Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/46

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 443-457).

QUARANTE-SIXIÈME RUNO

sommaire.
Furieuse du peu d’effet des maladies sur le peuple de Kalevala, Louhi déchaîne contre lui un ours. — Wäinämöinen va surprendre le monstre dans son repaire et l’abat. — Joie du peuple à cette nouvelle. — Le cadavre de l’ours est apporté. — Chants et cérémonies dont il est l’objet.


Le message arriva dans Pohjola, la nouvelle retentit dans le froid village : on y apprit que les habitants de Wäinolä avaient recouvré la santé, que le peuple de Kalevala avait échappé aux mortelles douleurs, aux effroyables maladies.

Louhi, la mère de famille de Pohjola, la vieille édentée de Pohja, en conçut un dépit amer ; et elle prit la parole, et elle dit : « Je me souviens d’un autre moyen, je connais une autre route. J’enverrai l’ours du fond des bois, les pieds crochus du fond du désert, contre le bétail de Wäinölä, contre les troupeaux de Kalevala. »

Et elle envoya l’ours du fond des bois, les pieds crochus du fond du désert, dans les champs de Wäinölä, dans les pâturages de Kalevala.

Le vieux Wäinämöinen dit : « Ô forgeron Ilmarinen, mon frère, forge-moi un nouvel épieu, un épieu à trois pointes, avec un manche de cuivre ; car il faut que j’aille à la chasse de l’ours, il faut que j’abatte la toison d’argent[1], afin qu’il ne dévore point mes étalons, qu’il n’étrangle point mes cavales, qu’il ne ravage point mes troupeaux, qu’il ne disperse point mes vaches à travers les prairies. »

Ilmarinen forgea l’épieu, un épieu qui n’était ni trop long, ni trop court, mais tout à fait de grandeur moyenne. Sur le fer se dressait un loup, sur la pointe un ours, un élan s’allongeait sur la bouterolle, un cheval bondissait sur le manche, un renne piaffait à son extrémité[2].

La neige tombait, une neige fine et légère, comme une brebis âgée d’un automne, comme un lièvre âgé d’un hiver[3]. Le vieux Wäinämöinen prit la parole et dit :

« Maintenant, le désir surgit dans mon esprit, l’envie me prend d’aller dans Metsola[4], de visiter les vierges des bois, les domaines des jeunes filles au teint d’azur[5].

« Oui, je quitterai la société des hommes pour me rendre dans les bois, je quitterai la société des héros pour aller travailler hors de la maison. Reçois-moi, ô forêt, parmi tes hommes, reçois-moi, ô Tapio[6], parmi tes héros, fais que ma chasse soit heureuse, que j’abatte le beau des bois[7] !

« Ô Mielikki[8], mère des forêts, Tellervo[9], femme de Tapio, mets tes chiens à la chaîne, range-les avec soin sur le chemin planté de cornouillers, dans le petit enclos ombragé de chênes !

« Ô bel Otso[10], pomme des bois, ô rond pied de miel[11], lorsque tu m’entendras venir, lorsque lu entendras l’homme superbe approcher, cache tes griffes dans ta toison, tes dents dans tes gencives, afin qu’elles ne blessent jamais, que, même dans leur emportement impétueux, elles ne causent aucun dommage !

« Ô bel Otso, mon seul bien-aimé, mon gracieux pied de miel, reste couché sur le gazon, au sommet de la riante montagne, en sorte que les pins et les sapins murmurent au-dessus de ta tête ; puis, agite-toi, retourne-toi sur ta verte couche, comme s’agite la gelinotte, comme se retourne l’oie, dans leur nid ! »

Le vieux Wäinämöinen entendit le chien aboyer, le petit chien japper dans l’habitation des petits yeux, dans l’enclos des nez écrasés[12] ; et il prit la parole, et il dit : « Je croyais que le coucou chantait, que l’oiseau d’amour modulait des airs ; mais ce n’est point le coucou qui chante, ce n’est point l’oiseau d’amour qui module des airs, c’est mon plus beau chien, c’est mon meilleur limier qui est devant la porte d’Otso, devant la demeure du bel animal[13]. »

Et le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen se trouva en présence d’Otso, il secoua son lit de soie, il renversa son lit d’or ; puis il éleva la voix, et il dit : « Maintenant, sois loué, ô Jumala, sois glorifié, ô Créateur, car tu m’as donné Otso en partage, tu m’as livré en proie l’or des forêts ! »

Et le héros fixa un long regard sur son précieux butin ; et il prit de nouveau la parole, et il dit : « Ô mon unique, mon bel Otso, mon gracieux pied de miel, ne prends point l’air courroucé, car ce n’est pas moi qui t’ai jeté par terre ; tu t’es heurté contre une branche, tu as trébuché contre le tronc d’un arbre résineux, tu as fait un trou dans ton repaire de bois, tu as mis en pièces ton vêtement de sapin : l’automne est si glissant, les jours d’automne sont si brumeux et si sombres !

