Librairie de L. Hachette et Cie (p. 301-329).


XII


Ils ignoraient, — et qui donc comprend un point de vue différent du sien ? — ils ignoraient jusqu’à quel degré Louis, si affirmatif et si énergique dans les questions de sentiment, de droit absolu, manquait de confiance en lui-même. Humilié, rejeté de tous depuis la mort de sa mère, il avait contracté des habitudes de sauvagerie qui le faisaient se replier en lui dès que sa propre personnalité était en jeu.

Il se fût trouvé mal de douleur et de honte s’il avait pu croire que ses amis eussent pénétré son amour ; il pensait qu’une audace aussi insensée ne pouvait être devinée de personne, et qu’il mourrait avec son secret. À la campagne, où l’on se marie de bonne heure, un homme de trente-cinq ans passe déjà pour un homme âgé. La jeunesse, la grâce, les talents et la distinction de Cécile en faisaient aux yeux de Louis un être divin, trop au-dessus de lui pour que leurs destinées pussent jamais s’unir.

Toute l’estime et toute l’affection qu’elle lui témoignait ; ce regard confiant par lequel, souvent sans parler, elle lui communiquait sa pensée ; l’adorable sourire dont elle l’éblouissait, il eût cru perdre tout cela, s’il avait eu l’imprudence de révéler sa passion.

La nuit, quelquefois, rêvant qu’il s’était trahi, il la voyait le regard irrité, la bouche méprisante, le chassant d’un geste plein de fierté, et il s’évanouissait… ou plutôt se réveillait, baigné d’une sueur froide et dans une souffrance nerveuse extrême. Il lui venait à l’esprit de temps à autre qu’elle se marierait un jour ; mais il n’y savait rien que d’écarter cette pensée, ne la pouvant supporter. Aussi, vivait-il au jour le jour, concentré dans ses joies présentes et les savourant en avare, si loin d’espérer, qu’il se courbait sous la peur de l’avenir.

Louis supporta la présence de Gothon aux Saulées tant que le corps de son père y resta ; mais après l’enterrement, le jour même, il lui ordonna de sortir, en lui remettant la somme de ses gages, plus des titres de créance pour une valeur de plusieurs milliers de francs. Gothon alla s’établir à deux lieues de Loubans, près de sa nièce Christine, fille aînée de Deschamps ; et Rose, qui de son triste sacrifice n’avait recueilli que la honte, éprouvant le besoin de quitter le pays, la suivît dans cet exil.

Louis ensuite avait fait aux pauvres de nombreuses libéralités et s’était occupé d’indemniser secrètement quelques personnes qui avaient eu à se plaindre de son père. Mais ces satisfactions furent bientôt gâtées, et cette âme, déjà abreuvée de dégoûts, cependant toujours si passionnée pour le bien eut à subir de nouvelles épreuves. Au bruit de ses générosités, une nuée de mendiants et de flatteurs de toutes conditions envahit les Saulées. Il fallut bien à la fin les chasser, mais ce ne fut pas sans tortures. Cécile chaque jour voyait arriver son ami, tantôt irrité, tantôt abattu, et, découragé parfois, il pleura près d’elle.

« Vous êtes, lui disait-il, ma lumière et mon appui. Je douterais de tout sans vous. »

En effet, elle ne le consolait pas seulement par la joie de sa présence ; mais elle en appelait sans cesse de ce qui était à ce qui pouvait et devait être, lui montrant les causes secrètes de ces misères morales qui l’épouvantaient, et par conséquent leur remède. Il la quittait animé d’un nouveau courage. Pas un jour ne s’écoulait sans que Louis vînt aux Grolles et qu’il y restât longtemps bien qu’il fût désormais chargé de soins importants et nombreux. Cependant Lucien attendait en vain qu’il s’expliquât.

Deux mois se passèrent. On était maintenant au milieu des grands froids ; le vent gémissait dans les corridors et dans les hautes cheminées des Grolles, où nos Parisiens grelottaient un peu. Il y avait des jours où la pluie, la neige, le verglas, ou l’inondation des chemins, rendaient fort pénible, et même dangereux, le trajet des Saulées aux Grolles.

Et cependant, par tous les temps, gelé ou trempé, Louis arrivait toujours, faisant toutes les folies d’un amant sans en réclamer le titre. Le frère de Cécile avait fini par être profondément irrité d’une telle conduite, qui lui paraissait par trop insoucieuse de la réputation de sa sœur, et dans ses moments d’humeur il déclarait Louis un monomane, à la remorque duquel les gens soucieux de leur dignité ne se pouvaient mettre.

Les bruits du dehors, auxquels, par l’entremise de Lilia, il prêtait l’oreille, l’exaspéraient. M. et Mme Darbault avaient fait aussi leurs observations et insistaient pour qu’on intimât à Louis de cesser ses visites journalières. Plusieurs fois Lucien pria sa sœur de prendre un parti, et proposa, ou de retourner à Paris, ou d’avoir avec Louis une explication ; mais Cécile opposait à ses instances une résistance opiniâtre.

Elle raillait le soin que prenaient les gens à son sujet, s’indignait de tant de tutelles, et s’étonnait que si peu de temps après la mort d’un père, et au milieu des embarras d’une succession considérable, on exigeât de Louis tant d’empressement à se marier. Au fond, elle était vivement blessée de tout ce bruit fait autour de ses sentiments les plus intimes, et le malaise qu’elle en ressentait la poussait à concevoir encore plus d’étonnement et d’impatience de la conduite de Louis vis-à-vis d’elle.

Un jour, dans le courant de janvier, poussée à bout par son frère, elle déclara enfin que si le séjour des Grolles était devenu insupportable à Lucien, elle consentait à partir ; mais qu’elle s’opposait formellement à ce qu’aucune explication fût demandée à Louis.

