Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Franc arbitre

Éd. Garnier - Tome 19
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FRANC ARBITRE.

Depuis que les hommes raisonnent, les philosophes ont embrouillé cette matière ; mais les théologiens l’ont rendue inintelligible par leurs absurdes subtilités sur la grâce. Locke est peut-être le premier homme qui ait eu un fil dans ce labyrinthe, car il est le premier qui, sans avoir l’arrogance de croire partir d’un principe général, ait examiné la nature humaine par analyse.

On dispute depuis trois mille ans si la volonté est libre ou non ; Locke[1] fait voir d’abord que la question est absurde, et que la liberté ne peut pas plus appartenir à la volonté que la couleur et le mouvement.

Que veut dire ce mot être libre ? il veut dire pouvoir, ou bien il n’a point de sens. Or que la volonté puisse, cela est aussi ridicule au fond que si on disait qu’elle est jaune ou bleue, ronde ou carrée. La volonté est le vouloir, et la liberté est le pouvoir. Voyons pied à pied la chaîne de ce qui se passe en nous, sans nous offusquer l’esprit d’aucun terme de l’école ni d’aucun principe antécédent.

On vous propose de monter à cheval, il faut absolument que vous fassiez un choix, car il est bien clair que vous irez ou que vous n’irez pas. Il n’y a point de milieu. Il est donc de nécessité absolue que vous vouliez le oui ou le non. Jusque-là il est démontré que la volonté n’est pas libre. Vous voulez monter à cheval ; pourquoi ? C’est, dira un ignorant, parce que je le veux. Cette réponse est un idiotisme ; rien ne se fait ni ne se peut faire sans raison, sans cause : votre vouloir en a donc une. Quelle est-elle ? l’idée agréable de monter à cheval qui se présente dans votre cerveau, l’idée dominante, l’idée déterminante. Mais, direz-vous, ne puis-je résister à une idée qui me domine ? Non ; car quelle serait la cause de votre résistance ? aucune. Vous ne pouvez obéir par votre volonté qu’à une idée qui vous dominera davantage.

Or vous recevez toutes vos idées ; vous recevez donc votre vouloir, vous voulez donc nécessairement : le mot de liberté, n’appartient donc en aucune manière à la volonté.

Vous me demandez comment le penser et le vouloir se forment en vous. Je vous réponds que je n’en sais rien. Je ne sais pas plus comment on fait des idées que je ne sais comment le monde a été fait. Il ne nous est donné que de chercher à tâtons ce qui se passe dans notre incompréhensible machine.

La volonté n’est donc point une faculté qu’on puisse appeler libre. Une volonté libre est un mot absolument vide de sens ; et ce que les scolastiques ont appelé volonté d’indifférence, c’est-à-dire de vouloir sans cause, est une chimère qui ne mérite pas d’être combattue.

Où sera donc la liberté ? dans la puissance de faire ce qu’on veut. Je veux sortir de mon cabinet, la porte est ouverte, je suis libre d’en sortir.

Mais, dites-vous, si la porte est fermée, et que je veuille rester chez moi, j’y demeure librement. Expliquons-nous. Vous exercez alors le pouvoir que vous avez de demeurer ; vous avez cette puissance, mais vous n’avez pas celle de sortir.

La liberté, sur laquelle on a écrit tant de volumes, n’est donc, réduite à ses justes termes, que la puissance d’agir.

Dans quel sens faut-il donc prononcer ce mot : L’homme est libre ? dans le même sens qu’on prononce les mots de santé, de force, de bonheur. L’homme n’est pas toujours fort, toujours sain, toujours heureux.

Une grande passion, un grand obstacle, lui ôtent sa liberté, sa puissance d’agir.

Le mot de liberté, de franc arbitre, est donc un mot abstrait, un mot général, comme beauté, bonté, justice. Ces termes ne disent pas que tous les hommes soient toujours beaux, bons et justes ; aussi ne sont-ils pas toujours libres.

Allons plus loin : cette liberté n’étant que la puissance d’agir, quelle est cette puissance ? Elle est l’effet de la constitution et de l’état actuel de nos organes. Leibnitz veut résoudre un problème de géométrie, il tombe en apoplexie, il n’a certainement pas la liberté de résoudre son problème, un jeune homme vigoureux, amoureux éperdument, qui tient sa maîtresse facile entre ses bras, est-il libre de dompter sa passion ? non sans doute : il a la puissance de jouir, et n’a pas la puissance de s’abstenir. Locke a donc eu très-grande raison d’appeler la liberté puissance. Quand est-ce que ce jeune homme pourra s’abstenir malgré la violence de sa passion ? quand une idée plus forte déterminera en sens contraire les ressorts de son âme et de son corps.

Mais quoi ! les autres animaux auront donc la même liberté, la même puissance ? Pourquoi non ? Ils ont des sens, de la mémoire, du sentiment, des perceptions, comme nous ; ils agissent avec spontanéité comme nous : il faut bien qu’ils aient aussi, comme nous, la puissance d’agir en vertu de leurs perceptions, en vertu du jeu de leurs organes.

On crie : S’il est ainsi, tout n’est que machine, tout est dans l’univers assujetti à des lois éternelles. Eh bien, voudriez-vous que tout se fît au gré d’un million de caprices aveugles ? Ou tout est la suite de la nécessité de la nature des choses, ou tout est l’effet de l’ordre éternel d’un maître absolu : dans l’un et dans l’autre cas nous ne sommes que des roues de la machine du monde.

C’est un vain jeu d’esprit, c’est un lieu commun de dire que sans la liberté prétendue de la volonté, les peines et les récompenses sont inutiles. Raisonnez, et vous conclurez tout le contraire.

Si, quand on exécute un brigand, son complice qui le voit expirer a la liberté de ne se point effrayer du supplice ; si sa volonté se détermine d’elle-même, il ira du pied de l’échafaud assassiner sur le grand chemin ; si ses organes, frappés d’horreur, lui font éprouver une terreur insurmontable, il ne volera plus. Le supplice de son compagnon ne lui devient utile et n’assure la société qu’autant que sa volonté n’est pas libre.

La liberté n’est donc et ne peut être autre chose que la puissance de faire ce qu’on veut. Voilà ce que la philosophie nous apprend. Mais si on considère la liberté dans le sens théologique, c’est une matière si sublime que des regards profanes n’osent pas s’élever jusqu’à elle[2].


  1. Voyez l’Essai sur l’entendement humain, chapitre de la puissance. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez l’article Liberté.


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