Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Abc ou Alphabet

Éd. Garnier - Tome 17
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ABC, OU ALPHABET[1].


Si M. Dumarsais vivait encore, nous lui demanderions le nom de l’alphabet. Prions les savants hommes qui travaillent à l’Encyclopédie de nous dire pourquoi l’alphabet n’a point de nom dans aucune langue de l’Europe. Alphabet ne signifie autre que A B, et A B ne signifie rien, ou tout au plus il indique deux sons, et ces deux sons n’ont aucun rapport l’un avec l’autre. Beth n’est point formé d’Alpha, l’un est le premier, l’autre le second ; et on ne sait pas pourquoi.

Or, comment s’est-il pu faire qu’on manque de termes pour exprimer la porte de toutes les sciences ? La connaissance des nombres, l’art de compter, ne s’appelle point un-deux ; et le rudiment de l’art d’exprimer ses pensées n’a dans l’Europe aucune expression propre qui le désigne.

L’alphabet est la première partie de la grammaire ; ceux qui possèdent la langue arabe, dont je n’ai pas la plus légère notion, pourront m’apprendre si cette langue, qui a, dit-on, quatre-vingts mots pour signifier un cheval, en aurait un pour signifier l’alphabet.

Je proteste que je ne sais pas plus le chinois que l’arabe ; cependant j’ai lu dans un petit vocabulaire chinois[2] que cette nation s’est toujours donné deux mots pour exprimer le catalogue, la liste des caractères de sa langue : l’un est ho-tou, l’autre haipien ; nous n’avons ni ho-tou ni haipien dans nos langues occidentales. Les Grecs n’avaient pas été plus adroits que nous : ils disaient alphabet. Sénèque le philosophe se sert de la phrase grecque pour exprimer un vieillard comme moi qui fait des questions sur la grammaire : il l’appelle Skedon analphabetos. Or, cet alphabet, les Grecs le tenaient des Phéniciens, de cette nation nommée le peuple lettré par les Hébreux mêmes, lorsque ces Hébreux vinrent s’établir si tard auprès de leur pays.

Il est à croire que les Phéniciens, en communiquant leurs caractères aux Grecs, leur rendirent un grand service en les délivrant de l’embarras de l’écriture égyptiaque que Cécrops leur avait apportée d’Égypte : les Phéniciens, en qualité de négociants, rendaient tout aisé ; les Égyptiens, en qualité d’interprètes des dieux, rendaient tout difficile.

Je m’imagine entendre un marchand phénicien abordé dans l’Achaïe, dire à un Grec son correspondant : « Non seulement mes caractères sont aisés à écrire, et rendent la pensée ainsi que les sons de la voix ; mais ils expriment nos dettes actives et passives. Mon aleph, que vous voulez prononcer alpha, vaut une once d’argent ; betha en vaut deux ; ro en vaut cent ; sigma en vaut deux cents. Je vous dois deux cents onces : je vous paye un ro, reste un ro que je vous dois encore ; nous aurons bientôt fait nos comptes. »

Les marchands furent probablement ceux qui établirent la société entre les hommes, en fournissant à leurs besoins ; et pour négocier il faut s’entendre.

Les Égyptiens ne commercèrent que très tard ; ils avaient la mer en horreur : c’était leur Typhon. Les Tyriens furent navigateurs de temps immémorial : ils lièrent ensemble les peuples que la nature avait séparés, et ils réparèrent les malheurs où les révolutions de ce globe avaient plongé souvent une grande partie du genre humain. Les Grecs à leur tour allèrent porter leur commerce et leur alphabet commode chez d’autres peuples qui le changèrent un peu, comme les Grecs avaient changé celui des Tyriens. Lorsque leurs marchands, dont on fit depuis des demi-dieux, allèrent établir à Colchos un commerce de pelleterie qu’on appela la toison d’or, ils donnèrent leurs lettres aux peuples de ces contrées, qui les ont conservées et altérées. Ils n’ont point pris l’alphabet des Turcs auxquels ils sont soumis, et dont j’espère qu’ils secoueront le joug, grâce à l’impératrice de Russie[3].

Il est très vraisemblable (je ne dis pas très vrai, Dieu m’en garde !) que ni Tyr, ni l’Égypte, ni aucun Asiatique habitant vers la Méditerranée, ne communiqua son alphabet aux peuples de l’Asie orientale. Si les Tyriens ou même les Chaldéens qui habitaient vers l’Euphrate avaient, par exemple, communiqué leur méthode aux Chinois, il en resterait quelques traces ; ils auraient les signes des vingt-deux, vingt-trois, ou vingt-quatre lettres. Ils ont tout au contraire des signes de tous les mots qui composent leur langue : et ils en ont, nous dit-on, quatre-vingt mille : cette méthode n’a rien de commun avec celle de Tyr. Elle est soixante et dix-neuf mille neuf cent soixante et seize fois plus savante et plus embarrassée que la nôtre. Joignez à cette prodigieuse différence, qu’ils écrivent de haut en bas, et que les Tyriens et les Chaldéens écrivaient de droite à gauche ; les Grecs et nous, de gauche à droite.