Cette affaire est la mienne, dit-elle en relevant la tête avec une expression de souveraine fierté que son frère lui voyait pour la première fois. Mes affections et ma dignité y sont engagées avant celles de tout autre ; ceux qui m’aiment ne doivent donc se permettre, sous aucun prétexte, d’agir en cela sans ma permission. Quant à moi, je ne veux point d’une explication qui aurait pour effet de gêner ou d’influencer les décisions de M. de Pontvigail. Il est libre et doit rester libre.

— Je pourrais seulement le prier de cesser ses visites, dit Lucien.

— Non, puisqu’il n’a rien fait pour nous offenser. Tout le tort en ceci vient de l’opinion, qui s’attaque effrontément, sans aucun motif, à notre honneur et à notre liberté. Elle aurait le droit de blâmer nos actes s’ils étaient coupables ; elle n’a pas le droit de nous soupçonner. Ne vois-tu pas, ajouta Cécile (et la douleur et l’orgueil se peignaient en même temps sur son visage), ne vois-tu pas que présenter à Louis l’idée d’un mariage entre nous, s’il ne l’a pas, c’est m’offrir ; et que lui parler ainsi en raison des soupçons publics, c’est imposer ce mariage à sa délicatesse. Eh bien ! alors, c’est moi qui refuserais, et je serais malheureuse pour la vie. Ne touche pas à tout cela. Nous partirons si tu veux. Il ne faut pas oublier non plus que M. de Pontvigail est très-riche et que nous ne le sommes pas. »

Lucien dut se rendre à une volonté si formelle et à ces raisons ; mais il n’osa exiger un départ qui devait trop coûter à sa sœur, il le voyait bien. Cependant, l’impatience et le chagrin d’une pareille situation l’agitaient si vivement qu’il en perdit le goût au travail, et que la société de Louis de Pontvigail lui devint pénible. Il se mit à sortir après le déjeuner, tous les jours, et il allait à Loubans.

Assise à la fenêtre qui donnait sur la rue, et cherchant à tromper l’ennui de l’attente par la lecture, mais n’ayant plus guère l’esprit à d’imaginaires amours, Lilia l’attendait ; en le voyant, le front de la jeune femme s’éclairait d’une joie passionnée. Le docteur étant absent presque toujours ; ils se trouvaient seuls, car la petite Jeanne se tenait d’ordinaire avec la bonne. Mais ne se lassaient point de causer ensemble, et souvent Lucien arrivait aux Grolles en retard d’une heure pour le dîner.

Comme Lucien se rendait chez Lilia un jour, il rencontra M. Darbault qui revenait des Saulées.

« Quel original ! s’écria l’honorable notaire en parlant de Louis de Pontvigail. En voilà un homme qui parle étrangement des affaires ! Croirais-tu qu’il fait fi du droit légal et ne tient compte que du sentiment ! S’imaginerait-on jamais que c’est un propriétaire ? Je pensais, moi, qu’en devenant maître des biens de son père il changerait ; mais non c’est une tête à part. Ah çà ! poursuivit l’oncle, il faut que je te dise… étant là, ma foi ! je n’ai pu m’en tenir de lui faire entendre ce qui aurait dû lui être dit par toi-même depuis longtemps, à savoir que ses visites journalières, sans but avoué compromettaient la réputation de Cécile. J’ai cru, sur ma parole ! qu’il allait se trouver mal, car il est devenu très-rouge, puis très-pâle, et je pense que c’était de colère, car il tient malgré tout de son père à cet égard.

— C’était à moi seul d’agir en cela, dit sèchement Lucien, et vous avez eu tort…

— Il me semble pourtant, mon neveu, que je suis de la famille, et le plus vieux. Il n’est pas agréable d’entendre clabauder contre les siens. Ta tante et Agathe en sont d’un tourment ! On ne leur parle que de cela partout où elles vont…

— Et rien ne perd à passer par leur bouche, répliqua Lucien.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Il me semble que leur intérêt pour ta sœur ne saurait être mis en doute. Mais voilà toujours ce qu’on gagne à servir les gens. Il faut pourtant que tu saches ce que m’a répondu ce monsieur. Car c’est net et clair, et cela doit vous montrer si j’ai eu tort. Il a d’abord répété deux ou trois fois : « C’est impossible ! c’est impossible ! » comme s’il était entré d’hier dans le monde ; puis il a murmuré je ne sais quoi ; enfin il m’a dit : « Eh bien ! monsieur, s’il en est ainsi, puisque la perversité des hommes doit me poursuivre en tout, je remplirai mon devoir ; je renoncerai aux seules joies que je possède, j’irai visiter moins souvent ceux à qui ma présence devient nuisible. »

— Il a dit cela ! balbutia Lucien, qui reçut pour Cécile ce choc en plein cœur.

— Ce sont là ses propres paroles. Parbleu ! je les ai trouvées de digestion assez dure et les ai assez retournées en moi. Tu vois, mon neveu, ce que c’est que la prudence. On n’en peut jamais trop avoir, et surtout avec des originaux comme celui-là. »

Lucien poursuivit son chemin la tête en feu. Quoi ! Louis ne voyait qu’une seule chose à faire pour contenter l’opinion, se retirer ! Et sa sœur chérie, qui aimait ce malheureux fou, allait être victime de sa bizarrerie. Ah ! ce pays leur était funeste ! Il fallait le quitter au plus vite, il le fallait ! Mais quelle souffrance pour Cécile et… pour lui-même… !

Dès qu’il parut, le visage altéré, devant Lilia, la jeune femme, en lui prenant la main, s’écria :

« Qu’avez-vous, Lucien ? Mon Dieu ! cher Lucien, vous souffrez ?

