Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Index alphabétique/L


Dictionnaire philosophique
1764



L.

LANGUES[1].

SECTION PREMIÈRE.

On dit que les Indiens commencent presque tous leurs livres par ces mots : Béni soit l’inventeur de l’écriture. On pourrait aussi commencer ses discours par bénir l’inventeur d’un langage.

Nous avons reconnu, au mot Alphabet, qu’il n’y eut jamais de langue primitive dont toutes les autres soient dérivées.

Nous voyons que le mot Al ou El, qui signifiait Dieu chez quelques Orientaux, n’a nul rapport au mot Gott, qui veut dire Dieu en Allemagne. House, huis, ne peut guère venir du grec domos, qui signifie maison.

Nos mères, et les langues dites mères, ont beaucoup de ressemblance. Les unes et les autres ont des enfants qui se marient dans le pays voisin, et qui en altèrent le langage et les mœurs. Ces mères ont d’autres mères dont les généalogistes ne peuvent débrouiller l’origine. La terre est couverte de familles qui disputent de noblesse, sans savoir d’où elles viennent.


Des mots les plus communs et les plus naturels en toute langue.

L’expérience nous apprend que les enfants ne sont qu’imitateurs ; que si on ne leur disait rien, ils ne parleraient pas, qu’ils se contenteraient de crier.

Dans presque tous les pays connus on leur dit d’abord baba, papa, mama, maman, ou des mots approchants, aisés à prononcer, et ils les répètent. Cependant vers le mont Krapack, où je vis, comme l’on sait, nos enfants disent toujours mon dada et non pas mon papa. Dans quelques provinces ils disent mon bibi.

On a mis un petit vocabulaire chinois à la fin du premier tome des Mémoires sur la Chine. Je trouve dans ce dictionnaire abrégé que fou, prononcé d’une façon dont nous n’avons pas l’usage, signifie père ; les enfants qui ne peuvent prononcer la lettre f disent ou. Il y a loin d’ou à papa.

Que ceux qui veulent savoir le mot qui répond à notre papa en japonais, en tartare, dans le jargon du Kamtschatka et de la baie d’Hudson, daignent voyager dans ces pays pour nous instruire.

On court risque de tomber dans d’étranges méprises quand, sur les bords de la Seine ou de la Saône, on donne des leçons sur la langue des pays où l’on n’a point été. Alors il faut avouer son ignorance ; il faut dire : J’ai lu cela dans Vachter, dans Ménage, dans Bochart, dans Kircher, dans Pezron, qui n’en savaient pas plus que moi ; je doute beaucoup ; je crois, mais je suis très-disposé à ne plus croire, etc., etc.

Un récollet, nommé Sagart Théodat, qui a prêché pendant trente ans les Iroquois, les Algonquins et les Hurons, nous a donné un petit dictionnaire huron, imprimé à Paris chez Denis Moreau, en 1632. Cet ouvrage ne nous sera pas désormais fort utile depuis que la France est soulagée du fardeau du Canada. Il dit qu’en huron père est aystan, et en canadien notoui. Il y a encore loin de notoui et d’aystan à pater et à papa. Gardez-vous des systèmes, vous dis-je, mes chers Welches.

D’UN SYSTÈME SUR LES LANGUES.

L’auteur de la Mécanique du langage[2] explique ainsi son système :

« La terminaison latine urire est appropriée à désigner un désir vif et ardent de faire quelque chose : micturire, esurire ; par où il semble qu’elle ait été fondamentalement formée sur le mot urere et sur le signe radical ur, qui en tant de langues signifie le feu. Ainsi la terminaison urire était bien choisie pour désigner un désir brûlant. »

Cependant nous ne voyons pas que cette terminaison en ire soit appropriée à un désir vif et ardent dans ire, exire, abire, aller, sortir, s’en aller ; dans vincire, lier ; scaturire, sourdre, jaillir ; condire, assaisonner ; parturire, accoucher ; grunnire, gronder, grouiner, ancien mot qui exprimait très-bien le cri du porc.

Il faut avouer surtout que cet ire n’est approprié à aucun désir très-vif, dans balbutire, balbutier ; singultire, sangloter ; perire, périr. Personne n’a envie ni de balbutier, ni de sangloter, encore moins de périr. Ce petit système est fort en défaut ; nouvelle raison pour se défier des systèmes.

Le même auteur paraît aller trop loin en disant : « Nous alongeons les lèvres en dehors, et tirons, pour ainsi dire, le bout d’en haut de cette corde pour faire sonner u, voyelle particulière aux Français, et que n’ont pas les autres nations. »

Il est vrai que le précepteur du Bourgeois gentilhomme[3] lui apprend qu’il fait un peu la moue en prononçant u ; mais il n’est pas vrai que les autres nations ne fassent pas un peu la moue aussi.

L’auteur ne parle sans doute ni l’espagnol, ni l’anglais, ni l’allemand, ni le hollandais ; il s’en est rapporté à d’anciens auteurs qui ne savaient pas plus ces langues que celles du Sénégal et du Thibet, que cependant l’auteur cite. Les Espagnols disent su padre, su madre, avec un son qui n’est pas tout à fait le u des Italiens ; ils prononcent mui en approchant un peu plus de la lettre u que de l’ou ; ils ne prononcent pas fortement ousted : ce n’est pas le furiale sonans u des Romains.

Les Allemands se sont accoutumés à changer un peu l’u en i ; de là vient qu’ils vous demandent toujours des ékis au lieu d’écus. Plusieurs Allemands prononcent aujourd’hui flûte comme nous ; ils prononçaient autrefois flaûte. Les Hollandais ont conservé l’u, témoin la comédie de madame Alikruc, et leur u diener. Les Anglais, qui ont corrompu toutes les voyelles, n’ont point abandonné l’u ; ils prononcent toujours wi et non oui, qu’ils n’articulent qu’à peine. Ils disent vertu et true, le vrai, non vertou et troue.

Les Grecs ont toujours donné à l’upsilon le son de notre u, comme l’avouent Calepin et Scapula à la lettre upsilon ; et comme le dit Cicéron, de Oratore.

Le même auteur se trompe encore en assurant que les mots anglais humour et spleen ne peuvent se traduire. Il en a cru quelques Français mal instruits. Les Anglais ont pris leur humour, qui signifie chez eux plaisanterie naturelle, de notre mot humeur employé en ce sens dans les premières comédies de Corneille, et dans toutes les comédies antérieures. Nous dîmes ensuite belle humeur. D’Assoucy donna son Ovide en belle humeur ; et ensuite on ne se servit de ce mot que pour exprimer le contraire de ce que les Anglais entendent. Humeur aujourd’hui signifie chez nous chagrin. Les Anglais se sont ainsi emparés de presque toutes nos expressions. On en ferait un livre.

À l’égard de spleen, il se traduit très-exactement, c’est la rate. Nous disions, il n’y a pas longtemps, vapeurs de rate.

Veut-on qu’on rabatte
Par des moyens doux
Les vapeurs de rate
Qui nous minent tous ?
Qu’on laisse Hippocrate,
Et qu’on vienne à nous[4].

Nous avons supprimé rate, et nous nous sommes bornés aux vapeurs.

Le même auteur dit[5] que « les Français se plaisent surtout à ce qu’ils appellent avoir de l’esprit. Cette expression est propre à leur langue, et ne se trouve en aucune autre ». Il n’y en a point en anglais de plus commune ; wit, witty, sont précisément la même chose. Le comte de Rochester appelle toujours witty king le roi Charles II, qui, selon lui, disait tant de jolies choses, et n’en fit jamais une bonne. Les Anglais prétendent que ce sont eux qui disent les bons mots, et que ce sont les Français qui rient.

Et que deviendra l’ingegnoso des Italiens, et l’agudeza des Espagnols, dont nous avons parlé à l’article Esprit, section iii ?

Le même auteur remarque très-judicieusement[6] que lorsqu’un peuple est sauvage, il est simple, et ses expressions le sont aussi. « Le peuple hébreu était à demi sauvage ; le livre de ses lois traite sans détour des choses naturelles, que nos langues ont soin de voiler. C’est une marque que chez eux ces façons de parler n’avaient rien de licencieux : car on n’aurait pas écrit un livre de lois d’une manière contraire aux mœurs, etc. »

Nous avons donné un exemple frappant de cette simplicité qui serait aujourd’hui plus que cynique, quand nous avons cité les aventures d’Oolla et d’Ooliba, et celles d’Osée ; et quoiqu’il soit permis de changer d’opinion, nous espérons que nous serons toujours de celle de l’auteur de la Mécanique du langage, quand même plusieurs doctes n’en seraient pas.

Mais nous ne pouvons penser comme l’auteur de cette Mécanique quand il dit[7] :

« En Occident, l’idée malhonnête est attachée à l’union des sexes ; en Orient, elle est attachée à l’usage du vin ; ailleurs, elle pourrait l’être à l’usage du fer ou du feu. Chez les musulmans, à qui le vin est défendu par la loi, le mot cherab, qui signifie en général sirop, sorbet, liqueur, mais plus particulièrement le vin, et les autres mots relatifs à celui-là, sont regardés par les gens fort religieux comme des termes obscènes, ou du moins trop libres pour être dans la bouche d’une personne de bonnes mœurs. Le préjugé sur l’obscénité du discours a pris tant d’empire qu’il ne cesse pas, même dans le cas où l’action à laquelle on a attaché l’idée est honnête et légitime, permise et prescrite ; de sorte qu’il est toujours malhonnête de dire ce qu’il est très-souvent honnête de faire.

À dire vrai, la décence s’est ici contentée d’un fort petit sacrifice. Il doit toujours paraître singulier que l’obscénité soit dans les mots, et ne soit pas dans les idées, etc. »

L’auteur paraît mal instruit des mœurs de Constantinople. Qu’il interroge M. de Tott, il lui dira que le mot de vin n’est point du tout obscène chez les Turcs. Il est même impossible qu’il le soit, puisque les Grecs sont autorisés chez eux à vendre du vin. Jamais dans aucune langue l’obscénité n’a été attachée qu’à certains plaisirs qu’on ne s’est presque jamais permis devant témoins, parce qu’on ne les goûte que par des organes qu’il faut cacher. On ne cache point sa bouche. C’est un péché chez les musulmans de jouer aux dés, de ne point coucher avec sa femme le vendredi, de boire du vin, de manger pendant le ramadan avant le coucher du soleil ; mais ce n’est point une chose obscène.

Il faut de plus remarquer que toutes les langues ont des termes divers, qui donnent des idées toutes différentes de la même chose. Mariage, sponsalia, exprime un engagement légal. Consommer le mariage, matrimonio uti, ne présente que l’idée d’un devoir accompli. Membrum virile in vaginam intromittere n’est qu’une expression d’anatomie. Amplecti amorose juvenem uxorem est une idée voluptueuse. D’autres mots sont des images qui alarment la pudeur.

Ajoutons que si dans les premiers temps d’une nation simple, dure et grossière, on se sert des seuls termes qu’on connaisse pour exprimer l’acte de la génération, comme l’auteur l’a très-bien observé chez les demi-sauvages juifs, d’autres peuples emploient les mots obscènes quand ils sont devenus plus raffinés et plus polis. Osée ne se sert que du terme qui répond au fodere des Latins ; mais Auguste hasarde effrontément les mots futuere, mentula, dans son infâme épigramme contre Fulvie. Horace prodigue le futuo, le mentula, le cunnus. On inventa même les expressions honteuses de crissare, fellare, irrumare, cevere, cunnilinguis. On les trouve trop souvent dans Catulle et dans Martial. Elles représentent des turpitudes à peine connues parmi nous : aussi n’avons-nous point de termes pour les rendre.

Le mot de gabaoutar, inventé à Venise au xvie siècle, exprimait une infamie inconnue aux autres nations.

Il n’y a point de langue qui puisse traduire certaines épigrammes de Martial, si chères aux empereurs Adrien et Lucius Verus.

GÉNIE DES LANGUES.

On appelle génie d’une langue son aptitude à dire de la manière la plus courte et la plus harmonieuse ce que les autres langages expriment moins heureusement.

Le latin, par exemple, est plus propre au style lapidaire que les langues modernes, à cause de leurs verbes auxiliaires qui allongent une inscription et qui l’énervent.

Le grec, par son mélange mélodieux de voyelles et de consonnes, est plus favorable à la musique que l’allemand et le hollandais.

L’italien, par des voyelles beaucoup plus répétées, sert peut-être encore mieux la musique efféminée.

Le latin et le grec étant les seules langues qui aient une vraie quantité, sont plus faites pour la poésie que toutes les autres langues du monde.

Le français, par la marche naturelle de toutes ses constructions, et aussi par sa prosodie, est plus propre qu’aucune autre à la conversation. Les étrangers, par cette raison même, entendent plus aisément les livres français que ceux des autres peuples. Ils aiment dans les livres philosophiques français une clarté de style qu’ils trouvent ailleurs assez rarement.

C’est ce qui a donné enfin la préférence au français sur la langue italienne même, qui, par ses ouvrages immortels du xvie siècle, était en possession de dominer dans l’Europe.

L’auteur du Mécanisme du langage pense dépouiller le français de cet ordre même, et de cette clarté qui fait son principal avantage. Il va jusqu’à citer des auteurs peu accrédités, et même Pluche, pour faire croire que les inversions du latin sont naturelles, et que c’est la construction naturelle du français qui est forcée. Il rapporte cet exemple tiré de la Manière d’étudier les langues. Je n’ai jamais lu ce livre, mais voici l’exemple[8] :

« Goliathum proceritatis inusitatæ virum David adolescens impacto in ejus frontem lapide prostravit, et allophylum cum inermis puer esset ei detracto gladio confecit. — Le jeune David renversa d’un coup de fronde au milieu du front Goliath, homme d’une taille prodigieuse, et tua cet étranger avec son propre sabre, qu’il lui arracha : car David était un enfant désarmé. »

Premièrement, j’avouerai que je ne connais guère de plus plat latin, ni de plus plat français, ni d’exemple plus mal choisi. Pourquoi écrire dans la langue de Cicéron un morceau d’histoire judaïque, et ne pas prendre quelque phrase de Cicéron même pour exemple ? Pourquoi me faire de ce géant Goliath un Goliathum ? Ce Goliathus était, dit-il, d’une grandeur inusitée, proceritatis inusitatæ. On ne dit inusité en aucun pays que des choses d’usage qui dépendent des hommes : une phrase inusitée, une cérémonie inusitée, un ornement inusité ; mais pour une taille inusitée, comme si Goliathus s’était mis ce jour-là une taille plus haute qu’à l’ordinaire, cela me paraît fort inusité.

Cicéron dit à Quintus son frère, absurdæ et inusitate scriptæ epistolæ ; ses lettres sont absurdes et d’un style inusité. N’est-ce pas là le cas de Pluche ?

In ejus frontem ; Tite-Live et Tacite auraient-ils mis ce froid ejus ? n’auraient-ils pas dit simplement in frontem ?

Que veut dire impacto lapide ? cela n’exprime pas un coup de fronde.

Et allophylum cum puer inermis esset : voilà une plaisante antithèse ; il renversa l’étranger quoiqu’il fût désarmé ; étranger et désarmé ne font-ils pas une belle opposition ? Et de plus, dans cette phrase, lequel des deux était désarmé ? Il y a quelque apparence que c’était Goliath, puisque le petit David le tua si aisément. Puer ne désigne pas assez clairement David : le géant pouvait être aussi jeune que lui.

Je n’examine point comment on renverse, avec un petit caillou lancé au front de bas en haut, un guerrier dont le front est armé d’un casque ; je me borne au latin de Pluche.

Le français ne vaut guère mieux que le latin. Voici comme un jeune écolier vient de le refaire :

« David, à peine dans son adolescense, sans autres armes qu’une simple fronde, renverse le géant Goliath d’un coup de pierre au milieu du front ; il lui arrache son épée, il lui coupe la tête de son propre glaive. »

Ensuite, pour nous convaincre de l’obscurité de la langue française, et du renversement qu’elle fait des idées, on nous cite les paralogismes de Pluche[9].

« Dans la marche que l’on fait prendre à la phrase française, on renverse entièrement l’ordre des choses qu’on y rapporte ; et, pour avoir égard au génie, ou plutôt à la pauvreté de nos langues vulgaires, on met en pièces le tableau de la nature. Dans le français, le jeune homme renverse avant qu’on sache qu’il y ait quelqu’un à renverser ; le grand Goliath est déjà par terre, qu’il n’a encore été fait aucune mention ni de la fronde, ni de la pierre qui a fait le coup ; et ce n’est qu’après que l’étranger a la tête coupée que le jeune homme trouve une épée au lieu de fronde pour l’achever. Ceci nous conduit à une vérité fort remarquable, que c’est se tromper de croire, comme on fait, qu’il y ait inversion ou renversement dans la phrase des anciens, tandis que c’est réellement dans notre langue moderne qu’est le désordre. »

Je vois ici tout le contraire ; et, de plus, je vois dans chaque partie de la phrase française un sens achevé qui me fait attendre un nouveau sens, une nouvelle action. Si je dis, comme dans le latin : « Goliath, homme d’une procérité inusitée, l’adolescent David », je ne vois là qu’un géant, qu’un enfant ; point de commencement d’action ; peut-être que l’enfant prie le géant de lui abattre des noix ; et peu m’importe. Mais, « David, à peine dans son adolescence, sans autres armes qu’une simple fronde » : voilà déjà un sens complet, voilà un enfant avec une fronde ; qu’en va-t-il faire ? il renverse ; qui ? un géant ; comment ? en l’atteignant au front. Il lui arrache son grand sabre ; pourquoi ? pour couper la tête du géant. Y a-t-il une gradation plus marquée ?

Mais ce n’était pas de tels exemples que l’auteur du Mécanisme du langage devait proposer. Que ne rapportait-il de beaux vers de Racine ? que n’en comparait-il la syntaxe naturelle avec les inversions admises dans toutes nos anciennes poésies ?

Jusqu’ici la Fortune et la Victoire mêmes
Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes.
Mais ce temps-là n’est plus. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Mithridate, acte III, scène v.)

Transposez les termes selon le génie latin, à la manière de Ronsard : « Sous diadèmes trente cachaient mes cheveux blancs Fortune et Victoire mêmes. Plus n’est ce temps heureux ! »

C’est ainsi que nous écrivions autrefois ; il n’aurait tenu qu’à nous de continuer ; mais nous avons senti que cette construction ne convenait pas au génie de notre langue, qu’il faut toujours consulter. Ce génie, qui est celui du dialogue, triomphe dans la tragédie et dans la comédie, qui n’est qu’un dialogue continuel ; il plaît dans tout ce qui demande de la naïveté, de l’agrément, dans l’art de narrer, d’expliquer, etc. Il s’accommode peut-être assez peu de l’ode, qui demande, dit-on, une espèce d’ivresse et de désordre, et qui autrefois exigeait de la musique.

Quoi qu’il en soit, connaissez bien le génie de votre langue ; et, si vous avez du génie, mêlez-vous peu des langues étrangères, et surtout des orientales, à moins que vous n’ayez vécu trente ans dans Alep.

SECTION II[10].

Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.

(Boileau, Art poétique, I, 161.)

Trois choses sont absolument nécessaires : régularité, clarté, élégance. Avec les deux premières on parvient à ne pas écrire mal ; avec la troisième on écrit bien.

Ces trois mérites, qui furent absolument ignorés dans l’université de Paris depuis sa fondation, ont été presque toujours réunis dans les écrits de Rollin, ancien professeur. Avant lui on ne savait ni écrire ni penser en français ; il a rendu un service éternel à la jeunesse.

Ce qui peut paraître étonnant, c’est que les Français n’ont point d’auteur plus châtié en prose que Racine et Boileau le sont en vers : car il est ridicule de regarder comme des fautes quelques nobles hardiesses de poésie, qui sont de vraies beautés, et qui enrichissent la langue au lieu de la défigurer.

Corneille pécha trop souvent contre la langue, quoiqu’il écrivît dans le temps même qu’elle se perfectionnait. Son malheur était d’avoir été élevé en province, et d’y composer même ses meilleures pièces. On trouve trop souvent chez lui des impropriétés, des solécismes, des barbarismes et de l’obscurité ; mais aussi dans ses beaux morceaux il est souvent aussi pur que sublime.

Celui qui commenta Corneille avec tant d’impartialité, celui qui dans son Commentaire parla avec tant de chaleur des beaux morceaux de ses tragédies, et qui n’entreprit le commentaire que pour mieux parvenir à l’établissement de la petite-fille de ce grand homme, a remarqué qu’il n’y a pas une seule faute de langage[11] dans la grande scène de Cinna et d’Émilie, où Cinna rend compte de son entrevue avec les conjurés ; et à peine en trouve-t-il une ou deux dans cette autre scène immortelle où Auguste délibère s’il se démettra de l’empire.

Par une fatalité singulière, les scènes les plus froides de ses autres pièces sont celles où l’on trouve le plus de vices de langage. Presque toutes ces scènes n’étant point animées par des sentiments vrais et intéressants, et n’étant remplies que de raisonnements alambiqués, pèchent autant par l’expression que par le fond même. Rien n’y est clair, rien ne se montre au grand jour ; tant est vrai ce que dit Boileau (Art poét., I, 53) :

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement.

L’impropriété des termes est le défaut le plus commun dans les mauvais ouvrages.

HARMONIE DES LANGUES.

J’ai connu plus d’un Anglais et plus d’un Allemand qui ne trouvaient d’harmonie que dans leurs langues. La langue russe, qui est la slavonne, mêlée de plusieurs mots grecs et de quelques-uns tartares, paraît mélodieuse aux oreilles russes.

Cependant un Allemand, un Anglais qui aura de l’oreille et du goût, sera plus content d’ouranos que de heaven et de himmel ; d’anthropos que de man ; de Theos que de God ou Gott ; d’aristos que de goud. Les dactyles et les spondées flatteront plus son oreille que les syllabes uniformes et peu senties de tous les autres langages.

Toutefois, j’ai connu de grands scoliastes qui se plaignaient violemment d’Horace. Comment ! disent-ils, ces gens-là qui passent pour les modèles de la mélodie, non-seulement font heurter continuellement des voyelles les unes contre les autres, ce qui nous est expressément défendu ; non-seulement ils vous allongent ou vous raccourcissent un mot à la façon grecque selon leur besoin, mais ils vous coupent hardiment un mot en deux : ils en mettent une moitié à la fin d’un vers, et l’autre moitié au commencement du vers suivant :

Redditum Cyri solio Phraaten
Dissidens plebi numéro beato-
rum eximit virtus, etc.

(Hor., lib. II, od. ii, 17.)

C’est comme si nous écrivions dans une ode en français :

Défions-nous de la fortu-
ne, et n’en croyons que la vertu.

Horace ne se bornait pas à ces petites libertés ; il met à la fin de son vers la première lettre du mot qui commence le vers qui suit :

Jove non probante u-
xorius amnis.

(Hor., lib. I, od. ii, 19-20.)

Ce dieu du Tibre ai-
mait beaucoup sa femme.

Que dirons-nous de ces vers harmonieux :

Septimi, Gades aditure mecum, et
Cantabrum indoctum juga ferre nostra, et...

(Hor., lib. II, od. vi, 1-2.)

Septime, qu’avec moi je mène à Cadix, et
Qui verrez le Cantabre ignorant du joug, et...

Horace en a cinquante de cette force, et Pindare en est tout rempli.

« Tout est noble dans Horace, » dit Dacier dans sa préface. N’aurait-il pas mieux fait de dire : Tantôt Horace a de la noblesse, tantôt de la délicatesse et de l’enjouement, etc. ?

Le malheur des commentateurs de toute espèce est, ce me semble, de n’avoir jamais d’idée précise, et de prononcer de grands mots qui ne signifient rien. M. et Mme  Dacier y étaient fort sujets avec tout leur mérite.

Je ne vois pas quelle noblesse, quelle grandeur peut nous frapper dans ces ordres qu’Horace donne à son laquais, en vers qualifiés du nom d’ode. Je me sers, à quelques mots près, de la traduction même de Dacier :

« Laquais, je ne suis point pour la magnificence des Perses. Je ne puis souffrir les couronnes pliées avec des bandelettes de tilleul. Cesse donc de t’informer où tu pourras trouver des roses tardives. Je ne veux que du simple myrte sans autre façon. Le myrte sied bien à un laquais comme toi, et à moi, qui bois sous une petite treille. »

Ses vers contre de pauvres vieilles, et contre des sorcières, me semblent encore moins nobles que l’ode à son laquais. Mais revenons à ce qui dépend uniquement de la langue. Il paraît évident que les Romains et les Grecs se donnaient des libertés qui seraient chez nous des licences intolérables. Pourquoi voyons-nous tant de moitié de mots à la fin des vers dans les odes d’Horace, et pas un exemple de cette licence dans Virgile ?

N’est-ce point parce que les odes étaient faites pour être chantées, et que la musique faisait disparaître ce défaut ? Il faut bien que cela soit, puisqu’on voit dans Pindare tant de mots coupés en deux d’un vers à l’autre, et qu’on n’en voit pas dans Homère.

Mais, me dira-t-on, les rapsodes chantaient les vers d’Homère. On chantait des morceaux de l’Énéide à Rome comme on chante des stances de l’Arioste et du Tasse en Italie. Il est clair, par l’exemple du Tasse, que ce ne fut pas un chant proprement dit, mais une déclamation soutenue, à peu près comme quelques morceaux assez mélodieux du chant grégorien.

Les Grecs prenaient d’autres libertés qui nous sont rigoureusement interdites : par exemple, de répéter souvent dans la même page des épithètes, des moitiés de vers, des vers même tout entiers : et cela prouve qu’ils ne s’astreignaient pas à la même correction que nous. Le πόδας ὠϰὺς Ἀχιλλεὺς[12], l’ὀλύμπια δώματα ἔχοντες[13], l’ἔϰϐολον Ἀπόλλωνα[14], etc., flattent agréablement l’oreille. Mais si dans nos langues modernes nous faisions rimer si souvent « Achille aux pieds légers, les flèches d’Apollon, les demeures célestes », nous ne serions pas tolérés.

Si nous faisions répéter par un personnage les mêmes paroles qu’un autre personnage lui a dites, ce double emploi serait plus insupportable encore.

Si le Tasse s’était servi tantôt du dialecte bergamasque, tantôt du patois du Piémont, tantôt de celui de Gênes, il n’aurait été lu de personne. Les Grecs avaient donc pour leur poésie des facilités qu’aucune nation ne s’est permises. Et de tous les peuples, le Français est celui qui s’est asservi à la gêne la plus rigoureuse.

SECTION III[15].

Il n’est aucune langue complète, aucune qui puisse exprimer toutes nos idées et toutes nos sensations ; leurs nuances sont trop imperceptibles et trop nombreuses. Personne ne peut faire connaître précisément le degré du sentiment qu’il éprouve. On est obligé, par exemple, de désigner sous le nom général d’amour et de haine mille amours et mille haines toutes différentes ; il en est de même de nos douleurs et de nos plaisirs. Ainsi toutes les langues sont imparfaites comme nous.

Elles ont toutes été faites successivement et par degrés selon nos besoins. C’est l’instinct commun à tous les hommes qui a fait les premières grammaires sans qu’on s’en aperçût. Les Lapons, les Nègres, aussi bien que les Grecs, ont eu besoin d’exprimer le passé, le présent, le futur, et ils l’ont fait ; mais comme jamais il n’y a eu d’assemblée de logiciens qui ait formé une langue, aucune n’a pu parvenir à un plan absolument régulier.