Examinez les caractères tartares, indiens, siamois, japonais, vous n’y voyez pas la moindre analogie avec l’alphabet grec et phénicien.

Cependant tous ces peuples, en y joignant même les Hottentots et les Cafres, prononcent à peu près les voyelles et les consonnes comme nous, parce qu’ils ont le larynx fait de même pour l’essentiel, ainsi qu’un paysan grisou a le gosier fait comme la première chanteuse de l’Opéra de Naples, La différence qui fait de ce manant une basse-taille rude, discordante, insupportable, et de cette chanteuse un dessus de rossignol, est si imperceptible qu’aucun anatomiste ne peut l’apercevoir. C’est la cervelle d’un sot, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la cervelle d’un grand génie.

Quand nous avons dit que les marchands de Tyr enseignèrent leur A B C aux Grecs, nous n’avons pas prétendu qu’ils eussent appris aux Grecs à parler. Les Athéniens probablement s’exprimaient déjà mieux que les peuples de la basse Syrie : ils avaient un gosier plus flexible ; leurs paroles étaient un plus heureux assemblage de voyelles, de consonnes, et de diphthongues. Le langage des peuples de la Phénicie, au contraire, était rude, grossier : c’étaient des Shafiroth, des Astaroth, des Shabaoth, des Chammaim, des Chotihet, des Thopheth ; il y aurait là de quoi faire enfuir notre chanteuse de l’Opéra de Naples. Figurez-vous les Romains d’aujourd’hui qui auraient retenu l’ancien alphabet étrurien, et à qui des marchands hollandais viendraient apporter celui dont ils se servent à présent. Tous les Romains feraient fort bien de recevoir leurs caractères ; mais ils se garderaient bien de parler la langue batave. C’est précisément ainsi que le peuple d’Athènes en usa avec les matelots de Caphthor, venant de Tyr ou de Bérith : les Grecs prirent leur alphabet, qui valait mieux que celui du Misraim qui est l’Égypte, et rebutèrent leur patois.

Philosophiquement parlant, et abstraction respectueuse faite de toutes les inductions qu’on pourrait tirer des livres sacrés, dont il ne s’agit certainement pas ici, la langue primitive n’est-elle pas une plaisante chimère ?

Que diriez-vous d’un homme qui voudrait rechercher quel a été le cri primitif de tous les animaux, et comment il est arrivé que dans une multitude de siècles les moutons se soient mis à bêler, les chats à miauler, les pigeons à roucouler, les linottes à siffler ? Ils s’entendent tous parfaitement dans leurs idiomes, et beaucoup mieux que nous. Le chat ne manque pas d’accourir aux miaulements très articulés et très variés de la chatte ; c’est une merveilleuse chose de voir dans le Mirebalais une cavale dresser ses oreilles, frapper du pied, s’agiter aux braiements intelligibles d’un âne. Chaque espèce a sa langue. Celle des Esquimaux et des Algonquins ne fut point celle du Pérou. Il n’y a pas eu plus de langue primitive, et d’alphabet primitif, que de chênes primitifs, et que d’herbe primitive.

Plusieurs rabbins prétendent que la langue mère était le samaritain ; quelques autres ont assuré que c’était le bas-breton : dans cette incertitude, on peut fort bien, sans offenser les habitants de Quimper et de Samarie, n’admettre aucune langue mère.

Ne peut-on pas, sans offenser personne, supposer que l’alphabet a commencé par des cris et des exclamations ? Les petits enfants disent d’eux-mêmes, ha he quand ils voient un objet qui les frappe ; hi hi quand ils pleurent ; hu hu, hou hou, quand ils se moquent ; aïe quand on les frappe ; et il ne faut pas les frapper.

À l’égard des deux petits garçons que le roi d’Égypte Psammeticus (qui n’est pas un mot égyptien) fit élever pour savoir quelle était la langue primitive, il n’est guère possible qu’ils se soient tous deux mis à crier bec bec pour avoir à déjeuner.

Des exclamations formées par des voyelles, aussi naturelles aux enfants que le coassement l’est aux grenouilles, il n’y a pas si loin qu’on croirait à un alphabet complet. Il faut bien qu’une mère dise à son enfant l’équivalent de viens, tiens, prends, tais-toi, approche, va-t’en : ces mots ne sont représentatifs de rien, ils ne peignent rien ; mais ils se font entendre avec un geste.

