L’Idéal au village/4
IV
Les Maurières étaient un hameau planté sous l’ombre de grands châtaigniers, à quelques mètres au-dessus de la petite rivière de l’Ysette, qui baignait le vallon.
Ce hameau, quelque champ sur le haut du coteau, et les prairies qui s’étendaient, bordées de peupliers, des deux côtés de l’Ysette, appartenaient à M. de Pontvigail. Il confiait à Deschamps l’administration de cette partie de ses domaines, et le soin des belles vaches qui paissaient tout l’été dans les prairies et fournissaient de lait le bourg de Loubans. Le seul travailleur sérieux de la ferme, cependant, était la femme de Deschamps, l’Henriette, comme on l’appelait, une grande créature hâve et chagrine, qu’on voyait toujours allant et venant, effarée et comme harcelée par les exigences d’un travail exorbitant où nul ne l’aidait, excepté sa vieille belle-mère et un petit garçon qu’on avait loué pour garder le bétail dans les prés.
Quant à Deschamps, gros, gras et fleuri, après avoir pris le matin son café au lait, il allait d’un pas lent jeter çà et là le coup d’œil du maître et donner son avis sur le travail ; il approuvait assez rarement, se fâchait quelquefois, et enfin se rendait au café de Loubans pour prendre la goutte et fumer une pipe avec les amis. Il revenait ensuite déjeuner chez lui, et quand il n’avait pas quelque course d’affaires, d’habitude il partait pour les Saulées, situées à une demi-lieue environ, dans un repli du coteau, au bord de l’Ysette, et non loin de la gare du chemin de fer.
Aux Saulées, Deschamps faisait la partie de trictrac du vieux Pontvigail, qui, vainqueur ou vaincu, lui versait rasade ; et le soir enfin il s’en revenait chez lui, où scrupuleusement, après le souper, il écrivait, d’une belle écriture dont il était fier, le compte des seaux de lait traits et vendus dans la journée.
Cet emploi de comptable rehaussait extrêmement Deschamps à ses propres yeux ; il le considérait comme une profession libérale, et celui de factotum allait à merveille aussi à ses instincts parasites et flâneurs. En conséquence de ces goûts élevés, il n’avait pas voulu que ses filles s’occupassent des travaux de la ferme et en avait fait des ouvrières, au risque de voir sa femme écrasée sous le fardeau.
Le lendemain du jour où Lucien Marlotte avait obtenu de faire le portrait de Rose, à cinq heures du matin, comme le soleil dorait à peine les cimes des châtaigniers et commençait de fondre les vapeurs de la vallée, l’Henriette, qui déjà, en cornette de nuit et en jupon court, inspectait les abords de la ferme, s’arrêta stupéfaite devant un spectacle bizarre à ses yeux.
C’était un jeune monsieur, à barbe blonde, qui, sous un des châtaigniers, dépliait une espèce de parapluie et paraissait prendre des mesures, comme s’il se fût cru à la foire et qu’il eût voulu établir là quelque boutique en plein vent. Cependant, quand il eut salué l’Henriette d’un air honnête, et voyant qu’il n’avait pas l’air d’un coureur de grands chemins, elle pensa que c’était plutôt quelque arpenteur, et cela l’inquiéta fort ; car, était-ce donc que le vieux Pontvigail songeât à vendre ? On n’aime point à être dérangé, et tous ces griffonneurs de paperasses inquiètent le bon travailleur.
Tandis qu’elle songeait ainsi, le jeune homme s’avança vers elle et demanda si Mlle Rose était levée. Le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait répondit à la question, et Rose apparut, éclatante comme un rayon du soleil levant, et fraîche comme la rosée qui baignait les herbes. Elle sourit à Lucien d’un petit air d’intelligence en achevant d’arranger sa collerette, et disparut pour reparaître bientôt sur le seuil. Elle avait oublié d’instruire sa mère de ce dont il s’agissait, et répondit seulement à ses questions :
« C’est pour faire mon portrait. Ce monsieur et mon père sont convenus de ça. »
Puis elle regarda l’appareil, se fit ouvrir la boîte, et toucha tout avec un plaisir d’enfant. Elle paraissait enchantée qu’on fit son portrait. Peut-être, dans son naïf orgueil, avait-elle eu le sentiment que cette belle image, qu’elle voyait chaque matin dans son miroir, devait être conservée à l’admiration des hommes.
