixées.

— Là n’est pas la question que je veux traiter, quelle qu’en soit l’importance et bien que nous différions tout à fait d’avis. Vous êtes libre de vous mésallier, malgré ce qui doit en rejaillir sur notre famille ; mais, en homme d’honneur, je dois du moins vous apprendre quelle est celle que vous voulez honorer de votre nom.

— Mon cousin, s’écria Lucien irrité, je vous préviens que sur ce point je n’entends pas raillerie.

— Ni moi non plus, et c’est pourquoi je vous avertis. Rose est une fille légère, et j’ai quelque droit à l’affirmer. »

En voyant l’air fat avec lequel le collégien, sur ce dernier mot, se redressa et mit la main dans son gilet, le jeune Marlotte eut peine à retenir les soufflets qui brûlaient de s’échapper de sa main.

« Faites-moi le plaisir de vous expliquer, dit-il dédaigneusement, tandis que, tremblant de rage, en lui-même il ajoutait : Ma foi, si tu veux te battre, mon garçon, après tout, ça se pourra.

— Moi aussi, reprit Marius, les charmes de Rose m’ont ébloui, et comme vous, dès l’année dernière, j’en perdais la tête. C’est vous, mon cousin, qui m’avez guéri. En voyant avec quelle facilité l’ingrate m’a abandonné… Mais l’année dernière elle m’aimait, et si j’eusse été moins jeune, moins respectueux peut-être… Mais je l’adorais. Sa tendre rougeur, ses baisers… et tenez, voici une bague en cheveux qu’elle a bien voulu me laisser prendre à son doigt, les vacances précédentes, quand je la quittai désolé. »

Chez Lucien maintenant la stupéfaction dépassait la colère. Cette bague en cheveux était celle qu’il avait lui-même donnée à Rose sept ans auparavant, et qu’elle lui avait dit avoir brûlée, dans son chagrin, croyant qu’il ne reviendrait plus.

Il prit la bague et l’examina. C’était bien la sienne. Il était allé lui-même à la ville voisine pour la faire tresser ; les objets de cette sorte ne se trouvaient point à Loubans.

C’était bien sa bague ; mais il cherchait à douter encore, et toutes sortes d’arguments contradictoires se heurtaient dans son esprit : Marius ne pouvait-il, au lieu de l’avoir reçue, l’avoir dérobée ? — Rose toutefois avait menti. — Eh bien ! elle n’avait pas osé avouer qu’elle avait perdu la bague. Était-ce un grand crime ? — Oui, car le mensonge le plus léger est un crime en amour, et surtout quand il vient confirmer une accusation. — Une accusation odieuse ! oui, odieuse et fausse ! Qu’importaient les rêves de cet adolescent vaniteux, toujours prêt à mettre en relief ce qui pouvait lui donner quelque importance ! Et puis Rose n’était-elle pas libre ? L’année précédente, que devait-elle à Lucien ? — Elle se devait à elle-même de ne pas écouter Marius. Ô tortures !…

— Nous nous reverrons dit Lucien, tout haut, d’un ton qu’il s’efforçait de rendre calme et qui, malgré tout, était menaçant. Je n’attache pas grand prix à des enfantillages que Rose était libre de se permettre avant nos engagements. Mais… j’apprécie toutefois vos motifs. Voulez-vous me laisser cette bague ?

— Elle vous sera remise le jour de votre mariage, si vous persistez dans votre folie, répliqua Marius avec dignité. Réfléchissez, Lucien. »

Et le collégien s’éloigna d’un pas cavalier, laissant Lucien comme cloué sur place et furieux au delà de toute expression de ce que la civilisation et la parenté empêchent de battre à son besoin les gens en pleine rue. Resté seul, l’amant de Rose marcha quelque temps au hasard pour se remettre. Tout à coup il eut un de ces élans qu’il devait à sa nature bonne et généreuse autant qu’aux leçons de son père.

« Eh bien ! se dit-il, et mon passé, à moi, m’en a-t-elle demandé compte ? Suis-je raisonnable de rêver un être exempt de faiblesses dans une fille de vingt ans, exposée, avec son inexpérience, aux séductions de l’amour ? Dans cette classe, livrées à elles-mêmes, elles font toutes ainsi et jouent avec l’amour avant de s’engager. Ne pas faillir gravement, dans de telles conditions, n’est-ce pas montrer mille fois plus de force et de vertu que n’en ont les sots qui les condamnent, ou les lâches qui les trahissent ? Voyons, un peu de justice et de calme ; car je ne suis pas de ceux qui se gorgent, comme Marius, d’idées et de phrases toutes faites. »

Il avait beau faire, il éprouvait une âpre souffrance ; car l’amour est un enthousiasme, et toute déception lui est cruelle et funeste. Il parvint cependant à se calmer assez pour qu’il se sentît maître de ses premiers mouvements, et il se rendit chez Mme Delfons.