« Ô coucou d’or de la forêt[14], ô toi, à la belle et riche toison, laisse ta froide demeure, abandonne ta maison déserte, ta maison de branches de bouleaux ; viens, ô célèbre, ô orgueil des bois, ô pied léger, viens au plus vite, loin de ces régions étroites, de ces sentiers trop resserrés, au milieu de la troupe des guerriers, de la nombreuse assemblée des hommes ! Là, on n’est point mal reçu, on ne vit point misérablement, on donne à l’hôte qui arrive du miel à manger, de l’hydromel frais à boire.

« Viens donc, quitte ce nid incommode, viens sous la poutre célèbre[15], sous le beau toit ; marche sur les frimas de la plaine, comme la feuille de nénuphar sur les flots, bondis sur les arbres coupés de la forêt, comme l’écureuil sur les branches ! »

Alors, le vieux Wäinämöinen, le runoia éternel, s’avança à travers les bois, accompagné de son hôte illustre, de l’animal à la riche fourrure ; il faisait retentir les airs des sons joyeux de sa corne ; et ces sons pénétrèrent jusque dans les habitations du village.

Le peuple éleva la voix, la belle foule dit : « Écoutez les sons qui éclatent au dehors, semblables à ceux de la come du chasseur ! Écoutez les cris de la mouette, la flûte de la vierge des bois ! »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen entra dans l’enclos de sa demeure, et le peuple, la belle foule se précipita à sa rencontre : « Voici que l’or est sur la route, voici que l’argent, que la précieuse monnaie approchent[16] ! La forêt vous a-t-elle donné l’animal aux pieds de miel, le seigneur de la forêt vous a-t-il donné un lynx, puisque vous revenez en chantant, puisque vous arrivez sur vos suksi[17], en faisant retentir les airs de sons joyeux ? »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen répondit : « Oui, une loutre nous a été donnée pour fournir matière à nos discours, un présent de Jumala, pour être célébré dans nos runot ; c’est pourquoi nous revenons en chantant, nous arrivons sur nos suksi, en faisant retentir les airs de sons joyeux.

« Mais non, ce n’est point une loutre qui nous a été donnée, ce n’est ni une loutre, ni un lynx ; c’est l’illustre qui est en marche, c’est la vapeur de la forêt[18] qui s’avance, c’est l’homme antique[19] qui approche, c’est le vêtement de fourrure qui est en mouvement. Si vous voyez en lui notre hôte désiré, ouvrez toutes les portes, si vous le regardez, au contraire, comme un hôte abhorré, fermez-les ! »

Le peuple répliqua, la belle foule dit : « Salut ô Otso, salut, ô pied de miel, sois le bienvenu dans cet enclos bien nettoyé, dans cette splendide demeure !

« J’avais soupiré, pendant toute ma vie, pendant tous les jours de ma florissante jeunesse, après les sons de la corne de Tapio, après les joyeux accords de la flûte des bois ; j’avais désiré voir l’or de la forêt, l’argent de la forêt, entrer dans cette petite habitation, dans ces étroits sentiers[20].

« Je l’avais attendu, comme on attend une année fertile, un radieux été ; je l’avais attendu, comme, après la neige nouvelle, le suksi attend un chemin glissant, comme la jeune fille attend un fiancé, comme la joue rose attend un époux.

