Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/43

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 418-426).

QUARANTE-TROISIÈME RUNO

sommaire.
Louhi arme tous les guerriers de Pohjola, et part avec eux sur son navire pour aller à la poursuite de Wäinämöinen. — Le héros, par la puissance de sa magie, fait surgir, au milieu de la mer, un écueil contre lequel le navire de Pohjola se heurte et se brise. — Louhi se change alors en aigle, prend les guerriers sous ses ailes et s’élance à travers les airs. — Elle atteint le navire de Wäinämöinen et se pose à la cime du mât. — Lemminkäinen la frappe de son glaive, Wäinämöinen l’abat d’un coup de son gouvernail. — Louhi cherche, cependant, à arracher le Sampo du navire, mais il se brise en plusieurs morceaux, dont les uns roulent au fond de la mer et les autres flottent à sa surface. — Vaines menaces de Louhi. — Elle se reconnaît vaincue et retourne tristement dans Pohjola. — Wäinämöinen, arrivé dans son pays, trouve les débris du Sampo sur le rivage. — Il les recueille avec soin, et adresse une longue prière à Jumala pour attirer sa protection sur son peuple.


Louhi, la mère de famille de Pohjola, appela aux armes tout le peuple du pays ; elle lui donna des arcs, elle lui donna des glaives, puis elle apprêta son navire, elle équipa son bâtiment de guerre.

Et elle y plaça les hommes ; elle y fit ranger les héros, comme la pince, comme la grive font ranger leurs petits : cent hommes avec des glaives, mille héros avec des arcs.

Elle suspendit ensuite la voile aux vergues, elle hissa la voile à la cime du mât, en sorte que le navire ressemblait à un nuage déployé dans le ciel ; et elle se mit en route, elle se hâta d’aller enlever le Sampo à Wäinämöinen.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, gouvernait son navire sur la mer bleue ; il éleva la voix des profondeurs de la poupe et il dit : « Ô fils de Lempi, ô joyeux Lemminkäinen, le plus cher de mes amis, monte à la cime du mât, grimpe dans les cordages, regarde à travers le ciel, devant et derrière nous, et vois si les rivages de l’air sont clairs ou s’ils sont obscurcis par les brouillards. »

Le joyeux Lemminkäinen, le gai compère toujours prêt à agir sans y être excité, toujours plein de zèle sans y être exhorté, monta à la cime du mât, grimpa dans les cordages.

Il tourna ses regards vers l’orient et vers l’occident, vers le sud et vers le sud-ouest, il interrogea les rivages de Pohjola, et il dit : « Le ciel est clair devant nous, mais, derrière nous il est sombre : un petit nuage s’élève du côté du nord, un léger flocon de vapeurs se balance du côté du nord-ouest. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Certainement, tu ne parles pas selon la vérité. Ce n’est point un nuage qui s’élève, ce n’est point un flocon de vapeurs qui se balance ; c’est un navire qui court sur ses voiles ; regarde encore avec plus d’attention ! »

Le joyeux Lemminkäinen regarda avec plus d’attention, et il dit : « Une île apparaît dans le lointain, une île se dresse à l’horizon : les vautours se jouent dans ses peupliers, les aigles dans ses bouleaux. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Certainement, tu ne parles pas selon la vérité. Ce ne sont point des vautours, ce ne sont point des aigles, ce sont les hommes de Pohjola ; regarde encore une troisième fois ! »

Le joyeux Lemminkäinen regarda une troisième fois, et il dit : « Voici que s’avance le navire de Pohjola ; cent hommes y sont assis au banc des rameurs et manœuvrent les avirons ; mille héros y restent inoccupés. »

Le vieux Wäinämöinen pressentit alors la vraie vérité, et il dit : « Rame maintenant, ô forgeron Ilmarinen, rame, ô joyeux Lemminkäinen, ramez, ô vous tous qui êtes sur le navire, afin qu’il fende rapidement les vagues et qu’il s’éloigne de la route du bateau de Pohjola ! »

Le forgeron Ilmarinen rama, le joyeux Lemminkäinen rama, tous ceux qui étaient sur le navire ramèrent ; les avirons en bois de bouleau s’agitèrent, les ais en bois de sorbier craquèrent, la quille en bois de peuplier frissonna, la proue vomit l’eau comme un phoque, la poupe mugit comme une cataracte, les vagues tourbillonnèrent, l’écume s’épancha en larges bulles.