Rose voulut que Lucien commençât de suite ; mais il eut beaucoup de peine à l’empêcher de prendre une robe bleue très-voyante, qu’elle appelait sa belle robe, et de charger son cou d’une chaîne d’or. Il l’aimait mieux dans sa modeste robe brune, et voulait que rien ne brisât les lignes de ce cou ferme et pur, au bas duquel la collerette, entr’ouverte, fascinait le regard.
Dans toutes ces conventions préliminaires, qu’ils prolongèrent un peu, il y eut des regards et des sourires qui ravirent Lucien, car il se vit pardonné d’avance. Rose s’assit enfin au bord d’une petite charrette jetée sous l’arbre, siège rustique sur lequel le peintre désirait la représenter dans toute la vérité de la couleur locale, écossant des pois, ou occupée de quelque autre travail champêtre, avec la maison et le paysage pour fond du tableau.
Mais Rose ne l’entendait pas ainsi et fut indignée. Écosser des pois ! dans un portrait ! Voulait-on la rabaisser, ou se moquer d’elle ? Sous le regard soupçonneux et presque irrité de la belle fille, Lucien céda. Mais ce fut ensuite une autre affaire. Elle avait vu des lithographies du meilleur goût représentant des dames décolletées, avec des corbeilles de fleurs ou des tourterelles dans les mains, et elle eût bien voulu quelque chose de semblable, quelque chose enfin de distingué. Il chercha vainement à lui faire comprendre la supériorité du simple et du vrai. Un seul mot la persuada :
« Cela ne se fait plus.
— Ah ! » dit-elle, se soumettant aussitôt.
Il fut convenu enfin qu’elle aurait simplement un ouvrage de couture sur les genoux, et Lucien prit le crayon.
Rose d’abord se tint un peu roide ; mais les paroles du jeune peintre, ses regards charmés, l’animèrent, et elle causa sans se trop déranger. Dans le rayon des choses que sa pensée embrassait, Rose était intelligente, et l’habitude d’être admirée lui avait donné cette confiance en soi qui permet à toutes les ressources de l’esprit de se déployer librement.
Et puis, ce n’était pas un jeune homme de vingt-six ans, artiste, et, comme tel, adorateur de la beauté, qui pouvait peser bien scrupuleusement, au point de vue de leur valeur intrinsèque, les paroles d’une charmante fille dont les yeux et les lèvres disaient en outre tant de belles choses. Cette séance en plein air, en face de ce beau modèle, aux rayons du soleil levant, fut magique pour Lucien.
Il revint à Loubans, les yeux pleins de merveilles, l’oreille de chants, l’âme d’enivrements, plus peintre qu’il ne s’était jamais senti l’être. Il embrassa fortement sa sœur et fut éblouissant d’entrain toute la matinée ; mais il ne dit point d’où il venait, ce qui parut grave à Cécile, quand Marius, au déjeuner, leur apprit que Lucien avait commencé le portrait de Rose.
Cécile ne fut pas la seule à se préoccuper en cette occasion. À la campagne, toute intrigue se trouve exposée aux commentaires, à la manière dont le gibier l’est en plaine rase aux coups des chasseurs. Ce fut avec une curiosité pleine d’aigreur sourde qu’Agathe et Lilia s’intéressèrent aux faits et gestes de Lucien vis-à-vis de Rose, et elles complotèrent, de concert avec Cécile, d’aller le dimanche suivant, c’est-à-dire le lendemain, aux Maurières, et d’assister à la séance, qui ce jour-là devait avoir lieu dans l’après-midi.
Le dimanche est, à la campagne, le grand jour de la semaine, jour de pompes religieuses et de pompes mondaines, consacré à la messe et à la toilette, aux commérages, aux vêpres et aux visites. Ce matin-là, quand Cécile descendit pour le déjeuner, elle trouva son frère dans une conversation très-animée avec la famille Darbault.
Lucien, obéissant aux recommandations de Cécile, insistait pour qu’on l’aidât à trouver une maison où sa sœur et lui pourraient s’installer ; mais l’oncle et la tante, secondés par Agathe, prétendaient les garder encore une quinzaine de jours. On n’entendait que ces formules, répétées sur tous les tons : « Vous avez bien le temps ; — Nous causerons de cela plus tard ; » et Cécile, qui voulut se joindre à son frère, en fut étourdie et forcée au silence.