« Je passais les soirs assis près de la fenêtre, les matins sur l’escalier de l’aitta[21], les semaines sur le seuil des portes, les mois sur le chemin ; je restais là jusqu’à ce que la neige fût durcie par le froid, jusqu’à ce que la neige durcie fondît, jusqu’à ce que le sol nu se couvrît de sable, jusqu’à ce que le sable se couvrît de terre, jusqu’à ce que la terre verdît sous un nouveau gazon ; et je pensais tous les matins, et je me disais tous les jours : Pourquoi Otso tarde-t-il si longtemps ? Où l’amour des bois consume-t-il ses heures ? Serait-il allé en Wiro[22], aurait-il abandonné le pays de Suomi[23] ? »

Le vieux Wäinämöinen prit la parole et dit : « Où porterai-je, maintenant, l’étranger, où conduirai-je l’hôte d’or ? Le porterai-je dans la grange ou le conduirai-je dans l’étable ? »

Le peuple répondit, la belle foule dit : « Tu dois porter l’étranger, tu dois conduire notre hôte d’or sous la poutre célèbre, sous le beau toit. Là, les vivres sont déjà préparés, la douce boisson est déjà servie ; là, toutes les chambres sont en ordre, tous les planchers balayés, toutes les femmes en habit de fête. »

Alors, le vieux Wäinämöinen prit la parole et dit : « Ô mon Otso, mon oiseau[24], mon pied de miel, mon bel enroulé[25], il faut marcher encore, il faut encore te mettre en route.

« Oui, marche, ô mon or, marche, ô mon cher bien-aimé, ô bas noir[26], ô vêtement de fourrure[27], marche à travers les chemins du pinson, les sentiers du passereau, et entre sous les cinq poutres finement polies, sous le toit célèbre !

« Veillez maintenant, ô pauvres femmes, à ce que le bétail ne soit point effrayé, le frêle troupeau glacé d’épouvante, à ce que les brebis de l’hôtesse ne subissent aucun dommage, lorsqu’Otso entrera dans la maison, lorsque le nez écrasé pénétrera dans la chambre !

« Ô jeunes garçons, faites place dans le vestibule, ô jeunes filles, ne restez point devant la porte, lorsque le héros entrera dans la tupa, lorsque l’homme superbe pénétrera dans la chambre[28] !

« Ô mon Otso, pomme ronde, pomme gracieuse des bois, n’aie point peur des jeunes filles, ne crains pas les belles chevelures, ne t’inquiète pas de nos femmes aux jambes vêtues de bas ! Toutes les femmes qui sont ici se retireront dans un coin, lorsque le héros entrera dans la maison, lorsque l’homme superbe pénétrera dans la chambre. »

Le vieux Wäinämöinen dit encore : « Fais descendre la paix, ô Jumala, sous cette poutre célèbre, sous ce beau toit ! Mais, où déposerai-je mon fardeau à la riche toison, où mettrai-je mon bijou ? »

Le peuple répondit : « Salut à toi qui arrives ! Dépose ton oiseau, mets ton or sur la barre de sapin, sur le banc de fer, en sorte que l’on puisse examiner sa peau, regarder sa toison[29].

« Ô Otso, ne te tourmente pas, ne t’offense pas de ce que l’on veuille examiner ta peau, regarder ta belle toison ! On ne la donnera point à des misérables, pour qu’ils se vautrent dans son poil, ou qu’ils s’en fassent des vêtements. »

Le vieux Wäinämöinen dépouilla Otso de sa belle peau[30], et la suspendit au mur de l’aitta ; puis il remplit une chaudière de cuivre de sa chair et la mit sur le feu. Déjà, au fond de cette chaudière se trouvait le sel, le sel apporté des régions lointaines, du golfe supérieur[31], à bord d’un navire.

Quand la chair fut cuite, quand la chaudière eut été enlevée du feu, le gibier fut conduit, l’oiseau des forêts[32] fut porté sur la longue table, dans des vases d’or, pour y être arrosé d’hydromel, inondé de bière.

La table était faite en bois de sapin, les plats étaient en cuivre, les cuillers en argent, les couteaux en or ; et tous les vases, tous les plats étaient remplis jusqu’aux bords des dons fournis par les bois sauvages[33].

Le vieux Wäinämöinen dit : « Ô roi d’or de la colline, Tapio, souverain des bois, ô gracieuse mère de la forêt, ô fils de Tapio, homme superbe, au casque rouge, ô Tellervo, fille de Tapio, et vous tous, habitants de Tapiola[34], venez maintenant célébrer les noces de votre taureau[35], la fête solennelle de la longue toison ! Un splendide festin est préparé ; les boissons et les vivres s’y trouvent en abondance ; il y en a assez pour vous, assez pour distribuer dans tout le village. »

Le peuple prit la parole, la belle foule dit : « Où le bel Otso a-t-il pris naissance, où la toison d’argent a-t-elle vu le jour ? Est-ce sur un lit de paille ou dans un coin de la chambre de bain ? »

