Librairie de L. Hachette et Cie (p. 41-60).

III

Le lendemain, Cécile était à peine éveillée qu’Agathe entra dans sa chambre et vint familièrement s’asseoir sur le pied du lit.

Après qu’elle se fut informée si la voyageuse avait bien dormi, Agathe parla d’elle-même, de la nuit qu’elle avait passée, d’un bouton qu’elle avait au doigt, de l’araignée de la veille et de mille petites susceptibilités qui lui étaient particulières.

Elle ne pouvait souffrir les souris, ni les chenilles, ni les vers à soie.

« Comprenez-vous les gens qui élèvent de ces bêtes-là ? Savez-vous une chose ? J’aime les pêches ; eh bien, de mordre dedans, je crois que cela me ferait évanouir. Il y a des gens qui ne sont pas susceptibles, qui ne se tourmentent de rien ; je ne sais pas comment ils sont faits. Je n’aurais pas dû naître à la campagne. C’est si triste ici ! Comment ferons-nous pour vous distraire ? Vous allez vous ennuyer : il n’y a presque personne à voir. »

Elle passa alors en revue toute la bourgeoisie de Loubans et la dénigra. Ceux auxquels elle s’arrêta le plus longtemps furent les jeunes gens, et ses critiques devinrent peu à peu des retouches pleines de complaisance. Un mot ayant amené la conversation sur Rose Deschamps, Agathe avoua qu’elle ne pouvait la souffrir.

« C’est une fille pleine de prétentions et de vanité. Elle veut faire la demoiselle. Lilia la gâte ; elle a tort…

« On parle beaucoup de sa beauté ; moi, je ne trouve pas. Elle a le nez trop fort et la bouche trop grande. Et puis des manières… Je ne comprends pas qu’on parle tant d’une fille de cette classe. Mais nos messieurs ont à présent des goûts si peu distingués ! Je ne voudrais pas qu’elle devînt Mme de Pontvigail ; elle serait trop fière, et l’on serait obligé de la recevoir comme une égale, tandis que maintenant on l’accueille, voilà tout ; mais je ne me crois pas du tout obligée de lui tenir compagnie. Elle vient en journée chez nous. Oh ! non, j’espère bien que ce mariage ne se fera pas ; ce serait trop désagréable. Savez-vous, Cécile ? j’ai rêvé toute la nuit à la manière dont vous arrangez vos cheveux ; cela va très-bien, mais je ne sais comment m’y prendre ; vous allez me montrer cela. »

Cécile trouva un prétexte pour éloigner sa cousine ; mais elle passait à peine sa robe de chambre que l’importune revint, reprit son babillage, inspecta tout, et excéda la jeune Parisienne jusqu’au déjeuner.

On fit ensuite quelques tours de jardin, et les dames s’établirent dans un bosquet avec leur ouvrage.

« Nous ferons bien quelque promenade ? dit Lucien en réponse à un regard désespéré de sa sœur.

— Je pense que Cécile ne veut pas sortir par cette chaleur, dit languissamment Agathe ; ce serait à en mourir.

— Ce soir, alors.

— Après le dîner ? Ce serait trop tard. Nous dînons chez Lilia, vous savez.

— Alors quelle heure choisissez-vous pour la promenade ?

— Mais nous sortons assez rarement, seulement pour aller à la messe et faire des visites ou des commissions.

— Ce n’est guère la peine de vivre à la campagne, observa Cécile.

— Ma chère, où voulez-vous qu’on aille ? Dans les chemins ? S’il y avait ici une promenade plantée, une sorte de cours, où chacun se rendrait de son côté, ce serait un but. Mais Loubans est une trop petite localité.

— Ah ! vous croyiez trouver ici de vraies campagnardes ? s’écria l’oncle Darbault. Détrompez-vous ; si ça se trouve quelque part, ce n’est sans doute pas en province. Nos dames se respectent trop.

— Je ne sais pas pourquoi tu dis cela, interrompit Mme Darbault. Il n’y a rien de bien beau à voir dans les champs. Et puis, je n’ai guère le temps, moi, et Agathe ne peut pas sortir seule.

— Eh bien, ma tante, dit Lucien, si vous le permettez, nous accompagnerons ces demoiselles, Marius et moi.

