Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/17

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 142-153).

DIX-SEPTIÈME RUNO.

sommaire.
Wäinämöinen se rend auprès du géant Wipunen, pour lui demander les trois paroles qui lui manquent. — Le géant est mort. — Wäinämöinen descend dans sa tombe. — Wipunen l’engloutit dans sa gorge immense. — Wäinämöinen pénètre jusqu’au foud de ses entrailles, où il établit une forge. — Wipunen, en proie à d’horribles douleurs, supplie le héros de se retirer, puis fulmine coritre lui les formules magiques les plus violentes. — Wäinämöinen réclame les trois paroles. — Enfin, le géant se décide à le satisfaire, — Wäinämöinen sort alors de ses entrailles et achève la construction de son bateau.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen était donc revenu des demeures de Tuonela, des abîmes éternels de Manala, sans en rapporter les paroles, les grandes paroles magiques. Il pensa dans sa tête, il réfléchit profondément dans son âme, il se demanda où il pourrait les trouver enfin.

Un berger vint à sa rencontre et lui dit : « Tu trouveras cent paroles, mille matières de chant dans la bouche d’Antero Wipunen[1], dans le ventre du prodigieux géant. Voilà celui auquel tu dois t’adresser. La route pour arriver jusqu’à lui n’est pas bonne, elle n’est pas non plus des pires. Il faut en parcourir, la première partie, sur la pointe des aiguilles des femmes, la seconde partie, sur la pointe des glaives des hommes, enfin, la troisième partie, sur le tranchant des haches des héros. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, malgré les difficultés de l’entreprise, n’en résolut pas moins de ka tenter. Il se rendit à la forge d’Ilmarinen et fui dit : « Ô forgeron Ilmarinen, forge-moi des semelles de fer, des gants de fer, une chemise de fer, forge-moi, en outre, moyennant payement, un bâton de fer à la moelle d’acier. Je pars pour arracher les paroles magiques, les matières du chant, du ventre du prodigieux géant, de la bouche d’Antero Wipunen. »

Ilmarinen dit : « Depuis longtemps Wipunen est mort, depuis longtemps Antero a cessé de dresser ses piéges, de tendre ses filets ; tu ne tireras pas de lui une parole, pas la moitié d’une parole. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, malgré cet avis, se mit en route. Le premier jour, il s’élança par-dessus la pointe des aiguilles des femmes ; le second jour, par-dessus la pointe des glaives des hommes, le troisième jour, par-dessus le tranchant des haches des héros.

Wipunen, le puissant runoia, le vieillard à la force prodigieuse, était couché sous la terre, avec ses chants ; il gisait étendu, avec ses paroles magiques. Le peuplier croissait sur ses épaules, le bouleau sur ses tempes, l’aulne sur ses joues, le saule sur sa barbe, Le sapin sur son front, le pin sauvage entre ses dents.

Le vieux Wäinämöinen arriva. Il tira son glaive, sa lame d’acier, de son fourreau de peau, de sa ceinture d’un cuir inconnu, et il fit tomber le peuplier des épaules de Wipunen, le bouleau de ses tempes, les aulnes touffus de ses joues, le saule de sa barbe, le sapin de son front, le pin sauvage de ses dents. Puis, il enfonça son bâton garni de fer dans la gorge du géant, entre ses mâchoires béantes, ses gencives frémissantes, et il dit : « Lève-toi de ta couche souterraine, ô esclave de l’homme[2], éveille-toi de ton long sommeil ! »

Wipunen, le puissant runoia[3], s’éveilla aussitôt de son sommeil. Il sentit la dure atteinte du bâton, et une douleur aiguë le déchira. Il mordit le bâton, mais sa dent n’en toucha que la surface ; elle n’eut point de prise sur l’acier, sur le cœur du fer.

Le vieux Wäinämöinen s’avança tout près du géant ; et, soudain, des deux pieds, il glissa dans sa bouche.