Le vieux Wäinämöinen répondit : « Otso n’a point pris naissance sur un lit de paille, ni sur les bourriers de l’étuve à sécher le grain ; le noble Otso est né, le pied de miel a vu le jour, dans les régions voisines de la lune et du soleil, sur les épaules d’Otawa[36], chez les vierges de l’air[37], chez les filles de la nature[38]. »

« La vierge de l’air parcourait la sphère azurée, les hauteurs du ciel ; elle longeait les bords des nuages, les frontières de l’éther, les jambes vêtues d’azur, les pieds d’une chaussure bigarrée. Elle tenait à la main, elle portait sous le bras une corbeille remplie de laine ; elle en jeta un petit flocon dans la mer, un simple fil au milieu des flots. Le flocon fut bercé par le vent, ballotté par le souffle de l’air, gonflé par la vapeur de l’onde ; et les vagues le portèrent jusqu’au rivage de l’île florissante, jusqu’à la pointe du promontoire riche de miel.

« Mielikki, la mère des bois, la diligente épouse de Tapio, tira le flocon de l’eau, la fine laine du sein des flots.

« Puis, elle l’enveloppa de langes, et le coucha dans un berceau, un gracieux berceau en bois d’érable. Elle le suspendit ensuite, par des chaînes d’or, à la branche la plus touffue de la forêt[39].

« Et elle se mit à bercer doucement son petit ami, son bien-aimé, sous la couronne fleurie, sous le feuillage épais du sapin. Là, elle prit soin de son Otso, elle éleva la toison splendide, près d’un bosquet riche de miel, dans les sombres profondeurs du désert.

« Otso grandit et devint remarquablement beau ; son pied était court, son genou recourbé, son museau épais et obtus, sa tête large, son nez écrasé, sa toison luxuriante ; mais, il n avait point encore de dents, il lui manquait encore des griffes.

« Mielikki, la mère des bois, prit la parole et dit : « Je lui trouverais bien des dents, je lui procurerais bien des grifles, s’il ne devait point s’en servir pour faire le mal, pour se livrer à la destruction. »

« Otso jura, sur les genoux de la mère des bois, devant le Dieu révélé, en présence du Tout-puissant, il jura de ne point faire le mal, de ne point se signaler par d’odieux exploits.

« Alors, Mielikki, la douce mère des bois, la diligente épouse de Tapio, s’en alla chercher des dents et des griffes d’ours ; elle en demanda aux sorbiers, aux âpres genévriers, aux troncs et aux racines les plus durs ; mais ils ne lui fournirent pas une seule dent, pas une seule griffe.

« Un pin croissait au milieu de la bruyère, un sapin s’élevait sur la colline ; et dans ce pin se trouvait un rameau d’argent, dans ce sapin un rameau d’or. La femme les arracha avec ses mains, et elle en fit des griffes pour Otso ; elle les adapta à sa mâchoire, elle les planta dans ses gencives[40].

« Ensuite, elle mit son bien-aimé en liberté, elle l’envoya parcourir les marais, errer à travers les petits bois, longer les forêts défrichées, rôder dans les bruyères ; elle le pria de marcher avec grâce, de se mouvoir avec élégance ; elle l’invita à passer joyeusement les jours, à consumer agréablement les heures, sur le sein de la terre, au milieu des joncs marécageux, le long des plaines charmantes ; à courir sans chaussure pendant l’été, sans bas pendant l’automne ; elle lui conseilla de se réfugier, pendant l’hiver, pendant les temps rigoureux, dans une cabane en bois de putier, près du château de sapin, de la belle racine du pin, au cœur d’un massif de genévriers, le corps enveloppé de cinq couvertures, de huit manteaux de laine[41]. Voilà où j’ai trouvé ma proie, où j’ai abattu mon gibier. »

Les jeunes gens dirent, les vieillards s’exprimèrent ainsi : « Comment la forêt est-elle devenue si complaisante ? Comment le désert est-il devenu si généreux ? Par quel moyen le souverain des bois, l’illustre Tapio a-t-il pu être persuadé de donner son plus bel animal, son remarquable pied de miel ? Otso est-il tombé frappé par l’épieu, ou percé par une flèche ?

