Buffon - Oeuvres completes, 1829/Tome 1



ŒUVRES
COMPLÈTES
DE BUFFON.
TOME I.

THÉORIE DE LA TERRE.
I.






PARIS. — IMPRIMERIE D’A. BÉRAUD, RUE DU FOIN-SAINT-JACQUES, No 9.


BUFFON
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE BUFFON
AUGMENTÉES
PAR M. F. CUVIER,
MEMBRE DE L’INSTITUT,
(Académie des Sciences)
DE DEUX VOLUMES
supplémentaires
OFFRANT LA DESCRIPTION DES MAMMIFÈRES ET
DES OISEAUX LES PLUS REMARQUABLES
DÉCOUVERTS JUSQU’À CE JOUR,
ET ACCOMPAGNÉES
D’UN BEAU PORTRAIT DE BUFFON, ET DE 260 GRAVURES EN
TAILLE-DOUCE, EXÉCUTÉES POUR CETTE ÉDITION
PAR LES MEILLEURS ARTISTES.



À PARIS,
CHEZ F. D. PILLOT, ÉDITEUR,
RUE DU FOUARRE, No 19, PRÈS LA PLACE MAUBERT ;
SALMON, LIBRAIRE,
QUAI DES AUGUSTINS, No 19.

1829.

ÉLOGE

DE BUFFON,

PAR CONDORCET.



George-Louis Leclerc, comte de Buffon, trésorier de l’Académie des sciences, de l’Académie Françoise, de la Société royale de Londres, des Académies d’Édimbourg, Pétersbourg, Berlin, de l’Institut de Bologne, naquit à Montbard, le 7 septembre 1707, de Benjamin Leclerc de Buffon, conseiller au parlement de Bourgogne, et de mademoiselle Marlin.

Animé dès sa jeunesse du désir d’apprendre, éprouvant à la fois et le besoin de méditer et celui d’acquérir de la gloire, M. de Buffon n’en avoit pas moins les goûts de son âge ; et sa passion pour l’étude, en l’empêchant d’être maîtrisé par son ardeur pour le plaisir, contribuoit plus à la conserver qu’à l’éteindre. Le hasard lui offrit la connoissance du jeune lord Kingston, dont le gouverneur aimoit et cultivoit les sciences : cette société réunissoit pour M. de Buffon l’instruction et l’amusement ; il vécut avec eux à Paris et à Saumur, les suivit en Angleterre, les accompagna en Italie.

Ni les chefs-d’œuvre antiques, ni ceux des modernes qui, en les imitant, les ont souvent surpassés, ni ces souvenirs d’un peuple-roi sans cesse rappelés par des monuments dignes de sa puissance, ne frappèrent M. de Buffon ; il ne vit que la nature, à la fois riante, majestueuse et terrible, offrant des asiles voluptueux et de paisibles retraites entre des torrents de laves et sur les débris des volcans, prodiguant ses richesses à des campagnes qu’elle menace d’engloutir sous des monceaux de cendres ou de fleuves enflammés, et montrant à chaque pas les vestiges et les preuves des antiques révolutions du globe. La perfection des ouvrages des hommes, tout ce que leur foiblesse a pu y imprimer de grandeur, tout ce que le temps a pu donner d’intérêt ou de majesté, disparut à ses yeux devant les œuvres de cette main créatrice dont la puissance s’étend sur tous les mondes, et pour qui, dans son éternelle activité, les générations humaines sont à peine un instant. Dès lors il apprit à voir la nature avec transport comme avec réflexion ; il réunit le goût de l’observation à celui des sciences contemplatives ; et les embrassant toutes dans l’universalité de ses connoissances, il forma la résolution de leur dévouer exclusivement sa vie.

Une constitution qui le rendoit capable d’un travail long et soutenu, une ardeur qui lui faisoit dévorer sans dégoût et presque sans ennui les détails les plus fastidieux ; un caractère où il ne se rencontroit aucune de ces qualités qui repoussent la fortune, le sentiment qu’il avoit déjà de ses propres forces, le besoin de la considération, tout sembloit devoir l’appeler à la magistrature, où sa naissance lui marquoit sa place, où il pouvoit espérer des succès brillants et se livrer à de grandes espérances : elles furent sacrifiées aux sciences, et ce n’est point le seul exemple que l’histoire de l’Académie puisse présenter de ce noble dévouement. Ce qui rend plus singulier celui de M. de Buffon, c’est qu’alors il n’étoit entraîné vers aucune science en particulier par cet attrait puissant qui force l’esprit à s’occuper d’un objet, et ne laisse pas à la volonté le pouvoir de l’en distraire. Mais tout ce qui élevoit ses idées ou agrandissoit son intelligence, avoit un charme pour lui : il savoit que, si la gloire littéraire est, après la gloire des armes, la plus durable et la plus brillante, elle est de toutes celle qui peut le moins être contestée ; il savoit enfin que tout homme qui attire les regards du public par ses ouvrages ou par ses actions, n’a plus besoin de place pour prétendre à la considération, et peut l’attendre de son caractère et de sa conduite.

Les premiers travaux de M. de Buffon furent des traductions ; anecdote singulière que n’a encore présentée la vie d’aucun homme destiné à une grande renommée. Il désirait se perfectionner dans la langue anglaise, s’exercer à écrire dans la sienne, étudier dans Newton le calcul de l’infini, dans Hales les essais d’une physique nouvelle, dans Tull les premières applications des sciences à l’agriculture ; il ne vouloit pas en même temps qu’un travail nécessaire à son instruction retardât l’instant où il commenceroit à fixer sur lui les regards du public, et il traduisit les livres qu’il étudioit.

Chacune de ces traductions est précédée d’une préface. M. de Buffon a obtenu depuis, comme écrivain, une célébrité si grande et si méritée, que les essais de sa jeunesse doivent exciter la curiosité. Il est naturel d’y chercher les premiers traits de son talent, de voir ce que les observations et l’exercice ont pu y ajouter ou y corriger, de distinguer, en quelque sorte, les dons de la nature et l’ouvrage de la réflexion. Mais on ne trouve dans ces préfaces qu’un des caractères du style de M. de Buffon, cette gravité noble et soutenue qui ne l’abandonne presque jamais. Son goût étoit déjà trop formé pour lui permettre de chercher des ornements que le sujet eût rejetés, et son nom trop connu pour le risquer. La timidité et la hardiesse peuvent être également le caractère du premier ouvrage d’un homme de génie ; mais la timidité, qui suppose un goût inspiré par la nature et une sagesse prématurée, a été le partage des écrivains qui ont montré le talent le plus pur et le plus vrai. Rarement ceux dont une crainte salutaire n’a point arrêté les pas au commencement de la carrière, ont pu en atteindre le terme et ne pas s’y égarer.

M. de Buffon parut d’abord vouloir se livrer uniquement aux mathématiques : regardées, surtout depuis Newton, comme le fondement et la clef des connoissances naturelles, elles étoient, en quelque sorte, devenues parmi nous une science à la mode ; avantage quelles devoient en partie à ce que M. de Maupertuis, le savant alors le plus connu des gens du monde, étoit un géomètre. Mais, si M. de Buffon s’occupa quelque temps de recherches mathématiques, c’étoit surtout pour s’étudier lui-même, essayer ses forces, et connoître la trempe de son génie. Bientôt il sentit que la nature l’appeloit à d’autres travaux, et il essaya une nouvelle route que le goût du public lui indiquoit encore.

À l’exemple de M. Duhamel, il vouloit appliquer les connoissances physiques à des objets d’une utilité immédiate ; il étudia en physicien les bois dont il étoit obligé de s’occuper comme propriétaire, et publia sur cette partie de l’agriculture plusieurs mémoires remarquables surtout par la sagesse avec laquelle, écartant tout système, toute vue générale, mais incertaine, il se borne à raconter des faits, à détailler des expériences. Il n’ose s’écarter de l’esprit qui commençoit alors à dominer parmi les savants, de cette fidélité sévère et scrupuleuse à ne prendre pour guides que l’observation et le calcul, à s’arrêter dès l’instant où ces fils secourables se brisent ou s’échappent de leurs mains. Mais s’il fut depuis moins timide, il faut lui rendre cette justice, qu’en s’abandonnant trop facilement peut-être à des systèmes spéculatifs, dont l’adoption peut tout au plus égarer quelques savants et ralentir leur course, jamais il n’étendit cet esprit systématique sur des objets immédiatement applicables à l’usage commun, où il pourroit conduire à des erreurs vraiment nuisibles.

Parmi les observations que renferment ces mémoires, la plus importante est celle où il propose un moyen de donner à l’aubier une dureté au moins égale à celle du cœur du bois, qui est elle-même augmentée par ce procédé ; il consiste à écorcer les arbres sur pied dans le temps de la sève, et à les y laisser dessécher et mourir. Les ordonnances défendoient cette opération ; car elles ont trop souvent traité les hommes comme si, condamnés à une enfance éternelle ou à une incurable démence, on ne pouvoit leur laisser sans danger la disposition de leurs propriétés et l’exercice de leurs droits.

Peu de temps après, M. de Buffon prouva par le fait la possibilité des miroirs brûlants d’Archimède et de Proclus. Tzetzès en a laissé une description qui montre qu’ils avoient employé un système de miroirs plans. Les essais tentés par Kircher avec un petit nombre de miroirs, ne laissoient aucun doute sur le succès ; M. Dufay avoit répété cette expérience ; Hartsoeker avoit même commencé une machine construite sur ce principe ; mais il restoit à M. de Buffon l’honneur d’avoir montré, le premier parmi les modernes, l’expérience extraordinaire d’un incendie allumé à deux cents pieds de distance ; expérience qui n’avoit été vue avant lui qu’à Syracuse et à Constantinople. Bientôt après, il proposa l’idée d’une loupe à échelons, n’exigeant plus ces masses énormes de verres si difficiles à fondre et à travailler, absorbant une moindre quantité de lumière, parce qu’elle peut n’avoir jamais qu’une petite épaisseur, offrant enfin l’avantage de corriger une grande partie de l’aberration de sphéricité. Cette loupe, proposée en 1748 par M. de Buffon, n’a été exécutée que par M. l’abbé Rochon, plus de trente ans après, avec assez de succès pour montrer qu’elle mérite la préférence sur les lentilles ordinaires. On pourroit même composer de plusieurs pièces ces loupes à échelons ; on y gagneroit plus de facilité dans la construction, une grande diminution de dépense, l’avantage de pouvoir leur donner plus d’étendue, et celui d’employer, suivant le besoin, un nombre de cercles plus ou moins grand, et d’obtenir ainsi d’un même instrument différents degrés de force.

En 1739, M. de Buffon fut nommé intendant du Jardin du Roi. Les devoirs de cette place fixèrent pour jamais son goût jusqu’alors partagé entre différentes sciences ; et sans renoncer à aucune, ce ne fut plus que dans leurs rapports avec l’histoire naturelle qu’il se permit de les envisager.

Obligé d’étudier les détails de cette science si vaste, de parcourir les compilations immenses où l’on avoit recueilli les observations de tous les pays et de tous les siècles, bientôt son imagination éprouva le besoin de peindre ce que les autres avoient décrit ; sa tête, exercée à former des combinaisons, sentit celui de saisir des ensembles où les observateurs ne lui offroient que des faits épars et sans liaison.

Il osa donc concevoir le projet de rassembler tous ces faits, d’en tirer des résultats généraux qui devinssent la théorie de la nature, dont les observations ne sont que l’histoire ; de donner de l’intérêt et de la vie à celle des animaux, en mêlant un tableau philosophique de leurs mœurs et de leurs habitudes à des descriptions embellies de toutes les couleurs dont l’art d’écrire pouvoit les orner ; de créer enfin pour les philosophes, pour tous les hommes qui ont exercé leur esprit ou leur âme, une science qui n’existoit encore que pour les naturalistes.

L’immensité de ce plan ne le rebuta point ; il prévoyoit sans doute qu’avec un travail assidu de tous les jours, continué pendant une longue vie, il n’en pourroit encore exécuter qu’une partie : mais il s’agissoit surtout de donner l’exemple et d’imprimer le mouvement aux esprits. La difficulté de répandre de l’intérêt sur tant d’objets inanimés ou insipides ne l’arrêta point ; il avoit déjà cette conscience de talent qui, comme la conscience morale, ne trompe jamais quand on l’interroge de bonne foi, et qu’on la laisse dicter seule la réponse.

Dix années furent employées à préparer des matériaux, à former des combinaisons, à s’instruire dans la science des faits, à s’exercer dans l’art d’écrire, et au bout de ce terme le premier volume de l’Histoire naturelle vint étonner l’Europe. En parlant de cet ouvrage, que tous les hommes ont lu, que presque tous ont admiré, qui a rempli, soit par le travail de la composition, soit par des études préliminaires, la vie entière de M. de Buffon, nous ne prendrons pour guide que la vérité ; (car, pourquoi chercherions-nous vainement à flatter par des éloges qui ne dureroient qu’un jour, un nom qui doit vivre à jamais ?) et en évitant, s’il est possible, l’influence de toutes les causes qui peuvent agir sur l’opinion souvent passagère des contemporains, nous tâcherons de prévoir l’opinion durable de la postérité.

La théorie générale du globe que nous habitons, la disposition, la nature et l’origine des substances qu’il offre à nos regards, les grands phénomènes qui s’opèrent à sa surface ou dans son sein ; l’histoire de l’homme et les lois qui président à sa formation, à son développement, à sa vie, à sa destruction ; la nomenclature et la description des quadrupèdes ou des oiseaux, l’examen de leurs facultés, la peinture de leurs mœurs, tels sont les objets que M. de Buffon a traités.

Nous ne connoissons, par des observations exactes, qu’une très petite partie de la surface du globe ; nous n’avons pénétré dans ses entrailles que conduits par l’espérance, plus souvent avide qu’observatrice, d’en tirer ce qu’elles renferment d’utile à nos besoins, de précieux à l’avarice ou au luxe ; et, lorsque M. de Buffon donna sa Théorie de la Terre, nos connoissances n’étoient même qu’une foible partie de celles que nous avons acquises, et qui sont si imparfaites encore. On pouvoit donc regarder comme téméraire l’idée de former dès lors une théorie générale du globe, puisque cette entreprise le seroit encore aujourd’hui. Mais M. de Buffon connoissoit trop les hommes pour ne pas sentir qu’une science qui n’offriroit que des faits particuliers, ou ne présenteroit des résultats généraux que sous la forme de simples conjectures, frapperoit peu les esprits vulgaires, trop foibles pour supporter le poids du doute. Il savoit que Descartes n’avoit attiré les hommes à la philosophie que par la hardiesse de ses systèmes ; qu’il ne les avoit arrachés au joug de l’autorité, à leur indifférence pour la vérité, qu’en s’emparant de leur imagination, en ménageant leur paresse ; et qu’ensuite, libres de leurs fers, livrés à l’avidité de connoître, eux-mêmes avoient su choisir la véritable route. Il avoit vu enfin, dans l’histoire des sciences, que l’époque de leurs grands progrès avoit presque toujours été celle des systèmes célèbres, parce que, ces systèmes exaltant à la fois l’activité de leurs adversaires et celle de leurs défenseurs, tous les objets sont alors soumis à une discussion dans laquelle l’esprit de parti, si difficile sur les preuves du parti contraire, oblige à les multiplier. C’est alors que chaque combattant, s’appuyant sur tous les faits reçus, ils sont tous soumis à un examen rigoureux ; c’est alors qu’ayant épuisé ces premières armes, on cherche de nouveaux faits pour s’en procurer de plus sûres et d’une trempe plus forte.

Ainsi la plus austère philosophie peut pardonner à un physicien de s’être livré à son imagination, pourvu que ses erreurs aient contribué aux progrès des sciences, ne fût-ce qu’en imposant la nécessité de le combattre ; et si les hypothèses de M. de Buffon, sur la formation des planètes, sont contraires à ces mêmes lois du système du monde, dont il avoit été en France un des premiers, un des plus zélés défenseurs, la vérité sévère, en condamnant ces hypothèses, peut encore applaudir à l’art avec lequel l’auteur a su les présenter.

Les objections de quelques critiques, des observations nouvelles, des faits anciennement connus, mais qui lui avoient échappé, forcèrent M. de Buffon d’abandonner quelques points de sa Théorie de la Terre.

Mais, dans ses Époques de La Nature, ouvrage destiné à rendre compte de ses vues nouvelles, à modifier ou à défendre ses principes, il semble redoubler de hardiesse à proportion des pertes que son système a essuyées, le défendre avec plus de force, lorsqu’on l’auroit cru réduit à l’abandonner, et balancer par la grandeur de ses idées, par la magnificence de son style, par le poids de son nom, l’autorité des savants réunis, et même celle des faits et des calculs.

La Théorie de la Terre fut suivie de l’Histoire de l’Homme qui en a reçu ou usurpé l’empire.

La nature a couvert d’un voile impénétrable les lois qui président à la reproduction des êtres ; M. de Buffon essaya de le lever, ou plutôt de deviner ce qu’il cachoit. Dans des liqueurs où les autres naturalistes avoient vu des animaux, il n’aperçut que des molécules organiques, éléments communs de tous les êtres animés. Les infusions de diverses matières animales et celles des graines présentaient les mêmes molécules avec plus ou moins d’abondance : elles servent donc également à la reproduction des êtres, à leur accroissement, à leur conservation ; elles existent dans les aliments dont ils se nourrissent, circulent dans leurs liqueurs, s’unissent à chacun de leurs organes pour réparer les pertes qu’il a pu faire. Quand ces organes ont encore la flexibilité de l’enfance, les molécules organiques, se combinant de manière à en conserver ou modifier les formes, en déterminent le développement et les progrès ; mais, après l’époque de la jeunesse, lorsqu’elles sont rassemblées dans des organes particuliers, où échappant à la force qu’exerce sur elles le corps auquel elles ont appartenu, elles peuvent former de nouveaux composés ; elles conservent, suivant les différentes parties où elles ont existé, une disposition à se réunir de manière à présenter les mêmes formes, et reproduisent par conséquent des individus semblables à ceux de qui elles sont émanées. Ce système brillant eut peu de partisans ; il étoit trop difficile de se faire une idée de cette force, en vertu de laquelle les molécules enlevées à toutes les parties d’un corps conservoient une tendance à se replacer dans un ordre semblable. D’ailleurs, les recherches de Haller sur la formation du poulet contredisoient cette opinion avec trop de force ; l’identité des membranes de l’animal naissant, et de celles de l’œuf, se refusoit trop à l’hypothèse d’un animal formé postérieurement, et ne s’y étant attaché que pour y trouver sa nourriture. Les observations de Spallanzani sur les mêmes liqueurs et sur les mêmes infusions sembloient également détruire, jusque dans son principe, le système des molécules organiques. Mais lorsque, dégagé des liens de ce système, M. de Buffon n’est plus que peintre, historien et philosophe, avec quel intérêt, parcourant l’univers sur ses traces, on voit l’homme, dont le fond est partout le même, modifié lentement par l’action continue du climat, du sol, des habitudes, des préjugés, changer de couleur et de physionomie comme de goût et d’opinion, acquérir ou perdre de la force, de l’adresse, de la beauté, comme de l’intelligence, de la sensibilité et des vertus ! Avec quel plaisir on suit dans son ouvrage l’histoire des progrès de l’homme, et même celle de sa décadence ! On étudie les lois de cette correspondance constante entre les changements physiques des sens ou des organes, et ceux qui s’opèrent dans l’entendement ou dans les passions ; on apprend à connoître le mécanisme de nos sens, ses rapports avec nos sensations ou nos idées, les erreurs auxquelles ils nous exposent, la manière dont nous apprenons à voir, à toucher à entendre, et comment l’enfant, de qui les yeux foibles et incertains apercevoient à peine un amas confus de couleurs, parvient, par l’habitude et la réflexion, à saisir d’un coup d’œil le tableau d’un vaste horizon, et s’élève jusqu’au pouvoir de créer et de combiner des images. Avec quelle curiosité enfin on observe ces détails qui intéressent le plus vif de nos plaisirs et le plus doux de nos sentiments, ces secrets de la nature et de la pudeur auxquels la majesté du style et la sévérité des réflexions donnent de la décence et une sorte de dignité philosophique qui permettent aux sages mêmes d’y arrêter leurs regards et de les contempler sans rougir !

Les observations dispersées dans les livres des anatomistes, des médecins et des voyageurs, forment le fond de ce tableau, offert pour la première fois aux regards des hommes avides de se connoître et surpris de tout ce qu’ils apprenoient sur eux-mêmes, et de retrouver ce qu’ils avoient éprouvé, ce qu’ils avoient vu sans en avoir eu la conscience ou conservé la mémoire.

Avant d’écrire l’histoire de chaque espèce d’animaux, M. de Buffon crut devoir porter ses recherches sur les qualités communes à toutes, qui les distinguent des êtres des autres classes. Semblables à l’homme dans presque tout ce qui appartient au corps ; n’ayant avec lui dans leurs sens, dans leurs organes, que ces différences qui peuvent exister entre des êtres d’une même nature, et qui indiquent seulement une infériorité dans les qualités semblables ; les animaux sont-ils absolument séparés de nous par leurs facultés intellectuelles ? M. de Buffon essaya de résoudre ce problème, et nous n’oserions dire qu’il l’ait résolu avec succès. Craignant d’effaroucher des regards faciles à blesser en présentant ses opinions autrement que sous un voile, celui dont il les couvre a paru trop difficile à percer. On peut aussi lui reprocher, avec quelque justice, de n’avoir pas observé les animaux avec assez de scrupule ; de n’avoir point porté ses regards sur des détails petits en eux-mêmes, mais nécessaires pour saisir les nuances très fines de leurs opérations. Il semble n’avoir aperçu dans chaque espèce qu’une uniformité de procédés et d’habitudes, qui donne l’idée d’êtres obéissants à une force aveugle et mécanique, tandis qu’en observant de plus près, il auroit pu apercevoir des différences très sensibles entre les individus, et des actions qui semblent appartenir au raisonnement, qui indiquent même des idées abstraites et générales.

La première classe d’animaux décrite par M. de Buffon est celle des quadrupèdes ; la seconde celle des oiseaux ; et c’est à ces deux classes que s’est borné son travail. Une si longue suite de descriptions sembloit devoir être monotone, et ne pouvoit intéresser que les savants : mais le talent a su triompher de cet obstacle. Esclaves ou ennemis de l’homme, destinés à sa nourriture, ou n’étant pour lui qu’un spectacle, tous ces êtres sous le pinceau de M. de Buffon, excitent alternativement la terreur, l’intérêt, la pitié ou la curiosité. Le peintre philosophe n’en appelle aucun sur cette scène toujours attachante, toujours animée, sans marquer la place qu’il occupe dans l’univers, sans montrer ses rapports avec nous. Mais s’agit-il des animaux qui sont connus seulement par les relations des voyageurs, qui ont reçu d’eux des noms différents, dont il faut chercher l’histoire et quelquefois discuter la réalité au milieu de récits vagues et souvent défigurés par le merveilleux, le savant naturaliste impose silence à son imagination ; il a tout lu, tout extrait, tout analysé, tout discuté : on est étonné de trouver un nomenclateur infatigable dans celui de qui on n’attendoit que des tableaux imposants ou agréables ; on lui sait gré d’avoir plié son génie à des recherches si pénibles ; et ceux qui lui auroient reproché peut-être d’avoir sacrifié l’exactitude à l’effet, lui pardonnent, et sentent ranimer leur confiance.

Des réflexions philosophiques mêlées aux descriptions, à l’exposition des faits et à la peinture des mœurs, ajoutent à l’intérêt, aux charmes de cette lecture et à son utilité. Ces réflexions ne sont pas celles d’un philosophe qui soumet toutes ses pensées à une analyse rigoureuse, qui suit sur les divers objets les principes d’une philosophie toujours une ; mais ce ne sont pas non plus ces réflexions isolées que chaque sujet offre à l’esprit, qui se présentent d’elles-mêmes, et n’ont qu’une vérité passagère et locale. Celles de M. de Buffon s’attachent toujours à quelque loi générale de la nature, ou du moins à quelque grande idée.

Dans ses discours sur les animaux domestiques, sur les animaux carnassiers, sur la dégénération des espèces, on le voit tantôt esquisser l’histoire du règne animal considéré dans son ensemble, tantôt parler en homme libre de la dégradation où la servitude réduit les animaux ; en homme sensible de la destruction à laquelle l’espèce humaine les a soumis, et en philosophe de la nécessité de cette destruction, des effets lents et sûrs de cette servitude, de son influence sur la forme, sur les facultés, sur les habitudes morales des différentes espèces. Des traits qui semblent lui échapper caractérisent la sensibilité et la fierté de son âme ; mais elle paroît toujours dominée par une raison supérieure : on croit, pour ainsi dire, converser avec une pure intelligence, qui n’auroit de la sensibilité humaine que ce qu’il en faut pour se faire entendre de nous et intéresser notre foiblesse.

Dans son discours sur les perroquets, il fait sentir la différence de la perfectibilité de l’espèce entière, apanage qu’il croit réservé à l’homme, et de cette perfectibilité individuelle que l’animal sauvage doit à la nécessité, à l’exemple de son espèce, et l’animal domestique aux leçons de son maître. Il montre comment l’homme par la durée de son enfance, par celle du besoin physique des secours maternels, contracte l’habitude d’une communication intime qui le dispose à la société, qui dirige vers ses rapports avec ses semblables le développement de ses facultés, susceptibles d’acquérir une perfection plus grande dans un être plus heureusement organisé et né avec de plus grands besoins.

Peut-être cette nuance entre nous et les animaux est-elle moins tranchée que M. de Buffon n’a paru le croire ; peut-être, comme l’exemple des castors semble le prouver, existe-t-il des espèces d’animaux susceptibles d’une sorte de perfectibilité non moins réelle, mais plus lente et plus bornée : qui pourroit même assurer qu’elle ne s’étendroit pas bien au delà des limites que nous osons lui fixer, si les espèces qui nous paroissent les plus ingénieuses, affranchies de la crainte dont les frappe la présence de l’homme, et soumises par des circonstances locales à des besoins assez grands pour exciter l’activité, mais trop foibles pour la détruire, éprouvoient la nécessité et avoient en même temps la liberté de déployer toute l’énergie dont la nature a pu les douer ? Des observations longtemps continuées pourroient seules donner le droit de prononcer sur cette question ; il suffit, pour la sentir, de jeter un regard sur notre espèce même. Supposons que les nations européennes n’aient pas existé, que les hommes soient sur toute la terre ce qu’ils sont en Asie et en Afrique, qu’ils soient restés partout à ce même degré de civilisation et de connoissances auquel ils étoient déjà dans le temps où commence pour nous l’histoire : ne seroit-on pas alors fondé à croire qu’il est un terme que dans chaque climat l’homme ne peut passer ? ne regarderoit-on pas comme un visionnaire le philosophe qui oseroit promettre à l’espèce humaine les progrès qu’elle a faits et qu’elle fait journellement en Europe ?

La connoissance anatomique des animaux est une portion importante de leur histoire. M. de Buffon eut, pour cette partie de son ouvrage, le bonheur de trouver des secours dans l’amitié généreuse d’un célèbre naturaliste, qui, lui laissant la gloire attachée à ces descriptions brillantes, à ces peintures de mœurs, à ces réflexions philosophiques qui frappent tous les esprits, se contentoit du mérite plus modeste d’obtenir l’estime des savants par des détails exacts et précis, par des observations faites avec une rigueur scrupuleuse, par des vues nouvelles qu’eux seuls pouvoient apprécier. Ils ont regretté que M. de Buffon n’ait pas, dans l’histoire des oiseaux, conservé cet exact et sage coopérateur : mais ils l’ont regretté seuls, nous l’avouons sans peine et sans croire diminuer par là le juste tribut d’honneur qu’ont mérité les travaux de M. Daubenton.

À l’histoire des quadrupèdes et des oiseaux succéda celle des substances minérales.

Dans cette partie de son ouvrage, peut-être M. de Buffon n’a-t-il pas attaché assez d’importance aux travaux des chimistes modernes, à cette foule de faits précis et bien prouvés dont ils ont enrichi la science de la nature, à cette méthode analytique qui conduit si sûrement à la vérité, oblige de l’attendre lorsqu’elle n’est pas encore à notre portée, et ne permet jamais d’y substituer des erreurs. En effet, l’analyse chimique des substances minérales peut seule donner à leur nomenclature une base solide, répandre la lumière sur leur histoire, sur leur origine, sur les antiques événements qui ont déterminé leur formation.

