Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/A

Éd. Garnier - Tome 17
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A[1].

Nous aurons peu de questions à faire sur cette première lettre de tous les alphabets. Cet article de l’Encyclopédie, plus nécessaire qu’on ne croirait, est de César Dumarsais, qui n’était bon grammairien que parce qu’il avait dans l’esprit une dialectique très profonde et très nette. La vraie philosophie tient à tout, excepté à la fortune. Ce sage, qui était pauvre et dont l’Éloge se trouve à la tête du septième volume[2] de l’Encyclopédie, fut persécuté par l’auteur de Marie à la Coque[3], qui était riche ; et sans les générosités du comte de Lauraguais, il serait mort dans la plus extrême misère. Saisissons cette occasion de dire que jamais la nation française ne s’est plus honorée que de nos jours par ces actions de véritable grandeur faites sans ostentation. Nous avons vu plus d’un ministre d’État encourager les talents dans l’indigence et demander le secret. Colbert les récompensait, mais avec l’argent de l’État, Fouquet avec celui de la déprédation. Ceux dont je parle[4] ont donné de leur propre bien ; et par là ils sont au-dessus de Fouquet, autant que par leur naissance, leurs dignités et leur génie. Comme nous ne les nommons point, ils ne doivent pas se fâcher. Que le lecteur pardonne cette digression qui commence notre ouvrage. Elle vaut mieux que ce que nous dirons sur la lettre A, qui a été si bien traitée par feu M. Dumarsais, et par ceux qui ont joint leur travail au sien. Nous ne parlerons point des autres lettres, et nous renvoyons à l’Encyclopédie, qui dit tout ce qu’il faut sur cette matière.

On commence à substituer la lettre a à la lettre o dans français, française, anglais, anglaise, et dans tous les imparfaits, comme il employait, il octroyait, il ploierait[5], etc. ; la raison n’en est-elle pas évidente ? ne faut-il pas écrire comme on parle autant qu’on le peut ? n’est-ce pas une contradiction d’écrire oi et de prononcer ai ? Nous disions autrefois je croyois, j’octroyois, j’employois, je ployois : lorsque enfin on adoucit ces sons barbares, on ne songea point à réformer les caractères, et le langage démentit continuellement l’écriture.

Mais quand il fallut faire rimer en vers les ois qu’on prononçait ais, avec les ois qu’on prononçait ois, les auteurs furent bien embarrassés. Tout le monde, par exemple, disait français dans la conversation et dans les discours publics ; mais comme la coutume vicieuse de rimer pour les yeux et non pas pour les oreilles s’était introduite parmi nous, les poëtes se crurent obligés de faire rimer français à lois, rois, exploits ; et alors les mêmes académiciens qui venaient de prononcer français dans un discours oratoire, prononçaient françois dans les vers. On trouve dans une pièce de vers de Pierre Corneille, sur le passage du Rhin, assez peu connue[6] :


Quel spectacle d’effroi, grand Dieu ! si toutefois
Quelque chose pouvoit effrayer des François.

Le lecteur peut remarquer quel effet produiraient aujourd’hui ces vers, si l’on prononçait, comme sous François Ier, pouvait par un o ; quelle cacophonie feraient effroi, toutefois, pouvoit, françois.

Dans le temps que notre langue se perfectionnait le plus, Boileau disait[7] :


Qu’il s’en prenne à sa muse allemande en françois ;
Mais laissons Chapelain pour la dernière fois.

Aujourd’hui que tout le monde dit français, ce vers de Boileau lui-même paraîtrait un peu allemand.

Nous nous sommes enfin défaits de cette mauvaise habitude d’écrire le mot français comme on écrit saint François. Il faut du temps pour réformer la manière d’écrire tous ces autres mots dans lesquels les yeux trompent toujours les oreilles. Vous écrivez encore je croyois ; et si vous prononciez je croyais, en faisant sentir les deux o, personne ne pourrait vous supporter. Pourquoi donc, en ménageant nos oreilles, ne ménagez-vous pas aussi nos yeux ? pourquoi n’écrivez-vous pas je croyais, puisque je croyais est absolument barbare ?

