Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/44

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 427-433).

QUARANTE-QUATRIÈME RUNO

sommaire.
Wäinämöinen éprouve le désir de jouer du kantele, mais l’instrument a été entraîné au fond de la mer. — Wäinämöinen, armé d’un énorme râteau, en sonde les profondeurs, — Le kantele ne se retrouve pas. — Wäinämöinen s’en fabrique un nouveau et en tire de magnifiques accords. — Splendide succès du runoia.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen pensait en lui-même : « Il serait doux, maintenant, de jouer de l’instrument mélodieux, d’éveiller la joie de ses accords, sur ces nouveaux rivages, au milieu de ces beaux domaines ; mais, mon kantele a disparu, il m’a échappé pour toujours ; il s’est enfui jusque dans les demeures profondes des poissons, jusqu’aux bancs rocailleux des saumons, pour devenir la proie du souverain de la mer, pour être possédé par Wellamo ; et, sans doute, qu’Ahto ne viendra point me le rapporter.

« Ô forgeron Ilmarinen, tu forgeais jadis, tu forgeais hier, tu forges encore aujourd’hui : forge-moi donc un râteau de fer, un râteau aux dents serrées, au long manche, avec lequel je puisse râteler les eaux de la mer, entasser les vagues, amonceler les joncs, explorer tous les rivages, afin de retirer mon kantele des demeures profondes des poissons, des bancs rocailleux des saumons ! »

Le forgeron Ilmarinen, le batteur de fer éternel, forgea aussitôt un râteau de fer ; il l’arma de dents longues de cent brasses, d’un manche de cuivre long de cinq cents brasses.

Le vieux Wäinämöinen prit le râteau et se dirigea, par un très-court chemin, vers le rivage.

Là, deux bateaux tout appareillés s’étendaient sur des rouleaux garnis de cuivre : l’un était neuf, l’autre était vieux.

Le héros dit au bateau neuf : « Va, maintenant, ô bateau, dans la mer, cours, ô navire, sur les vagues, sans qu’il soit besoin de te pousser du bras, ou seulement de te toucher du pouce ! »

Le bateau s’élança dans la mer. Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen s’assit alors au gouvernail, et il se mit à labourer les vagues, il râtela les fleurs de nénuphars, les arbrisseaux et les branches, les joncs et les roseaux ; il fouilla tous les trous, il explora les bancs et les rochers. Mais, il ne retrouva point le kantele formé des os du brochet, il ne rencontra point la joie perdue à jamais[1], le mélodieux instrument disparu sans retour.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen reprit le chemin de sa demeure, triste, la tête basse, le bonnet incliné de côté[2], et il dit : « Non, on ne retrouvera plus la joie qui s’exhalait des dents du brochet, les mélodieux accords qui retentissaient des os du poisson[3]. »

Tandis qu’il traversait un bois, qu’il longeait une forêt, il entendit un bouleau qui pleurait, un arbre à l’écorce tachetée qui versait des larmes ; il s’en approcha et il lui dit : « Pourquoi pleures-tu, ô frais bouleau, pourquoi verses-tu des larmes, ô bel arbre, pourquoi te lamentes-tu, ô tronc à la blanche ceinture ? On ne t’a cependant point emmené à la guerre, on ne t’a point jeté de force au milieu du fracas sanglant des batailles. »

Le bouleau, le bel arbre répondit avec intelligence : « Un grand nombre pensent, un grand nombre racontent que je vis seulement dans la joie, dans une perpétuelle allégresse. Hélas ! infortuné que je suis ! je vis dans le chagrin et la douleur, je suis broyé par les angoisses, dévoré par les tourments.

« Oui, je déplore mon destin cruel, mon existence vide de bonheur ; je gémis d’être ainsi abandonné, sans défense, dans cet endroit funeste, dans ces pâturages toujours ouverts.

« Les heureux n’ont qu’un seul désir ; ils appellent les beaux jours, les jours ardents de l’été. Il en est autrement de moi, pauvre malheureux ! Je ne m’attends qu’à voir mon écorce déchirée, mon feuillage ravagé.