Tous les mots, dans toutes les langues possibles, sont nécessairement l’image des sensations. Les hommes n’ont pu jamais exprimer que ce qu’ils sentaient. Ainsi tout est devenu métaphore ; partout on éclaire l’âme, le cœur brûle, l’esprit voit, il compose, il unit, il divise, il s’égare, il se recueille, il se dissipe.

Toutes les nations se sont accordées à nommer souffle, esprit, âme, l’entendement humain, dont ils sentent les effets sans le voir, après avoir nommé vent, souffle, esprit, l’agitation de l’air qu’ils ne voient point.

Chez tous les peuples l’infini a été négation de fini ; immensité, négation de mesure. Il est évident que ce sont nos cinq sens qui ont produit toutes les langues, aussi bien que toutes nos idées.

Les moins imparfaites sont comme les lois : celles dans lesquelles il y a le moins d’arbitraire sont les meilleures.

Les plus complètes sont nécessairement celles des peuples qui ont le plus cultivé les arts et la société. Ainsi la langue hébraïque devait être une des langues les plus pauvres, comme le peuple qui la parlait. Comment les Hébreux auraient-ils pu avoir des termes de marine, eux qui avant Salomon n’avaient pas un bateau ? Comment les termes de la philosophie, eux qui furent plongés dans une si profonde ignorance jusqu’au temps où ils commencèrent à apprendre quelque chose dans leur transmigration à Babylone ? La langue des Phéniciens, dont les Hébreux tirèrent leur jargon, devait être très-supérieure, parce qu’elle était l’idiome d’un peuple industrieux, commerçant, riche, répandu dans toute la terre.

La plus ancienne langue connue doit être celle de la nation rassemblée le plus anciennement en corps de peuple. Elle doit être encore celle du peuple qui a été le moins subjugué, ou qui, l’ayant été, a policé ses conquérants. Et à cet égard, il est constant que le chinois et l’arabe sont les plus anciennes langues de toutes celles qu’on parle aujourd’hui.

Il n’y a point de langue mère. Toutes les nations voisines ont emprunté les unes des autres ; mais on a donné le nom de langue mère à celles dont quelques idiomes connus sont dérivés. Par exemple, le latin est langue mère par rapport à l’italien, à l’espagnol, au français ; mais il était lui-même dérivé du toscan, et le toscan l’était du celte et du grec.

Le plus beau de tous les langages doit être celui qui est à la fois le plus complet, le plus sonore, le plus varié dans ses tours, et le plus régulier dans sa marche ; celui qui a le plus de mots composés, celui qui par sa prosodie exprime le mieux les mouvements lents ou impétueux de l’âme, celui qui ressemble le plus à la musique.

Le grec a tous ces avantages ; il n’a point la rudesse du latin, dont tant de mots finissent en um, ur, us. Il a toute la pompe de l’espagnol, et toute la douceur de l’italien. Il a par-dessus toutes les langues vivantes du monde l’expression de la musique, par les syllabes longues et brèves, et par le nombre et la variété de ses accents. Ainsi, tout défiguré qu’il est aujourd’hui dans la Grèce, il peut être encore regardé comme le plus beau langage de l’univers.

La plus belle langue ne peut être la plus généralement répandue, quand le peuple qui la parle est opprimé, peu nombreux, sans commerce avec les autres nations, et quand ces autres nations ont cultivé leurs propres langages. Ainsi le grec doit être moins étendu que l’arabe, et même que le turc.

De toutes les langues de l’Europe, la française doit être la plus générale, parce qu’elle est la plus propre à la conversation : elle a pris son caractère dans celui du peuple qui la parle.

Les Français ont été, depuis près de cent cinquante ans, le peuple qui a le plus connu la société, qui en a le premier écarté toute la gêne, et le premier chez qui les femmes ont été libres et même souveraines, quand elles n’étaient ailleurs que des esclaves. La syntaxe de cette langue toujours uniforme, et qui n’admet point d’inversions, est encore une facilité que n’ont guère les autres langues : c’est une monnaie plus courante que les autres, quand même elle manquerait de poids. La quantité prodigieuse de livres agréablement frivoles que cette nation a produits est encore une raison de la faveur que sa langue a obtenue chez toutes les nations.

Des livres profonds ne donneront point de cours à une langue : on les traduira ; on apprendra la philosophie de Newton ; mais on n’apprendra pas l’anglais pour l’entendre.

Ce qui rend encore le français plus commun, c’est la perfection où le théâtre a été porté dans cette langue. C’est à Cinna, à Phèdre, au Misanthrope, qu’elle a dû sa vogue, et non pas aux conquêtes de Louis XIV.

Elle n’est ni si abondante et si maniable que l’italien, ni si majestueuse que l’espagnol, ni si énergique que l’anglais ; et cependant elle a fait plus de fortune que ces trois langues, par cela seul qu’elle est plus de commerce, et qu’il y a plus de livres agréables chez elle qu’ailleurs : elle a réussi comme les cuisiniers de France, parce qu’elle a plus flatté le goût général.

Le même esprit qui a porté les nations à imiter les Français dans leurs ameublements, dans la distribution des appartements, dans les jardins, dans la danse, dans tout ce qui donne de la grâce, les a portées aussi à parler leur langue. Le grand art des bons écrivains français est précisément celui des femmes de cette nation, qui se mettent mieux que les autres femmes de l’Europe, et qui sans être plus belles le paraissent par l’art de leur parure, par les agréments nobles et simples qu’elles se donnent si naturellement.

C’est à force de politesse que cette langue est parvenue à faire disparaître les traces de son ancienne barbarie. Tout attesterait cette barbarie à qui voudrait y regarder de près. On verrait que le nombre vingt vient de viginti, et qu’on prononçait autrefois ce g et ce t avec une rudesse propre à toutes les nations septentrionales ; du mois d’Augustus on fit le mois d’août.

Il n’y a pas longtemps qu’un prince allemand, croyant qu’en France on ne prononçait jamais autrement le terme d’Auguste, appelait le roi Auguste de Pologne le roi Août.

De pavo nous fîmes paon ; nous le prononcions comme phaon ; et aujourd’hui nous disons pan.

De lupus on avait fait loup, et on faisait entendre le p avec une dureté insupportable. Toutes les lettres qu’on a retranchées depuis dans la prononciation, mais qu’on a conservées en écrivant, sont nos anciens habits de sauvages.

C’est quand les mœurs se sont adoucies qu’on a aussi adouci la langue : elle était agreste comme nous, avant que François Ier eût appelé les femmes à sa cour. Il eût autant valu parler l’ancien celte que le français du temps de Charles VIII et de Louis XII ; l’allemand n’était pas plus dur. Tous les imparfaits avaient un son affreux ; chaque syllabe se prononçait dans aimaient, faisaient, croyaient ; on disait : ils croy-oi-ent : c’était un croassement de corbeaux, comme dit l’empereur Julien du langage celte, plutôt qu’un langage d’hommes.

Il a fallu des siècles pour ôter cette rouille. Les imperfections qui restent seraient encore intolérables, sans le soin qu’on prend continuellement de les éviter, comme un habile cavalier évite les pierres sur sa route.

Les bons écrivains sont attentifs à combattre les expressions vicieuses que l’ignorance du peuple met d’abord en vogue, et qui, adoptées par les mauvais auteurs, passent ensuite dans les gazettes et dans les écrits publics. Ainsi du mot italien celata, qui signifie elmo, casque, armet, les soldats français firent en Italie le mot de salade ; de sorte que quand on disait il a pris sa salade, on ne savait si celui dont on parlait avait pris son casque ou des laitues. Les gazetiers ont traduit le mot ridotto par redoute, qui signifie une espèce de fortification ; mais un homme qui sait sa langue conservera toujours le mot d’assemblée. Roastbeef signifie en anglais du bœuf rôti, et nos maîtres-d’hôtel nous parlent aujourd’hui d’un roastbeef de mouton. Ridingcoat veut dire un habit de cheval ; on en a fait redingote, et le peuple croit que c’est un ancien mot de la langue. Il a bien fallu adopter cette expression avec le peuple, parce qu’elle signifie une chose d’usage.

Le plus bas peuple, en fait de termes d’arts et métiers et des choses nécessaires, subjugue la cour, si on l’ose dire ; comme en fait de religion, ceux qui méprisent le plus le vulgaire sont obligés de parler et de paraître penser comme lui.

Ce n’est pas mal parler que de nommer les choses du nom que le bas peuple leur a imposé ; mais on reconnaît un peuple naturellement plus ingénieux qu’un autre par les noms propres qu’il donne à chaque chose.

Ce n’est que faute d’imagination qu’un peuple adapta la même expression à cent idées différentes. C’est une stérilité ridicule de n’avoir pas su exprimer autrement un bras de mer, un bras de balance, un bras de fauteuil ; il y a de l’indigence d’esprit à dire également la tête d’un clou, la tête d’une armée. On trouve le mot de cul partout, et très-mal à propos : une rue sans issue ne ressemble en rien à un cul de sac ; un honnête homme aurait pu appeler ces sortes de rues des impasses ; la populace les a nommées culs, et les reines ont été obligées de les nommer ainsi. Le fond d’un artichaut, la pointe qui termine le dessous d’une lampe, ne ressemblent pas plus à un cul que les rues sans passage : on dit pourtant toujours cul d’artichaut, cul de lampe, parce que le peuple qui a fait la langue était alors grossier. Les Italiens, qui auraient été plus en droit que nous de faire souvent servir ce mot, s’en sont bien donné de garde. Le peuple d’Italie, né plus ingénieux que ses voisins, forma une langue beaucoup plus abondante que la nôtre.

Il faudrait que le cri de chaque animal eût un terme qui le distinguât. C’est une disette insupportable de manquer d’expression pour le cri d’un oiseau, pour celui d’un enfant, et d’appeler des choses si différentes du même nom. Le mot de vagissement, dérivé du latin vagitus, aurait exprimé très-bien le cri des enfants au berceau.

L’ignorance a introduit un autre usage dans toutes les langues modernes. Mille termes ne signifient plus ce qu’ils doivent signifier. Idiot voulait dire solitaire, aujourd’hui il veut dire sot ; épiphanie signifiait superficie, c’est aujourd’hui la fête des trois rois ; baptiser, c’est se plonger dans l’eau : nous disons baptiser du nom de Jean ou de Jacques.

À ces défauts de presque toutes les langues se joignent des irrégularités barbares. Garçon, courtisan, coureur, sont des mots honnêtes ; garce, courtisane, coureuse, sont des injures. Vénus est un nom charmant, vénérien est abominable.

Un autre effet de l’irrégularité de ces langues composées au hasard dans des temps grossiers, c’est la quantité de mots composés dont le simple n’existe plus. Ce sont des enfants qui ont perdu leur père. Nous avons des architraves et point de traves, des architectes et point de tectes, des soubassements et point de bassements ; il y a des choses ineffables et point d’effables. On est intrépide, on n’est pas trépide ; impotent, et jamais potent ; un fonds est inépuisable, sans pouvoir être épuisable. Il y a des impudents, des insolents, mais ni pudents ni solents ; nonchalant signifie paresseux, et chaland celui qui achète.

Toutes les langues tiennent plus ou moins de ces défauts : ce sont des terrains tous irréguliers, dont la main d’un habile artiste sait tirer avantage.

Il se glisse toujours dans les langues d’autres défauts qui font voir le caractère d’une nation. En France les modes s’introduisent dans les expressions comme dans les coiffures. Un malade ou un médecin du bel air se sera avisé de dire qu’il a eu un soupçon de fièvre, pour signifier qu’il en a eu une légère atteinte : voilà bientôt toute la nation qui a des soupçons de colique, des soupçons de haine, d’amour, de ridicule. Les prédicateurs vous disent en chaire qu’il faut avoir au moins un soupçon d’amour de Dieu. Au bout de quelques mois cette mode passe pour faire place à une autre. Vis-à-vis s’introduit partout. On se trouve dans toutes les conversations vis-à-vis de ses goûts et de ses intérêts. Les courtisans sont bien ou mal vis-à-vis du roi ; les ministres, embarrassés vis-à-vis d’eux-mêmes ; le parlement en corps fait souvenir la nation qu’il a été le soutien des lois vis-à-vis de l’archevêque ; et les hommes, en chaire, sont vis-à-vis de Dieu dans un état de perdition.

Ce qui nuit le plus à la noblesse de la langue, ce n’est pas cette mode passagère dont on se dégoûte bientôt, ce ne sont pas les solécismes de la bonne compagnie, dans lesquels les bons auteurs ne tombent point : c’est l’affectation des auteurs médiocres de parler de choses sérieuses dans le style de la conversation. Vous lirez dans nos livres nouveaux de philosophie qu’il ne faut pas faire à pure perte les frais de penser ; que les éclipses sont en droit d’effrayer le peuple ; qu’Épicure avait un extérieur à l’unisson de son âme ; que Claudius renvia sur Auguste ; et mille autres expressions pareilles, dignes du laquais des Précieuses ridicules.

Le style des ordonnances des rois et des arrêts prononcés dans les tribunaux ne sert qu’à faire voir de quelle barbarie on est parti. On s’en moque dans la comédie des Plaideurs (acte II, scène ix) :

Lequel Hiérôme, après plusieurs rébellions,
Aurait atteint, frappé, moi sergent à la joue.

Cependant il est arrivé que des gazetiers et des faiseurs de journaux ont adopté cette incongruité ; et vous lisez dans des papiers publics : « On a appris que la flotte aurait mis à la voile le 7 mars, et qu’elle aurait doublé les Sorlingues. »

Tout conspire à corrompre une langue un peu étendue : les auteurs qui gâtent le style par affectation ; ceux qui écrivent en pays étranger, et qui mêlent presque toujours des expressions étrangères à leur langue naturelle ; les négociants, qui introduisent dans la conversation les termes de leur comptoir, et qui vous disent que l’Angleterre arme une flotte, mais que par contre la France équipe des vaisseaux ; les beaux esprits des pays étrangers, qui, ne connaissant pas l’usage, vous disent qu’un jeune prince a été très-bien éduqué, au lieu de dire qu’il a reçu une bonne éducation.

Toute langue étant imparfaite, il ne s’ensuit pas qu’on doive la changer. Il faut absolument s’en tenir à la manière dont les bons auteurs l’ont parlée ; et quand on a un nombre suffisant d’auteurs approuvés, la langue est fixée. Ainsi on ne peut plus rien changer à l’italien, à l’espagnol, à l’anglais, au français, sans les corrompre ; la raison en est claire : c’est qu’on rendrait bientôt inintelligibles les livres qui font l’instruction et le plaisir des nations.



LARMES[16].

Les larmes sont le langage muet de la douleur. Mais pourquoi ? Quel rapport y a-t-il entre une idée triste, et cette liqueur limpide et salée, filtrée par une petite glande au coin externe de l’œil, laquelle humecte la conjonctive et les petits points lacrymaux, d’où elle descend dans le nez et dans la bouche par le réservoir appelé sac lacrymal, et par ses conduits ?

Pourquoi dans les enfants et dans les femmes, dont les organes sont d’un réseau faible et délicat, les larmes sont-elles plus aisément excitées par la douleur que dans les hommes faits, dont le tissu est plus ferme ?

La nature a-t-elle voulu faire naître en nous la compassion à l’aspect de ces larmes qui nous attendrissent, et nous porter à secourir ceux qui les répandent ? La femme sauvage est aussi fortement déterminée à secourir l’enfant qui pleure, que le serait une femme de la cour, et peut-être davantage, parce qu’elle a moins de distractions et de passions.

Tout a une fin sans doute dans le corps animal. Les yeux surtout ont des rapports mathématiques si évidents, si démontrés, si admirables, avec les rayons de lumière ; cette mécanique est si divine, que je serais tenté de prendre pour un délire de fièvre chaude l’audace de nier les causes finales de la structure de nos yeux.

L’usage des larmes ne paraît pas avoir une fin si déterminée et si frappante ; mais il serait beau que la nature les fît couler pour nous exciter à la pitié.

Il y a des femmes qui sont accusées de pleurer quand elles veulent. Je ne suis nullement surpris de leur talent. Une imagination vive, sensible et tendre, peut se fixer à quelque objet, à quelque ressouvenir douloureux, et se le représenter avec des couleurs si dominantes qu’elles lui arrachent des larmes. C’est ce qui arrive à plusieurs acteurs, et principalement à des actrices, sur le théâtre.

Les femmes qui les imitent dans l’intérieur de leurs maisons joignent à ce talent la petite fraude de paraître pleurer pour leur mari, tandis qu’en effet elles pleurent pour leur amant. Leurs larmes sont vraies, mais l’objet en est faux.

Il est impossible d’affecter les pleurs sans sujet, comme on peut affecter de rire. Il faut être sensiblement touché pour forcer la glande lacrymale à se comprimer et à répandre sa liqueur sur l’orbite de l’œil ; mais il ne faut que vouloir pour former le rire.

On demande pourquoi le même homme qui aura vu d’un œil sec les événements les plus atroces, qui même aura commis des crimes de sang-froid, pleurera au théâtre à la représentation de ces événements et de ces crimes ? C’est qu’il ne les voit pas avec les mêmes yeux, il les voit avec ceux de l’auteur et de l’acteur. Ce n’est plus le même homme ; il était barbare, il était agité de passions furieuses quand il vit tuer une femme innocente, quand il se souilla du sang de son ami ; il redevient homme au spectacle. Son âme était remplie d’un tumulte orageux ; elle est tranquille, elle est vide ; la nature y rentre ; il répand des larmes vertueuses. C’est là le vrai mérite, le grand bien des spectacles[17] ; c’est là ce que ne peuvent jamais faire ces froides déclamations d’un orateur gagé pour ennuyer tout un auditoire pendant une heure.

Le capitoul David, qui, sans s’émouvoir, vit et fit mourir l’innocent Calas sur la roue, aurait versé des larmes en voyant son propre crime dans une tragédie bien écrite et bien récitée.

C’est ainsi que Pope a dit dans le prologue du Caton d’Addison :

Tyrants no more their savage nature kept ;
And foes to virtue wondered how they wept.

De se voir attendris les méchants s’étonnèrent.
Le crime eut des remords, et les tyrans pleurèrent.



LÈPRE ET VÉROLE[18].

Il s’agit ici de deux grandes divinités, l’une ancienne, et l’autre moderne, qui ont régné dans notre hémisphère. Le révérend P. dom Calmet, grand antiquaire, c’est-à-dire grand compilateur de ce qu’on a dit autrefois et de ce qu’on a répété de nos jours, a confondu la vérole et la lèpre. Il prétend que c’est de la vérole que le bonhomme Job était attaqué ; et il suppose, d’après un fier commentateur nommé Pinéda, que la vérole et la lèpre sont précisément la même chose. Ce n’est pas que Calmet soit médecin ; ce n’est pas qu’il raisonne ; mais il cite, et dans son métier de commentateur, les citations ont toujours tenu lieu de raisons. Il cite entre autres le consul Ausone, né Gascon et poëte, précepteur du malheureux empereur Gratien, et que quelques-uns ont cru avoir été évêque.

Calmet, dans sa dissertation sur la maladie de Job, renvoie le lecteur à cette épigramme d’Ausone sur une dame romaine nommée Crispa :

Crispa pour ses amants ne fut jamais farouche ;
Elle offre à leurs plaisirs et sa langue et sa bouche ;
Tous ses trous en tout temps furent ouverts pour eux :
Célébrons, mes amis, des soins si généreux.

(Ausone, épig. lxxi.)

On ne voit pas ce que cette prétendue épigramme a de commun avec ce qu’on impute à Job, qui d’ailleurs n’a jamais existé, et qui n’est qu’un personnage allégorique d’une fable arabe, ainsi que nous l’avons vu[19].

Quand Astruc, dans son Histoire de la vérole, allègue des autorités pour prouver que la vérole vient en effet de Saint-Domingue, et que les Espagnols la rapportèrent d’Amérique, ses citations sont plus concluantes.

Deux choses prouvent, à mon avis, que nous devons la vérole à l’Amérique : la première est la foule des auteurs, des médecins et des chirurgiens du xvie siècle qui attestent cette vérité ; la seconde est le silence de tous les médecins et de tous les poëtes de l’antiquité, qui n’ont jamais connu cette maladie, et qui n’ont jamais prononcé son nom. Je regarde ici le silence des médecins et des poëtes comme une preuve également démonstrative. Les premiers, à commencer par Hippocrate, n’auraient pas manqué de décrire cette maladie, de la caractériser, de lui donner un nom, de chercher quelques remèdes. Les poëtes, aussi malins que les médecins sont laborieux, auraient parlé, dans leurs satires, de la chaudepisse, du chancre, du poulain, de tout ce qui précède ce mal affreux, et de toutes ses suites : vous ne trouvez pas un seul vers dans Horace, dans Catulle, dans Martial, dans Juvénal, qui ait le moindre rapport à la vérole, tandis qu’ils s’étendent tous avec tant de complaisance sur tous les effets de la débauche.

Il est très-certain que la petite vérole ne fut connue des Romains qu’au vie siècle, que la vérole américaine ne fut apportée en Europe qu’à la fin du xve, et que la lèpre est aussi étrangère à ces deux maladies que la paralysie l’est à la danse de Saint-Vit ou de Saint-Guy.

La lèpre était une gale d’une espèce horrible. Les Juifs en furent attaqués plus qu’aucun peuple des pays chauds, parce qu’ils n’avaient ni linge ni bains domestiques. Ce peuple était si malpropre que ses législateurs furent obligés de lui faire une loi de se laver les mains.

Tout ce que nous gagnâmes à la fin de nos croisades, ce fut cette gale ; et de tout ce que nous avions pris, elle fut la seule chose qui nous resta. Il fallut bâtir partout des léproseries, pour renfermer ces malheureux attaqués d’une gale pestilentielle et incurable.

La lèpre, ainsi que le fanatisme et l’usure, avait été le caractère distinctif des Juifs. Ces malheureux n’ayant point de médecins, les prêtres se mirent en possession de gouverner la lèpre, et d’en faire un point de religion. C’est ce qui a fait dire à quelques téméraires que les Juifs étaient de véritables sauvages, dirigés par leurs jongleurs. Leurs prêtres, à la vérité, ne guérissaient pas la lèpre, mais ils séparaient les galeux de la société, et par là ils acquéraient un pouvoir prodigieux. Tout homme atteint de ce mal était emprisonné comme un voleur ; de sorte qu’une femme qui voulait se défaire de son mari n’avait qu’à gagner un prêtre ; le mari était enfermé : c’était une espèce de lettre de cachet de ce temps-là. Les Juifs et ceux qui les gouvernaient étaient si ignorants qu’ils prirent les teignes qui rongent les habits, et les moisissures des murailles, pour une lèpre. Ils imaginèrent donc la lèpre des maisons et des habits ; de sorte que le peuple, ses guenilles et ses cabanes, tout fut sous la verge sacerdotale.

Une preuve qu’au temps de la découverte de la vérole il n’y avait nul rapport entre ce mal et la lèpre, c’est que le peu qui restait encore de lépreux à la fin du xve siècle ne voulut faire aucune sorte de comparaison avec les véroles.

On mit d’abord quelques véroles dans les hôpitaux des lépreux ; mais ceux-ci les reçurent avec indignation. Ils présentèrent requête pour en être séparés ; comme des gens en prison pour dettes, ou pour des affaires d’honneur, demandant à n’être pas confondus avec la canaille des criminels.

Nous avons déjà dit[20] que le parlement de Paris rendit, le 6 mars 1496, un arrêt par lequel tous les vérolés qui n’étaient pas bourgeois de Paris eussent à sortir dans vingt-quatre heures, sous peine d’être pendus. L’arrêt n’était ni chrétien, ni légal, ni sensé ; et nous en avons beaucoup de cette espèce ; mais il prouve que la vérole était regardée comme un fléau nouveau, qui n’avait rien de commun avec la lèpre, puisqu’on ne pendait pas les lépreux pour avoir couché à Paris, et qu’on pendait les vérolés.

Les hommes peuvent se donner la lèpre par leur saleté, ainsi qu’une certaine espèce d’animaux auxquels la canaille ressemble assez ; mais pour la vérole, c’est la nature qui a fait ce présent à l’Amérique. Nous lui avons déjà reproché, à cette nature, si bonne et si méchante, si éclairée et si aveugle, d’avoir été contre son but en empoisonnant la source de la vie ; et nous gémissons encore de n’avoir point trouvé de solution à cette difficulté terrible.

Nous avons vu ailleurs[21] que l’homme en général, l’un portant l’autre, n’a qu’environ vingt-deux ans à vivre ; et pendant ces vingt-deux ans il est sujet à plus de vingt-deux mille maux, dont plusieurs sont incurables.

Dans cet horrible état, on se pavane encore, on fait l’amour au hasard de tomber en pourriture, on s’intrigue, on fait la guerre, on fait des projets, comme si on devait vivre mille siècles dans les délices.



LETTRES, GENS DE LETTRES, ou LETTRÉS[22].

Dans nos temps barbares, lorsque les Francs, les Germains, les Bretons, les Lombards, les Mosarabes espagnols, ne savaient ni lire ni écrire, on institua des écoles, des universités, composées presque toutes d’ecclésiastiques qui, ne sachant que leur jargon, enseignèrent ce jargon à ceux qui voulurent l’apprendre ; les académies ne sont venues que longtemps après ; elles ont méprisé les sottises des écoles, mais elles n’ont pas toujours osé s’élever contre elles, parce qu’il y a des sottises qu’on respecte, attendu qu’elles tiennent à des choses respectables.

Les gens de lettres qui ont rendu le plus de services au petit nombre d’êtres pensants répandus dans le monde sont les lettrés isolés, les vrais savants renfermés dans leur cabinet, qui n’ont ni argumenté sur les bancs des universités, ni dit les choses à moitié dans les académies ; et ceux-là ont presque tous été persécutés. Notre misérable espèce est tellement faite que ceux qui marchent dans le chemin battu jettent toujours des pierres à ceux qui enseignent un chemin nouveau.

Montesquieu dit que les Scythes crevaient les yeux à leurs esclaves, afin qu’ils fussent moins distraits en battant leur beurre ; c’est ainsi que l’Inquisition en use, et presque tout le monde est aveugle dans les pays où ce monstre règne. On a deux yeux depuis plus de cent ans en Angleterre ; les Français commencent à ouvrir un œil, mais quelquefois il se trouve des hommes en place qui ne veulent pas même permettre qu’on soit borgne.

Ces pauvres gens en place sont comme le docteur Balouard de la comédie italienne, qui ne veut être servi que par le balourd Arlequin, et qui craint d’avoir un valet trop pénétrant.

Faites des odes à la louange de monseigneur Superbus Fadus, des madrigaux pour sa maîtresse ; dédiez à son portier un livre de géographie, vous serez bien reçu ; éclairez les hommes, vous serez écrasé.

Descartes est obligé de quitter sa patrie, Gassendi est calomnié, Arnauld traîne ses jours dans l’exil ; tout philosophe est traité comme les prophètes chez les Juifs.

Qui croirait que dans le xviiie siècle un philosophe[23] ait été traîné devant les tribunaux séculiers, et traité d’impie par les tribunaux d’arguments, pour avoir dit que les hommes ne pourraient exercer les arts s’ils n’avaient pas de mains ? Je ne désespère pas qu’on ne condamne bientôt aux galères le premier qui aura l’insolence de dire qu’un homme ne penserait pas s’il était sans tête. Car, lui dira un bachelier, l’âme est un esprit pur, la tête n’est que de la matière ; Dieu peut placer l’âme dans le talon, aussi bien que dans le cerveau ; partant, je vous dénonce comme un impie.