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen répondit : « Voici comment la forêt est devenue si complaisante, comment le désert est devenu si généreux ; voici par quel moyen le souverain des bois, l’illustre Tapio, a été persuadé :

« Mielikki, la mère des bois, Tellervo, la fille de Tapio, la vierge des bois au gracieux visage, la petite servante de la forêt se sont empressées elles-mêmes de guider mes pas, elles ont planté des poteaux le long de la route, elles ont gravé des signaux sur les rochers, à travers les bois,

montrant ainsi la voie à suivre pour trouver les portes du grand Otso, les demeures de l’île riche de monnaie[42].

« Et lorsque j’y fus arrivé, lorsque j’eus atteint le but, Otso n’est point tombé frappé par l’épieu ou percé par une flèche ; il s’est précipité lui-même par terre, en se heurtant contre un tronc d’arbre, et les branches lui ont brisé la poitrine, les rameaux lui ont ouvert le ventre. »

Le vieux Wäinämöinen continua de parler, et il dit : « Ô mon unique Otso, mon oiseau, mon bien-aimé, approche ici ta tête, approche tes dents, tes larges mâchoires ; et ne t’indigne pas si les os grincent, si le crâne gronde sourdement.

« J’enlèverai le nez d’Otso pour protéger mon propre nez ; mais, je ne te l’enlèverai pas tout entier et de manière à ce qu’il te manque complétement.

« J’enlèverai les yeux d’Otso pour protéger mes propres yeux ; mais, je ne te les enlèverai pas tout entiers, et de manière à ce qu’ils te manquent complétement.

« J’enlèverai le front d’Otso pour protéger mon propre front ; mais, je ne te l’enlèverai pas tout entier, et de manière à ce qu’il te manque complétement.

« J’enlèverai la bouche d’Otso pour protéger ma propre bouche ; mais je ne te l’enlèverai pas tout entière, et de manière à ce qu’elle te manque complétement.

« J’enlèverai la langue d’Otso pour protéger ma propre langue ; mais je ne te l’enlèverai pas tout entière, et de manière à ce qu’elle te manque complétement[43].

« Maintenant j’appellerai un homme, je tiendrai pour un héros celui qui arrachera les dents de l’ours de sa mâchoire d’acier, de ses tenailles de fer.

« Mais, si cet homme ne se trouve point, si ce héros ne se rencontre point, je les arracherai moi-même, en appuyant le genou contre son crâne. »

Et Wäinämöinen arracha les dents d’Otso ; puis il reprit la parole et il dit : « Ô bel Otso, gracieuse pomme des bois, il faut que tu fasses encore un peu de chemin, il faut que tu sortes de cette étroite maison, de cette humble cabane, pour aller dans une demeure plus illustre, dans une habitation plus vaste.

« Viens donc, ô mon or, viens, ô mon argent ; longe les chemins des porcs, les sentiers des petits cochons, la colline ombragée, et gagne les hautes montagnes, la cime du pin touffu, du sapin fertile en résine. Là, tu vivras agréablement, tu passeras doucement tes jours, tu entendras les grelots du bétail, les sonnettes carillonnantes des troupeaux[44]. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen revint alors dans sa maison. Les jeunes gens prirent la parole, la belle foule lui dit : « Où as-tu porté ton gibier, où as-tu déposé le lot qui t’était échu en partage ? Peut-être l’as-tu abandonné sur la glace, noyé dans la neige ou dans l’eau, peut-être l’as-tu enfoncé dans la vase du marais, enseveli dans les sables de la bruyère ? »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen répondit : « Non, je ne l’ai point abandonné sur la glace, je ne l’ai point noyé dans la neige ni dans l’eau, car les chiens l’y déroberaient, les oiseaux l’y découvriraient ; je ne l’ai point enseveli dans les sables de la bruyère, car les vers l’y dévoreraient, les fourmis l’y rongeraient.

« J’ai conduit mon gibier, j’ai porté le lot qui m’est échu en partage au sommet de la colline d’or, de la montagne de cuivre ; et je l’ai suspendu dans la couronne d’un arbre sacré, d’un sapin au riche feuillage, à la branche la plus belle, la plus touffue, comme un signe de joie pour les hommes, comme une marque d’honneur pour ceux qui passent.