« À table ! cria M. Darbault, qui prit Lucien par les épaules et le força de s’asseoir. Mon ami, tu es un grand peintre, mais tu n’as pas le sens commun.
— Un grand peintre ! murmura Lucien, presque ému de cette flatterie.
— Oui, un grand peintre ; je le maintiens. J’ai entendu dire, il y a longtemps, que tu avais des dispositions brillantes ; mais ne serait-ce que cette ébauche que j’ai vue là-haut, je suis sûr que tu as un grand talent. C’est magistral. Seulement, il ne faut pas que cela te fasse mépriser l’amitié des petites gens comme nous, qui tenons à vous posséder le plus longtemps possible. »
Il n’y avait rien à répliquer à tant de bonne grâce, et Lucien, en protestant de ses sentiments affectueux, accepta la côtelette que sa tante lui offrait.
« Quoi ! Cécile, vous n’êtes pas encore habillée ? dit Agathe en la voyant simplement vêtue d’une robe d’alpaga noir, tandis que ces dames étaient solennellement parées de leurs plus belles robes de soie.
— Mais pensé que cette toilette suffisait, dit Cécile.
— Oh ! je croyais que vous prendriez votre jolie robe de foulard.
— Ma chère, vous connaissez parfaitement le fond de mes malles, et vous savez que c’est ma plus belle. Il faut ménager ses ressources quand on en a peu. »
Ceci renfermait quelque amertume. Cécile, il faut l’avouer, on s’en douterait, avait sa part des faiblesses de l’humaine nature. On a beau mépriser un préjugé, on souffre d’en être atteint. L’inventaire des malles de la Parisienne, indiscrètement obtenu par ses deux cousines, leur avait causé une déception évidente.
Elles comptaient sur les splendeurs de toilette d’une femme du grand monde, et n’avaient trouvé qu’une modeste garde-robe, visant tout bonnement à cet indispensable si ample déjà, et n’ayant d’autre mérite que le bon goût, peu compris au village. Cécile avait donc été mortifiée, et de plus mécontente de l’être pour si peu. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver quelque malaise de sentir sa considération soumise, dans ce milieu vain, à des jugements si frivoles, et se trouvait peu flattée que ce qu’elle avait de meilleur y passât inaperçu.
« Croirais-tu, maman, reprit Agathe, que Cécile a laissé à Paris ses plus belles robes ?
— Eh bien ! dit la mère, elle a pensé que c’était trop beau pour nous, et elle a eu tout à fait raison ; nous avons cependant ici des personnes qui se mettent très-bien.
— Ce n’est pas exact du tout, ma chère, dit Cécile, répondant à Agathe je vous ai parlé de robes de soirée que je portais avant mon deuil et que je n’ai pas mises depuis. Il ne pouvait pas me venir à l’idée de les apporter ici.
— Vous en ferez ce que vous voudrez, dit Mme Darbault, mais je dois vous prévenir que c’est grande fête aujourd’hui, et qu’il y aura de très-belles toilettes à l’église, d’autant plus, ma chère, qu’on s’attend à vous y voir.
— Comment cela, ma tante, moi qui ne connais personne !
— Ah ! vous vous imaginez, dit M. Darbault, que ça ne fait pas sensation l’arrivée d’une Parisienne à Loubans ? Du moment où vous aurez mis le pied dans l’église, cent paires d’yeux vont vous saisir et vous dépecer des pieds à la tête. Dame ! c’est comme cela.
— Alors je n’y vais pas, dit Cécile en riant. Je reste ici.
— On dira que vous vous cachez, et l’on voudra deviner pourquoi. Ce sera bien pis.
— Il faut vous montrer, dit la tante, et, si vous m’en croyez, vous montrer à votre avantage…
— Ne serait-ce que pour l’honneur de la famille, dit Cécile en riant, mais d’un rire un peu forcé. Je vais donc aller revêtir ma robe de foulard, en regrettant de n’avoir pas mieux. Mais, il faut vous le dire, j’avais cru ce fou de Lucien, qui m’avait fait des idylles sur la simplicité de la campagne et la liberté des champs.