— Oui, dit-il en se jetant sur le canapé, où, tout anxieuse, elle se plaça près de lui. Oui, c’est une nécessité ; ma sœur et moi nous devons au plus tôt quitter le pays.

— Partir ! vous voulez partir ! Vous m’abandonnez ! »

Elle se renversa en arrière, le désespoir peint sur ses traits. D’un mouvement plus prompt que la pensée, le jeune homme la saisit dans ses bras et la pressa fortement sur son cœur. Lilia, rouvrant les yeux, attacha sur Lucien un regard passionné, et, lui jetant les bras autour du cou, elle fondit en larmes.

« Oh ! oui, je t’aime ! lui dit-elle ; je t’aime, et je suis bien malheureuse ! »

Il couvrit de baisers le visage de la jeune femme, répondait à son aveu par des paroles passionnées, quand on entendit le bout d’un petit pied frapper à la porte et une main maladroite agita le pêne. Les deux amants se séparèrent en hâte. Jeanne entra et courut aussitôt vers sa mère, qui, avec un mélange d’impatience et de confusion, la repoussa. La petite alors se tourna vers Lucien, grimpa sur ses genoux, et, passant elle aussi les bras autour de son cou, lui fit sa question habituelle :

« Quand m’emmèneras-tu chez tante Cécile ? »

Ce frais contact fut comme un charme qui subitement dégrisa Lucien. Il se leva, avec l’enfant dans les bras, et se mit à marcher ainsi dans la chambre, répondant avec distraction aux questions de Jeanne. Tout à coup, la posant par terre un peu brusquement, il la chargea d’une commission, referma la porte sur elle, et, revenant vers Lilia, qui, la tête dans ses mains, pleurait silencieusement :

« Lilia, nous avons été fous tout à l’heure, et nous étions en effet bien malheureux, car nous marchions droit à un crime. Votre enfant est venue représenter ici l’honnête homme que nous avions oublié, son père. Maintenant, plus que jamais, je dois partir. »

La jeune femme avait découvert son visage en pleurs, et le regardait stupéfaite.

« Ah ! Lucien ! oui, vous avez raison. Mais je n’ai pas, moi, tant de courage. Attendez ; laissez-moi trouver la force de renoncer à vous voir.

— Non, dit-il ; c’est maintenant ou jamais.

— Ah ! vous ne m’aimez pas ! s’écria-t-elle en joignant les mains avec désespoir.

— Lilia, je vous aime… et bien plus que vous ne voulez être aimée. Tenez, il faut que je vous dise toute la vérité, puisque j’en trouve le courage. Ce n’est jamais sans remords que j’ai cédé au charme qui m’entraînait vers vous, et, si j’y ai cédé, c’est que je vous aimais peu. Non, Lilia, ce n’est pas un véritable amour que nous avons l’un pour l’autre. Ce n’est pas un amour vrai, celui qui poursuit dans le mal la honte et l’abaissement d’un être qu’il souille d’égoïstes caresses. L’amour vrai ne songe qu’à placer au plus haut des cieux, dans la paix et dans l’honneur, celle à qui l’on peut dire : Je me donne à toi, moi et tout ce qui est à moi ! Si je vous avais réellement aimée, Lilia, je vous aurais dit : Vous poursuivez un idéal faux ; il y a sur terre d’autres joies que la rêverie et l’ivresse des premières amours ; vous avez goûté celles-ci en leur temps ; maintenant vous en avez d’autres : les saintes et joyeuses peines du travail et de la maternité, le bonheur le plus élevé de ce monde, celui d’être utile. Mais non ; je vous voyais négliger votre enfant pour moi, et j’y consentais ; c’était pour moi toutes vos pensées, tous vos soins, les plus tendres caresses de votre cœur ; tandis que votre mari, ce digne et brave travailleur qui mérite plus que moi votre amour, après une longue et laborieuse journée passée à faire du bien, ne trouvait chez lui le soir qu’un gîte froid et silencieux. Oui, je vous aurais rappelé votre devoir, Lilia, si je vous avais aimée. Mais non, vous me rendiez mon trésor perdu, l’amour ; vous fermiez de vos lèvres ma blessure, et je savourais cela comme un lâche. Je vous demande pardon, chère Lilia, de mon égoïsme ; je vous remercie de tant de généreuse bonté que vous avez eue pour moi ; ne pleurez plus et surtout ne m’accusez pas, car, je le jure, c’est maintenant que je vous aime. »

Il plia le genou devant elle et lui dit adieu, sans que, saisie de douleur et d’étonnement, elle eût pu répondre autrement que par des sanglots.

Lucien avait repris à grands pas le chemin des Grolles. Ses propres blessures, la douleur qu’il laissait derrière lui et celle qu’il allait porter à sa sœur le déchiraient à la fois. Il était cependant satisfait de la conduite qu’il avait tenue ; mais le tumulte de ses pensées le jetait dans une grande exaltation.

À mesure qu’il se rapprochait de la maison, il pensait surtout à Cécile et à Louis, qu’il trouvait bien coupable et bien ingrat, et il se disait amèrement que les hommes en ce monde semblent ne vouloir à aucun prix du bonheur et ne poursuivent que leurs propres rêveries.

« Après tout, se dit-il, peut-être Louis n’a-t-il ainsi répondu à M. Darbault que pour ne pas s’expliquer avec lui ? Peut-être, en ce moment, parle-t-il à Cécile ? »

Il regrettait d’arriver, soit de peur de les interrompre, soit de peur d’avoir à expliquer à sa sœur l’absence de Louis. Son pas en était devenu de plus en plus lent, quand, passant au-dessous de la lucarne d’une grange attenante à la ferme, et qui bordait le chemin, il entendit une voix plaintive entrecoupée de sanglots.