Vous enseignez la langue française à un étranger ; il est d’abord surpris que vous prononciez je croyais, j’octroyais, j’employais ; il vous demande pourquoi vous adoucissez la prononciation de la dernière syllabe, et pourquoi vous n’adoucissez pas la précédente ; pourquoi dans la conversation vous ne dites pas je crayais, j’emplayais, etc.

Vous lui répondez, et vous devez lui répondre, qu’il y a plus de grâce et de variété à faire succéder une diphthongue à une autre. La dernière syllabe, lui dites-vous, dont le son reste dans l’oreille, doit être plus agréable et plus mélodieuse que les autres, et c’est la variété dans la prononciation de ces syllabes qui fait le charme de la prosodie.

L’étranger vous répliquera : Vous deviez m’en avertir par l’écriture comme vous m’en avertissez dans la conversation. Ne voyez-vous pas que vous m’embarrassez beaucoup lorsque vous orthographiez d’une façon et que vous prononcez d’une autre ?

Les plus belles langues, sans contredit, sont celles où les mêmes syllabes portent toujours une prononciation uniforme : telle est la langue italienne. Elle n’est point hérissée de lettres qu’on est obligé de supprimer ; c’est le grand vice de l’anglais et du français. Qui croirait, par exemple, que ce mot anglais handkerchief se prononce ankicher ? et quel étranger imaginera que paon, Laon, se prononcent en français pan et Lan ? Les Italiens se sont défaits de la lettre h au commencement des mots, parce qu’elle n’y a aucun son, et de la lettre x entièrement, parce qu’ils ne la prononcent plus[8] : que ne les imitons-nous ? avons-nous oublié que l’écriture est la peinture de la voix ?

Vous dites ; mais vous dites anglais, portugais, français ; mais vous dites danois, suédois : comment devinerai-je cette différence, si je n’apprends votre langue que dans vos livres ? Et pourquoi, en prononçant anglais et portugais, mettez-vous un o à l’un et un a à l’autre ? Pourquoi n’avez-vous pas la mauvaise habitude d’écrire portugois, comme vous avez la mauvaise habitude d’écrire anglois ? En un mot, ne paraît-il pas évident que la meilleure méthode est d’écrire toujours par a ce qu’on prononce par a[9] ?


A[10].


A, troisième personne au présent de l’indicatif du verbe avoir. C’est un défaut sans doute qu’un verbe ne soit qu’une seule lettre, et qu’on exprime il a raison, il a de l’esprit, comme on exprime il est à Paris, il est à Lyon.


.... Hodieque manent vestigia ruris.

Hor., 1. ii, ep. i, v. 100.


Il a eu choquerait horriblement l’oreille, si on n’y était pas accoutumé : plusieurs écrivains se servent souvent de cette phrase, la différence qu’il y a ; la distance qu’il y a entre eux ; est-il rien de plus languissant à la fois et de plus rude ? n’est-il pas aisé d’éviter cette imperfection du langage, en disant simplement la distance, la différence entre eux ? à quoi bon ce qu’il et cet y a, qui rendent le discours sec et diffus, et qui réunissent ainsi les plus grands défauts ?

Ne faut-il pas surtout éviter le concours de deux a ? il va à Paris, il a Antoine en aversion. Trois et quatre a sont insupportables ; il va à Amiens, et de là à Arques.

La poésie française proscrit ce heurtement de voyelles.


Gardez qu’une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée[11].


Les Italiens ont été obligés de se permettre cet achoppement de sons qui détruisent l’harmonie naturelle, ces hiatus, ces bâillements que les Latins étaient soigneux d’éviter, Pétrarque ne fait nulle difficulté de dire :

Movesi’l vecchierel canuto e bianco
Del doice loco, ov’ha sua età fornita.

Pet., I, s. 14.