— Bah ! tout dépend du point de vue auquel on se place, dit Lucien ; il faut se mettre à l’aise, et tant pis pour ceux qui n’en seraient pas contents. Nous devons d’ailleurs vous avouer, poursuivit-il en surmontant un peu de fausse honte, que nous ne sommes pas riches et ne pouvons prétendre, par conséquent, à éblouir personne.
— Allons donc ! s’écria l’oncle stupéfait, tandis que les figures de la tante et d’Agathe s’allongeaient, exprimant un désappointement joint à une sorte de pudique souffrance, — tu plaisantes ! Votre père a dû vous laisser une jolie fortune. Il avait une belle place, et c’était un homme rangé.
— Mais on dépense forcément selon sa position, répondit Lucien ; et puis mon père a tenu avant tout à nous donner une large éducation.
— Il croyait aussi pouvoir nous protéger plus longtemps, ajouta tristement Cécile.
— Je n’aurais jamais cru… » reprit M. Darbault d’une voix caverneuse.
Un regard de sa femme lui coupa la parole en lui signalant Françoise qui entrait.
« Mais, dit Lucien, nous ne considérons pas…
— Mon neveu, je vous prie, un peu de ce poulet, » s’écria Mme Darbault en couvrant de sa voix celle de Lucien.
Et se tournant vers la bonne :
« Françoise, allez vite vous habiller ; la messe va sonner. Nous prendrons le dessert nous-mêmes. »
Quand Françoise fut sortie :
« En vérité, dit-elle à son mari, tu es par trop imprudent ! Parle-t-on de ces choses devant les domestiques ?
— Nous ne prétendons pas en faire un secret, observa Lucien avec un rire un peu sec.
— Vous auriez tort, vous auriez tout à fait tort. On n’est pas obligé de dire ses affaires à tout le monde.
— Mon Dieu ! oui, vous savez ; le monde est ainsi : il n’estime que la fortune.
— Tant pis pour lui ! » s’écria Lucien, que l’air déconcerté de toutes ces figures finissait par mettre mal à l’aise.
On abandonna le sujet, évidemment pénible pour tout le monde, et le déjeuner s’acheva dans une causerie à bâtons rompus.
Au sortir de table, M. Darbault emmena Lucien dans le salon :
« Ah çà ! est-ce bien vrai… ce que tu m’as dit ?… J’espère pourtant qu’il vous reste quelque chose.
— Une soixantaine de mille francs, s’il vous plaît de le savoir.
— Diable ! diable ! À chacun ?
— Non pas.
— Sapristi ! Comme cela ta sœur n’est pas plus riche que ne doivent l’être mes filles un jour ? Moi qui pensais à la marier avec le sous-préfet de l’arrondissement !
— Je ne crois pas ma sœur facile à marier, répondit Lucien dédaigneusement.
— Enfin, je n’en reviens pas ! quand je songe à votre père…
— De grâce, mon oncle, cessez de vous désoler. Je suis parfaitement résigné à faire notre fortune moi-même.
— Eh ! eh ! mon garçon, il faut du talent, bien du talent ! Autrement, la peinture, ça ne mène pas loin.
— Je vous affirme tout au moins que je me suffirai à moi-même, ainsi qu’à ma sœur. Et c’est pourquoi nous sommes venus à la campagne, afin de dépenser moins et de travailler mieux. J’espère, mon oncle, que vous allez nous donner toutes les indications nécessaires pour trouver un gîte bien situé dans les environs, car nous désirons, je vous l’ai dit, inaugurer au plus tôt notre ménage.