— Ce ne serait guère convenable, reprit la mère. Deux jeunes filles conduites par deux jeunes gens ! On en causerait ; il n’en faut pas tant à Loubans pour exciter la malignité.

— Allons, allons, je vous conduirai, moi, quand j’aurai le temps, dit M. Darbault. Et quand j’irai aux foires et marchés voisins, en cabriolet, vous pourrez venir avec moi ; cela vous fera connaître les environs. Que diable ! il faut pourtant distraire ces Parisiens.

— On s’en occupe, mon cher papa, dit Agathe d’un ton de mystère en regardant sa mère, qui répondit par un sourire d’intelligence.

— Oui, je sais, je sais, reprit M. Darbault ; mais je vous l’ai déjà dit, l’orchestre manque, et sans orch…

— Papa ! papa ! quelle indiscrétion ! C’est affreux ! » dit Agathe, qui, se levant, mit la main sur la bouche de son père.

Cécile jeta sa tapisserie et sortit du bosquet par une allée transversale, en appelant son frère d’un coup d’œil.

« Lucien, dit-elle en prenant son bras, tu m’avais promis la liberté de la campagne. Pourrais-tu me la montrer ?

— Que veux-tu que je te dise ? Je ne sais pas ce que ces gens-là en font. Cependant, je suis sûr qu’elle existe, puisque tout le monde en parle. Je ne t’ai pas trompée, que diable ! c’est un lieu commun. N’en as-tu pas entendu parler aussi ?

— Oui ; mais ça ne me suffit pas, je la veux.

— Tu l’auras, mon enfant : je te la trouverai ; nous la ferons au besoin. Attends seulement…

— La soirée que ces dames veulent nous donner ? Car, tu le vois, Lucien, elles ont sagement pensé que ce devaient être des soirées que nous étions venus chercher à Loubans.

— Si tu t’emportes comme cela tout de suite… Faut-il que je te construise une hutte dans la forêt ?

— Je veux que tu nous trouves, d’ici à huit jours, une petite maison isolée sur les coteaux. Encore ne suis-je pas sûre de pouvoir porter ma cousine Agathe tout ce temps-là.

— De quoi te plains-tu, puisque tu n’as pas Marius ? Ne vois-tu pas que cet adolescent m’a choisi pour son modèle, et que depuis ce matin je n’ai pu faire autre chose que de le promener dans Paris ? Enfin, nous allons chez Lilia ce soir. Ça nous changera peut-être un peu. »

On trouvait en effet chez Mme Delfons un intérieur très-différent de cette symétrie froide et glacée qui régnait chez les Darbault. C’était une négligence apprêtée qui cherchait la grâce, et particulièrement cette grâce languissante et échevelée, née de la poésie romantique.

Le meuble du salon, en palissandre et velours bleu ; les candélabres de bronze, le Penseroso surmontant l’heure, des copies d’Ary Scheffer, un piano de Pleyel, et, sur la table ovale qui occupait le milieu, de beaux albums jetés sans ordre autour d’une coupe de cristal contenant une branche de saule et quelques myosotis, tout cet ensemble offrait un caractère marqué et tout à fait en accord avec le ton, la mise et l’attitude de la maîtresse de la maison, — bien que des esprits tracassiers eussent pu trouver que ce luxe ne cadrait guère avec la dot de Lilia et les modestes ressources d’un médecin de campagne.

Grande et svelte, Lilia était gracieuse sans être jolie. Ses yeux, assez petits, avaient néanmoins de charmants regards, pleins de douceur et de tendresse. Elle avait croisé sur son corsage un fichu de tulle blanc noué par derrière ; son cou était orné d’un collier de jais noir où pendait une croix, et dans ses cheveux éclataient de blanches marguerites cueillies au jardin, coiffure un peu poétique peut-être pour un dîner de famille.

Dans le long cou penché de la jeune femme, dans sa démarche indécise et ondoyante, et dans tout son air, il y avait de la branche de saule placée dans la coupe et sur laquelle souvent Lila jetait un mélancolique regard. La petite Jeanne, en robe blanche et les cheveux bouclés, courait dans le salon et grimpait sur les meubles. Elle vint sauter au cou de Cécile, qui l’avait fort caressée la veille.

C’était une gentille enfant, gâtée, pétulante, terrible à souhait, et sans autre direction que les caprices de sa mère et les siens propres. Poussée par ce malin esprit qui semble guider les enfants, elle insista pour mener Cécile dans la chambre de sa mère, afin d’y prendre des joujoux qu’on y avait relégués.