L’Arioste a dit :

Non sa quel che sia Amor…
Dovea fortuna alla cristiana fede…
Tanto girò che venue a una riviera…
Altra aventura al buon Rinaldo accadde…


Cette malheureuse cacophonie est nécessaire en italien, parce que la plus grande partie des mots de cette langue se termine en a, e, i, o, u. Le latin, qui possède une infinité de terminaisons, ne pouvait guère admettre un pareil heurtement de voyelles, et la langue française est encore en cela plus circonspecte et plus sévère que le latin. Vous voyez très rarement dans Virgile une voyelle suivie d’un mot commençant par une voyelle[12] ; ce n’est que dans un petit nombre d’occasions où il faut exprimer quelque désordre de l’esprit,

Arma amens capio…

(Æn., II, 314.)


ou lorsque deux spondées peignent un lieu vaste et désert.

Et Neptuno Ægeo[13].

(Æn., III, 74.)


Homère, il est vrai, ne s’assujettit pas à cette règle de l’harmonie, qui rejette le concours des voyelles, et surtout des a ; les finesses de l’art n’étaient pas encore connues de son temps, et Homère était au-dessus de ces finesses ; mais ses vers les plus harmonieux sont ceux qui sont composés d’un assemblage heureux de voyelles et de consonnes. C’est ce que Boileau recommande dès le premier chant de l’Art poétique.

La lettre A chez presque toutes les nations devint une lettre sacrée, parce qu’elle était la première ; les Égyptiens joignirent cette superstition à tant d’autres : de là vient que les Grecs d’Alexandrie l’appelaient hier’alpha ; et comme oméga était la dernière lettre, ces mots alpha et oméga signifièrent le complément de toutes choses. Ce fut l’origine de la cabale et de plus d’une mystérieuse démence.

Les lettres servaient de chiffres et de notes de musique ; jugez quelle foule de connaissances secrètes cela produisit : a, b, c, d, e, f, g, étaient les sept cieux. L’harmonie des sphères célestes était composée des sept premières lettres, et un acrostiche rendait raison de tout dans la vénérable antiquité.

  1. Cet article faisait partie des Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)
  2. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, première édition et réimpression, il y a troisième volume. C’est une faute ; voyez la lettre de d’Alembert, du 11 mars 1770. (B.)
  3. Jean-Joseph Languet, évêque de Soissons, a donné, sous le titre de la Vie de la vénérable mère Marguerite-Marie, 1729, in-4°, l’histoire de Marie Alacoque. — C’est par faute ou par plaisanterie qu’on écrit Marie à la Coque, ainsi qu’a fait Voltaire. Alacoque est le nom de famille, et non le surnom. (B.)
  4. M. le duc de Choiseul. (K.)
  5. C’est ainsi qu’on lit dans les Questions sur l’Encyclopédie, éditions de 1770, 1771, 1775, et dans l’édition in-4o.
  6. Les Victoires du roi sur les États de Hollande en l’année 1672. (B.)
  7. Satire ix, 241-42.
  8. Ce texte est celui de l’édition in-12 de Kehl.
  9. C’est là l’orthographe, dite de Voltaire, aujourd’hui en usage. M. Beuchot en fixe la date de 1750 à 1754.
  10. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)
  11. Boileau, Art poétique, I, 107-108.
  12. Assertion contestable, et contestée par M. Pierron, dans Voltaire et ses Maîtres, Paris, Librairie académique Didier et Cie 1866, in-l2, page 277.
  13. Sacra mari colitur medio gralissima tellus
    Nereidum matri et Neptuno Ægeo.

    Il s’agit de l’île de Délos. Énée l’appelle une terre sacrée, chère à la mère des Néréides et à Neptune Égéen, c’est-à-dire au dieu qu’on adorait particulièrement comme maître de la mer Égée. Virgile n’a pas voulu peindre, en ces trois spondées, un lieu vaste et désert.

    La plupart des éditions de Voltaire portent : In Neptuno Ægeo, ce qui ne se trouve pas dans Virgile.

Avertissement

A

ABC ou Alphabet