Rose était seule et elle l’attendait. Au premier regard timide et tendre qu’elle jeta sur lui, il la sentit à moitié pardonnée, tant était vive l’influence qu’exerçait sur son organisation d’artiste cet admirable composé de lignes pures et de chairs roses, où l’âme rayonnait par de si beaux yeux, Galatée vivante.

Ne voulant point lui parler d’abord des révélations de Marius, il s’assit auprès d’elle, et la regarda coudre. Les yeux ainsi baissés, penchée sur son ouvrage, il la trouvait touchante et se disait :

« Depuis l’âge de quinze ans, elle vit de son travail ; c’est une honnête fille. Les vanteries de Marius sont odieuses, et je serais odieux moi-même d’y croire.

— Vous êtes bien peu causeur aujourd’hui, dit Rose.

— Et vous, répondit-il, n’avez-vous rien à me dire ?

— Oh ! si, bien des choses ; mais je n’ose guère, car cela va vous faire du chagrin. Je n’ai fait que pleurer depuis hier. »

Elle prit son mouchoir et s’essuya de nouveau les yeux.

« Qu’y a-t-il donc, chère enfant ?

— Il y a que M. Louis va revenir chez nous, c’est bien sûr. Avant-hier, son père lui en a parlé. Le vieux monsieur de Pontvigail veut ce mariage à toute force, et mon père et ma tante Gothon regardent la chose comme faite. On parle déjà des cadeaux et de la noce. Que voulez-vous ? Je ne fais que pleurer quand je suis toute seule, et pourtant, si je ne vous aimais pas tant, je devrais être contente ; car c’est un bien beau parti. Mais non, c’est plus fort que moi, dit-elle en levant ses beaux yeux au ciel avec une vivacité passionnée, je ne peux pas détacher mon cœur de vous.

— Oseriez-vous l’essayer, Rose ? s’écria Lucien. Pourquoi ne dites-vous pas hautement que ce mariage est impossible et ne se fera jamais ?

Pour toute réponse, deux larmes coulèrent sur les joues de la belle fille.

« Chère enfant, lui dit-il, je voudrais vous trouver plus forte ; mais puisque apparemment vous ne pouvez l’être, rassurez-vous : M. Louis de Pontvigail ne vous sera point une cause de tourment ; il me l’a juré lui-même. »

Rose regarda vivement Lucien, et ses larmes s’arrêtèrent.

« Qu’est-ce que vous dites là ? demanda-t-elle d’un air effaré.

— Je vous répète, mon amour, qu’hier, à moi-même, Louis de Pontvigail m’a affirmé qu’il renonçait à vous.

— Est-il possible ! s’écria-t-elle. Vous lui avez demandé ?… Vous vous êtes permis cela ? Voilà qui est beau ! Est-ce que vous avez comme cela le droit de me compromettre ?

— Eh quoi ! s’écria Lucien profondément étonné, voilà toute votre préoccupation au moment où je vous apprends une nouvelle qui, je le croyais, devait vous combler de joie ainsi que moi ! »

Mais Rose, dans un trouble extrême, l’écoutait à peine :

« Je ne vous aurais jamais cru capable, s’écria-t-elle, d’aller parler ainsi contre moi !

— Puis-je avoir à me justifier d’une pareille accusation ? répliqua-t-il de plus en plus confondu. J’ai parlé à M. de Pontvigail comme un honnête homme le peut faire, en lui demandant ses intentions, et…

— Et vous savez-bien qu’un rien l’effarouche ! Vous le saviez, s’écria-t-elle avec colère, et vous l’avez fait exprès ! C’est indigne cela ! »

Lucien était devenu pâle comme un mort. Il se leva.

« C’est votre faute, Rose ; il ne fallait pas mentir et me dire que vous m’aimiez, quand au fond du cœur vous vouliez ce mariage. Eh bien ! afin que mon souvenir ne vous soit pas trop pénible, je vais me justifier : M. de Pontvigail m’a juré que s’il avait paru céder un moment aux désirs de son père, ce n’était que pour éviter une lutte ouverte ; mais que son intention (il me l’a énergiquement exprimée) était de ne point se marier. »

Le beau visage de Rose n’offrait plus que le bouleversement de passions ardentes, opposées. L’avidité trompée, l’amour-propre blessé, une sorte de rage, y luttaient avec l’amour et devaient lui déchirer l’âme. Assurément elle souffrait à faire pitié, — mais à d’autres qu’à Lucien.

