Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Puissance, toute-puissance

Éd. Garnier - Tome 20
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PUISSANCE, TOUTE-PUISSANCE[1].

Je suppose que celui qui lira cet article est convaincu que ce monde est formé avec intelligence, et qu’un peu d’astronomie et d’anatomie suffisent pour faire admirer cette intelligence universelle et suprême.

Encore une fois, Mens agitat molem. (Virg., Æn., VI.)

Peut-il savoir par lui-même si cette intelligence est toute-puissante, c’est-à-dire infiniment puissante ? A-t-il la moindre notion de l’infini, pour comprendre ce que c’est qu’une puissance infinie ?

Le célèbre historien philosophe David Hume dit[2] : « Un poids de dix onces est enlevé dans la balance par un autre poids ; donc cet autre poids est de plus de dix onces ; mais on ne peut apporter de raison pourquoi il doit être de cent. »

On peut dire de même : Tu reconnais une intelligence suprême assez forte pour te former, pour te conserver un temps limité, pour te récompenser, pour te punir. En sais-tu assez pour te démontrer qu’elle peut davantage ?

Comment peux-tu te prouver par ta raison que cet être peut plus qu’il n’a fait ? La vie de tous les animaux est courte. Pouvait-il la faire plus longue ?

Tous les animaux sont la pâture les uns des autres sans exception : tout naît pour être dévoré. Pouvait-il former sans détruire ?

Tu ignores quelle est sa nature. Tu ne peux donc savoir si sa nature ne l’a pas forcé de ne faire que les choses qu’il a faites.

Ce globe n’est qu’un vaste champ de destruction et de carnage. Ou le grand Être a pu en faire une demeure éternelle de délices pour tous les êtres sensibles, ou il ne l’a pas pu. S’il l’a pu et s’il ne l’a pas fait, crains de le regarder comme malfaisant ; mais s’il ne l’a pas pu, ne crains point de le regarder comme une puissance très-grande, circonscrite par sa nature dans ses limites.

Qu’elle soit infinie ou non, cela ne t’importe. Il est indifférent à un sujet que son maître possède cinq cents lieues de terrain ou cinq mille ; il n’en est ni plus ni moins sujet.

Lequel serait le plus injurieux à cet Être ineffable de dire : Il a fait des malheureux sans pouvoir s’en dispenser ; ou : Il les a faits pour son plaisir ?

Plusieurs sectes le représentent comme cruel ; d’autres, de peur d’admettre un Dieu méchant, ont l’audace de nier son existence. Ne vaut-il pas mieux dire que probablement la nécessité de sa nature et celle des choses ont tout déterminé ?

Le monde est le théâtre du mal moral et du mal physique : on ne le sent que trop ; et le Tout est bien de Shaftesbury, de Bolingbroke et de Pope n’est qu’un paradoxe de bel esprit, une mauvaise plaisanterie.

Les deux principes de Zoroastre et de Manès, tant ressassés par Bayle, sont une plaisanterie plus mauvaise encore. Ce sont, comme on l’a déjà observé, les deux médecins de Molière[3] dont l’un dit à l’autre : Passez-moi l’émétique, et je vous passerai la saignée. Le manichéisme est absurde ; et voilà pourquoi il a eu un si grand parti.

J’avoue que je n’ai point été éclairé par tout ce que dit Bayle sur les manichéens et sur les pauliciens. C’est de la controverse ; j’aurais voulu de la pure philosophie. Pourquoi parler de nos mystères à Zoroastre ? Dès que vous osez traiter nos mystères, qui ne veulent que de la foi et non du raisonnement, vous vous ouvrez des précipices.

Le fatras de notre théologie scolastique n’a rien à faire avec le fatras des rêveries de Zoroastre.

Pourquoi discuter avec Zoroastre le péché originel ? Il n’en a jamais été question que du temps de saint Augustin. Zoroastre, ni aucun législateur de l’antiquité, n’en avait entendu parler.

Si vous disputez avec Zoroastre, mettez sous la clef l’Ancien et le Nouveau Testament, qu’il ne connaissait pas, et qu’il faut révérer sans vouloir les expliquer.

Qu’aurais-je donc dit à Zoroastre ? Ma raison ne peut admettre deux dieux qui se combattent : cela n’est bon que dans un poëme où Minerve se querelle avec Mars. Ma faible raison est bien plus contente d’un seul grand Être, dont l’essence était de faire et qui a fait tout ce que sa nature lui a permis, qu’elle n’est satisfaite de deux grands Êtres, dont l’un gâte tous les ouvrages de l’autre. Votre mauvais principe Arimane n’a pu déranger une seule des lois astronomiques et physiques du bon principe Oromase : tout marche avec la plus grande régularité dans les cieux. Pourquoi le méchant Arimane n’aurait-il eu de puissance que sur ce petit globe de la terre ?

Si j’avais été Arimane, j’aurais attaqué Oromase dans ses belles et grandes provinces de tant de soleils et d’étoiles. Je ne me serais pas borné à lui faire la guerre dans un petit village.

Il y a beaucoup de mal dans ce village ; mais d’où savons-nous que ce mal n’était pas inévitable ?