Alors, Antero Wipunen l’ouvrit plus largement ; et il engloutit, entre ses mâchoires, le héros avec son glaive ; et il dit : « J’ai déjà mangé bien des choses, j’ai dévoré des brebis et des chèvres, des bœufs et de grands sangliers, mais, jamais je n’ai goûté d’un pareil morceau. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Voici donc mon jour fatal arrivé, maintenant que je suis tombé dans ce coffre de Hiisi[4], dans cette caverne de Kalma ! »

Et il se mit à penser, à réfléchir profondément ; il se demanda comment il pourrait exister, comment il pourrait vivre.

Wäinämöinen portait suspendu à la ceinture son couteau au manche de bois madré. Il s’en servit habilement pour se construire un bateau, pour se charpenter une barque. Et il lança le bateau en avant, voguant d’un intestin à l’autre, visitant chaque recoin, chaque repaire du ventre.

Wipunen, le vieux géant, le puissant runoia, ne se laissa point troubler par une pareille épreuve. Alors, Wäinämöinen se transforma en batteur de fer. De sa chemise il se fit une forge, des bras de sa chemise et de sa pelisse un soufflet, de ses bas un tuyau pour le soufflet, de son genou une enclume, de son coude un marteau. Et il commença à frapper à coups redoublés ; il fit résonner son enclume pendant le jour, pendant la nuit, sans trêve ni repos, dans le ventre du prodigieux géant, dans le sein de l’homme fort.

Wipunen, le puissant runoia, dit : « Quel homme es-tu donc entre les hommes, quel héros entre les héros ? J’ai déjà englouti cent hommes, j’ai tué mille héros, mais jamais je n’en ai mangé de semblable à toi. Les charbons montent jusqu’à ma bouche, les tisons brûlent ma langue, les scories du fer déchirent ma gorge.

« Retire-toi, prodige d’épouvante, fuis au loin, fléau de la terre, fuis avant que je n’aille chercher ta mère, que je ne me plaigne à ta vieille nourrice ! Si je raconte ce qui se passe à ta mère, si je révèle tout à ta vieille nourrice, elle sera saisie d’une douleur cruelle, en voyant son fils se livrer à une œuvre perverse, son enfant se couvrir d’infamie[5].

« J’ignore encore, je ne soupçonne pas d’où tu es sorti, ô Hiisi[6], d’où tu es venu, ô misérable, pour mordre, pour dévorer, pour manger, pour ronger.

« Es-tu une torture créée par Dieu ? Une maladie envoyée par Jumala ? Ou bien, ouvrage des hommes, es-tu aux ordres d’un autre, et n’agis-tu ainsi que pour gagner de l’argent ?

« Si tu es une torture créée par Dieu, une maladie envoyée par Jumala, alors, je mettrai ma confiance dans mon créateur, mon espoir dans Jumala. Le Seigneur ne délaisse point l’être bon, il ne détruit point ce qui est beau.

« Mais, ouvrage des hommes, si tu es aux ordres d’un autre, si d’autres t’ont poussé au mal que tu commets, je saurai bien quelle est ta famille, et dans quel pays tu es né.

« Jadis, tous les malheurs tiraient leur origine, tous les fléaux venaient : du voisinage des tietäjät[7], des pâturages des enchanteurs, des demeures des hommes pervers, des champs des sorciers, des landes de Kalma, des profondeurs de la terre, du séjour des morts, de l’habitation des hommes disparus, de la poussière ondoyante, des terres fréquemment remuées, des sables mouvants, des vallées humides, des bruyères sonores, des marais vides de mousse, des sources bondissantes, des ruisseaux murmurants, des cavernes des bois de Hiisi, des crevasses des montagnes, du sommet des collines de cuivre, des pins orageux, des sapins moisis, des espaces où les renards glapissent, des plaines où l’on chasse l’élan, des sauvages repaires de l’ours, des lointaines régions de Pohja, des frontières reculées de Laponie, des cultures arides, des campagnes en friche, des vastes champs de bataille, des gazons crépitants, des torrents de sang figé, des larges golfes, de la vase noire de la mer, des gouffres profonds de mille brasses, des tourbillons écumeux, de la puissante cataracte de Rutja[8], des hauteurs du ciel, des nuages desséchés, des routes du soleil ardent, des lieux où dort la tempête.