« Cela devait arriver, dit-elle en paroles entrecoupées. Voilà ma récompense de vous avoir aimé !… Vous me gâtez ma fortune !… Vous perdez mon avenir ! Mon père avait bien raison ; vous ne pouviez me faire que du tort… Ah ! si j’avais cru ce qu’il me disait ! Mais non, je ne pouvais pas ; je vous aimais trop !… Et voilà ce qui m’arrive ! Tenez, je vous déteste !… Hélas ! non ; mais je le voudrais. J’en serais plus heureuse ! »

Elle fondit en larmes.

« Adieu, Rose, dit-il, j’en mourrai peut-être, mais je ne vous estime plus. »

Il sortit sur ces mots, et reprit le chemin des Grolles. Mais il erra dans les bois toute la journée, et ne put se décider que vers cinq heures à rentrer, en songeant que sa sœur devait être inquiète de lui.

Il ne se trompait pas. Aux abords de la maison, il rencontra Cécile et Lilia, toutes deux fort agitées et qui le cherchaient. Lilia, instruite par Rose d’une partie de la vérité, et très-émue du chagrin de son cousin, était accourue lui porter ses consolations.

Elle était aussi chargée d’exprimer les regrets de Rose, qui ne cessait de pleurer, et l’avait priée de dire à Lucien qu’elle était bien malheureuse, mais qu’elle lui pardonnait et l’aimait toujours. Lucien ne voulut rien entendre ; il savait maintenant ce que Rose regrettait le plus. Sans douleur bruyante, sans cris, presque sans paroles, ce pauvre garçon faisait mal à voir. Assis entre sa sœur et sa cousine, les mains dans leurs mains et la tête sur l’épaule de Cécile, il pleura.

« Je suis un fou, vois-tu, dit-il à sa sœur. Je serai comme cela trompé toute ma vie. Je n’habite pas la réalité. Si tu savais à quelle hauteur je la plaçais ! »

Jusqu’au soir, elles cherchèrent à adoucir sa douleur par leur tendresse, et Lilia lui prodiguait aussi tous les soins d’une sœur.

La nuit tombée, Cécile allait faire conduire sa cousine à Loubans par un des gens de la ferme, quand le docteur se présenta. On crut d’abord qu’il était venu pour chercher sa femme ; mais il avait appris seulement par hasard à la ferme qu’elle était là.

« Ce pauvre Louis de Pontvigail, dit-il, m’a forcé par ses prières de me charger d’un étrange malade, son chien Argus.

— Argus ! dit Cécile. Que lui est-il arrivé ?

— Une brutalité du vieux ladre, qui ne songe qu’à se débarrasser des bouches inutiles. Cette pauvre bête a les côtes brisées. C’est grave ; mais il faudra bien que je le guérisse, car Louis serait malade, je crois, de la perte de son chien. »

Cécile allait demander de nouvelles explications sur ce fait, quand Lilia parla d’autre chose ; puis M. Delfons pressa le départ. En quittant son cousin, Lilia l’embrassa en lui disant : « À demain ! »

Cécile passa toute la nuit près de son frère, qu’une forte fièvre agitait. C’était la première fois que ce jeune homme perdait une illusion vraiment chère. Il en avait arraché à d’autres, peut-être ; mais pour la première fois il avait mis toute la confiance, toute la générosité, toute la sincérité de son cœur dans un amour.

Sans doute il avait cru, par cette volonté d’être bon et juste, mériter d’être heureux ; aussi l’amertume d’une injustice venait-elle s’ajouter pour lui aux douleurs de l’amour trahi. Il s’indignait, il souffrait, comme on souffre quand le cœur se brise pour laisser échapper ces premières croyances de la jeunesse, pures de tout doute et embaumées d’illusions. C’est la première mort de l’être, et l’âme a peu de force qui ne l’éprouve point.

Cécile avait déjà subi cette épreuve ; aussi comprenait-elle si bien la douleur de son frère qu’il s’en trouvait soulagé. Il reportait maintenant sur elle toute sa tendresse.

« Je n’aimerai plus désormais que toi et mon art, » disait-il.

C’était, à vingt-sept ans, une résolution difficile à garder peut-être ; mais il la prenait de bonne foi, et Cécile, pensant à Louis, rêvait de passer la vie entre ces deux amitiés, qui déjà lui étaient, chose étrange, également chères.

Lilia revint le lendemain selon sa promesse, et Lucien, touché de son affection, trouva de la douceur à lui confier sa peine, qu’il commençait d’épancher un peu. Grâce à l’insuffisance de Doucette, Cécile, préoccupée de mille soins, était heureuse de pouvoir par moments remettre son frère aux soins d’une amie. Une de ces intimités rapides que créent les circonstances pénibles de la vie s’établit donc entre Lilia, Cécile et Lucien. Il y avait chez Lilia une douceur pleine de grâce et comme une exubérance de tendresse, empreinte de mélancolie, qui gagnait promptement le cœur.