Mais, malgré les efforts des hommes, malgré l’ardeur des héros, le navire n’avança point ; il ne s’écarta point de la route que suivait le bateau de Pohjola.

Alors, le vieux Wäinämöinen comprit que le malheur le menaçait, que le jour fatal allait se lever sur lui, et il se demanda comment il pourrait vivre, comment il pourrait exister ; puis il prit la parole et il dit : « Je me souviens encore d’un artifice, je me rappelle un petit prodige[1]. »

Et il tira de son briquet un petit morceau d’amadou, un petit caillou de silex, et il les jeta, par dessus son épaule gauche, dans la mer, et il dit : « Qu’il en naisse un écueil, qu’il en surgisse une île cachée, et que contre ses rochers, le navire de Pohjola se brise, au milieu du mugissement des flots, du soulèvement des vagues[2] !

Ainsi, de l’amadou et du silex naquit un écueil, surgit une île, sous les eaux de la mer, la pointe tournée vers l’orient, et formant une barrière contre le nord.

Le navire de Pohjola poursuivait sa course, en se balançant légèrement sur les vagues. Tout à coup, il rencontra l’écueil, il se heurta contre l’île, et la quille de bois, le bateau aux cent rameurs se brisa en morceaux ; les mâts, les voiles croulèrent dans l’abîme, pour y devenir la proie des vents, le jouet des tempêtes.

Louhi, la mère de famille de Pohjola, s’élança sur ses pieds au milieu des ondes, et elle s’efforça de relever le navire ; mais il ne se releva point, il demeura immobile ; toutes les poutres de sa carène, tous ses ais étaient rompus et disloqués.

Elle se mit à penser, à réfléchir, et elle dit : « Quel conseil viendra maintenant à mon secours, quel moyen prendrai-je pour réparer ce désastre ? » Et Louhi changea de forme : elle prit cinq faux, six méchantes pinces usées, et elle s’en fit des serres, elle s’en fit des griffes ; elle prit la moitié du bateau brisé, et de ses bords elle se fit des ailes, de son gouvernail une queue ; et elle plaça sous ses ailes cent hommes, sous sa queue mille guerriers, cent hommes armés de glaives, mille guerriers armés d’arcs.

Et ainsi transformée en aigle, elle prit son essor et s’éleva dans les airs, cherchant les traces de Wäinämöinen ; d’une aile, elle rasait les nuages, de l’autre aile, elle balayait les eaux.

La mère de l’onde, la belle femme dit : « Ô vieux Wäinämöinen, détourne la tête du midi, jette les yeux du côté du nord-ouest, regarde un peu derrière toi ! »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen détourna la tête du midi, jeta les yeux du côté du nord-ouest et regarda un peu derrière lui. La femme de Pohjola arrivait, le gigantesque oiseau approchait : par les épaules, il ressemblait à un vautour, par le reste du corps à un aigle[3].

Bientôt, il atteignit le navire du héros : il s’abattit à la cime du mât, il se posa sur les vergues ; le navire chancela et faillit sombrer dans l’abîme.

Alors, le forgeron Ilmarinen s’abandonna à son Dieu, il se remit entre les mains de son créateur, et il dit : « Protége-moi, ô grand Créateur, fais, ô beau Jumala, que l’homme ne succombe point, que le fils de ma mère ne disparaisse point du nombre des vivants, sans ta permission, sans ton ordre suprême !

« Ô Ukko, dieu révélé, père qui habites dans les cieux, donne-moi une pelisse de feu, une tunique de feu, sous lesquelles je puisse combattre, afin que ma tête ne coure aucun danger, que mes cheveux ne soient point arrachés, au milieu des jeux sauvages de l’acier, des pointes aiguës des glaives ! »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Ô mère de famille de Pohjola, viendras-tu avec moi, pour partager le Sampo, sur le promontoire nébuleux, sur l’île riche d’ombrages ? »

La mère de famille de Pohjola répondit : « Non, je n’irai point avec toi, ô misérable, pour partager le Sampo, je n’irai point dans ta compagnie, ô Wäinämöinen, je saisirai moi-même le Sampo et je l’enlèverai de ton navire. »

Alors, le joyeux Lemminkäinen tira son épée, sa lame d’acier aiguë du fourreau, et il se mit à frapper sur les pieds de l’aigle, sur les serres du puissant oiseau ; et tout en frappant, il s’écriait : « Tombez, ô hommes, tombez, ô glaives, tombez, misérables héros ! Que les cent hommes tombent des ailes, que les mille héros tombent de la pointe des plumes ! »