Malgré ce juste reproche, on retrouve dans l’histoire des minéraux le talent et la philosophie de M. de Buffon, ses aperçus ingénieux, ses vues générales et grandes, ce talent de saisir dans la suite des faits tout ce qui peut appuyer ces vues, de s’emparer des esprits, de les entraîner où il veut les conduire, et de faire admirer l’auteur lors même que la raison ne peut adopter ses principes.

L’Histoire naturelle renferme un ouvrage d’un genre différent, sous le titre l’Arithmétique morale. Une application de calcul à la probabilité de la durée de la vie humaine entroit dans le plan de l’Histoire naturelle ; M. de Buffon ne pouvoit guère traiter ce sujet sans porter un regard philosophique sur les principes mêmes de ce calcul, et sur la nature des différentes vérités. Il y établit cette opinion, que les vérités mathématiques ne sont point des vérités réelles, mais de pures vérités de définition : observation juste, si on veut la prendre dans la rigueur métaphysique, mais qui s’applique également alors aux vérités de tous les ordres, dès qu’elles sont précises et qu’elles n’ont pas des individus pour objet. Si ensuite on veut appliquer ces vérités à la pratique et les rendre dès lors individuelles, semblables encore à cet égard aux vérités mathématiques, elles ne sont plus que des vérités approchées. Il n’existe réellement qu’une seule différence : c’est que les idées dont l’identité forme les vérités mathématiques ou physiques sont plus abstraites dans les premières ; d’où il résulte que, pour les vérités physiques, nous avons un souvenir distinct des individus dont elles expriment les qualités communes, et que nous ne l’avons plus pour les autres. Mais la véritable réalité, l’utilité d’une proposition quelconque est indépendante de cette différence ; car on doit regarder une vérité comme réelle, toutes les fois que, si on l’applique à un objet réellement existant, elle reste une vérité absolue, ou devient une vérité indéfiniment approchée.

M. de Buffon proposoit d’assigner une valeur précise à la probabilité très grande que l’on peut regarder comme une certitude morale, et de n’avoir, au delà de ce terme, aucun égard à la petite possibilité d’un événement contraire. Ce principe est vrai, lorsque l’on veut seulement appliquer à l’usage commun le résultat d’un calcul ; et dans ce sens tous les hommes l’ont adopté dans la pratique, tous les philosophes l’ont suivi dans leurs raisonnements ; mais il cesse d’être juste si on l’introduit dans le calcul même, et surtout si on veut l’employer à établir des théories, à expliquer des paradoxes, à prouver ou à combattre des règles générales. D’ailleurs, cette probabilité, qui peut s’appeler certitude morale, doit être plus ou moins grande suivant la nature des objets que l’on considère, et les principes qui doivent diriger notre conduite ; et il auroit fallu marquer, pour chaque genre de vérités et d’actions, le degré de probabilité où il commence à être raisonnable de croire et permis d’agir.

C’est par respect pour les talents de notre illustre confrère que nous nous permettons de faire ici ces observations. Lorsque des opinions qui paroissent erronées se trouvent dans un livre fait pour séduire l’esprit comme pour l’éclairer, c’est presque un devoir d’avertir de les soumettre à un examen rigoureux. L’admiration dispose si facilement à la croyance, que les lecteurs, entraînés à la fois par le nom de l’auteur et par le charme du style, cèdent sans résistance, et semblent craindre que le doute, en affoiblissant un enthousiasme qui leur est cher, ne diminue leur plaisir. Mais on doit encore ici a M. de Buffon, sinon d’avoir répandu une lumière nouvelle sur cette partie des mathématiques et de la philosophie, du moins d’en avoir fait sentir l’utilité, peut-être même d’en avoir appris l’existence à une classe nombreuse qui n’auroit pas été en chercher les principes dans les ouvrages des géomètres, enfin d’en avoir montré la liaison avec l’histoire naturelle de l’homme. C’est avoir contribué aux progrès d’une science qui, soumettant au calcul les événements dirigés par des lois que nous nommons irrégulières, parce qu’elles nous sont inconnues, semble étendre l’empire de l’esprit humain au delà de ses bornes naturelles, et lui offrir un instrument à l’aide duquel ses regards peuvent s’étendre sur des espaces immenses, que peut-être il ne lui sera jamais permis de parcourir.

On a reproché à la philosophie de M. de Buffon non seulement ces systèmes généraux dont nous avons parlé, et qui reparoissent trop souvent dans le cours de ses ouvrages, mais on lui a reproché un esprit trop systématique, ou plutôt un esprit trop prompt à former des résultats généraux d’après les premiers rapports qui l’ont frappé, et de négliger trop ensuite les autres rapports qui auroient pu ou jeter des doutes sur ces résultats, ou en diminuer la généralité, ou leur ôter cet air de grandeur, ce caractère imposant, si propre à entraîner les imaginations ardentes et mobiles. Les savants qui cherchent la vérité étoient fâchés d’être obligés sans cesse de se défendre contre la séduction, et de ne trouver souvent, au lieu de résultats et de faits propres à servir de base à leurs recherches et à leurs observations, que des opinions à examiner et des doutes à résoudre.

Mais si l’Histoire naturelle a eu parmi les savants des censeurs sévères, le style de cet ouvrage n’a trouvé que des admirateurs.

M. de Buffon est poëte dans ses descriptions ; mais, comme les grands poëtes, il sait rendre intéressante la peinture des objets physiques, en y mêlant avec art des idées morales qui intéressent l’âme, en même temps que l’imagination est amusée ou étonnée. Son style est harmonieux, non de cette harmonie qui appartient à tous les écrivains corrects à qui le sens de l’oreille n’a pas été refusé, et qui consiste presque uniquement à éviter les sons durs ou pénibles, mais de cette harmonie qui est une partie du talent, ajoute aux beautés par une sorte d’analogie entre les idées et les sons, et fait que la phrase est douce et sonore, majestueuse ou légère, suivant les objets qu’elle doit peindre et les sentiments qu’elle doit réveiller.

Si M. de Buffon est plus abondant que précis, cette abondance est plutôt dans les choses que dans les mots : il ne s’arrête pas à une idée simple, il en multiplie les nuances ; mais chacune d’elles est exprimée avec précision. Son style a de la majesté, de la pompe ; mais c’est parce qu’il présente des idées vastes et de grandes images. La force et l’énergie lui paroissent naturelles ; il semble qu’il lui ait été impossible de parler, ou plutôt de penser autrement. On a loué la variété de ses tons, on s’est plaint de sa monotonie ; mais ce qui peut être fondé dans cette censure est encore un sujet d’éloge. En peignant la nature sublime ou terrible, douce ou riante ; en décrivant la fureur du tigre, la majesté du cheval, la fierté et la rapidité de l’aigle, les couleurs brillantes du colibri, la légèreté de l’oiseau-mouche, son style prend le caractère des objets ; mais il conserve sa dignité imposante : c’est toujours la nature qu’il peint, et il sait que même dans les petits objets elle a manifesté toute sa puissance. Frappé d’une sorte de respect religieux pour les grands phénomènes de l’univers, pour les lois générales auxquelles obéissent les diverses parties du vaste ensemble qu’il a entrepris de tracer, ce sentiment se montre partout, et forme en quelque sorte le fond sur lequel il répand de la variété, sans que cependant on cesse jamais de l’apercevoir.

Cet art de peindre en ne paroissant que raconter, ce grand talent du style porté aux objets qu’on avoit traités avec clarté, avec élégance, et même embellis par des réflexions ingénieuses, mais auxquels jusqu’alors l’éloquence avoit paru étrangère, frappèrent bientôt tous les esprits : la langue françoise étoit déjà devenue la langue de l’Europe, et M. de Buffon eut partout des lecteurs et des disciples. Mais ce qui est plus glorieux, parce qu’il s’y joint une utilité réelle, le succès de ce grand ouvrage fut l’époque d’une révolution dans les esprits ; on ne put le lire sans avoir envie de jeter au moins un coup d’œil sur la nature, et l’histoire naturelle devint une connoissance presque vulgaire ; elle fut pour toutes les classes de la société, ou un amusement, ou une occupation ; on voulut avoir un cabinet comme on vouloit avoir une bibliothèque. Mais le résultat n’en est pas le même ; car dans les bibliothèques on ne fait que répéter les exemplaires des mêmes livres : ce sont au contraire des individus différents qu’on rassemble dans les cabinets ; ils s’y multiplient pour les naturalistes, à qui dès lors les objets dignes d’être observés échappent plus difficilement.

La botanique, la métallurgie, les parties de l’histoire naturelle immédiatement utiles à la médecine, au commerce, aux manufactures, avoient été encouragées : mais c’est à la science même, à cette science comme ayant pour objet la connoissance de la nature, que M. de Buffon a su le premier intéresser les souverains, les grands, les hommes publics de toutes les nations. Plus sûrs d’obtenir des récompenses, pouvant aspirer enfin à cette gloire populaire que les vrais savants savent apprécier mieux que les autres hommes, mais qu’ils ne méprisent point, les naturalistes se sont livrés à leurs travaux avec une ardeur nouvelle ; on les a vus se multiplier à la voix de M. de Buffon dans les provinces comme dans les capitales, dans les autres parties du monde comme dans l’Europe. Sans doute on avoit cherché avant lui à faire sentir la nécessité de l’étude de la nature ; la science n’étoit pas négligée ; la curiosité humaine s’étoit portée dans les pays éloignés, avoit voulu connoître la surface de la terre, et pénétrer dans son sein ; mais on peut appliquer à M. de Buffon ce que lui-même a dit d’un autre philosophe également célèbre, son rival dans l’art d’écrire, comme lui plus utile peut-être par l’effet de ses ouvrages que par les vérités qu’ils renferment : D’autres avoient dit les mêmes choses ; mais il les a commandées au nom de la nature, et on lui a obéi.

Peut-être le talent d’inspirer aux autres son enthousiasme, de les forcer de concourir aux mêmes vues, n’est pas moins nécessaire que celui des découvertes, au perfectionnement de l’espèce humaine ; peut-être n’est-il pas moins rare, n’exige-t-il pas moins ces grandes qualités de l’esprit qui nous forcent à l’admiration. Nous l’accordons à ces harangues célèbres que l’antiquité nous a transmises, et dont l’effet n’a duré qu’un seul jour ; pourrions-nous la refuser à ceux dont les ouvrages produisent sur les hommes dispersés, des effets plus répétés et plus durables ? Nous l’accordons à celui dont l’éloquence, disposant des cœurs d’un peuple assemblé, lui a inspiré une résolution généreuse ou salutaire ; pourroit-on la refuser à celui dont les ouvrages ont changé la pente des esprits, les ont portés à une étude utile, et ont produit une révolution qui peut faire époque dans l’histoire des sciences ?

Si donc la gloire doit avoir l’utilité pour mesure, tant que l’espèce humaine n’obéira pas à la seule raison, tant qu’il faudra non seulement découvrir des vérités, mais forcer à les admettre, mais inspirer le désir d’en chercher de nouvelles, les hommes éloquents, nés avec le talent de répandre la vérité ou d’exciter le génie des découvertes, mériteroient d’être placés au niveau des inventeurs, puisque sans eux ces inventeurs n’auroient pas existé, ou auroient vu leurs découvertes demeurer inutiles et dédaignées.

Quand même une imitation mal entendue de M. de Buffon auroit introduit dans les livres d’histoire naturelle le goût des systèmes vagues et des vaines déclamations, ce mal seroit nul en comparaison de tout ce que cette science doit à ses travaux : les déclamations, les systèmes passent, et les faits restent. Ces livres qu’on a surchargés d’ornements pour les faire lire, seront oubliés ; mais ils renferment quelques vérités ; elles survivront à leur chute.

On peut diviser en deux classes les grands écrivains dont les ouvrages excitent une admiration durable, et sont lus encore lorsque les idées qu’ils renferment, rendues communes par cette lecture même, ont perdu leur intérêt et leur utilité. Les uns, doués d’un tact fin et sûr, d’une âme sensible, d’un esprit juste, ne laissent dans leurs ouvrages rien qui ne soit écrit avec clarté, avec noblesse, avec élégance, avec cette propriété de termes, cette précision d’idées et d’expressions qui permet au lecteur d’en goûter les beautés sans fatigue, sans qu’aucune sensation pénible vienne troubler son plaisir.

Quelque sujet qu’ils traitent, quelques pensées qui naissent dans leur esprit, quelque sentiment qui occupe leur âme, ils l’expriment tel qu’il est avec toutes ses nuances, avec toutes les images qui l’accompagnent. Ils ne cherchent point l’expression, elle s’offre à eux ; mais ils savent en éloigner tout ce qui nuiroit à l’harmonie, à l’effet, à la clarté : tels furent Despréaux, Racine, Fénelon, Massillon, Voltaire. On peut sans danger les prendre pour modèles : comme le grand secret de leur art est de bien exprimer ce qu’ils pensent ou ce qu’ils sentent, celui qui l’aura saisi dans leurs ouvrages, qui aura su se le rendre propre, s’approchera d’eux, si ses pensées sont dignes des leurs ; l’imitation ne paroîtra point servile, si ses idées sont à lui, et il ne sera exposé ni a contracter des défauts, ni à perdre de son originalité.

Dans d’autres écrivains, le style paroît se confondre davantage avec les pensées. Non seulement, si on cherche à les séparer, on détruit les beautés, mais les idées elles-mêmes semblent disparoître, parce que l’expression leur imprimoit le caractère particulier de l’âme et de l’esprit de l’auteur, caractère qui s’évanouit avec elle : tels furent Corneille, Bossuet, Montesquieu, Rousseau, tel fut M. de Buffon.

Ils frappent plus que les autres, parce qu’ils ont une originalité plus grande et plus continue, parce que, moins occupés de la perfection et des qualités du style, ils voilent moins leurs hardiesses ; parce qu’ils sacrifient moins l’effet au goût et à la raison ; parce que leur caractère, se montrant sans cesse dans leurs ouvrages, agit à la longue plus fortement et se communique davantage ; mais en même temps ils peuvent être des modèles dangereux. Pour imiter leur style, il faudroit avoir leurs pensées, voir les objets comme ils les voient, sentir comme ils sentent : autrement, si le modèle vous offre des idées originales et grandes, l’imitateur vous présentera des idées communes, chargées d’expressions extraordinaires ; si l’un ôte aux vérités abstraites leur sécheresse en les rendant par des images brillantes, l’autre présentera des demi-pensées que des métaphores bizarres rendent inintelligibles. Le modèle a parlé de tout avec chaleur, parce que son âme étoit toujours agitée : le froid imitateur cachera son indifférence sous des formes passionnées. Dans ces écrivains, les défauts tiennent souvent aux beautés, ont la même origine, sont plus difficiles à distinguer ; et ce sont ces défauts que l’imitateur ne manque jamais de transporter dans ses copies. Veut-on les prendre pour modèles, il ne faut point chercher à saisir leur manière, il ne faut point vouloir leur ressembler, mais se pénétrer de leurs beautés, aspirer à produire des beautés égales, s’appliquer comme eux à donner un caractère original à ses productions, sans copier celui qui frappe ou qui séduit dans les leurs.

Il seroit donc injuste d’imputer à ces grands écrivains les fautes de leurs enthousiastes, de les accuser d’avoir corrompu le goût, parce que des gens qui en manquoient les ont parodiés en croyant les imiter. Ainsi, on auroit tort de reprocher à M. de Buffon ces idées vagues, cachées sous des expressions ampoulées, ces images incohérentes, cette pompe ambitieuse du style, qui défigure tant de productions modernes ; comme on auroit tort de vouloir rendre Rousseau responsable de cette fausse sensibilité, de cette habitude de se passionner de sang-froid, d’exagérer toutes les opinions, enfin de cette manie de parler de soi sans nécessité, qui sont devenues une espèce de mode, et presque un mérite. Ces erreurs passagères dans le goût d’une nation cèdent facilement à l’empire de la raison et à celui de l’exemple ; l’enthousiasme exagéré, qui fait admirer jusqu’aux défauts des hommes illustres, donne à ces maladroites imitations une vogue momentanée ; mais à la longue il ne reste que ce qui est vraiment beau ; et comme Corneille et Bossuet ont contribué à donner à notre langue, l’un plus de force, l’autre plus d’élévation et de hardiesse, M. de Buffon lui aura fait acquérir plus de magnificence et de grandeur, comme Rousseau l’aura instruite à former des accents plus fiers et plus passionnés.

Le style de M. de Buffon n’offre pas toujours le même degré de perfection ; mais, dans tous les morceaux destinés à l’effet, il a cette correction, cette pureté, sans lesquelles, lorsqu’une langue est une fois formée, on ne peut atteindre à une célébrité durable. S’il s’est permis quelquefois d’être négligé, c’est uniquement dans les discussions purement scientifiques, où les taches qu’il a pu laisser ne nuisent point à des beautés, et servent peut-être à faire mieux goûter les peintures brillantes qui les suivent.

C’étoit par un long travail qu’il parvenoit à donner à son style ce degré de perfection, et il continuoit de le corriger jusqu’à ce qu’il eût effacé toutes les traces du travail, et qu’à force de peine il lui eût donné de la facilité ; car cette qualité si précieuse n’est, dans un écrivain, que l’art de cacher ses efforts, de présenter ses pensées, comme s’il les avoit conçues d’un seul jet, dans l’ordre le plus naturel ou le plus frappant, revêtues des expressions les plus propres ou les plus heureuses ; et cet art, auquel le plus grand charme du style est attaché, n’est cependant que le résultat d’une longue suite d’observations fugitives et d’attentions minutieuses.

M. de Buffon aimoit à lire ses ouvrages, non par vanité, mais pour s’assurer, par l’expérience, de leur clarté et de leur effet ; les deux qualités peut-être sur lesquelles on peut le moins se juger soi-même. Avec une telle intention, il ne choisissoit pas ses auditeurs ; ceux que le hasard lui offroit sembloient devoir mieux représenter le public, dont il vouloit essayer sur eux la manière de sentir : il ne se bornoit pas à recevoir leurs avis ou plutôt leurs éloges ; souvent il leur demandoit quel sens ils attachoient à une phrase, quelle impression ils avoient éprouvée ; et s’ils n’avoient pas saisi son idée, s’il avoit manqué l’effet qu’il vouloit produire, il en concluoit que cette partie de son ouvrage manquoit de netteté, de mesure ou de force, et il l’écrivoit de nouveau. Cette méthode est excellente pour les ouvrages de philosophie qu’on destine à devenir populaires ; mais peu d’auteurs auront le courage de l’employer. Il ne faut pas cependant s’attendre à trouver un égal degré de clarté dans toute l’Histoire naturelle ; M. de Buffon a écrit pour les savants, pour les philosophes et pour le public, et il a su proportionner la clarté de chaque partie au désir qu’il avoit d’être entendu d’un nombre plus ou moins grand de lecteurs.

Peu d’hommes ont été aussi laborieux que lui, et l’ont été d’une manière si continue et si régulière. Il paroissoit commander à ses idées plutôt qu’être entraîné par elles. Né avec une constitution à la fois très saine et très robuste, fidèle au principe d’employer toutes ses facultés jusqu’à ce que la fatigue l’avertît qu’il commençoit à en abuser, son esprit étoit toujours également prêt à remplir la tâche qu’il lui imposoit. C’étoit à la campagne qu’il aimoit le plus à travailler : il avoit placé son cabinet à l’extrémité d’un vaste jardin sur la cime d’une montagne ; c’est là qu’il passoit les matinées entières, tantôt écrivant dans ce réduit solitaire, tantôt méditant dans les allées de ce jardin, dont l’entrée étoit alors rigoureusement interdite ; seul, et dans les moments de distraction nécessaires au milieu d’un travail long-temps continué, n’ayant autour de lui que la nature, dont le spectacle, en délassant ses organes, le ramenoit doucement à ses idées que la fatigue avoit interrompues. Ces longs séjours à Montbard étoient peu compatibles avec ses fonctions de trésorier de l’Académie ; mais il s’étoit choisi pour adjoint M. Tillet, dont il connoissoit trop le zèle actif et sage, l’attachement scrupuleux à tous ses devoirs, pour avoir à craindre que ses confrères pussent jamais se plaindre d’une absence si utilement employée.

On doit mettre au nombre des services qu’il a rendus aux sciences, les progrès que toutes les parties du Jardin du Roi ont faits sous son administration. Les grands dépôts ne dispensent point d’étudier la nature. La connoissance de la disposition des objets et de la place qu’ils occupent à la surface ou dans le sein de la terre, n’est pas moins importante que celle des objets eux-mêmes ; c’est par là seulement qu’on peut connoître leurs rapports, et s’élever à la recherche de leur origine et des lois de leur formation : mais c’est dans les cabinets qu’on apprend à se rendre capable d’observer immédiatement la nature ; c’est là encore qu’après l’avoir étudiée, on apprend à juger ses propres observations, à les comparer, à en tirer des résultats, à se rappeler ce qui a pu échapper au premier coup d’œil. C’est dans les cabinets que commence l’éducation du naturaliste, et c’est là aussi qu’il peut mettre la dernière perfection à ses pensées. Le Cabinet du Roi est devenu entre les mains de M. de Buffon, non un simple monument d’ostentation, mais un dépôt utile et pour l’instruction publique et pour le progrès des sciences. Il avoit su intéresser toutes les classes d’hommes à l’histoire naturelle ; et pour le récompenser du plaisir qu’il leur avoit procuré, tous s’empressoient d’apporter à ses pieds les objets curieux qu’il leur avoit appris à chercher et à connoître. Les savants y ajoutoient aussi leur tribut ; car ceux mêmes qui combattaient ses opinions, qui désapprouvoient sa méthode de traiter les sciences, reconnoissoient cependant qu’ils devoient une partie de leurs lumières aux vérités qu’il avoit recueillies, et une partie de leur gloire à cet enthousiasme pour l’histoire naturelle, qui était son ouvrage. Les souverains lui envoyoient les productions rares et curieuses dont la nature avoit enrichi leurs états : c’est à lui que ces présents étaient adressés ; mais il les remettoit dans le Cabinet du Roi, comme dans le lieu où, exposés aux regards d’un grand nombre d’hommes éclairés, ils pouvoient être plus utiles.

Dans les commencements de son administration, il avoit consacré à l’embellissement du Cabinet une gratification qui lui était offerte, mais qu’il ne vouloit pas accepter pour lui-même : procédé noble et doublement utile à ses vues, puisqu’il lui donnoit le droit de solliciter des secours avec plus de hardiesse et d’opiniâtreté.

La botanique était celle des parties de l’histoire naturelle dont il s’étoit le moins occupé ; mais son goût particulier n’influa point sur les fonctions de l’intendant du Jardin du Roi. Agrandi par ses soins, distribué de la manière la plus avantageuse pour l’enseignement et pour la culture, d’après les vues des botanistes habiles qui y président, ce jardin est devenu un établissement digne d’une nation éclairée et puissante. Parvenu à ce degré de splendeur, le Jardin du Roi n’aura plus à craindre sans doute ces vicissitudes de décadence et de renouvellement dont notre histoire nous a transmis le souvenir, et le zèle éclairé du successeur de M. de Buffon suffiroit seul pour en répondre à l’Académie et aux sciences.

Ce n’est pas seulement à sa célébrité que M. de Buffon dut le bonheur de lever les obstacles qui s’opposèrent long-temps à l’entier succès de ses vues ; il le dut aussi à sa conduite. Des louanges insérées dans l’Histoire naturelle étoient la récompense de l’intérêt que l’on prenoit aux progrès de la science, et l’on regardoit comme une sorte d’assurance d’immortalité l’honneur d’y voir inscrire son nom. D’ailleurs, M. de Buffon avoit eu le soin constant d’acquérir et de conserver du crédit auprès des ministres et de ceux qui, chargés par eux des détails, ont sur la décision et l’expédition des affaires une influence inévitable. Il se concilioit les uns en ne se permettant jamais d’avancer des opinions qui pussent les blesser, en ne paroissant point prétendre à les juger ; il s’assuroit des autres en employant avec eux un ton d’égalité qui les flattoit, et en se dépouillant de la supériorité que sa gloire et ses talents pouvoient lui donner. Ainsi, aucun des moyens de contribuer aux progrès de la science à laquelle il s’étoit dévoué, n’avoit été négligé. Ce fut l’unique objet de son ambition : sa considération, sa gloire, y étoient liées sans doute ; mais tant d’hommes séparent leurs intérêts de l’intérêt général, qu’il seroit injuste de montrer de la sévérité pour ceux qui savent les réunir. Ce qui prouve à quel point M. de Buffon étoit éloigné de toute ambition vulgaire, c’est qu’appelé à Fontainebleau par le feu roi, qui vouloit le consulter sur quelques points relatifs à la culture des forêts, et ce prince lui ayant proposé de se charger en chef de l’administration de toutes celles qui composent les domaines, ni l’importance de cette place, ni l’honneur si désiré d’avoir un travail particulier avec le roi, ne purent l’éblouir : il sentoit qu’en interrompant ses travaux, il alloit perdre une partie de sa gloire ; il sentoit en même temps la difficulté de faire le bien : surtout il voyoit d’avance la foule des courtisans et des administrateurs se réunir contre une supériorité si effrayante, et contre les conséquences d’un exemple si dangereux.

Placé dans un siècle où l’esprit humain s’agitant dans ses chaînes, les a relâchées toutes et en a brisé quelques unes, où toutes les opinions ont été examinées, toutes les erreurs combattues, tous les anciens usages soumis à la discussion, où tous les esprits ont pris vers la liberté un essor inattendu, M. de Buffon parut n’avoir aucune part à ce mouvement général. Ce silence peut paroître singulier dans un philosophe dont les ouvrages prouvent qu’il avoit considéré l’homme sous tous les rapports, et annoncent en même temps une manière de penser mâle et ferme, bien éloignée de ce penchant au doute, à l’incertitude, qui conduit à l’indifférence.

Mais peut-être a-t-il cru que le meilleur moyen de détruire les erreurs en métaphysique et en morale, étoit de multiplier les vérités d’observations dans les sciences naturelles ; qu’au lieu de combattre l’homme ignorant et opiniâtre, il falloit lui inspirer le désir de s’instruire : il étoit plus utile, selon lui, de prémunir les générations suivantes contre l’erreur, en accoutumant les esprits à se nourrir de vérités même indifférentes, que d’attaquer de front les préjugés enracinés et liés avec l’amour-propre, l’intérêt ou les passions de ceux qui les ont adoptés. La nature a donné à chaque homme son talent, et la sagesse consiste à y plier sa conduite : l’un est fait pour combattre, l’autre pour instruire ; l’un pour corriger et redresser les esprits, l’autre pour les subjuguer et les entraîner après lui.

D’ailleurs, M. de Buffon vouloit élever le monument de l’Histoire naturelle, il vouloit donner une nouvelle forme au Cabinet du Roi, il avoit besoin et de repos et du concours général des suffrages : or, quiconque attaque des erreurs, ou laisse seulement entrevoir son mépris pour elles, doit s’attendre à voir ses jours troublés, et chacun de ses pas embarrassé par des obstacles. Un vrai philosophe doit combattre les ennemis qu’il rencontre sur la route qui le conduit à la vérité, mais il seroit maladroit d’en appeler de nouveaux par des attaques imprudentes.

Peu de savants, peu d’écrivains, ont obtenu une gloire aussi populaire que M. de Buffon, et il eut le bonheur de la voir continuellement s’accroître à mesure que les autres jouissances diminuant pour lui, celles de l’amour-propre lui devenoient plus nécessaires. Il n’essuya que peu de critiques, parce qu’il avoit soin de n’offenser aucun parti, parce que la nature de ses ouvrages ne permettoit guère à la littérature ignorante d’atteindre à sa hauteur. Les savants avoient presque tous gardé le silence, sachant qu’il y a peu d’honneur et peu d’utilité pour les sciences à combattre un système qui devient nécessairement une vérité générale si les faits le confirment, ou tombe de lui-même s’ils le contrarient.

D’ailleurs, M. de Buffon employa le moyen le plus sûr d’empêcher les critiques de se multiplier ; il ne répondit pas à celles qui parurent contre ses premiers volumes. Ce n’est point qu’elles fussent toutes méprisables ; celles de M. Haller, de M. Bonnet, de M. l’abbé de Condillac, celles même que plusieurs savants avoient fournies à l’auteur des Lettres américaines, pouvoient mériter des réponses qui n’eussent pas toujours été faciles. Mais en répondant, il auroit intéressé l’amour-propre de ses adversaires à continuer leurs critiques, et perpétué une guerre où la victoire, qui ne pouvoit jamais être absolument complète, ne l’auroit pas dédommagé d’un temps qu’il étoit sûr d’employer plus utilement pour sa gloire.