La tenue de cette chambre ne ressemblait nullement à celle du salon. Un désordre complet, une négligence poussée jusqu’à la malpropreté, y régnaient de toutes parts, et plusieurs livres graisseux, qui traînaient çà et là, portant la marque d’un cabinet de lecture, donnent peut-être la raison de cette négligence.

On trouve dans les petites choses des signes profonds. Cette chambre conjugale, avec son berceau d’enfant, ainsi méprisée, faisait mal à voir. Où donc logeait le bonheur dans cette maison-là ? Au salon, évidemment, dans l’idéal du palissandre et du velours bleu, des mélodies nuageuses et des grâces languissantes. Mais ces joies-là ne vivent pas d’elles-mêmes ; elles n’existent qu’en vue de l’étranger, passagères comme lui.

C’était à un amour très-romanesque cependant qu’était dû le mariage de Lilia Darbault et d’Ernest Delfons. La famille du docteur avait d’abord combattu cette union, la jeune fille ayant peu de dot et peu d’espérances, et M. Darbault, blessé de cette opposition, avait fermé sa porte à M. Delfons.

On assurait que Lilia, désespérée, avait alors songé au suicide ; on l’accusait aussi d’avoir entretenu, à l’insu de sa famille, une correspondance avec son amant, et l’on citait Rose Deschamps comme l’intermédiaire de ces amours. Il est certain que depuis le mariage de Mme Delfons, Rose était traitée en amie par les deux époux, et qu’on la trouvait fréquemment chez eux, car Mme Delfons l’occupait à elle seule un quart de l’année.

Il était cinq heures et l’on attendait M. Delfons, qui était allé voir des malades à la campagne, quand Lilia dit avec un peu d’embarras, en s’adressant à sa mère :

« Rose est ici.

— Rose ! répondit Mme Darbault. Comment, tu prends cette fille en journée un jour où tu donnes à dîner ?

— Je ne l’avais pas demandée. Je ne comptais sur elle que pour après-demain ; mais se trouvant engagée ailleurs pour le reste de la semaine, et sachant que j’étais pressée d’une robe pour Jeanne, elle est venue. Elle voulait bien partir, quand elle a su que j’avais du monde ; je l’ai retenue. Tu sais combien sa famille est fière. Les Deschamps ne m’auraient pas pardonné de la renvoyer pour ce motif.

— Et pourquoi sa présence vous gêne-t-elle ? demanda Cécile.

— C’est l’habitude ici, ma cousine, que les ouvrières mangent à la table des maîtres, et elle se croiraient déshonorées de manger à la cuisine. Ces gens de petite ville ont des prétentions dont vous ne pouvez vous faire une idée.

— Et c’est à cause de nous que la chose vous embarrasse ? reprit Cécile. Vous n’y songez pas. Vos habitudes doivent être les nôtres, et je n’ai d’ailleurs pas le moindre préjugé à cet égard.

— Après tout, je puis la faire servir dans sa chambre, dit Lilia.

— Ils t’en voudraient de même, objecta Mme Darbault. Tu sais combien ces Deschamps sont orgueilleux. Puisqu’elle est là, il faut qu’elle dîne avec nous ; il n’y a pas moyen de faire autrement. »

M. Darbault, avec un peu d’humeur, dit alors :

« Au fait, ça ne pouvait pas manquer d’arriver. Cette fille est toujours chez toi. Il faut que tu aies diablement d’ouvrage, ou que toi-même tu ne fasses rien. »

Lilia rougit et allait répondre avec dépit quand Cécile se hâta de dire :

« Mais je serai charmée de la voir, moi, cette belle Rose dont on veut faire une marquise, m’avez-vous dit. Je suis très-curieuse.

— Eh bien, M. Darbault, voilà cinq heures et demie, et puisque Delfons n’arrive pas…

— Mettons-nous à table, » acheva Lilia.

Elle allait suivre son père, qui avait déjà quitté le salon, quand Lucien accourut lui offrir son bras. La jeune femme le prit avec un sourire de reconnaissance, et comme il exprimait ses regrets qu’on n’attendît pas le docteur et plaignait ses fatigues.