« Souvent, dans le cours du printemps, les enfants s’approchent de moi, le désolé, de moi, l’opprimé, et ils m’entaillent avec cinq couteaux, ils éventrent mon tronc riche de séve[4] ; et quand vient l’été, les bergers me dépouillent, sans pitié, de ma blanche ceinture, pour s’en faire, ceux-ci des cuillers, ceux-là des fourreaux, d’autres des corbeilles à myrtilles.

« Souvent les jeunes filles se pressent autour de moi, le désolé, de moi, l’opprimé, et elles arrachent mes branches chargées de feuilles, pour s’en faire des verges de bain[5].

« Souvent on m’ébranche, moi, le désolé, moi, l’opprimé, on m’abat pour le défrichement, ou bien on me coupe pour le bûcher. Déjà, deux fois, durant cet été, ce long été, des hommes ont campé sous mon ombre, aiguisant leurs haches contre ma pauvre tête, contre ma déplorable vie.

« Telle est donc toute ma joie, tout mon bonheur pendant l’été, le long été. L’hiver ne m’est pas plus favorable, la saison des neiges ne m’est pas plus propice.

« Et c’est ainsi que, chaque année, je change d’une façon si prématurée. Ma tête est pleine de chagrins, mon visage pâlit, lorsque je me rappelle ces tristes jours, lorsque je pense à ces temps funestes.

« Et la tempête m’apporte aussi de nouvelles douleurs, le froid les angoisses les plus amères ; le vent m’arrache ma verte pelisse, la gelée ma belle tunique, en sorte que le pauvre bouleau reste exposé, tout à fait nu, aux insultes du froid, aux attaques de l’impitoyable hiver. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Ô vert bouleau, cesse de pleurer, arbre au riche feuillage, à la blanche ceinture, cesse de te lamenter ; tu vas être inondé d’une joie éternelle, tu vas commencer une vie nouvelle et plus douce ; oui, bientôt tu pleureras de bonheur, tu tressailleras d’allégresse ! »

Alors, le vieux Wäinämöinen transforma le bouleau en instrument mélodieux ; il le tailla pendant tout un jour d’été, il s’en fit un kantele, sur le promontoire nébuleux, sur l’île riche d’ombrages ; il creusa la caisse de l’instrument dans le cœur de l’arbre, dans la partie fondamentale du tronc.

Puis il dit : « Déjà la caisse, la pièce principale du kantele est façonnée : où trouverai-je, maintenant, les vis et les chevilles ? »

Un chêne, un grand chêne s’élevait sur la route, à l’extrémité de l’habitation ; il avait les branches de longueur égale ; et, à chaque branche, pendait une pomme ; et sur chaque pomme un globe d’or, et sur chaque globe d’or un coucou.

Lorsque le coucou faisait entendre sa voix, lorsqu’il modulait un quintuple son, l’or tombait de sa bouche, l’argent coulait de ses lèvres, sur la colline d’or, sur la montagne d’argent. Wäinämöinen recueillit cet or et cet argent, et il en fit les vis et les chevilles du kantele[6].

Et il dit : « Le kantele est garni de ses vis et de ses chevilles ; mais il lui manque encore quelque chose, il lui manque cinq cordes. Où trouverai-je ces cinq cordes, où trouverai-je les donneuses de l’harmonie ? »

Le héros s’en alla à la recherche des cordes ; il longea une forêt nouvellement défrichée. Là, dans la solitude d’une vallée, était assise une jeune vierge. Cette jeune vierge ne pleurait pas tout à fait, elle n’était pas non plus tout à fait souriante. D’ailleurs, elle chantait seulement pour elle-même, elle chantait pour consumer les heures du soir, en attendant la venue de son fiancé, l’arrivée du bien-aimé de son cœur.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen quitta ses chaussures[7], et s’approcha d’elle : « Ô jeune vierge donne-moi de tes cheveux, donne-moi une boucle de tes cheveux, pour les cordes du kantele, pour les sources vibrantes de la joie éternelle ! »

La jeune fille donna de ses cheveux, de ses fins cheveux ; elle en donna cinq, elle en donna six, elle en donna jusqu’à sept ; et Wäinämöinen en fit les cordes du kantele, les sources vibrantes de la joie éternelle.

