Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Âge

Éd. Garnier - Tome 17
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ÂGE[1].


Nous n’avons nulle envie de parler des âges du monde ; ils sont si connus et si uniformes ! Gardons-nous aussi de parler de l’âge des premiers rois ou dieux d’Égypte, c’est la même chose. Ils vivaient des douze cents années : cela ne nous regarde pas ; mais ce qui nous intéresse fort, c’est la durée ordinaire de la vie humaine. Cette théorie est parfaitement bien traitée dans le Dictionnaire encyclopédique, à l’article Vie, d’après les Halley, les Kerseboom, et les Deparcieux.

En 1741, M. de Kerseboom me communiqua ses calculs sur la ville d’Amsterdam ; en voici le résultat :

Sur cent mille personnes, il y en avait de mariées 
 34,500
D’hommes veufs, seulement 
 1,500
De veuves 
 4,500

Cela ne prouverait pas que les femmes vivent plus que les hommes dans la proportion de quarante-cinq à quinze, et qu’il y eût trois fois plus de femmes que d’hommes ; mais cela prouverait qu’il y avait trois fois plus de Hollandais qui étaient allés mourir à Batavia, ou à la pêche de la baleine, que de femmes, lesquelles restent d’ordinaire chez elles ; et ce calcul est encore prodigieux.

Célibataires, jeunesse et enfance des deux sexes 
 45,000
Domestiques 
 10,000
Voyageurs 
 4,000
――――
Somme totale 
 99,500
――――

Par son calcul, il devait se trouver sur un million d’habitants des deux sexes, depuis seize ans jusqu’à cinquante, environ vingt mille hommes pour servir de soldats, sans déranger les autres professions. Mais voyez les calculs de MM. Deparcieux, de Saint-Maur, et de Buffon ; ils sont encore plus précis et plus instructifs à quelques égards.

Cette arithmétique n’est pas favorable à la manie de lever de grandes armées. Tout prince qui lève trop de soldats peut ruiner ses voisins, mais il ruine sûrement son État.

Ce calcul dément encore beaucoup le compte, ou plutôt le conte d’Hérodote qui fait arriver Xerxès en Europe suivi d’environ deux millions d’hommes. Car si un million d’habitants donne vingt mille soldats, il en résulte que Xerxès avait cent millions de sujets : ce qui n’est guère croyable. On le dit pourtant de la Chine, mais elle n’a pas un million de soldats : ainsi l’empereur de la Chine est du double plus sage que Xerxès.

La Thèbes aux cent portes, qui laissait sortir dix mille soldats par chaque porte, aurait eu, suivant la supputation hollandaise, cinquante millions tant de citoyens que de citoyennes. Nous faisons un calcul plus modeste à l’article Dénombrement.

L’âge du service de guerre étant depuis vingt ans jusqu’à cinquante, il faut mettre une prodigieuse différence entre porter les armes hors de son pays, et rester soldat dans sa patrie. Xerxès dut perdre les deux tiers de son armée dans son voyage en Grèce. César dit que les Suisses étant sortis de leur pays au nombre de trois cent quatre-vingt-huit mille individus, pour aller dans quelques provinces des Gaules tuer ou dépouiller les habitants, il les mena si bon train qu’il n’en resta que cent dix mille. Il a fallu dix siècles pour repeupler la Suisse : car on sait à présent que les enfants ne se font, ni à coups de pierre, comme du temps de Deucalion et de Pyrrha, ni à coups de plume, comme le jésuite Pétau, qui fait naître sept cents milliards d’hommes d’un seul des enfants du père Noé, en moins de trois cents ans.

Charles XII leva le cinquième homme en Suède pour aller faire la guerre en pays étranger, et il a dépeuplé sa patrie.

Continuons à parcourir les idées et les chiffres du calculateur hollandais, sans répondre de rien, parce qu’il est dangereux d’être comptable.


CALCUL DE LA VIE.


Selon lui, dans une grande ville, de vingt-six mariages il ne reste environ que huit enfants. Sur mille légitimes il compte soixante-cinq bâtards.

De sept cents enfants, il en reste :

Au bout d’un an, environ 
 560
Au bout de dix ans 
 445
Au bout de vingt ans 
 405
À quarante ans 
 300
À soixante ans 
 190
Au bout de quatre-vingts ans 
 50
À quatre-vingt-dix ans 
 5
À cent ans, personne 
 0

Par là on voit que de sept cents enfants nés dans la même année, il n’y a que cinq chances pour arriver à quatre-vingt-dix ans. Sur cent quarante, il n’y a qu’une seule chance ; et sur un moindre nombre il n’y en a point.

Ce n’est donc que sur un très grand nombre d’existences qu’on peut espérer de pousser la sienne jusqu’à quatre-vingt-dix ans ; et sur un bien plus grand nombre encore que l’on peut espérer de vivre un siècle.

Ce sont de gros lots à la loterie sur lesquels il ne faut pas compter, et même qui ne sont pas à désirer autant qu’on les désire : ce n’est qu’une longue mort.

Combien trouve-t-on de ces vieillards qu’on appelle heureux, dont le bonheur consiste à ne pouvoir jouir d’aucun plaisir de la vie, à n’en faire qu’avec peine deux ou trois fonctions dégoûtantes, à ne distinguer ni les sons ni les couleurs, à ne connaître ni jouissance ni espérance, et dont toute la félicité est de savoir confusément qu’ils sont un fardeau de la terre, baptisés ou circoncis depuis cent années ?

Il y en a un sur cent mille tout au plus dans nos climats.

Voyez les listes des morts de chaque année à Paris et à Londres ; ces villes, à ce qu’on dit, ont environ sept cent mille habitants. Il est très rare d’y trouver à la fois sept centenaires, et souvent il n’y en a pas un seul.