« Oui, répondit-elle indifféremment, c’est un ennuyeux métier. »

Elle retira son bras en indiquant à Lucien sa place auprès d’elle ; et dans ce geste et dans ce regard elle mit une foule de si charmantes choses que Lucien s’aperçut pour la première fois que sa cousine Lilia était une femme séduisante.

Mais cette impression fut vite effacée, dans la préoccupation où il était de revoir Rose ; non qu’il eût conservé depuis si longtemps de l’amour pour cette fille : ce n’était qu’un souvenir, — souvenir, il est vrai, plein d’une délicieuse poésie. Il se demandait aussi : De quel air me recevra-t-elle ? que vais-je lui dire ? Elle allait sans doute lui apparaître bien différente de l’image idéalisée qu’il avait gardée en lui. Sur ses lèvres errait un sourire railleur. Il comptait sur une déception.

On avait commencé de dîner quand Rose entra. Elle entra les yeux baissés et d’un air de modestie qui semblait recouvrir une certaine assurance. Après avoir salué sans parler, comme une personne qui ne tient nullement à être vue, elle alla s’asseoir au bout de la table, où l’on avait mis son couvert à côté de celui de la petite Jeanne. Mme Delfons, placée en face de la porte, la salua d’un signe affectueux. Marius se leva à demi, et Mme Darbault, en tournant la tête, dit :

« Ah ! c’est vous, Rose ; bonjour. »

La jeune ouvrière se trouvait placée presque en face de Lucien ; elle s’était assise sans le regarder. Après avoir un peu hésité, se penchant vers elle :

« Vous vous portez bien, mademoiselle Rose ? »

Ce fut tout ce qu’il sut lui dire ; car il était ébloui de la revoir cent fois plus belle qu’autrefois.

Rose leva les yeux, et d’un ton indifférent :

« Ah ! c’est M. Lucien je ne vous reconnaissais pas.

— Vous étiez pourtant assez bien ensemble autrefois, » dit M. Darbault avec son sans gêne habituel, ce qui fit rougir Lucien.

Rose ne sembla pas avoir entendu ; elle s’occupait de la petite Jeanne. Marius jeta sur Lucien un regard jaloux. Cécile contemplait avec attention la jeune paysanne.

C’était vraiment une beauté dans la complète acception du mot, une figure à la fois éblouissante et correcte, où l’on ne pouvait rien trouver à reprendre, sinon peut-être l’ampleur de formes signalée par Agathe, et qui, rappelant le type romain, devait être pour l’artiste un charme de plus. Une coiffe abondamment ornée de dentelle encadrait son visage et adoucissait le ton de sa peau, où le rose et le blanc, pour atteindre une nuance plus haute que sur le fin visage de Cécile, ne se fondaient pas moins heureusement.

Deux bandeaux de cheveux bruns, fins et épais, couronnaient son front peu élevé. Les lignes de son nez droit et long, aux belles narines, se projetaient jusqu’à des sourcils droits, bien fournis, au-dessus d’un œil gris bleu qui étincelait.

La bouche, assez grande, s’ouvrait sur d’admirables dents ; le menton, un peu fort, se reliait par une ligne harmonieuse au cou robuste et pur, au-dessous duquel la robe, entr’ouverte et bordée par une collerette gaufrée, laissait deviner les contours délicats du sein. Plus bas, la taille devenait subitement étranglée, et l’on voyait que pour obéir à la mode, Rose devait se serrer étroitement.

Elle portait, sauf la coiffe et la collerette, le costume des dames, robe de laine imprimée et ceinture à boucle. Ses mains étaient longues, effilées, avec de beaux ongles. Elle tenait les yeux baissés et avait l’air composé d’une personne qui s’observe et observe les autres. En achevant son examen, Cécile, que cette belle fille inquiétait pour son frère, se disant avec une sorte d’anxiété qu’elle devait être intelligente, se demanda si elle était bonne.

Mais ce fut vainement que Mlle Marlotte chercha dans les expressions du visage de Rose de nouvelles révélations. Ou cette physionomie ne voulait rien dire, ou bien elle savait peu exprimer. Celle de Lucien était bien autrement expressive ; l’enthousiasme y éclatait.