« Est-ce de là que tu es venu, est-ce de là, ô misérable, que tu es descendu dans un cœur pur, dans un ventre innocent, pour mordre, pour dévorer, pour manger, pour ronger ?

« Suspends tes attaques, ô chien de Hiisi, arrête-toi, ô dogue de Manala, sors de mon corps, horrible monstre, sors de mon foie, fléau du monde, cesse de dévorer la chair de mon cœur, de piétiner ma rate, de broyer mon estomac, de tourner autour de mes poumons, autour de mon nombril, de torturer mes tempes, de labourer mon échine, de déchirer mes flancs !

« Et si je n’ai pas assez de force pour me délivrer de ce fléau, pour me soustraire à ces angoisses, j’invoquerai le secours de plus puissants que moi.

« J’appellerai du sein de la terre les mères de la terre, des profondeurs du sol les maîtres antiques, tous les hommes de glaive des plaines, tous les cavaliers des champs sablonneux. Et ils joindront leur force à ma force, leur vigueur à ma vigueur, et ils me soutiendront, et ils m’aideront dans cette œuvre ardue, au milieu de ces lamentables douleurs.

« Et si ce n’est assez, si, malgré ce secours, tu ne cèdes point, lève-toi, ô forêt, avec tes hommes, bois riche d’ombrages avec ton peuple, bois de sapin avec ta race, lac avec tes enfants ; que cent hommes accourent avec leurs glaives, mille héros avec leur armure de fer, pour châtier ce Hiisi, pour écraser ce Juuta[9].

« Et si ce n’est assez, si, malgré ce secours, tu ne cèdes point, lève-toi des profondeurs des ondes, ô mère des ondes[10], lève-toi, femme au bonnet bleu, du sein des flots, femme à la robe finement plissée, des sources bondissantes, visage pur, de la vase humide, lève-toi pour la force du faible héros, pour la vigueur de l’homme débile, afin que je ne sois point dévoré sans cause, que je ne sois point frappé de mort sans maladie !

« Et si ce n’est assez, si, malgré ce secours, le maudit ne cède point, ô Kave[11], fille de la nature, Kave splendide et belle, toi la plus ancienne des femmes, la première mère des êtres qui sont nés d’eux-mêmes, viens reconnaître les plaies, viens éloigner les jours du danger, viens m’alléger de ce fardeau, m’arracher à ce tourment !

« Et si ce n’est assez, si, malgré ce secours, tu ne cèdes point, ô Ukko, nombril du ciel[12], proche voisin des nuages qui portent la foudre, viens ici, car on a besoin de toi, viens ici, car on t’appelle, viens interrompre l’œuvre misérable, viens détruire l’action perverse, avec ton glaive à la pointe de feu, avec ta lame fulgurante !

« Suis ton chemin, être de rebut, fuis, horreur du monde ! Il n’y a point de place ici pour toi, lors même que tu serais sans asile ; porte plus loin ta demeure, retourne à la maison de ton maître, à l’habitation de ton hôtesse !

« Et lorsque tu y seras parvenu, lorsque tu auras atteint le champ de celui qui t’a fait, le champ de celui qui t’a envoyé, annonce ton arrivée par un signe, un signe mystérieux ; gronde comme le tonnerre, brille comme l’éclair, enfonce la porte de la maison, arrache la poutre de la fenêtre, précipite-toi dans l’intérieur, tel qu’un ouragan, frappe ceux qui l’habitent sur les pieds, saisis-les par leur maigre talon, arrache l’hôte de son réduit, l’hôtesse du coin de la porte, crève les yeux à l’hôte, broie la tête à l’hôtesse, tors-leur les doigts, tors-leur le cou !

« Et si cela te paraît trop peu de chose, vole comme un coq sur le sentier, comme un poulet dans l’enceinte de la maison ; vautre-toi, poitrine en avant, dans le tas d’ordures ; renverse le cheval dans l’écurie, la bête à cornes dans l’étable ; enfonce-les dans le fumier ; tors-leur les yeux dans la tête, disloque-leur la nuque !