— Bien volontiers, mon ami ; c’est très-louable. Tu trouveras toujours en moi l’aide d’un bon parent. — Pour ce qui est des conseils, bien entendu, — car ma fortune est aussi très-modique, et mes garçons me coûtent les yeux de la tête. Ce diable d’Arthur me ruine ; il prend tout, et je ne sais vraiment où je trouverai des ressources pour Marius, qui veut être médecin et aller étudier à Paris. Je suis bien heureux d’avoir un gendre comme Delfons, qui n’exige rien. Aussi, quand je vois Lilia faire de la dépense et n’avoir dans son ménage nulle économie, cela me cause un chagrin !… Si Agathe venait à se marier, je ne saurais pas non plus où prendre les dix mille francs de sa dot. Tout le monde voit cela, et les épouseurs ne se présentent pas. Et puis, qu’est-ce que ça dix mille francs dans un siècle comme le nôtre, où il faut tant de luxe, tant de toilette et où tout est cher ? La bourgeoisie se perd ; elle ne sait où elle va. Ces jeunes gens, ces jeunes filles se montent la tête ; ce qu’ont les uns, les autres le veulent, et nul ne s’arrête dans ce progrès-là. Un drôle de progrès ! car avec ça l’on revient d’où l’on était parti. Ce ne sont que dégringolades, et les vieilles familles s’en vont. — Enfin, voilà mon fils à l’école polytechnique ! Je lui ai mis une belle boule en main ; qu’il la fasse rouler. Il ne pourra pas me reprocher de n’avoir pas visé pour lui à ce qu’il y a de mieux. Il est là avec des fils de ducs, de sénateurs et des plus grands noms de France. Maintenant il me reste à pourvoir les autres ; mais je puis bien dire que je sais à peine comment je ferai. — Bah ! tout ça ne sont pas tes affaires, n’est-ce pas ? Tu voudrais une maisonnette… pas trop chère. Je vais m’informer de ça. Aujourd’hui, précisément, je vais voir beaucoup de monde, et je pourrai te donner des indications dès ce soir. Je te quitte ; mon étude est pleine. Quand on est à la fois maire et notaire, on n’a pas le temps de se reconnaître. Ma foi, les honneurs, les soucis et les affaires, tout cela est bien lourd à porter ! »
Lucien le regarda s’en aller et haussa les épaules en murmurant avec le dédain d’un artiste : « Quel bourgeois ! » Puis il monta chez lui préparer ses crayons, dans l’attente de l’heure bienheureuse où il allait retrouver sous ses yeux son beau modèle.
Deux heures après, au sortir de l’église, Cécile, Agathe et Lilia, accompagnées de M. Delfons, partaient pour les Maurières. Le temps était magnifique ; la brise agitait heureusement les couches d’air embrasées par un éclatant soleil, et l’on avait à peine vingt minutes de chemin par les sentiers.
Cependant Agathe ne cessait de se plaindre de la chaleur, de la poussière, des cailloux et de quelques ronces, qui pourtant se balançaient avec grâce, toutes fleuries, sur son passage. Elle n’était point habituée, disait-elle, à sortir comme cela dans le jour, par la chaleur, et ce qu’elle n’ajoutait pas, mais s’efforçait de laisser deviner, c’est que de petits pieds aussi bien chaussés n’étaient bons qu’à fouler des tapis, ou des parquets tout au moins, et qu’une personne délicate comme la sienne avait droit à des égards tout particuliers de la part de la création.
On ne pouvait nier le malaise d’Agathe ; elle avait le visage en feu et le front couvert de sueur ; et même, pour lui rendre pleine justice, il faut avouer qu’elle ne révélait pas tous les maux qu’elle éprouvait, et que, par une telle chaleur, ses bottines trop petites et un corset trop serré lui causaient de véritables tortures. On déboucha enfin en face de la ferme, et la scène qu’elles venaient chercher s’offrit aux regards des curieuses, mais avec plus d’acteurs qu’elles ne l’avaient prévu.
Rose était à sa place habituelle, sur la petite charrette où la fantaisie de Lucien l’avait placée et celui-ci, en face d’elle, achevait les derniers détails de son esquisse. Il semblait absorbé dans son travail ; mais, s’il n’eût tourné le dos aux nouveaux venus, ceux-ci l’eussent vu le sourcil froncé, les lèvres serrées, contenant une sourde colère, dont l’explication se trouvait à deux pas de là, sous la forme de Louis de Pontvigail, debout à côté du père de Rose, et qui regardait tour à tour le dessin et le modèle d’un air attentif.
« Eh bien ! enfin, voyons, comment trouvez-vous ça, monsieur Louis ? demanda Deschamps après avoir attendu en vain l’opinion du morose spectateur.
— C’est elle ! » répondit laconiquement Louis de Pontvigail.
Lucien sifflota, parut réfléchir, et se mit à changer quelque chose.
« Je me le disais aussi ; mais je suis content d’avoir votre goût. C’est singulier comme ça ressemble déjà ; oui, ma foi ! tenez… »
Deschamps s’interrompit au brusque mouvement que fit Louis de Pontvigail en s’apercevant de la présence des trois dames. Il y eut quelque chose d’éperdu dans son air et dans son regard, et, tout en soulevant son chapeau, il fit, comme pour s’enfuir, un pas en arrière.