Les souverains, les princes étrangers qui visitoient la France, s’empressoient de rendre hommage à M. de Buffon, et de le chercher au milieu de ces richesses de la nature rassemblées par ses soins. L’impératrice de Russie, dont le nom est lié à celui de nos plus célèbres philosophes, qui avoit proposé inutilement à M. d’Alembert de se charger de l’éducation de son fils, et appelé auprès d’elle M. Diderot, après avoir répandu sur lui des bienfaits dont la délicatesse avec laquelle ils étoient offerts augmentoit le prix ; qui avoit rendu M. de Voltaire le confident de tout ce qu’elle entreprenoit pour répandre les lumières, établir la tolérance et adoucir les lois ; l’impératrice de Russie prodiguoit à M. de Buffon les marques de son admiration les plus capables de le toucher, en lui envoyant tout ce qui, dans ses vastes états, devoit le plus exciter sa curiosité, et en choisissant par une recherche ingénieuse les productions singulières qui pouvoient servir de preuves à ses opinions. Enfin il eut l’honneur de recevoir dans sa retraite de Montbard ce héros en qui l’Europe admire le génie de Frédéric et chérit l’humanité d’un sage, et qui vient aujourd’hui mêler ses regrets aux nôtres, et embellir par l’éclat de sa gloire la modeste simplicité des honneurs académiques.

M. de Buffon n’étoit occupé que d’un seul objet, n’avoit qu’un seul goût ; il s’étoit créé un style, et s’étoit fait une philosophie par ses réflexions plus encore que par l’étude : on ne doit donc pas s’étonner de ne trouver ni dans ses lettres, ni dans quelques morceaux échappés à sa plume, cette légèreté, cette simplicité qui doivent en être le caractère ; mais presque toujours quelques traits font reconnaître le peintre de la nature et dédommagent d’un défaut de flexibilité incompatible peut-être avec la trempe mâle et vigoureuse de son esprit. C’est à la même cause que l’on doit attribuer la sévérité de ses jugements, et cette sorte d’orgueil qu’on a cru observer en lui. L’indulgence suppose quelque facilité à se prêter aux idées et à la manière d’autrui, et il est difficile d’être sans orgueil, quand, occupé sans cesse d’un grand objet qu’on a dignement rempli, on est forcé en quelque sorte de porter toujours avec soi le sentiment de sa supériorité.

Dans la société, M. de Buffon souffroit sans peine la médiocrité ; ou plutôt, occupé de ses propres idées, il ne l’apercevoit pas, et préféroit en général les gens qui pouvoient le distraire sans le contredire et sans l’assujettir au soin fatigant de prévenir leurs objections ou d’y répondre. Simple dans la vie privée, y prenant sans effort le ton de la bonhomie, quoique aimant par goût la magnificence et tout ce qui avoit quelque appareil de grandeur, il avoit conservé cette politesse noble, ces déférences extérieures pour le rang et les places, qui étoient dans sa jeunesse le ton général des gens du monde ; et dont plus d’amour pour la liberté et l’égalité, au moins dans les manières, nous a peut-être trop corrigés ; car souvent les formes polies dispensent de la fausseté, et le respect extérieur est une barrière que l’on oppose avec succès à une familiarité dangereuse. On auroit pu tirer de ces déférences qui paroissoient exagérées, quelques inductions défavorables au caractère de M. de Buffon, si dans des circonstances plus importantes il n’avoit montré une hauteur d’âme et une noblesse supérieures à l’intérêt comme au ressentiment.

Il avoit épousé en 1752 mademoiselle de Saint-Belin, dont la naissance, les agréments extérieurs et les vertus réparèrent à ses yeux le défaut de fortune. L’âge avoit fait perdre à M. de Buffon une partie des agréments de la jeunesse ; mais il lui restait une taille avantageuse, un air noble, une figure imposante, une physionomie à la fois douce et majestueuse. L’enthousiasme pour le talent fit disparoître aux yeux de madame de Buffon l’inégalité d’âge ; et dans cette époque de la vie où la félicité semble se borner à remplacer par l’amitié et les souvenirs mêlés de regrets un bonheur plus doux qui nous échappe, il eut celui d’inspirer une passion tendre, constante, sans distraction comme sans nuage : jamais une admiration plus profonde ne s’unit à une tendresse plus vraie. Ces sentiments se montroient dans les regards, dans les manières, dans les discours de madame de Buffon, et remplissoient son cœur et sa vie. Chaque nouvel ouvrage de son mari, chaque nouvelle palme ajoutée à sa gloire, étoient pour elle une source de jouissances d’autant plus douces, qu’elles étoient sans retour sur elle-même, sans aucun mélange de l’orgueil que pouvoit lui inspirer l’honneur de partager la considération et le nom de M. de Buffon ; heureuse du seul plaisir d’aimer et d’admirer ce qu’elle aimoit, son âme étoit fermée à toute vanité personnelle, comme à tout sentiment étranger. M. de Buffon n’a conservé d’elle qu’un fils, M. le comte de Buffon, major en second du régiment d’Angoumois, qui porte avec honneur dans une autre carrière un nom à jamais célèbre dans les sciences, dans les lettres et dans la philosophie.

M. de Buffon fut long-temps exempt des pertes qu’amène la vieillesse : il conserva également et toute la vigueur des sens et toute celle de l’âme ; toujours plein d’ardeur pour le travail, toujours constant dans sa manière de vivre, dans ses délassements comme dans ses études, il sembloit que l’âge de la force se fût prolongé pour lui au delà des bornes ordinaires. Une maladie douloureuse vint troubler et accélérer la fin d’une si belle carrière : il lui opposa la patience, eut le courage de s’en distraire par une étude opiniâtre ; mais il ne consentit jamais à s’en délivrer par une opération dangereuse. Le travail, les jouissances de la gloire, le plaisir de suivre ses projets pour l’agrandissement du Jardin et du Cabinet du Roi, suffisoient pour l’attacher à la vie ; il ne voulut pas la risquer contre l’espérance d’un soulagement souvent passager et suivi quelquefois d’infirmités pénibles, qui, lui ôtant une partie de ses forces, auraient été pour une âme active plus insupportables que la douleur. Il conserva presque jusqu’à ses derniers moments le pouvoir de s’occuper avec intérêt de ses ouvrages et des fonctions de sa place, la liberté entière de son esprit, toute la force de sa raison, et pendant quelques jours seulement il cessa d’être l’homme illustre dont le génie et les travaux occupaient l’Europe depuis quarante ans.

Les sciences le perdirent le 16 avril 1788.

Lorsque de tels hommes disparoissent de la terre, aux premiers éclats d’un enthousiasme augmenté par les regrets, et aux derniers cris de l’envie expirante, succède bientôt un silence redoutable, pendant lequel se prépare avec lenteur le jugement de la postérité. On relit paisiblement, pour l’examiner, ce qu’on avoit lu pour l’admirer, le critiquer, ou seulement pour le vain plaisir d’en parler. Des opinions conçues avec plus de réflexion, motivées avec plus de liberté, se répandent peu à peu, se modifient, se corrigent les unes les autres ; et à la fin une voix presque unanime s’élève, et prononce un arrêt que rarement les siècles futurs doivent révoquer.

Ce jugement sera favorable à M. de Buffon ; il restera toujours dans la classe si peu nombreuse des philosophes dont une postérité reculée lit encore les ouvrages. En général, elle se rappelle leurs noms ; elle s’occupe de leurs découvertes, de leurs opinions ; mais c’est dans des ouvrages étrangers qu’elle va les rechercher, parce qu’elles s’y présentent débarrassées de tout ce que les idées particulières au siècle, au pays où ils ont vécu, peuvent y avoir mêlé d’obscur, de vague ou d’inutile ; rarement le charme du style peut-il compenser ces effets inévitables du temps et du progrès des esprits : mais M. de Buffon doit échapper à cette règle commune, et la postérité placera ses ouvrages à côté des dialogues du disciple de Socrate, et des entretiens du philosophe de Tusculum.

L’histoire des sciences ne présente que deux hommes qui par la nature de leurs ouvrages paroissent se rapprocher de M. de Buffon, Aristote et Pline. Tous deux infatigables comme lui dans le travail, étonnants par l’immensité de leurs connoissances et par celle des plans qu’ils ont conçus et exécutés, tous deux respectés pendant leur vie et honorés après leur mort par leurs concitoyens, ont vu leur gloire survivre aux révolutions des opinions et des empires, aux nations qui les ont produits, et même aux langues qu’ils ont employées, et ils semblent par leur exemple promettre à M. de Buffon une gloire non moins durable.

Aristote porta sur le mécanisme des opérations de l’esprit humain, sur les principes de l’éloquence et de la poésie, le coup d’œil juste et perçant d’un philosophe, dicta au goût et à la raison des lois auxquelles ils obéissent encore, donna le premier exemple, trop tôt oublié, d’étudier la nature dans la seule vue de la connoître et de l’observer avec précision comme avec méthode.

Placé dans une nation moins savante, Pline fut plutôt un compilateur de relations qu’un philosophe observateur ; mais, comme il avoit embrassé dans son plan tous les travaux des arts et tous les phénomènes de la nature, son ouvrage renferme les mémoires les plus précieux et les plus étendus que l’antiquité nous ait laissés pour l’histoire des progrès de l’espèce humaine.

Dans un siècle plus éclairé, M. de Buffon a réuni ses propres observations à celles que ses immenses lectures lui ont fournies ; son plan, moins étendu que celui de Pline, est exécuté d’une manière plus complète ; il présente et discute les résultats qu’Aristote n’avoit osé qu’indiquer.

Le philosophe grec n’a mis dans son style qu’une précision méthodique et sévère, et n’a parlé qu’à la raison.

Pline, dans un style noble, énergique et grave, laisse échapper des traits d’une imagination forte, mais sombre, et d’une philosophie souvent profonde, mais presque toujours austère et mélancolique.

M. de Buffon, plus varié, plus brillant, plus prodigue d’images, joint la facilité à l’énergie, les grâces à la majesté ; sa philosophie, avec un caractère moins prononcé, est plus vraie et moins affligeante. Aristote semble n’avoir écrit que pour les savants, Pline pour les philosophes, M. de Buffon pour tous les hommes éclairés.

Aristote a été souvent égaré par cette vaine métaphysique des mots, vice de la philosophie grecque, dont la supériorité de son esprit ne put entièrement le garantir.

La crédulité de Pline a rempli son ouvrage de fables qui jettent de l’incertitude sur les faits qu’il rapporte, lors même qu’on n’est pas en droit de les reléguer dans la classe des prodiges.

On n’a reproché à M. de Buffon que ses hypothèses : ce sont aussi des espèces de fables, mais des fables produites par une imagination active qui a besoin de créer, et non par une imagination passive qui cède à des impressions étrangères.

On admirera toujours dans Aristote le génie de la philosophie ; on étudiera dans Pline les arts et l’esprit des anciens, on y cherchera ces traits qui frappent l’âme d’un sentiment triste et profond : mais on lira M. de Buffon pour s’intéresser comme pour s’instruire ; il continuera d’exciter pour les sciences naturelles un enthousiasme utile, et les hommes lui devront longtemps et les doux plaisirs que procurent à une âme jeune encore les premiers regards jetés sur la nature, et ces consolations qu’éprouve une âme fatiguée des orages de la vie, en reposant sa vue sur l’immensité des êtres paisiblement soumis à des lois éternelles et nécessaires.


ÉLOGE

DE BUFFON,

PAR VICQ D’AZYR.




M. Vicq d’Azyr ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise, à la place de M. le comte de Buffon, y vint prendre séance le jeudi 11 décembre 1788, et prononça le discours qui suit.


Messieurs,

Dans le nombre de ceux auxquels vous accordez vos suffrages, il en est qui, déjà célèbres par d’immortels écrits, viennent associer leur gloire avec la vôtre ; mais il en est aussi qui, à la faveur de l’heureux accord qui doit régner entre les sciences et les arts, viennent vous demander, au nom des sociétés savantes, dont ils ont l’honneur d’être membres, à se perfectionner près de vous dans le grand art de penser et d’écrire, le premier des beaux-arts, et celui dont vous êtes les arbitres et les modèles.

C’est ainsi, messieurs, c’est sous les auspices des corps savants auxquels j’ai l’honneur d’appartenir, que je me présente aujourd’hui parmi vous. L’un de ces corps[1] vous est attaché depuis long-temps par des liens qui sont chers aux lettres ; dépositaire des secrets de la nature, interprète de ses lois, il offre à l’éloquence de grands sujets et de riches tableaux. Quelque éloignées que paroissent être de vos occupations les autres compagnies[2] qui m’ont reçu dans leur sein, elles s’en rapprochent, en plusieurs points, par leurs études. Peut-être que les grands écrivains qui se sont illustrés dans l’art que je professe, qui ont contribué, par leurs veilles, à conserver dans toute leur pureté ces langues éloquentes de la Grèce et de l’Italie, dont vos productions ont fait revivre les trésors, qui ont le mieux imité Pline et Celse dans l’élégance de leur langage ; peut-être que ces hommes avoient quelques droits à vos récompenses. Animé par leurs exemples, j’ai marché de loin sur leurs traces ; j’ai fait de grands efforts, et vous avez couronné mes travaux.

Et ce n’est pas moi seul dont les vœux sont aujourd’hui comblés ; que ne puis-je vous exprimer, messieurs, combien la faveur que vous m’avez accordée a répandu d’encouragement et de joie parmi les membres et les correspondants nombreux de la compagnie savante dont je suis l’organe ! J’ai vu que, dans les lieux les plus éloignés, que partout où l’on cultive son esprit et sa raison, on connoît le prix de vos suffrages ; et si quelque chose pouvoit ajouter au bonheur de les avoir réunis, ce seroit celui de voir tant de savants estimables partager votre bienfait et ma reconnoissance ; ce seroit ce concours de tant de félicitations qu’ils m’ont adressées de toutes parts, lorsque vous m’avez permis de succéder parmi vous à l’homme illustre que le monde littéraire a perdu.

Malheureusement il en est de ceux qui succèdent aux grands hommes, comme de ceux qui en descendent. On voudroit qu’héritiers de leurs privilèges, ils le fussent aussi de leurs talents ; et on les rend, pour ainsi dire, responsables de ces pertes que la nature est toujours si lente à réparer. Mais ces reproches qui échappent au sentiment aigri par la douleur, le silence qui règne dans l’empire des lettres, lorsque la voix des hommes éloquents a cessé de s’y faire entendre, ce vide qu’on ne sauroit combler, sont autant d’hommages offerts au génie. Ajoutons-y les nôtres ; et méritons, par nos respects, que l’on nous pardonne d’être assis à la place du philosophe qui fut une des lumières de son siècle, et l’un des ornements de sa patrie.

La France n’avoit produit aucun ouvrage qu’elle pût opposer aux grandes vues des anciens sur la nature. Buffon naquit, et la France n’eut plus, à cet égard, de regrets à former.

On touchoit au milieu du siècle ; l’auteur de la Henriade et de Zaïre continuoit de charmer le monde par l’inépuisable fécondité de son génie ; Montesquieu démêloit les causes physiques et morales qui influent sur les institutions des hommes ; le citoyen de Genève commençoit à les étonner par la hardiesse et l’éloquence de sa philosophie ; d’Alembert écrivoit cet immortel discours qui sert de frontispice au plus vaste de tous les monuments de la littérature ; il expliquoit la précession des équinoxes, et il créoit un nouveau calcul ; Buffon préparoit ses pinceaux, et tous ces grands esprits donnoient des espérances qui n’ont point été trompées.

Quel étonnant spectacle que celui de la nature ! Des astres étincelants et fixes qui répandent au loin la chaleur et la lumière ; des astres errants qui brillent d’un éclat emprunté, et dont les routes sont tracées dans l’espace ; des forces opposées d’où naît l’équilibre des mondes ; l’élément léger qui se balance autour de la terre ; les eaux courantes qui la dégradent et la sillonnent ; les eaux tranquilles, dont le limon qui la féconde forme les plaines ; tout ce qui vit sur sa surface, et tout ce qu’elle cache en son sein ; l’homme lui-même dont l’audace a tout entrepris, dont l’intelligence a tout embrassé, dont l’industrie a mesuré le temps et l’espace ; la chaîne éternelle des causes ; la série mobile des effets : tout est compris dans ce merveilleux ensemble. Ce sont ces grands objets que M. de Buffon a traités dans ses écrits. Historien, orateur, peintre et poëte, il a pris tous les tons et mérité toutes les palmes de l’éloquence. Ses vues sont hardies, ses plans sont bien conçus, ses tableaux sont magnifiques. Il instruit souvent, il intéresse toujours ; quelquefois il enchante, il ravit ; il force l’admiration, lors même que la raison lui résiste. On retrouve dans ses erreurs l’empreinte de son génie ; et leur tableau prouveroit seul que celui qui les commit fut un grand homme.

Lorsqu’on jette un coup d’œil général sur les ouvrages de M. de Buffon, on ne sait ce qu’on doit le plus admirer dans une entreprise si étendue, ou de la vigueur de son esprit, qui ne se fatigua jamais, ou de la perfection soutenue de son travail, qui ne s’est point démentie, ou de la variété de son savoir, que chaque jour il augmentoit par l’étude. Il excella surtout dans l’art de généraliser ses idées et d’enchaîner les observations. Souvent, après avoir recueilli des faits jusqu’alors isolés et stériles, il s’élève et il arrive aux résultats les plus inattendus. En le suivant, les rapports naissent de toutes parts ; jamais on ne sut donner à des conjectures plus de vraisemblance, et à des doutes l’apparence d’une impartialité plus parfaite. Voyez avec quel art, lorsqu’il établit une opinion, les probabilités les plus foibles sont placées les premières ; à mesure qu’il avance, il en augmente si rapidement le nombre et la force, que le lecteur subjugué se refuse à toute réflexion qui porteroit atteinte à son plaisir. Pour éclairer les objets, M. de Buffon emploie, suivant le besoin, deux manières : dans l’une, un jour doux, égal, se répand sur toute la surface ; dans l’autre, une lumière vive, éblouissante, n’en frappe qu’un seul point. Personne ne voila mieux ces vérités délicates, qui ne veulent qu’être indiquées aux hommes. Et dans son style, quel accord entre l’expression et la pensée ! Dans l’exposition des faits, sa phrase n’est qu’élégante ; dans les préfaces de ses traductions, il ne montre qu’un écrivain correct et sage. Lorsqu’il applique le calcul à la morale, il se contente de se rendre intelligible à tous. S’il décrit une expérience, il est précis et clair ; on voit l’objet dont il parle ; et, pour des yeux exercés, c’est le trait d’un grand artiste : mais on s’aperçoit sans peine que ce sont les sujets élevés qu’il cherche et qu’il préfère. C’est en les traitant qu’il déploie toutes ses forces, et que son style montre toute la richesse de son talent. Dans ces tableaux, où l’imagination se repose sur un merveilleux réel, comme Manilius et Pope, il peint pour s’instruire ; comme eux, il décrit ces grands phénomènes, qui sont plus imposants que les mensonges de la fable ; comme eux, il attend le moment de l’inspiration pour produire ; et comme eux il est poëte. En lui, la clarté, cette qualité première des écrivains, n’est point altérée par l’abondance. Les idées principales, distribuées avec goût, forment les appuis du discours ; il a soin que chaque mot convienne à l’harmonie autant qu’à la pensée ; il ne se sert, pour désigner les choses communes, que de ces termes généraux qui ont, avec ce qui les entoure, des liaisons étendues. À la beauté du coloris il joint la vigueur du dessin ; à la force s’allie la noblesse ; l’élégance de son langage est continue ; son style est toujours élevé, souvent sublime, imposant et majestueux ; il charme l’oreille, il séduit l’imagination, il occupe toutes les facultés de l’esprit ; et, pour produire ces effets, il n’a besoin ni de la sensibilité, qui émeut et qui touche, ni de la véhémence qui entraîne, et qui laisse dans l’étonnement celui qu’elle a frappé. Que l’on étudie ce grand art dans le discours où M. de Buffon en a tracé les règles ; on y verra partout l’auteur se rendant un compte exact de ses efforts, réfléchissant profondément sur ses moyens, et dictant des lois auxquelles il n’a jamais manqué d’obéir. Lorsqu’il vous disoit, messieurs, que les beautés du style sont les droits les plus sûrs que l’on puisse avoir à l’admiration de la postérité ; lorsqu’il vous exposoit comment un écrivain, en s’élevant par la contemplation à des vérités sublimes, peut établir sur des fondements inébranlables des monuments immortels, il portoit en lui le sentiment de sa destinée ; et c’étoit alors une prédiction qui fut bientôt accomplie.

Je n’aurois jamais osé, messieurs, parler ici de l’élocution et du style, si, en essayant d’apprécier M. de Buffon sous ce rapport, je n’avois été conduit par M. de Buffon lui-même. C’est en lisant ses ouvrages que l’on éprouve toute la puissance du talent qui les a produits, et de l’art qui les a formés. Je sens mieux que personne combien il est difficile de célébrer dignement tant de dons rassemblés ; et lors même que cet éloge me ramène aux objets les plus familiers de mes travaux, j’ai lieu de douter encore que j’aie rempli votre attente. Mais les ouvrages de M. de Buffon sont si répandus, et l’on s’est tant occupé de la nature en l’étudiant dans ses écrits, que pour donner de ce grand homme l’idée que j’en ai conçue, je n’ai pas craint, messieurs, de vous entretenir aussi des plus profonds objets de ses méditations et de ses travaux.

Avant de parler de l’homme et des animaux, M. de Buffon devoit décrire la terre qu’ils habitent, et qui est leur domaine commun ; mais la théorie de ce globe lui parut tenir au système entier de l’univers ; et différents phénomènes, tels que l’augmentation successive des glaces vers les pôles, et la découverte des ossements des grands animaux dans le nord, annonçant qu’il avoit existé sur cette partie de notre planète une autre température, M. de Buffon chercha, sans la trouver, la solution de cette grande énigme dans la suite des faits connus. Libre alors, son imagination féconde osa suppléer à ce que les travaux des hommes n’avoient pu découvrir. Il dit avec Hésiode : Vous connoîtrez quand la terre commença d’être, et comment elle enfanta les hautes montagnes. Il dit avec Lucrèce : J’enseignerai avec quels éléments la nature produit, accroît et nourrit les animaux ; et, se plaçant à l’origine des choses : un astre, ajouta-t-il, a frappé le soleil ; il en a fait jaillir un torrent de matière embrasée, dont les parties, condensées insensiblement par le froid, ont formé les planètes. Sur le globe que nous habitons, les molécules vivantes se sont composées de l’union de la matière inerte avec l’élément du feu ; les régions des pôles, où le refroidissement a commencé, ont été, dans le principe, la patrie des plus grands animaux. Mais déjà la flamme de la vie s’y est éteinte ; et la terre se dépouillant par degrés de sa verdure, finira par n’être plus qu’un vaste tombeau.

On trouve dans ces fictions brillantes la source de tous les systèmes que M. de Buffon a formés. Mais, pour savoir jusqu’à quel point il tenoit à ces illusions de l’esprit, qu’on le suive dans les routes où il s’engage. Ici, plein de confiance dans ses explications, il rappelle tout à des lois que son imagination a dictées. Là, plus réservé, il juge les systèmes de Winston et de Leibnitz, comme il convient au traducteur de Newton ; et la sévérité de ses principes étonne ceux qui savent combien est grande ailleurs la hardiesse de ses suppositions. Est-il blessé par la satire ? il reprend ces théories qu’il avoit presque abandonnées ; il les accommode aux découvertes qui ont changé la face de la physique ; et, perfectionnées, elles excitent de nouveau les applaudissements et l’admiration que des critiques maladroits avoient projeté de lui ravir. Plus calme ailleurs, il convient que ses hypothèses sont dénuées de preuves ; et il semble se justifier plutôt que s’applaudir de les avoir imaginées. Maintenant son art est connu, et son secret est dévoilé. Ce grand homme n’a rien négligé de ce qui pouvoit attirer sur lui l’attention générale, qui étoit l’objet de tous ses travaux. Il a voulu lier, par une chaîne commune, toutes les parties du système de la nature ; il n’a point pensé que, dans une si longue carrière, le seul langage de la raison pût se faire entendre à tous ; et, cherchant à plaire pour instruire, il a mêlé quelquefois les vérités aux fables, et plus souvent quelques fictions aux vérités.

Dans les discours dont je dois rassembler ici les principales idées, les problèmes les plus intéressants sont proposés et résolus. On y cherche, parmi les lieux les plus élevés du globe, quel fut le berceau du genre humain ; on y peint les premiers peuples s’entourant d’animaux esclaves ; des colonies nombreuses suivant la direction et les pentes des montagnes, qui leur servent d’échelons pour descendre au loin dans les plaines, et la terre se couvrant, avec le temps, de leur postérité.

On y demande s’il y a des hommes de plusieurs espèces ; l’on y fait voir que, depuis les zones froides, que le Lapon et l’Eskimau partagent avec les phoques et les ours blancs, jusqu’aux climats que disputent à l’Africain le lion et la panthère, la grande cause qui modifie les êtres est la chaleur. L’on y démontre que ce sont ses variétés qui produisent les nuances de la couleur et les différences de la stature des divers habitants du globe, et que nul caractère constant n’établit entre eux des différences déterminées. D’un pôle à l’autre, les hommes ne forment donc qu’une seule espèce ; ils ne composent qu’une même famille. Ainsi, c’est aux naturalistes qu’on doit les preuves physiques de cette vérité morale, que l’ignorance et la tyrannie ont si souvent méconnue, et que, depuis si longtemps, les Européens outragent, lorsqu’ils achètent leurs frères, pour les soumettre, sans relâche, à un travail sans salaire, pour les mêler à leurs troupeaux, et s’en former une propriété, dans laquelle il n’y a de légitime que la haine vouée par les esclaves à leurs oppresseurs, et les imprécations adressées, par ces malheureux, au ciel, contre tant de barbarie et d’impunité.

On avoit tant écrit sur les sens, que la matière paroissoit épuisée ; mais on n’avoit point indiqué l’ordre de leur prééminence dans les diverses classes d’animaux. C’est ce que M. de Buffon a fait ; et considérant que les rapports des sensations dominantes doivent être les mêmes que ceux des organes qui en sont le foyer, il en a conclu que l’homme, instruit surtout par le toucher, qui est un sens profond, doit être attentif, sérieux et réfléchi ; que le quadrupède, auquel l’odorat et le goût commande, doit avoir des appétits véhéments et grossiers ; tandis que l’oiseau, que l’œil et l’oreille conduisent, aura des sensations vives, légères, précipitées comme son vol, et étendues comme la sphère où il se meut en parcourant les airs.

En parlant de l’éducation, M. de Buffon prouve que, dans toutes les classes d’animaux, c’est par les soins assidus des mères que s’étendent les facultés des êtres sensibles ; que c’est par le séjour que les petits font près d’elles, que se perfectionne leur jugement, et que se développe leur industrie : de sorte que les plus imparfaits de tous sont ceux par qui ne fut jamais pressé le sein qui les porta, et que le premier est l’homme qui, si long-temps foible, doit à celle dont il a reçu le jour, tant de caresses, tant d’innocents plaisirs, tant de douces paroles, tant d’idées et de raisonnements, tant d’expériences et de savoir ; que, sans cette première instruction qui forme l’esprit, il demeureroit peut-être muet et stupide parmi les animaux auxquels il devoit commander.

Les idées morales sont toutes appuyées sur des vérités physiques ; et, comme celles-ci résultent de l’observation et de l’expérience, les premières naissent de la réflexion et de la philosophie. M. de Buffon, en les mêlant avec art les unes aux autres, a su tout animer et tout embellir. Il en a fait surtout le plus ingénieux usage pour combattre les maux que répand parmi les hommes la peur de mourir. Tantôt, s’adressant aux personnes les plus timides, il leur dit que le corps énervé ne peut éprouver de vives souffrances au moment de sa dissolution. Tantôt, voulant convaincre les lecteurs les plus éclairés, il leur montre dans le désordre apparent de la destruction, un des effets de la cause qui conserve et qui régénère ; il leur fait remarquer que le sentiment de l’existence ne forme point en nous une trame continue, que ce fil se rompt chaque jour par le sommeil, et que ces lacunes, dont personne ne s’effraie, appartiennent toutes à la mort. Tantôt, parlant aux vieillards, il leur annonce que le plus âgé d’entre eux, s’il jouit d’une bonne santé, conserve l’espérance légitime de trois années de vie ; que la mort se ralentit dans sa marche, à mesure qu’elle s’avance, et que c’est encore une raison pour vivre, que d’avoir long-temps vécu.