Le plus grand malheur d’un homme de lettres n’est peut-être pas d’être l’objet de la jalousie de ses confrères, la victime de la cabale, le mépris des puissants du monde ; c’est d’être jugé par des sots. Les sots vont loin quelquefois, surtout quand le fanatisme se joint à l’ineptie, et à l’ineptie l’esprit de vengeance. Le grand malheur encore d’un homme de lettres est ordinairement de ne tenir à rien. Un bourgeois achète un petit office, et le voilà soutenu par ses confrères. Si on lui fait une injustice, il trouve aussitôt des défenseurs. L’homme de lettres est sans secours ; il ressemble aux poissons volants : s’il s’élève un peu, les oiseaux le dévorent ; s’il plonge, les poissons le mangent.

Tout homme public paye tribut à la malignité ; mais il est payé en deniers et en honneurs[24].



LIBELLE[25].

On nomme libelles de petits livres d’injures. Ces livres sont petits parce que les auteurs, ayant peu de raisons à donner, n’écrivant point pour instruire, et voulant être lus, sont forcés d’être courts. Ils y mettent très-rarement leurs noms, parce que les assassins craignent d’être saisis avec des armes défendues.

Il y a les libelles politiques. Les temps de la Ligue et de la Fronde en regorgèrent. Chaque dispute en Angleterre en produit des centaines. On en fit contre Louis XIV de quoi fournir une vaste bibliothèque.

Nous avons les libelles théologiques depuis environ seize cents ans : c’est bien pis ; ce sont des injures sacrées des halles. Voyez seulement comment saint Jérôme traite Rufin et Vigilantius. Mais, depuis lui, les disputeurs ont bien enchéri. Les derniers libelles ont été ceux des molinistes contre les jansénistes ; on les compte par milliers. De tous ces fatras, il ne reste aujourd’hui que les seules Lettres provinciales.

Les gens de lettres pourraient le disputer aux théologiens. Boileau et Fontenelle, qui s’attaquèrent à coups d’épigrammes, disaient tous deux que les libelles dont ils avaient été gourmés n’auraient pas tenu dans leurs chambres. Tout cela tombe comme les feuilles en automne. Il y a eu des gens qui ont traité de libelles toutes les injures qu’on dit par écrit à son prochain.

Selon eux, les pouilles que les prophètes chantèrent quelquefois aux rois d’Israël étaient des libelles diffamatoires pour faire soulever les peuples contre eux. Mais comme la populace n’a jamais lu dans aucun pays du monde, il est à croire que ces satires, qu’on débitait sous le manteau, ne faisaient pas grand mal. C’est en parlant au peuple assemblé qu’on excite des séditions bien plutôt qu’en écrivant. C’est pourquoi la première chose que fit, à son avénement, la reine d’Angleterre Élisabeth, chef de l’Église anglicane et défenseur de la foi, ce fut d’ordonner qu’on ne prêchât de six mois sans sa permission expresse.

L’Anti-Caton de César était un libelle ; mais César fit plus de mal à Caton par la bataille de Pharsale et par celle de Tapsa que par ses diatribes.

Les Philippiques de Cicéron sont des libelles ; mais les proscriptions des triumvirs furent des libelles plus terribles.

Saint Cyrille, saint Grégoire de Nazianze, firent des libelles contre le grand empereur Julien ; mais ils eurent la générosité de ne les publier qu’après sa mort.

Rien ne ressemble plus à des libelles que certains manifestes de souverains. Les secrétaires du cabinet de Moustapha, empereur des Osmanlis, ont fait un libelle de leur déclaration de guerre[26].

Dieu les en a punis, eux et leur commettant. Le même esprit qui anima César, Cicéron, et les secrétaires de Moustapha, domine dans tous les polissons qui font des libelles dans leurs greniers. Natura est semper sibi consona[27]. Qui croirait que les âmes de Garasse, du cocher de Vertamon, de Nonotte, de Paulian, de Fréron, de Langleviel dit La Beaumelle, fussent, à cet égard, de la même trempe que les âmes de César, de Cicéron, de saint Cyrille, et du secrétaire de l’empereur des Osmanlis ? Rien n’est pourtant plus vrai.



LIBERTÉ[28].

Ou je me trompe fort, ou Locke le définisseur a très-bien défini la liberté puissance. Je me trompe encore, ou Collins, célèbre magistrat de Londres, est le seul philosophe qui ait bien approfondi cette idée, et Clarke ne lui a répondu qu’en théologien. Mais de tout ce qu’on a écrit en France sur la liberté, le petit dialogue suivant est ce qui m’a paru de plus net.

A.

Voilà une batterie de canons qui tire à nos oreilles ; avez-vous la liberté de l’entendre ou de ne l’entendre pas ?

B.

Sans doute, je ne puis pas m’empêcher de l’entendre.

A.

Voulez-vous que ce canon emporte votre tête et celles de votre femme et de votre fille, qui se promènent avec vous ?

B.

Quelle proposition me faites-vous là ? Je ne peux pas, tant que je suis de sens rassis, vouloir chose pareille ; cela m’est impossible.

A.

Bon ; vous entendez nécessairement ce canon, et vous voulez nécessairement ne pas mourir, vous et votre famille, d’un coup de canon à la promenade ; vous n’avez ni le pouvoir de ne pas entendre, ni le pouvoir de vouloir rester ici ?

B.

Cela est clair[29].

A.

Vous avez en conséquence fait une trentaine de pas pour être à l’abri du canon, vous avez eu le pouvoir de marcher avec moi ce peu de pas ?

B.

Cela est encore très-clair.

A.

Et si vous aviez été paralytique, vous n’auriez pu éviter d’être exposé à cette batterie ; vous n’auriez pas eu le pouvoir d’être où vous êtes : vous auriez nécessairement entendu et reçu un coup

de canon, et vous seriez mort nécessairement ?
B.

Rien n’est plus véritable.

A.

En quoi consiste donc votre liberté, si ce n’est dans le pouvoir que votre individu a exercé de faire ce que votre volonté exigeait d’une nécessité absolue ?

B.

Vous m’embarrassez ; la liberté n’est donc autre chose que le pouvoir de faire ce que je veux ?

A.

Réfléchissez-y, et voyez si la liberté peut être entendue autrement.

B.

En ce cas, mon chien de chasse est aussi libre que moi ; il a nécessairement la volonté de courir quand il voit un lièvre, et le pouvoir de courir s’il n’a pas mal aux jambes. Je n’ai donc rien au-dessus de mon chien : vous me réduisez à l’état des bêtes.

A.

Voilà les pauvres sophismes des pauvres sophistes qui vous ont instruit. Vous voilà bien malade d’être libre comme votre chien. Ne mangez-vous pas, ne dormez-vous pas, ne propagez-vous pas comme lui, à l’attitude près ? Voudriez-vous avoir l’odorat autrement que par le nez ? Pourquoi voudriez-vous avoir la liberté autrement que votre chien ?

B.

Mais j’ai une âme qui raisonne beaucoup, et mon chien ne raisonne guère. Il n’a presque que des idées simples, et moi, j’ai mille idées métaphysiques.

A.

Eh bien, vous êtes mille fois plus libre que lui : c’est-à-dire vous avez mille fois plus de pouvoir de penser que lui ; mais vous n’êtes pas libre autrement que lui.

B.

Quoi ! je ne suis pas libre de vouloir ce que je veux ?

A.

Qu’entendez-vous par là ?

B.
J’entends ce que tout le monde entend. Ne dit-on pas tous les jours : Les volontés sont libres ?
A.

Un proverbe n’est pas une raison ; expliquez-vous mieux.

B.

J’entends que je suis libre de vouloir comme il me plaira.

A.

Avec votre permission, cela n’a pas de sens ; ne voyez-vous pas qu’il est ridicule de dire : Je veux vouloir ? Vous voulez nécessairement, en conséquence des idées qui se sont présentées à vous. Voulez-vous vous marier, oui ou non ?

B.

Mais si je vous disais que je ne veux ni l’un ni l’autre ?

A.

Vous répondriez comme celui qui disait : Les uns croient le cardinal Mazarin mort, les autres le croient vivant, et moi, je ne crois ni l’un ni l’autre.

B.

Eh bien, je veux me marier.

A.

Ah ! c’est répondre cela. Pourquoi voulez-vous vous marier ?

B.

Parce que je suis amoureux d’une jeune fille, belle, douce, bien élevée, assez riche, qui chante très-bien, dont les parents sont de très-honnêtes gens, et que je me flatte d’être aimé d’elle, et fort bien venu de sa famille.

A.

Voilà une raison. Vous voyez que vous ne pouvez vouloir sans raison. Je vous déclare que vous êtes libre de vous marier : c’est-à-dire que vous avez le pouvoir de signer le contrat, de faire la noce, et de coucher avec votre femme.

B.

Comment ! Je ne peux vouloir sans raison ? Eh, que deviendra cet autre proverbe : Sit pro ratione voluntas ; ma volonté est ma raison, je veux parce que je veux ?

A.

Cela est absurde, mon cher ami : il y aurait en vous un effet sans cause.

B.
Quoi ! lorsque je joue à pair ou non, j’ai une raison de choisir pair plutôt qu’impair ?
A.

Oui, sans doute.

B.

Et quelle est cette raison, s’il vous plaît ?

A.

C’est que l’idée de pair s’est présentée à votre esprit plutôt que l’idée opposée. Il serait plaisant qu’il y eût des cas où vous voulez parce qu’il y a une cause de vouloir, et qu’il y eût quelques cas où vous voulussiez sans cause. Quand vous voulez vous marier, vous en sentez la raison dominante évidemment ; vous ne la sentez pas quand vous jouez à pair ou non, et cependant il faut bien qu’il y en ait une.

B.

Mais, encore une fois, je ne suis donc pas libre ?

A.

Votre volonté n’est pas libre, mais vos actions le sont. Vous êtes libre de faire quand vous avez le pouvoir de faire.

B.

Mais tous les livres que j’ai lus sur la liberté d’indifférence....[30]

A.

Qu’entendez-vous par liberté d’indifférence ?

B.

J’entends de cracher à droite ou à gauche, de dormir sur le côté droit ou sur le gauche, de faire quatre tours de promenade ou cinq.

A.

Vous auriez là vraiment une plaisante liberté ! Dieu vous aurait fait un beau présent ! il y aurait bien là de quoi se vanter ! Que vous servirait un pouvoir qui ne s’exercerait que dans des occasions si futiles ? Mais le fait est qu’il ridicule de supposer la volonté de vouloir cracher à droite. Non-seulement cette volonté de vouloir est absurde, mais il est certain que plusieurs petites circonstances vous déterminent à ces actes que vous appelez indifférents. Vous n’êtes pas plus libre dans ces actes que dans les autres. Mais, encore une fois, vous êtes libre en tout temps, en tout lieu, dès que vous faites ce que vous voulez faire.

B.

Je soupçonne que vous avez raison. J’y rêverai[31].



LIBERTÉ DE CONSCIENCE[32].


LIBERTÉ DE PENSER[33].

Vers l’an 1707, temps où les Anglais gagnèrent la bataille de Saragosse, protégèrent le Portugal, et donnèrent pour quelque temps un roi à l’Espagne, milord Boldmind, officier général, qui avait été blessé, était aux eaux de Barége. Il y rencontra le comte Médroso, qui, était tombé de cheval derrière le bagage, à une lieue et demie du champ de bataille, venait prendre les eaux aussi. Il était familier de l’Inquisition ; milord Boldmind n’était familier que dans la conversation : un jour, après boire, il eut avec Médroso cet entretien.

Boldmind.

Vous êtes donc sergent des dominicains ? Vous faites là un vilain métier.

Médroso.

Il est vrai ; mais j’ai mieux aimé être leur valet que leur victime, et j’ai préféré le malheur de brûler mon prochain à celui d’être cuit moi-même.

Boldmind.

Quelle horrible alternative ! Vous étiez cent fois plus heureux sous le joug des Maures, qui vous laissaient croupir librement dans toutes vos superstitions, et qui, tout vainqueurs qu’ils étaient, ne s’arrogeaient pas le droit inouï de tenir les âmes dans les fers.

Médroso.

Que voulez-vous ! il ne nous est permis ni d’écrire, ni de parler, ni même de penser. Si nous parlons, il est aisé d’interpréter nos paroles, encore plus nos écrits. Enfin, comme on ne peut nous condamner dans un auto-dafé pour nos pensées secrètes, on nous menace d’être brûlés éternellement par l’ordre de Dieu même, si nous ne pensons pas comme les jacobins. Ils ont persuadé au gouvernement que si nous avions le sens commun, tout l’État serait en combustion, et que la nation deviendrait la plus malheureuse de la terre.

Boldmind.

Trouvez-vous que nous soyons si malheureux, nous autres Anglais, qui couvrons les mers de vaisseaux, et qui venons gagner pour vous des batailles au bout de l’Europe ? Voyez-vous que les Hollandais, qui vous ont ravi presque toutes vos découvertes dans l’Inde, et qui aujourd’hui sont au rang de vos protecteurs, soient maudits de Dieu pour avoir donné une entière liberté à la presse, et pour faire le commerce des pensées des hommes ? L’empire romain en a-t-il été moins puissant parce que Tullius Cicero a écrit avec liberté ?

Médroso.

Quel est ce Tullius Cicero ? Jamais je n’ai entendu prononcer ce nom-là à la sainte Hermandad.

Boldmind.

C’était un bachelier de l’université de Rome, qui écrivait ce qu’il pensait, ainsi que Julius César, Marcus Aurelius, Titus Lucretius Carus, Plinius, Seneca, et autres docteurs.

Médroso.

Je ne les connais point ; mais on m’a dit que la religion catholique, basque et romaine, est perdue si on se met à penser.

Boldmind.

Ce n’est pas à vous à le croire, car vous êtes sûr que votre religion est divine, et que les portes d’enfer ne peuvent prévaloir contre elle[34]. Si cela est, rien ne pourra jamais la détruire.

Médroso.

Non, mais on peut la réduire à peu de chose ; et c’est pour avoir pensé que la Suède, le Danemark, toute votre île, la moitié de l’Allemagne, gémissent dans le malheur épouvantable de n’être plus sujets du pape. On dit même que si les hommes continuent à suivre leurs fausses lumières, ils s’en tiendront bientôt à l’adoration simple de Dieu et à la vertu. Si les portes de l’enfer prévalent jamais jusque-là, que deviendra le saint-office ?

Boldmind.

Si les premiers chrétiens n’avaient pas eu la liberté de penser, n’est-il pas vrai qu’il n’y eût point eu de christianisme ?

Médroso.
Que voulez-vous dire ? je ne vous entends point.
Boldmind.

Je le crois bien. Je veux dire que si Tibère et les premiers empereurs avaient eu des jacobins qui eussent empêché les premiers chrétiens d’avoir des plumes et de l’encre ; s’il n’avait pas été longtemps permis dans l’empire romain de penser librement, il eût été impossible que les chrétiens établissent leurs dogmes. Si donc le christianisme ne s’est formé que par la liberté de penser, par quelle contradiction, par quelle injustice voudrait-il anéantir aujourd’hui cette liberté sur laquelle seule il est fondé ?

Quand on vous propose quelque affaire d’intérêt, n’examinez-vous pas longtemps avant de conclure ? Quel plus grand intérêt y a-t-il au monde que celui de notre bonheur ou de notre malheur éternel ? Il y a cent religions sur la terre, qui toutes vous damnent si vous croyez à vos dogmes, qu’elles appellent absurdes et impies ; examinez donc ces dogmes.

Médroso.

Comment puis-je les examiner ? je ne suis pas jacobin.

Boldmind.

Vous êtes homme, et cela suffit.

Médroso.

Hélas ! vous êtes bien plus homme que moi.

Boldmind.

Il ne tient qu’à vous d’apprendre à penser ; vous êtes né avec de l’esprit ; vous êtes un oiseau dans la cage de l’Inquisition ; le saint-office vous a rogné les ailes, mais elles peuvent revenir. Celui qui ne sait pas la géométrie peut l’apprendre ; tout homme peut s’instruire : il est honteux de mettre son âme entre les mains de ceux à qui vous ne confieriez pas votre argent ; osez penser par vous-même.

Médroso.

On dit que si tout le monde pensait par soi-même, ce serait une étrange confusion.

Boldmind.
C’est tout le contraire. Quand on assiste à un spectacle, chacun en dit librement son avis, et la paix n’est point troublée ; mais si quelque protecteur insolent d’un mauvais poëte voulait forcer tous les gens de goût à trouver bon ce qui leur paraît mauvais, alors les sifflets se feraient entendre, et les deux partis pourraient se jeter des pommes à la tête, comme il arriva une fois à Londres. Ce sont ces tyrans des esprits qui ont causé une partie des malheurs du monde. Nous ne sommes heureux en Angleterre que depuis que chacun jouit librement du droit de dire son avis.
Médroso.

Nous sommes aussi fort tranquilles à Lisbonne, où personne ne peut dire le sien.

Boldmind.

Vous êtes tranquilles, mais tous n’êtes pas heureux ; c’est la tranquillité des galériens, qui rament en cadence et en silence.

Médroso.

Vous croyez donc que mon âme est aux galères ?

Boldmind.

Oui ; et je voudrais la délivrer.

Médroso.

Mais si je me trouve bien aux galères ?

Boldmind.

En ce cas vous méritez d’y être.



LIBERTÉ D’IMPRIMER[35].

Mais quel mal peut faire à la Russie la prédiction de Jean-Jacques[36] ? Aucun ; il lui sera permis de l’expliquer dans un sens mystique, typique, allégorique, selon l’usage. Les nations qui détruiront les Russes, ce seront les belles-lettres, les mathématiques, l’esprit de société, la politesse, qui dégradent l’homme et pervertissent sa nature.

On a imprimé cinq à six mille brochures en Hollande contre Louis XIV ; aucune n’a contribué à lui faire perdre les batailles de Blenheim, de Turin, et de Ramillies.

En général, il est de droit naturel de se servir de sa plume comme de sa langue, à ses périls, risques et fortune. Je connais beaucoup de livres qui ont ennuyé, je n’en connais point qui aient fait de mal réel. Des théologiens, ou de prétendus politiques, crient: « La religion est détruite, le gouvernement est perdu, si vous imprimez certaines vérités ou certains paradoxes. Ne vous avisez jamais de penser qu’après en avoir demandé la licence à un moine ou à un commis. Il est contre le bon ordre qu’un homme pense par soi-même. Homère, Platon, Cicéron, Virgile, Pline, Horace, n’ont jamais rien publié qu’avec l’approbation des docteurs de Sorbonne et de la sainte Inquisition.

« Voyez dans quelle décadence horrible la liberté de la presse a fait tomber l’Angleterre et la Hollande. Il est vrai qu’elles embrassent le commerce du monde entier, et que l’Angleterre est victorieuse sur mer et sur terre ; mais ce n’est qu’une fausse grandeur, une fausse opulence : elles marchent à grands pas à leur ruine. Un peuple éclairé ne peut subsister. »

On ne peut raisonner plus juste, mes amis ; mais voyons, s’il vous plaît, quel État a été perdu par un livre. Le plus dangereux, le plus pernicieux de tous est celui de Spinosa. Non-seulement en qualité de juif il attaque le Nouveau Testament, mais en qualité de savant il ruine l’Ancien ; son système d’athéisme est mieux lié, mieux raisonné mille fois que ceux de Straton et d’Épicure. On a besoin de la plus profonde sagacité pour répondre aux arguments par lesquels il tâche de prouver qu’une substance n’en peut former une autre.

Je déteste comme vous son livre, que j’entends peut-être mieux que vous, et auquel vous avez très-mal répondu ; mais avez-vous vu que ce livre ait changé la face du monde ? Y a-t-il quelque prédicant qui ait perdu un florin de sa pension par le débit des œuvres de Spinosa ? Y a-t-il un évêque dont les rentes aient diminué ? Au contraire, leur revenu a doublé depuis ce temps-là ; tout le mal s’est réduit à un petit nombre de lecteurs paisibles, qui ont examiné les arguments de Spinosa dans leur cabinet, et qui ont écrit pour ou contre des ouvrages très-peu connus.

Vous-mêmes vous êtes assez peu conséquents pour avoir fait imprimer, ad usum Delphini, l’athéisme de Lucrèce (comme on vous l’a déjà reproché[37]), et nul trouble, nul scandale n’en est arrivé ; aussi laissa-t-on vivre en paix Spinosa en Hollande, comme on avait laissé Lucrèce en repos à Rome.

Mais paraît-il parmi vous quelque livre nouveau dont les idées choquent un peu les vôtres (supposé que vous ayez des idées), ou dont l’auteur soit d’un parti contraire à votre faction, ou, qui pis est, dont l’auteur ne soit d’aucun parti : alors vous criez au feu ; c’est un bruit, un scandale, un vacarme universel dans votre petit coin de terre. Voilà un homme abominable, qui a imprimé que si nous n’avions point de mains, nous ne pourrions faire des bas ni des souliers[38] : quel blasphème ! Les dévotes crient, les docteurs fourrés s’assemblent, les alarmes se multiplient de collége en collége, de maison en maison ; des corps entiers sont en mouvement ; et pourquoi ? pour cinq ou six pages dont il n’est plus question au bout de trois mois. Un livre vous déplaît-il, réfutez-le ; vous ennuie-t-il, ne le lisez pas.

Oh ! me dites-vous, les livres de Luther et de Calvin ont détruit la religion romaine dans la moitié de l’Europe. Que ne dites-vous aussi que les livres du patriarche Photius ont détruit cette religion romaine en Asie, en Afrique, en Grèce et en Russie ?

Vous vous trompez bien lourdement quand vous pensez que vous avez été ruinés par des livres. L’empire de Russie a deux mille lieues d’étendue, et il n’y a pas six hommes qui soient au fait des points controversés entre l’Église grecque et la latine. Si le moine Luther, si le chanoine Jean Chauvin, si le curé Zuingle, s’étaient contentés d’écrire, Rome subjuguerait encore tous les États qu’elle a perdus ; mais ces gens-là et leurs adhérents couraient de ville en ville, de maison en maison, ameutaient des femmes, étaient soutenus par des princes. La furie qui agitait Amate, et qui la fouettait comme un sabot, à ce que dit Virgile[39], n’était pas plus turbulente. Sachez qu’un capucin enthousiaste, factieux, ignorant, souple, véhément, émissaire de quelque ambitieux, prêchant, confessant, communiant, cabalant, aura plus tôt bouleversé une province que cent auteurs ne l’auront éclairée. Ce n’est pas l’Alcoran qui fit réussir Mahomet, ce fut Mahomet qui fit le succès de l’Alcoran.

Non, Rome n’a point été vaincue par des livres : elle l’a été pour avoir révolté l’Europe par ses rapines, par la vente publique des indulgences ; pour avoir insulté aux hommes, pour avoir voulu les gouverner comme des animaux domestiques, pour avoir abusé de son pouvoir à un tel excès qu’il est étonnant qu’il lui soit resté un seul village. Henri VIII, Élisabeth, le duc de Saxe, le landgrave de Hesse, les princes d’Orange, les Condé, les Coligny, ont tout fait, et les livres rien. Les trompettes n’ont jamais gagné de batailles, et n’ont fait tomber de murs que ceux de Jéricho.

Vous craignez les livres comme certaines bourgades ont craint les violons. Laissez lire, et laissez danser : ces deux amusements ne feront jamais de mal au monde.



LIBERTÉ NATURELLE, voyez ARRÊTS NOTABLES.


LIEUX COMMUNS EN LITTÉRATURE.[40]

Quand une nation se dégrossit, elle est d’abord émerveillée de voir l’aurore ouvrir de ses doigts de rose les portes de l’Orient, et semer de topazes et de rubis le chemin de la lumière ; Zéphyre caresser Flore, et l’Amour se jouer des armes de Mars.

Toutes les images de ce genre, qui plaisent par la nouveauté, dégoûtent par l’habitude. Les premiers qui les employaient passaient pour des inventeurs ; les derniers ne sont que des perroquets.

Il y a des formules de prose qui ont le même sort. « Le roi manquerait à ce qu’il se doit à lui-même si... Le flambeau de l’expérience a conduit ce grand apothicaire dans les routes ténébreuses de la nature. — Son esprit ayant été la dupe de son cœur[41] — il ouvrit trop tard les yeux sur le bord de l’abîme. — Messieurs, plus je sens mon insuffisance, plus je sens aussi vos bienfaits ; mais, éclairé par vos lumières, soutenu par vos exemples, vous me rendrez digne de vous. »

La plupart des pièces de théâtre deviennent enfin des lieux communs, comme les oraisons funèbres et les discours de réception. Dès qu’une princesse est aimée, on devine qu’elle aura une rivale. Si elle combat sa passion, il est clair qu’elle y succombera. Le tyran a-t-il envahi le trône d’un pupille, soyez sûrs qu’au cinquième acte justice se fera, et que l’usurpateur mourra de mort violente.

Si un roi et un citoyen romain paraissent sur la scène, il y a cent contre un à parier que le roi sera traité par le Romain plus indignement que les ministres de Louis XIV ne le furent à Gertruydenberg par les Hollandais.

Toutes les situations tragiques sont prévues, tous les sentiments que ces situations amènent sont devinés ; les rimes même sont souvent prononcées par le parterre avant de l’être par l’acteur. Il est difficile d’entendre parler à la fin d’un vers d’une lettre, sans voir clairement à quel héros on doit la remettre. L’héroïne ne peut guère manifester ses alarmes, qu’aussitôt on ne s’attende à voir couler ses larmes. Peut-on voir un vers finir par César, et n’être pas sûr de voir des vaincus traînés après son char ?

Vient un temps où l’on se lasse de ces lieux communs d’amour, de politique, de grandeur, et de vers alexandrins. L’opéra-comique prend la place d’Iphigénie et d’Ériphyle, de Xipharès et de Monime. Avec le temps cet opéra-comique devient lieu commun à son tour ; et Dieu sait alors à quoi on aura recours !

Nous avons les lieux communs de la morale. Ils sont si rebattus qu’on devrait absolument s’en tenir aux bons livres faits sur cette matière en chaque langue. Le Spectateur anglais conseilla à tous les prédicateurs d’Angleterre de réciter les excellents sermons de Tillotson ou de Smalridge. Les prédicateurs de France pourraient bien s’en tenir à réciter Massillon, ou des extraits de Bourdaloue. Quelques-uns de nos jeunes orateurs de la chaire ont appris de Le Kain à déclamer ; mais ils ressemblent tous à Dancourt, qui ne voulait jamais jouer que dans ses pièces.

Les lieux communs de la controverse sont absolument passés de mode, et probablement ne reviendront plus ; mais ceux de l’éloquence et de la poésie pourront renaître après avoir été oubliés : pourquoi ? C’est que la controverse est l’éteignoir et l’opprobre de l’esprit humain, et que la poésie et l’éloquence en sont le flambeau et la gloire.



LITTÉRATURE[42].

Littérature ; ce mot est un de ces termes vagues si fréquents dans toutes les langues : tel est celui de philosophie, par lequel on désigne tantôt les recherches d’un métaphysicien, tantôt les démonstrations d’un géomètre, ou la sagesse d’un homme détrompé du monde, etc. Tel est le mot d’esprit, prodigué indifféremment, et qui a toujours besoin d’une explication qui en limite le sens ; et tels sont tous les termes généraux, dont l’acception précise n’est déterminée en aucune langue que par les objets auxquels on les applique.

La littérature est précisément ce qu’était la grammaire chez les Grecs et chez les Romains ; le mot de lettre ne signifiait d’abord que gramma. Mais comme les lettres de l’alphabet sont le fondement de toutes les connaissances, on appela avec le temps grammairiens, non-seulement ceux qui enseignèrent la langue, mais ceux qui s’appliquèrent à la philologie, à l’étude des poëtes et des orateurs, aux scolies, aux discussions des faits historiques.