Dans la disposition d’esprit où était Lucien, cela le frappa davantage, et il s’arrêta pour écouter.

« Il y a longtemps que j’ai senti que tu ne m’aimais plus, disait la voix ; mais je ne croyais pas encore, non, je n’aurais jamais cru que tu me le dirais à moi-même.

— Et moi je croyais, Mariette (c’était la voix de Patrice), qu’il n’était pas besoin de te dire ça. Quand je t’ai demandé de nous marier, est-ce que je savais, moi, ce que j’étais ? Un simple potier, ça te convenait, ma fille, ça allait tout seul ; mais un homme de génie, minute ! Sais-tu seulement ce que c’est, pauvre ignorante, qu’un homme de génie ? Moi je l’ai lu dans un livre de grands peintres que m’a prêté M. le curé. Ah ! je ne puis pas te dire comme ça m’a remué ! J’avais bien toujours eu là quelque chose, quelque chose qui me disait, dame ! que je n’étais pas un autre ; mais… ah ! le génie, ma fille, une flamme, un démon, une chose qui… enfin… on est fier ! on est grand ! on méprise les autres. La gloire ! ah ! la gloire !… c’est-à-dire des trésors, des honneurs et tout le monde à vos pieds !… Hein ! est-ce que tu te serais figuré ça, toi, que Patrice, ton pauvre Patrice, était un homme de génie ? Eh bien ! c’est vrai pourtant ; me voilà, c’est moi ! Lucien, lui, n’est qu’un peintre assez médiocre ; mais il aura la gloire de m’avoir trouvé. Et tu voudrais épouser un homme de génie, toi ! ma pauvre petite Mariette ? une paysanne ! Ça serait drôle, hein ! Quand nous irions ensemble, si je te permettais de me donner le bras, on dirait : Quoi ! c’est là sa femme, la femme de ce grand homme ! Et ça ne nous ferait pas honneur, vois-tu Mariette, ni à toi ni à moi. En pareil cas, la femme doit connaître son devoir et se sacrifier. Allons ! du courage, et surtout ne va pas pleurnicher devant personne, je te le défends ; car il est tout à fait inutile qu’on sache… Voyons, sois gentille ; je suis généreux, moi : quand je serai riche, je t’enverrai une dot ; tu n’y perdras rien avec moi.

— Je ne veux pas de tes cadeaux, répondit-elle. Je voulais tout de toi ou rien. Je ne comprends pas grand’chose à ce que tu dis, et il me semble que tu as la tête tournée ; mais pour le cœur, c’est bien sûr, et de ça je ne me consolerai point… »

Lucien n’en écouta pas davantage, il s’éloigna.

Comme il entrait dans la cour, il vit derrière les vitres le visage de Cécile et devina bien de qui elle épiait ainsi l’arrivée.

« Louis n’est pas venu ? demanda-t-il avec un grand serrement de cœur.

— Non, pas encore  ; il est près de cinq heures cependant. »

Lucien alla s’asseoir silencieusement au coin de la cheminée ; mais chaque fois qu’il voyait les yeux de sa sœur, de la fenêtre où elle faisait semblant de broder encore, se fixer sur la porte de la cour, il éprouvait des mouvements de douleur et de rage. Il fallait qu’il fût insensé, vraiment, cet homme qui, s’étant fait aimer, on ne savait comment, d’une si charmante fille, la dédaignait ! Ah ! si Lucien avait pu prévoir… il l’aurait tué plutôt, ce maniaque, ce fou, qui se plaignait de la vie et savait si bien, lui aussi, faire souffrir !

Il était nuit. Mariette entra, portant la lampe allumée, et Cécile se retira lentement de la fenêtre, où, dans une attitude inquiète aussi, Argus se tenait près d’elle ; car Argus, bien qu’il fût guéri, habitait encore les Grolles, un reste de faiblesse le rendant incapable de suivre son maître dans de longues courses.

« Mon bon vieux, dit Cécile à demi voix en passant la main sur la tête de la fidèle bête, il ne viendra que dans la soirée. Je le lui avais défendu pourtant, » ajouta-t-elle à part soi en allongeant une lèvre boudeuse, comme pour gronder d’avance le coupable.

Elle vint enfin s’asseoir près de son frère, dont elle remarqua seulement alors la tristesse et la préoccupation. Il ne voulut pas lui en avouer la vraie cause, pensant que Louis pouvait encore venir dans la soirée, et lui parla seulement de la conversation qu’il avait surprise entre Patrice et Mariette.

« Ce que nous soupçonnions est vrai, lui dit-il. Cette pauvre Mariette aimait Patrice, et ils étaient fiancés ; mais le drôle, enivré de sa nouvelle fortune, l’abandonne. Je regrette presque de l’avoir si chaudement recommandé au sculpteur Maze et de l’envoyer là-bas pour y grossir le nombre des ambitieux. Si tu avais entendu la sécheresse de ses adieux à cette pauvre fille ! Tout cela, vois-tu, me fait beaucoup réfléchir sur les autres et sur moi. Je vois de Plus en plus que l’égoïsme et la vanité nous rendent vraiment fous. Nous rapportons tout à nous-mêmes ; nous concentrons tout en nous. Est-il cependant une de nos satisfactions, à part celle de la conscience, qui n’ait son objet en dehors de nous ? Mais, par une contradiction aveugle, non-seulement nous prétendons être à nous-mêmes notre propre but, mais nous voulons encore être celui des autres. Chacun prétend recevoir tout et ne donner rien. Quiproquo éternel, hymne de déception, chanté en discordance par toutes les voix humaines à la fois !