« Si tu es une maladie venue des régions du vent, venue des torrents orageux ; si tu es un don du vent du sud, un don du vent glacé, reprends le chemin du vent, le même chemin que suit le vent du printemps ; et, sans t’arrêter sur les arbres, sans te reposer dans les aulnes, gagne les sommets escarpés de la montagne de cuivre[13], afin d’y être bercé par les vents, soigné par le souffle du printemps !

« Situ es venu du ciel, si tu t’es détaché d’un nuage aride de l’air, retourne vers le ciel, remonte vers les hauteurs de l’air, vers les nuages humides, vers les étoiles resplendissantes, afin de brûler comme le feu, de petiller comme les étincelles, dans ces voies que parcourt le soleil et où roule le disque de la lune !

« Si tu as surgi, ô misérable, des profondeurs de la mer, si tu es sorti du sein des flots, retourne dans la mer, plonge sous les flots, précipite ta course jusqu’aux bords du château fangeux, jusqu’au sommet de la montagne humide, afin d’y être secoué par les vagues, ballotié par l’eau profonde !

« Si tu es venu des landes de Kalma, des demeures de ceux qui ont disparu pour toujours, retourne à Kalma, retourne à cette terre au ventre gonflé[14], à cette terre si souvent remuée, où toute une race a été précipitée, où tout un peuple puissant a été enseveli !

« Situes venu, ô être stupide, de la caverne du bois de Hiisi, de sa maison de pins, de sa chambre de sapins, retourne à la caverne du bois de Hiisi, à sa maison de pins, à sa chambre de sapins, et restes-y jusqu’à ce que le plancher pourrisse, jusqu’à ce que les poutres des murs soient rongées par les vers, Jusqu’à ce que le toit s’effondre !

« Oui, va où je t’envoie, ou je te pousse, va, à misérable, dans le repaire de l’ours, dans la tanière de l’ourse, dans les vallées humides, dans les marais sans fond, dans les sources bondissantes, dans les ruisseaux à l’onde moutonneuse, dans les lacs vides de poissons, tout à fait vides de perches !

« Et si tu n’y trouves point de place, gagne les frontières lointaines de Pohja, les vastes régions de Laponie, les forêts défrichées infécondes, les champs non labourés, là où le soleil et la lune ne montrent jamais leur lumière ! Il te sera doux d’y vivre, il te sera agréable d’y demeurer. Les élans y sont suspendus dans les arbres, les rennes agiles y sont enchaînés, pour servir de pâture à l’homme affamé, pour rassasier le héros ambitieux[15].

« Fuis aussi, je t’en conjure, fuis vers la cataracte mugissante de Rutja[16], vers le tourbillon aux flammes bouillonnantes, où sombrent les troncs d’arbres, où roulent les grands pins avec leurs racines, les hauts sapins avec leurs riches couronnes ; descends le torrent orageux à la nage, parcours l’onde immense, établis ta demeure dans son lit étroit !

« Et si tu n’y trouves point de place, je te précipiterai, dans le fleuve noir de Tuoni[17], dans le gouffre éternel de Manala[18], et tu n’en sortiras de tous les jours de ta vie, à moins que je ne vienne moi-même te délivrer avec neuf moutons nés d’une seule brebis féconde, avec neuf taureaux, nés d’une seule vache, avec neuf étalons, nés d’une seule jument[19].

« Si tu demandes un cheval, si tu as besoin d’un cheval d’attelage, je me charge de te le procurer. Hiisi a un bon cheval, un cheval à la rouge crinière, dans la montagne, sa bouche vomit le feu ; de ses naseaux jaillit la flamme éclatante ; ses sabots sont de fer, ses pieds d’acier ; il est capable de gravir les collines, de franchir les vallées, avec un habile, avec un fier et puissant cavalier.