On donna, par exemple, le nom de grammairien à Athénée, qui vivait sous Marc-Aurèle, auteur du Banquet des Philosophes, ramas, agréable alors, de citations et de faits vrais ou faux. Aulus Gellius, qu’on appelle communément Aulu-Gelle, et qui vivait sous Adrien, est compté parmi les grammairiens à cause de ses Nuits Attiques, dans lesquelles on trouve une grande variété de critiques et de recherches ; les Saturnales de Macrobe, au ive siècle, ouvrage d’une érudition instructive et agréable, furent appelées encore l’ouvrage d’un bon grammairien.

La littérature, qui est cette grammaire d’Aulu-Gelle, d’Athénée, de Macrobe, désigne dans toute l’Europe une connaissance des ouvrages de goût, une teinture d’histoire, de poésie, d’éloquence, de critique.

Un homme qui possède les auteurs anciens, qui a comparé leurs traductions et leurs commentaires, a une plus grande littérature que celui qui, avec plus de goût, s’est borné aux bons auteurs de son pays, et qui n’a eu pour précepteur qu’un plaisir facile.

La littérature n’est point un art particulier : c’est une lumière acquise sur les beaux-arts, lumière souvent trompeuse. Homère était un génie, Zoïle un littérateur. Corneille était un génie ; un journaliste qui rend compte de ses chefs-d’œuvre est un homme de littérature. On ne distingue point les ouvrages d’un poëte, d’un orateur, d’un historien, par ce terme vague de littérature, quoique leurs auteurs puissent étaler une connaissance très-variée, et posséder tout ce qu’on entend par le mot de lettres. Racine, Roileau, Bossuet, Fénelon, qui avaient plus de littérature que leurs critiques, seraient très-mal à propos appelés des gens de lettres, des littérateurs ; de même qu’on ne se bornerait pas à dire que Newton et Locke sont des gens d’esprit.

On peut avoir de la littérature sans être ce qu’on appelle un savant. Quiconque a lu avec fruit les principaux auteurs latins dans sa langue maternelle a de la littérature ; mais le savoir demande des études plus vastes et plus approfondies. Ce ne serait pas assez de dire que le Dictionnaire de Bayle est un recueil de littérature ; ce ne serait pas même assez de dire que c’est un ouvrage très-savant, parce que le caractère distinctif et supérieur de ce livre est une dialectique profonde, et que s’il n’était pas un dictionnaire de raisonnement encore plus que de faits et d’observations, la plupart assez inutiles, il n’aurait pas cette réputation si justement acquise et qu’il conservera toujours. Il forme des littérateurs, et il est au-dessus d’eux.

On appelle la belle littérature celle qui s’attache aux objets qui ont de la beauté, à la poésie, à l’éloquence, à l’histoire bien écrite. La simple critique, la polymathie, les diverses interprétations des auteurs, les sentiments des anciens philosophes, la chronologie, ne sont point de la belle littérature, parce que ces recherches sont sans beauté. Les hommes étant convenus de nommer beau tout objet qui inspire sans effort des sentiments agréables, ce qui n’est qu’exact, difficile et utile, ne peut prétendre à la beauté, Ainsi on ne dit point une belle scolie, une belle critique, une belle discussion, comme on dit un beau morceau de Virgile, d’Horace, de Cicéron, de Bossuet, de Racine, de Pascal. Une dissertation bien faite, aussi élégante qu’exacte, et qui répand des fleurs sur un sujet épineux, peut encore être appelée un beau morceau de littérature, quoique dans un rang très-subordonné aux ouvrages de génie.

Parmi les arts libéraux, qu’on appelle les beaux-arts par cette raison-là même qu’ils cessent presque d’être des arts dès qu’ils n’ont point de beauté, dès qu’ils manquent le grand but de plaire, il y en a beaucoup qui ne sont point l’objet de la littérature : tels sont la peinture, l’architecture, la musique, etc. ; ces arts, par eux-mêmes, n’ont point de rapports aux lettres, à l’art d’exprimer des pensées ; ainsi le mot ouvrage de littérature ne convient point à un livre qui enseigne l’architecture ou la musique, les fortifications, la castramétation, etc. : c’est un ouvrage technique ; mais lorsqu’on écrit l’histoire de ces arts...



LIVRES[43].
SECTION PREMIÈRE.

Vous les méprisez, les livres, vous dont toute la vie est plongée dans les vanités de l’ambition et dans la recherche des plaisirs ou dans l’oisiveté ; mais songez que tout l’univers connu n’est gouverné que par des livres, excepté les nations sauvages. Toute l’Afrique jusqu’à l’Éthiopie et la Nigritie obéit au livre de l’Alcoran, après avoir fléchi sous le livre de l’Évangile. La Chine est régie par le livre moral de Confucius ; une grande partie de l’Inde, par le livre du Veidam. La Perse fut gouvernée pendant des siècles par les livres d’un des Zoroastres.

Si vous avez un procès, votre bien, votre honneur, votre vie même dépend de l’interprétation d’un livre que vous ne lisez jamais.

Robert le Diable, les Quatre fils Aymon, les Imaginations de M. Oufle, sont des livres aussi ; mais il en est des livres comme des hommes : le très-petit nombre joue un grand rôle, le reste est confondu dans la foule.

Qui mène le genre humain dans les pays policés ? Ceux qui savent lire et écrire. Vous ne connaissez ni Hippocrate, ni Boerhaave, ni Sydenham ; mais vous mettez votre corps entre les mains de ceux qui les ont lus. Vous abandonnez votre âme à ceux qui sont payés pour lire la Bible, quoiqu’il n’y en ait pas cinquante d’entre eux qui l’aient lue tout entière avec attention.

Les livres gouvernent tellement le monde que ceux qui commandent aujourd’hui dans la ville des Scipions et des Catons ont voulu que les livres de leur loi ne fussent que pour eux : c’est leur sceptre ; ils ont fait un crime de lèse-majesté à leurs sujets d’y toucher sans une permission expresse. Dans d’autres pays on a défendu de penser par écrit sans lettres patentes.

Il est des nations chez qui l’on regarde les pensées purement comme un objet de commerce. Les opérations de l’entendement humain n’y sont considérées qu’à deux sous la feuille. Si par hasard le libraire veut un privilége pour sa marchandise, soit qu’il vende Rabelais, soit qu’il vende les Pères de l’Église, le magistrat donne le privilége sans répondre de ce que le livre contient.

Dans un autre pays, la liberté de s’expliquer par les livres est une des prérogatives les plus inviolables. Imprimez tout ce qu’il vous plaira, sous peine d’ennuyer, ou d’être puni si vous avez trop abusé de votre droit naturel.

Avant l’admirable invention de l’imprimerie, les livres étaient plus rares et plus chers que les pierres précieuses. Presque point de livres chez nos nations barbares jusqu’à Charlemagne, et depuis lui jusqu’au roi de France Charles V, dit le Sage ; et depuis ce Charles jusqu’à François Ier c’est une disette extrême.

Les Arabes seuls en eurent depuis le viiie siècle de notre ère jusqu’au xiiie.

La Chine en était pleine quand nous ne savions ni lire ni écrire.

Les copistes furent très-employés dans l’empire romain, depuis le temps des Scipions jusqu’à l’inondation des barbares.

Les Grecs s’occupèrent beaucoup à transcrire vers le temps d’Amyntas, de Philippe et d’Alexandre ; ils continuèrent surtout ce métier dans Alexandrie.

Ce métier est assez ingrat. Les marchands de livres payèrent toujours fort mal les auteurs et les copistes. Il fallait deux ans d’un travail assidu à un copiste pour bien transcrire la Bible sur du vélin. Que de temps et de peine pour copier correctement en grec et en latin les ouvrages d’Origène, de Clément d’Alexandrie, et de tous ces autres écrivains nommés Pères !

Saint Hieronymos, ou Hieronymus, que nous nommons Jérôme, dit dans une de ses lettres satiriques contre Rufin[44], qu’il s’est ruiné en achetant les œuvres d’Origène, contre lequel il écrivit avec tant d’amertume et d’emportement. « Oui, dit-il, j’ai lu Origène ; si c’est un crime, j’avoue que je suis coupable, et que j’ai épuisé toute ma bourse à acheter ses ouvrages dans Alexandrie. »

Les sociétés chrétiennes eurent dans les trois premiers siècles cinquante-quatre évangiles, dont à peine deux ou trois copies transpirèrent chez les Romains de l’ancienne religion jusqu’au temps de Dioclétien.

C’était un crime irrémissible chez les chrétiens de montrer les évangiles aux Gentils ; ils ne les prêtaient pas même aux catéchumènes.

Quand Lucien raconte, dans son Philopatris[45] (en insultant notre religion, qu’il connaissait très peu), « qu’une troupe de gueux le mena dans un quatrième étage où l’on invoquait le père par le fils, et où l’on prédisait des malheurs à l’empereur et à l’empire », il ne dit point qu’on lui ait montré un seul livre. Aucun historien, aucun auteur romain ne parle des évangiles.

Lorsqu’un chrétien, malheureusement téméraire et indigne de sa sainte religion, eut mis en pièces publiquement et foulé aux pieds un édit de l’empereur Dioclétien, et qu’il eut attiré sur le christianisme la persécution qui succéda à la plus grande tolérance, les chrétiens furent alors obligés de livrer leurs évangiles et leurs autres écrits aux magistrats : ce qui ne s’était jamais fait jusqu’à ce temps[46]. Ceux qui donnèrent leurs livres dans la crainte de la prison, ou même de la mort, furent regardés par les autres chrétiens comme des apostats sacriléges ; on leur donna le surnom de traditores, d’où vient le mot traîtres ; et plusieurs évêques prétendirent qu’il fallait les rebaptiser, ce qui causa un schisme épouvantable.

Les poëmes d’Homère furent longtemps si peu connus que Pisistrate fut le premier qui les mit en ordre, et qui les fit transcrire dans Athènes, environ cinq cents ans avant l’ère dont nous nous servons.

Il n’y a peut-être pas aujourd’hui une douzaine de copies du Veidam et du Zend-Avesta dans tout l’Orient.

Vous n’auriez pas trouvé un seul livre dans toute la Russie en 1700, excepté des Missels et quelques Bibles chez des papas ivres d’eau-de-vie.

Aujourd’hui on se plaint du trop ; mais ce n’est pas aux lecteurs à se plaindre : le remède est aisé, rien ne les force à lire. Ce n’est pas non plus aux auteurs : ceux qui font la foule ne doivent pas crier qu’on les presse. Malgré la quantité énorme de livres, combien peu de gens lisent ! Et si on lisait avec fruit, verrait-on les déplorables sottises auxquelles le vulgaire se livre encore tous les jours en proie ?

Ce qui multiplie les livres, malgré la loi de ne point multiplier les êtres sans nécessité[47], c’est qu’avec des livres on en fait d’autres. C’est avec plusieurs volumes déjà imprimés qu’on fabrique une nouvelle histoire de France ou d’Espagne, sans rien ajouter de nouveau. Tous les dictionnaires sont faits avec des dictionnaires ; presque tous les livres nouveaux de géographie sont des répétitions de livres de géographie. La Somme de saint Thomas a produit deux mille gros volumes de théologie ; et les mêmes races de petits vers qui ont rongé la mère rongent aussi les enfants.

Écrive qui voudra, chacun à ce métier
Peut perdre impunément de l’encre et du papier.

(Boileau, sat. ix, 105.)
SECTION II[48].

Il est quelquefois bien dangereux de faire un livre. Silhouette, avant qu’il pût se douter qu’il serait un jour contrôleur général des finances, avait imprimé un livre sur l’accord de la religion avec la politique ; et son beau-père le médecin Astruc avait donné au public les Mémoires dans lesquels l’auteur du Pentateuque avait pu prendre toutes les choses étonnantes qui s’étaient passées si longtemps avant lui.

Le même jour que Silhouette fut en place, quelque bon ami chercha un exemplaire des livres du beau-père et du gendre, pour les déférer au parlement, et les faire condamner au feu, selon l’usage. Ils rachetèrent tous deux tous les exemplaires qui étaient dans le royaume : de là vient qu’ils sont très-rares aujourd’hui.

Il n’est guère de livre philosophique ou théologique dans lequel on ne puisse trouver des hérésies et des impiétés, pour peu qu’on aide à la lettre.

Théodore de Mopsuète osait appeler le Cantique des cantiques un recueil d’impuretés ; Grotius les détaille, il en fait horreur ; Chatillon le traite d’ouvrage scandaleux.

Croirait-on qu’un jour le docteur Tamponet[49] dit à plusieurs docteurs : « Je me ferais fort de trouver une foule d’hérésies dans le Pater noster, si on ne savait pas de quelle bouche divine sortit cette prière, et si c’était un jésuite qui l’imprimât pour la première fois.

« Voici comme je m’y prendrais :

« Notre père qui êtes aux cieux. Proposition sentant l’hérésie, puisque Dieu est partout. On peut même trouver dans cet énoncé un levain de socinianisme, puisqu’il n’y est rien dit de la Trinité.

« Que votre règne arrive, que votre volonté soit faite dans la terre comme au ciel. Proposition sentant encore l’hérésie, puisqu’il est dit cent fois dans l’Écriture que Dieu règne éternellement. De plus, il est téméraire de demander que sa volonté s’accomplisse, puisque rien ne se fait, ni ne peut se faire que par la volonté de Dieu.

« Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien (notre pain substantiel, notre bon pain, notre pain nourrissant). Proposition directement contraire à ce qui est émané ailleurs de la bouche de Jésus-Christ[50] : « Ne dites point que mangerons-nous, que boirons-nous ? comme font les Gentils, etc. Ne demandez que le royaume des cieux, et tout le reste vous sera donné. »

« Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs. Proposition téméraire qui compare l’homme à Dieu, qui détruit la prédestination gratuite, et qui enseigne que Dieu est tenu d’en agir avec nous comme nous en agissons avec les autres. De plus, qui a dit à l’auteur que nous faisons grâce à nos débiteurs ? Nous ne leur avons jamais fait grâce d’un écu. Il n’y a point de couvent en Europe qui ait jamais remis un sou à ses fermiers. Oser dire le contraire est une hérésie formelle.

« Ne nous induisez point en tentation. Proposition scandaleuse, manifestement hérétique, attendu qu’il n’y a que le diable qui soit tentateur, et qu’il est dit expressément dans l’Épître de saint Jacques[51] : « Dieu est intentateur des méchants ; cependant il ne tente personne. — Deus enim intentator malorum est ; ipse autem neminem tentat. »

« Vous voyez, dit le docteur Tamponet, qu’il n’est rien de si respectable auquel on ne puisse donner un mauvais sens. »

Quel sera donc le livre à l’abri de la censure humaine si on peut attaquer jusqu’au Pater noster, en interprétant diaboliquement tous les mots divins qui le composent ? Pour moi, je tremble de faire un livre. Je n’ai jamais, Dieu merci, rien imprimé ; je n’ai même jamais fait jouer aucune de mes pièces de théâtre, comme ont fait les frères La Rue, Du Cerceau et Folard : cela est trop dangereux.

Un clerc, pour quinze sous, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre attaquer Attila ;
Et, si le roi des Huns ne lui charme l’oreille,
Traiter de visigoths tous les vers de Corneille.

(Boileau, sat. ix, 77.)

Si vous imprimez, un habitué de paroisse vous accuse d’hérésie, un cuistre de collége vous dénonce, un homme qui ne sait pas lire vous condamne ; le public se moque de vous ; votre libraire vous abandonne ; votre marchand de vin ne veut plus vous faire crédit. J’ajoute toujours à mon Pater noster: « Mon Dieu, délivrez-moi de la rage de faire des livres ! »

Ô vous qui mettez comme moi du noir sur du blanc, et qui barbouillez du papier, souvenez-vous de ces vers que j’ai lus autrefois, et qui auraient dû nous corriger :

Tout ce fatras fut du chanvre en son temps ;
Linge il devint par l’art des tisserands ;

Puis en lambeaux des pilons le pressèrent ;
Il fut papier. Cent cerveaux à l’envers
De visions à l’envi le chargèrent ;
Puis on le brûle, il vole dans les airs,
Il est fumée aussi bien que la gloire.
De nos travaux voilà quelle est l’histoire.
Tout est fumée, et tout nous fait sentir
Ce grand néant qui doit nous engloutir[52].

SECTION III.

Les livres sont aujourd’hui multipliés à un tel point que, non-seulement il est impossible de les lire tous, mais d’en savoir même le nombre et d’en connaître les titres. Heureusement on n’est pas obligé de lire tout ce qui s’imprime ; et le plan de Caramuel, qui se proposait d’écrire cent volumes in-folio, et d’employer le pouvoir spirituel et temporel des princes pour contraindre leurs sujets à les lire, est demeuré sans exécution. Ringelberg avait aussi formé le dessein de composer environ mille volumes différents ; mais quand il aurait assez vécu pour les publier, il n’eût pas encore approché d’Hermès Trismégiste, lequel, selon Jamblique, écrivit trente-six mille cinq cent vingt-cinq livres. Supposé la vérité du fait, les anciens n’avaient pas moins de raison que les modernes de se plaindre de la multitude des livres.

Aussi convient-on assez généralement qu’un petit nombre de livres choisis suffisent. Quelques-uns proposent de se borner à la Bible ou à l’Écriture sainte, comme les Turcs se réduisent à l’Alcoran : il y a cependant une grande différence entre les sentiments de respect que les mahométans ont pour leur l’Alcoran, et ceux des chrétiens pour l’Écriture, On ne saurait porter plus loin la vénération que les premiers témoignent en parlant de l’Alcoran. C’est, disent-ils, le plus grand des miracles, et tous les hommes ensemble ne sont point capables de rien faire qui en approche : ce qui est d’autant plus admirable que l’auteur n’avait fait aucune étude ni lu aucun livre. L’Alcoran vaut lui seul soixante mille miracles (c’est à peu près le nombre des versets qu’il contient) : la résurrection d’un mort ne prouverait pas plus la vérité d’une religion que la composition de l’Alcoran. Il est si parfait qu’on doit le regarder comme un ouvrage incréé.

Les chrétiens disent à la vérité que leur Écriture a été inspirée par le Saint-Esprit ; mais, outre que les cardinaux Cajetan[53] et Bellarmin[54] avouent qu’il s’y est glissé quelques fautes par la négligence ou l’ignorance des libraires et des rabbins qui y ont ajouté les points, elle est regardée comme un livre dangereux pour le plus grand nombre des fidèles. C’est ce qui est exprimé par la cinquième règle de l’Index, ou de la Congrégation de l’indice, qui est chargée à Rome d’examiner les livres qui doivent être défendus. La voici[55] :

« Étant évident par l’expérience que si la Bible traduite en langue vulgaire était permise indifféremment à tout le monde, la témérité des hommes serait cause qu’il en arriverait plus de mal que de bien, nous voulons que l’on s’en rapporte au jugement de l’évêque ou de l’inquisiteur, qui, sur l’avis du curé ou du confesseur, pourront accorder la permission de lire la Bible, traduite par des auteurs catholiques en langue vulgaire, à ceux à qui ils jugeront que cette lecture n’apportera aucun dommage. Il faudra qu’ils aient cette permission par écrit ; on ne les absoudra point qu’auparavant ils n’aient remis leur Bible entre les mains de l’ordinaire ; et quant aux libraires qui vendront des Bibles en langue vulgaire à ceux qui n’ont pas cette permission par écrit, ou en quelque autre manière la leur auront mise entre les mains, ils perdront le prix de leurs livres, que l’évêque emploiera à des choses pieuses, et seront punis d’autres peines arbitraires : les réguliers ne pourront aussi lire ni acheter ces livres sans avoir eu la permission de leurs supérieurs. »

Le cardinal du Perron prétendait aussi que[56] l’Écriture était un couteau à deux tranchants dans la main des simples, qui pourrait les percer ; que, pour éviter cela, il valait mieux que le simple peuple l’ouît de la bouche de l’Église avec les solutions et les interprétations des passages qui semblent aux sens être pleins d’absurdités et de contradictions, que de les lire par soi sans l’aide d’aucune solution ni interprétation. Il faisait ensuite une longue énumération de ces absurdités, en termes si peu ménagés que le ministre Jurieu ne craignit point de dire qu’il ne se souvenait pas d’avoir jamais rien lu de si effroyable ni de si scandaleux dans un auteur chrétien.

Jurieu, qui invectivait si vivement contre le cardinal du Perron, essuya lui-même de semblables reproches de la part des catholiques. « Je vis ce ministre, dit Papin en parlant de lui[57], qui enseignait au public que tous les caractères de l’Écriture sainte, sur lesquels ces prétendus réformateurs avaient fondé leur persuasion de sa divinité, ne lui paraissaient point suffisants. Jà n’advienne, disait Jurieu, que je veuille diminuer la force et la lumière des caractères de l’Écriture ; mais j’ose affirmer qu’il n’y en a pas un qui ne puisse être éludé par les profanes. Il n’y en a pas un qui fasse une preuve et à quoi on ne puisse répondre quelque chose ; et, considérés tous ensemble, quoiqu’ils aient plus de force que séparément pour faire une démonstration morale, c’est-à-dire une preuve capable de fonder une certitude qui exclue tout doute, j’avoue que rien ne paraît plus opposé à la raison que de dire que ces caractères par eux-mêmes sont capables de produire une telle certitude. »

Il n’est donc pas étonnant que les Juifs et les premiers chrétiens, qui, comme on le voit par les Actes des apôtres[58], se bornaient dans leurs assemblées à la lecture de la Bible, aient été divisés en différentes sectes, comme nous l’avons dit à l’article Hérésie. On substitua dans la suite à cette lecture celle de plusieurs ouvrages apocryphes, ou du moins celle des extraits que l’on fit de ces derniers écrits. L’auteur de la Synopse de l’Écriture, qui est parmi les œuvres de saint Athanase[59] reconnaît expressément qu’il y a dans les livres apocryphes des choses très-véritables et inspirées de Dieu, lesquelles en ont été choisies et extraites pour les faire lire aux fidèles.



LOCKE.

SECTION PREMIÈRE[60].
SECTION II.

Il n’y a point de philosophe qui n’essuie beaucoup d’outrages et de calomnies. Pour un homme qui est capable d’y répondre par des raisons, il y en a cent qui n’ont que des injures à dire, et chacun paye dans sa monnaie. J’entends tous les jours rebattre à mes oreilles : « Locke nie l’immortalité de l’âme, Locke détruit la morale ; » et, ce qu’il y a de surprenant (si quelque chose pouvait surprendre), c’est que de tous ceux qui font le procès à la morale de Locke, il y en a très-peu qui l’aient lu, encore moins qui l’aient entendu, et nul à qui on ne doive souhaiter les vertus qu’avait cet homme si digne du nom de sage et de juste.

On lit volontiers Malebranche à Paris : il s’est fait quantité d’éditions de son roman métaphysique ; mais j’ai remarqué qu’on ne lit guère que les chapitres qui regardent les erreurs des sens et de l’imagination. Il y a très-peu de lecteurs qui examinent les choses abstraites de ce livre. Ceux qui connaissent la nation française m’en croiront aisément quand j’assurerai que si le P. Malebranche avait supposé les erreurs des sens et de l’imagination comme des erreurs connues des philosophes, et était entré tout d’un coup en matière, il n’aurait fait aucun sectateur, et qu’à peine il eût trouvé des lecteurs. Il a étonné la raison de ceux à qui il a plu par son style. On l’a cru dans les choses qu’on n’entendait point, parce qu’il avait commencé par avoir raison dans les choses qu’on entendait ; il a séduit parce qu’il était agréable, comme Descartes parce qu’il était hardi. Locke n’était que sage ; aussi a-t-il fallu vingt années pour débiter à Paris la première édition, faite en Hollande, de son livre sur l’Entendement humain. Jamais homme n’a été jusqu’à présent moins lu et plus condamné parmi nous que Locke. Les échos de la calomnie et de l’ignorance répètent tous les jours : « Locke ne croyait point l’âme immortelle, donc il n’avait point de probité. » Je laisse à d’autres le soin de confondre l’horreur de ce mensonge ; je me borne ici à montrer l’impertinence de cette conclusion. Le dogme de l’immortalité de l’âme a été très-longtemps ignoré dans toute la terre. Les premiers Juifs l’ignoraient : n’y avait-il point d’honnête homme parmi eux ? La loi judaïque, qui n’enseignait rien touchant la nature et l’immortalité de l’âme, n’enseignait-elle pas la vertu ? Quand même nous ne serions pas assurés aujourd’hui par la foi que nous sommes immortels, quand nous aurions une démonstration que tout périt avec nos corps, nous n’en devrions pas moins adorer le Dieu qui nous a faits, et suivre la raison qu’il nous a donnée. Dût notre vie et notre existence ne durer qu’un seul jour, il est sûr que pour passer ce jour heureusement il faudrait être vertueux ; et il est sûr qu’en tous pays et en tous temps, être vertueux n’est autre chose que de « faire aux autres ce que nous voulons qu’on nous fasse ». C’est cette vertu véritable, la fille de la raison et non de la crainte, qui a conduit tant de sages dans l’antiquité ; c’est elle qui, dans nos jours, a réglé la vie d’un Descartes, ce précurseur de la physique ; d’un Newton, l’interprète de la nature ; d’un Locke, qui seul a appris à l’esprit humain à se bien connaître ; d’un Bayle, ce juge impartial et éclairé, aussi estimable que calomnié : car, il faut le dire à l’honneur des lettres, la philosophie fait un cœur droit, comme la géométrie fait l’esprit juste. Mais non-seulement Locke était vertueux, non-seulement il croyait l’âme immortelle, mais il n’a jamais affirmé que la matière pense ; il a dit seulement que la matière peut penser, si Dieu le veut, et que c’est une absurdité téméraire de nier que Dieu en ait le pouvoir.

Je veux encore supposer qu’il ait dit et que d’autres aient dit comme lui qu’en effet Dieu a donné la pensée à la matière ; s’ensuit-il de là que l’âme soit mortelle ? L’école crie qu’un composé retient la nature de ce dont il est composé, que la matière est périssable et divisible, qu’ainsi l’âme serait périssable et divisible comme elle. Tout cela est également faux.

Il est faux que, si Dieu voulait faire penser la matière, la pensée fût un composé de la matière: car la pensée serait un don de Dieu ajouté à l’être inconnu qu’on nomme matière, de même que Dieu lui a ajouté l’attraction des forces centripètes et le mouvement, attributs indépendants de la divisibilité.

Il est faux que, même dans le système des écoles, la matière soit divisible à l’infini. Nous considérons, il est vrai, la divisibilité à l’infini en géométrie ; mais cette science n’a d’objet que nos idées, et, en supposant des lignes sans largeur et des points sans étendue, nous supposons aussi une infinité de cercles passant entre une tangente et un cercle donné.

Mais quand nous venons à examiner la nature telle qu’elle est, alors la divisibilité à l’infini s’évanouit. La matière, il est vrai, reste à jamais divisible par la pensée, mais elle est nécessairement indivisée ; et cette même géométrie, qui me démontre que ma pensée divisera éternellement la matière, me démontre aussi qu’il y a dans la matière des parties indivisées parfaitement solides, et en voici la démonstration.