« Sais-tu, Cécile, ce qu’il y a de seul vrai, de seul grand, de seul profitable ? Oui, tu le sais ; mais moi je l’ignorais, et cela m’a frappé tout à l’heure comme un éclair en écoutant les propos insensés de ce vaniteux. C’est d’étendre sa vie hors de soi le plus possible, de sortir à tout prix de cette énervante personnalité qui change tout or en feuille sèche, de n’être pour soi-même que le point d’appui nécessaire à tout élan, et de puiser la vie là où elle se trouve, dans nos semblables et dans l’univers.

« Cet imbécile, qui prétend se mettre au front la couronne du génie ; pourquoi ? l’entends-tu ? De l’or ! les biens de la terre ! le monde à ses pieds ! Et pour cela il repousse du pied un humble cœur qui est à lui ! Tout son but, c’est lui, lui seul ! une vanité satisfaite… Avec cela que peut-il jamais faire de grand ? Son prétendu génie n’est et ne sera jamais qu’un avorton. »

Lucien alors, penchant la tête sur sa main, se tut un moment. Puis, avec un sourire amer, et dans les yeux l’éclat d’une honnêteté qui se repent et s’accuse, il reprit :

« Si je raille ainsi Patrice, c’est qu’il m’a présenté en lui ma propre caricature, oui, la mienne et celle de tous les égoïstes qui poursuivent par des voies diverses la centralisation du petit point où ils sont blottis. Moi aussi j’ai rêvé la gloire ; et je comptais, ma foi ! sur moi tout seul pour cela. Je pensais moi aussi que ce devait être pour ma propre déification que le feu sacré serait tombé là, sous mon crâne ; et la vie entière, avec ses découvertes, ses amours, ses devoirs et ses dévouements, m’eût semblé stérile, à moins de cette adoration que devaient me rendre les autres hommes. Toute notre éducation ne nous a-t-elle pas lancés dans cette voie ? Ne nous repait-on pas dès la mamelle de Césars, d’Alexandres, de Michel-Anges, de monarques de tous genres ? Partout le grand homme-statue sur son piédestal. Toujours l’individu, éclatant et superbe, dominant la société muette, ignorée. Puisque la gloire est tout, il nous faut de la gloire, et, ne pouvant être grands, nous nous boursouflons. Et c’est de là que naissent tant de mensonges, tant d’immolations du vrai, du simple, du juste, et toutes ces gênes secrètes dont nous sommes étouffés.

« La gloire ! elle vient à ceux qui, ne la cherchant pas, contemplent un but plus grand, l’idéal lui-même. Eh bien, vois-tu, j’aimerais mieux à présent faire des pots, comme faisait Patrice, que de ressembler plus longtemps à ce Sosie. Je veux abandonner le souci de ma vanité pour la joie d’être utile. Je ferai plutôt des images pour ce grand enfant mal élevé qu’on laisse en dehors de tout, le peuple, et je tâcherai de lui présenter, au lieu de barbouillages immoraux et de fétiches couronnés, sa propre histoire et le beau dans le vrai. Je ne rêverai pas d’avoir du génie, pour conquérir ma part de fumée et d’encens ; mais je m’efforcerai d’avoir du talent pour payer ma dette à l’humanité ma mère. Et tu m’aimeras bien, n’est-ce pas ? »

Il la regardait tendrement, les yeux pleins de larmes. Tout émue, Cécile dit en l’embrassant :

« En ce moment, tu ressembles à notre père. Tu es un noble et bon cœur ; mais il y a de la souffrance dans ton accent. Tu me caches quelque chose ?

— C’est vrai, ma chérie. Il y a encore… il y a que mon cœur est un pauvre fou : il se prend partout. Lilia est bonne, charmante… et romanesque. J’ai failli trahir ce brave docteur. Ne me gronde pas ; je n’ai pas trop mal agi, et tu vois que je t’embrasse ; mais vraiment l’air de ce pays n’est pas bon pour moi.

— Partons ! dit-elle en étouffant un soupir. Maintenant, je le veux, partons ! »

Aussitôt après le dîner Cécile retomba dans l’attente. Vers huit heures enfin elle n’y tint, et, se tournant vers son frère :

« Il est arrivé quelque chose à Louis, dit-elle avec l’anxiété dans les yeux. Voici la première fois depuis la mort de son père qu’il manque de venir ici. Je veux aller aux Saulées, viens avec moi.

— Il ne lui est rien arrivé, répondit Lucien tristement. Je savais qu’il ne viendrait pas. »

Et, prenant sa sœur dans ses bras, il la fit asseoir sur ses genoux et lui rapporta ce qu’il tenait de l’oncle Darbault. La tête de la jeune fille se pencha sur l’épaule de son frère et elle resta sans couleur et sans voix.

« Je t’aime bien, moi ! » dit Lucien en la pressant fortement contre sa poitrine.

Alors elle pleura et dit seulement :

« Partons.

— Partons ! répéta Lucien, et maintenant le plus tôt sera le mieux. »

Brisés tous les deux, mais cherchant à se réchauffer le cœur mutuellement par les témoignages de leur tendresse, ils s’occupaient, dès le lendemain, des préparatifs de leur départ, quand Louis entra.

Au premier pas qu’il fit dans la chambre, cette nature sensitive reçut l’impression non-seulement du chagrin de ses hôtes, mais de leurs réserves. Lui aussi, la veille, avait bien souffert, et tandis que Cécile, toute tendue vers lui, l’attendait, tendu de même vers elle, mais captif dans sa morne volonté, le regret le dévorait. Il s’assit en balbutiant :

« Je n’ai pu venir hier. Des affaires…

— Nous l’avions pensé, dit Lucien un peu rudement. Il faut bien d’ailleurs nous habituer à ne plus nous voir, car nous retournons à Paris, ma sœur et moi. »

Louis, foudroyé de ces paroles, ne répondit pas et tourna seulement vers Cécile un regard qu’elle ne put supporter. Elle baissa les yeux, et se sentant incapable de répondre s’il l’interrogeait, elle se leva et sortit.