De ces rudiments informes, il y a un chemin immense pour arriver à la syntaxe. Je suis effrayé quand je songe que de ce seul mot viens, il faut parvenir un jour à dire : « Je serais venu, ma mère, avec grand plaisir, et j’aurais obéi à vos ordres, qui me seront toujours chers, si en accourant vers vous je n’étais pas tombé à la renverse, et si une épine de votre jardin ne m’était pas entrée dans la jambe gauche. »

Il semble à mon imagination étonnée qu’il a fallu des siècles pour ajuster cette phrase, et bien d’autres siècles pour la peindre. Ce serait ici le lieu de dire, ou de tâcher de dire, comment on exprime et comment on prononce dans toutes les langues du monde père, mère, jour, nuit, terre, eau, boire, manger, etc. ; mais il faut éviter le ridicule autant qu’il est possible.

Les caractères alphabétiques présentant à la fois les noms des choses, leur nombre, les dates des événements, les idées des hommes, devinrent bientôt des mystères aux yeux mêmes de ceux qui avaient inventé ces signes. Les Chaldéens, les Syriens, les Égyptiens, attribuèrent quelque chose de divin à la combinaison des lettres, et à la manière de les prononcer. Ils crurent que les noms signifiaient par eux-mêmes, et qu’ils avaient en eux une force, une vertu secrète. Ils allaient jusqu’à prétendre que le nom qui signifiait puissance était puissant de sa nature ; que celui qui exprimait ange était angélique ; que celui qui donnait l’idée de Dieu était divin. Cette science des caractères entra nécessairement dans la magie : point d’opération magique sans les lettres de l’alphabet.

Cette porte de toutes les sciences devint celle de toutes les erreurs ; les mages de tous les pays s’en servirent pour se conduire dans le labyrinthe qu’ils s’étaient construit, et où il n’était pas permis aux autres hommes d’entrer. La manière de prononcer des consonnes et des voyelles devint le plus profond des mystères, et souvent le plus terrible. Il y eut une manière de prononcer Jéhova, nom de Dieu chez les Syriens et les Égyptiens, par laquelle on faisait tomber un homme raide mort.

Saint Clément d’Alexandrie rapporte[4] que Moïse fit mourir sur-le-champ le roi d’Égypte Nechephre, en lui soufflant ce nom dans l’oreille ; et qu’ensuite il le ressuscita en prononçant le même mot. Saint Clément d’Alexandrie est exact, il cite son auteur, c’est le savant Artapan : qui pourra récuser le témoignage d’Artapan ?

Rien ne retarda plus le progrès de l’esprit humain que cette profonde science de l’erreur, née chez les Asiatiques avec l’origine des vérités. L’univers fut abruti par l’art même qui devait l’éclairer.

Vous en voyez un grand exemple dans Origène, dans Clément d’Alexandrie, dans Tertullien, etc. Origène dit surtout expressément[5] : « Si en invoquant Dieu, ou en jurant par lui, on le nomme le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, on fera, par ces noms, des choses dont la nature et la force sont telles que les démons se soumettent à ceux qui les prononcent ; mais si on le nomme d’un autre nom, comme Dieu de la mer bruyante, Dieu supplantateur, ces noms seront sans vertu : le nom d’Israël traduit en grec ne pourra rien opérer ; mais prononcez-le en hébreu, avec les autres mots requis, vous opérerez la conjuration. »

Le même Origène dit ces paroles remarquables : « Il y a des noms qui ont naturellement de la vertu : tels que sont ceux dont se servent les sages parmi les Égyptiens, les mages en Perse, les brachmanes dans l’Inde. Ce qu’on nomme magie n’est pas un art vain et chimérique, ainsi que le prétendent les stoïciens et les épicuriens : le nom de Sabaoth, celui d’Adonaï, n’ont pas été faits pour des êtres créés ; mais ils appartiennent à une théologie mystérieuse qui se rapporte au Créateur ; de là vient la vertu de ces noms quand on les arrange et qu’on les prononce selon les règles, etc. »

C’était en prononçant des lettres selon la méthode magique qu’on forçait la lune de descendre sur la terre. Il faut pardonner à Virgile d’avoir cru ces inepties, et d’en avoir parlé sérieusement dans sa huitième églogue (vers 69).


Carmina vel cœlo possunt deducere lunam.

On fait avec des mots tomber la lune en terre.


Enfin l’alphabet fut l’origine de toutes les connaissances de l’homme, et de toutes ses sottises.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)
  2. Premier volume de l’Histoire de la Chine, de Duhalde. (Note de Voltaire.)
  3. Voltaire écrivait ceci au moment des victoires de Catherine sur Mustapha. Voyez sa lettre du 22 septembre 1770.
  4. Stromates ou Tapisseries, livre I. (Note de Voltaire.)
  5. Origène contre Celse, no 202. (Note de Voltaire.)


A

ABC ou Alphabet

Abbaye