En général, l’âge commun auquel l’espèce humaine est rendue à la terre, dont elle sort, est de vingt-deux à vingt-trois ans tout au plus, selon les meilleurs observateurs.

De mille enfants nés dans une même année, les uns meurent à six mois, les autres à quinze ; celui-ci à dix-huit ans, cet autre à trente-six, quelques-uns à soixante ; trois ou quatre octogénaires, sans dents et sans yeux, meurent après avoir souffert quatre-vingts ans. Prenez un nombre moyen, chacun a porté son fardeau vingt-deux ou vingt-trois années.

Sur ce principe, qui n’est que trop vrai, il est avantageux à un État bien administré, et qui a des fonds en réserve, de constituer beaucoup de rentes viagères. Des princes économes qui veulent enrichir leur famille y gagnent considérablement ; chaque année, la somme qu’ils ont à payer diminue.

Il n’en est pas de même dans un État obéré. Comme il paye un intérêt plus fort que l’intérêt ordinaire, il se trouve bientôt court : il est obligé de faire de nouveaux emprunts, c’est un cercle perpétuel de dettes et d’inquiétudes.

Les tontines, invention d’un usurier nommé Tontino, sont bien plus ruineuses. Nul soulagement pendant quatre-vingts ans au moins. Vous payez toutes les rentes au dernier survivant,

À la dernière tontine qu’on fit en France en 1759, une société de calculateurs prit une classe à elle seule ; elle choisit celle de quarante ans, parce qu’on donnait un denier plus fort pour cet âge que pour les âges depuis un an jusqu’à quarante, et qu’il y a presque autant de chances pour parvenir de quarante à quatre-vingts ans, que du berceau à quarante.

On donnait dix pour cent aux pontes âgés de quarante années, et le dernier vivant héritait de tous les morts. C’est un des plus mauvais marchés que l’État puisse faire[2].

On croit avoir remarqué que les rentiers viagers vivent un peu plus longtemps que les autres hommes ; de quoi les payeurs sont assez fâchés. La raison en est peut-être que ces rentiers sont, pour la plupart, des gens de bon sens, qui se sentent bien constitués, des bénéficiers, des célibataires uniquement occupés d’eux-mêmes, vivant en gens qui veulent vivre longtemps. Ils disent : Si je mange trop, si je fais un excès, le roi sera mon héritier : l’emprunteur qui me paye ma rente viagère, et qui se dit mon ami, rira en me voyant enterrer. Cela les arrête ; ils se mettent au régime ; ils végètent quelques minutes de plus que les autres hommes.

Pour consoler les débiteurs, il faut leur dire qu’à quelque âge qu’on leur donne un capital pour des rentes viagères, fût-ce sur la tête d’un enfant qu’on baptise, ils font toujours un très bon marché. Il n’y a qu’une tontine qui soit onéreuse ; aussi les moines n’en ont jamais fait. Mais pour de l’argent en rentes viagères, ils en prenaient à toute main jusqu’au temps où ce jeu leur fut défendu. En effet, on est débarrassé du fardeau de payer au bout de trente ou quarante ans, et on paye une rente foncière pendant toute l’éternité. Il leur a été aussi défendu de prendre des capitaux en rentes perpétuelles ; et la raison, c’est qu’on n’a pas voulu les trop détourner de leurs occupations spirituelles.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)
  2. Il y avait des tontines en France, l’abbé Terrai en supprima les accroissements ; la crainte qu’il n’ait des imitateurs empêchera sans doute à l’avenir de se fier à cette espèce d’emprunt ; et son injustice aura du moins délivré la France d’une opération de finance si onéreuse. Les emprunts en rentes viagères ont de grands inconvénients. 1° Ce sont des annuités dont le terme est incertain ; l’État joue contre des particuliers ; mais ils savent mieux conduire leur jeu, ils choisissent des enfants mâles dans un pays où la vie moyenne est longue, les font inoculer, les attachent à leur patrie et à des métiers sains et non périlleux par une petite pension, et distribuent leurs fonds sur un certain nombre de ces têtes, 2° Comme il y a du risque à courir, les joueurs veulent jouer avec avantage, et par conséquent si l’intérêt commun d’une rente perpétuelle est cinq pour cent, il faut que celui qui représente la rente viagère soit au-dessus de cinq pour cent. En calculant à la rigueur la plupart des emprunts de ce genre faits depuis vingt ans, ce qui n’a encore été exécuté par personne, on serait étonné de la différence entre le taux de ces emprunts et le taux commun de l’intérêt de l’argent, 3° On est toujours le maître de changer par des remboursements réglés un emprunt en rentes perpétuelles à annuités à terme fixe : et l’on ne peut, sans injustice, rien changer aux rentes viagères une fois établies. 4° Les contrats de rentes perpétuelles, et surtout des annuités à terme fixe, sont une propriété toujours disponible qui se convertit en argent avec plus ou moins de perte, suivant le crédit du créancier. Les rentes viagères, à cause de leur incertitude, ne peuvent se vendre qu’à un prix beaucoup plus bas. C’est un désavantage qu’il faut compenser par une augmentation d’intérêts. Nous ne parlons point ici des effets que ces emprunts peuvent produire sur les mœurs, ils sont trop bien connus ; mais nous observerons qu’ils ne peuvent, lorsqu’ils sont considérables, être remplis qu’en supposant que les capitalistes y placent des fonds que, sans cela, ils auraient placés dans un commerce utile. Ce sont donc autant de capitaux perdus pour l’industrie : nouveau mal que produit cette manière d’emprunter. (K.)


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