Les calculs que M. de Buffon a publiés sur ce sujet important, ne se bornent point à répandre des consolations ; on en tire encore des conséquences utiles à l’administration des peuples. Il prouve que les grandes villes sont des abîmes où l’espèce humaine s’engloutit. On y voit que les années les moins fertiles en subsistance sont aussi les moins fécondes en hommes. De nombreux résultats y montrent que le corps politique languit lorsqu’on l’opprime, qu’il se fatigue et s’épuise lorsqu’on l’irrite ; qu’il dépérit faute de chaleur ou d’aliment, et qu’il ne jouit de toutes ses forces qu’au sein de l’abondance et de la liberté.

M. de Buffon est donc le premier qui ait uni la géographie à l’histoire naturelle, et qui ait appliqué l’histoire naturelle à la philosophie ; le premier qui ait distribué les quadrupèdes par zones, qui les ait comparés entre eux dans les deux mondes, et qui leur ait assigné le rang qu’ils doivent tenir à raison de leur industrie. Il est le premier qui ait dévoilé les causes de la dégénération des animaux ; savoir, le changement de climats, d’aliments et de mœurs, c’est-à-dire l’éloignement de la patrie et la perte de la liberté. Il est le premier qui ait expliqué comment les peuples des deux continents se sont confondus, qui ait réuni dans un tableau toutes les variétés de notre espèce, et qui, dans l’histoire de l’homme, ait fait connoître, comme un caractère que l’homme seul possède, cette flexibilité d’organes qui se prête à toutes les températures, et qui donne le pouvoir de vivre et de vieillir dans tous les climats.

Parmi tant d’idées exactes et de vues neuves, comment ne reconnoîtroit-on pas une raison forte que l’imagination n’abandonne jamais, et qui, soit qu’elle s’occupe à discuter, à diviser ou à conclure, mêlant des images aux abstractions et des emblèmes aux vérités, ne laisse rien sans liaisons, sans couleur ou sans vie, peint ce que les autres ont décrit, substitue des tableaux ornés à des détails arides, des théories brillantes à de vaines suppositions, crée une science nouvelle, et force tous les esprits à méditer sur les objets de son étude, et à partager ses travaux et ses plaisirs.

Dans le nombre des critiques qui s’élevèrent contre la première partie de l’Histoire naturelle de M. de Buffon, M. l’abbé de Condillac, le plus redoutable de ses adversaires, fixa tous les regards. Son esprit jouissoit de toute sa force dans la dispute. Celui de M. de Buffon, au contraire, y étoit en quelque sorte étranger. Veut-on les bien connoître ? Que l’on jette les yeux sur ce qu’ils ont dit des sensations. Ici les deux philosophes partent du même point ; c’est un homme que chacun d’eux veut animer. L’un, toujours méthodique, commence par ne donner à sa statue qu’un seul sens à la fois. Toujours abondant, l’autre ne refuse à la sienne aucun des dons qu’elle auroit pu tenir de la nature. C’est l’odorat, le plus obtus de tous les organes, que le premier met d’abord en usage. Déjà le second a ouvert les yeux de sa statue à la lumière, et ce qu’il y a de plus brillant a frappé ses regards. M. l’abbé de Condillac fait une analyse complète des impressions qu’il communique. M. de Buffon, au contraire, a disparu ; ce n’est plus lui, c’est l’homme qu’il a créé, qui voit, qui entend, et qui parle. La statue de M. l’abbé de Condillac, calme, tranquille, ne s’étonne de rien, parce que tout est prévu, tout est expliqué par son auteur. Il n’en est pas de même de celle de M. de Buffon ; tout l’inquiète, parce qu’abandonnée à elle-même, elle est seule dans l’univers ; elle se meut, elle se fatigue, elle s’endort, son réveil est une seconde naissance ; et, comme le trouble de ses esprits fait une partie de son charme, il doit excuser une partie de ses erreurs. Plus l’homme de M. l’abbé de Condillac avance dans la carrière de son éducation, plus il s’éclaire ; il parvient enfin à généraliser ses idées, et à découvrir en lui-même les causes de sa dépendance et les sources de sa liberté. Dans la statue de M. de Buffon, ce n’est pas la raison qui se perfectionne, c’est le sentiment qui s’exalte ; elle s’empresse de jouir ; c’est Galatée qui s’anime sous le ciseau de Pygmalion, et l’amour achève son existence. Dans ces productions de deux de nos grands hommes, je ne vois rien de semblable. Dans l’une, on admire une poésie sublime ; dans l’autre, une philosophie profonde. Pourquoi se traitoient-ils en rivaux, puisqu’ils alloient par des chemins différents à la gloire, et que tous les deux étoient également sûrs d’y arriver ?

Aux discours sur la nature des animaux succéda leur description. Aucune production semblable n’avoit encore attiré les regards des hommes. Swammerdam avoit écrit sur les insectes. Occupé des mêmes travaux, Réaumur avoit donné à l’histoire naturelle le premier asile qu’elle ait eu parmi nous, et ses ouvrages, quoique diffus, étoient recherchés. Ce fut alors que M. de Buffon se montra. Fort de la conscience de son talent, il commanda l’attention. Il s’attacha d’abord à détruire le merveilleux de la prévoyance attribuée aux insectes ; il rappela les hommes à l’étude de leurs propres organes ; et, dédaignant toute méthode, ce fut à grands traits qu’il dessina ses tableaux. Autour de l’homme, à des distances que le savoir et le goût ont mesurées, il plaça les animaux dont l’homme a fait la conquête ; ceux qui le servent près de ses foyers, ou dans les travaux champêtres ; ceux qu’il a subjugués et qui refusent de le servir ; ceux qui le suivent, le caressent, et l’aiment ; ceux qui le suivent et le caressent sans l’aimer ; ceux qu’il repousse par la ruse ou qu’il attaque à force ouverte ; et les tribus nombreuses d’animaux qui, bondissant dans les taillis, sous les futaies, sur la cime des montagnes, ou au sommet des rochers, se nourrissent de feuilles et d’herbes ; et les tribus redoutables de ceux qui ne vivent que de meurtre et de carnage. À ces groupes de quadrupèdes il opposa des groupes d’oiseaux. Chacun de ces êtres lui offrit une physionomie, et reçut de lui un caractère. Il avoit peint le ciel, la terre, l’homme, et ses âges, et ses jeux, et ses malheurs, et ses plaisirs ; il avoit assigné aux divers animaux toutes les nuances des passions. Il avoit parlé de tout, et tout parloit de lui. Ainsi quarante années de vie littéraire furent pour M. de Buffon quarante années de gloire ; ainsi le bruit de tant d’applaudissements étouffa les cris aigus de l’envie, qui s’efforçoit d’arrêter son triomphe ; ainsi le dix-huitième siècle rendit à Buffon vivant les honneurs de l’immortalité.

M. de Buffon a décrit plus de quatre cents espèces d’animaux ; et, dans un si long travail, sa plume ne s’est point fatiguée. L’exposition de la structure et l’énumération des propriétés, par les places qu’elles occupent, servent à reposer la vue, et font ressortir les autres parties de la composition. Les différences des habitudes, des appétits, des mœurs et du climat, offrent des contrastes, dont le jeu produit des effets brillants. Des épisodes heureux y répandent de la variété, et diverses moralités y mêlent, comme dans des apologues, des leçons utiles. S’il falloit prouver ce que j’avance, qu’aurois-je, messieurs, à faire de plus que de retracer des lectures qui ont été la source de vos plaisirs ? Vous n’avez point oublié avec quelle noblesse, rival de Virgile, M. de Buffon a peint le coursier fougueux, s’animant au bruit des armes, et partageant avec l’homme les fatigues de la guerre et la gloire des combats ; avec quelle vigueur il a dessiné le tigre, qui, rassasié de chair, est encore altéré de sang. Comme on est frappé de l’opposition de ce caractère féroce, avec la douceur de la brebis, avec la docilité du chameau, de la vigogne et du renne, auxquels la nature a tout donné pour leurs maîtres ; avec la patience du bœuf, qui est le soutien du ménage et la force de l’agriculture ! Qui n’a pas remarqué, parmi les oiseaux dont M. de Buffon a décrit les mœurs, le courage franc du faucon, la cruauté lâche du vautour, la sensibilité du serin, la pétulance du moineau, la familiarité du troglodyte, dont le ramage et la gaieté bravent la rigueur de nos hivers, et les douces habitudes de la colombe, qui sait aimer sans partage, et les combats innocents des fauvettes, qui sont l’emblème de l’amour léger ? Quelle variété, quelle richesse dans les couleurs avec lesquelles M. de Buffon a peint la robe du zèbre, la fourrure du léopard, la blancheur du cygne, et l’éclatant plumage de l’oiseau-mouche ! Comme on s’intéresse à la vue des procédés industrieux de l’éléphant et du castor ! Que de majesté dans les épisodes où M. de Buffon compare les terres anciennes et brûlées des déserts de l’Arabie, où tout a cessé de vivre, avec les plaines fangeuses du nouveau continent, qui fourmillent d’insectes, où se traînent d’énormes reptiles, qui sont couvertes d’oiseaux ravisseurs, et où la vie semble naître du sein des eaux ? Quoi de plus moral enfin que les réflexions que ces beaux sujets ont dictées ? C’est, dit-il (à l’article de l’éléphant), parmi les êtres les plus intelligents et les plus doux, que la nature a choisi le roi des animaux. Mais je m’arrête. En vain j’accumulerois ici les exemples ; entouré des richesses que le génie de M. de Buffon a rassemblées, il me seroit également impossible de les faire connoître, et de les rappeler toutes dans ce discours. J’ai voulu seulement, pour paroître meilleur, emprunter un instant son langage. J’ai voulu graver sur sa tombe, en ce jour de deuil, quelques unes de ses pensées ; j’ai voulu, messieurs, consacrer ici ma vénération pour sa mémoire, et vous montrer qu’au moins j’ai médité longtemps sur ses écrits.

Lorsque M. de Buffon avoit conçu le projet de son ouvrage, il s’étoit flatté qu’il lui seroit possible de l’achever dans son entier. Mais le temps lui manqua ; il vit que la chaîne de ses travaux alloit être rompue ; il voulut au moins en former le dernier anneau, l’attacher et le joindre au premier.

Les minéraux, à l’étude desquels il a voué la fin de sa carrière, vus sous tous les rapports, sont en opposition avec les êtres animés, qui ont été les sujets de ses premiers tableaux. De toutes parts, dans le premier règne, l’existence se renouvelle et se propage ; tout y est vie, mouvement et sensibilité. Ici, c’est au contraire l’empire de la destruction : la terre, observée dans l’épaisseur des couches qui la composent, est jonchée d’ossements ; les générations passées y sont confondues ; les générations à venir s’y engloutiront encore. Nous-mêmes en ferons partie. Les marbres des palais, les murs des maisons, le sol qui nous soutient, le vêtement qui nous couvre, l’aliment qui nous nourrit, tout ce qui sert à l’homme, est le produit et l’image de la mort.

Ce sont ces grands contrastes que M. de Buffon aimoit à saisir ; et, lorsqu’abandonnant à l’un de ses amis, qui s’est montré digne de cette association honorable, mais qui déjà n’est plus, le soin de finir son traité des oiseaux, il se livroit à l’examen des corps que la terre cache en son sein, il y cherchoit, on n’en peut douter, de nouveaux sujets à peindre ; il vouloit considérer et suivre les continuelles métamorphoses de la matière qui vit dans les organes, et qui meurt hors des limites de leur énergie ; il vouloit dessiner ces grands laboratoires où se préparent la chaux, la craie, la soude et la magnésie au fond du vaste océan ; il vouloit parler de la nature active, j’ai presque dit des sympathies, de ce métal ami de l’homme, sans lequel nos vaisseaux vogueroient au hasard sur les mers ; il vouloit décrire l’éclat et la limpidité des pierres précieuses, échappées à ses pinceaux ; il vouloit montrer l’or suspendu dans les fleuves, dispersé dans les sables, ou caché dans les mines, et se dérobant partout à la cupidité qui le poursuit ; il vouloit adresser un discours éloquent aux nations sur la nécessité de chercher les richesses, non dans des cavernes profondes, mais sur tant de plaines incultes, qui, livrées au laboureur, produiroient à jamais l’abondance et la santé.

Quelquefois M. de Buffon montre dans son talent une confiance qui est l’âme des grandes entreprises. Voilà, dit-il, ce que j’apercevois par la vue de l’esprit ; et il ne trompe point, car cette vue seule lui a découvert des rapports que d’autres n’ont trouvés qu’à force de veilles et de travaux. Il avoit jugé que le diamant étoit inflammable, parce qu’il y avoit reconnu, comme dans les huiles, une réfraction puissante. Ce qu’il a conclu de ses remarques sur l’étendue des glaces australes, Cook l’a confirmé. Lorsqu’il comparoit la respiration à l’action d’un feu toujours agissant ; lorsqu’il distinguoit deux espèces de chaleur, l’une lumineuse, et l’autre obscure ; lorsque, mécontent du phlogistique de Stahl, il en formoit un à sa manière ; lorsqu’il créoit un soufre ; lorsque, pour expliquer la calcination et la réduction des métaux, il avoit recours à un agent composé de feu, d’air et de lumière ; dans ces différentes théories, il faisoit tout ce qu’on peut attendre de l’esprit ; il devançoit l’observation ; il arrivoit au but sans avoir passé par les sentiers pénibles de l’expérience ; c’est qu’il l’avoit vu d’en haut, et qu’il étoit descendu pour l’atteindre, tandis que d’autres ont à gravir long-temps pour y arriver.

Celui qui a terminé un long ouvrage se repose en y songeant. Ce fut en réfléchissant ainsi sur le grand édifice qui étoit sorti de ses mains, que M. de Buffon projeta d’en resserrer l’étendue dans des sommaires, où ses observations, rapprochées de ses principes, et mises en action, offriroient toute sa théorie dans un mouvant tableau. À cette vue il en joignit une autre. L’histoire de la nature lui parut devoir comprendre, non seulement tous les corps, mais aussi toutes les durées et tous les espaces. Par ce qui reste, il espéra qu’il joindroit le présent au passé, et que de ces deux points il se porteroit sûrement vers l’avenir. Il réduisit à cinq grands faits tous les phénomènes du mouvement et de la chaleur du globe ; de toutes les substances minérales, il forma cinq monuments principaux ; et, présent à tout, marchant d’une de ces bases vers l’autre, calculant leur ancienneté, mesurant leurs intervalles, il assigna aux révolutions leurs périodes, au monde ses âges, à la nature ses époques.

Qu’il est grand et vaste ce projet de montrer les traces des siècles empreintes depuis le sommet des plus hautes élévations du globe jusqu’au fond des abîmes, soit dans ces massifs que le temps a respectés, soit dans ces couches immenses, formées par les débris des animaux muets et voraces, qui pullulent si abondamment dans les mers, soit dans ces productions dont les eaux ont couvert les montagnes, soit dans ces dépouilles antiques de l’éléphant et de l’hippopotame que l’on trouve aujourd’hui sous des terres glacées, soit dans ces excavations profondes, où, parmi tant de métamorphoses, tant de compositions ébauchées, et tant de formes régulières, on prend l’idée de ce que peuvent le temps et le mouvement, et de ce que sont l’éternité et la toute-puissance !

Mille objections ont été faites contre cette composition hardie. Mais que leurs auteurs disent si, lorsqu’ils affectent, par une critique aisée, d’en blâmer les détails, ils ne sont pas forcés à en admirer l’ensemble ; si jamais des sujets plus grands ont fixé leur attention ; si quelque part le génie a plus d’audace et d’abondance. J’oserai pourtant faire un reproche à M. de Buffon. Lorsqu’il peint la lune déjà refroidie, lorsqu’il menace la terre de la perte de sa chaleur et de la destruction de ses habitants ; je demande si cette image lugubre et sombre, si cette fin de tout souvenir, de toute pensée, si cet éternel silence n’offrent pas quelque chose d’effrayant à l’esprit ? Je demande si le désir des succès et des triomphes, si le dévouement à l’étude, si le zèle du patriotisme, si la vertu même, qui s’appuie si souvent sur l’amour de la gloire, si toutes ces passions, dont les vœux sont sans limites, n’ont pas besoin d’un avenir sans bornes ? Croyons plutôt que les grands noms ne périront jamais ; et quels que soient nos plans, ne touchons point aux illusions de l’espérance, sans lesquelles que resteroit-il, hélas ! à la triste humanité ?

Pendant que M. de Buffon voyoit chaque jour à Paris sa réputation s’accroître, un savant méditoit à Upsal le projet d’une révolution dans l’étude de la nature. Ce savant avoit toutes les qualités nécessaires au succès des grands travaux. Il dévoua tous ses moments à l’observation ; l’examen de vingt mille individus suffit à peine à son activité. Il se servit, pour les classer, de méthodes qu’il avoit inventées ; pour les décrire, d’une langue qui étoit son ouvrage ; pour les nommer, de mots qu’il avoit fait revivre, ou que lui-même avoit formés. Ses termes furent jugés bizarres ; on trouva que son idiome étoit rude ; mais il étonna par la précision de ses phrases ; il rangea tous les êtres sous une loi nouvelle. Plein d’enthousiasme, il sembloit qu’il eût un culte à établir, et qu’il en fût le prophète. La première de ses formules fut à Dieu, qu’il salua comme le père de la nature. Les suivantes sont aux éléments, à l’homme, aux autres êtres ; et chacune d’elles est une énigme d’un grand sens, pour qui veut l’approfondir. Avec tant de savoir et de caractère, Linné s’empara de l’enseignement dans les écoles ; il eut les succès d’un grand professeur ; M. de Buffon a eu ceux d’un grand philosophe. Plus généreux, Linné auroit trouvé, dans les ouvrages de M. de Buffon, des passages dignes d’être substitués à ceux de Sénèque, dont il a décoré les frontispices de ses divisions. Plus juste, M. de Buffon auroit profité des recherches de ce savant laborieux. Ils vécurent ennemis, parce que chacun d’eux regarda l’autre comme pouvant porter quelque atteinte à sa gloire. Aujourd’hui que l’on voit combien ces craintes étoient vaines, qu’il me soit permis, à moi, leur admirateur et leur panégyriste, de rapprocher, de réconcilier ici leurs noms, sûr qu’ils ne me désavoueroient pas eux-mêmes, s’ils pouvoient être rendus au siècle qui les regrette et qu’ils ont tant illustré.

Pour trouver des modèles auxquels M. de Buffon ressemble, c’est parmi les anciens qu’il faut les chercher. Platon, Aristote, et Pline, voilà les hommes auxquels il faut qu’on le compare. Lorsqu’il traite des facultés de l’âme, de la vie, de ses éléments, et des moules qui les forment, brillant, élevé, mais subtil, c’est Platon dissertant à l’Académie ; lorsqu’il recherche quels sont les phénomènes des animaux, fécond, mais exact, c’est Aristote enseignant au Lycée ; lorsqu’on lit ses discours, c’est Pline écrivant ses éloquents préambules. Aristote a parlé des animaux avec l’élégante simplicité que les Grecs ont portée dans toutes les productions de l’esprit. Sa vue ne se borna point à la surface, elle pénétra dans l’intérieur, où il examina les organes. Aussi ce ne sont point les individus, mais les propriétés générales des êtres qu’il considère. Ses nombreuses observations ne se montrent point comme des détails ; elles lui servent toujours de preuve ou d’exemple. Ses caractères sont évidents, ses divisions sont naturelles, son style est serré, son discours est plein ; avant lui, nulle règle n’étoit tracée ; après lui, nulle méthode n’a surpassé la sienne ; on a fait plus, mais on n’a pas fait mieux ; et le précepteur d’Alexandre sera long-temps encore celui de la postérité. Pline suivit un autre plan, et mérita d’autres louanges ; comme tous les orateurs et les poëtes latins, il rechercha les ornements et la pompe dans le discours. Ses écrits contiennent, non l’examen, mais le récit de ce que l’on savoit de son temps. Il traite de toutes les substances, il révèle tous les secrets des arts ; tout y est indiqué, sans que rien y soit approfondi : aussi l’on en tire souvent des citations, et jamais des principes. Les erreurs que l’on y trouve ne sont point à lui ; il ne les adopte point, il les raconte ; mais les véritables beautés, qui sont celles du style, lui appartiennent. Ce sont au reste moins les mœurs des animaux que celles des Romains qu’il expose. Vertueux ami de Titus, mais effrayé par les règnes de Tibère et de Néron, une teinte de mélancolie se mêle à ses tableaux ; chacun de ses livres reproche à la nature le malheur de l’homme, et partout il respire, comme Tacite, la crainte et l’horreur des tyrans. M. de Buffon, qui a vécu dans des temps calmes, regarde au contraire la vie comme un bienfait ; il applique aussi les vérités physiques à la morale, mais c’est toujours pour consoler ; il est orné comme Pline ; mais, comme Aristote, il recherche, il invente ; souvent il va de l’effet à la cause, ce qui est la marche de la science, et il place l’homme au centre de ses descriptions. Il parle d’Aristote avec respect, de Platon avec étonnement, de Pline avec éloge, les moindres passages d’Aristote lui paroissent dignes de son attention ; il en examine le sens, il les discute, il s’honore d’en être l’interprète et le commentateur. Il traite Pline avec moins de ménagement ; il le critique avec moins d’égards. Platon, Aristote, et Buffon, n’ont point, comme Pline, recueilli les opinions des autres ; ils ont répandu les leurs. Platon et Aristote ont imaginé, comme le philosophe françois, sur les mouvements des cieux et sur la reproduction des êtres, des systèmes qui ont dominé long-temps. Ceux de M. de Buffon ont fait moins de fortune, parce qu’ils ont paru dans un siècle plus éclairé. Si l’on compare Aristote à Pline, on voit combien la Grèce étoit plus savante que l’Italie : en lisant M. de Buffon, l’on apprend tout ce que les connoissances physiques ont fait de progrès parmi nous ; ils ont tous excellé dans l’art de penser et dans l’art d’écrire. Les Athéniens écoutoient Platon avec délices ; Aristote dicta des lois à tout l’empire des lettres ; rival de Quintilien, Pline écrivit sur la grammaire et sur les talents de l’orateur. M. de Buffon vous offrit, messieurs, à la fois le précepte et l’exemple. On cherchera dans ses écrits les richesses de notre langage, comme nous étudions dans Pline celle de la langue des Romains. Les savants, les professeurs étudient Aristote ; les philosophes, les théologiens lisent Platon ; les orateurs, les historiens, les curieux, les gens du monde préfèrent Pline. La lecture des écrits de M. de Buffon convient à tous ; seul, il vaut mieux que Pline ; avec M. Daubenton, son illustre compétiteur, il a été plus loin qu’Aristote. Heureux accord de deux âmes dont l’union a fait la force, et dont les trésors étoient communs ; rare assemblage de toutes les qualités requises pour observer, décrire, et peindre la nature ; phénomène honorable aux lettres, dont les siècles passés n’offrent point d’exemple, et dont il faut que les hommes gardent long-temps le souvenir.

S’il m’étoit permis de suivre ici M. de Buffon dans la carrière des sciences physiques, nous l’y retrouverions avec cet amour du grand qui le distingue. Pour estimer la force et la durée du bois, il a soumis des forêts entières à ses recherches. Pour obtenir des résultats nouveaux sur les progrès de la chaleur, il a placé d’énormes globes de métal dans des fourneaux immenses. Pour résoudre quelques problèmes sur l’action du feu, il a opéré sur des torrents de flamme et de fumée. Il s’est appliqué à la solution des questions les plus importantes à la fonte des grandes pièces d’artillerie ; disons aussi qu’il s’est efforcé de donner plus de perfection aux fers de charrue, travail vraiment digne que la philosophie le consacre à l’humanité. Enfin, en réunissant les foyers de plusieurs miroirs en un seul, il a inventé l’art qu’employèrent Procul et Archimède pour embraser au loin des vaisseaux. On doit surtout le louer de n’avoir pas, comme Descartes, refusé d’y croire. Tout ce qui étoit grand et beau lui paroissoit devoir être tenté, et il n’y avoit d’impossible pour lui que les petites entreprises et les travaux obscurs, qui sont sans gloire comme sans obstacles.

M. de Buffon fut grand dans l’aveu de ses fautes ; il les a relevées dans ses suppléments avec autant de modestie que de franchise, et il a montré par là tout ce que pouvoit sur lui la force de la vérité.

Il s’étoit permis de plaisanter sur une lettre dont il ignoroit alors que M. de Voltaire fût l’auteur. Aussitôt qu’il l’eut appris, il déclara qu’il regrettoit d’avoir traité légèrement une des productions de ce grand homme ; et il joignit à cette conduite généreuse un procédé délicat, en répondant avec beaucoup d’étendue aux foibles objections de M. de Voltaire, que les naturalistes n’ont pas mêmes jugées dignes de trouver place dans leurs écrits.

Pour savoir tout ce que vaut M. de Buffon, il faut, messieurs, l’avoir lu tout entier. Pourrois-je ne pas vous le rappeler encore lorsque dans sa réponse à M. de la Condamine, il le peignit voyageant sur ces monts sourcilleux que couvrent des glaces éternelles, dans ces vastes solitudes, où la nature, accoutumée au plus profond silence, dut être étonnée de s’entendre interroger pour la première fois ! L’auditoire fut frappé de cette grande image, et demeura pendant quelques instants dans le recueillement avant que d’applaudir.

Si, après avoir admiré M. de Buffon dans toutes les parties de ses ouvrages, nous comparions les grands écrivains dont notre siècle s’honore, avec ceux par qui les siècles précédents furent illustrés, nous verrions comment la culture des sciences a influé sur l’art oratoire, en lui fournissant des objets et des moyens nouveaux. Ce qui distingue les écrivains philosophes, parmi lesquels celui que nous regrettons s’est acquis tant de gloire, c’est qu’ils ont trouvé dans la nature même, des sujets dont les beautés seront éternelles, c’est qu’ils n’ont montré les progrès de l’esprit que par ceux de la raison, qu’ils ne se sont servis de l’imagination qu’autant qu’il falloit pour donner des charmes à l’étude ; c’est qu’avançant toujours et se perfectionnant sans cesse, on ne sait ni à quelle hauteur s’élèveront leurs pensées, ni quels espaces embrassera leur vue, ni quels effets produiront un jour la découverte de tant de vérités et l’abjuration de tant d’erreurs.

Pour suffire à d’aussi grands travaux, il a fallu de grands talents, de longues années, et beaucoup de repos. À Montbard, au milieu d’un jardin orné, s’élève une tour antique : c’est là que M. de Buffon a écrit l’histoire de la nature ; c’est de là que sa renommée s’est répandue dans l’univers. Il y venoit au lever du soleil, et nul importun n’avoit le droit de l’y troubler. Le calme du matin, les premiers chants des oiseaux, l’aspect varié des campagnes, tout ce qui frappoit ses sens, le rappeloit à son modèle. Libre, indépendant, il erroit dans les allées ; il précipitoit, il modéroit, il suspendoit sa marche, tantôt la tête vers le ciel, dans le mouvement de l’inspiration et satisfait de sa pensée ; tantôt recueilli, cherchant, ne trouvant pas, ou prêt à produire ; il écrivoit, il effaçoit, il écrivoit de nouveau pour effacer encore ; rassemblant, accordant avec le même soin, le même goût, le même art, toutes les parties du discours, il le prononçoit à diverses reprises, se corrigeant à chaque fois ; et content enfin de ses efforts, il le déclamoit de nouveau pour lui-même, pour son plaisir, et comme pour se dédommager de ses peines. Tant de fois répété, sa belle prose, comme de beaux vers, se gravoit dans sa mémoire ; il la récitoit à ses amis ; il les engageoit à la lire eux-mêmes à haute voix en sa présence ; alors il l’écoutoit en juge sévère, et il la travailloit sans relâche, voulant s’élever à la perfection que l’écrivain impatient ne pourra jamais atteindre.

Ce que je peins foiblement, plusieurs en ont été témoins. Une belle physionomie, des cheveux blancs, des attitudes nobles rendoient ce spectacle imposant et magnifique ; car s’il y a quelque chose au dessus des productions du génie, ce ne peut être que le génie lui-même, lorsqu’il compose, lorsqu’il crée, et que dans ses mouvements sublimes il se rapproche, autant qu’il se peut, de la Divinité.