« Si cela ne te satisfait pas, procure-toi les suksi[20] de Hiisi[21], les suksi de Lempo[22], faits de bois d’aulne, le lourd bâton de Pahalainen[23] ; avec eux tu pourras t’élancer à travers les bois de Lempo, les plaines de Hiisi, les champs de l’être mauvais. Si une pierre fait obstacle à ta route, tu la briseras en morceaux ; si une branche de sapin t’arrête, tu la couperas en deux parties ; si un héros se dresse devant toi, tu le repousseras de côté.

« Mets-toi maintenant en mouvement, ô être vicieux, prends la fuite, ô homme méchant, avant que le jour ne se lève de nouveau, avant que l’aurore de Dieu ne resplendisse, avant que le soleil ne remonte à la voûte céleste, avant que le coq ne fasse entendre son chant ! Oui, c’est le moment pour l’être vicieux de préparer son départ, c’est l’heure pour les méchants de fuir ; la lumière de la lune éclairera ton voyage !

« Si tu ne te hâtes de sortir, ô chien privé de mère, j’emprunterai les serres de l’aigle, le dard de la sangsue, les pinces de chair de l’oiseau, les branches des pieds du vautour, et je tourmenterai le méchant, et je châtierai le sacrilége, jusqu’à ce que sa tête cesse de branler, jusqu’à ce que le souffle manque à sa poitrine.

« Jadis, un Lempo[24] créé, un Lempo né d’une mère se retira confondu, lorsque l’heure de Jumala eut sonné, lorsque le secours du Tout-Puissant se fut manifesté. Ne seras-tu donc pas confondu, à toi, être sans mère ? Ne te retireras-tu pas, ô être contre nature ? Ne me laisseras-tu pas, chien sans maître, à ce moment où la lune se promène dans le ciel ! »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen répondit : « Je me trouve bien ici, j’y passe agréablement le temps. Le foie remplace très-convenablement le pain, la graisse du foie la viande ; le poumon est bon à cuire, la graisse est bonne à manger.

J’enfoncerai mon enclume plus avant dans la chair du cœur, j’installerai ma forge dans un endroit plus profond, en sorte que, durant tous tes jours, tu ne puisses t’échapper, avant que je n’aie entendu les paroles, que je n’aie appris de toi les paroles magiques, mille matières de chant. Les paroles ne peuvent rester cachées, les paroles. magiques ne peuvent demeurer ensevelies dans le sein des rochers ; la puissance ne peut s’éterniser dans la crevasse de la terre, bien que les puissants eux-mêmes aient disparu[25]. »

Alors, Wipunen, l’homme puissant dans les chants, le fort superbe des anciens jours, Wipunen, dont la bouche est pleine de sagesse, dont la poitrine est l’habitacle d’une force infinie, ouvrit le coffre plein de paroles, le coffre plein de chants, afin de chanter les paroles efficaces, de donner l’essor aux meilleurs chants, à ces paroles profondes de l’origine, à ces chants magiques de la création des temps, que tous les enfants ne sauraient chanter, que chaque héros ne saurait comprendre, dans cette triste vie, dans ce monde périssable.

Il chanta les paroles de l’origine, les runot de la sagesse. Il dit comment, avec la permission du Créateur, comment, sur l’ordre de Jumala, l’air s’engendra de lui-même, l’eau se sépara de l’air, la terre ferme surgit du sein de l’eau et se couvrit de plantes.

Il dit la formation de la lune, la création du soleil, et comment se dressèrent les colonnes de l’air, et comment le ciel fut semé d’étoiles.

Il chanta, le puissant runoia, il chanta et déploya sa science. On n’a jamais vu, on n’a jamais entendu, dans le cours de cette vie, un meilleur runoia, un homme d’une science plus grande. Sa bouche lançait des paroles, sa langue poussait des runot magiques, comme un joyeux poulain lance ses jambes, comme un coursier pousse ses pieds rapides.

Il chanta, durant les jours, sans s’arrêter, durant une longue succession de nuits. Le soleil s’arrêta pour l’écouter, la lune d’or s’arrêta pour l’écouter ; les vagues des détroits, les flots des golfes, les ondes des fleuves cessèrent leurs murmures orageux ; la cataracte du Rutja[26] fit silence ; le Wuoksen[27] suspendit sa course tourbillonnante ; le Jordan[28] enchaîna ses flots.