Le dîner de Lilia, moins copieux que celui des Darbault, offrait des plats recherchés et la coquetterie du service. Évidemment, les ressources de Loubans n’en avaient pas fait seules les frais, et M. Darbault le remarqua d’un ton de reproche qui parut blesser Lilia. On était au rôti quand M. Delfons arriva enfin, écrasé de fatigue, mais gai comme un travailleur satisfait de sa journée.

Ce fut à peine si Lilia, occupée de causer avec son cousin, s’aperçut de l’arrivée de son mari, et il dut lui-même demander à la bonne ce qu’il désirait. C’était une bonne et douce figure que celle du docteur Delfons.

On eût pu l’accuser de ne pas avoir cette finesse de tact que donne l’habitude du monde ; il manquait assurément de délicatesse nerveuse, et quand il raconta ses travaux de la journée, sa femme eut quelque raison de lui reprocher des indiscrétions chirurgicales ; mais tout le pays l’aimait pour sa vraie bonté, et plus d’un malade reconnaissant assurait lui devoir la vie.

Il est vrai qu’il s’absorbait tout entier dans la médecine comme sa femme dans les romans ; quand ils étaient seuls et que chacun de son côté se plongeait dans ses méditations ou ses rêveries, sans le babil de la petite Jeanne, la maison eût semblé vide.

« Pour le coup, c’est tout à fait ridicule ! » s’écria M. Darbault en voyant apparaître au dessert une pièce montée en nougat.

Et comme sa femme lui faisait les gros yeux pour l’engager à se taire, il ne s’emporta que plus fort.

« Je veux parler, que diable ! Nous sommes en famille et c’est pourquoi tant d’embarras sont de trop. Je vous demande si ma nièce et mon neveu n’auraient pas été contents, quand même on n’aurait pas fait venir cela de trois lieues. Ce sont des folies, je le répète, et Lilia n’est pas raisonnable. Ces choses-là et bien d’autres ne font pas aller la maison.

— Que voulez-vous ? dit M. Delfons avec un peu d’amertume ; il faut qu’une femme oisive ait des fantaisies. J’aurais voulu que Lilia m’aidât à soigner mes malades ; mais elle ne veut pas.

— La proposition était séduisante, en effet, répondit Lilia en colère. L’exercice de la médecine rend quelquefois si malpropre et si bourru que j’aurais craint d’en arriver là aussi. Et puis j’admire qu’on me prêche l’économie quand vous faites si mal payer vos visites et que vous voudriez, en outre, me faire distribuer des médicaments et des secours.

— Monsieur Delfons, dit Cécile pour changer la conversation, avez-vous ici beaucoup de pauvres ?

— Beaucoup trop, mademoiselle, et puis d’autres pauvretés, la sottise et l’insouciance. Ces gens-là se laissent mourir bien souvent par pure incurie ; ce n’est pas qu’ils n’aiment à se plaindre ; oh ! l’humanité ne s’en fait faute, et l’on n’entend partout que cela ; mais ils reculent devant dix minutes de soins raisonnables. Il est vraiment extraordinaire de voir combien peu de place l’acte raisonné, logique, a dans nos actions. Tout est pris par l’instinct et par l’habitude. Je laisse toujours mes malades me parler longuement de leur mal ; cela les soulage déjà de moitié ; mais vous dire ensuite la peine que je me donne pour agir sur eux et sur ceux qui les entourent, afin que mes prescriptions soient exécutées… C’est à suer sang et eau !

— Vous devez cependant gagner leur confiance, dit Cécile avec un doux et affectueux regard.

— Oh ! j’ai nombre de confidences et tenez, aujourd’hui encore, si je suis revenu si tard, c’est la faute d’un de mes clients. Mais, pour celui-là, comme sa maladie ne se compose que d’émotions contenues, ma médication ne consiste bien souvent qu’à l’écouter, et à lui répondre avec sympathie.

— Ce doit être M. Louis de Pontvigail, » dit Agathe.

Le docteur ne répondit pas et M. Darbault prit la parole :

« Bah ! vous n’aurez pas longtemps à le plaindre ; il aura bientôt un plus doux consolateur. »

Il regardait en même temps du côté de Rose. Mais elle n’était plus là. En ouvrière bien apprise, elle avait quitté la table au dessert, et M. Darbault en fut pour ses frais de taquinerie.

« Ce serait une honte, s’écria Lucien, que de sacrifier cette belle fille à un monomane vieux avant l’âge !