Voilà bien des titres de gloire. Quand ils seroient tous anéantis, M. de Buffon ne demeureroit pas sans éloge. Parmi les monuments dont la capitale s’honore, il en est un que la munificence des rois consacre à la nature, où les productions de tous les règnes sont réunies, où les minéraux de la Suède et ceux du Potose, où le renne et l’éléphant, le pingoin et le kamichi sont étonnés de se trouver ensemble ; c’est M. de Buffon qui a fait ces miracles ; c’est lui qui, riche des tributs offerts à sa renommée par les souverains, par les savants, par tous les naturalistes du monde, porta ces offrandes dans les cabinets confiés à ses soins. Il y avoit trouvé les plantes que Tournefort et Vaillant avoient recueillies et conservées ; mais aujourdhui ce que les fouilles les plus profondes et les voyages les plus étendus ont découvert de plus curieux et de plus rare s’y montre rangé dans un petit espace. L’on y remarque surtout ces peuples de quadrupèdes et d’oiseaux qu’il a si bien peints ; et se rappelant comment il en a parlé, chacun les considère avec un plaisir mêlé de reconnoissance. Tout est plein de lui dans ce temple, où il assista, pour ainsi dire, à son apothéose ; à l’entrée, sa statue, que lui seul fut étonné d’y voir, atteste la vénération de sa patrie, qui, tant de fois injuste envers ses grands hommes, ne laissa pour la gloire de M. de Buffon rien à faire à la postérité.

La même magnificence se déploie dans les jardins. L’école, l’amphithéâtre, les serres, les végétaux, l’enceinte elle-même, tout y est renouvelé, tout s’y est étendu, tout y porte l’empreinte de ce grand caractère, qui, repoussant les limites, ne se plut jamais que dans les grands espaces et au milieu des grandes conceptions. Des collines, des vallées artificielles, des terrains de diverse nature, des chaleurs de tous les degrés y servent à la culture des plantes de tous les pays. Tant de richesse et de variété rappellent l’idée de ces monts fameux de l’Asie, dont la cime est glacée, tandis que les vallons situés à leur base sont brûlants, et sur lesquels les températures et les productions de tous les climats sont rassemblées.

Une mort douloureuse et lente a terminé cette belle vie. À de grandes souffrances M. de Buffon opposa un grand courage. Pendant de longues insomnies, il se félicitoit d’avoir conservé cette force de tête, qui, après avoir été la source de ses inspirations, l’entretenoit encore des grands objets de la nature. Il vécut tout entier jusqu’au moment où nous le perdîmes. Vous vous souvenez, messieurs, de la pompe de ses funérailles ; vous y avez assisté avec les députés des autres académies, avec tous les amis des lettres et des arts, avec ce cortège innombrable de personnes de tous les rangs, de tous les états qui suivoient en deuil, au milieu d’une foule immense et consternée. Un murmure de louanges et de regrets rompoit quelquefois le silence de l’assemblée. Le temple vers lequel on marchoit ne put contenir cette nombreuse famille d’un grand homme. Les portiques, les avenues demeurèrent remplis ; et tandis que l’on chantoit l’hymne funèbre, ces discours, ces regrets, ces épanchements de tous les cœurs ne furent point interrompus. Enfin, en se séparant, tristes de voir le siècle s’appauvrir, chacun formoit des vœux pour que tant de respects rendus au génie fissent germer de nouveaux talents, et préparassent une génération digne de succéder à celle dont on trouve parmi vous, messieurs, les titres et les exemples.

J’ai parlé des beautés du style et de l’étendue du savoir de M. de Buffon. Que ne peut s’élever ici, messieurs, pour peindre dignement ses qualités et ses vertus, et pour ajouter beaucoup à vos regrets, la voix des personnes respectables dont il s’éloit environné ! que ne peut surtout se faire entendre la voix éloquente d’une vertueuse amie, dont les tendres consolations, dont les soins affectueux, elle me permettra de dire, dont les hommages ont suivi cet homme illustre jusqu’au tombeau ! elle peindroit l’heureuse alliance de la bonté du cœur et de la simplicité du caractère avec toutes les puissances de l’esprit ! elle peindroit la résignation d’un philosophe souffrant et mourant sans plainte et sans murmure ! Cette excellente amie a été témoin de ses derniers efforts ; elle a reçu ses derniers adieux ; elle a recueilli ses dernières pensées. Qui mérita mieux qu’elle d’être dépositaire des dernières méditations du génie ? Que ne peut encore s’élever ici la voix imposante d’un illustre ami de ce grand homme, de cet administrateur qui tantôt, dans la retraite, éclaire les peuples par ses ouvrages, et tantôt, dans l’activité du ministère, les rassure par sa présence et les conduit par sa sagesse ! Des sentiments communs d’admiration, d’estime et d’amitié, rapprochoient ces trois âmes sublimes. Que de douceurs, que de charmes dans leur union ! Étudier la nature et les hommes, les gouverner et les instruire, leur faire du bien et se cacher, exciter leur enthousiasme et leur amour ; ce sont presque les mêmes soins, les mêmes pensées ; ce sont des travaux et des vertus qui se ressemblent.

Avec quelle joie M. de Buffon auroit vu cet ami, ce grand ministre, rendu par le meilleur des rois aux vœux de tous, au moment où les représentants du plus généreux des peuples vont traiter la grande affaire du salut de l’État ; à la veille de ces grands jours où doit s’opérer la régénération solennelle du corps politique ; où de l’union, naîtront l’amour et la force ; où le père de la patrie recueillera ces fruits si doux de sa bienfaisance, de sa modération et de sa justice ; où son auguste compagne, mère sensible et tendre, si profondément occupée des soins qu’elle ne cesse de prodiguer à ses enfants, verra se préparer pour eux, avec la prospérité commune, la gloire et le bonheur ! Dans cet époque, la plus intéressante de notre histoire, qui peindra Louis xvi protégeant la liberté près de son trône, comme il l’a défendue au delà des mers ; se plaisant à s’entourer de ses sujets ; chef d’une nation éclairée, et régnant sur un peuple de citoyens ; roi par la naissance, mais de plus, par la bonté de son cœur et par sa sagesse, le bienfaiteur de ses peuples et le restaurateur de ses états ?

Qu’il m’est doux, messieurs, de pouvoir réunir tant de justes hommages à celui de la reconnoissance que je vous dois ! L’Académie Françoise fondée par un roi qui fut lui-même un grand homme, forme une république riche de tant de moissons de gloire fameuse par tant de conquêtes, et si célèbre par vos propres travaux, que peu de personnes sont dignes d’être admises à partager avec vous un héritage transmis par tant d’aïeux illustres ; mais voulant embrasser, dans toute son étendue, le champ de la pensée. vous appelez à vous des colonies composées d’hommes laborieux dont vous éclairez le zèle, dont vous dirigez les travaux, et parmi lesquels j’ai osé former le vœu d’être placé. Ils vous apportent ce que le langage des sciences et des arts contient d’utile aux progrès des lettres ; et ce concert de tant de voix, dont chacune révèle quelques uns des secrets du grand art qui préside à la culture de l’esprit, est un des plus beaux monuments que notre siècle puisse offrir à l’admiration de la postérité.

DISCOURS ACADÉMIQUES

DISCOURS

Prononcé à l’Académie Françoise par M. de Buffon
le jour de sa réception.


M. de Buffon ayant été élu par MM. de l’Académie Françoise, à la place de feu M. l’archevêque de Sens, y vint prendre séance le samedi 25 août 1755, et prononça le discours qui suit :


Messieurs,


Vous m’avez comblé d’honneur en m’appelant à vous ; mais la gloire n’est un bien qu’autant qu’on en est digne, et je ne me flatte pas que quelques essais écrits sans art et sans autre ornement que celui de la nature soient des titres suffisants pour oser prendre place parmi les maîtres de l’art, parmi les hommes éminents qui représentent ici la splendeur littéraire de la France, et dont les noms célébrés aujourd’hui par la voix des nations retentiront encore avec éclat dans la bouche de nos derniers neveux. Vous avez eu, messieurs, d’autres motifs en jetant les yeux sur moi ; vous avez voulu donner à l’illustre compagnie[3] à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir depuis long-temps, une nouvelle marque de considération : ma reconnoissance, quoique partagée, n’en sera pas moins vive. Mais comment satisfaire au devoir qu’elle m’impose en ce jour ? Je n’ai, messieurs, à vous offrir que votre propre bien : ce sont quelques idées sur le style que j’ai puisées dans vos ouvrages ; c’est en vous lisant, c’est en vous admirant qu’elles ont été courues ; c’est en les soumettant à vos lumières qu’elles se produiront avec quelque succès.

Il s’est trouvé dans tous les temps des hommes qui ont su commander aux autres par la puissance de la parole. Ce n’est néanmoins que dans les siècles éclairés que l’on a bien écrit et bien parlé. La véritable éloquence suppose l’exercice du génie et la culture de l’esprit. Elle est bien différente de cette facilité naturelle de parler qui n’est qu’un talent, une qualité accordée à tous ceux dont les passions sont fortes, les organes souples et l’imagination prompte. Ces hommes sentent vivement, s’affectent de même ; le marquent fortement au dehors ; et, par une impression purement mécanique, ils transmettent aux autres leur enthousiasme et leurs affections. C’est le corps qui parle au corps ; tous les mouvements, tous les signes, concourent et servent également. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l’entraîner ? que faut-il pour ébranler la plupart même des autres hommes et les persuader ? Un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. Mais pour le petit nombre de ceux dont la tête est ferme, le goût délicat et le sens exquis, et qui, comme vous, messieurs, comptent pour peu le ton, les gestes, et le vain son des mots, il faut des choses, des pensées, des raisons ; il faut savoir les présenter, les nuancer, les ordonner : il ne suffit pas de frapper l’oreille et d’occuper les yeux ; il faut agir sur l’âme, et toucher le cœur en parlant à l’esprit.

Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient ferme, nerveux, et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelque élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche, et traînant.

Mais, avant de chercher l’ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s’en être fait un autre plus général et plus fixe, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées : c’est en marquant leur place sur ce premier plan qu’un sujet sera circonscrit, et que l’on en connoîtra l’étendue ; c’est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments qu’on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu’il naîtra des idées accessoires et moyennes, qui serviront à les remplir. Par la force du génie, on se représentera toutes les idées générales et particulières sous leur véritable point de vue ; par une grande finesse de discernement, on distinguera les pensées stériles des idées fécondes ; par la sagacité que donne la grande habitude d’écrire, on sentira d’avance quel sera le produit de toutes ces opérations de l’esprit. Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, il est bien rare qu’on puisse l’embrasser d’un coup d’œil, ou le pénétrer en entier d’un seul et premier effort de génie ; et il est rare encore qu’après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s’en occuper ; c’est même le seul moyen d’affermir, d’étendre, et d’élever ses pensées : plus on leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l’expression.

Ce plan n’est pas encore le style, mais il en est la base ; il le soutient, il le dirige, il règle son mouvement et le soumet à des lois : sans cela, le meilleur écrivain s’égare ; sa plume marche sans guide, et jette à l’aventure des traits irréguliers et des figures discordantes. Quelque brillantes que soient les couleurs qu’il emploie, quelques beautés qu’il sème dans les détails, comme l’ensemble choquera, ou ne se fera pas assez sentir, l’ouvrage ne sera point construit ; et, en admirant l’esprit de l’auteur, on pourra soupçonner qu’il manque de génie. C’est par cette raison que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils parlent très bien, écrivent mal ; que ceux qui s’abandonnent au premier feu de leur imagination prennent un ton qu’ils ne peuvent soutenir ; que ceux qui craignent de perdre des pensées isolées, fugitives, et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés, ne les réunissent jamais sans transitions forcées ; qu’en un mot il y a tant d’ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d’un seul jet.

Cependant tout sujet est un ; et, quelque vaste qu’il soit, il peut être renfermé dans un seul discours. Les interruptions, les repos, les sections, ne devroient être d’usage que quand on traite des sujets différents, où lorsqu’ayant à parler de choses grandes, épineuses, et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles, et contrainte par la nécessité des circonstances[4] : autrement le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l’assemblage ; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l’auteur demeure obscur ; il ne peut faire impression sur l’esprit du lecteur ; il ne peut même se faire sentir que par la continuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme que toute interruption détruit ou fait languir.

Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits ? c’est que chaque ouvrage est un tout, et qu’elle travaille sur un plan éternel dont elle ne s’écarte jamais ; elle prépare en silence les germes de ses productions ; elle ébauche, par un acte unique, la forme primitive de tout être vivant ; elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu et dans un temps prescrit. L’ouvrage étonne ; mais c’est l’empreinte divine dont il porte les traits qui doit nous frapper. L’esprit humain ne peut rien créer ; il ne produira qu’après avoir été fécondé par l’expérience et la méditation ; ses connoissances sont les germes de ses productions : mais s’il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s’il s’élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s’il les réunit, s’il les enchaîne, s’il en forme un tout, un système par la réflexion, il établira sur des fondements inébranlables des monuments immortels.

C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire. Il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées ; et comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres ; il demeure donc dans la perplexité : mais lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume ; il sentira le point de maturité de la production de l’esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n’aura même que du plaisir à écrire : les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile ; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout et donnera la vie à chaque expression ; tout s’animera de plus en plus, le ton s’élèvera, les objets prendront de la couleur ; et le sentiment, se joignant à la lumière, l’augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l’on a dit à ce que l’on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux.

Rien ne s’oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants ; rien n’est plus contraire à la lumière, qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu’on ne tire que par force en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent pendant quelques instants que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. Ce sont des pensées qui ne brillent que par l’opposition ; l’on ne présente qu’un côté de l’objet ; on met dans l’ombre toutes les autres faces ; et ordinairement ce côté qu’on choisit est une pointe, un angle sur lequel on fait jouer l’esprit avec d’autant plus de facilité qu’on l’éloigne davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de considérer les choses.

Rien n’est encore plus opposé à la véritable éloquence que l’emploi de ces pensées fines, et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité. Ainsi plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il aura de nerf, de lumière, de chaleur, et de style ; à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du sujet, et que l’écrivain n’ait pas eu d’autre objet que la plaisanterie : alors l’art de dire de petites choses devient peut-être plus difficile que l’art d’en dire de grandes.

Rien n’est plus opposé au beau naturel que la peine qu’on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes d’une manière singulière ou pompeuse ; rien ne dégrade plus l’écrivain. Loin de l’admirer, on le plaint d’avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes, pour ne dire que ce que tout le monde dit. Ce défaut est celui des esprits cultivés, mais stériles : ils ont des mots en abondance, point d’idées ; ils travaillent donc sur les mots, et s’imaginent avoir combiné des idées parce qu’ils ont arrangé des phrases, et avoir épuré le langage quand ils l’ont corrompu en détournant les acceptions. Ces écrivains n’ont point de style, ou, si l’on veut, ils n’en ont que l’ombre. Le style doit graver des pensées ; ils ne savent que tracer des paroles.

Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet, il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée ; et lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre mouvement que celui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit parcourir. C’est en cela que consiste la sévérité du style ; c’est aussi ce qui en fera l’unité et ce qui en réglera la rapidité, et cela seul aussi suffira pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi. À cette première règle dictée par le génie si l’on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule sur le choix des expressions, de l’attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux, le style aura de la noblesse. Si l’on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce qui n’est que brillant, et une répugnance constante pour l’équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura même de la majesté. Enfin, si l’on écrit comme l’on pense, si l’on est convaincu de ce que l’on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres, et la vérité du style, lui fera produire tout son effet, pourvu que cette persuasion intérieure ne se marque pas par un enthousiasme trop fort, et qu’il y ait partout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur.

C’est ainsi, messieurs, qu’il me sembloit, en vous lisant, que vous me parliez, que vous m’instruisiez. Mon âme, qui recueilloit avec avidité ces oracles de la sagesse, vouloit prendre l’essor et s’élever jusqu’à vous : vains efforts ! Les règles, disiez-vous encore, ne peuvent suppléer au génie ; s’il manque, elles seront inutiles. Bien écrire, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir, et bien rendre ; c’est avoir en même temps de l’esprit, de l’âme, et du goût. Le style suppose la réunion et l’exercice de toutes les facultés intellectuelles : les idées seules forment le fond du style ; l’harmonie des paroles n’en est que l’accessoire, et ne dépend que de la sensibilité des organes. Il suffit d’avoir un peu d’oreille pour éviter les dissonances ; de l’avoir exercée, perfectionnée par la lecture des poëtes et des orateurs, pour que mécaniquement on soit porté à l’imitation de la cadence poétique et des tours oratoires. Or jamais l’imitation n’a rien créé : aussi cette harmonie des mots ne fait ni le fond ni le ton du style, et se trouve souvent dans des écrits vides d’idées.

Le ton n’est que la convenance du style à la nature du sujet ; il ne doit jamais être forcé ; il naîtra naturellement du fond même de la chose, et dépendra beaucoup du point de généralité auquel on aura porté ses pensées. Si l’on s’est élevé aux idées les plus générales, et si l’objet en lui-même est grand, le ton paroîtra s’élever à la même hauteur ; et si, en le soutenant à cette élévation, le génie fournit assez pour donner à chaque objet une forte lumière, si l’on peut ajouter la beauté du coloris à l’énergie du dessin, si l’on peut, en un mot, représenter chaque idée par une image vive et bien terminée, et former de chaque suite d’idées un tableau harmonieux et mouvant, le ton sera non seulement élevé, mais sublime.

Ici, messieurs, l’application feroit plus que la règle ; les exemples instruiroient mieux que les préceptes : mais il ne m’est pas permis de citer les morceaux sublimes qui m’ont si souvent transporté en lisant vos ouvrages, je suis contraint de me borner à des réflexions. Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité. La quantité des connoissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité ; si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connoissances, les faits, et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l’homme ; le style est l’homme même. Le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer : s’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous les temps ; car il n’y a que la vérité qui soit durable et même éternelle. Or un beau style n’est tel en effet que par le nombre infini des vérités qu’il présente. Toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet.

Le sublime ne peut se trouver que dans les grands sujets. La poésie, l’histoire, et la philosophie, ont toutes le même objet, et un très grand objet, l’homme et la nature. La philosophie décrit et dépeint la nature ; la poésie la peint et l’embellit ; elle peint aussi les hommes, elle les agrandit, elle les exagère ; elle crée les héros et les dieux : l’histoire ne peint que l’homme, et le peint tel qu’il est ; ainsi le ton de l’historien ne deviendra sublime que quand il fera le portrait des plus grands hommes, quand il exposera les plus grandes actions, les plus grands mouvements, les plus grandes révolutions, et partout ailleurs il suffira qu’il soit majestueux et grave. Le ton du philosophe pourra devenir sublime toutes les fois qu’il parlera des lois de la nature, des êtres en général, de l’espace, de la matière, du mouvement, et du temps, de l’âme, de l’esprit humain, des sentiments, des passions : dans le reste, il suffira qu’il soit noble et élevé. Mais le ton de l’orateur et du poëte, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu’ils sont les maîtres de joindre à la grandeur de leur sujet autant de couleur, autant de mouvement, autant d’illusion qu’il leur plaît, et que, devant toujours peindre et toujours agrandir les objets, ils doivent aussi partout employer toute la force et déployer toute l’étendue de leur génie.

ADRESSE

À MESSIEURS DE L’ACADÉMIE FRANÇOISE.

Que de grands objets, messieurs, frappent ici mes yeux ! et quel style et quel ton faudroit-il employer pour les peindre et les représenter dignement ! L’élite des hommes est assemblée ; la Sagesse est à leur tête. La Gloire, assise au milieu d’eux, répand ses rayons sur chacun, et les couvre tous d’un éclat toujours le même et toujours renaissant. Des traits d’une lumière plus vive encore partent de sa couronne immortelle, et vont se réunir sur le front auguste du plus puissant et du meilleur des rois[5]. Je le vois, ce héros, ce prince adorable, ce maître si cher. Quelle noblesse dans tous ses traits ! que de majesté dans toute sa personne ! que d’âme et de douceur naturelle dans ses regards ! il les tourne vers vous, messieurs, et vous brûlez d’un nouveau feu ; une ardeur plus vive vous embrase ; j’entends déjà vos divins accents et les accords de vos voix ; vous les réunissez pour célébrer ses vertus, pour chanter ses victoires, pour applaudir à notre bonheur ; vous les réunissez pour faire éclater votre zèle, exprimer votre amour, et transmettre à la postérité des sentiments dignes de ce grand prince et de ses descendants. Quels concerts ! ils pénètrent mon cœur ; ils seront immortels comme le nom de Louis.

Dans le lointain, quelle autre scène de grands objets ! le génie de la France qui parle à Richelieu, et lui dicte à la fois l’art d’éclairer les hommes et de faire régner les rois ; la Justice et la Science qui conduisent Séguier, et l’élèvent de concert à la première place de leurs tribunaux ; la Victoire qui s’avance à grands pas, et précède le char triomphal de nos rois, où Louis-le-Grand, assis sur des trophées, d’une main donne la paix aux nations vaincues, et de l’autre rassemble dans ce palais les muses dispersées. Et près de moi, messieurs, quel autre objet intéressant ! la Religion en pleurs, qui vient emprunter l’organe de l’éloquence pour exprimer sa douleur, et semble m’accuser de suspendre trop long-temps vos regrets sur une perte que nous devons tous ressentir avec elle[6].

PROJET D’UNE RÉPONSE

À M. COETLOSQUET,
ANCIEN ÉVÊQUE DE LIMOGES,


Lors de sa réception à l’Académie Françoise[7].

Monsieur,

En vous témoignant la satisfaction que nous avons à vous recevoir, je ne ferai pas l’énumération de tous les droits que vous aviez à nos vœux. Il est un petit nombre d’hommes que les éloges font rougir, que la louange déconcerte, que la vérité même blesse, lorsqu’elle est trop flatteuse. Cette noble délicatesse, qui fait la bienséance du caractère, suppose la perfection de toutes les qualités intérieures. Une âme belle et sans tache, qui veut se conserver dans toute sa pureté, cherche moins à paroitre qu’à se couvrir du voile de la modestie ; jalouse de ses beautés qu’elle compte par le nombre de ses vertus, elle ne permet pas que le souffle impur des passions étrangères en ternisse le lustre ; imbue de très bonne heure des principes de la religion, elle eu conserve avec le même soin les impressions sacrées : mais comme ces caractères divins sont gravés en traits de flamme, leur éclat perce et colore de son feu le voile qui nous les déroboit ; alors il brille à tous les yeux et sans les offenser. Bien différent de l’éclat de la gloire, qui toujours nous frappe par éclairs, et souvent nous aveugle, celui de la vertu n’est qu’une lumière bienfaisante qui nous guide, qui nous éclaire, et dont les rayons nous vivifient.

Accoutumée à jouir en silence du bonheur attaché à l’exercice de la sagesse, occupée sans relâche à recueillir la rosée céleste de la grâce divine, qui seule nourrit la piété, cette âme vertueuse et modeste se suffit à elle-même : contente de son intérieur, elle a peine à se répandre au dehors ; elle ne s’épanche que vers Dieu. La douceur et la paix, l’amour de ses devoirs, la remplissent, l’occupent tout entière ; la charité seule a droit de l’émouvoir ; mais alors son zèle, quoique ardent, est encore modeste ; il ne s’annonce que par l’exemple ; il porte l’empreinte du sentiment tendre qui le fit naître ; c’est la vertu, seulement devenue plus active.

Tendre piété ! vertu sublime ! vous méritez tous nos respects ; vous élevez l’homme au dessus de son être, vous l’approchez du Créateur, vous en faites sur la terre un habitant des cieux. Divine modestie ! vous meniez tout notre amour ; vous faites seule la gloire du sage, vous faites aussi la décence du saint état des ministres de l’autel : vous n’êtes point un sentiment acquis par le commerce des hommes ; vous êtes un don du ciel, une grâce qu’il accorde en secret à quelques âmes privilégiées, pour rendre la vertu plus aimable ; vous rendriez même, s’il étoit possible, le vice moins choquant. Mais jamais vous n’avez habité dans un cœur corrompu ; la honte y a pris votre place : elle prend aussi vos traits lorsqu’elle veut sortir de ces replis obscurs où le crime l’a fait naître ; elle couvre de votre voile sa confusion, sa bassesse. Sous ce lâche déguisement elle ose donc paroître : mais elle soutient mal la lumière du jour, elle a l’œil trouble et le regard louche ; elle marche à pas obliques dans des routes souterraines où le soupçon la suit ; et lorsqu’elle croit échapper à tous les yeux, un rayon de la vérité luit, il perce le nuage, l’illusion se dissipe, le prestige s’évanouit, le scandale seul reste, et l’on voit à nu toutes les difformités du vice grimaçant la vertu.

Mais détournons les yeux, n’achevons pas le portrait hideux de la noire hypocrisie ; ne disons pas que, quand elle a perdu le masque de la honte, elle arbore le panache de l’orgueil, et qu’alors elle s’appelle impudence. Ces monstres odieux sont indignes de faire ici contraste dans le tableau des vertus ; ils souilleraient nos pinceaux. Que la modestie, la piété, la modération, la sagesse, soient mes seuls objets et mes seuls modèles. Je les vois, ces nobles filles du ciel, sourire à ma prière ; je les vois, chargées de tous leurs dons, s’avancer à ma voix, pour les réunir ici sur la même personne : et c’est de vous, monsieur, que je vais emprunter encore des traits vivants qui les caractérisent.

Au peu d’empressement que vous avez marqué pour les dignités, à la contrainte qu’il a fallu vous faire pour vous amener à la cour, à l’espèce de retraite dans laquelle vous continuez d’y vivre, au refus absolu que vous fîtes de l’archevêché de Tours, qui vous étoit offert, aux délais mêmes que vous avez mis à satisfaire les vœux de l’Académie, qui pourroit méconnoître cette modestie pure que j’ai tâché de peindre ? L’amour des peuples de votre diocèse, la tendresse paternelle qu’on vous connoît pour eux, les marques publiques qu’ils donnèrent de leur joie lorsque vous refusâtes de les quitter, et parûtes plus flatté de leur attachement que de l’éclat d’un siège plus élevé, les regrets universels qu’ils ne cessent de faire encore entendre, ne sont-ils pas les effets les plus évidents de la sagesse, de la modération, du zèle charitable, et ne supposent-ils pas le talent rare de concilier les hommes, en les conduisant ? talent qui ne peut s’acquérir que par une connoissance parfaite du cœur humain, et qui cependant paroît vous être naturel, puisqu’il s’est annoncé dès les premiers temps, lorsque, formé sous les yeux de M. le cardinal de La Rochefoucauld, vous eûtes sa confiance et celle de tout son diocèse ; talent peut-être le plus nécessaire de tous pour le succès de l’éducation des princes ; car ce n’est en effet qu’en se conciliant leur cœur que l’on peut le former.

Vous êtes maintenant à portée, monsieur, de le faire valoir, ce talent précieux ; il peut devenir entre vos mains l’instrument du bonheur des hommes ; nos jeunes princes sont destinés à être quelque jour leurs maîtres ou leurs modèles, ils font déjà l’amour de la nation ; leur auguste père vous honore de toute sa confiance ; sa tendresse, d’autant plus active, d’autant plus éclairée, qu’elle est plus vive et plus vraie, ne s’est point méprise : que faut-il de plus pour faire applaudir à son discernement, et pour justifier son choix ? Il vous a préposé, monsieur, à cette éducation si chère, certain que ses augustes enfants vous aimeroient, puisque vous êtes universellement aimé… Universellement aimé : à ce seul mot, que je ne crains point de répéter, vous sentez, monsieur, combien je pourrois étendre, élever mes éloges ; mais je vous ai promis d’avance toute la discrétion que peut exiger la délicatesse de votre modestie. Je ne puis néanmoins vous quitter encore, ni passer sous silence un fait qui seul prouveroit tous les autres, et dont le simple récit a pénétré mon cœur ; c’est ce triste et dernier devoir que, malgré la douleur qui déchiroit votre âme, vous rendîtes avec tant d’empressement et de courage à la mémoire de M. le cardinal de La Rochefoucauld. Il vous avoit donné les premières leçons de la sagesse ; il avoit vu germer et croître vos vertus par l’exemple des siennes ; il étoit, si j’ose m’exprimer ainsi, le père de votre âme : et vous, monsieur, vous aviez pour lui plus que l’amour d’un fils, une constance d’attachement qui ne fut jamais altérée, une reconnoissance si profonde, qu’au lieu de diminuer avec le temps, elle a paru toujours s’augmenter pendant la vie de votre illustre ami, et que, plus vive encore après son décès, ne pouvant plus la contenir, vous la fîtes éclater en allant mêler vos larmes à celles de tout son diocèse, et prononcer son éloge funèbre, pour arracher au moins quelque chose à la mort en ressuscitant ses vertus.