La vieille de Pohjola cria du haut du mât : « Malheur à toi, ô joyeux fils de Lempi, malheur à toi, pauvre Kaukomieli ! Tu as trompé ta mère, tu as dupé ta vieille mère, car tu lui avais promis de ne point aller à la guerre de dix étés, lors même que tu n’y serais poussé que par le désir de l’or ou la soif de l’argent[4]. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, le runoia éternel, comprit que l’heure fatale était proche, que le moment de conjurer le danger était venu. Il souleva de l’eau le timon de son gouvernail, il saisit la barre de chêne et en frappa le monstrueux oiseau sur les pieds ; toutes ses griffes furent brisées ; une seule, une des plus petites, échappa au massacre.

Et les cent hommes tombèrent des ailes, et les mille héros tombèrent de la queue, au fond de la mer. L’aigle lui-même tomba du haut du mât dans le navire, ainsi que tombe le coq de bruyère du haut d’un arbre, l’écureuil des branches du sapin.

Alors, allongeant le doigt sans nom[5], l’aigle s’empara du Sampo ; il enleva le beau couvercle, et il les jeta dans la mer, au milieu des vagues bleues ; le Sampo se brisa, le beau couvercle se disloqua.

Et des morceaux du Sampo, les uns roulèrent dans l’abîme ; et ils se répandirent dans ses profondeurs, comme une source de richesses pour l’onde, comme un trésor caché pour les fils d’Ahto. C’est pourquoi, durant toute cette vie, et aussi longtemps que brillera la lune, l’onde ne manquera point de richesses, les fils d’Ahto de trésor caché.

Les autres parties du Sampo, les fragments les plus légers, flottèrent sur la surface de la mer, ballottés par les vents et par les vagues.

Et les vents les portèrent jusqu’à terre, les vagues les traînèrent jusqu’au rivage.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen se réjouit à cette vue, et il dit : « Ces débris du Sampo deviendront le principe d’une prospérité éternelle ; ils seront, dans les champs labourés, la semence féconde d’où germeront des plantes de toute espèce ; par eux, la lune brillera, le soleil bienfaisant rayonnera sur les belles, sur les vastes régions de Suomi[6]. »

Louhi, la mère de famille de Pohjola, prit la parole, et elle dit : « Je me rappelle un admirable moyen, un merveilleux artifice contre tous tes labourages, contre tes semences, contre ton bétail, contre tes plantes, contre ta lune splendide, contre ton soleil resplendissant. J’enfermerai la lune dans une pierre, j’enfouirai le soleil dans un rocher ; j’évoquerai un froid rigoureux, un air glacé qui ravageront tous tes sillons, qui détruiront toutes tes semences, tous tes germes, toutes tes moissons ; j’appellerai du ciel une pluie de fer, une grêle d’acier, qui saccageront tes forêts défrichées, tes meilleurs champs.

« J’évoquerai l’ours du fond des bruyères, le monstre aux dents rares[7] des bois de sapin, afin qu’il déchire tes chevaux, qu’il dévore tes cavales, qu’il égorge tes bœufs, qu’il disperse tes vaches à travers les prairies ; je commanderai à la maladie de tuer ton peuple, d’exterminer toute ta race, en sorte que, dans ce monde, ce vaste monde, on ne l’entende jamais plus nommer. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Le Lapon est impuissant à m’ensorceler, Turjalainen[8] à me nuire ; car c’est Dieu qui est le maître du temps, c’est la main du créateur qui ouvre les portes du destin, et non le bras de l’homme envieux, les doigts de l’homme ennemi[9].

« Et puisque je me confie dans mon créateur, puisque je me place sous l’égide de mon Dieu, il saura bien chasser les vers de mes champs, les larves dévorantes de mes cultures, il saura bien les empêcher de ronger mes semences, d’abattre mes plantes, de détruire mes récoltes.

« Et toi, ô femme de Pohjola, enfouis, si tu veux, les calamités dans la pierre, les fléaux dans le rocher, les maladies dans la montagne[10] ; mais il t’est défendu de toucher à la lune, encore plus d’attenter au soleil !

« Déchaîne, à ton gré, les froids rigoureux, les vents glacés, fais tomber une pluie de fer, une grêle d’acier, mais, seulement, sur les champs que tu as labourés, sur les champs que tu as ensemencés, dans ton pays de Pohjola !