Au bout de quelques instants, Louis, d’une voix altérée, dit :

« Mais vous reviendrez ?

— Non, répondit Lucien ; du moins je ne sais. Moi, pour mon travail, je sens le besoin d’être à Paris. » Il ajouta ensuite, voulant tenter une dernière épreuve : « J’ai un autre motif que je ne dirais pas à Cécile. Ma sœur a vingt-trois ans ; il est temps qu’elle rentre dans le monde et qu’elle se marie. J’ai même quelques vues à cet égard. »

Sous ce nouveau coup, Louis se sentit comme frappé à mort. Tandis qu’au bord de l’abîme du désespoir ou de la folie, il rassemblait toute son énergie pour ne pas tomber, ou du moins pour dérober sa chute aux regards, Lucien, qui l’observait, le voyant, malgré sa pâleur, immobile et comme impassible, se dit :

« Il ne l’aime pas ! »

Cécile reparut bientôt. À force de volonté, elle se montra la même et fut presque enjouée. De son côté, Louis, tout étourdi de douleur, agit et parla comme dans un rêve. Quand il se sentit à bout de forces, il se retira.

« Vous reverra-t-on demain ? lui demanda Cécile.

— Oui ! oh oui ! répondit-il. Je viendrai tous les jours… tous ceux qui me restent désormais… Quand partez-vous ?

— Dans huit jours, » dit Lucien.

Après le départ de Louis, Cécile monta dans sa chambre, où son frère la trouva en proie à une violente douleur.

« Ah ! s’écria-t-elle, tu parles de choses vaines, et que faisons-nous ? C’est aux méchants propos d’une petite ville que j’immole tout mon bonheur… et le sien. Car il souffre le martyre, je l’ai bien vu. Je ne sais ce qui se passe en lui, ni pourquoi il se tait ; mais il en mourra.

— Non, dit Lucien, tu te fais des chimères. Ce Louis est une âme bizarre que je ne puis m’expliquer. Nous resterions dix ans ici qu’il serait le même.

— Eh bien ! répliqua-t-elle, ne nous verrions-nous pas tous les jours ? »

Elle affecta bientôt plus de force aux yeux de son frère ; mais elle souffrait d’horribles déchirements de cœur et sentait sa vie perdue. Par moments, elle ne pouvait même comprendre qu’elle se laissât ainsi arracher par la malveillance d’autrui tout ce qui lui était cher et sacré, cette entente secrète si douce avec une âme si pure et si haute, et cet échange de tendresse qui remplissait de lumière et de chaleur tous ses jours.

Par-dessus tout, une mortelle inquiétude l’agitait au sujet de Louis, inquiétude que Lucien ne pouvait comprendre et qui l’irritait lorsque Cécile en laissait échapper quelque témoignage. Il reprenait alors les raisonnements qui les avaient décidés, montrait que son honneur et son devoir de frère lui défendaient d’accepter plus longtemps la responsabilité d’une situation pareille, et s’appuyait sur ce point inexplicable, écrasant, du silence de Louis. C’était là où la fierté blessée de Cécile inclinait au doute. Elle s’avoua enfin qu’elle ne pouvait demander à Lucien une abnégation plus longue, et dès lors s’interdit toute hésitation.

Pendant ces huit jours, les visites de Louis furent plus assidues, plus longues que jamais. Arrivé dès midi, il était souvent encore là dans la soirée. Tandis que Cécile, un ouvrage d’aiguille à la main, feignait d’en être occupée, Louis, assis non loin d’elle, pâle et triste, la contemplait. Ils restaient souvent silencieux.

Quelquefois ils traitèrent de sujets graves, avec attendrissement ou exaltation ; mais ils n’abordèrent pas celui du départ, craignant chacun leur propre faiblesse.

Une ou deux fois Cécile se mit au piano, mais elle fut bientôt obligée de s’interrompre ; car elle voyait Louis pleurer, la tête dans ses mains, et elle se sentait elle-même sur le point de fondre en larmes, d’aller à lui, de l’interroger et de lui tout dire ; mais une invincible fierté la retint. Même dans ces cœurs, elle était assez forte pour dominer l’amour et briser leur destinée.

Les deux derniers jours, Louis aida à clouer les boîtes où l’on emballait les meubles, et tous les apprêts du départ passèrent sous ses yeux. Lucien y mettait une sorte de cruauté. Argus, au milieu de ce mouvement qu’il considérait avec inquiétude, poussait de temps à autre des gémissements et interrogeait de longs regards attristés son maître et Cécile.

« J’ai une prière à vous faire, dit Louis la veille du départ, emmenez Argus. »

La jeune fille tressaillit à cette parole et regarda son ami profondément.

« Pourquoi cela ? demanda-t-elle.

— Je tiens beaucoup à ce qu’il vous suive.

— Mais vous l’aimez. Il vous a sauvé la vie. Vous pouvez encore avoir besoin de lui. »

Il persista dans sa prière avec une insistance si formelle, si âpre, qu’elle ne put le refuser. Mais, à partir de ce moment, le doux front de la jeune fille devint plus chargé, plus sombre, et par moments la fixité de son regard inquiéta Lucien.

Le jour du départ était arrivé. Quelque temps avant l’heure, Louis vint avec son cabriolet, qui devait conduire à la gare les voyageurs. De la fenêtre où se tenait Cécile, elle le vit entrer dans la cour, descendre, et prendre dans la voiture son carnier et son fusil, qui reluisait et semblait tout neuf. Quelque temps auparavant, elle l’avait raillé de l’habitude qu’il avait prise de porter cette arme, et depuis lors il y avait renoncé. Elle devint fort pâle, et, allant au-devant de lui :

« Quoi ! dit-elle comme il posait son fusil dans le corridor, vous reprenez déjà vos mauvaises habitudes ?