Puisque l’on doit supposer des pores à chaque ordre d’éléments dans lesquels on imagine la matière divisée à l’infini, ce qui restera de matière solide sera donc exprimé par le produit d’une suite infinie de termes plus petits chacun que l’autre ; or un tel produit est nécessairement égal à zéro : donc si la matière était physiquement divisible à l’infini, il n’y aurait point de matière. Cela fait voir en passant que M. de Malezieu, dans ses Éléments de géométrie pour M. le duc de Bourgogne, a bien tort de se récrier sur la prétendue incompatibilité qui se trouve entre des unités et des parties divisibles à l’infini ; il se trompe en cela doublement : il se trompe en ce qu’il ne considère pas qu’une unité est l’objet de notre pensée, et la divisibilité un autre objet de notre pensée, lesquels ne sont point incompatibles, car je puis faire une unité d’une centaine, et je puis faire une centaine d’une unité ; et il se trompe encore en ce qu’il ne considère pas la différence qui est entre la matière divisible par la pensée, et la matière divisible en effet.

Qu’est-ce que je prouve de tout ceci ?

Qu’il y a des parties de matières impérissables et indivisibles ; que Dieu tout-puissant, leur créateur, pourra, quand il voudra, joindre la pensée à une de ces parties, et la conserver à jamais. Je ne dis pas que ma raison m’apprend que Dieu en a usé ainsi ; je dis seulement qu’elle m’apprend qu’il le peut. Je dis avec le sage Locke que ce n’est pas à nous, qui ne sommes que d’hier, à oser mettre des bornes à la puissance du Créateur, de l’Être infini, du seul Être nécessaire et immuable.

M. Locke dit qu’il est impossible à la raison de prouver la spiritualité de l’âme : j’ajoute qu’il n’y a personne sur la terre qui ne soit convaincu de cette vérité.

Il est indubitable que si un homme était bien persuadé qu’il sera plus libre et plus heureux en sortant de sa maison, il la quitterait tout à l’heure ; or on ne peut croire que l’âme est spirituelle sans la croire en prison dans le corps, où elle est d’ordinaire, sinon malheureuse, au moins inquiète et ennuyée : on doit donc être charmé de sortir de sa prison ; mais quel est l’homme charmé de mourir par ce motif ?

Quod si immortailis nostra foret mens,
Non jam se moriens dissolvi conquereretur ;
Sed magis ire foras, vestemque relinquere, ut anguis,
Gauderet, prælonga senet aut cornua cervus.

(Lucrèce, III, 611-614.)

Il faut tâcher de savoir, non ce que les hommes ont dit sur cette matière, mais ce que notre raison peut nous découvrir, indépendamment des opinions des hommes.

LOI NATURELLE[61].
DIALOGUE.
B.

Qu’est-ce que la loi naturelle ?

A.

L’instinct qui nous fait sentir la justice.

B.

Qu’appelez-vous juste et injuste ?

A.

Ce qui paraît tel à l’univers entier.

B.

L’univers est composé de bien des têtes. On dit qu’à Lacédémone on applaudissait aux larcins, pour lesquels on condamnait aux mines dans Athènes.

A.

Abus de mots, logomachie, équivoque ; il ne pouvait se commettre de larcin à Sparte, lorsque tout y était commun. Ce que vous appelez vol était la punition de l’avarice.

B.

Il était défendu d’épouser sa sœur à Rome. Il était permis chez les Égyptiens, les Athéniens, et même chez les Juifs, d’épouser sa sœur de père. Je ne cite qu’à regret ce malheureux petit peuple juif, qui ne doit assurément servir de règle à personne, et qui (en mettant la religion à part) ne fut jamais qu’un peuple de brigands ignorants et fanatiques. Mais enfin, selon ses livres, la jeune Thamar, avant de se faire violer par son frère Ammon, lui dit : « Mon frère, ne me faites pas de sottises, mais demandez-moi en mariage à mon père ; il ne vous refusera pas[62]. »

A.

Lois de convention que tout cela, usages arbitraires, modes qui passent : l’essentiel demeure toujours. Montrez-moi un pays où il soit honnête de me ravir le fruit de mon travail, de violer sa promesse, de mentir pour nuire, de calomnier, d’assassiner, d’empoisonner, d’être ingrat envers son bienfaiteur, de battre son père et sa mère quand ils vous présentent à manger.

B.

Avez-vous oublié que Jean-Jacques, un des Pères de l’Église moderne, a dit : « Le premier qui osa clore et cultiver un terrain fut l’ennemi du genre humain ; » qu’il fallait l’exterminer, et que « les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne[63] » ? N’avons-nous pas déjà examiné ensemble cette belle proposition si utile à la société ?

A.

Quel est ce Jean-Jacques ? ce n’est assurément ni Jean-Baptiste, ni Jean l’Évangéliste, ni Jacques le Majeur, ni Jacques le Mineur ; il faut que ce soit quelque Hun bel esprit qui ait écrit cette impertinence abominable, ou quelque mauvais plaisant bufo magro qui ait voulu rire de ce que le monde entier a de plus sérieux. Car, au lieu d’aller gâter le terrain d’un voisin sage et industrieux, il n’avait qu’à l’imiter ; et chaque père de famille ayant suivi cet exemple, voilà bientôt un très-joli village tout formé. L’auteur de ce passage me paraît un animal bien insociable.

B.

Vous croyez donc qu’en outrageant et en volant le bonhomme qui a entouré d’une haie vive son jardin et son poulailler, il a manqué aux devoirs de la loi naturelle ?

A.

Oui, oui, encore une fois, il y a une loi naturelle ; et elle ne consiste ni à faire le mal d’autrui, ni à s’en réjouir.

B.

Je conçois que l’homme n’aime et ne fait le mal que pour son avantage. Mais tant de gens sont portés à se procurer leur avantage par le malheur d’autrui ; la vengeance est une passion si violente, il y en a des exemples si funestes ; l’ambition, plus fatale encore, a inondé la terre de tant de sang, que lorsque je m’en retrace l’horrible tableau, je suis tenté d’avouer que l’homme est très-diabolique. J’ai beau avoir dans mon cœur la notion du juste et de l’injuste : un Attila que saint Léon courtise, un Phocas que saint Grégoire flatte avec la plus lâche bassesse, un Alexandre VI souillé de tant d’incestes, de tant d’homicides, de tant d’empoisonnements, avec lequel le faible Louis XII, qu’on appelle bon, fait la plus indigne et la plus étroite alliance ; un Cromwell dont le cardinal Mazarin recherche la protection, et pour qui il chasse de France les héritiers de Charles Ier, cousins germains de Louis XIV, etc., etc. ; cent exemples pareils dérangent mes idées, et je ne sais plus où j’en suis.

A.

Eh bien, les orages empêchent-ils que nous ne jouissions aujourd’hui d’un beau soleil ? Le tremblement qui a détruit la moitié de la ville de Lisbonne empêche-t-il que vous n’ayez fait très-commodément le voyage de Madrid ? Si Attila fut un brigand, et le cardinal Mazarin un fripon, n’y a-t-il pas des princes et des ministres honnêtes gens ? N’a-t-on pas remarqué que, dans la guerre de 1701, le conseil de Louis XIV était composé des hommes les plus vertueux, le duc de Beauvilliers, le marquis de Torcy, le maréchal de Villars, Chamillart enfin, qui passa pour incapable, mais jamais pour malhonnête homme ? L’idée de la justice ne subsiste-t-elle pas toujours ? C’est sur elle que sont fondées toutes les lois. Les Grecs les appelaient filles du ciel, cela ne veut dire que filles de la nature.

N’avez-vous pas des lois dans votre pays ?

B.

Oui, les unes bonnes, les autres mauvaises.

A.

Où en auriez-vous pris l’idée, si ce n’est dans les notions de la loi naturelle, que tout homme a dans soi quand il a l’esprit bien fait ? Il faut bien les avoir puisées là, ou nulle part.

B.

Vous avez raison, il y a une loi naturelle ; mais il est encore plus naturel à bien des gens de l’oublier.

A.

Il est naturel aussi d’être borgne, bossu, boiteux, contrefait, malsain ; mais on préfère les gens bien faits et bien sains.

B.

Pourquoi y a-t-il tant d’esprits borgnes et contrefaits ?

A.
Paix ! Mais allez à l’article Toute-Puissance[64].
LOI SALIQUE[65].

Celui qui a dit que la loi salique fut écrite avec une plume des ailes de l’aigle à deux têtes, par l’aumônier de Pharamond, au dos de la donation de Constantin, pourrait bien ne s’être pas trompé.

C’est la loi fondamentale de l’empire français, disent de braves jurisconsultes. Le grand Jérôme Bignon, dans son livre de l’Excellence de la France, dit[66] que cette loi vient de la loi naturelle selon le grand Aristote, parce que « dans les familles c’était le père qui gouvernait, et qu’on ne donnait point de dot aux filles, comme il se lit des père, mère et frères de Rebecca ».

il assure[67] que le royaume de France est si excellent qu’il a conservé précieusement cette loi recommandée par Aristote et par l’Ancien Testament. Et pour prouver cette excellence de la France, il remarque que l’empereur Julien trouvait le vin de Surène admirable.

Mais, pour démontrer l’excellence de la loi salique, il s’en rapporte à Froissard, selon lequel « les douze pairs de France disent que le royaume de France est de si grande noblesse qu’il ne doit mie par succession aller à femelle ».

On doit avouer que cette décision est fort incivile pour l’Espagne, pour l’Angleterre, pour Naples, pour la Hongrie, surtout pour la Russie, qui a vu sur son trône quatre impératrices de suite.

Le royaume de France est de grande noblesse : d’accord ; mais celui d’Espagne, du Mexique et du Pérou, est aussi de grande noblesse : et grande noblesse est aussi en Russie.

On a allégué qu’il est dit dans la sainte Écriture que les lis ne filent point[68] : on en a conclu que les femmes ne doivent point régner en France. C’est encore puissamment raisonner ; mais on a oublié que les léopards, qui sont (on ne sait pourquoi) les armoiries d’Angleterre, ne filent pas plus que les lis, qui sont (on ne sait pourquoi) les armoiries de France. En un mot, de ce qu’on n’a jamais vu filer un lis, il n’est pas démontré que l’exclusion des filles soit une loi fondamentale des Gaules.


DES LOIS FONDAMENTALES.

La loi fondamentale de tout pays est qu’on sème du blé si on veut avoir du pain ; qu’on cultive le lin et le chanvre si on veut avoir de la toile ; que chacun soit le maître dans son champ, soit que ce champ appartienne à un garçon ou à une fille ; que le Gaulois demi-barbare tue tout autant de Francs, entièrement barbares, qui viendront, des bords du Mein qu’ils ne savent pas cultiver, ravir ses moissons et ses troupeaux ; sans quoi le Gaulois deviendra serf du Franc, ou sera assassiné par lui.

C’est sur ce fondement que porte l’édifice. L’un bâtit son fondement sur un roc, et la maison dure ; l’autre sur du sable, et elle s’écroule. Mais une loi fondamentale, née de la volonté changeante des hommes, et en même temps irrévocable, est une contradiction dans les termes, un être de raison, une chimère, une absurdité : qui fait les lois peut les changer. La Bulle d’or fut appelée loi fondamentale de l’empire. Il fut ordonné qu’il n’y aurait jamais que sept électeurs tudesques, par la raison péremptoire qu’un certain chandelier juif n’avait eu que sept branches, et qu’il n’y a que sept dons du Saint-Esprit. Cette loi fondamentale fut qualifiée d’éternelle par la toute-puissance et certaine science de Charles IV. Dieu ne trouva pas bon que le parchemin de Charles prît le nom d’éternel. Il a permis que d’autres empereurs germains, par leur toute-puissance et certaine science, ajoutassent deux branches au chandelier, et deux présents aux sept dons du Saint-Esprit. Ainsi les électeurs sont au nombre de neuf.

C’était une loi très-fondamentale que les disciples du Seigneur Jésus n’eussent rien en propre. Ce fut ensuite une loi encore plus fondamentale que les évêques de Rome fussent très-riches, et que le peuple les choisît. La dernière loi fondamentale est qu’ils sont souverains, et élus par un petit nombre d’hommes, vêtus d’écarlate, qui étaient absolument inconnus du temps de Jésus. Si l’empereur, roi des Romains, toujours auguste, était maître de Rome de fait comme il l’est par le style de sa chancellerie, le pape serait son grand-aumônier, en attendant quelque autre loi irrévocable à toujours, qui serait détruite par une autre.

Je suppose (ce qui peut très-bien arriver) qu’un empereur d’Allemagne n’ait qu’une fille, et qu’il soit un bonhomme n’entendant rien à la guerre ; je suppose que, si Catherine II ne détruit pas l’empire turc, qu’elle a fort ébranlé dans l’an 1771 où j’écris ces rêveries, le Turc vienne attaquer mon bon prince chéri des neuf électeurs ; que sa fille se mette à la tête des troupes avec deux jeunes électeurs amoureux d’elle ; qu’elle batte les Ottomans comme Débora battit le capitaine Sisara et ses trois cent mille soldats, et ses trois mille chars de guerre, dans un petit champ pierreux au pied du mont Thabor ; que ma princesse chasse les musulmans jusque par delà Andrinople ; que son père meure de joie ou autrement ; que les deux amants de ma princesse engagent leurs sept confrères à la couronner ; que tous les princes de l’empire et des villes y consentent : que deviendra la loi fondamentale et éternelle qui porte que le saint empire romain ne peut tomber de lance en quenouille, que l’aigle à deux têtes ne file point, et qu’on ne peut sans culotte s’asseoir sur le trône impérial ? On se moquera de cette vieille loi, et ma princesse régnera très-glorieusement.

COMMENT LA LOI SALIQUE S’EST ÉTABLIE.

On ne peut contester la coutume passée en loi qui veut que les filles ne puissent hériter la couronne de France tant qu’il reste un mâle du sang royal. Cette question est décidée depuis longtemps, le sceau de l’antiquité y est apposé. Si elle était descendue du ciel, elle ne serait pas plus révérée de la nation française. Elle s’accommode mal avec la galanterie de cette nation ; mais c’est qu’elle était en vigueur avant que cette nation fût galante.

Le président Hénault répète dans sa Chronique[69] ce qu’on avait dit au hasard avant lui, que Clovis rédigea la loi salique en 511, l’année même de sa mort. Je veux croire qu’il avait rédigé cette loi, et qu’il savait lire et écrire, comme je veux croire qu’il avait quinze ans lorsqu’il se mit à conquérir les Gaules ; mais je voudrais qu’on me montrât, à la bibliothèque de Saint-Germain-des-Prés ou de Saint-Martin, ce cartulaire de la loi salique, signé Clovis, ou Clodvic, ou Hildovic : par là du moins on apprendrait son véritable nom, que personne ne sait.

Nous avons deux éditions de cette loi salique, l’une par un nommé Hérold, l’autre par François Pithou ; et toutes deux sont différentes, ce qui n’est pas un bon signe. Quand le texte d’une loi est rapporté différemment dans deux écrits, non-seulement il est clair que l’un des deux est faux, mais il est fort probable qu’ils le sont tous deux. Aucune coutume des Francs ne fut écrite dans nos premiers siècles : il serait bien étrange que la loi des Saliens l’eût été. Cette loi est en latin ; et il n’y a pas d’apparence que ni Clovis ni ses prédécesseurs parlassent latin dans leurs marais entre les Souabes et les Bataves.

On suppose que cette loi peut regarder les rois de France ; et tous les savants conviennent que les Sicambres, les Francs, les Saliens, n’avaient point de rois, ni même aucun chef héréditaire.

Le titre de la loi salique commence par ces mots : In Christi nomine. Elle a donc été faite hors des terres saliques, puisque le Christ n’était pas plus connu de ces barbares que du reste de la Germanie et de tous les pays du Nord.

On fait rédiger cette loi salique par quatre grands jurisconsultes francs ; ils s’appellent dans l’édition de Hérold : Visogast, Arogast, Salegast et Vindogast. Dans l’édition de Pithou, ces noms sont un peu différents[70]. Il se trouve malheureusement que ces noms sont les vieux noms déguisés de quelques cantons d’Allemagne.

Notre magot prend pour ce coup
Le nom d’un port pour un nom d’homme.

(La Fontaine, livre IV, fable vii).

En quelque temps que cette loi ait été rédigée en mauvais latin, on trouve, dans l’article touchant les aïeux, que « nulle portion de terre salique ne passe à la femme ». Il est clair que cette prétendue loi ne fut point suivie.

Premièrement, on voit par les formules de Marculphe qu’un père pouvait laisser ses aïeux à sa fille, en renonçant à certaine loi salique, impie et abominable.

Secondement, si on applique cette loi aux fiefs, il est clair que les rois d’Angleterre qui n’étaient pas de la race normande n’avaient eu tous leurs grands fiefs en France que par les filles.

Troisièmement, si on prétend qu’il est nécessaire qu’un fief soit entre les mains d’un homme, parce qu’il doit se battre pour son seigneur, cela prouve que la loi ne pouvait être entendue des droits au trône. Tous les seigneurs de fief se seraient battus tout aussi bien pour une reine que pour un roi. Une reine n’était point obligée d’endosser une cuirasse, de se garnir de cuissards et de brassards, et d’aller au trot à l’ennemi sur un grand cheval de charrette, comme ce fut longtemps la mode.

Il est donc clair qu’originairement la loi salique ne pouvait regarder en rien la couronne, ni comme aleu ni comme fief dominant.

Mézerai dit que l’imbécillité du sexe ne permet pas de régner. Mézerai ne parle ni en homme d’esprit ni en homme poli. L’histoire le dément assez. La reine Anne d’Angleterre, qui humilia Louis XIV ; l’impératrice reine de Hongrie, qui résista au roi Louis XV, à Frédéric le Grand, à l’électeur de Bavière, et à tant d’autres princes ; Élisabeth d’Angleterre, qui empêcha notre grand Henri de succomber ; l’impératrice de Russie, dont nous avons déjà parlé[71], font assez voir que Mézerai n’est pas plus véridique qu’honnête. Il devait savoir que la reine Blanche avait trop régné en France sous le nom de son fils, et Anne de Bretagne sous Louis XII.

Velly, dernier écrivain de l’histoire de France, devrait, par cette raison même, être le meilleur, puisqu’il avait tous les matériaux de ses devanciers ; mais il n’a pas toujours su profiter de ses avantages. Il s’emporte en invectives contre le sage et profond Rapin de Thoiras ; il veut lui prouver que jamais aucune princesse n’a succédé à la couronne tant qu’il y a eu des mâles capables de succéder. On le sait bien, et jamais Thoiras n’a dit le contraire.

Dans ce long âge de la barbarie, lorsqu’il ne s’agissait dans l’Europe que d’usurper et de soutenir ses usurpations, il faut avouer que les rois étaient fort souvent des chefs de bandits, ou des guerriers armés contre ces bandits ; il n’était pas possible de se soumettre à une femme ; quiconque avait un grand cheval de bataille ne voulait aller à la rapine et au meurtre que sous le drapeau d’un homme monté comme lui sur un grand cheval. Un bouclier ou un cuir de bœuf servait de trône. Les califes gouvernaient par l’Alcoran, les papes étaient censés gouverner par l’Évangile. Le Midi ne vit aucune femme régner, jusqu’à Jeanne de Naples, qui ne dut sa couronne qu’à la tendresse des peuples pour le roi Robert son grand-père, et à leur haine pour André son mari. Cet André était à la vérité de sang royal, mais né dans la Hongrie alors barbare. Il révolta les Napolitains par ses mœurs grossières, par son ivrognerie et par sa crapule. Le bon roi Robert fut obligé de contredire l’usage immémorial, et de déclarer Jeanne seule reine par son testament approuvé de la nation.

On ne voit dans le Nord aucune femme régner de son chef jusqu’à Marguerite de Valdemar, qui gouverna quelques mois en son propre nom, vers l’an 1377.

L’Espagne n’eut aucune reine de son chef jusqu’à l’habile Isabelle, en 1461.

En Angleterre, la cruelle et superstitieuse Marie, fille de Henri VIII, est la première qui hérita du trône, de même que la faible et coupable Marie Stuart, en Écosse, au xvie siècle.

Le vaste pays de la Russie n’eut jamais de souveraine jusqu’à la veuve de Pierre le Grand.

Toute l’Europe, que dis-je ? toute la terre était gouvernée par des guerriers au temps où Philippe de Valois soutint son droit contre Édouard III. Ce droit d’un mâle qui succédait à un mâle semblait la loi de toutes les nations. Vous êtes petit-fils de Philippe le Bel par votre mère, disait Valois à son compétiteur ; mais comme je l’emporterais sur la mère, je l’emporte à plus forte raison sur le fils. Votre mère n’a pu vous transmettre un droit qu’elle n’avait pas.

Il fut donc reconnu en France que le prince du sang le plus éloigné serait l’héritier de la couronne au préjudice de la fille du roi. C’est une loi sur laquelle personne ne dispute aujourd’hui. Les autres nations ont adjugé depuis le trône à des princesses : la France a conservé l’ancien usage. Le temps a donné à cet usage la force de la loi la plus sainte. En quelque temps que la loi salique ait été ou faite, ou interprétée, il n’importe ; elle existe, elle est respectable, elle est utile ; et son utilité l’a rendue sacrée.


EXAMEN SI LES FILLES, DANS TOUS LES CAS, SONT PRIVÉES
DE TOUTE HÉRÉDITÉ PAR CETTE LOI SALIQUE.

J’ai déjà donné l’empire à une fille malgré la bulle d’or : je n’aurai pas de peine à gratifier une fille du royaume de France. Je suis plus en droit de disposer de cet État que le pape Jules II, qui en dépouilla Louis XII, et le transféra de son autorité privée à l’empereur Maximilien. Je suis plus autorisé à parler en faveur des filles de la maison de France que le pape Grégoire XIII et le cordelier Sixte-Quint ne l’étaient à exclure du trône nos princes du sang, sous prétexte, disaient ces bons prêtres, que Henri IV et les princes de Condé étaient race bâtarde et détestable de Bourbon ; belles et saintes paroles dont il faut se souvenir à jamais pour être convaincu de ce qu’on doit aux évêques de Rome. Je puis donner ma voix dans les états généraux, et aucun pape n’y peut avoir de suffrage. Je donne donc ma voix sans difficulté, dans trois ou quatre cents ans, à une fille de France qui resterait seule descendante en droite ligne de Hugues Capet. Je la fais reine, pourvu qu’elle soit bien élevée, qu’elle ait l’esprit juste, et qu’elle ne soit point bigote. J’interprète en sa faveur cette loi qui dit que elle ne doit mie succéder. J’entends qu’elle n’héritera mie tant qu’il y aura mâle ; mais dès que mâles défaillent, je prouve que le royaume est à elle, par nature qui l’ordonne, et pour le bien de la nation.

J’invite tous les bons Français à montrer le même respect pour le sang de tant de rois. Je crois que c’est l’unique moyen de prévenir les factions qui démembreraient l’État. Je propose qu’elle règne de son chef et qu’on la marie à quelque bon prince, qui prendra le nom et les armes, et qui par lui-même pourra posséder quelque canton, lequel sera annexé à la France, ainsi qu’on a conjoint Marie-Thérèse de Hongrie et François duc de Lorraine, le meilleur prince du monde. Quel est le Welche qui refusera de la reconnaître, à moins qu’on ne déterre quelque autre belle princesse issue de Charlemagne, dont la famille fut chassée par Hugues Capet malgré la loi salique ; ou bien qu’on ne trouve quelque princesse plus belle encore, qui descende évidemment de Clovis, dont la famille fut précédemment chassée par son domestique Pépin, et toujours en dépit de la loi salique ?

Je n’aurai certainement nul besoin d’intrigues pour faire sacrer ma princesse dans Reims, ou dans Chartres, ou dans la chapelle du Louvre : car tout cela est égal ; ou même pour ne la point faire sacrer du tout, car on règne tout aussi bien non sacré que sacré : les rois, les reines d’Espagne, n’observent point cette cérémonie.

Parmi toutes les familles des secrétaires du roi, il ne se trouve personne qui dispute le trône à cette princesse capétienne. Les plus illustres maisons sont si jalouses l’une de l’autre qu’elles aiment bien mieux obéir à la fille des rois qu’à un de leurs égaux.

Reconnue aisément de toute la France, elle reçoit l’hommage de tous ses sujets avec une grâce majestueuse qui la fait aimer autant que révérer ; et tous les poëtes font des vers en l’honneur de ma princesse[72].



LOIS.

SECTION PREMIÈRE[73].

Il est difficile qu’il y ait une seule nation qui vive sous de bonnes lois. Ce n’est pas seulement parce qu’elles sont l’ouvrage des hommes, car ils ont fait de très-bonnes choses ; et ceux qui ont inventé et perfectionné les arts pouvaient imaginer un corps de jurisprudence tolérable. Mais les lois ont été établies dans presque tous les États par l’intérêt du législateur, par le besoin du moment, par l’ignorance, par la superstition. On les a faites à mesure, au hasard, irrégulièrement, comme on bâtissait les villes. Voyez à Paris le quartier des Halles, de Saint-Pierre-aux-Bœufs, la rue Crise-Miche, celle du Pet-au-Diable, contraster avec le Louvre et les Tuileries : voilà l’image de nos lois.

Londres n’est devenue digne d’être habitée que depuis qu’elle fut réduite en cendres. Les rues, depuis cette époque, furent élargies et alignées : Londres fut une ville pour avoir été brûlée. Voulez-vous avoir de bonnes lois ; brûlez les vôtres, et faites-en de nouvelles.

Les Romains furent trois cents années sans lois fixes, ils furent obligés d’en aller demander aux Athéniens, qui leur en donnèrent de si mauvaises que bientôt elles furent presque toutes abrogées. Comment Athènes elle-même aurait-elle eu une bonne législation ? On fut obligé d’abolir celle de Dracon, et celle de Solon périt bientôt.

Votre coutume de Paris est interprétée différemment par vingt-quatre commentaires : donc il est prouvé vingt-quatre fois qu’elle est mal conçue. Elle contredit cent quarante autres coutumes, ayant toutes force de loi chez la même nation, et toutes se contredisant entre elles. Il est donc dans une seule province de l’Europe, entre les Alpes et les Pyrénées, plus de cent quarante petits peuples qui s’appellent compatriotes, et qui sont réellement étrangers les uns pour les autres, comme le Tunquin l’est pour la Cochinchine.

Il en est de même dans toutes les provinces de l’Espagne. C’est bien pis dans la Germanie ; personne n’y sait quels sont les droits du chef, ni des membres. L’habitant des bords de l’Elbe ne tient au cultivateur de la Souabe que parce qu’ils parlent à peu près la même langue, laquelle est un peu rude.

La nation anglaise a plus d’uniformité ; mais n’étant sortie de la barbarie et de la servitude que par intervalles et par secousses, et ayant dans sa liberté conservé plusieurs lois promulguées autrefois par de grands tyrans qui disputaient le trône, ou par de petits tyrans qui envahissaient des prélatures, il s’en est formé un corps assez robuste, sur lequel on aperçoit encore beaucoup de blessures couvertes d’emplâtres.

L’esprit de l’Europe a fait de plus grands progrès, depuis cent ans, que le monde entier n’en avait fait depuis Brama, Fohi, Zoroastre, et le Thaut de l’Égypte. D’où vient que l’esprit de législation en a fait si peu ?

Nous fûmes tous sauvages depuis le ve siècle. Telles sont les révolutions du globe : brigands qui pillaient, cultivateurs pillés, c’était là ce qui composait le genre humain, du fond de la mer Baltique au détroit de Gibraltar ; et quand les Arabes parurent au Midi, la désolation du bouleversement fut universelle.