« Vous voilà ! s’écria M. Delfons en tendant la main à son malade. Eh bien ! mais vous n’allez pas nous quitter si vite, j’espère. Vous regardiez ce portrait ; nous sommes aussi venus pour le voir.
— Je suis pressé… » balbutia Louis de Pontvigail.
Mais M. Delfons lui prit le bras :
« Vous ne vous en irez pas que je n’aie constaté si votre cœur bat plus ou moins vite que l’autre jour. Ce n’est pas le moment ; vous êtes ému, attendons. Je pensais à vous tout à l’heure. Mais vous connaissez un peu ces dames, je veux dire ma femme et ma belle-sœur ; quant à la troisième, c’est une charmante demoiselle de Paris, Mlle Cécile Marlotte, la sœur de ce jeune peintre. On serait tout disposé, tenez, à en avoir peur, jolie et spirituelle comme la voilà ; mais je sais déjà qu’elle est bonne, très-bonne et très-simple avec tout cela. »
Et le docteur, ayant saisi la main de Cécile, qui parlait à son frère en ce moment, l’attira en face de M. de Pontvigail.
Ce ne fut pas sans terreur que celui-ci se trouva contraint à jeter les yeux sur l’élégante et gracieuse figure qui se présentait à lui ; mais quand il rencontra le regard de Cécile, cette impression changea subitement.
Tout en souriant des paroles du docteur, la jeune fille avait conscience de l’embarras du pauvre sauvage et le regardait avec une douceur et une sympathie qui semblaient lui en demander pardon.
Jamais cet être souffrant et bizarre, qui redoutait presque la vue de ses semblables, n’avait été regardé ainsi. Ce qu’il lisait d’ordinaire dans les yeux de ceux qu’il rencontrait, c’étaient la défiance, l’ironie, la dureté, le plus souvent une curiosité maligne.
Ce regard d’affectueuse pitié, qui ne venait toucher à ses plaies secrètes qu’en les caressant, lui pénétra donc le cœur, et, trop ému pour trouver une parole, il ne sut que balbutier.
« Nous nous sommes déjà rencontrés, monsieur, dit Cécile.
— Oui ! ah oui ! murmura-t-il, dans le bois ; je vous ai fait peur.
— Pas précisément seulement ; j’ai été surprise ; je m’attendais si peu à trouver là quelqu’un. C’est moi qui vous ai dérangé, car vous étiez là assis et tranquille.
— Non ! non ! » balbutia Louis de Pontvigail.
Son attention venait d’être détournée par les rires étouffés d’Agathe et de Lilia, qui parlaient bas avec Lucien, et ses ombrageuses susceptibilités se réveillaient. Il recula, enfonça plus bas sur ses yeux son bonnet de soie noire et ne dit plus mot. Un instant après il s’éloignait en causant avec le docteur, et on ne le revit pas.
Après son départ, Deschamps alla s’asseoir derrière sa fille, sur la charrette.
« Tu n’as été guère aimable pour M. Louis, lui dit-il à l’oreille. Tâche une autre fois d’être plus gentille que ça, parce que, si c’est le monsieur à la barbe blonde qui t’en empêche, le portrait sera bientôt fini.
— Je ne peux pourtant pas me jeter au cou de ce bourru, répliqua Rose sur le même ton, il ne m’a rien dit…
— Allons ! allons ! tu sais bien ce qu’il faut faire. La preuve, c’est que tu étais tout autre dimanche dernier. Il ne faut pas laisser la proie pour l’ombre, vois-tu ! On sait comment les Parisiens entendent les choses. Je ne veux pas ça. »
Il se leva ensuite, et, de son pas dandinant, il alla se placer dans le groupe qui entourait Lucien. Ce groupe s’était augmenté de quatre à cinq personnes, amies des Deschamps, qui étaient venues, ce dimanche, les visiter, et chacune à sa manière s’exclamait sur le portrait.
Les opinions ne manquaient pas d’originalité : l’un prétendait qu’il n’y avait pas de lignes comme cela sur les vraies figures ; l’autre, d’un air capable, observait qu’une des joues du portrait n’était pas si large que l’autre, et que les deux yeux non plus n’étaient pas pareils ; mais ils s’étonnaient à l’envi de voir combien pourtant cela ressemblait, et qu’il fût impossible de nier, malgré ces défauts, que c’était le portrait de Rose.