— Pardonnez-moi, répondit Louis en s’efforçant de sourire, ce sera la dernière fois, je vous le promets. »

La jeune fille, en le regardant, eut un instant d’hésitation ardente. Il semblait calme cependant. Quelqu’un survint ; elle se tut.

Vers midi, l’heure étant arrivée, Lucien, Cécile et Mariette, qui les suivait à Paris, montèrent dans le cabriolet, au fond duquel on plaça Argus. Louis, portant son fusil en bandoulière, se disposait à les suivre à pied, quand Lucien, d’un ton de colère contenue, le pria de ne pas les escorter ainsi à travers Loubans.

« Comme il vous plaira, dit Louis doucement. Je vais prendre par les Saulées et je vous rejoindrai dans les bois, près de la gare. »

Louis s’éloigna. Lucien et Cécile, ayant fait la veille leurs adieux à leurs parents, ne s’arrêtaient pas à Loubans. Après avoir franchi la petite ville, ils remontèrent le coteau, et déjà les regards de Cécile se portaient autour d’elle avec inquiétude. La campagne offrait un aspect bien différent de celui dont elle avait frappé leurs yeux la première fois.

Tout était morne, vaste et nu dans cette étendue que remplissaient autrefois les masses accumulées d’une verdure profonde. Les grands arbres isolés dressaient leurs squelettes sous le ciel ; le bois, avec ses rameaux grêles et ses feuilles sèches, frissonnait, et sur les prés, les herbes, tordues par la gelée, se crispaient mourantes sur le sol, qui résonnait. D’une des futaies qui bordent la route, près de l’endroit où Louis et Cécile s’étaient rencontrés pour la première fois, le jour de l’arrivée à Loubans, ils virent Louis s’avancer vers eux, et s’arrêtèrent.

« C’est ici, dit-il, et son accent, quoique simple, était solennel ; c’est ici que nous allons nous séparer pour longtemps. Vous penserez à moi quelquefois, n’est-ce pas ? »

C’était à Cécile qu’il parlait, en attachant sur elle un regard dont une flamme ardente dévorait les larmes. Elle descendit de voiture, ainsi que Lucien, et, pâle et tremblante, prit la main de son ami, la serra entre les siennes, et du ton d’une prière suprême :

« Louis, vous allez me promettre de nous venir voir à Paris. Je le veux. »

Il répondit :

« Peut-être ; nous verrons. »

Mais il refusa de s’engager davantage.

Lucien alors, impatient, alléguant l’heure, pria sa sœur de remonter, et la porta presque dans la voiture ; puis, s’y élançant lui-même, il prit les rênes et fouetta le cheval. Sous leurs pieds, Argus, qui venait aussi de recevoir la dernière caresse de son maître, s’agitait et poussait des hurlements sourds et plaintifs.

« Arrête ! cria tout à coup Cécile à son frère, arrête, je le veux ! »

Lucien regarda sa sœur elle était blanche comme une morte, et son front semblait éclater de résolution.

« Cécile, murmura-t-il, au nom de notre père, je t’en prie !…

— Il va se tuer ! » dit-elle d’un ton sec et rapide. Et saisissant les rênes, elle arrêta elle-même, poussa du pied la portière et sauta par terre. Argus s’élança après elle, et Lucien, désespéré, les suivit, laissant à Mariette le soin du cheval.

Cécile courut jusqu’à l’endroit où elle avait quitté Louis, et là sembla demander à Argus le chemin qu’il fallait suivre. Celui-ci ayant pris sans hésiter le sentier du bois, le frère et la sœur s’y engagèrent après lui.

« Cécile, s’écriait Lucien désolé, tu te perds follement pour cet homme ! Il ne t’aime pas comme tu crois. Maintenant il rentre chez lui, sans doute. Iras-tu donc jusque-là ? Mais, je te le déclare, je ne t’y suivrai pas. »

Elle répondit par un cri terrible.

À cent pas de distance environ, devant eux, une flamme venait de briller entre les hêtres, et une explosion retentit. Ils coururent. Argus, qui les précédait, s’abattit en hurlant sur le corps de son maître. Près de l’arme déchargée, Louis était étendu, les yeux fermés, immobile, et de sa gorge un flot de sang coulait sur la terre glacée. Cécile, d’une main défaillante, toucha le cœur.

« Va chercher du secours ! » dit-elle à son frère.

Il partit en courant. La jeune fille banda de son mouchoir la blessure et, posant ses lèvres sur le front du moribond :

« Ô Louis ! dit-elle, vous ne saviez donc pas que je voulais vivre avec vous ? À présent, nous mourrons ensemble. »

Il rouvrit les yeux à cette parole, et les attacha sur elle un moment, avec une expression de reconnaissance et de joie suprême ; puis il les referma, et Cécile s’évanouit.

Tandis que des émissaires envoyés de tous côtés cherchaient le docteur Delfons, Lucien se procurait à la gare un brancard et des couvertures. Avec des précautions extrêmes, on plaça dans cette sorte de lit le moribond et on le transporta aux Saulées, dont on était proche. Louis vivait encore. Le docteur, accouru, après avoir sondé la blessure, donna quelque espoir de guérison.

Au grand scandale de tout Loubans, Mlle Marlotte s’établit aux Saulées, près du cher malade, qu’elle ne voulait plus quitter. Lucien, moins résolu qu’elle, mais aussi dévoué, n’abandonna pas sa sœur.