Dans notre coin d’Europe, le petit nombre étant composé de hardis ignorants, vainqueurs et armés de pied en cap ; et le grand nombre, d’ignorants esclaves désarmés, presque aucun ne sachant ni lire ni écrire, pas même Charlemagne, il arriva très-naturellement que l’Église romaine, avec sa plume et ses cérémonies, gouverna ceux qui passaient leur vie à cheval, la lance en arrêt et le morion en tête.

Les descendants des Sicambres, des Bourguignons, des Ostrogoths, Visigoths, Lombards, Hérules, etc., sentirent qu’ils avaient besoin de quelque chose qui ressemblât à des lois. Ils en cherchèrent où il y en avait. Les évêques de Rome en savaient faire en latin. Les barbares les prirent avec d’autant plus de respect qu’ils ne les entendaient pas. Les décrétales des papes, les unes véritables, les autres effrontément supposées, devinrent le code des nouveaux regas, des leuds, des barons, qui avaient partagé les terres. Ce furent des loups qui se laissèrent enchaîner par des renards. Ils gardèrent leur férocité ; mais elle fut subjuguée par la crédulité, et par la crainte que la crédulité produit. Peu à peu l’Europe, excepté la Grèce et ce qui appartenait encore à l’empire d’Orient, se vit sous l’empire de Rome ; de sorte qu’on put dire une seconde fois :

Romanos rerum dominos gentemque togatam.

(Virg., Æn., I, 281.)

[74]Presque toutes les conventions étant accompagnées d’un signe de croix et d’un serment qu’on faisait souvent sur des reliques, tout fut du ressort de l’Église. Rome, comme la métropole, fut juge suprême des procès de la Chersonèse Cimbrique et de ceux de la Gascogne. Mille seigneurs féodaux joignant leurs usages au droit canon, il en résulta cette jurisprudence monstrueuse dont il reste encore tant de vestiges.

Lequel eût le mieux valu, de n’avoir point du tout de lois, ou d’en avoir de pareilles ?

Il a été avantageux à un empire plus vaste que l’empire romain d’être longtemps dans le chaos : car tout étant à faire, il était plus aisé de bâtir un édifice que d’en réparer un dont les ruines seraient respectées[75].

La Thesmophore du Nord assembla, en 1767, des députés de toutes les provinces, qui contenaient environ douze cent mille lieues carrées. Il y avait des païens, des mahométans d’Ali, des mahométans d’Omar, des chrétiens d’environ douze sectes différentes. On proposait chaque loi à ce nouveau synode ; et si elle paraissait convenable à l’intérêt de toutes les provinces, elle recevait alors la sanction de la souveraine et de la nation.

La première loi qu’on porta fut la tolérance, afin que le prêtre grec n’oubliât jamais que le prêtre latin est homme ; que le musulman supportât son frère le païen ; et que le romain ne fût pas tenté de sacrifier son frère le presbytérien.

La souveraine écrivit de sa main dans ce grand conseil de législation : « Parmi tant de croyances diverses, la faute la plus nuisible serait l’intolérance. »

On convint unanimement qu’il n’y a qu’une puissance[76], qu’il faut dire toujours puissance civile et discipline ecclésiastique, et que l’allégorie des deux glaives est le dogme de la discorde.

Elle commença par affranchir les serfs de son domaine particulier.

Elle affranchit tous ceux du domaine ecclésiastique ; ainsi elle créa des hommes.

Les prélats et les moines furent payés du trésor public.

Les peines furent proportionnées aux délits, et les peines furent utiles ; les coupables, pour la plupart, furent condamnés aux travaux publics, attendu que les morts ne servent à rien.

La torture fut abolie, parce que c’est punir avant de connaître, et qu’il est absurde de punir pour connaître ; parce que les Romains ne mettaient à la torture que les esclaves ; parce que la torture est le moyen de sauver le coupable et de perdre l’innocent.

On en était là quand Moustapha III, fils de Mahmoud, força l’impératrice d’interrompre son code pour le battre.

SECTION II[77].

J’ai tenté de découvrir quelque rayon de lumière dans les temps mythologiques de la Chine qui précèdent Fohi, et j’ai tenté en vain.

Mais en m’en tenant à Fohi, qui vivait environ trois mille ans avant l’ère nouvelle et vulgaire de notre Occident septentrional, je vois déjà des lois douces et sages établies par un roi bienfaisant. Les anciens livres des cinq Kings, consacrés par le respect de tant de siècles, nous parlent de ses institutions d’agriculture, de l’économie pastorale, de l’économie domestique, de l’astronomie simple qui règle les saisons, de la musique qui, par des modulations différentes, appelle les hommes à leurs fonctions diverses. Ce Fohi vivait incontestablement il y a cinq mille ans. Jugez de quelle antiquité devait être un peuple immense qu’un empereur instruisait sur tout ce qui pouvait faire son bonheur. Je ne vois dans ces lois rien que de doux, d’utile et d’agréable.

On me montre ensuite le code d’un petit peuple qui arrive, deux mille ans après, d’un désert affreux sur les bords du Jourdain, dans un pays serré et hérissé de montagnes. Ses lois sont parvenues jusqu’à nous : on nous les donne tous les jours comme le modèle de la sagesse. En voici quelques-unes :

« De ne jamais manger d’onocrotal, ni de charadre, ni de griffon, ni d’ixion, ni d’anguille, ni de lièvre parce que le lièvre rumine et qu’il n’a pas le pied fendu.

« De ne point coucher avec sa femme quand elle a ses règles, sous peine d’être mis à mort l’un et l’autre.

« D’exterminer sans miséricorde tous les pauvres habitants du pays de Chanaan, qui ne les connaissaient pas ; d’égorger tout, de massacrer tout, hommes, femmes, vieillards, enfants, animaux, pour la plus grande gloire de Dieu.

« D’immoler au Seigneur tout ce qu’on aura voué en anathème au Seigneur, et de le tuer sans pouvoir le racheter.

« De brûler les veuves qui, n’ayant pu être remariées à leurs beaux-frères, s’en seraient consolées avec quelque autre Juif sur le grand chemin ou ailleurs, etc., etc.[78] »

Un jésuite, autrefois missionnaire chez les Cannibales, dans le temps que le Canada appartenait encore au roi de France, me contait qu’un jour, comme il expliquait ces lois juives à ses néophytes, un petit Français imprudent, qui assistait au catéchisme, s’avisa de s’écrier : « Mais voilà des lois de Cannibales ! » Un des citoyens lui répondit : « Petit drôle, apprends que nous sommes d’honnêtes gens : nous n’avons jamais eu de pareilles lois. Et si nous n’étions pas gens de bien, nous te traiterions en citoyen de Chanaan, pour t’apprendre à parler. »

Il appert, par la comparaison du premier code chinois et du code hébraïque, que les lois suivent assez les mœurs des gens qui les ont faites. Si les vautours et les pigeons avaient des lois, elles seraient sans doute différentes.

SECTION III[79].

Les moutons vivent en société fort doucement ; leur caractère passe pour très-débonnaire, parce que nous ne voyons pas la prodigieuse quantité d’animaux qu’ils dévorent. Il est à croire même qu’ils les mangent innocemment et sans le savoir, comme lorsque nous mangeons d’un fromage de Sassenage. La république des moutons est l’image fidèle de l’âge d’or.

Un poulailler est visiblement l’état monarchique le plus parfait. Il n’y a point de roi comparable à un coq. S’il marche fièrement au milieu de son peuple, ce n’est point par vanité. Si l’ennemi approche, il ne donne point d’ordre à ses sujets d’aller se faire tuer pour lui en vertu de sa certaine science et pleine puissance ; il y va lui-même, range ses poules derrière lui, et combat jusqu’à la mort. S’il est vainqueur, c’est lui qui chante le Te Deum. Dans la vie civile, il n’y a rien de si galant, de si honnête, de si désintéressé. Il a toutes les vertus. A-t-il dans son bec royal un grain de blé, un vermisseau, il le donne à la première de ses sujettes qui se présente. Enfin Salomon dans son sérail n’approchait pas d’un coq de basse-cour.

S’il est vrai que les abeilles soient gouvernées par une reine à qui tous ses sujets font l’amour, c’est un gouvernement plus parfait encore.

Les fourmis passent pour une excellente démocratie. Elle est au-dessus de tous les autres États, puisque tout le monde y est égal, et que chaque particulier y travaille pour le bonheur de tous.

La république des castors est encore supérieure à celle des fourmis, du moins si nous en jugeons par leurs ouvrages de maçonnerie.

Les singes ressemblent plutôt à des bateleurs qu’à un peuple policé ; et ils ne paraissent pas être réunis sous des lois fixes et fondamentales, comme les espèces précédentes.

Nous ressemblons plus aux singes qu’à aucun autre animal par le don de l’imitation, par la légèreté de nos idées, et par notre inconstance, qui ne nous a jamais permis d’avoir des lois uniformes et durables.

Quand la nature forma notre espèce, et nous donna quelques instincts, l’amour-propre pour notre conservation, la bienveillance pour la conservation des autres, l’amour qui est commun avec toutes les espèces, et le don inexplicable de combiner plus d’idées que tous les animaux ensemble ; après nous avoir ainsi donné notre lot, elle nous dit : Faites comme vous pourrez.

Il n’y a aucun bon code dans aucun pays. La raison en est évidente ; les lois ont été faites à mesure, selon les temps, les lieux, les besoins, etc.

Quand les besoins ont changé, les lois qui sont demeurées sont devenues ridicules. Ainsi la loi qui défendait de manger du porc et de boire du vin était très-raisonnable en Arabie, où le porc et le vin sont pernicieux ; elle est absurde à Constantinople.

La loi qui donne tout le fief à l’aîné est fort bonne dans un temps d’anarchie et de pillage. Alors l’aîné est le capitaine du château que des brigands assailliront tôt ou tard ; les cadets seront ses premiers officiers, les laboureurs ses soldats. Tout ce qui est à craindre, c’est que le cadet n’assassine ou n’empoisonne le seigneur salien son aîné, pour devenir à son tour le maître de la masure ; mais ces cas sont rares, parce que la nature a tellement combiné nos instincts et nos passions, que nous avons plus d’horreur d’assassiner notre frère aîné que nous n’avons d’envie d’avoir sa place. Or cette loi, convenable à des possesseurs de donjons du temps de Chilpéric, est détestable quand il s’agit de partager des rentes dans une ville[80].

À la honte des hommes, on sait que les lois du jeu sont les seules qui soient partout justes, claires, inviolables, et exécutées. Pourquoi l’Indien qui a donné les règles du jeu d’échecs est-il obéi de bon gré dans toute la terre, et que les décrétales des papes, par exemple, sont aujourd’hui un objet d’horreur et de mépris ? C’est que l’inventeur des échecs combina tout avec justesse pour la satisfaction des joueurs, et que les papes, dans leurs décrétales, n’eurent en vue que leur seul avantage. L’Indien voulut exercer également l’esprit des hommes et leur donner du plaisir ; les papes ont voulu abrutir l’esprit des hommes. Aussi le fond du jeu des échecs a subsisté le même depuis cinq mille ans, il est commun à tous les habitants de la terre ; et les décrétales ne sont reconnues qu’à Spolette, à Orviette, à Lorette, où le plus mince jurisconsulte les déteste et les méprise en secret.

SECTION IV[81].

Du temps de Vespasien et de Tite, pendant que les Romains éventraient les Juifs, un Israélite fort riche, qui ne voulait point être éventré, s’enfuit avec tout l’or qu’il avait gagné à son métier d’usurier, et emmena vers Éziongaber toute sa famille, qui consistait en sa vieille femme, un fils et une fille ; il avait dans son train deux eunuques, dont l’un servait de cuisinier, l’autre était laboureur et vigneron. Un bon essénien, qui savait par cœur le Pentateuque, lui servait d’aumônier : tout cela s’embarqua dans le port d’Éziongaber, traversa la mer qu’on nomme Rouge, et qui ne l’est point, et entra dans le golfe Persique, pour aller chercher la terre d’Ophir, sans savoir où elle était. Vous croyez bien qu’il survint une horrible tempête qui poussa la famille hébraïque vers les côtes des Indes ; le vaisseau fit naufrage à une des îles Maldives, nommée aujourd’hui Padrabranca, laquelle était alors déserte.

Le vieux richard et la vieille se noyèrent ; le fils, la fille, les deux eunuques et l’aumônier se sauvèrent ; on tira comme on put quelques provisions du vaisseau, on bâtit de petites cabanes dans l’île, et on y vécut assez commodément. Vous savez que l’île de Padrabranca est à cinq degrés de la ligne, et qu’on y trouve les plus gros cocos et les meilleurs ananas du monde ; il était fort doux d’y vivre dans le temps qu’on égorgeait ailleurs le reste de la nation chérie ; mais l’essénien pleurait en considérant que peut-être il ne restait plus qu’eux de Juifs sur la terre, et que la semence d’Abraham allait finir.

« Il ne tient qu’à vous de la ressusciter, dit le jeune Juif ; épousez ma sœur.

— Je le voudrais bien, dit l’aumônier, mais la loi s’y oppose. Je suis essénien ; j’ai fait vœu de ne jamais me marier ; la loi porte qu’on doit accomplir son vœu ; la race juive finira si elle veut, mais certainement je n’épouserai point votre sœur, toute jolie qu’elle est.

— Mes deux eunuques ne peuvent pas lui faire d’enfants, reprit le Juif ; je lui en ferai donc, s’il vous plaît, et ce sera vous qui bénirez le mariage.

— J’aimerais mieux cent fois être éventré par les soldats romains, dit l’aumônier, que de servir à vous faire commettre un inceste : si c’était votre sœur de père, encore passe, la loi le permet ; mais elle est votre sœur de mère, cela est abominable.

— Je conçois bien, répondit le jeune homme, que ce serait un crime à Jérusalem, où je trouverais d’autres filles ; mais dans l’île de Padrabranca, où je ne vois que des cocos, des ananas et des huîtres, je crois que la chose est très-permise. »

Le Juif épousa donc sa sœur, et en eut une fille, malgré les protestations de l’essénien : ce fut l’unique fruit d’un mariage que l’un croyait très-légitime, et l’autre abominable. Au bout de quatorze ans, la mère mourut ; le père dit à l’aumônier : « Vous êtes-vous enfin défait de vos anciens préjugés ? Voulez-vous épouser ma fille ? — Dieu m’en préserve, dit l’essénien. — Oh bien ! je l’épouserai donc moi, dit le père : il en sera ce qui pourra ; mais je ne veux pas que la semence d’Abraham soit réduite à rien. » L’essénien, épouvanté de cet horrible propos, ne voulut plus demeurer avec un homme qui manquait à la loi, et s’enfuit. Le nouveau marié avait beau lui crier : « Demeurez, mon ami ; j’observe la loi naturelle, je sers la patrie, n’abandonnez pas vos amis ! » L’autre le laissait crier, ayant toujours la loi dans la tête, et s’enfuit à la nage dans l’île voisine.

C’était la grande île d’Attole, très-peuplée et très-civilisée ; dès qu’il aborda on le fit esclave. Il apprit à balbutier la langue d’Attole ; il se plaignit très-amèrement de la façon inhospitalière dont on l’avait reçu : on lui dit que c’était la loi, et que depuis que l’île avait été sur le point d’être surprise par les habitants de celle d’Ada, on avait sagement réglé que tous les étrangers qui aborderaient dans Attole seraient mis en servitude. « Ce ne peut être une loi, dit l’essénien, car elle n’est pas dans le Pentateuque. » On lui répondit qu’elle était dans le Digeste du pays, et il demeura esclave : il avait heureusement un très-bon maître fort riche, qui le traita bien, et auquel il s’attacha beaucoup.

Des assassins vinrent un jour pour tuer le maître et pour voler ses trésors ; ils demandèrent aux esclaves s’il était à la maison, et s’il avait beaucoup d’argent. « Nous vous jurons, dirent les esclaves, qu’il n’a point d’argent, et qu’il n’est point à la maison. » Mais l’essénien dit : « La loi ne permet pas de mentir ; je vous jure qu’il est à la maison, et qu’il a beaucoup d’argent. » Ainsi le maître fut volé et tué. Les esclaves accusèrent l’essénien devant les juges d’avoir trahi son patron ; l’essénien dit qu’il ne voulait mentir, et qu’il ne mentirait pour rien au monde ; et il fut pendu.

On me contait cette histoire et bien d’autres semblables dans le dernier voyage que je fis des Indes en France. Quand je fus arrivé, j’allai à Versailles pour quelques affaires ; je vis passer une belle femme suivie de plusieurs belles femmes. « Quelle est cette belle femme ? » dis-je à mon avocat en parlement, qui était venu avec moi ; car j’avais un procès en parlement à Paris, pour mes habits qu’on m’avait faits aux Indes, et je voulais toujours avoir mon avocat à mes côtés. « C’est la fille du roi, dit-il ; elle est charmante et bienfaisante ; c’est bien dommage que, dans aucun cas, elle ne puisse jamais être reine de France. — Quoi ! lui dis-je, si on avait le malheur de perdre tous ses parents et les princes du sang (ce qu’à Dieu ne plaise !), elle ne pourrait hériter du royaume de son père ? — Non, dit l’avocat, la loi salique s’y oppose formellement. — Et qui a fait cette loi salique ? dis-je à l’avocat. — Je n’en sais rien, dit-il ; mais on prétend que chez un ancien peuple nommé les Saliens, qui ne savaient ni lire ni écrire, il y avait une loi écrite qui disait qu’en terre salique fille n’hériterait pas d’un aleu ; et cette loi a été adoptée en terre non salique. — Et moi, lui dis-je, je la casse ; vous m’avez assuré que cette princesse est charmante et bienfaisante : donc elle aurait un droit incontestable à la couronne, si le malheur arrivait qu’il ne restât qu’elle du sang royal : ma mère a hérité de son père, et je veux que cette princesse hérite du sien. »

Le lendemain mon procès fut jugé en une chambre du parlement, et je perdis tout d’une voix ; mon avocat me dit que je l’aurais gagné tout d’une voix en une autre chambre. « Voilà qui est bien comique, lui dis-je ; ainsi donc, chaque chambre, chaque loi. — Oui, dit-il, il y a vingt-cinq commentaires sur la coutume de Paris ; c’est-à-dire on a prouvé vingt-cinq fois que la coutume de Paris est équivoque ; et s’il y avait vingt-cinq chambres de juges, il y aurait vingt-cinq jurisprudences différentes. Nous avons, continua-t-il, à quinze lieues de Paris une province nommée Normandie, où vous auriez été tout autrement jugé qu’ici. » Cela me donna envie de voir la Normandie. J’y allai avec un de mes frères : nous rencontrâmes à la première auberge un jeune homme qui se désespérait ; je lui demandai quelle était sa disgrâce, il me répondit que c’était d’avoir un frère aîné. « Où est donc le grand malheur d’avoir un frère ? lui dis-je ; mon frère est mon aîné, et nous vivons très-bien ensemble. — Hélas ! monsieur, me dit-il, la loi donne tout ici aux aînés, et ne laisse rien aux cadets. — Vous avez raison, lui dis-je, d’être fâché ; chez nous on partage également ; et quelquefois les frères ne s’en aiment pas mieux. »

Ces petites aventures me firent faire de belles et profondes réflexions sur les lois, et je vis qu’il en est d’elles comme de nos vêtements : il m’a fallu porter un doliman à Constantinople, et un justaucorps à Paris.

Si toutes les lois humaines sont de convention, disais-je, il n’y a qu’à bien faire ses marchés. Les bourgeois de Delhi et d’Agra disent qu’ils ont fait un très-mauvais marché avec Tamerlan : les bourgeois de Londres se félicitent d’avoir fait un très-bon marché avec le roi Guillaume d’Orange. Un citoyen de Londres me disait un jour : « C’est la nécessité qui fait les lois, et la force les fait observer. » Je lui demandai si la force ne faisait pas aussi quelquefois des lois, et si Guillaume le Bâtard et le Conquérant ne leur avait pas donné des ordres sans faire de marché avec eux. « Oui, dit-il, nous étions des bœufs alors ; Guillaume nous mit un joug, et nous fit marcher à coups d’aiguillon ; nous avons été depuis changés en hommes, mais les cornes nous sont restées, et nous en frappons quiconque veut nous faire labourer pour lui et non pas pour nous. »

Plein de toutes ces réflexions, je me complaisais à penser qu’il y a une loi naturelle indépendante de toutes les conventions humaines : le fruit de mon travail doit être à moi ; je dois honorer mon père et ma mère ; je n’ai nul droit sur la vie de mon prochain, et mon prochain n’en a point sur la mienne, etc. Mais quand je songeai que, depuis Chodorlahomor jusqu’à Mentzel[82], colonel des housards, chacun tue loyalement et pille son prochain avec une patente dans sa poche, je fus très-affligé.

On me dit que parmi les voleurs il y avait des lois, et qu’il y en avait aussi à la guerre. Je demandai ce que c’était que ces lois de la guerre. « C’est, me dit-on, de pendre un brave officier qui aura tenu dans un mauvais poste sans canon contre une armée royale ; c’est de faire pendre un prisonnier, si on a pendu un des vôtres ; c’est de mettre à feu et à sang les villages qui n’auront pas apporté toute leur subsistance au jour marqué, selon les ordres du gracieux souverain du voisinage. — Bon, dis-je, voilà l’Esprit des lois. »

Après avoir été bien instruit, je découvris qu’il y a de sages lois par lesquelles un berger est condamné à neuf ans de galères pour avoir donné un peu de sel étranger à ses moutons. Mon voisin a été ruiné par un procès pour deux chênes qui lui appartenaient, qu’il avait fait couper dans son bois, parce qu’il n’avait pu observer une formalité qu’il n’avait pu connaître : sa femme est morte dans la misère, et son fils traîne une vie plus malheureuse. J’avoue que ces lois sont justes, quoique leur exécution soit un peu dure ; mais je sais mauvais gré aux lois qui autorisent cent mille hommes à aller loyalement égorger cent mille voisins. Il m’a paru que la plupart des hommes ont reçu de la nature assez de sens commun pour faire des lois, mais que tout le monde n’a pas assez de justice pour faire de bonnes lois.

Assemblez d’un bout de la terre à l’autre les simples et tranquilles agriculteurs ; ils conviendront tous aisément qu’il doit être permis de vendre à ses voisins l’excédant de son blé, et que la loi contraire est inhumaine et absurde ; que les monnaies représentatives des denrées ne doivent pas être plus altérées que les fruits de la terre ; qu’un père de famille doit être le maître chez soi ; que la religion doit rassembler les hommes pour les unir, et non pour en faire des fanatiques et des persécuteurs ; que ceux qui travaillent ne doivent pas se priver du fruit de leurs travaux pour en doter la superstition et l’oisiveté : ils feront en une heure trente lois de cette espèce, toutes utiles au genre humain.

Mais que Tamerlan arrive et subjugue l’Inde, alors vous ne verrez plus que des lois arbitraires. L’une accablera une province pour enrichir un publicain de Tamerlan ; l’autre fera un crime de lèse-majesté d’avoir mal parlé de la maîtresse du premier valet de chambre d’un raïa ; une troisième ravira la moitié de la récolte de l’agriculteur, et lui contestera le reste ; il y aura enfin des lois par lesquelles un appariteur tartare viendra saisir vos enfants au berceau, fera du plus robuste un soldat, et du plus faible un eunuque, et laissera le père et la mère sans secours et sans consolation.

Or lequel vaut le mieux d’être le chien de Tamerlan ou son sujet ? Il est clair que la condition de son chien est fort supérieure.


LOIS CIVILES ET ECCLÉSIASTIQUES[83].

On a trouvé dans les papiers d’un jurisconsulte ces notes, qui méritent peut-être un peu d’examen.

Que jamais aucune loi ecclésiastique n’ait de force que lorsqu’elle aura la sanction expresse du gouvernement. C’est par ce moyen qu’Athènes et Rome n’eurent jamais de querelles religieuses.

Ces querelles sont le partage des nations barbares, ou devenues barbares.

Que le magistrat seul puisse permettre ou prohiber le travail les jours de fête, parce qu’il n’appartient pas à des prêtres de défendre à des hommes de cultiver leurs champs.

Que tout ce qui concerne les mariages dépende uniquement du magistrat, et que les prêtres s’en tiennent à l’auguste fonction de les bénir.

Que le prêt à intérêt soit purement un objet de la loi civile, parce qu’elle seule préside au commerce.

Que tous les ecclésiastiques soient soumis en tous les cas au gouvernement, parce qu’ils sont sujets de l’État.

Que jamais on n’ait le ridicule honteux de payer à un prêtre étranger la première année du revenu d’une terre que des citoyens ont donnée à un prêtre concitoyen.

Qu’aucun prêtre ne puisse jamais ôter à un citoyen la moindre prérogative, sous prétexte que ce citoyen est pécheur, parce que le prêtre pécheur doit prier pour les pécheurs, et non les juger.

Que les magistrats, les laboureurs et les prêtres, payent également les charges de l’État, parce que tous appartiennent également à l’État.

Qu’il n’y ait qu’un poids, une mesure, une coutume.

Que les supplices des criminels soient utiles. Un homme pendu n’est bon à rien, et un homme condamné aux ouvrages publics sert encore la patrie et est une leçon vivante.

Que toute loi soit claire, uniforme, et précise : l’interpréter, c’est presque toujours la corrompre.

Que rien ne soit infâme que le vice.

Que les impôts ne soient jamais que proportionnels.

Que la loi ne soit jamais en contradiction avec l’usage : car si l’usage est bon, la loi ne vaut rien[84].


LOIS CRIMINELLES[85].

Il n’y a point d’année où quelques juges de provinces ne condamnent à une mort affreuse quelque père de famille innocent, et cela tranquillement, gaiement même, comme on égorge un dindon dans sa basse-cour. On a vu quelquefois la même chose à Paris.





LOIS (ESPRIT DES)[86].

Il eût été à désirer que de tous les livres faits sur les lois, par Bodin, Hobbes, Grotius, Puffendorf, Montesquieu, Barbeyrac, Burlamaqui, il en eût résulté quelque loi utile, adoptée dans tous les tribunaux de l’Europe, soit sur les successions, soit sur les contrats, sur les finances, sur les délits, etc. Mais ni les citations de Grotius, ni celles de Puffendorf, ni celles de l’Esprit des lois, n’ont jamais produit une sentence du Châtelet de Paris, ou de l’Old Bailey de Londres. On s’appesantit avec Grotius, on passe quelques moments agréablement avec Montesquieu ; et si on a un procès, on court chez son avocat.

On a dit que la lettre tuait, et que l’esprit vivifiait ; mais dans le livre de Montesquieu l’esprit égare, et la lettre n’apprend rien.

DES CITATIONS FAUSSES DANS l’ESPRIT DES LOIS, DES CONSÉQUENCES FAUSSES QUE L’AUTEUR EN TIRE, ET DE PLUSIEURS ERREURS QU’IL EST IMPORTANT DE DÉCOUVRIR.

Il fait dire à Denis d’Halicarnasse que, selon Isocrate, « Solon ordonna qu’on choisirait les juges dans les quatre classes des Athéniens ». — Denis d’Halicarnasse n’en a pas dit un seul mot ; voici ses paroles : « Isocrate, dans sa harangue, rapporte que Solon et Clistène n’avaient donné aucune puissance aux scélérats, mais aux gens de bien. » Qu’importe d’ailleurs que dans une déclamation Isocrate ait dit ou non une chose si peu digne d’être rapportée ? Et quel législateur aurait pu prononcer cette loi : Les scélérats auront de la puissance ?

« À Gênes la banque de Saint-George est gouvernée par le peuple, ce qui lui donne une grande influence[87]. » — Cette banque est gouvernée par six classes de nobles appelées magistratures.