Vous venez aussi, monsieur, de jeter des fleurs immortelles sur le tombeau du prélat auquel vous succédez. Quand on aime autant la vertu, on sait la reconnoître partout, et la louer sous toutes les faces qu’elle peut présenter. Unissons nos regrets à vos éloges…

Le reste de ce discours manque, les circonstances ayant changé. M. l’ancien évêque de Limoges auroit même voulu qu’il fût supprimé en entier. J’ai fait ce que j’ai pu pour le satisfaire, mais l’ouvrage étant trop avancé, et les feuilles tirées jusqu’à la page 16, je n’ai pu supprimer cette partie du discours, et je la laisse comme un hommage rendu à la piété, à la vertu, et à la vérité.

RÉPONSE à M. WATELET,

Le jour de sa réception à l’Académie Françoise, le samedi 19 janvier 1761.



Monsieur,

Si jamais il y eut dans une compagnie un deuil de cœur, général et sincère, c’est celui de ce jour. M. de Mirabaud, auquel vous succédez, monsieur, n’avoit ici que des amis, quelque digne qu’il fût d’y avoir des rivaux. Souffrez donc que le sentiment qui nous afflige paroisse le premier, et que les motifs de nos regrets précèdent les raisons qui peuvent nous consoler. M. de Mirabaud, votre confrère et votre ami, messieurs, a tenu, pendant près de vingt ans, la plume sous vos yeux. Il étoit plus qu’un membre de notre corps, il en étoit le principal organe : occupé tout entier du service et de la gloire de l’Académie, il lui avoit consacré et ses jours et ses veilles ; il étoit, dans votre cercle, le centre auquel se réunissoient vos lumières, qui ne perdoient rien de leur éclat en passant par sa plume. Connoissant, par un si long usage, toute l’utilité de sa place pour les progrès de vos travaux académiques, il n’a voulu la quitter, cette place qu’il remplissoit si bien, qu’après vous avoir désigné, messieurs, celui d’entre vous que vous avez tous jugé convenir le mieux[8], et qui joint en effet à tous les talents de l’esprit cette droiture délicate qui va jusqu’au scrupule dès qu’il s’agit de remplir ses devoirs. M. de Mirabaud a joui lui-même de ce bien qu’il nous a fait ; il a eu la satisfaction, pendant ses dernières années, de voir les premiers fruits de cet heureux choix. Le grand âge n’avoit point affaissé l’esprit ; il n’avoit altéré ni ses sens, ni ses facultés intérieures : les tristes impressions du temps ne s’étoient marquées que par le dessèchement du corps. À quatre-vingt-six ans, M. de Mirabaud avoit encore le feu de la jeunesse et la sève de l’âge mûr, une gaieté vive et douce, une sérénité dame, une aménité de mœurs qui faisoient disparoître la vieillesse, ou ne la laissoient voir qu’avec cette espèce d’attendrissement qui suppose bien plus que du respect. Libre de passions, et sans autres liens que ceux de l’amitié, il étoit plus à ses amis qu’à lui-même : il a passé sa vie dans une société dont il faisoit les délices ; société douce, quoique intime, que la mort seule a pu dissoudre.

Ses ouvrages portent l’empreinte de son caractère : plus un homme est honnête, et plus ses écrits lui ressemblent. M. de Mirabaud joignoit toujours le sentiment à l’esprit, et nous aimons à le lire comme nous aimions à l’entendre ; mais il avoit si peu d’attachement pour ses productions, il craignoit si fort et le bruit et l’éclat, qu’il a sacrifié celles qui pouvoient le plus contribuer à sa gloire. Nulle prétention, malgré son mérite éminent ; nul empressement à se faire valoir ; nul penchant à parler de soi ; nul désir, ni apparent ni caché, de se mettre au dessus des autres : ses propres talents n’étoient à ses yeux que des droits qu’il avoit acquis pour être plus modeste, et il paroissoit n’avoir cultivé son esprit que pour élever son âme et perfectionner ses vertus.

Vous, monsieur, qui jugez si bien de la vérité des peintures, auriez-vous saisi tous les traits qui vous sont communs avec votre prédécesseur dans l’esquisse que je viens de tracer ? Si l’art que vous avez chanté pouvoit s’étendre jusqu’à peindre les âmes, nous verrions d’un coup d’œil ces ressemblances heureuses que je ne puis qu’indiquer ; elles consistent également et dans ces qualités du cœur si précieuses à la société, et dans ces talents de l’esprit qui vous ont mérité nos suffrages. Toute grande qu’est notre perte, vous pouvez donc, monsieur, plus que la réparer : vous venez d’enrichir les arts et notre langue d’un ouvrage qui suppose, avec la perfection du goût, tant de connoissances différentes, que vous seul peut-être en possédez les rapports et l’ensemble ; vous seul, et le premier, avez osé tenter de représenter par des sons harmonieux les effets des couleurs ; vous avez essayé de faire pour la peinture ce qu’Horace fit pour la poésie, un monument plus durable que le bronze. Rien ne garantira des outrages du temps ces tableaux précieux des Raphaël, des Titien, des Corrège ; nos arrière-neveux regretteront ces chefs-d’œuvre comme nous regrettons nous-mêmes ceux des Zeuxis et des Apelles. Si vos leçons savantes sont d’un si grand prix pour nos jeunes artistes, que ne vous devront pas dans les siècles futurs l’art lui-même, et ceux qui le cultiveront ? Au feu de vos lumières, ils pourront réchauffer leur génie ; ils retrouveront au moins dans la fécondité de vos principes et dans la sagesse de vos préceptes une partie des secours qu’ils auroient tirés de ces modèles sublimes qui ne subsisteront plus que par la renommée.

RÉPONSE

À M. DE LA CONDAMINE,

Le jour de sa réception à l’Académie Françoise, le lundi 21 janvier 1761



Monsieur,

Du génie pour les sciences, du goût pour la littérature, du talent pour écrire, de l’ardeur pour entreprendre, du courage pour exécuter, de la constance pour achever, de l’amitié pour vos rivaux, du zèle pour vos amis, de l’enthousiasme pour l’humanité : voilà ce que vous connoît un ancien ami, un confrère de trente ans, qui se félicite aujourd’hui de le devenir pour la seconde fois[9].

Avoir parcouru l’un et l’autre hémisphère, traversé les continents et les mers, surmonté les sommets sourcilleux de ces montagnes embrasées, où des glaces éternelles bravent également et les feux souterrains et les ardeurs du midi ; s’être livré à la pente précipitée de ces cataractes écumantes, dont les eaux suspendues semblent moins rouler sur la terre que descendre des nues ; avoir pénétré dans ces vastes déserts, dans ces solitudes immenses, où l’on trouve à peine quelques vestiges de l’homme, où la nature, accoutumée au plus profond silence, dut être étonnée de s’entendre interroger pour la première fois ; avoir plus fait, en un mot, par le seul motif de la gloire des lettres que l’on ne lit jamais par la soif de l’or : voilà ce que connoît de vous l’Europe, et ce que dira la postérité.

Mais n’anticipons ni sur les espaces, ni sur les temps ; vous savez que le siècle où l’on vit est sourd, que la voix du compatriote est foible : laissons donc à nos neveux le soin de répéter ce que dit de vous l’étranger, et bornez aujourd’hui votre gloire à celle d’être assis parmi nous.

La mort met cent ans de distance entre un jour et l’autre : louons de concert le prélat auquel vous succédez[10] ; sa mémoire est digne de nos éloges, sa personne digne de nos regrets. Avec de grands talents pour les négociations, il avoit la volonté de bien servir l’État ; volonté dominante dans M. de Vauréal, et qui, dans tant d’autres, n’est que subordonnée à l’intérêt personnel. Il joignoit à une grande connoissance du monde le dédain de l’intrigue ; au désir de la gloire, l’amour de la paix, qu’il a maintenue dans son diocèse, même dans les temps les plus orageux. Nous lui connoissions cette éloquence naturelle, cette force de discours, cette heureuse confiance, qui souvent sont nécessaires pour ébranler, pour émouvoir, et en même temps cette facilité à revenir sur soi-même, cette espèce de bonne foi si séante, qui persuade encore mieux, et qui seule achève de convaincre. Il laissoit paroître ses talents et cachoit ses vertus ; son zèle charitable s’étendoit en secret à tous les indigents : riche par son patrimoine, et plus encore par les grâces du roi, dont nous ne pouvons trop admirer la bonté bienfaisante. M. de Vauréal sans cesse faisoit du bien, et le faisoit en grand ; il donnoit sans mesure, il donnoit en silence ; il servoit ardemment, il servoit sans retour personnel ; et jamais ni les besoins du faste, si pressants à la cour, ni la crainte si fondée de faire des ingrats, n’ont balancé dans cette âme généreuse le sentiment plus noble d’aider aux malheureux.



RÉPONSE

À M. LE CHEVALIER DE CHATELUX,

Le jour de sa réception à l’Académie Françoise, le jeudi 27 avril 1775



Monsieur,

On ne peut qu’accueillir avec empressement quelqu’un qui se présente avec autant de grâce ; le pas que vous avez fait en arrière sur le seuil de ce temple, vous a fait couronner avant d’entrer au sanctuaire[11] ; vous veniez à nous, et votre modestie nous a mis dans le cas d’aller tous au devant : arrivez en triomphe, et ne craignez pas que j’afflige cette vertu qui vous est chère ; je vais même la satisfaire en blâmant à vos yeux ce qui seul peut la faire rougir.

La louange publique, signe éclatant du mérite, est une monnoie plus précieuse que l’or, mais qui perd son prix et même devient vile, lorsqu’on la convertit en effets de commerce. Subissant autant de déchet par le change, que le métal, signe de notre richesse, acquiert de valeur par la circulation, la louange réciproque, nécessairement exagérée, n’offre-t-elle pas un commerce suspect entre particuliers, et peu digne d’une compagnie dans laquelle il doit suffire d’être admis pour être assez loué ? Pourquoi les voûtes de ce lycée ne forment-elles jamais que des échos multipliés d’éloges retentissants ? pourquoi ces murs, qui devroient être sacrés, ne peuvent-ils nous rendre le ton modeste et la parole de la vérité ? Une couche antique d’encens brûlé revêt leurs parois et les rend sourds à cette parole divine qui ne frappe que l’âme. S’il faut étonner l’ouïe, s’il faut les éclats de la trompette pour se faire entendre, je ne le puis ; et ma voix, dût-elle se perdre sans effet, ne blessera pas au moins cette vérité sainte que rien n’afflige plus, après la calomnie, que la fausse louange.

Comme un bouquet de fleurs assorties, dont chacune brille de ses couleurs et porte son parfum, l’éloge doit présenter les vertus, les talents, les travaux de l’homme célébré. Qu’on passe sous silence les vices, les défauts, les erreurs, c’est retrancher du bouquet les feuilles desséchées, les herbes épineuses, et celles dont l’odeur seroit désagréable. Dans l’histoire, ce silence mutile la vérité ; il ne l’offense pas dans l’éloge. Mais la vérité ne permet ni les jugements de mauvaise foi, ni les fausses adulations ; elle se révolte contre ces mensonges colorés auxquels on fait porter son masque : bientôt elle fait justice de toutes ces réputations éphémères fondées sur le commerce et l’abus de la louange ; portant d’une main l’éponge de l’oubli, et de l’autre le burin de la gloire, elle efface sous nos yeux les caractères du prestige, et grave pour la postérité les seuls traits qu’elle doit consacrer.

Elle sait que l’éloge doit non seulement couronner le mérite, mais le faire germer ; par ces nobles motifs, elle a cédé partie de son domaine : le panégyriste doit se taire sur le mal moral, exalter le bien, présenter les vertus dans leur plus grand éclat (mais les talents dans leur vrai jour), et les travaux accompagnés, comme les vertus, de ces rayons de gloire dont la chaleur vivifiante fait naître le désir d’imiter les unes, et le courage pour égaler les autres ; toutefois en mesurant les forces de notre foible nature, qui s’effraieroit à la vue d’une vertu gigantesque, et prend pour un fantôme tout modèle trop grand ou trop parfait.

L’éloge d’un souverain sera suffisamment grand, quoique simple, si l’on peut prononcer, comme une vérité reconnue : Notre roi veut le bien et désire d’être aimé ; la toute-puissance, compagne de sa volonté, ne se déploie que pour augmenter le bonheur de ses peuples ; dans l’âge de la dissipation, il s’occupe avec assiduité ; son application aux affaires annonce l’ordre et la règle ; l’attention sérieuse de l’esprit, qualité si rare dans la jeunesse, semble être un don de naissance qu’il a reçu de son auguste père : et la justesse de son discernement n’est-elle pas démontrée par les faits ? Il a choisi pour coopérateur le plus ancien, le plus vertueux, et le plus éclairé de ses hommes d’état[12], grand ministre éprouvé par les revers, dont l’âme pure et ferme ne s’est pas plus affaissée sous la disgrâce qu’enflée par la faveur. Mon cœur palpite au nom du créateur de mes ouvrages, et ne se calme que par le sentiment du repos le plus doux ; c’est que, comblé de gloire, il est au dessus de mes éloges. Ici j’invoque encore la vérité : loin de me démentir, elle approuvera tout ce que je viens de prononcer ; elle pourroit même m’en dicter davantage. Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/114 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/115 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/116 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/117 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/118 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/119 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/120 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/121 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/122 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/123 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/124 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/125 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/126 Page:Buffon - Oeuvres completes, 1829, T01.djvu/127

HISTOIRE NATURELLE.

PREMIER DISCOURS.

DE LA MANIÈRE D’ÉTUDIER ET DE TRAITER L’HISTOIRE NATURELLE.


Res ardua vetustis novitatem dare, novis auctoritatem, obsoletis nilorem, obscuris lucem, fastiditis gratiam, dubiis fidel, omnibus verò naturam, et naturæ suæ omnia.
(Plin., in Præf. ad Vespas.)

L’histoire naturelle, prise dans toute son étendue, est une histoire immense ; elle embrasse tous les objets que nous présente l’univers. Cette multitude prodigieuse de quadrupèdes, d’oiseaux, de poissons, d’insectes, de plantes, de minéraux, etc., offre à la curiosité de l’esprit humain un vaste spectacle, dont l’ensemble est si grand, qu’il paroît et qu’il est en effet inépuisable dans les détails. Une seule partie de l’histoire naturelle, comme l’histoire des insectes, ou l’histoire des plantes, suffit pour occuper plusieurs hommes ; et les plus habiles observateurs n’ont donné, après un travail de plusieurs années, que des ébauches assez imparfaites des objets trop multipliés que présentent ces branches particulières de l’histoire naturelle, auxquelles ils s’étoient uniquement attachés. Cependant ils ont fait tout ce qu’ils pouvoient faire ; et bien loin de s’en prendre aux observateurs du peu d’avancement de la science, on ne sauroit trop louer leur assiduité au travail et leur patience ; on ne peut même leur refuser des qualités plus élevées ; car il y a une espèce de force de génie et de courage d’esprit à pouvoir envisager, sans s’étonner, la nature dans la multitude innombrable de ses productions, et à se croire capable de les comprendre et de les comparer ; il y a une espèce de goût à les aimer, plus grand que le goût qui n’a pour but que des objets particuliers : et l’on peut dire que l’amour de l’étude de la nature suppose dans l’esprit deux qualités qui paroissent opposées ; les grandes vues d’un génie ardent qui embrasse tout d’un coup d’œil, et les petites attentions d’un instinct laborieux qui ne s’attache qu’à un seul point.

Le premier obstacle qui se présente dans l’étude de l’histoire naturelle, vient de cette grande multitude d’objets : mais la variété de ces mêmes objets, et la difficulté de rassembler les productions diverses des différents climats, forment un autre obstacle à l’avancement de nos connoissances, qui paroît invincible, et qu’en effet le travail seul ne peut surmonter ; ce n’est qu’à force de temps, de soins, de dépenses, et souvent par des hasards heureux, qu’on peut se procurer des individus bien conservés de chaque espèce d’animaux, de plantes, ou de minéraux, et former une collection bien rangée de tous les ouvrages de la nature.

Mais lorsqu’on est parvenu à rassembler des échantillons de tout ce qui peuple l’univers, lorsqu’après bien des peines on a mis dans un même lieu des modèles de tout ce qui se trouve répandu avec profusion sur la terre, et qu’on jette pour la première fois les yeux sur ce magasin rempli de choses diverses, nouvelles et étrangères, la première sensation qui en résulte est un étonnement mêlé d’admiration, et la première réflexion qui suit est un retour humiliant sur nous-mêmes. On ne s’imagine pas qu’on puisse avec le temps parvenir au point de reconnoître tous ces différents objets ; qu’on puisse parvenir non seulement à les reconnoître par la forme, mais encore à savoir tout ce qui a rapport à la naissance, la production, l’organisation, les usages, en un mot, à l’histoire de chaque chose en particulier. Cependant, en se familiarisant avec ces mêmes objets, en les voyant souvent, et, pour ainsi dire, sans dessein, ils forment peu à peu des impressions durables, qui bientôt se lient dans notre esprit par des rapports fixes et invariables ; et de là nous nous élevons à des vues plus générales, par lesquelles nous pouvons embrasser à la fois plusieurs objets différents ; et c’est alors qu’on est en état d’étudier avec ordre, de réfléchir avec fruit, et de se frayer des routes pour arriver à des découvertes utiles.

On doit donc commencer par voir beaucoup et revoir souvent. Quelque nécessaire que l’attention soit à tout, ici on peut s’en dispenser d’abord : je veux parler de cette attention scrupuleuse, toujours utile lorsqu’on sait beaucoup, et souvent nuisible à ceux qui commencent à s’instruire. L’essentiel est de leur meubler la tête d’idées et de faits, de les empêcher, s’il est possible, d’en tirer trop tôt des raisonnements et des rapports ; car il arrive toujours que par l’ignorance de certains faits, et par la trop petite quantité d’idées, ils épuisent leur esprit en fausses combinaisons, et se chargent la mémoire de conséquences vagues et de résultats contraires à la vérité, lesquels forment dans la suite des préjugés qui s’effacent difficilement.

C’est pour cela que j’ai dit qu’il falloit commencer par voir beaucoup : il faut aussi voir presque sans dessein, parce que si vous avez résolu de ne considérer les choses que dans une certaine vue, dans un certain ordre, dans un certain système, eussiez-vous pris le meilleur chemin, vous n’arriverez jamais à la même étendue de connoissance à laquelle vous pourrez prétendre si vous laissez dans les commencements votre esprit marcher de lui-même, se reconnoitre, s’assurer sans secours, et former seul la première chaîne qui représente l’ordre de ses idées.

Ceci est vrai, sans exception, pour toutes les personnes dont l’esprit est fait et le raisonnement formé : les jeunes gens, au contraire, doivent être guidés plus-tôt et conseillés à propos ; il faut même les encourager par ce qu’il y a de plus piquant dans la science, en leur faisant remarquer les choses les plus singulières, mais sans leur en donner d’explications précises ; le mystère à cet âge excite la curiosité, au lieu que dans l’âge mûr il n’inspire que le dégoût. Les enfants se lassent aisément des choses qu’ils ont déjà vues ; ils revoient avec indifférence, à moins qu’on ne leur représente les mêmes objets sous d’autres points de vue ; et au lieu de leur répéter simplement ce qu’on leur a déjà dit, il vaut mieux y ajouter des circonstances, même étrangères ou inutiles : on perd moins à les tromper qu’à les dégoûter.

Lorsqu’après avoir vu et revu plusieurs fois les choses, ils commenceront à se les représenter en gros, que d’eux-mêmes ils se feront des divisions, qu’ils commenceront à apercevoir des distinctions générales, le goût de la science pourra naître, et il faudra l’aider. Ce goût, si nécessaire à tout, mais en même temps si rare, ne se donne point par les préceptes : en vain l’éducation voudroit y suppléer, en vain les pères contraignent-ils leurs enfants ; ils ne les amèneront jamais qu’à ce point commun à tous les hommes, à ce degré d’intelligence et de mémoire qui suffit à la société ou aux affaires ordinaires ; mais c’est à la nature que l’on doit cette première étincelle de génie, ce genre de goût dont nous parlons, qui se développe ensuite plus ou moins, suivant les différentes circonstances et les différents objets.

Aussi doit-on présenter à l’esprit des jeunes gens des choses de toute espèce, des études de tout genre, des objets de toute sorte, afin de reconnaître le genre auquel leur esprit se porte avec plus de force, ou se livre avec plus de plaisir. L’histoire naturelle doit leur être présentée à son tour, et précisément dans ce temps où la raison commence à se développer, dans cet âge où ils pourroient commencer à croire qu’ils savent déjà beaucoup : rien n’est plus capable de rabaisser leur amour-propre, et de leur faire sentir combien il y a de choses qu’ils ignorent ; et, indépendamment de ce premier effet, qui ne peut qu’être utile, une étude même légère de l’histoire naturelle élèvera leurs idées, et leur donnera des connoissances d’une infinité de choses que le commun des hommes ignore, et qui se retrouvent souvent dans les usages de la vie.

Mais revenons à l’homme qui veut s’appliquer sérieusement à l’étude de la nature, et reprenons-le au point où nous l’avons laissé, à ce point où il commence à généraliser ses idées, et à se former une méthode d’arrangement et des systèmes d’explication. C’est alors qu’il doit consulter les gens instruits, lire les bons auteurs, examiner leurs différentes méthodes, et emprunter des lumières de tous côtés. Mais comme il arrive ordinairement qu’on se prend alors d’affection et de goût pour certains auteurs, pour une certaine méthode, et que souvent sans un examen assez mûr, on se livre à un système quelquefois mal fondé, il est bon que nous donnions ici quelques notions préliminaires sur les méthodes qu’on a imaginées pour faciliter l’intelligence de l’histoire naturelle. Ces méthodes sont très utiles, lorsqu’on ne les emploie qu’avec les restrictions convenables ; elles abrègent le travail, elles aident la mémoire, et elles offrent à l’esprit une suite d’idées, à la vérité composées d’objets différents entre eux, mais qui ne laissent pas d’avoir des rapports communs ; et ces rapports forment des impressions plus fortes que ne pourroient faire des objets détachés qui n’auroient aucune relation. Voilà la principale utilité des méthodes ; mais l’inconvénient est de vouloir trop allonger ou trop resserrer la chaîne, de vouloir soumettre à des lois arbitraires les lois de la nature, de vouloir la diviser dans des points où elle est indivisible, et de vouloir mesurer ses forces par notre foible imagination. Un autre inconvénient qui n’est pas moins grand, et qui est le contraire du premier, c’est de s’assujettir à des méthodes trop particulières, de vouloir juger du tout par une seule partie, de réduire la nature à de petits systèmes qui lui sont étrangers, et de ses ouvrages immenses en former arbitrairement autant d’assemblages détachés ; enfin de rendre, en multipliant les noms et les représentations, la langue de la science plus difficile que la science elle-même.

Nous sommes naturellement portés à imaginer en tout une espèce d’ordre et d’uniformité ; et quand on n’examine que légèrement les ouvrages de la nature, il paroît à cette première vue qu’elle a toujours travaillé sur un même plan. Comme nous ne connoissons nous-mêmes qu’une voie pour arriver à un but, nous nous persuadons que la nature fait et opère tout par les mêmes moyens et par des opérations semblables. Cette manière de penser a fait imaginer une infinité de faux rapports entre les productions naturelles : les plantes ont été comparées aux animaux ; on a cru voir végéter les minéraux ; leur organisation si différente, et leur mécanique si peu ressemblante, ont été souvent réduites à la même forme. Le moule commun de toutes ces choses dissemblables entre elles est moins dans la nature que dans l’esprit étroit de ceux qui l’ont mal connue, et qui savent aussi peu juger de la force d’une vérité que des justes limites d’une analogie comparée. En effet, doit-on, parce que le sang circule, assurer que la sève circule aussi ? doit-on conclure de la végétation connue des plantes à une pareille végétation dans les minéraux, du mouvement du sang à celui de la sève, de celui de la sève au mouvement du suc pétrifiant ? N’est-ce pas porter dans la réalité des ouvrages du Créateur les abstractions de notre esprit borné, et ne lui accorder, pour ainsi dire, qu’autant d’idées que nous en avons ? Cependant on a dit et on dit tous les jours des choses aussi peu fondées, et on bâtit des systèmes sur des faits incertains, dont l’examen n’a jamais été fait, et qui ne servent qu’à montrer le penchant qu’ont les hommes à vouloir trouver de la ressemblance dans les objets les plus différents, de la régularité où il ne règne que de la variété, et de l’ordre dans les choses qu’ils n’aperçoivent que confusément.

Car lorsque, sans s’arrêter à des connoissances superficielles, dont les résultats ne peuvent nous donner que des idées incomplètes des productions et des opérations de la nature, nous voulons pénétrer plus avant, et examiner avec des yeux plus attentifs la forme et la conduite de ses ouvrages, on est aussi surpris de la variété du dessein que de la multiplicité des moyens d’exécution. Le nombre des productions de la nature, quoique prodigieux, ne fait alors que la plus petite partie de notre étonnement ; sa mécanique, son art, ses ressources, ses désordres même emportent toute notre admiration. Trop petit pour cette immensité, accablé par le nombre des merveilles, l’esprit humain succombe. Il semble que tout ce qui peut être, est : la main du Créateur ne paroît pas s’être ouverte pour donner l’être à un certain nombre déterminé d’espèces ; mais il semble qu’elle ait jeté tout à la fois un monde d’êtres relatifs et non relatifs, une infinité de combinaisons harmoniques et contraires, et une perpétuité de destructions et de renouvellements. Quelle idée de puissance ce spectacle ne nous offre-t-il pas ! quel sentiment de respect cette vue de l’univers ne nous inspire-t-elle pas pour son auteur ! Que seroit-ce si la foible lumière qui nous guide devenoit assez vive pour nous faire apercevoir l’ordre général des causes et de la dépendance des effets ? Mais l’esprit le plus vaste, et le génie le plus puissant, ne s’élèvera jamais à ce haut point de connoissance. Les premières causes nous seront à jamais cachées ; les résultats généraux de ces causes nous seront aussi difficiles à connoître que les causes mêmes : tout ce qui nous est possible, c’est d’apercevoir quelques effets particuliers ; de les comparer, de les combiner, et enfin d’y reconnoître plutôt un ordre relatif à notre propre nature, que convenable à l’existence des choses que nous considérons.

Mais puisque c’est la seule voie qui nous soit ouverte, puisque nous n’avons pas d’autres moyens pour arriver à la connoissance des choses naturelles, il faut aller jusqu’où cette route peut nous conduire ; il faut rassembler tous les objets, les comparer, les étudier, et tirer de leurs rapports combinés toutes les lumières qui peuvent nous aider à les apercevoir nettement et à les mieux connoître.

La première vérité qui sort de cet examen sérieux de la nature, est une vérité peut-être humiliante pour l’homme : c’est qu’il doit se ranger lui-même dans la classe des animaux, auxquels il ressemble par tout ce qu’il a de matériel ; et même leur instinct lui paroîtra peut-être plus sûr que sa raison, et leur industrie plus admirable que ses arts. Parcourant ensuite successivement et par ordre les différents objets qui composent l’univers, et se mettant à la tête de tous les êtres créés, il verra avec étonnement qu’on peut descendre, par degrés presque insensibles, de la créature la plus parfaite jusqu’à la matière la plus informe, de l’animal le mieux organisé jusqu’au minéral le plus brut ; il reconnoîtra que ces nuances imperceptibles sont le grand œuvre de la nature ; il les trouvera, ces nuances, non seulement dans les grandeurs et dans les formes, mais dans les mouvements, dans les générations, dans les successions de toute espèce.

En approfondissant cette idée, on voit clairement qu’il est impossible de donner un système général, une méthode parfaite, non seulement pour l’histoire naturelle entière, mais même pour une seule de ses branches : car pour faire un système, un arrangement, en un mot, une méthode générale, il faut que tout y soit compris ; il faut diviser ce tout en différentes classes, partager ces classes en genres, sous-diviser ces genres en espèces, et tout cela suivant un ordre dans lequel il entre nécessairement de l’arbitraire. Mais la nature marche par des gradations inconnues, et par conséquent elle ne peut pas se prêter totalement à ces divisions, puisqu’elle passe d’une espèce à une autre espèce et souvent d’un genre à un autre genre, par des nuances imperceptibles ; de sorte qu’il se trouve un grand nombre d’espèces moyennes et d’objets mi-partis qu’on ne sait où placer, et qui dérangent nécessairement le projet du système général. Cette vérité est trop importante pour que je ne l’appuie pas de tout ce qui peut la rendre claire et évidente.