— Eh ! eh ! mon neveu, une fortune de cinq cent mille francs arrange bien des choses. Cette petite-là rêve, comme les autres, des robes de soie.

— Peut-être, dit Lucien, elle paraît fort modeste, et… »

Mais il s’arrêta en voyant son oncle sourire et les yeux de sa sœur fixés sur lui.

On passa au salon, et le piano fut ouvert. Cécile et Lucien chantèrent un duo d’Hérold qu’ils savaient par cœur, Lilia une romance mélancolique, où elle mit peu de voix, mais beaucoup d’expression. Agathe enfin, après s’être fait prier longtemps et avoir protesté mille fois qu’elle ne pourrait chanter, dut à son tour montrer ses talents.

Hélas ! elle avait la voix aigre et l’oreille impitoyable ; mais ce n’était vraiment pas sa faute, puisqu’elle passait régulièrement par jour trois heures à son piano, avec un entêtement digne d’un résultat meilleur. Aussi Mme Darbault, qui évidemment avait le sens du juste plus développé que le sens musical, déclarait-elle qu’Agathe devait être forte et vivait-elle dans cette assurance paisiblement.

« Si nous dansions ? dit Marius en sortant d’une méditation.

— Vous n’êtes pas assez nombreux pour former une contredanse observa Mme Darbault.

— Pardon, maman, pourvu que mon père et toi vous soyez assez bons pour vous mettre de la partie. Voyons, l’on se dévoue à ses enfants. Donc, vous deux, M. Delfons et Cécile, Agathe et Lucien, Lilia et moi.

— C’est cela, et le piano tout seul.

— En effet, dit Marius, que je suis étourdi ! Il nous manque une dame ; où la prendre ? »

Il faisait semblant de chercher, et Lucien proposait une scotish, quand M. Delfons nomma Rose.

« C’est cela ! » s’écria le dissimulé collégien ; et il courut aussitôt chercher la belle ouvrière dans la chambre où elle achevait sa journée, qui durait jusqu’à huit heures.

Mais Rose savait trop bien ce qu’elle devait faire pour se rendre à l’appel de Marius, et il fallut que M. Delfons lui-même l’allât chercher. Marius, dépité, demanda la main de Cécile, et, pour comble, M. Delfons, conduisant Rose, la vint placer en face de Lucien. Ce jour-là, pour la première fois, le collégien comprit les fureurs d’Oreste ; car il arrive toujours dans la vie un moment où l’utilité de l’éducation classique se fait sentir.

Marius pouvait bien être jaloux, car Lucien contemplait Rose avec l’enthousiasme combiné d’un artiste et d’un jeune homme. Le souvenir des jours passés où cette jeune fille, alors presque enfant, répondait à son amour, lui revenait plus vivant, plus enchanté que jamais, et se brouillait dans sa tête avec la réalité. Plus d’une fois, en figurant, il serra la main de Rose.

Elle baissait les yeux et ne le regardait pas. Il se dit que sans doute elle lui en voulait de son abandon ; cela devait être ; il le voulut croire et se promit de se justifier. Comment et par quelles promesses la voulait-il ramener à lui ? Mais c’étaient là des pensées gênantes, Lucien les écarta.

Il y avait dans ce jeune homme comme une double nature, l’une fantaisiste, prompte, fougueuse, qui errait souvent ; l’autre un fonds de droiture et de sincérité qui rappelait son père et qui, sommeillant en lui, ou se recueillant plutôt, se révélait tout à coup à l’occasion par des jugements élevés ou des résolutions généreuses.

Pour le moment, il était tout entier à l’enthousiasme de cette beauté, au charme de ces souvenirs. Il voulait interroger Rose, la faire parler, savoir quelle était l’âme que recouvrait cette belle forme. Lorsque, en entendant sonner neuf heures, elle voulut partir et montra de l’inquiétude, à cause de la nuit qui tombait, il insista pour la reconduire.

« Ce ne serait pas convenable, observa Mme Darbault, et cependant Rose a un assez mauvais chemin à passer, du bourg au village. Eh bien Marius va se mettre de la partie. Vous serez trois. »

Il en fut ainsi, bien que Rose protestât qu’elle pouvait se rendre seule. Elle demeurait dans un village à mi-côte, peu éloigné de Loubans, et le plus court chemin pour s’y rendre était de suivre un sentier pratiqué dans le coteau, sous les jardins en terrasse des maisons du bourg.