Un anglais, un newtonien n’approuverait pas qu’il dise : « On sait que la mer, qui semble vouloir couvrir la terre, est arrêtée par les herbes et les moindres graviers. » (Liv. II, chap. iv.) On ne sait point cela ; on sait que la mer est arrêtée par les lois de la gravitation, qui ne sont ni gravier ni herbe, et que la lune agit comme trois, et le soleil comme un, sur les marées.

« Les Anglais, pour favoriser la liberté, ont ôté toutes les puissances intermédiaires qui formaient leur monarchie. » (Liv. II, chap. iv.) — Au contraire, ils ont consacré la prérogative de la chambre haute, et conservé la plupart des anciennes juridictions qui forment des puissances intermédiaires.

« L’établissemont d’un vizir est dans un État despotique une loi fondamentale. » (Liv. II, chap. v.) — Un critique judicieux[88] a remarqué que c’est comme si on disait que l’office des maires du palais était une loi fondamentale. Constantin était plus que despotique, et n’eut point de grand-vizir. Louis XIV était un peu despotique, et n’eut point de premier ministre. Les papes sont assez despotiques, et en ont rarement. Il n’y en a point dans la Chine, que l’auteur regarde comme un empire despotique : il n’y en eut point chez le czar Pierre Ier, et personne ne fut plus despotique que lui. Le Turc Amurat II n’avait point de grand-vizir. Gengis-kan n’en eut jamais.

Que dirons-nous de cette étrange maxime : « La vénalité des charges est bonne dans les États monarchiques, parce qu’elle fait faire comme un métier de famille ce qu’on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu ? » ( Liv. V, chap. xix.) Est-ce Montesquieu qui a écrit ces lignes honteuses ? Quoi ! parce que les folies de François Ier avaient dérangé ses finances, il fallait qu’il vendît à de jeunes ignorants le droit de décider de la fortune, de l’honneur et de la vie des hommes ! Quoi ! cet opprobre devient bon dans la monarchie, et la place de magistrat devient un métier de famille ! Si cette infamie était si bonne, elle aurait au moins été adoptée par quelque autre monarchie que la France. Il n’y a pas un seul État sur la terre qui ait osé se couvrir d’un tel opprobre. Ce monstre est né de la prodigalité d’un roi devenu indigent, et de la vanité de quelques bourgeois dont les pères avaient de l’argent[89]. On a toujours attaqué cet infâme abus par des cris impuissants, parce qu’il eût fallu rembourser les offices qu’on avait vendus. Il eût mieux valu mille fois, dit un grand jurisconsulte, vendre le trésor de tous les couvents et l’argenterie de toutes les églises, que de vendre la justice. Lorsque François Ier prit la grille d’argent de Saint-Martin, il ne fit tort à personne : saint Martin ne se plaignit point, il se passe très-bien de sa grille ; mais vendre la place de juge, et faire jurer à ce juge qu’il ne l’a pas achetée, c’est une bassesse sacrilége.

Plaignons Montesquieu d’avoir déshonoré son ouvrage par de tels paradoxes ; mais pardonnons-lui. Son oncle avait acheté une charge de président en province, et il la lui laissa. On retrouve l’homme partout. Nul de nous n’est sans faiblesse.

[90]« Auguste, lorsqu’il rétablit les fêtes Lupercales, ne voulut pas que les jeunes gens courussent nus » (liv. XXIV, chap. xv), et il cite Suétone. Mais voici le texte de Suétone[91] : Lupercalibus vetuit currere imberbes : il défendit qu’on courût dans les Lupercales avant l’âge de puberté. C’est précisément le contraire de ce que Montesquieu avance.

« Pour les vertus, Aristote ne peut croire qu’il y en ait de propres aux esclaves. » (Liv. IV, chap. iii.) — Aristote dit en termes exprès : « Il faut qu’ils aient les vertus nécessaires à leur état, la tempérance et la vigilance. » (De la République, liv. I, chap. xiii.)

« Je trouve dans Strabon, que quand à Lacédémone une sœur épousait son frère, elle avait pour sa dot la moitié de la portion de son frère. » (Liv. V, chap. v.) — Strabon (liv. X) parle ici des Crétois, et non des Lacédémoniens.

Il fait dire à Xénophon que « dans Athènes un homme riche serait au désespoir que l’on crût qu’il dépendît du magistrat ». (Liv. V, chap. vii.) — Xénophon en cet endroit ne parle point d’Athènes. Voici ses paroles : « Dans les autres villes, les puissants ne veulent pas qu’on les soupçonne de craindre les magistrats[92]. »

« Les lois de Venise défendent aux nobles le commerce. » (Liv. V, chap. viii.) — « Les anciens fondateurs de notre république, et nos législateurs, eurent grand soin de nous exercer dans les voyages et le trafic de mer. La première noblesse avait coutume de naviguer, soit pour exercer le commerce, soit pour s’instruire[93]. » Sacredo dit la même chose. Les mœurs et non les lois font qu’aujourd’hui les nobles en Angleterre et à Venise ne s’adonnent presque point au commerce.

« Voyez avec quelle industrie le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme, etc. » (Liv. V, chap. xiv.) — Est-ce en abolissant le patriarcat et la milice entière des strélitz, en étant le maître absolu des troupes, des finances et de l’Église, dont les desservants ne sont payés que du trésor impérial ; et enfin en faisant des lois qui rendent cette puissance aussi sacrée que forte ? Il est triste que dans tant de citations et dans tant d’axiomes, le contraire de ce que dit l’auteur soit presque toujours le vrai. Quelques lecteurs instruits s’en sont aperçus : les autres se sont laissé éblouir, et on dira pourquoi.

« Le luxe de ceux qui n’auront que le nécessaire sera égal à zéro. Celui qui aura le double aura un luxe égal à un. Celui qui aura le double du bien de ce dernier aura un luxe égal à trois, etc. » (Liv. VII, chap. ier) — Il aura trois au delà du nécessaire de l’autre, mais il ne s’ensuit pas qu’il ait trois de luxe : car il peut avoir trois d’avarice ; il peut mettre ce trois dans le commerce ; il peut le faire valoir pour marier ses filles. Il ne faut pas soumettre de telles propositions à l’arithmétique : c’est une charlatanerie misérable.

« À Venise, les lois forcent les nobles à la modestie. Ils se sont tellement accoutumés à l’épargne qu’il n’y a que les courtisanes qui puissent leur faire donner de l’argent. » (Liv. VII, chap. iii.) — Quoi ! l’esprit des lois à Venise serait de ne dépenser qu’en filles ! Quand Athènes fut riche, il y eut beaucoup de courtisanes. Il en fut de même à Venise et à Rome, aux xive, xve et xvie siècles. Elles y sont moins en crédit aujourd’hui, parce qu’il y a moins d’argent. Est-ce là l’esprit des lois ?

« Les Suions, nation germanique, rendent honneur aux richesses, ce qui fait qu’ils vivent sous le gouvernement d’un seul. Cela signifie bien que le luxe est singulièrement propre aux monarchies, et qu’il n’y faut point de lois somptuaires. » (Liv. VII, chap. iv.) — Les Suions, selon Tacite, étaient des habitants d’une île de l’Océan au delà de la Germanie : Suionum hinc civitates ipso in Oceano[94]. Guerriers valeureux et bien armés, ils ont encore des flottes : Præter viros armaque classibus valent. Les riches y sont considérés : Est... et opibus honos. Ils n’ont qu’un chef : eosque unus imperitat.

Ces barbares que Tacite ne connaissait point, qui, dans leur petit pays, n’avaient qu’un seul chef, et qui préféraient le possesseur de cinquante vaches à celui qui n’en avait que douze, ont-ils le moindre rapport avec nos monarchies et nos lois somptuaires ?

« Les Samnites avaient une belle coutume, et qui devait produire d’admirables effets. Le jeune homme déclaré le meilleur prenait pour sa femme la fille qu’il voulait. Celui qui avait les suffrages après lui choisissait encore, et ainsi de suite. » (Liv. VII, ch. xvi.) — L’auteur a pris les Sunites, peuples de Scythie, pour les Samnites voisins de Rome. Il cite un fragment de Nicolas de Damas, recueilli par Stobée ; mais Nicolas de Damas est-il un sûr garant ? Cette belle coutume d’ailleurs serait très-préjudiciable dans tout État policé : car si le garçon déclaré le meilleur avait trompé les juges, si la fille ne voulait pas de lui, s’il n’avait pas de bien, s’il déplaisait au père et à la mère, que d’inconvénients et que de suites funestes !

« Si l’on veut lire l’admirable ouvrage de Tacite sur les mœurs des Germains, on verra que c’est d’eux que les Anglais ont tiré l’idée de leur gouvernement politique. Ce beau système a été trouvé dans les bois.» (Liv. XI, chap. vi.) — La chambre des pairs et celle des communes, la cour d’équité, trouvées dans les bois ! On ne l’aurait pas deviné. Sans doute les Anglais doivent aussi leurs escadres et leur commerce aux mœurs des Germains, et les sermons de Tillotson à ces pieuses sorcières germaines qui sacrifiaient les prisonniers, et qui jugeaient du succès d’une campagne par la manière dont leur sang coulait. Il faut croire aussi qu’ils doivent leurs belles manufactures à la louable coutume des Germains, qui aimaient mieux vivre de rapine que de travailler, comme le dit Tacite.

« Aristote met au rang des monarchies l’empire des Perses et le royaume de Lacédémone. Mais qui ne voit que l’un était un État despotique, et l’autre une république ? » (Liv. XI, chap. ix.)

— Qui ne voit au contraire que Lacédémone eut un seul roi pendant quatre cents ans, ensuite deux rois jusqu’à l’extinction de la race des Héraclides, ce qui fait une période d’environ mille années[95] ? On sait bien que nul roi n’était despotique de droit, pas même en Perse ; mais tout prince dissimulé, hardi, et qui a de l’argent, devient despotique en peu de temps en Perse et à Lacédémone ; et voilà pourquoi Aristote distingue des républiques tout État qui a des chefs perpétuels et héréditaires.

« Un ancien usage des Romains défendait de faire mourir les filles qui n’étaient pas nubiles. (Liv. XII, chap. xiv.) — Il se trompe. « More tradito nefas virgines strangulare ; » défense d’étrangler les filles, nubiles ou non.

« Tibère trouva l’expédient de les faire violer par le bourreau. » (Ibid.) — Tibère n’ordonna point au bourreau de violer la fille de Séjan. Et s’il est vrai que le bourreau de Rome ait commis cette infamie dans la prison, il n’est nullement prouvé que ce fût sur une lettre de cachet de Tibère. Quel besoin avait-il d’une telle horreur ?

« En Suisse on ne paye point de tributs, mais on en sait la raison particulière..... Dans ces montagnes stériles, les vivres sont si chers et le pays est si peuplé qu’un Suisse paye quatre fois plus à la nature qu’un Turc ne paye au sultan, » (Liv. XIII, chap. xii.) — Tout cela est faux. Il n’y a aucun impôt en Suisse, mais chacun paye les dîmes, les cens, les lods et ventes qu’on payait aux ducs de Zéringue et aux moines. Les montagnes, excepté les glacières[96], sont de fertiles pâturages ; elles font la richesse du pays. La viande de boucherie est environ la moitié moins chère qu’à Paris. On ne sait ce que l’auteur entend quand il dit qu’un Suisse paye quatre fois plus à la nature qu’un Turc au sultan. Il peut boire quatre fois plus qu’un Turc, car il a le vin de la Côte et l’excellent vin de la Vaux.

« Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards le sont ; ceux des pays froids sont courageux ; comme le sont les jeunes gens.» (Liv. XIV, chap. ii.) — Il faut bien se garder de laisser échapper de ces propositions générales. Jamais on n’a pu faire aller à la guerre un Lapon, un Samoyède ; et les Arabes conquirent en quatre-vingts ans plus de pays que n’en possédait l’empire romain. Les Espagnols en petit nombre battirent à la bataille de Mulberg les soldats du nord de l’Allemagne. Cet axiome de l’auteur est aussi faux que tous ceux du climat[97].

« Lopez de Gama dit que les Espagnols trouvèrent près de Sainte-Marthe des paniers où les habitants avaient mis quelques denrées, comme des cancres, des limaçons, des sauterelles. Les vainqueurs en firent un crime aux vaincus. L’auteur avoue que c’est là-dessus qu’on fonda le droit qui rendait les Américains esclaves des Espagnols, outre qu’ils fumaient du tabac, et qu’ils ne se faisaient pas la barbe à l’espagnole. » (Liv. XV, chap. iii. ) — Il n’y a rien dans Lopez de Gama qui donne la moindre idée de cette sottise. Il est trop ridicule d’insérer dans un ouvrage sérieux de pareils traits, qui ne seraient pas supportables même dans les Lettres persanes.

« C’est sur l’idée de la religion que les Espagnols fondèrent le droit de rendre tant de peuples esclaves : car ces brigands, qui voulaient absolument être brigands et chrétiens, étaient très-dévots. » (Liv. XV, chap. iv.) — Ce n’est donc pas sur ce que les Américains ne se faisaient pas la barbe à l’espagnole, et qu’ils fumaient du tabac ; ce n’est donc point parce qu’ils avaient quelques paniers de limaçons et de sauterelles.

Ces contradictions fréquentes coûtent trop peu à l’auteur.

« Louis XIII se fit une peine extrême de la loi qui rendait esclaves les nègres de ses colonies ; mais quand on lui eut bien mis dans l’esprit que c’était la voie la plus sûre pour les convertir, il y consentit. » (Ibid.) — Où l’imagination de l’auteur a-t-elle pris cette anecdote ? La première concession pour la traite des nègres est du 11 novembre 1673. Louis XIII était mort en 1643. Cela ressemble au refus de François Ier d’écouter Christophe Colomb, qui avait découvert les îles Antilles avant que François Ier naquît[98].

« Perry dit que les Moscovites se vendent très-aisément. J’en sais bien la raison, c’est que leur liberté ne vaut rien. » (Liv. XV, chap. vi.) — Nous avons déjà remarqué à l’article Esclavage que Perry ne dit pas un mot de tout ce que l’auteur de l’Esprit des lois lui fait dire.

« À Achem tout le monde cherche à se vendre. » (Ibid.) — Nous avons remarqué encore que rien n’est plus faux. Tous ces exemples pris au hasard chez les peuples d’Achem, de Bentam, de Ceylan, de Bornéo, des îles Moluques, des Philippines, tous copiés d’après des voyageurs très-mal instruits, et tous falsifiés, sans en excepter un seul, ne devaient pas assurément entrer dans un livre où l’on promet de nous développer les lois de l’Europe.

« Dans les États mahométans, on est non-seulement maître de la vie et des biens des femmes esclaves, mais encore de ce qu’on appelle leur vertu ou leur honneur. » (Liv. XV, chap. xii.) — Où a-t-il pris cette étrange assertion, qui est de la plus grande fausseté ? Le sura ou chap. xxiv de l’Alcoran, intitulé la Lumière, dit expressément : « Traitez bien vos esclaves, et si vous voyez en eux quelque mérite, partagez avec eux les richesses que Dieu vous a données. Ne forcez pas vos femmes esclaves à se prostituer à vous, etc. »

À Constantinople, on punit de mort le maître qui a tué son esclave, à moins qu’il ne soit prouvé que l’esclave a levé la main sur lui. Une femme esclave qui prouve que son maître l’a violée est déclarée libre avec des dédommagements.

« À Patane, la lubricité des femmes est si grande que les hommes sont obligés de se faire certaines garnitures pour se mettre à l’abri de leurs entreprises. » (Liv. XVI, chap. x.) — Peut-on rapporter sérieusement cette impertinente extravagance ? Quel est l’homme qui ne pourrait se défendre des assauts d’une femme débauchée sans s’armer d’un cadenas ? Quelle pitié ! et remarquez que le voyageur nommé Sprinkel, qui seul a fait ce conte absurde, dit en propres, mots que « les maris à Patane sont extrêmement jaloux de leurs femmes, et qu’ils ne permettent pas à leurs meilleurs amis de les voir, elles ni leurs filles ».

Quel esprit des lois, que de grands garçons qui cadenassent leurs hauts-de-chausses de peur que les femmes ne viennent y fouiller dans la rue !

« Les Carthaginois, au rapport de Diodore, trouvèrent tant d’or et d’argent dans les Pyrénées qu’ils en mirent aux ancres de leurs navires. » (Liv. XXI, chap. xi.) — L’auteur cite le sixième livre de Diodore, et ce sixième livre n’existe pas. Diodore, au cinquième, parle des Phéniciens, et non pas des Carthaginois.

« On n’a jamais remarqué de jalousie aux Romains sur le commerce. Ce fut comme nation rivale, et non comme nation commerçante, qu’ils attaquèrent Carthage. » (Liv. XXI, chap. xiv.) — Ce fut comme nation commerçante et guerrière, ainsi que le prouve le savant Huet dans son Traité sur le commerce des anciens. Il prouve que longtemps avant la première guerre punique les Romains s’étaient adonnés au commerce.

« On voit dans le traité qui finit la première guerre punique que Carthage fut principalement attentive à se conserver l’empire de la mer, et Rome à garder celui de la terre. » (Liv. XXI, chap. xi) — Ce traité est de l’an 510 de Rome. Il y est dit que les Carthaginois ne pourraient naviguer vers aucune île près de l’Italie, et qu’ils évacueraient la Sicile. Ainsi les Romains eurent l’empire de la mer, pour lequel ils avaient combattu. Et Montesquieu a précisément pris le contre-pied d’une vérité historique la mieux constatée.

« Hannon, dans la négociation avec les Romains, déclara que les Carthaginois ne souffriraient pas seulement que les Romains se lavassent les mains dans les mers de Sicile. » (Ibid.) — L’auteur fait ici un anachronisme de vingt-deux ans. La négociation d’Hannon est de l’an 488 de Rome, et le traité de paix dont il est question est de 510[99].

« Il ne fut pas permis aux Romains de naviguer au delà du beau promontoire. Il leur fut défendu de trafiquer en Sicile, en Sardaigne, en Afrique, excepté à Carthage. » (Ibid.) — L’auteur fait ici un anachronisme de deux cent soixante et cinq ans. C’est d’après Polybe que l’auteur rapporte ce traité conclu l’an de Rome 245, sous le consulat de Junius Brutus, immédiatement après l’expulsion des rois ; encore les conditions ne sont-elles pas fidèlement rapportées. « Carthaginem vero, et in cætera Africæ loca quæ cis pulchrum promontorium erant ; item in Sardiniam atque Siciliam, ubi Carthaginienses imperabant, navigare mercimonii causa licebat. » Il fut permis aux Romains de naviguer pour leur commerce à Carthage, sur toutes les côtes de l’Afrique en deçà du promontoire, de même que sur les côtes de Sardaigne et de la Sicile, qui obéissaient aux Carthaginois.

Ce mot seul, mercimonii causa, pour raison de leur commerce, démontre que les Romains étaient occupés des intérêts du commerce dès la naissance de la république.

N. B. Tout ce que dit l’auteur sur le commerce ancien et moderne est extrêmement erroné.

Je passe un nombre prodigieux de fautes capitales sur cette matière, quelque importantes qu’elles soient, parce qu’un des plus célèbres négociants de l’Europe s’occupe à les relever dans un livre qui sera très-utile.

« La stérilité des terrains de l’Attique y établit le gouvernement populaire ; et la fertilité de celui de Lacédémone, le gouvernement aristocratique. » (Liv. XVIII, chap. i.) — Où a-t-il pris cette chimère ? Nous tirons encore aujourd’hui d’Athènes esclave, du coton, de la soie, du riz, du blé, de l’huile, des cuirs ; et du pays de Lacédémone, rien. Athènes était vingt fois plus riche que Lacédémone. À l’égard de la bonté du sol, il faut y avoir été pour l’apprécier. Mais jamais on n’attribua la forme d’un gouvernement au plus ou moins de fertilité d’un terrain. Venise avait très-peu de blé quand les nobles gouvernèrent. Gênes n’a pas assurément un sol fertile, et c’est une aristocratie. Genève tient plus de l’état populaire et n’a pas de son cru de quoi se nourrir quinze jours. La Suède pauvre a été longtemps sous le joug de la monarchie, tandis que la Pologne fertile fut une aristocratie. Je ne conçois pas comment on peut ainsi établir de prétendues règles, continuellement démenties par l’expérience. Presque tout le livre, il faut l’avouer, est fondé sur des suppositions que la moindre attention détruirait.

« La féodalité est un événement arrivé une fois dans le monde, et qui n’arrivera peut-être jamais, etc. » (Liv. XXX, chap. i.) — Nous trouvons la féodalité, les bénéfices militaires établis sous Alexandre Sévère, sous les rois lombards, sous Charlemagne, dans l’empire ottoman, en Perse, dans le Mogol, au Pégu ; et en dernier lieu Catherine II, impératrice de Russie, a donné en fief pour quelque temps la Moldavie, que ses armes ont conquise. Enfin on ne doit pas dire que le gouvernement féodal ne reviendra plus, quand la diète de Ratisbonne est assemblée.

« Chez les Germains, il y avait des vassaux et non pas des fiefs..... Les fiefs étaient des chevaux de bataille, des armes, des repas. » (Liv. XXX, chap. iii.) — Ouelle idée ! il n’y a point de vassalité sans terre. Un officier à qui son général aura donné à souper n’est pas pour cela son vassal.

« Du temps du roi Charles IX, il y avait vingt millions d’hommes en France. » (Liv. XXIII, chap. xxiv.) — Il donne Puffendorf pour garant de cette assertion : Puffendorf va jusqu’à vingt-neuf millions, et il avait copié cette exagération d’un de nos auteurs, qui se trompait d’environ quatorze à quinze millions. La France ne comptait point alors au nombre de ses provinces la Lorraine, l’Alsace, la Franche-Comté, la moitié de la Flandre, l’Artois, le Cambrésis, le Roussillon, le Béarn ; et aujourd’hui qu’elle possède tous ces pays, elle n’a pas vingt millions d’habitants, suivant le dénombrement des feux exactement fait en 1751. Cependant elle n’a jamais été si peuplée, et cela est prouvé par la quantité de terrains mis en valeur depuis Charles IX.

« En Europe, les empires n’ont jamais pu subsister. » (Liv. XVII, chap. vi.) — Cependant l’empire romain s’y est maintenu cinq cents ans, et l’empire turc y domine depuis l’an 1453.

« La cause de la durée des grands empires en Asie, c’est qu’il n’y a que de grandes plaines. » (Ibid.) — Il ne s’est pas souvenu des montagnes qui traversent la Natolie et la Syrie, du Caucase, du Taurus, de l’Ararat, de l’Immaüs, du Saron, dont les branches couvrent l’Asie.

« En Espagne, on a défendu les étoffes d’or et d’argent. Un pareil décret serait semblable à celui que feraient les états de Hollande, s’ils défendaient la consommation de la cannelle. » (Liv. XXI, chap. xxii.) — On ne peut faire une comparaison plus fausse, ni dire une chose moins politique. Les Espagnols n’avaient point de manufactures ; ils auraient été obligés d’acheter ces étoffes de l’étranger. Les Hollandais, au contraire, sont les seuls possesseurs de la cannelle. Ce qui était raisonnable en Espagne eût été absurde en Hollande.

Je n’entrerai point dans la discussion de l’ancien gouvernement des Francs, vainqueurs des Gaulois ; dans ce chaos de coutumes toutes bizarres, toutes contradictoires ; dans l’examen de cette barbarie, de cette anarchie qui a duré si longtemps, et sur lesquelles il y a autant de sentiments différents que nous en avons en théologie. On n’a perdu que trop de temps à descendre dans ces abîmes de ruines ; et l’auteur de l’Esprit des lois a dû s’y égarer comme les autres.

[100]Je viens à la grande querelle entre l’abbé Dubos, digne secrétaire de l’Académie française, et le président de Montesquieu, digne membre de cette Académie[101]. Le membre se moque beaucoup du secrétaire, et le regarde comme un visionnaire ignorant. Il me paraît que l’abbé Dubos est très-savant et très-circonspect ; il me paraît surtout que Montesquieu lui fait dire ce qu’il n’a jamais dit, et cela selon sa coutume de citer au hasard et de citer faux.

Voici l’accusation portée par Montesquieu contre Dubos :

« M. l’abbé Dubos veut ôter toute espèce d’idée que les Francs soient entrés dans les Gaules en conquérants. Selon lui, nos rois, appelés par les peuples, n’ont fait que se mettre à la place et succéder aux droits des empereurs romains. (Liv. XXX, chapitre xxiv.)

Un homme plus instruit que moi a remarqué avant moi que jamais Dubos n’a prétendu que les Francs fussent partis du fond de leur pays pour venir se mettre en possession de l’empire des Gaules, par l’aveu des peuples, comme on va reccueillir une succession. Dubos dit tout le contraire : il prouve que Clovis employa les armes, les négociations, les traités, et même les concessions des empereurs romains résidants à Constantinople, pour s’emparer d’un pays abandonné. Il ne le ravit point aux empereurs romains, mais aux barbares, qui sous Odoacre avaient détruit l’empire.

Dubos dit que dans quelque partie des Gaules voisine de la Bourgogne, on désirait la domination des Francs ; mais c’est précisément ce qui est attesté par Grégoire de Tours : « Cum jam terror Francorum resonaret in bis partibus, et omnes eos amore desiderabili cuperent regnare, sanctus Aprunculus, Lingonicæ civitatis episcopus, apud Burgundiones cœpit haberi suspectus ; cumque odium de die in dieni cresceret, jussum est ut clam gladio feriretur. » (Greg. Tur. Hist., lib. II, cap. xxiii.)

Montesquieu reproche à Dubos qu’il ne saurait montrer l’existence de la république armorique : cependant Dubos l’a prouvée incontestablement par plusieurs monuments, et surtout par cette citation exacte de l’historien Zosime, liv. VI : « Totus tractus armoricus, cœteræque Gallorum provinciæ Britannos imitatae, consimili se modo liberarunt, ejectis magistratibus romanis, et sua quadam republica pro arbitrio constituta. »

Montesquieu regarde comme une grande erreur dans Dubos d’avoir dit que Clovis succéda à Childéric son père dans la dignité de maître de la milice romaine en Gaule ; mais jamais Dubos n’a dit cela. Voici ses paroles : « Clovis parvint à la couronne des Francs à l’âge de seize ans, et cet âge ne l’empêcha point d’être revêtu peu de temps après des dignités militaires de l’empire romain, que Childéric avait exercées, et qui étaient, selon l’apparence, des emplois dans la milice. » Dubos se borne ici à une conjecture qui se trouve ensuite appuyée sur des preuves évidentes.

En effet, les empereurs étaient accoutumés depuis longtemps à la triste nécessité d’opposer des barbares à d’autres barbares, pour tâcher de les exterminer les uns par les autres. Clovis même eut à la fin la dignité de consul : il respecta toujours l’empire romain, même en s’emparant d’une de ses provinces. Il ne fit point frapper de monnaie en son propre nom ; toutes celles que nous avons de Clovis sont de Clovis II, et les nouveaux rois francs ne s’attribuèrent cette marque de puissance indépendante qu’après que Justinien, pour se les attacher à lui, et pour les employer contre les Ostrogoths d’Italie, leur eut fait une cession des Gaules en bonne forme.