Prenons pour exemple la botanique, cette belle partie de l’histoire naturelle, qui par son utilité a mérité de tout temps d’être la plus cultivée, et rappelons à l’examen les principes de toutes les méthodes que les botanistes nous ont données : nous verrons avec quelque surprise qu’ils ont eu tous en vue de comprendre dans leurs méthodes généralement toutes les espèces de plantes, et qu’aucun d’eux n’a parfaitement réussi ; il se trouve toujours dans chacune de ces méthodes un certain nombre de plantes anomales, dont l’espèce est moyenne entre deux genres, et sur laquelle il ne leur a pas été possible de prononcer juste, parce qu’il n’y a pas plus de raison de rapporter cette espèce à l’un plutôt qu’à l’autre de ces deux genres. En effet, se proposer de faire une méthode parfaite, c’est se proposer un travail impossible : il faudroit un ouvrage qui représentât exactement tous ceux de la nature ; et au contraire tous les jours il arrive qu’avec toutes les méthodes connues, et avec tous les secours qu’on peut tirer de la botanique la plus éclairée, on trouve des espèces qui ne peuvent se rapporter à aucun des genres compris dans ces méthodes. Ainsi l’expérience est d’accord avec la raison sur ce point, et l’on doit être convaincu qu’on ne peut pas faire une méthode générale et parfaite en botanique. Cependant il semble que la recherche de cette méthode générale soit une espèce de pierre philosophale pour les botanistes, qu’ils ont tous cherchée avec des peines et des travaux infinis : tel a passé quarante ans, tel autre en a passé cinquante à faire son système ; et il est arrivé en botanique ce qui est arrivé en chimie, c’est qu’en cherchant la pierre philosophale que l’on n’a pas trouvée, on a trouvé une infinité de choses utiles ; et de même en voulant faire une méthode générale et parfaite en botanique, on a plus étudié et mieux connu les plantes et leurs usages : tant il est vrai qu’il faut un but imaginaire aux hommes pour les soutenir dans leurs travaux, et que s’ils étoient persuadés qu’ils ne feront que ce qu’en effet ils peuvent faire, ils ne feroient rien du tout.

Cette prétention qu’ont les botanistes d’établir des systèmes généraux, parfaits, et méthodiques, est donc peu fondée : aussi leurs travaux n’ont pu aboutir qu’à nous donner des méthodes défectueuses, lesquelles ont été successivement détruites les unes par les autres, et ont subi le sort commun à tous les systèmes fondés sur des principes arbitraires ; et ce qui a le plus contribué à renverser les unes de ces méthodes par les autres, c’est la liberté que les botanistes se sont donnée de choisir arbitrairement une seule partie dans les plantes pour en faire le caractère spécifique. Les uns ont établi leur méthode sur la figure des feuilles, les autres sur leur position, d’autres sur la forme des fleurs, d’autres sur le nombre de leurs pétales, d’autres enfin sur le nombre des étamines. Je ne finirois pas si je voulois rapporter en détail toutes les méthodes qui ont été imaginées ; mais je ne veux parler ici que de celles qui ont été reçues avec applaudissement, et qui ont été suivies chacune à leur tour, sans que l’on ait fait assez d’attention à cette erreur de principes qui leur est commune à toutes, et qui consiste à vouloir juger d’un tout, et de la combinaison de plusieurs touts, par une seule partie, et par la comparaison des différences de cette seule partie : car vouloir juger de la différence des plantes uniquement par celle de leurs feuilles ou de leurs fleurs, c’est comme si on vouloit connoître la différence des animaux par la différence de leurs peaux ou par celle des parties de la génération ; et qui ne voit que cette façon de connoître n’est pas une science, et que ce n’est tout au plus qu’une convention, une langue arbitraire, un moyen de s’entendre, mais dont il ne peut résulter aucune connoissance réelle ?

Me seroit-il permis de dire ce que je pense sur l’origine de ces différentes méthodes, et sur les causes qui les ont multipliées au point qu’actuellement la botanique elle-même est plus aisée à apprendre que la nomenclature, qui n’en est que la langue ? Me seroit-il permis de dire qu’un homme auroit plus tôt fait de graver dans sa mémoire les figures de toutes les plantes, et d’en avoir des idées nettes, ce qui est la vraie botanique, que de retenir tous les noms que les différentes méthodes donnent à ces plantes, et que par conséquent la langue est devenue plus difficile que la science ? Voici, ce me semble, comment cela est arrivé. On a d’abord divisé les végétaux suivant les différentes grandeurs ; on a dit : Il y a de grands arbres, de petits arbres, des arbrisseaux, des sous-arbrisseaux, de grandes plantes, de petites plantes, et des herbes. Voilà le fondement d’une méthode que l’on divise et sous-divise ensuite par d’autres relations de grandeurs et de formes, pour donner à chaque espèce un caractère particulier. Après la méthode faite sur ce plan, il est venu des gens qui ont examiné cette distribution, et qui ont dit : Mais cette méthode, fondée sur la grandeur relative des végétaux, ne peut pas se soutenir ; car il y a dans une espèce, comme dans celle du chêne, des grandeurs si différentes, qu’il y a des espèces de chênes qui s’élèvent à cent pieds de hauteur, et d’autres espèces de chêne qui ne s’élèvent jamais à plus de deux pieds. Il en est de même, proportion gardée, des châtaigniers, des pins, des aloès, et d’une infinité d’autres espèces de plantes. On ne doit donc pas, a-t-on dit, déterminer les genres des plantes par leur grandeur, puisque ce signe est équivoque et incertain ; et l’on a abandonné avec raison cette méthode. D’autres sont venus ensuite, qui, croyant faire mieux, ont dit : Il faut, pour connoître les plantes, s’attacher aux parties les plus apparentes ; et comme les feuilles sont ce qu’il y a de plus apparent, il faut arranger les plantes par la forme, la grandeur, et la position des feuilles. Sur ce projet, on a fait une autre méthode ; on l’a suivie pendant quelque temps : mais ensuite on a reconnu que les feuilles de presque toutes les plantes varient prodigieusement selon les différents âges et les différents terrains ; que leur forme n’est pas plus constante que leur grandeur, que leur position est encore plus incertaine. On a donc été aussi peu content de cette méthode que de la précédente. Enfin quelqu’un a imaginé, et je crois que c’est Gesner, que le Créateur avoit mis dans la fructification des plantes un certain nombre de caractères différents et invariables, et que c’étoit de ce point qu’il falloit partir pour faire une méthode ; et comme cette idée s’est trouvée vraie jusqu’à un certain point, en sorte que les parties de la génération des plantes se sont trouvées avoir quelques différences plus constantes que toutes les autres parties de la plante prises séparément, on a vu tout d’un coup s’élever plusieurs méthodes de botanique, toutes fondées à peu près sur ce même principe. Parmi ces méthodes, celle de M. de Tournefort est la plus remarquable, la plus ingénieuse, et la plus complète. Cet illustre botaniste a senti les défauts d’un système qui seroit purement arbitraire : en homme d’esprit, il a évité les absurdités qui se trouvent dans la plupart des autres méthodes de ses contemporains, et il a fait ses distributions et ses exceptions avec une science et une adresse infinies : il avoit, en un mot, mis la botanique au point de se passer de toutes les autres méthodes, et il l’avoit rendue susceptible d’un certain degré de perfection. Mais il s’est élevé un autre méthodiste, qui, après avoir loué son système, a tâché de le détruire pour établir le sien, et qui, ayant adopté, avec M. de Tournefort, les caractères tirés de la fructification, a employé toutes les parties de la génération des plantes, et surtout les étamines, pour en faire la distribution de ses genres, et, méprisant la sage attention de M. de Tournefort à ne pas forcer la nature au point de confondre, en vertu de son système, les objets les plus différents, comme les arbres avec les herbes, a mis ensemble et dans les mêmes classes le mûrier et l’ortie, la tulipe et l’épine-vinette, l’orme et la carotte, la rose et la fraise, le chêne et la pimprenelle. N’est-ce pas se jouer de la nature et de ceux qui l’étudient ? et si tout cela n’étoit pas donné avec une certaine apparence d’ordre mystérieux, et enveloppé de grec et d’érudition botanique, auroit-on tant tardé à faire apercevoir le ridicule d’une pareille méthode, ou plutôt à montrer la confusion qui résulte d’un assemblage si bizarre ? Mais ce n’est pas tout, et je vais insister, parce qu’il est juste de conserver à M. de Tournefort la gloire qu’il a méritée par un travail sensé et suivi, et parce qu’il ne faut pas que les gens qui ont appris la botanique par la méthode de Tournefort, perdent leur temps à étudier cette nouvelle méthode, où tout est changé, jusqu’aux noms et aux surnoms des plantes. Je dis donc que cette nouvelle méthode, qui rassemble dans la même classe des genres de plantes entièrement dissemblables, a encore, indépendamment de ces disparates, des défauts essentiels, et des inconvénients plus grands que toutes les méthodes qui ont précédé. Comme les caractères des genres sont pris de parties presque infiniment petites, il faut aller le microscope à la main pour reconnoître un arbre ou une plante : la grandeur, la figure, le port extérieur, les feuilles, toutes les parties apparentes, ne servent plus à rien ; il n’y a que les étamines ; et si l’on ne peut pas voir les étamines, on ne sait rien, on n’a rien vu. Ce grand arbre que vous apercevez n’est peut-être qu’une pimprenelle ; il faut compter ses étamines pour savoir ce que c’est ; et comme ses étamines sont souvent si petites qu’elles échappent à l’œil simple ou à la loupe, il faut un microscope. Mais malheureusement encore pour le système, il y a des plantes qui n’ont point d’étamines, il y a des plantes dont le nombre des étamines varie, et voilà la méthode en défaut comme les autres, malgré la loupe et le microscope[13].

Après cette exposition sincère des fondements sur lesquels on a bâti les différents systèmes de botanique, il est aisé de voir que le grand défaut de tout ceci est une erreur de métaphysique dans le principe même de ces méthodes. Cette erreur consiste à méconnoître la marche de la nature, qui se fait toujours par nuances, et à vouloir juger d’un tout par une seule de ses parties : erreur bien évidente, et qu’il est étonnant de retrouver partout ; car presque tous les nomenclateurs n’ont employé qu’une partie, comme les dents, les ongles, ou ergots, pour ranger les animaux, les feuilles ou les fleurs pour distribuer les piantes, au lieu de se servir de toutes les parties et de chercher les différences ou les ressemblances dans l’individu tout entier. C’est renoncer volontairement au plus grand nombre des avantages que la nature nous offre pour la connoître, que de refuser de se servir de toutes les parties des objets que nous considérons ; et quand même on seroit assuré de trouver dans quelques parties prises séparément des caractères constants et invariables, il ne faudroit pas pour cela réduire la connoissance des productions naturelles à celle de ces parties constantes qui ne donnent que des idées particulières et très imparfaites du tout ; et il me paroît que le seul moyen de faire une méthode instructive et naturelle c’est de mettre ensemble les choses qui se ressemblent, et de séparer celles qui diffèrent les unes des autres. Si les individus ont une ressemblance parfaite, ou les différences si petites qu’on ne puisse les apercevoir qu’avec peine, ces individus seront de la même espèce ; si les différences commencent à être sensibles, et qu’en même temps il y ait toujours beaucoup plus de ressemblances que de différences, les individus seront d’une autre espèce, mais du même genre que les premiers ; et si ces différences sont encore plus marquées, sans cependant excéder les ressemblances, alors les individus seront non seulement d’une autre espèce, mais même d’un autre genre que les premiers et les seconds, et cependant ils seront encore de la même classe, parce qu’ils se ressemblent plus qu’ils ne diffèrent : mais si au contraire le nombre des différences excède celui des ressemblances, alors les individus ne sont pas même de la même classe. Voilà l’ordre méthodique que l’on doit suivre dans l’arrangement des productions naturelles ; bien entendu que les ressemblances et les différences seront prises non seulement d’une partie, mais du tout ensemble, et que cette méthode d’inspection se portera sur la forme, sur la grandeur, sur le port extérieur, sur les différentes parties, sur leur nombre, sur leur position, sur la substance même de la chose, et qu’on se servira de ces éléments en petit ou en grand nombre, à mesure qu’on en aura besoin ; de sorte que si un individu, de quelque nature qu’il soit, est d’une figure assez singulière pour être toujours reconnu au premier coup d’œil, on ne lui donnera qu’un nom ; mais si cet individu a de commun avec un autre la figure, et qu’il en diffère constamment par la grandeur, la couleur, la substance, ou par quelque autre qualité très sensible, alors on lui donnera le même nom, en y ajoutant un adjectif pour marquer cette différence ; et ainsi de suite, en mettant autant d’adjectifs qu’il y a de différences, on sera sûr d’exprimer tous les attributs différents de chaque espèce, et on ne craindra pas de tomber dans les inconvénients des méthodes trop particulières dont nous venons de parler, et sur lesquelles je me suis beaucoup étendu, parce que c’est un défaut commun à toutes les méthodes de botanique et d’histoire naturelle, et que les systèmes qui ont été faits pour les animaux sont encore plus défectueux que les méthodes de botanique : car, comme nous l’avons déjà insinué, on a voulu prononcer sur la ressemblance et la différence des animaux en n’employant que le nombre des doigts ou ergots, des dents, et des mamelles ; projet qui ressemble beaucoup à celui des étamines, et qui est en effet du même auteur.

Il résulte de tout ce que nous venons d’exposer, qu’il y a dans l’étude de l’histoire naturelle deux écueils également dangereux : le premier, de n’avoir aucune méthode ; et le second, de vouloir tout rapporter à un système particulier. Dans le grand nombre de gens qui s’appliquent maintenant à cette science, on pourroit trouver des exemples frappants de ces deux manières si opposées, et cependant toutes deux vicieuses. La plupart de ceux qui, sans aucune étude précédente de l’histoire naturelle, veulent avoir des cabinets de ce genre, sont de ces personnes aisées, peu occupées, qui cherchent à s’amuser, et regardent comme un mérite d’être mises au rang des curieux : ces gens là commencent par acheter, sans choix, tout ce qui leur frappe les yeux ; ils ont l’air de désirer avec passion les choses qu’on leur dit être rares et extraordinaires : ils les estiment au prix qu’ils les ont acquises ; ils arrangent le tout avec complaisance, ou l’entassent avec confusion, et finissent bientôt par se dégoûter. D’autres, au contraire, et ce sont les plus savants, après s’être rempli la tête de noms, de phrases, de méthodes particulières, viennent à en adopter quelqu’une, ou s’occupent à en faire une nouvelle, et, travaillant ainsi toute leur vie sur une même ligne et dans une fausse direction, et voulant tout ramener à leur point de vue particulier, ils se rétrécissent l’esprit, cessent de voir les objets tels qu’ils sont, et finissent par embarrasser la science et la charger du poids étranger de toutes leurs idées.

On ne doit donc pas regarder les méthodes que les auteurs nous ont données sur l’histoire naturelle en général, ou sur quelques unes de ses parties, comme les fondements de la science, et on ne doit s’en servir que comme de signes dont on est convenu pour s’entendre. En effet, ce ne sont que des rapports arbitraires et des points de vue différents sous lesquels on a considéré les objets de la nature ; et en ne faisant usage des méthodes que dans cet esprit, on peut en tirer quelque utilité : car quoique cela ne paroisse pas fort nécessaire, cependant il pourroit être bon qu’on sût toutes les espèces de plantes dont les feuilles se ressemblent, toutes celles dont les fleurs sont semblables, toutes celles qui nourrissent de certaines espèces d’insectes, toutes celles qui ont un certain nombre d’étamines, toutes celles qui ont de certaines glandes excrétoires ; et de même dans les animaux, tous ceux qui ont un certain nombre de mamelles, tous ceux qui ont un certain nombre de doigts. Chacune de ces méthodes n’est, à parler vrai, qu’un dictionnaire où l’on trouve les noms rangés dans un ordre relatif à cette idée, et par conséquent aussi arbitraire que l’ordre alphabétique : mais l’avantage qu’on en pourroit tirer c’est qu’en comparant tous ces résultats, on se retrouveroit enfin à la vraie méthode, qui est la description complète et l’histoire exacte de chaque chose en particulier.

C’est ici le principal but qu’on doive se proposer : on peut se servir d’une méthode déjà faite comme d’une commodité pour étudier ; on doit la regarder comme une facilité pour s’entendre : mais le seul et le vrai moyen d’avancer la science est de travailler à la description et à l’histoire des différentes choses qui en font l’objet.

Les choses par rapport à nous ne sont rien en elles-mêmes ; elles ne sont encore rien lorsqu’elles ont un nom ; mais elles commencent à exister pour nous lorsque nous leur connoissons des rapports, des propriétés ; ce n’est même que par ces rapports, que nous pouvons leur donner une définition : or la définition, telle qu’on la peut faire par une phrase, n’est encore que la représentation très imparfaite de la chose, et nous ne pouvons jamais bien définir une chose sans la décrire exactement. C’est cette difficulté de faire une bonne définition que l’on retrouve à tout moment dans toutes les méthodes, dans tous les abrégés qu’on a tâché de faire pour soulager la mémoire : aussi doit-on dire que dans les choses naturelles il n’y a rien de bien défini que ce qui est exactement décrit ; or, pour décrire exactement, il faut avoir vu, revu, examiné, comparé la chose qu’on veut décrire, et tout cela sans préjugé, sans idée de système ; sans quoi la description n’a plus le caractère de la vérité, qui est le seul qu’elle puisse comporter. Le style même de la description doit être simple, net, et mesuré ; il n’est pas susceptible d’élévation, d’agréments, encore moins d’écarts, de plaisanterie, ou d’équivoque : le seul ornement qu’on puisse lui donner c’est de la noblesse dans l’expression, du choix et de la propriété dans les termes.

Dans le grand nombre d’auteurs qui ont écrit sur l’histoire naturelle, il y en a fort peu qui aient bien décrit. Représenter naïvement et nettement les choses, sans les charger ni les diminuer, et sans y rien ajouter de son imagination, est un talent d’autant plus louable qu’il est moins brillant, et qu’il ne peut être senti que d’un petit nombre de personnes capables d’une certaine attention nécessaire pour suivre les choses jusque dans les petits détails. Rien n’est plus commun que des ouvrages embarrassés d’une nombreuse et sèche nomenclature, de méthodes ennuyeuses et peu naturelles dont les auteurs croient se faire un mérite ; rien de si rare que de trouver de l’exactitude dans les descriptions, de la nouveauté dans les faits, de la finesse dans les observations.

Aldrovande, le plus laborieux et le plus savant de tous les naturalistes, a laissé, après un travail de soixante ans, des volumes immenses sur l’histoire naturelle, qui ont été imprimés successivement, et la plupart après sa mort : on les réduiroit à la dixième partie si on en ôtoit toutes les inutilités et toutes les choses étrangères à son sujet. À cette prolixité près, qui, je l’avoue, est accablante, ses livres doivent être regardés comme ce qu’il y a de mieux sur la totalité de l’histoire naturelle. Le plan de son ouvrage est bon, ses distributions sont sensées, ses divisions bien marquées, ses descriptions assez exactes, monotones, à la vérité, mais fidèles. L’historique est moins bon ; souvent il est mêlé de fabuleux, et l’auteur y laisse voir trop de penchant à la crédulité.

J’ai été frappé, en parcourant cet auteur, d’un défaut ou d’un excès qu’on retrouve presque dans tous les livres faits il y a cent ou deux cents ans, et que les savants d’Allemagne ont encore aujourd’hui ; c’est de cette quantité d’érudition inutile dont ils grossissent à dessein leurs ouvrages, en sorte que le sujet qu’ils traitent est noyé dans une quantité de matières étrangères, sur lesquelles ils raisonnent avec tant de complaisance, et s’étendent avec si peu de ménagement pour les lecteurs, qu’ils semblent avoir oublié ce qu’ils avoient à vous dire, pour ne vous raconter que ce qu’ont dit les autres. Je me représente un homme comme Aldrovande, ayant une fois conçu le dessein de faire un corps complet d’histoire naturelle ; je le vois dans sa bibliothèque lire successivement les anciens, les modernes, les philosophes, les théologiens, les jurisconsultes, les historiens, les voyageurs, les poëtes, et lire sans autre but que de saisir tous les mots, toutes les phrases qui, de près ou de loin, ont rapport à son objet ; je le vois copier et faire copier toutes ces remarques, et les ranger par lettres alphabétiques, et, après avoir rempli plusieurs portefeuilles de notes de toute espèce, prises souvent sans examen et sans choix, commencer à travailler un sujet particulier, et ne vouloir rien perdre de tout ce qu’il a ramassé ; en sorte qu’à l’occasion de l’histoire naturelle du coq ou du bœuf, il vous raconte tout ce qui a jamais été dit des coqs ou des bœufs, tout ce que les anciens en ont pensé, tout ce qu’on a imaginé de leurs vertus, de leur caractère, de leur courage, toutes les choses auxquelles on a voulu les employer, tous les contes que les bonnes femmes en ont faits, tous les miracles qu’on leur a fait faire dans certaines religions, tous les sujets de superstition qu’ils ont fournis, toutes les comparaisons que les poëtes en ont tirées, tous les attributs que certains peuples leur ont accordés, toutes les représentations qu’on en fait dans les hiéroglyphes, dans les armoiries, en un mot, toutes les fables dont on s’est jamais avisé au sujet des coqs ou des bœufs. Qu’on juge après cela de la portion d’histoire naturelle qu’on doit s’attendre à trouver dans ce fatras d’écritures ; et si en effet l’auteur ne l’eût pas mise dans des articles séparés des autres, elle n’auroit pas été trouvable, ou du moins elle n’auroit pas valu la peine d’y être cherchée.

On s’est tout-à-fait corrigé de ce défaut dans ce siècle : l’ordre et la précision avec laquelle on écrit maintenant ont rendu les sciences plus agréables, plus aisées ; et je suis persuadé que cette différence de style contribue peut-être autant à leur avancement que l’esprit de recherche qui règne aujourd’hui ; car nos prédécesseurs cherchoient comme nous, mais ils ramassoient tout ce qui se présentoit ; au lieu que nous rejetons ce qui nous paroît avoir peu de valeur, et que nous préférons un petit ouvrage bien raisonné à un gros volume bien savant : seulement il est à craindre que, venant à mépriser l’érudition, nous ne venions aussi à imaginer que l’esprit peut suppléer a tout, et que la science n’est qu’un vain nom.

Les gens sensés cependant sentiront toujours que la seule et vraie science est la connoissance des faits : l’esprit ne peut pas y suppléer, et les faits sont dans les sciences ce qu’est l’expérience dans la vie civile. On pourroit donc diviser toutes les sciences en deux classes principales, qui contiendroient tout ce qu’il convient à l’homme de savoir : la première est l’histoire civile, et la seconde l’histoire naturelle, toutes deux fondées sur des faits qu’il est souvent important et toujours agréable de connoître. La première est l’étude des hommes d’état, la seconde est celle des philosophes ; et quoique l’utilité de celle-ci ne soit peut-être pas aussi prochaine que celle de l’autre, on peut cependant assurer que l’histoire naturelle est la source des autres sciences physiques et la mère de tous les arts. Combien de remèdes excellents la médecine n’a-t-elle pas tirés de certaines productions de la nature jusqu’alors inconnues ! combien de richesses les arts n’ont-ils pas trouvées dans plusieurs matières autrefois méprisées ! Il y a plus, c’est que toutes les idées des arts ont leurs modèles dans les productions de la nature : Dieu a créé, et l’homme imite ; toutes les inventions des hommes, soit pour la nécessité, soit pour la commodité, ne sont que des imitations assez grossières de ce que la nature exécute avec la dernière perfection.

Mais sans insister plus long-temps sur l’utilité qu’on doit tirer de l’histoire naturelle, soit par rapport aux autres sciences, soit par rapport aux arts, revenons à notre objet principal, à la manière de l’étudier et de la traiter. La description exacte et l’histoire fidèle de chaque chose est, comme nous l’avons dit, le seul but qu’on doive se proposer d’abord. Dans la description, l’on doit faire entrer la forme, la grandeur, le poids, les couleurs, les situations de repos et de mouvements, la position des parties, leurs rapports, leur figure, leur action, et toutes les fonctions extérieures. Si l’on peut joindre à tout cela l’exposition des parties intérieures, la description n’en sera que plus complète ; seulement on doit prendre garde de tomber dans de trop petits détails, ou de s’appesantir sur la description de quelque partie peu importante, et de traiter trop légèrement les choses essentielles et principales. L’histoire doit suivre la description, et doit uniquement rouler sur les rapports que les choses naturelles ont entre elles et avec nous. L’histoire d’un animal doit être non pas l’histoire de l’individu, mais celle de l’espèce entière de ces animaux ; elle doit comprendre leur génération, le temps de la pregnation, celui de l’accouchement, le nombre des petits, les soins des pères et des mères, leur espèce d’éducation, leur instinct, les lieux de leur habitation, leur nourriture, la manière dont ils se la procurent, leurs mœurs, leurs ruses, leur chasse, ensuite les services qu’ils peuvent nous rendre, et toutes les utilités ou les commodités que nous pouvons en tirer ; et lorsque dans l’intérieur du corps de l’animal il y a des choses remarquables, soit par la conformation, soit par les usages qu’on en peut faire, on doit les ajouter ou à la description ou à l’histoire : mais ce seroit un objet étranger à l’histoire naturelle que d’entrer dans un examen anatomique trop circonstancié, ou du moins ce n’est pas son objet principal ; et il faut conserver ces détails pour servir de mémoires sur l’anatomie comparée.

Ce plan général doit être suivi et rempli avec toute l’exactitude possible ; et pour ne pas tomber dans une répétition trop fréquente du même ordre, pour éviter la monotonie du style, il faut varier la forme des descriptions et changer le fil de l’histoire selon qu’on le jugera nécessaire ; de même pour rendre les descriptions moins sèches, y mêler quelques faits, quelques comparaisons, quelques réflexions sur les usages des différentes parties ; en un mot, faire en sorte qu’on puisse vous lire sans ennui, aussi bien que sans contention.

À l’égard de l’ordre général et de la méthode de distribution des différents sujets de l’histoire naturelle, on pourroit dire qu’il est purement arbitraire, et dès lors on est assez le maître de choisir celui qu’on regarde comme le plus commode ou le plus communément reçu. Mais avant que de donner les raisons qui pourroient déterminer à adopter un ordre plutôt qu’un autre, il est nécessaire de faire encore quelques réflexions, par lesquelles nous tâcherons de faire sentir ce qu’il peut y avoir de réel dans les divisions que l’on a faites des productions naturelles.

Pour le reconnoître, il faut nous défaire un instant de tous nos préjugés, et même nous dépouiller de nos idées. Imaginons un homme qui a en effet tout oublié, ou qui s’éveille tout neuf pour les objets qui l’environnent ; plaçons cet homme dans une campagne où les animaux, les oiseaux, les poissons, les plantes, les pierres, se présentent successivement à ses yeux. Dans les premiers instants, cet homme ne distinguera rien et confondra tout : mais laissons ses idées s’affermir peu à peu par des sensations réitérées des mêmes objets ; bientôt il se formera une idée générale de la matière animée, il la distinguera aisément de la matière inanimée, et peu de temps après, il distinguera très bien la matière animée de la matière végétative, et naturellement il arrivera à cette première grande division, animal, végétal, et minéral ; et comme il aura pris en même temps une idée nette de ces grands objets si différents, la terre, l’air, et l’eau, il viendra en peu de temps à se former une idée particulière des animaux qui habitent la terre, de ceux qui demeurent dans l’eau, et de ceux qui s’élèvent dans l’air ; et par conséquent il se fera aisément à lui-même cette seconde division, animaux quadrupèdes, oiseaux, poissons. Il en est de même, dans le règne végétal, des arbres, et des plantes ; il les distinguera très bien, soit par leur grandeur, soit par leur substance, soit par leur figure. Voilà ce que la simple inspection doit nécessairement lui donner, et ce qu’avec une très légère attention il ne peut manquer de reconnoître. C’est là aussi ce que nous devons regarder comme réel, et ce que nous devons respecter comme une division donnée par la nature même. Ensuite mettons-nous à la place de cet homme, ou supposons qu’il ait acquis autant de connoissances et qu’il ait autant d’expérience que nous en avons : il viendra à juger les objets de l’histoire naturelle par les rapports qu’ils auront avec lui ; ceux qui lui seront les plus nécessaires, les plus utiles, tiendront le premier rang ; par exemple, il donnera la préférence, dans l’ordre des animaux, au cheval, au chien, au bœuf, etc., et il connoîtra toujours mieux ceux qui lui seront les plus familiers : ensuite il s’occupera de ceux qui, sans être familiers, ne laissent pas que d’habiter les mêmes lieux, les mêmes climats, comme les cerfs, les lièvres, et tous les animaux sauvages ; et ce ne sera qu’après toutes ces connoissances acquises que sa curiosité le portera à rechercher ce que peuvent être les animaux des climats étrangers, comme les éléphants, les dromadaires, etc. Il en sera de même pour les poissons, pour les oiseaux, pour les insectes, pour les coquillages, pour les plantes, pour les minéraux, et pour toutes les autres productions de la nature : il les étudiera à proportion de l’utilité qu’il en pourra tirer ; il les considérera à mesure qu’ils se présenteront plus familièrement, et il les rangera dans sa tête relativement à cet ordre de ses connoissances, parce que c’est en effet l’ordre selon lequel il les a acquises, et selon lequel il lui importe de les conserver.