Ils s’y engagèrent. Marius, marchant le premier, se retournait sans cesse pour offrir la main à Rose, sous prétexte d’une pierre, d’une ronce ou de quelque autre achoppement, et Lucien, qui se trouvait en arrière et n’avait rien à faire que de servir d’escorte, commençait à trouver sa situation ridicule, quand une voix retentit en avant dans le chemin.

«  Qui va là ?

— Tiens, c’est vous, Deschamps ? s’écria Marius ; nous reconduisons Mlle Rose.

— Bien honnêtes, messieurs ; à présent que me voilà, vous pouvez rebrousser chemin.

— Non, Lucien, la soirée est superbe, et, si vous le permettez, monsieur Deschamps, je vais reprendre une vue des Maurières.

— À votre aise, monsieur ; mais elle ne sera pas claire. Vous ferez mieux d’y venir en plein midi.

— J’irai en plein midi, et même tous les jours, si vous voulez que je fasse le portrait de Mlle Rose pour l’exposition prochaine.

— Pour l’exposition ! diable ! ça serait de l’honneur pour nous. Qu’en dis-tu, Rose ?

— Je ne sais pas, dit-elle ; ce serait long, sans doute, et peut-être que M. Lucien n’aurait pas la patience de le finir. »

« Bien ! se dit Lucien, elle m’en veut. »

Il protesta tout haut de sa persévérance, et quelques moments après, tandis que Deschamps parlait à Marius d’une pêche qu’ils devaient faire ensemble, le jeune artiste, se rapprochant vivement de Rose, lui prit la main :

« Rose, je vous en prie !…

— Que voulez-vous, monsieur ?

— Que vous me rendiez un peu d’affection, Rose ; et puis… »

Il s’arrêta en s’apercevant que les autres écoutaient, ou du moins faisaient silence. La jeune fille attendit.

« Et puis, reprit-il plus bas quand la voix de Deschamps s’éleva de nouveau, que vous consentiez à me laisser faire votre portrait. »

Rose avait tourné la tête du côté de Lucien pour mieux l’entendre.

« Vous avez tort, dit-elle rapidement, de me rien demander, monsieur Lucien.

— Pourquoi ?

— Oh ! parce que ça vous est égal après.

— Je vous expliquerai tout, Rose ; ce n’est pas moi… Je n’étais alors qu’un enfant, vous le savez bien. À demain, n’est-ce pas, Rose ?

— Je ne suis chez moi dans la journée que le dimanche.

— Qu’est-ce que vous arrangez là-bas ? demanda Deschamps.

— Je dis à M. Lucien, mon père, à l’égard du portrait, que je suis seulement le dimanche chez nous.

— Dame ! c’est vrai. Il faudrait donc venir le matin avant huit heures. Mais on ne se lève pas sitôt à Paris, n’est-ce pas monsieur ?

— Les Parisiens, monsieur Deschamps, prennent les habitudes de la campagne, quand ils s’y trouvent.

— Ah ! bien ; mais il y a encore quelque chose à dire. Ça fera perdre joliment du temps à ma fille ; elle ne vit pas de ses rentes, voyez-vous, monsieur.

— Nous arrangerons cela pour le mieux ensemble, vous verrez. Et puis, quand vous lirez dans le journal, l’été prochain, que tout le monde s’arrête au salon devant le portrait d’une belle paysanne appelée Rose Deschamps, ça ne vous fera-t-il pas un peu de plaisir ?

— Faites excuse, monsieur, ma fille n’est pas prise ici pour une paysanne.

— Je le sais bien, monsieur Deschamps, je le sais parfaitement. Parbleu, Mlle Rose n’est pas une paysanne, et il n’y a que des imbéciles… Mais c’est à cause de la coiffe que les gens de Paris, qui n’y connaissent rien, seraient très-capables de s’y tromper. Aussi, ne manquerai-je pas de mettre au bas, je vous le promets, Mademoiselle Rose. »

On arrivait aux Maurières. Après avoir apaisé l’amour-propre de M. Deschamps, Lucien prit congé du père et de la fille, et revint suivi de Marius. Enchanté de son succès, il fredonnait victorieusement, tandis que le collégien, furieux, alluma un cigare et ne desserra pas les dents jusqu’à la maison.