« Je l’ai fixé par les dents du côté de l’Orient, j’ai dirigé ses yeux vers le nord-ouest ; mais, je ne l’ai point hissé tout à fait à la cime de l’arbre, de peur qu’il ne fût secoué par la tempête, brisé par le souffle du printemps ; je ne l’ai point placé trop près de la terre, de peur qu’il ne fût découvert par les porcs, ravagé par les groins sordides. »

Et le vieux Wäinämöinen se disposa à chanter pour glorifier le soir, pour réjouir la fin du jour ; et il prit la parole et il dit : « Dressez, maintenant, la lumière[45], afin que je puisse chanter ! Oui, voici l’heure de chanter, ma langue est agitée du désir de moduler des chants. »

Et le vieux Wäinämöinen, le runoia éternel, se mit à chanter des chants de joie, à faire résonner le kantele ; il chanta pendant toute la durée du soir, et après avoir épuisé ses runot, il dit : « Ô Jumala, ô vrai créateur, fais que dès maintenant et toujours, on déploie la même allégresse, on manifeste les mêmes transports, aux noces du grand Otso, au festin solennel de la très-splendide fourrure !

« Ô Jumala, ô vrai créateur, fais que dès maintenant et toujours, on plante des signaux sur la route, on grave des marques dans les arbres, pour la race de notre héros, pour la foule de nos grands guerriers[46] !

« Ô Jumala, ô vrai créateur, fais que dès maintenant et toujours, la flûte de Tapio retentisse, fais que l’on entende la corne des bois, dans ces petites habitations, dans ces étroites demeures !

« Puissent mes vœux s’accomplir ! puisse le kantele résonner durant les jours, les accords de la joie éclater durant les soirs, dans les vastes régions de Suomi, parmi cette jeunesse qui s’élève, cette race qui grandit[47] ! »

  1. Raha-Karva. — L’ours est ainsi surnommé à cause du grand prix de sa fourrure, et parce que les Finnois s’en servaient avant l’invention de la monnaie métallique, de même que des autres peaux de bête, comme de valeur d’échange. Le mot raha signifiait originairement une marchandise quelconque employée en guise d’argent dans un acte de commerce. Voir Treizième Runo, note 7.
  2. Voir Trente-neuvième Runo, note 7.
  3. « Satoi siittä uutta lunta,
    « Hiukan hienoista vitia
    « Sykysyisen uuhen verran,
    « Verran talvisen janiksen. »

  4. Voir Quatorzième Runo, note 7.
  5. Ici commence le chant de la chasse de l’ours, karhunpyytäjän sanat.
  6. Voir Quatorzième Runo, note 2.
  7. Metsän kaunis. Toutes ces flatteries adressées à l’ours tiennent à la haute estime que les Finnois professent pour cet animal à cause du riche produit qu’ils en retirent.
  8. Voir Quatorzième Runo, note 3.
  9. Les runot la présentent indifféremment comme la fille ou la femme de Tapio.
  10. Ohto, otso, otsa, surnoms de l’ours. Voir Trente-deuxième Runo, note 19.
  11. Voir Trente-deuxième Runo, note 19.
  12. Ces expressions sont appliquées à l’ours à cause de la conformation de ses yeux et de son museau.
  13. Le texte dit : la demeure du bel homme, miehen kaunon kartanolla. Les runot se servent souvent du mot homme, mies, pour désigner toute espèce de créatures.
  14. « Metsän kultainen kükönen. » Wäinämöinen donne à l’ours le nom de l’oiseau qui, chez les Fimnois, est le plus aimé. Voir Deuxième Runo, note 21.
  15. Voir Première Runo, note 14.
  16. Voir Treizième Runo, note 7.
  17. Voir Dixième Runo, note 2.
  18. Salon-auvo : l’ours est ainsi surnommé à cause de la vapeur qui s’exhale de sa chaude toison, et se répand dans la forêt.
  19. Mies vanha : l’homme vieux ou l’homme vénérable.
  20. Ici la foule cesse de parler collectivement pour laisser à un seul individu le soin d’exprimer ses pensées. Cette forme d’interlocution se présente de temps en temps dans les runot.
  21. Voir Première Runo, note 12.
  22. Voir Onzième Runo, note 9.
  23. Voir Dix-huitième Runo, note 3.
  24. Lintuseni.
  25. Kääröseni : l’ours est sans doute ainsi appelé parce que, dans son repaire, il s’enroule sur lui-même en forme de pelotte.
  26. Mustasukka : allusion à la toison noire dont les jambes de l’ours sont revêtues.
  27. Verkahousu : ce mot, composé de verka et housu, signifie littéralement pantalon de drap.
  28. « Uron tulessa tupahan,
    « Astuessa aimo miehen. »

    Héros et homme superbe s’appliquent à l’ours.