« Évoque l’ours du fond des bruyères, le chat sauvage du fond des bois, les ongles crochus du désert, les dents rares des forêts de sapin, mais, seulement, pour ravager, dans Pohjola, les pâturages fréquentés par les troupeaux de Pohjola ! »

La mère de famille de Pohjola dit : « Ainsi donc, ma puissance est désormais brisée, mon prestige est éteint, ma prospérité a roulé au fond de la mer, avec les débris du Sampo ! »

Et elle s’en alla, en pleurant, vers sa demeure, en se lamentant, jusqu’à Pohjola ; elle emporta, néanmoins, ce qu’elle put recueillir du Sampo, avec le doigt sans nom, mais c’était bien peu de chose : un fragment de couvercle et sa poignée. C’est pourquoi une triste clameur retentit dans Pohjola, une vie sans pain régna en Laponie.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen étant arrivé à terre, trouva les débris du Sampo, les fragments du beau couvercle dispersés sur le fin sable du rivage.

Il les rassembla et les porta à l’extrémité du promontoire nébuleux, à la pointe de l’île riche d’ombrages, pour y grandir, pour y fructifier, pour s’y multiplier, pour y engendrer la bière d’orge, le pain de seigle[11].

Et le vieux Wäinämöinen éleva la voix, et il dit : « Donne-nous, ô Créateur, une prospérité éclatante ; fais, ô Jumala, que nous vivions heureusement notre vie, que nous mourions avec honneur, dans ces douces régions de Suomi, dans ce beau pays de Karjala[12] !

« Défends-nous, protége-nous contre les capricieuses pensées des hommes, contre les noirs desseins des femmes ; renverse les envieux de la terre, écrase les sorciers des eaux !

« Sois toujours bienveillant et secourable à tes enfants : soutiens-les pendant la nuit, garde-les pendant le jour, afin que le soleil de la colère, que la lune de l’adversité ne se lèvent point sur leur tête, que la tempête ennemie ne sévisse point contre eux ; que la pluie du malheur ne les inonde point ; que les froids durs, que les vents glacés leur épargnent leurs ravages !

« Construis une clôture de fer, bâtis un château de pierre autour de mon peuple, un château qui s’élève de la terre jusqu’au ciel, afin qu’il me serve de demeure, qu’il soit ma chaumière, ma protection, ma défense, en sorte que le malheur ne puisse fondre sur moi, que l’adversité ne puisse m’atteindre, tant que durera cette vie, tant que brillera la lumière du soleil ! »

  1. « Viela ma tuonon mutkan muistan,
    « Keksin kummoa vahaisen. »

  2. « Tavoittihe tauloihinsa,
    « Tunkihe tuluksihinsa,
    « Otti piita pikkuruisen,
    « Tauloa taki vähaisen,
    « Ne merehen mestoavi
    « Yli olkansa vasemman,
    « Sanovi sanalla tuolla,
    « Lausui tuolla lausehella :
    « Tuosta tulkohon karinen.
    « Salasaari kasvakohon,
    « Johon juostan Pohjan purren,
    « Satahangan halkiella
    « Meren myrskyn hiertimessa,
    « Lainehen rapaimessa ! »

  3. « Vaka vanha Wäinämöinen
    « Käänti paatä päivan alta,
    « Luopi silmat luotehesen,
    « Katsoi taaksensa vähiäisen :
    « Jo tulevi Pohjan eukko,
    « Linti kumma liitelevi,
    « Harteista kuin havukka,
    « Vaakalintu vartalolta. »

  4. Voir fin de la Vingt-huitième Runo.
  5. Voir Première Runo, note 24.
  6. Voir Dix-huitième Runo, note 3.
  7. Harvahampahan.
  8. Voir Douzième Runo, note 5.
  9. « Ei minua laula Lappi.
    « Eika tunge Turjalainen ;

    « Jumalall’on ilman viitta,
    « Luojalla avaimet onnen,
    « Ei katehen kainalossa,
    « Vihan-suovan sormen päässä. »

  10. Voir Neuvième Runo, notes 10 et 11.
  11. « Saattoi sampuen muruset,
    « Kirjokannen kappalehet,
    « Nenahän utuisen niemen,
    « Päähan saaren terhenisen
    « Kasvamahan, karttumahan,
    « Saamahan, satoamahan.
    « Oluiksi ohraisiksi,
    « Leiviksi rukihisiksi. »

  12. Voir Troisième Runo, note 13.