Une femme d’une cinquantaine d’années, d’un maintien composé, vêtue de noir, et dont le costume était celui d’une ouvrière des villes plutôt que d’une paysanne, prit la parole.
« Monsieur doit bien rire de ce qu’il entend, dit-elle. Je n’ai pas assez d’éducation pour donner mon avis sur de la peinture ; mais je connais le beau, et je dis que c’en est là, et que vous autres n’y entendez rien.
— À la bonne heure, madame Arsène, dit Lilia ; on reconnaît là votre jugement. »
Compliment qui fit rougir d’aise la personne à laquelle il s’adressait.
« Moi, si j’avais un crayon, j’essayerais d’en faire autant, » dit tout à coup un gars en blouse, qui avait regardé jusque-là sans mot dire.
Les autres éclatèrent de rire. Lucien retourna la tête, le regarda une minute et lui présenta un crayon et du papier. D’un air décidé, le garçon les accepta, alla chercher une planchette, s’accroupit par terre, et, regardant Rose, commença, insoucieux des quolibets qui pleuvaient sur lui.
« C’est plus difficile à faire que des pots, dis donc, Patrice ?
— Prends garde à ne pas mettre des anses au lieu de bras.
— Ce que c’est que l’ignorance ! dit Mme Arsène ; pauvre garçon ! »
Patrice, toutefois, allait son train. Il tâtonna d’abord, effaça, recommença ; mais au bout d’un quart d’heure, quand on l’avait oublié, il vint présenter à Lucien sa feuille de papier, sur laquelle se voyait, informe sans doute, mais ressemblante, la figure de Rose.
Ce furent alors des exclamations toutes différentes.
« Sur ma parole, il y a quelque chose en toi ! s’écria Lucien, qui passa l’esquisse à sa sœur. Tu n’as jamais appris le dessin ? demanda-t-il ensuite à Patrice.
— Non, je fais des lignes avec du charbon quand j’ai le temps, voilà tout.
— Et quel ton état ?
— Je suis potier.
— Il fait même les plus jolis pots qu’on puisse trouver dans le pays, » dit Rose, qui courut à la maison et en revint bientôt avec un broc entouré d’une guirlande de lierre et deux petites figurines.
Quoique gâtés par la cuisson, ces objets portaient encore le cachet de la pureté du type en vue duquel ils avaient été conçus.
« Est-ce lui, demanda Lucien, qui a fait cette belle cruche que j’ai remarquée l’autre jour quand vous m’avez donné à boire, mademoiselle Rose ?
— C’est lui.
— Eh bien, il y a réellement un artiste dans ce jeune homme, dit Lucien. Veux-tu que je te donne des leçons, Patrice ? Nous verrons ce qu’il y aurait moyen de faire de toi ? »
Patrice, les yeux fixes, les joues éclatantes, semblait étourdi.
« Grand Dieu ! s’écria Mme Arsène en essuyant le coin de ses yeux, voilà bien le doigt de la Providence !
— Quoi ! s’écria Rose, Patrice pourrait devenir un peintre comme M. Lucien ?
— C’est probable, dit Cécile.
— Et ça lui ferait gagner de l’argent ?
— Oui, s’il devenait habile.
— Monsieur, demanda Patrice d’une voix altérée, combien ça peut se payer un portrait comme ça, fait en peinture ?
— De trois cents francs à vingt ou trente mille, mon garçon, ça n’a pas de prix fixé.
— Trente mille ! répéta Patrice.
— Et à vous, monsieur, combien vous le payerait-on ? demanda indiscrètement Deschamps.
— Je suis fâché, répondit Lucien, de ne pouvoir vous le dire ; on ne m’en a pas acheté.
— Je crois bien, dit Mme Arsène ; monsieur n’est pas de ceux qui travaillent pour de l’argent. »
Peut-être Lucien aurait-il dû relever cette phrase, qui lui conférait l’état d’oisif, le plus noble assurément aux yeux de tous ces gens-là, ainsi que le témoignaient le ton de Mme Arsène et le silence respectueux des auditeurs. Il ne le fit pas, en souvenir peut-être de l’échec subi le matin même dans la famille Darbault. Après s’être informé de l’heure à laquelle il pourrait trouver Lucien, Patrice, devenu subitement le héros de la journée, pâle, pensif, partit brusquement, comme s’il eût recherché la solitude pour s’y enivrer de ses pensées.