Ainsi le kantele fut complété dans toutes ses parties. Alors, le vieux Wäinämöinen s’assit sur une pierre, sur un bloc de rocher, et il prit l’instrument dans sa main, il en tourna la pointe vers le ciel, il en appuya le bouton sur les genoux, et il en régla les cordes pour y appeler l’harmonie.

Ensuite, il le toucha de ses dix doigts, de ses cinq doigts ; il les fit bondir à travers ses accords ; il en joua de ses petites mains, de ses doigts délicats, de son pouce recourbé ; et l’on entendit la caisse de bouleau tressaillir, l’or donné par le coucou frissonner, les cheveux de la jeune vierge résonner joyeusement.

Et, tandis que Wäinämöinen faisait vibrer le kantele, les montagnes s’agitèrent, les rochers tonnèrent ; et, de toutes parts, leurs échos s’éveillèrent, et les pierres se balancèrent sur les vagues, les cailloux flottèrent à la surface des eaux, les sapins dansèrent de joie, les troncs d’arbre bondirent au milieu des bois.

Et les femmes de la race de Kaleva quittèrent leurs travaux. Elles accoururent rapides comme un fleuve, impatientes comme un torrent, les jeunes avec les lèvres souriantes, les vieilles avec le cœur gai, pour écouter le jeu de l’instrument, pour admirer les accents de la joie.

Tous les hommes des alentours, le bonnet à la main, toutes les femmes, la main sur la joue, toutes les jeunes filles, les yeux mouillés de larmes, tous les jeunes garçons, les genoux à terre, vinrent prêter l’oreille aux sons du kantele et admirer sa joyeuse harmonie ; et, en même temps, ils disaient : « Non, jamais, dans tout le cours de cette vie, et depuis que brille la lune, on n’a entendu de si doux accords. »

Les vibrations du kantele résonnèrent à travers six villages ; pas une créature qui n’accourût pour les écouter. Toutes les bêtes des bois s’accroupirent sur leurs pattes, tous les oiseaux de l’air se posèrent sur les petites branches, tous les poissons de l’eau se précipitèrent vers les rivages, les vers de terre eux-mêmes quittèrent leur muet repaire, pour se réjouir aux mélodies du kantele, pour savourer les accents de Wäinämöinen.

Le vieux Wäinämöinen toucha l’instrument avec une habileté merveilleuse ; il en tira des sons splendides. Il joua pendant un jour, pendant deux jours, sans interruption, après n’avoir pris qu’un seul repas du matin, après n’avoir bouclé qu’une seule fois sa ceinture, après n’avoir revêtu qu’une seule fois sa tunique.

Lorsqu’il joua dans sa maison, sa maison construite en bois de sapin, le toit résonna dans ses hauteurs, la voûte du toit fit écho, le plancher tressaillit, les portes mugirent, toutes les fenêtres tremblèrent, les pierres du foyer dansèrent, la poutre en bois madré de la cheminée oscilla.

Lorsqu’il joua au milieu des forêts, les sapins se courbèrent humblement, les pins saluèrent, leurs pommes tombèrent à terre, leurs épines se roulèrent autour des racines.

Lorsqu’il joua au milieu des bocages ou des champs nouvellement défrichés, les bocages s’éveillèrent à la joie, les champs s’ouvrirent à l’allégresse, les fleurs furent transportées d’amour, les jeunes tiges s’inclinèrent gracieusement.

  1. « Iki-mennyttä iloa. »

  2. Voir Dixième Runo, note 9.
  3. « Ei tuota enämpi olle
    « Hauin hampahan iloa,
    « Kalanluista luikutusta. »

  4. La séve qui découle du bouleau à l’époque du printemps forme une boisson agréable.
  5. Voir Quatrième Runo, note 1.
  6. « Kun kaki kukahtelevi,
    « Sanoin viisin viikkelevi,
    « Kuita suusta kumpuavi,
    « Hopca valahtelevi,
    « Kultaiselle kunnahalle,
    « Hopeiselle maelle ;
    « Siita naulat kantelehen,
    « Vaantimet visaperahan. »

  7. La runo dit : Il s’avança de son côté sans souliers, il se glissa de son côté sans bas. Précautions pour ne pas troubler la solitude de la jeune fille.