  29. « Tuohon liitä lintusesi,
    « Kulettele kultaisesi
    « Petäjäisen pienan päähän,
    « Rautaisen rahin nenähän,
    « Turkin tunnustelkavaksi,
    « Karvojen katseltavaksi ! »

  30. On voit par la suite de ce récit que l’ours auquel Wäinämöinen s’adresse, comme s’il était encore vivant, a déjà été abattu et tué par lui.
  31. La mer Blanche.
  32. L’ours est appelé oiseau, coucou, etc. C’est là une gracieuse fantaisie de la poésie finnoise. Elle applique souvent aux objets les plus grands, les plus monstrueux, lorsqu’ils ont une haute valeur, des épithètes qui ne conviennent qu’à des objets mignons et délicats.
  33. Le gibier.
  34. Voir Quatorzième Runo, note 1.
  35. L’ours est appelé ici taureau, härkä, parce qu’il était d’usage, dans les noces finnoises, de tuer un taureau. Nous en avons déjà vu un exemple lors des noces de la vierge de Pohja et d’Ilmarinen.
  36. Voir Première Runo, note 23.
  37. Déesses de l’air.
  38. Voir Première Runo, note 18.
  39. Chez les Finnois, comme du reste chez beaucoup d’autres peuples primitifs, on suspend le berceau des nouveau-nés à une branche d’arbre ou à une latte flexible fixée dans l’intérieur des maisons, à l’une des solives du plafond ou du toit. Quand on veut endormir l’enfant, on imprime à cette espèce de hamac un léger mouvement.
  40. Cette description de la naissance de l’ours est certainement une des plus fantastiques que l’on puisse imaginer. Cependant, même, au milieu de ses bizarreries, elle accuse des notions très-sérieuses d’astronomie et de physiologie.
  41. On trouve dans toute cette runo, et notamment dans ce passage, un singulier mélange d’expressions littérales et d’expressions figurées ; il est facile de les distinguer, et le sens en est manifeste.
  42. D’après ces derniers mots, il semblerait que le repaire de l’ours se trouvait dans une île (rahasaaren). Voir note 1 de cette runo.
  43. La runo veut-elle dire que Wäinämöinen enlèvera la peau de la tête de l’ours pour s’en faire un masque contre le froid ? Une telle interprétation me paraît tout à fait vraisemblable.
  44. Chez les Finnois, ainsi qu’on l’a déjà vu, les bestiaux que l’on conduit au pâturage ont toujours un grelot ou une sonnette au cou. L’ours, qui souvent enlève des pièces de bétail pour les dévorer, devait se placer dans un endroit d’où il pouvait entendre le signal annonçant l’arrivée de la proie qu’il convoitait.
  45. C’est-à-dire mettez la päret enflammée sur le chevalet. Voir Onzième Runo, note 11.
  46. Allusion aux signaux qui ont conduit Wäinämöinen jusqu’au repaire de l’ours. Il demande à Jumala la même faveur pour les autres guerriers de son pays.
  47. La partie principale de cette runo présente le tableau dramatique des divers incidents qui accompagnaient une chasse à l’ours chez les anciens Finnois, et dont plusieurs traits se conservent encore aujourd’hui. Pour ces peuples, l’ours était à la fois une source enviée de richesses et un objet de superstitieuse terreur. Aussi, en même temps qu’ils le chassaient pour avoir sa dépouille, ils le flattaient des noms les plus doux, les plus caressants, et lui adressaient les plus touchantes prières pour apaiser sa colère et conjurer ses dévastations. Lorsqu’un ours avait été abattu, tout le village auquel appartenait l’heureux chasseur se mettait en fête. On dépouillait l’animal de sa peau, on suspendait sa tête à la cime d’un arbre comme un glorieux trophée ; puis, au milieu des chants et des jeux, des libations de bière et d’hydromel, on célébrait cette grande fête populaire appelée festin funèbre de l’ours, kouwon-päaliset. De tous ces hommages rendus à l’ours, quelques savants finnois ont voulu conclure qu’à l’époque mythologique il était adoré comme un dieu. Cette déduction me paraît excessive. On pouvait craindre l’ours, on pouvait le convoiter ; mais il y avait loin de là à lui dresser des autels. Je m’expliquerai plus pertinemment sur cette question dans le second volume.