Invitées à entrer dans la ferme et à se rafraîchir en buvant du lait, Cécile et ses cousines acceptèrent. Celles-ci ne demandaient qu’à passer le temps ; celle-là voulait étudier Rose et son entourage.
Dans la pièce commune où l’on pénétra, tout était propre et en bon ordre ; les meubles luisaient. La grand’mère elle-même venait de faire sa toilette et s’était assise dans un coin embarrassée de sa contenance et surtout de ses mains étendues sur ses genoux et qui semblaient étonnées de ne rien faire.
« Allons, la mère ! dit Deschamps en entrant, donnez-nous tout de suite du lait et des tasses. »
Et comme la bonne femme, regardant curieusement les dames, hésitait :
« Eh bien ! reprit-il durement, vous n’entendez pas ?
— C’est l’Henriette qui soigne le lait, dit la vieille ; moi, je ne sais pas ; il faut l’appeler.
— Allons, allons ! vous ne savez jamais rien. »
Et, d’un ton impérieux, il cria : « Henriette ! »
Sa femme parut bientôt, et, de cet air chagrin qui lui était habituel et qui s’accordait à merveille avec ses joues creuses et son apparence d’épuisement, elle s’empressa de servir ce qu’on demandait. Rose fit les honneurs de la table. Cette fille était trop belle pour pouvoir être désagréable ; mais ses manières, empreintes malgré tout d’une grâce qui lui était propre, n’en avaient pas moins une brusquerie qui choqua Cécile.
Bien que celle-ci n’eût pas les préjugés du rang, elle avait ces habitudes d’élégance et de délicatesse en toutes choses qui constituent une aristocratie, naturelle sans doute, mais qui elle aussi a ses dédains. Il lui déplut en outre de voir Rose accepter les services de sa mère et de son aïeule, et les reléguer sans façon au second plan. Ces premières impressions l’empêchèrent peut-être de rendre assez justice à l’intelligence de cette fille de paysans qui, sans éducation et par ses propres efforts, s’était affranchie de la grossièreté de ses habitudes d’enfance, au point de soutenir, sans trop de fautes de langage, parfois avec d’heureuses ripostes, une conversation avec des bourgeois.
Lucien était loin d’être aussi sévère. Il écoutait et regardait la belle ouvrière, et elle le charmait. Cette différence d’impression venait évidemment de la beauté de Rose, toute-puissante sur Lucien, d’influence presque nulle pour Cécile, et là peut-être est surtout la cause de ces différences de jugement qu’on attribue plutôt aux jalousies féminines.
Mme Arsène aussi avait été invitée à prendre du lait ; mais elle refusa obstinément de se mettre à la table des messieurs, et mit sa tasse sur ses genoux en protestant de son respect pour les personnes comme il faut. « Elle avait vu de meilleurs jours, c’est vrai ; mais puisque la Providence l’avait ainsi voulu, elle resterait à la place qui lui était assignée. » Cécile avait déjà vu cette femme chez les Darbault, avec lesquels elle était en rapports de bon voisinage. Mme Arsène revint à Loubans avec la famille, et Cécile, en chemin, lui fit plusieurs questions sur la possibilité de trouver dans le pays une bonne et un logement convenables.
Lucien, après l’explication du matin, s’attendait à trouver l’oncle Darbault muni de renseignements relatifs à l’habitation cherchée. Il ne s’était pas trompé : deux ou trois logements s’offraient, dont l’un à Loubans ; mais le frère et la sœur désiraient la campagne, et leur choix se fixa, d’après la description qui leur en fut faite, sur une maison, située à demi-lieue du bourg, qui appartenait à M. de Pontvigail, et qu’il avait autrefois habitée.
C’était une gentilhommière assez délabrée, mais entourée de bois et dans une situation agréable. Les fermiers n’occupaient que deux pièces du rez-de-chaussée, et l’appartement des maîtres avait été respecté. Il s’agissait de visiter les lieux et de savoir si M. de Pontvigail consentirait à louer, ce que Lucien et Cécile projetèrent de faire dès le lendemain.