Montesquieu condamne sévèrement l’abbé Dubos sur la fameuse lettre de Rémi, évêque de Reims, qui s’entendit toujours avec Clovis, et qui le baptisa depuis. Voici cette lettre importante :

« Nous apprenons de la renommée que vous vous êtes chargé de l’administration des affaires de la guerre, et je ne suis pas surpris de vous voir être ce que vos pères ont été. Il s’agit maintenant de répondre aux vues de la Providence, qui récompense votre modération en vous élevant à une dignité si éminente. C’est la fin qui couronne l’œuvre. Prenez donc pour vos conseillers des personnes dont le choix fasse honneur à votre discernement. Ne faites point d’exactions dans votre bénéfice militaire. Ne disputez point la préséance aux évêques dont les diocèses se trouvent dans votre département, et prenez leurs conseils dans les occasions. Tant que vous vivrez en bonne intelligence avec eux, vous trouverez toute sorte de facilité dans l’exercice de votre emploi, etc. »

On voit évidemment par cette lettre que Clovis, jeune roi des Francs, était officier de l’empereur Zénon ; qu’il était grand-maître de la milice impériale, charge qui répond à celle de notre colonel général ; que Rémi voulait le ménager, se liguer avec lui, le conduire, et s’en servir comme d’un protecteur contre les prêtres eusébiens de la Bourgogne, et que par conséquent Montesquieu a grand tort de se moquer tant de l’abbé Dubos, et de faire semblant de le mépriser. Mais enfin il vient un temps où la vérité s’éclaircit.

Après avoir vu qu’il y a des erreurs comme ailleurs dans l’Esprit des lois, après que tout le monde est convenu que ce livre manque de méthode, qu’il n’y a nul plan, nul ordre, et qu’après l’avoir lu on ne sait guère ce qu’on a lu, il faut rechercher quel est son mérite, et quelle est la cause de sa grande réputation.

C’est premièrement qu’il est écrit avec beaucoup d’esprit, et que tous les autres livres sur cette matière sont ennuyeux. C’est pourquoi nous avons déjà remarqué quֹ’une dame qui avait autant d’esprit que Montesquieu disait que son livre était de l’esprit sur les lois[102]. On ne l’a jamais mieux défini.

Une raison beaucoup plus forte encore, c’est que ce livre, plein de grandes vues, attaque la tyrannie, la superstition, et la maltôte, trois choses que les hommes détestent. L’auteur console des esclaves en plaignant leurs fers ; et les esclaves le bénissent.

Ce qui lui a valu les applaudissements de l’Europe lui a valu aussi les invectives des fanatiques.

Un de ses plus acharnés et de ses plus absurdes ennemis, qui contribua le plus par ses fureurs à faire respecter le nom de Montesquieu dans l’Europe, fut le gazetier des convulsionnaires. Il le traita de spinosiste et de déiste, c’est-à-dire il l’accuse de ne pas croire en Dieu, et de croire en Dieu.

Il lui reproche d’avoir estimé Marc-Aurèle, Épictète, et les stoïciens, et de n’avoir jamais loué Jansénius, l’abbé de Saint-Cyran, et le P. Quesnel.

Il lui fait un crime irrémissible d’avoir dit que Bayle est un grand homme.

Il prétend que l’Esprit des lois est un de ces ouvrages monstrueux dont la France n’est inondée que depuis la bulle Unigenitus, qui a corrompu toutes les consciences.

Ce gredin, qui de son grenier tirait au moins trois cents pour cent de sa Gazette ecclésiastique, déclama comme un ignorant contre l’intérêt de l’argent au taux du roi. Il fut secondé par quelques cuistres de son espèce : ils finirent par ressembler aux esclaves qui sont aux pieds de la statue de Louis XIV : ils sont écrasés, et ils se mordent les mains.

Montesquieu a presque toujours tort avec les savants, parce qu’il ne l’était pas ; mais il a toujours raison contre les fanatiques et contre les promoteurs de l’esclavage : l’Europe lui en doit d’éternels remerciements[103].

On nous demande pourquoi donc nous avons relevé tant de fautes dans son ouvrage. Nous répondons : C’est parce que nous aimons la vérité, à laquelle nous devons les premiers égards. Nous ajoutons que les fanatiques ignorants qui ont écrit contre lui avec tant d’amertume et d’insolence n’ont connu aucune de ses véritables erreurs, et que nous révérons avec les honnêtes gens de l’Europe tous les passages après lesquels ces dogues du cimetière de Saint-Médard ont aboyé.



LUXE.

SECTION PREMIÈRE[104].

Dans un pays où tout le monde allait pieds nus, le premier qui se fit faire une paire de souliers avait-il du luxe? N’était-ce pas un homme très-sensé et très-industrieux ?

N’en est-il pas de même de celui qui eut la première chemise ? Pour celui qui la fit blanchir et repasser, je le crois un génie plein de ressources, et capable de gouverner un État.

Cependant ceux qui n’étaient pas accoutumés à porter des chemises blanches le prirent pour un riche efféminé qui corrompait la nation.

« Gardez-vous du luxe, disait Caton aux Romains : vous avez subjugué la province du Phase ; mais ne mangez jamais de faisans. Vous avez conquis le pays ou croît le coton ; couchez sur la dure. Vous avez volé à main armée l’or, l’argent et les pierreries de vingt nations ; ne soyez jamais assez sots pour vous en servir. Manquez de tout après avoir tout pris. Il faut que les voleurs de grand chemin soient vertueux et libres. »

Lucullus lui répondit : « Mon ami, souhaite plutôt que Crassus, Pompée, César, et moi, nous dépensions tout en luxe. Il faut bien que les grands voleurs se battent pour le partage des dépouilles. Rome doit être asservie, mais elle le sera bien plus tôt et bien plus sûrement par l’un de nous si nous faisons valoir comme toi notre argent que si nous le dépensons en superfluités et en plaisirs. Souhaite que Pompée et César s’appauvrissent assez pour n’avoir pas de quoi soudoyer des armées. »

Il n’y a pas longtemps qu’un homme de Norvége reprochait le luxe à un Hollandais. « Qu’est devenu, disait-il, cet heureux temps où un négociant, partant d’Amsterdam pour les Grandes-Indes, laissait un quartier de bœuf fumé dans sa cuisine, et le retrouvait à son retour ? Où sont vos cuillères de bois et vos fourchettes de fer ? N’est-il pas honteux pour un sage Hollandais de coucher dans un lit de damas ?

— Va-t’en à Batavia, lui répondit l’homme d’Amsterdam ; gagne comme moi dix tonnes d’or, et vois si l’envie ne te prendra pas d’être bien vêtu, bien nourri et bien logé. »

Depuis cette conversation on a écrit vingt volumes sur le luxe et ces livres ne l’ont ni diminué ni augmenté.

SECTION II[105].

On a déclamé contre le luxe depuis deux mille ans, en vers et en prose, et on l’a toujours aimé.

Que n’a-t-on pas dit des premiers Romains ? Quand ces brigands ravagèrent et pillèrent les moissons ; quand, pour augmenter leur pauvre village, ils détruisirent les pauvres villages des Volsques et des Samnites, c’étaient des hommes désintéressés et vertueux : ils n’avaient pu encore voler ni or, ni argent, ni pierreries, parce qu’il n’y en avait point dans les bourgs qu’ils saccagèrent. Leurs bois ni leurs marais ne produisaient ni perdrix, ni faisans, et on loue leur tempérance.

Quand de proche en proche ils eurent tout pillé, tout volé du fond du golfe Adriatique à l’Euphrate, et qu’ils eurent assez d’esprit pour jouir du fruit de leurs rapines ; quand ils cultivèrent les arts, qu’ils goûtèrent tous les plaisirs, et qu’ils les firent même goûter aux vaincus, ils cessèrent alors, dit-on, d’être sages et gens de bien.

Toutes ces déclamations se réduisent à prouver qu’un voleur ne doit jamais ni manger le dîner qu’il a pris, ni porter l’habit qu’il a dérobé, ni se parer de la bague qu’il a volée. Il fallait, dit-on, jeter tout cela dans la rivière, pour vivre en honnêtes gens ; dites plutôt qu’il ne fallait pas voler. Condamnez les brigands quand ils pillent ; mais ne les traitez pas d’insensés quand ils jouissent. De bonne foi[106], lorsqu’un grand nombre de marins anglais se sont enrichis à la prise de Pondichéry et de la Havane, ont-ils eu tort d’avoir ensuite du plaisir à Londres pour prix de la peine qu’ils avaient eue au fond de l’Asie et de l’Amérique ?

Les déclamateurs voudraient qu’on enfouît les richesses qu’on aurait amassées par le sort des armes, par l’agriculture, par le commerce, et par l’industrie. Ils citent Lacédémone ; que ne citent-ils aussi la république de Saint-Marin ? Quel bien Sparte fit-elle à la Grèce ? Eut-elle jamais des Démosthène, des Sophocle, des Apelles, et des Phidias ? Le luxe d’Athènes a fait des grands hommes en tout genre ; Sparte a eu quelques capitaines, et encore en moins grand nombre que les autres villes. Mais à la bonne heure qu’une aussi petite république que Lacédémone conserve sa pauvreté[107]. On arrive à la mort aussi bien en manquant de tout qu’en jouissant de ce qui peut rendre la vie agréable. Le sauvage du Canada subsiste et atteint la vieillesse comme le citoyen d’Angleterre qui a cinquante guinées de revenu. Mais qui comparera jamais le pays des Iroquois à l’Angleterre ?

Que la république de Raguse et le canton de Zug fassent des lois somptuaires : ils ont raison, il faut que le pauvre ne dépense point au delà de ses forces ; mais j’ai lu quelque part[108] :

Sachez surtout que le luxe enrichit
Un grand État, s’il en perd un petit[109].

Si par le luxe vous entendez l’excès, on sait que l’excès est pernicieux en tout genre : dans l’abstinence comme dans la gourmandise ; dans l’économie comme dans la libéralité. Je ne sais comment il est arrivé que dans mes villages, où la terre est ingrate, les impôts lourds, la défense d’exporter le blé qu’on a semé intolérable, il n’y a guère pourtant de colon qui n’ait un bon habit de drap, et qui ne soit bien chaussé et bien nourri. Si ce colon laboure avec son bel habit, avec du linge blanc, les cheveux frisés et poudrés, voilà certainement le plus grand luxe, et le plus impertinent ; mais qu’un bourgeois de Paris ou de Londres paraisse au spectacle vêtu comme ce paysan, voilà la lésine la plus grossière et la plus ridicule.

Est modus in rebus, sunt certi denique fines,
Quos ultra citraque nequit consistere rectum.

(Hor., lib. I, sat. i, v. 106.)

Lorsqu’on inventa les ciseaux, qui ne sont certainement pas de l’antiquité la plus haute, que ne dit-on pas contre les premiers qui se rognèrent les ongles, et qui coupèrent une partie des cheveux qui leur tombaient sur le nez ? On les traita sans doute de petits-maitres et de prodigues, qui achetaient chèrement un instrument de la vanité, pour gâter l’ouvrage du Créateur. Quel péché énorme d’accourcir la corne que Dieu fait naître au bout de nos doigts ! C’était un outrage à la Divinité. Ce fut bien pis quand on inventa les chemises et les chaussons. On sait avec quelle fureur les vieux conseillers, qui n’en avaient jamais porté, crièrent contre les jeunes magistrats qui donnèrent dans ce luxe funeste[110].


  1. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771, l’article ne contenait que les deux premières sections. (B.)
  2. Le président de Brosses.
  3. Acte II, scène vi.
  4. Molière, Amour médecin, acte III, scène viii.
  5. (Le président de Brosses.) Tome I, page 73. (Note de Voltaire.)
  6. Tome II, page 146. (Note de Voltaire.)
  7. Page 147. (Id.)
  8. Tome I, page 76. (Note de Voltaire.)
  9. Tome I, page 76. (Note de Voltaire.)
  10. Voyez la note, page 552.
  11. Voltaire n’est pas allé jusque-là, mais il a dit que ce discours de Cinna est un des plus beaux morceaux d’éloquence que nous ayons dans notre langue. Voyez ses remarques sur la scène iii du Ier acte de Cinna. (B.)
  12. Iliade, XXI, 222 ; XXII, 14, 260, 344.
  13. Iliade, I, 18 ; II, 13, 30, 67 ; V, 383 ; XV, 115.
  14. Iliade, I, 21.
  15. Mélanges, troisième partie, 1756.
  16. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1771. (B.)
  17. « L’invention du théâtre, dit au contraire J.-J. Rousseau, est admirable pour enorgueillir notre amour-propre de toutes les vertus que nous n’avons point. » (G. A.)
  18. Questions sur l’Encyclopédie, 1774, in-4o. (B.)
  19. Au mot Arabes, tome XVII, page 342.
  20. Dans le chapitre xi de l’Homme aux quarante écus.
  21. Voyez les articles Âge, Bien, et Homme ; et le paragraphe ii de l’Homme aux quarante écus.
  22. Dictionnaire philosophique, 1765. (B.)
  23. Helvétius ; voyez une note de l’article Homme.
  24. En 1765, l’article se terminait par cette phrase :

    « L’homme de lettres paye le même tribut sans rien recevoir ; il est descendu pour son plaisir dans l’arène ; il s’est lui-même condamné aux bêtes. »

    Ce passage n’est pas dans les Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)

    — Voyez Gens de lettres.

  25. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  26. Contre la Russie.
  27. Ces paroles sont de Newton ; voyez, le chapitre ii des Oreilles du comte de Chesterfleld.
  28. Dictionnaire philosophique, 1764, moins le premier alinéa, qui fut ajouté, en 1771, dans les Questions sur l’Encyclopédie, septième partie. (B.)
  29. Un pauvre d’esprit, dans un petit écrit honnête, poli, et surtout bien raisonné, objecte que si le prince ordonne à B. de rester exposé au canon, il y restera. Oui, sans doute, s’il a plus de courage, ou plutôt plus de crainte de la honte que d’amour de la vie, comme il arrive très-souvent. Premièrement, il s’agit ici d’un cas tout différent. Secondement, quand l’instinct de la crainte de la honte l’emporte sur l’instinct de la conservation de soi-même, l’homme est autant nécessité à demeurer exposé au canon qu’il est nécessité à fuir quand il n’est pas honteux de fuir. Le pauvre d’esprit était nécessité à faire des objections ridicules, et à dire des injures, et les philosophes se sentent nécessités à se moquer un peu de lui, et à lui pardonner. (Note de Voltaire.) — Cette note a été ajoutée en 1769, dans la Raison par alphabet. (B.)
  30. En 1764, l’article se terminait ainsi :
    A.

    « Sont des sottises ; il n’y a pas de liberté d’indifférence ; c’est un mot destitué de sens, inventé par des gens qui n’en avaient guère. »

    La nouvelle fin de l’article est de 1771. (B.)

  31. Voyez l’article Franc Arbitre.
  32. Cet article, à quelques variantes près, que j’ai rapportées, n’était que la ive section de l’article Conscience. (B.)
  33. Dictionnaire philosophique, 1765. (B.)
  34. Matthieu, xvi, 18.
  35. Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765 ; cet article s’y trouvait à la suite du morceau intitulé de Pierre le Grand et de J.-J. Rousseau. (B.) — Voyez ci-après Pierre le Grand.
  36. Rousseau a prédit la destruction prochaine de l’empire de Russie : sa grande raison est que Pierre Ier a cherché à répandre les arts et les sciences dans son empire. Mais, malheureusement pour le prophète, les arts et les sciences n’existent que dans la nouvelle capitale, et n’y sont presque cultivés que par des mains étrangères : cependant ces lumières, quoique bornées à la capitale, ont contribué à augmenter la puissance de la Russie, et jamais elle n’a été moins exposée aux événements qui peuvent détruire un grand empire que depuis le temps où Rousseau a prophétisé. (K.)
  37. Voyez tome XVIII, page 252.
  38. Helvétius, De l’Esprit, discours Ier, chapitre ier.
  39. Énéide, VII, 378.
  40. Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)
  41. C’est La Rochefoucauld qui a dit (maxime 102) : « L’esprit est toujours la dupe du cœur. »
  42. J’ai, le premier, publié ce fragment en 1819, d’après un manuscrit de la main de Wagnière, avec des corrections de la main de Voltaire. (B.)
  43. Les deux premières sections seulement sont dans les Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)
  44. Lettre de Jérôme à Psammaque. (Note de Voltaire.)
  45. Malgré l’opinion de J.-A. Fabricius, il est reconnu aujourd’hui que le Philopatris (l’Ami de la patrie) n’est pas de Lucien.
  46. Voyez la note, page 471.
  47. Voyez la note, page 393.
  48. Voyez la note, page 592.
  49. Un des pseudonymes de Voltaire.
  50. Matthieu, chapitre vi, v. 31 et 33. (Note de Voltaire.)
  51. Chapitre i, v. 13. (Note de Voltaire.)
  52. Vers de la Guerre de Genève, chant IV. Dans le troisième post-script, à la suite du Prologue de ce poëme, Voltaire parle de la rage de mettre du noir sur du blanc.
  53. Commentaire sur l’Ancien Testament. (Note de Voltaire.)
  54. Livre II, chapitre ii, de la Parole de Dieu. (Id.)
  55. Starti, quatrième partie, page 5. (Id.)
  56. Esprit de M. Arnauld, tome II, page 119. (Id.)
  57. Traité de la nature et de la grâce. Les Suites de la tolérance, page 12. (Note de Voltaire.)
  58. Chapitre xv, v. 21. (Id.)
  59. Tome II, page 134. (Id.)
  60. Dans les éditions de Kehl, cette première section se composait d’une partie de la treizième des Lettres philosophiques (voyez les Mélanges, année 1734). (B.)
  61. Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. Ce dialogue est extrait presque en entier du quatrième entretien d’A, B, C. Voyez les Mélanges, année 1768. (B.)
  62. Rois, II, chapitre xiii, v. 12, 13.
  63. Discours sur l’inégalité, seconde partie. Voyez la note du quatrième entretien entre A, B, C, Mélanges, année 1768.
  64. Voyez l’article Puissance, Toute-Puissance, tome XX.
  65. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. L’article était placé à la lettre S en 1771, 1774, 1775. (B.)
  66. Page 288 et suivantes. (Note de Voltaire.)
  67. Page 9. (Id.)
  68. Non laborant neque nent. Matth., vi, 28 ; et Luc, xii, 27.
  69. Abrégé chronologique de l’Histoire de France.
  70. Voyez dans les Mélanges, année 1777, le paragraphe du Commentaire sur l’Esprit des lois, intitulé de la Loi salique.
  71. Catherine II. Voyez page 608.
  72. Voyez le Commentaire sur l’Esprit des lois, dans les Mélanges, année 1777.
  73. Formait tout l’article des Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. Ce morceau avait été, avant l’impression, communiqué à Catherine II ; voyez, dans la Correspondance, la lettre de cette impératrice, du 5-16 mars 1771. (B.)
  74. Voyez l’article Abus. (Note de Voltaire.)
  75. Il s’agit de la Russie et des réformes de Catherine II : « Je viens à présent à l’article Lois, que vous avez bien voulu me communiquer, et qui est si flatteur pour moi, écrit l’impératrice à Voltaire, le 5-16 mars 1771. Assurément, monsieur, sans la guerre que le sultan m’a injustement déclarée, une grande partie de ce que vous dites serait fait ; mais, pour le présent, on ne peut parvenir encore qu’à faire des projets pour les différentes branches du grand arbre de la législation, d’après mes principes, qui sont imprimés, et que vous connaissez. Nous sommes fort occupés à nous battre ; et cela nous donne trop de distraction pour mettre toute l’application convenable à cet immense ouvrage. » Voltaire avait donc envoyé à Catherine cet article avant l’impression. La dernière phrase de cette section semble, du reste, inspirée par la dernière phrase de la lettre impériale. (G. A.)
  76. Voyez l’article Puissance. (Note de Voltaire.)
  77. Dans l’édition de 1774, ou in-4o des Questions sur l’Encyclopédie, l’article Lois avait quatre sections : la première était celle qui précède ; la deuxième était intitulée Lois criminelles (voyez ci-après, page 626) ; la troisième était le morceau sur l’Esprit des lois (tome XX, page 1) ; la quatrième, imprimée alors pour la première fois, était ce qui forme aujourd’hui la section ii. (B.)
  78. C’est ce qui arriva à Thamar, qui, étant voilée, coucha sur le grand chemin avec son beau-père Juda, dont elle fut méconnue. Elle devint grosse. Juda la condamna à être brûlée. L’arrêt était d’autant plus cruel que, s’il eût été exécuté, notre Sauveur, qui descend en droite ligne de ce Juda et de cette Thamar, ne serait pas né, à moins que tous les événements de l’univers n’eussent été mis dans un autre ordre. (Note de Voltaire.)
  79. Formait la première section de l’article, dans l’édition de 1767 du Dictionnaire philosophique. (B.)
  80. L’égalité de partage dans les successions fut votée le 11 mars 1791.
  81. Cette section formait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, de 1764, et la seconde section dans l’édition de 1767. (B.)
  82. Chodorlahomor était roi des Élamites, et contemporain d’Abraham. (Voyez la Genèse, chapitre xiv.)

    Mentzel était un fameux chef de partisans autrichiens dans la guerre de 1741. À la tête de cinq mille hommes, il fit capituler Munich, le 13 février 1742. Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chapitres x et xi ; et aussi, dans la Correspondance, la lettre à Amelot, du 16 auguste 1743.

  83. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  84. Voyez le poëme de la Loi naturelle. (Note de Voltaire.)
  85. Dans l’édition in-4o, 1774, des Questions sur l’Encyclopédie, la seconde section de l’article Lois était intitulée Lois criminelles, et se composait : 1o des quatre premiers alinéas de la Méprise d’Arras, opuscule publié trois ans auparavant (voyez les Mélanges, année 1771) ; 2o de l’alinéa ci-dessus ; 3o des alinéas 5, 9, 10, et autres de la Méprise d’Arras. (B.)
  86. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.) — Voyez encore sur l’Esprit des lois les articles Amour socratique, Argent, Esclaves (section iii), Femme, Guerre, Honneur, Inceste ; et dans les Mélanges, année 1768, le premier entrelien de l’A, B, C, dialogue ; et, année 1777, le Commentaire sur l’Esprit des lois.
  87. Le texte de Montesquieu (livre II, chapitre iii) est : « À Gênes, la banque de Saint-George, qui est administrée en grande partie par les principaux du peuple, donne à celui-ci une certaine influence dans le gouvernement. »
  88. Voltaire rapporte textuellement cette critique dans le paragraphe xliii de son Commentaire sur l’Esprit des lois (voyez Mélanges, année 1777).
  89. Plusieurs phrases de la fin de cet alinéa ont été reproduites par Voltaire dans le paragraphe xxvii de son Commentaire sur l’Esprit des lois : voyez les Mélanges, année 1777.
  90. Cet alinéa n’est pas dans 1771 ; il est posthume. (B.)
  91. Chapitre xxxi.
  92. Xénophon, République de Lacédémone, chapitre viii.
  93. Voyez l’Histoire de Venise, par le noble Paolo Paruta. (Note de Voltaire.)
  94. De Moribus Germanorum, 44.
  95. On lisait en 1771 :

    « Mille années. L’auteur ne se trompe que de dix siècles.

    « La stérilité de l’Attique y établit le gouvernement populaire ; et la fertilité de Lacédémone, l’aristocratique. Où a-t-il pris cette chimère ? Nous tirons encore aujourd’hui d’Athènes esclave du coton, de la soie, du riz, du blé, de l’huile, des cuirs ; et du pays de Lacédémone, rien.

    « Un ancien usage, etc. »

    Le passage qui vient d’être cité a été reporté plus loin avec quelques changements. (B.)

  96. C’est ainsi qu’on lit dans les éditions originales, in-4o et de 1775, et même dans l’édition de Kehl. Quelques éditeurs récents ont mis glaciers. (B.)
  97. Voyez Climat.
  98. Voltaire, qui a déjà relevé cet anachronisme à l’article Argent, tome XVII, page 354, y revient dans le paragraphe xxxvii de son Commentaire sur l’Esprit des lois : voyez les Mélanges, année 1777.
  99. Voyez les Œuvres de Polybe (III, c. 23). (Note de Voltaire.)
  100. Les onze alinéas qui suivent n’étaient pas, en 1771, dans les Questions sur l’Encyclopédie, mais furent ajoutés en 1774, dans l’édition in-4o. (B.)
  101. L’abbé Dubos est auteur d’un ouvrage ayant pour titre : Établissement de la monarchie française dans les Gaules. Montesquieu a employé le dernier livre de l’Esprit des lois à réfuter le système que Dubos avait exposé dans son Établissement. (G. A.)
  102. Dans sa lettre au duc d’Uzès, du 14 septembre 1752, Voltaire cite ce mot de Mme  du Deffant.
  103. Fin de l’article en 1771 : ce qui suit fut ajouté en 1774. (B.)
  104. Formait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.) — Voyez aussi dans les Mélanges, année 1738, les Observations sur MM. Jean Lass, Melon et Dutot, sur le commerce, le luxe, etc.
  105. Faisait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, en 1764. (B.)
  106. Le pauvre d’esprit que nous avons déjà cité, ayant lu ce passage dans une mauvaise édition où il y avait un point après ce mot bonne foi, crut que l’auteur voulait dire que les voleurs jouissaient de bonne foi. Nous savons bien que ce pauvre d’esprit est méchant, mais de bonne foi il ne peut être dangereux. (Note de Voltaire.) — Cette note a été, comme celle de la p.519, t. XIX, ajoutée en 1769. (B.)
  107. Lacédémone n’évita le luxe qu’en conservant la communauté ou l’égalité des biens ; mais elle ne conserva l’un ou l’autre qu’en faisant cultiver les terres par un peuple esclave. C’était la législation du couvent de Saint-Claude, à cela près que les moines ne se permettaient pas d’assassiner ni d’assommer leurs mainmortables. L’existence de l’égalité ou de la communauté des biens suppose celle d’un peuple esclave. Les Spartiates avaient de la vertu, comme les voleurs de grand chemin, comme les inquisiteurs, comme toutes les classes d’hommes que l’habitude a familiarisés avec une espèce de crimes au point de les commettre sans remords. (K.)
  108. Dans la Défense du Mondain. Voyez tome X.
  109. Les lois somptuaires sont par leur nature une violation du droit de propriété. Si dans un petit État il n’y a point une grande inégalité de fortune, il n’y aura pas de luxe ; si cette inégalité y existe, le luxe en est le remède. Ce sont les lois somptuaires de Genève qui lui ont fait perdre la liberté. (K.)
  110. Si l’on entend par luxe tout ce qui est au delà du nécessaire, le luxe est une suite naturelle des progrès de l’espèce humaine ; et pour raisonner conséquemment, tout ennemi du luxe doit croire avec Rousseau que l’état de bonheur et de vertu pour l’homme est celui, non de sauvage, mais d’orang-outang. On sent qu’il serait absurde de regarder comme un mal des commodités dont tous les hommes jouiraient : aussi ne donne-t-on en général le nom de luxe qu’aux superfluités dont un petit nombre d’individus seulement peuvent jouir. Dans ce sens, le luxe est une suite nécessaire de la propriété, sans laquelle aucune société ne peut subsister, et d’une grande inégalité entre les fortunes, qui est la conséquence, non du droit de propriété, mais des mauvaises lois. Ce sont donc les mauvaises lois qui font naître le luxe, et ce sont les bonnes lois qui peuvent le détruire. Les moralistes doivent adresser leurs sermons aux législateurs, et non aux particuliers, parce qu’il est dans l’ordre des choses possibles qu’un homme vertueux et éclairé ait le pouvoir de faire des lois raisonnables, et qu’il n’est pas dans la nature humaine que tous les riches d’un pays renoncent par vertu à se procurer à prix d’argent des jouissances de plaisir ou de vanité. (Note de Voltaire.)