Plus d’une bonne âme à Loubans les accuse encore d’avoir capté à force d’intrigues la plus belle fortune du pays, bien que chacun, à l’occasion, recoure à Mme de Pontvigail comme à la providence la plus gracieuse qui se soit mêlée jamais des affaires d’autrui.

Louis, maintenant, connaît l’exaltation du bonheur ; mais il passe toujours pour un peu fou, parce que toute injustice le passionne, et qu’il refuse, même heureux, d’arriver tout doucement à penser que les choses, après tout, sont pour le mieux en ce monde.

Quelques mois après le mariage de sa sœur, Lucien lui écrivait de Paris :

« Ils s’écrient tous que la Rose est un chef-d’œuvre. Je le crois aussi. Mais si j’admire encore mon œuvre, je ne l’aime plus, et j’éprouve à la regarder plus de découragement que d’orgueil ; car il y a là une part de mon âme qui n’est plus en moi. Se ravivera-t-elle jamais ?

« Patrice est devenu presque Parisien ; il porte un habit, des gants, et se fait friser ; mais il ne sait rien de plus qu’à son départ de Loubans, et Maze hausse les épaules en parlant de lui. L’engouement dont il a été l’objet l’a perdu. On a tant raffolé de ses ébauches qu’il n’a pas cru nécessaire de faire davantage, et qu’il s’est posé vis-à-vis de lui-même et de tout le monde en génie complet.

« Il ne parle que de lui, ne croit qu’en lui, et restera lui-même à l’état d’ébauche ; car son vice radical est la vanité, et il me semble de plus en plus que le développement de cette faculté est opposé au développement des autres, j’entends des utiles et des généreuses. C’est comme une excroissance maladive, une sorte d’oïdium, qui gâte et envahit tout.

« Déjà on délaisse Patrice, et il s’imagine qu’on le jalouse. Je le vois en train de devenir peintre d’enseignes, ou fabricant de plâtres, si même il daigne consentir à demander au travail des ressources contre la misère, et je me reproche de l’avoir arraché à son village et à son métier.

« Non, l’artiste qui n’a d’amour et d’aspirations que pour la gloire ne l’atteindra pas. On ne puise l’enthousiasme qu’en dehors de soi. Pour être fort, il faut croire ; pour créer, il faut aimer. J’irai me retremper bientôt auprès de vous. Hâte-toi de me donner de beaux enfants à peindre ; puis Louis me prêtera sa tête pour un Gracchus. J’ai commencé mes images ornées de légendes, et elles me paraissent valoir celles de Geneviève de Brabant.

« N’oubliez pas, tout en vous aimant, d’aimer votre frère mais, je le sais, l’amour pour vous n’est pas un double égoïsme, il n’est qu’une force expansive de plus. »

Après avoir conçu de si brillantes espérances, Rose n’a pu se résoudre à épouser un laboureur. Elle vient de s’engager comme femme de chambre à Paris, où très-probablement elle fera son chemin.

Lilia est restée l’amie de Cécile, et maintenant elle se livre à l’éducation de sa fille, surveille son ménage et témoigne une tendre affection à son mari. Elle s’intéresse même à la clientèle du docteur, et a consenti enfin à accepter la direction d’une boîte de médicaments, qu’elle délivre à l’occasion, selon l’ordonnance, car il n’y a pas de pharmacien à Loubans.

Le docteur, charmé, est redevenu amoureux de sa femme. Peut-être les froideurs précédentes de Lilia n’ont-elles pas nui à ce résultat ? Le docteur a sa part des faiblesses humaines et s’était, dit-on, laissé blaser par une félicité trop exempte de nuages. Il comprend désormais le prix de son bonheur retrouvé, et Lilia, avec son sourire toujours empreint de mélancolie, mais avec un regard sincère, dit à Cécile que Lucien devrait bien se marier.

Arthur Darbault, devenu lieutenant, se plaint de dépenser en gants blancs son traitement tout entier, maudit la pauvreté de sa famille et fait des dettes, en poursuivant la conquête d’une héritière louche, ornée d’une grosse dot.

M. Darbault se saigne, comme il dit, aux quatre membres pour entretenir Marius à Paris, où Marius entretient à son tour une jeune étudiante. Le petit bien de famille, couvert d’hypothèques, va être vendu. Agathe approche de trente ans. Elle est lasse au plus haut point de sa broderie et surtout de son piano, et, condamnée cependant à ne voir d’autre but à son existence, elle est devenue tout à fait désagréable ; elle jalouse le bonheur des autres, et l’attaque souvent par des insinuations perfides. Ses petits travers n’ont fait qu’augmenter ; elle s’évanouit maintenant à l’aspect des araignées, et ses nerfs l’agitent à tout propos.

Mme Arsène parle toujours de son oncle et du prince de Lichtenstein, et fait une moue de mépris quand il est question des propriétaires des Grolles. Elle ne pardonne à Cécile ni la bassesse de ses sentiments pour un homme déconsidéré, ni la simplicité de ses habitudes. Elle dit qu’il n’est pas permis aux gens riches d’être mesquins dans leurs goûts, et que leurs idées doivent être en rapport avec leur fortune.

Mme  Arsène, pourtant, dans une maladie grave qu’elle a faite, a pu s’apercevoir que M. et Mme  de Pontvigail ne mettent pas de mesquinerie dans leurs bienfaits ; mais c’est une personne désintéressée, qui ne donne pas son estime pour si peu de chose, qui ne connaît que ses principes, qui a le culte de la grandeur, et dont l’âme est trop haute pour ne pas rester fidèle malgré tout à son idéal.


L’Oisillière, novembre 1863.


FIN.

4212. — Paris, imprimerie Jouaust, rue Saint-Honoré, 338.