Vous êtes forcé d’admettre une intelligence répandue dans l’univers, mais :

1° Savez-vous, par exemple, si cette puissance s’étend jusqu’à prévoir l’avenir ? Vous l’avez assuré mille fois ; mais vous n’avez jamais pu ni le prouver, ni le comprendre. Vous ne pouvez savoir comment un être quelconque voit ce qui n’est pas. Or l’avenir n’est pas ; donc nul être ne peut le voir. Vous vous réduisez à dire qu’il prévoit ; mais prévoir c’est conjecturer[4].

Or un Dieu qui, selon vous, conjecture peut se tromper. Il s’est réellement trompé dans votre système : car s’il avait prévu que son ennemi empoisonnerait ici-bas toutes ses œuvres, il ne les aurait pas produites ; il ne se serait pas préparé lui-même la honte d’être continuellement vaincu.

2° Ne lui fais-je pas bien plus d’honneur en disant qu’il a fait tout par la nécessité de sa nature, que vous ne lui en faites en lui suscitant un ennemi qui défigure, qui souille, qui détruit ici-bas toutes ses œuvres ?

3° Ce n’est point avoir de Dieu une idée indigne que de dire qu’ayant formé des milliards de mondes où la mort et le mal n’habitent point, il a fallu que le mal et la mort habitassent dans celui-ci.

4° Ce n’est point rabaisser Dieu que de dire qu’il ne pouvait former l’homme sans lui donner de l’amour-propre ; que cet amour-propre ne pouvait le conduire sans l’égarer presque toujours ; que ses passions sont nécessaires, mais qu’elles sont funestes ; que la propagation ne peut s’exécuter sans désirs ; que ces désirs ne peuvent animer l’homme sans querelles ; que ces querelles amènent nécessairement des guerres, etc.

5° En voyant une partie des combinaisons du règne végétal, animal et minéral, et ce globe percé partout comme un crible, d’où tant d’exhalaisons s’échappent en foule, quel sera le philosophe assez hardi ou le scolastique assez imbécile pour voir clairement que la nature pouvait arrêter les effets des volcans, les intempéries de l’atmosphère, la violence des vents, les pestes, et tous les fléaux destructeurs ?

6° Il faut être bien puissant, bien fort, bien industrieux, pour avoir formé des lions qui dévorent des taureaux, et produit des hommes qui inventent des armes pour tuer d’un seul coup, non-seulement les taureaux et les lions, mais encore pour se tuer les uns les autres. Il faut être très-puissant pour avoir fait naître des araignées qui tendent des filets pour prendre des mouches ; mais ce n’est pas être tout-puissant, infiniment puissant.

7° Si le grand Être avait été infiniment puissant, il n’y a nulle raison pour laquelle il n’aurait pas fait les animaux sensibles infiniment heureux ; il ne l’a pas fait, donc il ne l’a pas pu.

8° Toutes les sectes des philosophes ont échoué contre l’écueil du mal physique et moral. Il ne reste que d’avouer que Dieu, ayant agi pour le mieux, n’a pu agir mieux.

9° Cette nécessité tranche toutes les difficultés et finit toutes les disputes. Nous n’avons pas le front de dire : Tout est bien ; nous disons : Tout est le moins mal qu’il se pouvait.

10° Pourquoi un enfant meurt-il souvent dans le sein de sa mère ? Pourquoi un autre, ayant eu le malheur de naître, est-il réservé à des tourments aussi longs que sa vie, terminés par une mort affreuse ?

Pourquoi la source de la vie a-t-elle été empoisonnée dans toute la terre depuis la découverte de l’Amérique ? Pourquoi depuis le VIIe siècle de notre ère vulgaire, la petite-vérole emporte-t-elle la huitième partie du genre humain ? Pourquoi de tout temps les vessies ont-elles été sujettes à être des carrières de pierres ? Pourquoi la peste, la guerre, la famine et l’Inquisition ? Tournez-vous de tous les sens, vous ne trouverez d’autre solution sinon que tout a été nécessaire.

Je parle ici aux seuls philosophes, et non pas aux théologiens. Nous savons bien que la foi est le fil du labyrinthe. Nous savons que la chute d’Adam et d’Ève, le péché originel, la puissance immense donnée aux diables, la prédilection accordée par le grand Être au peuple juif, et le baptême substitué à l’amputation du prépuce, sont les réponses qui éclaircissent tout. Nous n’avons argumenté que contre Zoroastre, et non contre l’Université de Conimbre on Coïmbre, à laquelle nous nous soumettons dans tous nos articles. (Voyez les Lettres de Memmius à Cicéron[5], et répondez-y, si vous pouvez.)


  1. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie ». 1771. (B.)
  2. Particular Providence, page 359. (Note de Voltaire.)
  3. Dans l’Amour médecin, acte III, scène Ire, Desfonandrès dit : « Qu’il me passe mon émétique pour la malade dont il s’agit, et je lui passerai tout ce qu’il voudra pour le premier malade dont il sera question. »
  4. C’est le sentiment des sociniens. (Note de Voltaire.)
  5. Dans les Mélanges, année 1771.


Providence

Puissance, toute-puissance

Puissance