Alors, le vieux Wäinämöinen, après avoir entendu les paroles, après avoir recueilli les chants magiques, si ardemment désirés, se prépara à sortir de la bouche d’Antero Wipunen, des entrailles de l’homme fort et puissant. Et il dit : « Ô Antero Wipunen, ouvre, maintenant, ta large bouche, dilate tes vastes mâchoires, afin que je sorte de ton ventre et que je retourne dans mon habitation. »

Wipunen, le grand runoia dit : « J’ai mangé, j’ai bu beaucoup de choses, j’ai avalé mille différentes matières, mais, jamais je n’ai rien bu ni rien mangé qui ressemblât au vieux Wäinämöinen ; si tu as bien fait de venir ici, tu fais encore mieux d’en partir. »

Et Wipunen, le grand runoia, ouvrit sa large bouche, dilata ses larges mâchoires, et le vieux Wäinämöinen s’élança du fond des entrailles de l’homme fort et puissant. Il bondit tel qu’un écureuil d’or, tel qu’une martre à la poitrine d’or.

Et il se rendit dans l’atelier du forgeron ; Ilmarinen lui dit : « As-tu entendu les paroles, as-tu recueilliles chants magiques, les chants nécessaires pour achever ton bateau ? »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, répondit : « J’ai entendu cent paroles, mille matières de chant ; j’ai tiré les paroles de leur retraite, j’ai arraché les chants magiques de leur caverne. »

Et il se dirigea vers son bateau, vers le lieu où il travaillait avec sagesse ; et, bientôt, le bateau fut achevé sans le secours de la hache, le bateau fut créé sans que la hache détachât un seul éclat[29].

  1. Sorcier-géant, surnommé dans les runot Ukkonpoika, fils d’Ukko, Kaleva ou vieux Kaleva (Vakka Kaleva).
  2. Wäinämöinen le nomme ainsi, parce qu’il possède la puissance de le soumettre à ses lois.
  3. On sait que le mot Runoia, compositeur, chanteur de runot, implique la puissance magique.
  4. Hiisi veut dire ici : être maudit, agent du mal.
  5. Chez les Finnois, le respect des parents, et en particulier la crainte de la mère, sont portés au plus haut point.
  6. Voir note 4.
  7. Voir Troisième Runo, note 24.
  8. Voir Neuvième Runo, note 7.
  9. Voir Treizième Runo, note 8.
  10. Déesse des ondes.
  11. Kave a donné lieu à beaucoup d’interprétations. Suivant Castren, ce mot signifie, en général, génie puissant et bienfaisant.
  12. Centre du ciel.
  13. Les mines de cuivre ne sont pas rares en Finlande, ce qui explique ces mots si souvent répétés dans les runot : montagnes de cuivre, rochers de cuivre, etc.
  14. Allusion aux monticules de terre formés par les sépultures.
  15. C’est-à-dire le gibier y abonde.
  16. Voir Neuvième Runo, note 7.
  17. Voir Quatorzième Runo, note 13.
  18. Voir Quatorzième Runo, note 14.
  19. En donnant ces animaux en échange.
  20. Voir Dixième Runo, note 2.
  21. Voir Sixième Runo, note 3.
  22. Voir Quatorzième Runo, note 21.
  23. Fils de Paha. Voir Huitième Runo, note 5.
  24. Voir Quatrième Runo, note 21.
  25. Les sorciers finnois regardaient les paroles magiques comme immortelles ; nul n’avait le droit de les ensevelir avec lui dans la tombe.
  26. Voir Neuvième Runo, note 7.
  27. Voir Troisième Runo, note 15.
  28. Fleuve dont la situation est incertaine. Serait-ce le Jourdain, placé là par un souvenir biblique ?
  29. C’est-à-dire par la seule puissance de la parole, et sans l’emploi d’aucun outil.