Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Providence

Éd. Garnier - Tome 20
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PROVIDENCE[1].

J’étais à la grille lorsque sœur Fessue disait à sœur Confite : « La Providence prend un soin visible de moi ; vous savez comme j’aime mon moineau : il était mort, si je n’avais pas dit neuf Ave Maria pour obtenir sa guérison. Dieu a rendu mon moineau à la vie ; remercions la sainte Vierge. »

Un métaphysicien lui dit : « Ma sœur, il n’y a rien de si bon que des Ave Maria, surtout quand une fille les récite en latin dans un faubourg de Paris ; mais je ne crois pas que Dieu s’occupe beaucoup de votre moineau, tout joli qu’il est ; songez, je vous prie, qu’il a d’autres affaires. Il faut qu’il dirige continuellement le cours de seize planètes et de l’anneau de Saturne, au centre desquels il a placé le soleil, qui est aussi gros qu’un million de nos terres. Il a des milliards de milliards d’autres soleils, de planètes et de comètes à gouverner. Ses lois immuables et son concours éternel font mouvoir la nature entière : tout est lié à son trône par une chaîne infinie dont aucun anneau ne peut jamais être hors de sa place. Si des Ave Maria avaient fait vivre le moineau de sœur Fessue un instant de plus qu’il ne devait vivre, ces Ave Maria auraient violé toutes les lois posées de toute éternité par le grand Être ; vous auriez dérangé l’univers ; il vous aurait fallu un nouveau monde, un nouveau Dieu, un nouvel ordre de choses.

sœur fessue.

Quoi ! vous croyez que Dieu fasse si peu de cas de sœur Fessue ?

le métaphysicien.

Je suis fâché de vous dire que vous n’êtes, comme moi, qu’un petit chaînon imperceptible de la chaîne infinie ; que vos organes, ceux de votre moineau, et les miens, sont destinés à subsister un nombre déterminé de minutes dans ce faubourg de Paris.

sœur fessue.

S’il est ainsi, j’étais prédestinée à dire un nombre déterminé d’Ave Maria.

le métaphysicien.

Oui ; mais ils n’ont pas forcé Dieu à prolonger la vie de votre moineau au delà de son terme. La constitution du monde portait que dans ce couvent, à une certaine heure, vous prononceriez comme un perroquet certaines paroles dans une certaine langue que vous n’entendez point; que cet oiseau, né comme vous par l’action irrésistible des lois générales, ayant été malade, se porterait mieux ; que vous vous imagineriez l’avoir guéri avec des paroles, et que nous aurions ensemble cette conversation.

sœur fessue.

Monsieur, ce discours sent l’hérésie. Mon confesseur, le révérend P. de Menou, en inférera que vous ne croyez pas à la Providence.

le métaphysicien.

Je crois la Providence générale, ma chère sœur, celle dont est émanée de toute éternité la loi qui règle toute chose, comme la lumière jaillit du soleil ; mais je ne crois point qu’une Providence particulière change l’économie du monde pour votre moineau ou pour votre chat.

sœur fessue.

Mais pourtant, si mon confesseur vous dit, comme il me l’a dit à moi, que Dieu change tous les jours ses volontés en faveur des âmes dévotes ?

le métaphysicien.
Il me dira la plus plate bêtise qu’un confesseur de filles puisse dire à un homme qui pense.
sœur fessue.

Mon confesseur une bête ! sainte Vierge Marie !

le métaphysicien.

Je ne dis pas cela ; je dis qu’il ne pourrait justifier que par une bêtise énorme les faux principes qu’il vous a insinués, peut-être fort adroitement, pour vous gouverner.

sœur fessue.

Ouais ! j’y penserai ; cela mérite réflexion. »


  1. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)