Cet ordre, le plus naturel de tous, est celui que nous avons cru devoir suivre. Notre méthode de distribution n’est pas plus mystérieuse que ce qu’on vient de voir : nous partons des divisions générales, telles qu’on vient de les indiquer, et que personne ne peut contester ; ensuite nous prenons les objets qui nous intéressent le plus par les rapports qu’ils ont avec nous ; de là nous passons peu à peu jusqu’à ceux qui sont les plus éloignés et qui nous sont étrangers ; et nous croyons que cette façon simple et naturelle de considérer les choses est préférable aux méthodes les plus recherchées et les plus composées, parce qu’il n’y en a pas une, et de celles qui sont faites, et de toutes celles que l’on peut faire, où il n’y ait plus d’arbitraire que dans celle-ci, et qu’à tout prendre il nous est plus facile, plus agréable, et plus utile, de considérer les choses par rapport à nous que sous aucun autre point de vue.

Je prévois qu’on pourra nous faire deux objections : la première, c’est que ces grandes divisions que nous regardons comme réelles ne sont peut-être pas exactes ; que, par exemple, nous ne sommes pas sûrs qu’on puisse tirer une ligne de séparation entre le règne animal et le règne végétal, ou bien entre le règne végétal et le minéral, et que dans la nature il peut se trouver des choses qui participent également des propriétés de l’un et de l’autre, lesquelles par conséquent ne peuvent entrer ni dans l’une ni dans l’autre de ces divisions.

À cela je réponds que s’il existe des choses qui soient exactement moitié animal et moitié plante, ou moitié plante et moitié minéral, etc., elles nous sont encore inconnues, en sorte que dans le fait la division est entière et exacte ; et l’on sent bien que plus les divisions seront générales, moins il y aura de risque de rencontrer des objets mi-partis qui participeroient de la nature des deux choses comprises dans ces divisions : en sorte que cette même objection que nous avons employée avec avantage contre les distributions particulières, ne peut avoir lieu lorsqu’il s’agira de divisions aussi générales que l’est celle-ci, surtout si l’on ne rend pas ces divisions exclusives, et si l’on ne prétend pas y comprendre sans exception, non seulement tous les êtres connus, mais encore tous ceux qu’on pourroit découvrir à l’avenir. D’ailleurs, si l’on y fait attention, l’on verra bien que nos idées générales n’étant composées que d’idées particulières, elles sont relatives à une échelle continue d’objets, de laquelle nous n’apercevons nettement que les milieux, et dont les deux extrémités fuient et échappent toujours de plus en plus à nos considérations ; de sorte que nous ne nous attachons jamais qu’au gros des choses, et que par conséquent on ne doit pas croire que nos idées, quelque générales qu’elles puissent être, comprennent les idées particulières de toutes les choses existantes et possibles.

La seconde objection qu’on nous fera sans doute c’est qu’en suivant dans notre ouvrage l’ordre que nous avons indiqué, nous tomberons dans l’inconvénient de mettre ensemble des objets très différents : par exemple, dans l’histoire des animaux, si nous commençons par ceux qui nous sont les plus utiles, les plus familiers, nous serons obligés de donner l’histoire du chien après ou avant celle du cheval ; ce qui ne paroît pas naturel, parce que ces animaux sont si différents à tous autres égards, qu’ils ne paroissent point du tout faits pour être mis si près l’un de l’autre dans un traité d’histoire naturelle : et on ajoutera peut-être qu’il auroit mieux valu suivre la méthode ancienne de la division des animaux en solipèdes, pieds-fourchus, et fissipèdes, ou la méthode nouvelle de la division des animaux par les dents et les mamelles, etc.

Cette objection, qui d’abord pourroit paroître spécieuse, s’évanouira dès qu’on l’aura examinée. Ne vaut-il pas mieux ranger non seulement dans un traité d’histoire naturelle, mais même dans un tableau ou partout ailleurs, les objets dans l’ordre et dans la position où ils se trouvent ordinairement, que de les forcer à se trouver ensemble en vertu d’une supposition ? Ne vaut-il pas mieux faire suivre le cheval, qui est solipède, par le chien, qui est fissipède, et qui a coutume de le suivre en effet, que par un zèbre qui nous est peu connu, et qui n’a peut-être d’autre rapport avec le cheval que d’être solipède ? D’ailleurs, n’y a-t-il pas le même inconvénient pour les différences dans cet arrangement que dans le nôtre ? Un lion, parce qu’il est fissipède, ressemble-t-il à un rat, qui est aussi fissipède, plus qu’un cheval ne ressemble à un chien ? Un éléphant solipède ressemble-t-il plus à un âne, solipède aussi, qu’à un cerf, qui est pied-fourchu ? Et si on veut se servir de la nouvelle méthode, dans laquelle les dents et les mamelles sont les caractères spécifiques et sur lesquels sont fondées les divisions et les distributions, trouvera-t-on qu’un lion ressemble plus à une chauve-souris qu’un cheval ne ressemble à un chien ? ou bien, pour faire notre comparaison encore plus exactement, un cheval ressemble-t-il plus à un cochon qu’à un chien, ou un chien ressemble-t-il plus à une taupe qu’à un cheval[14] ? Et puisqu’il y a autant d’inconvénients et des différences aussi grandes dans ces méthodes d’arrangement que dans la nôtre, et que d’ailleurs ces méthodes n’ont pas les mêmes avantages, et qu’elles sont beaucoup plus éloignées de la façon ordinaire et naturelle de considérer les choses, nous croyons avoir eu des raisons suffisantes pour lui donner la préférence, et ne suivre dans nos distributions que l’ordre des rapports que les choses nous ont paru avoir avec nous-mêmes.

Nous n’examinerons pas en détail toutes les méthodes artificielles que l’on a données pour la division des animaux : elles sont toutes plus ou moins sujettes aux inconvénients dont nous avons parlé au sujet des méthodes de botanique ; et il nous paroît que l’examen d’une seule de ces méthodes suffit pour faire découvrir les défauts des autres : ainsi nous nous bornerons ici à examiner celle de M. Linnæus, qui est la plus nouvelle, afin qu’on soit en état de juger si nous avons eu raison de la rejeter, et de nous attacher seulement à l’ordre naturel dans lequel tous les hommes ont coutume de voir et de considérer les choses.

M. Linnæus divise tous les animaux en six classes ; savoir, les quadrupèdes, les oiseaux, les amphibies, les poissons, les insectes, et les vers. Cette première division est, comme l’on voit, très arbitraire et fort incomplète, car elle ne nous donne aucune idée de certains genres d’animaux, qui sont cependant peu considérables et très étendus, les serpents, par exemple, les coquillages, les crustacés : et il paroît au premier coup d’œil qu’ils ont été oubliés ; car on n’imagine pas d’abord que les serpents soient des amphibies, les crustacés des insectes, et les coquillages des vers. Au lieu de ne faire que six classes, si cet auteur en eût fait douze ou davantage, et qu’il eût dit les quadrupèdes, les oiseaux, les reptiles, les amphibies, les poissons cétacés, les poissons ovipares, les poissons mous, les crustacés, les coquillages, les insectes de terre, les insectes de mer, les insectes d’eau douce, etc., il eût parlé plus clairement, et ses divisions eussent été plus vraies et, moins arbitraires ; car, en général, plus on augmentera le nombre des divisions des productions naturelles, plus on approchera du vrai, puisqu’il n’existe réellement, dans la nature que des individus, et que les genres, les ordres, et les classes, n’existent que dans notre imagination.

Si l’on examine les caractères généraux qu’il emploie, et la manière dont il fait ses divisions particulières, on y trouvera encore des défauts bien plus essentiels : par exemple, un caractère général comme celui pris des mamelles pour la division des quadrupèdes, devroit au moins appartenir à tous les quadrupèdes ; cependant depuis Aristote on sait que le cheval n’a point de mamelles.

Il divise la classe des quadrupèdes en cinq ordres : le premier, anthropomorpha ; le second, feræ ; le troisième, glires ; le quatrième, jumenta ; et le cinquième, pecora ; et ces cinq ordres renferment, selon lui, tous les animaux quadrupèdes. On va voir par l’exposition et l’énumération même de ces cinq ordres, que cette division est non seulement arbitraire, mais encore très mal imaginée ; car cet auteur met dans le premier ordre l’homme, le singe, le paresseux, et le lézard écailleux. Il faut bien avoir la manie de faire des classes pour mettre ensemble des êtres aussi différents que l’homme et le paresseux, ou le singe et le lézard écailleux. Passons au second ordre qu’il appelle feræ, les bêtes féroces. Il commence en effet par le lion, le tigre ; mais il continue par le chat, la belette, la loutre, le veau marin, le chien, l’ours, le blaireau, et il finit par le hérisson, la taupe, et la chauve-souris. Auroit-on jamais cru que le nom de feræ en latin, bêtes sauvages ou féroces en françois, eût pu être donné à la chauve-souris, à la taupe, au hérisson ; que les animaux domestiques, comme le chien et le chat, fussent des bêtes sauvages ? et n’y a-t-il pas à cela une aussi grande équivoque de bon sens que de mots ? Mais voyons le troisième ordre, glires, les loirs. Ces loirs de M. Linnæus sont le porc-épic, le lièvre, l’écureuil, le castor, et les rats. J’avoue que dans tout cela je ne vois qu’une espèce de rat qui soit en effet un loir. Le quatrième ordre est celui des jumenta, ou bêtes de somme. Ces bêtes de somme sont l’éléphant, l’hippopotame, la musaraigne, le cheval, et le cochon ; autre assemblage, comme on voit, qui est aussi gratuit et aussi bizarre que si l’auteur eût travaillé dans le dessein de le rendre tel. Enfin le cinquième ordre, pecora, ou le bétail, comprend le chameau, le cerf, le bouc, le bélier, et le bœuf : mais quelle différence n’y a-t-il pas entre un chameau et un bélier, ou entre un cerf et un bouc ? et quelle raison peut-on avoir pour prétendre que ce soient des animaux du même ordre, si ce n’est que, voulant absolument faire des ordres, et n’en faire qu’un petit nombre, il faut bien y recevoir des bêtes de toute espèce ? Ensuite, en examinant les dernières divisions des animaux en espèces particulières, on trouve que le loup-cervier n’est qu’une espèce de chat, le renard et le loup une espèce de chien, la civette une espèce de blaireau, le cochon-d’Inde une espèce de lièvre, le rat d’eau une espèce de castor, le rhinocéros une espèce d’éléphant, l’âne une espèce de cheval, etc. ; et tout cela parce qu’il y a quelques petits rapports entre le nombre des mamelles et des dents des animaux, ou quelque ressemblance légère dans la forme de leurs cornes.

Voilà pourtant, et sans y rien omettre, à quoi se réduit ce système de la nature pour les animaux quadrupèdes. Ne seroit-il pas plus simple, plus naturel, et plus vrai, de dire qu’un âne est un âne, et un chat un chat, que de vouloir, sans savoir pourquoi, qu’un âne soit un cheval, et un chat un loup-cervier ?

On peut juger par cet échantillon de tout le reste du système. Les serpents, selon cet auteur, sont des amphibies ; les écrevisses sont des insectes, et non seulement des insectes, mais des insectes du même ordre que les poux et les puces ; et tous les coquillages, les crustacés, et les poissons mous, sont des vers ; les huîtres, les moules, les oursins, les étoiles de mer, les sèches, etc., ne sont, selon cet auteur, que des vers. En faut-il davantage pour faire sentir combien toutes ces divisions sont arbitraires, et cette méthode mal fondée ?

On reproche aux anciens de n’avoir pas fait des méthodes, et les modernes se croient fort au dessus d’eux parce qu’ils ont fait un grand nombre de ces arrangements méthodiques et de ces dictionnaires dont nous venons de parler : ils se sont persuadés que cela seul suffit pour prouver que les anciens n’avoient pas, à beaucoup près, autant de connoissances en histoire naturelle que nous en avons. Cependant c’est tout le contraire, et nous aurons dans la suite de cet ouvrage mille occasions de prouver que les anciens étoient beaucoup plus avancés et plus instruits que nous ne le sommes, je ne dis pas en physique, mais dans l’histoire naturelle des animaux et des minéraux, et que les faits de cette histoire leur étoient bien plus familiers qu’à nous, qui aurions dû profiter de leurs découvertes et de leurs remarques. En attendant qu’on en voie des exemples en détail, nous nous contenterons d’indiquer ici les raisons générales qui suffiroient pour le faire penser, quand même on n’en auroit pas des preuves particulières.

La langue grecque est une des plus anciennes et celle dont on a fait le plus long-temps usage. Avant et depuis Homère on a écrit et parlé grec jusqu’au treizième ou quatorzième siècle, et actuellement encore le grec corrompu par les idiomes étrangers ne diffère pas autant du grec ancien que l’italien diffère du latin. Cette langue, qu’on doit regarder comme la plus parfaite et la plus abondante de toutes, étoit, dès le temps d’Homère, portée à un grand point de perfection, ce qui suppose nécessairement une ancienneté considérable avant le siècle même de ce grand poëte ; car l’on pourroit estimer l’ancienneté ou la nouveauté d’une langue par la quantité plus ou moins grande des mots et la variété plus ou moins nuancée des constructions. Or, nous avons dans cette langue les noms d’une très grande quantité de choses qui n’ont aucun nom en latin ou en françois : les animaux les plus rares, certaines espèces d’oiseaux, ou de poissons, ou de minéraux, qu’on ne rencontre que très difficilement, très rarement, ont des noms, et des noms constants dans cette langue ; preuve évidente que ces objets de l’histoire naturelle étoient connus, et que les Grecs non seulement les connoissoient, mais même qu’ils en avoient une idée précise, qu’ils ne pouvoient avoir acquise que par une étude de ces mêmes objets ; étude qui suppose nécessairement des observations et des remarques : ils ont même des noms pour les variétés ; et ce que nous ne pouvons représenter que par une phrase, se nomme dans cette langue par un seul substantif. Cette abondance de mots, cette richesse d’expressions nettes et précises, ne supposent-elles pas la même abondance d’idées et de connoissances ? Ne voit-on pas que des gens qui avoient nommé beaucoup plus de choses que nous, en connoissoient par conséquent beaucoup plus ? Et cependant ils n’avoient pas fait comme nous des méthodes et des arrangements arbitraires : ils pensoient que la vraie science est la connoissance des faits, que pour l’acquérir il falloit se familiariser avec les productions de la nature, donner des noms à toutes, afin de les faire reconnoître, de pouvoir s’en entretenir, de se représenter plus souvent les idées des choses rares et singulières, et de multiplier ainsi des connoissances qui, sans cela, se seroient peut-être évanouies, rien n’étant plus sujet à l’oubli que ce qui n’a point de nom : tout ce qui n’est pas d’un usage commun ne se soutient que par le secours des représentations.

D’ailleurs, les anciens qui ont écrit sur l’histoire naturelle étoient de grands hommes, et qui ne s’étoient pas bornés à cette seule étude : ils avoient l’esprit élevé, des connoissances variées, approfondies, et des vues générales ; et s’il nous paroît, au premier coup d’œil, qu’il leur manquât un peu d’exactitude dans de certains détails, il est aisé de reconnoître, en les lisant avec réflexion, qu’ils ne pensoient pas que les petites choses méritassent une attention aussi grande que celle qu’on leur a donnée dans ces derniers temps ; et quelque reproche que les modernes puissent faire aux anciens, il me paroît qu’Aristote, Théophraste, et Pline, qui ont été les premiers naturalistes, sont aussi les plus grands à certains égards. L’Histoire des Animaux d’Aristote est peut-être encore aujourd’hui ce que nous avons de mieux fait en ce genre, et il seroit fort à désirer qu’il nous eût laissé quelque chose d’aussi complet sur les végétaux et sur les minéraux ; mais les deux livres des plantes, que quelques auteurs lui attribuent, ne ressemblent pas à ses autres ouvrages, et ne sont pas en effet de lui[15]. Il est vrai que la botanique n’étoit pas fort en honneur de son temps : les Grecs, et même les Romains, ne la regardoient pas comme une science qui dût exister par elle-même et qui dût faire un objet à part ; ils ne la considéroient que relativement à l’agriculture, au jardinage, à la médecine, et aux arts : et quoique Théophraste, disciple d’Aristote, connût plus de cinq cents genres de plantes, et que Pline en cite plus de mille, ils n’en parlent que pour nous en apprendre la culture, ou pour nous dire que les unes entrent dans la composition des drogues, que les autres sont d’usage pour les arts, que d’autres servent à orner nos jardins, etc. ; en un mot, ils ne les considèrent que par l’utilité qu’on en peut tirer, et ils ne se sont pas attachés à les décrire exactement.

L’histoire des animaux leur étoit mieux connue que celle des plantes. Alexandre donna des ordres et fit des dépenses très considérables pour rassembler des animaux et en faire venir de tous les pays, et il mit Aristote en état de les bien observer. Il paroît par son ouvrage qu’il les connoissoit peut-être mieux et sous des vues plus générales qu’on ne les connoît aujourd’hui. Enfin, quoique les modernes aient ajouté leurs découvertes à celles des anciens, je ne vois pas que nous ayons sur l’histoire naturelle beaucoup d’ouvrages modernes qu’on puisse mettre au dessus d’Aristote et de Pline ; mais comme la prévention naturelle qu’on a pour son siècle pourroit persuader que ce que je viens de dire est avancé témérairement, je vais faire en peu de mots l’exposition du plan de leurs ouvrages.

Aristote commence son Histoire des Animaux par établir des différences et des ressemblances générales entre les différents genres d’animaux ; au lieu de les diviser par de petits caractères particuliers, comme l’ont fait les modernes, il rapporte historiquement tous les faits et toutes les observations qui portent sur des rapports généraux et sur des caractères sensibles ; il tire ces caractères de la forme, de la couleur, de la grandeur, et de toutes les qualités extérieures de l’animal entier, et aussi du nombre et de la position de ses parties, de la grandeur, du mouvement, de la forme de ses membres, des rapports semblables ou différents qui se trouvent dans ces mêmes parties comparées, et il donne partout des exemples pour se faire mieux entendre. Il considère aussi les différences des animaux par leur façon de vivre, leurs actions et leurs mœurs, leurs habitations, etc. Il parle des parties qui sont communes et essentielles aux animaux, et de celles qui peuvent manquer et qui manquent en effet à plusieurs espèces d’animaux. Le sens du toucher, dit-il, est la seule chose qu’on doive regarder comme nécessaire, et qui ne doit manquer à aucun animal ; et comme ce sens est commun à tous les animaux, il n’est pas possible de donner un nom à la partie de leur corps dans laquelle réside la faculté de sentir. Les parties les plus essentielles sont celles par lesquelles l’animal prend sa nourriture, celles qui reçoivent et digèrent cette nourriture, et celles par où il rend le superflu. Il examine ensuite les parties de la génération des animaux, celles de leurs membres et de leurs différentes parties qui servent à leurs mouvements et à leurs fonctions naturelles. Ces observations générales et préliminaires font un tableau dont toutes les parties sont intéressantes ; et ce grand philosophe dit aussi qu’il les a présentées sous cet aspect pour donner un avant-goût de ce qui doit suivre, et faire naître l’attention qu’exige l’histoire particulière de chaque animal, ou plutôt de chaque chose.

Il commence par l’homme, et il le décrit le premier, plutôt parce qu’il est l’animal le mieux connu, que parce qu’il est le plus parfait ; et, pour rendre sa description moins sèche et plus piquante, il tâche de tirer des connoissances morales en parcourant les rapports physiques du corps humain : il indique les caractères des hommes par les traits de leur visage. Se bien connoître en physionomie seroit en effet une science bien utile à celui qui l’auroit acquise ; mais peut-on la tirer de l’histoire naturelle ? Il décrit donc l’homme par toutes ses parties extérieures et intérieures, et cette description est la seule qui soit entière : au lieu de décrire chaque animal en particulier, il les fait connoître tous par les rapports que toutes les parties de leur corps ont avec celles du corps de l’homme : lorsqu’il décrit, par exemple, la tête humaine, il compare avec elle la tête de différentes espèces d’animaux. Il en est de même de toutes les autres parties ; à la description du poumon de l’homme, il rapporte historiquement tout ce qu’on savoit des poumons des animaux ; et il fait l’histoire de ceux qui en manquent. De même, à l’occasion des parties de la génération, il rapporte toutes les variétés des animaux dans la manière de s’accoupler, d’engendrer, de porter, et d’accoucher, etc. ; à l’occasion du sang, il fait l’histoire des animaux qui en sont privés ; et suivant ainsi ce plan de comparaison, dans lequel, comme l’on voit, l’homme sert de modèle, et ne donnant que les différences qu’il y a des animaux à l’homme, et de chaque partie des animaux à chaque partie de l’homme, il retranche à dessein toute description particulière ; il évite par là toute répétition, il accumule les faits, et il n’écrit pas un mot qui soit inutile : aussi a-t-il compris dans un petit volume un nombre presque infini de différents faits, et je ne crois pas qu’il soit possible de réduire à de moindres termes tout ce qu’il avoit à dire sur cette matière, qui paroît si peu susceptible de cette précision, qu’il falloit un génie comme le sien pour y conserver en même temps de l’ordre et de la netteté. Cet ouvrage d’Aristote s’est présenté à mes yeux comme une table de matières, qu’on auroit extraite avec le plus grand soin de plusieurs milliers de volumes remplis de descriptions et d’observations de toute espèce : c’est l’abrégé le plus savant qui ait jamais été fait, si la science est en effet l’histoire des faits ; et quand même on supposeroit qu’Aristote auroit tiré de tous les livres de son temps ce qu’il a mis dans le sein, le plan de l’ouvrage, sa distribution, le choix des exemples, la justesse des comparaisons, une certaine tournure dans les idées, que j’appellerois volontiers le caractère philosophique, ne laissent pas douter un instant qu’il ne fût lui-même bien plus riche que ceux dont il auroit emprunté.

Pline a travaillé sur un plan bien plus grand, et peut-être trop vaste : il a voulu tout embrasser, et il semble avoir mesuré la nature et l’avoir trouvée trop petite encore pour l’étendue de son esprit. Son Histoire naturelle comprend, indépendamment de l’histoire des animaux, des plantes, et des minéraux, l’histoire du ciel et de la terre, la médecine, le commerce, la navigation, l’histoire des arts libéraux et mécaniques, l’origine des usages, enfin toutes les sciences naturelles et tous les arts humains ; et ce qu’il y a d’étonnant c’est que dans chaque partie Pline est également grand. L’élévation des idées, la noblesse du style, relèvent encore sa profonde érudition : non seulement il savoit tout ce qu’on pouvoit savoir de son temps, mais il avoit cette facilité de penser en grand qui multiplie la science ; il avoit cette finesse de réflexion, de laquelle dépendent l’élégance et le goût, et il communique à ses lecteurs une certaine liberté d’esprit, une hardiesse de penser, qui est le germe de la philosophie. Son ouvrage, tout aussi varié que la nature, la peint toujours en beau : c’est, si l’on veut, une compilation de tout ce qui avoit été écrit avant lui, une copie de tout ce qui avoit été fait d’excellent et d’utile à savoir ; mais cette copie a de si grands traits, cette compilation contient des choses rassemblées d’une manière si neuve, qu’elle est préférable à la plupart des ouvrages originaux qui traitent des mêmes matières.

Nous avons dit que l’histoire fidèle et la description exacte de chaque chose étoient les deux seuls objets que l’on devoit se proposer d’abord dans l’étude de l’histoire naturelle. Les anciens ont bien rempli le premier, et sont peut-être autant au dessus des modernes par cette première partie, que ceux-ci sont au dessus d’eux par la seconde ; car les anciens ont très bien traité l’historique de la vie et des mœurs des animaux, de la culture et des usages des plantes, des propriétés et de l’emploi des minéraux, et en même temps ils semblent avoir négligé à dessein la description de chaque chose. Ce n’est pas qu’ils ne fussent très capables de la bien faire : mais ils dédaignoient apparemment d’écrire des choses qu’ils regardoient comme inutiles, et cette façon de penser tenoit à quelque chose de général, et n’étoit pas aussi déraisonnable qu’on pourroit le croire ; et même ils ne pouvoient guère penser autrement. Premièrement, ils cherchoient à être courts et à ne mettre dans leurs ouvrages que les faits essentiels et utiles, parce qu’ils n’avoient pas, comme nous, la facilité de multiplier les livres et de les grossir impunément. En second lieu, ils tournoient toutes les sciences du côté de l’utilité, et donnoient beaucoup moins que nous à la vaine curiosité ; tout ce qui n’étoit pas intéressant pour la société, pour la santé, pour les arts, étoit négligé : ils rapportoient tout à l’homme moral, et ils ne croyoient pas que les choses qui n’avoient point d’usage fussent dignes de l’occuper ; un insecte inutile dont nos observateurs admirent les manœuvres, une herbe sans vertu dont nos botanistes observent les étamines, n’étoient pour eux qu’un insecte ou une herbe. On peut citer pour exemple le vingt-septième livre de Pline, reliqua herbarum genera, où il met ensemble toutes les herbes dont il ne fait pas grand cas, qu’il se contente de nommer par lettres alphabétiques, en indiquant seulement quelqu’un de leurs caractères généraux et de leurs usages pour la médecine. Tout cela venoit du peu de goût que les anciens avoient pour la physique ; ou, pour parler plus exactement, comme ils n’avoient aucune idée de ce que nous appelons physique particulière et expérimentale, ils ne pensoient pas que l’on pût tirer aucun avantage de l’examen scrupuleux et de la description exacte de toutes les parties d’une plante ou d’un petit animal ; et ils ne voyoient pas les rapports que cela pouvoit avoir avec l’explication des phénomènes de la nature.

Cependant cet objet est le plus important, et il ne faut pas s’imaginer, même aujourd’hui, que dans l’étude de l’histoire naturelle on doive se borner uniquement à faire des descriptions exactes, et à s’assurer seulement des faits particuliers. C’est, à la vérité, et comme nous l’avons dit, le but essentiel qu’on doit se proposer d’abord : mais il faut tâcher de s’élever à quelque chose de plus grand et de plus digne encore de nous occuper ; c’est de combiner les observations, de généraliser les faits, de les lier ensemble par la force des analogies, et de tâcher d’arriver à ce haut degré de connoissances où nous pouvons juger que les effets particuliers dépendent d’effets plus généraux, où nous pouvons comparer la nature avec elle-même dans ses grandes opérations, et d’où nous pouvons enfin nous ouvrir des routes pour perfectionner les différentes parties de la physique. Une grande mémoire, de l’assiduité, et de l’attention, suffisent pour arriver au premier but : mais il faut ici quelque chose de plus ; il faut des vues générales, un coup d’œil ferme, et un raisonnement formé plus encore par la réflexion que par l’étude ; il faut enfin cette qualité d’esprit qui nous fait saisir les rapports éloignés, les rassembler et en former un corps d’idées raisonnées, après en avoir apprécié au juste les vraisemblances et en avoir pesé les probabilités.

C’est ici où l’on a besoin de méthode pour conduire son esprit, non pas de celle dont nous avons parlé, qui ne sert qu’à arranger arbitrairement des mots, mais de cette méthode qui soutient l’ordre même des choses, qui guide notre raisonnement, qui éclaire nos vues, les étend, et nous empêche de nous égarer. Les plus grands philosophes ont senti la nécessité de cette méthode, et même ils ont voulu nous en donner des principes et des essais : mais les uns ne nous ont laissé que l’histoire de leurs pensées, et les autres la fable de leur imagination ; et quelques uns se sont élevés à ce haut point de métaphysique d’où l’on peut voir les principes, les rapports, et l’ensemble des sciences ; aucun ne nous a sur cela communiqué ses idées, aucun ne nous a donné des conseils, et la méthode de bien conduire son esprit dans les sciences est encore à trouver : au défaut de préceptes, on a substitué des exemples ; au lieu de principes, on a employé des définitions ; au lieu de faits avérés, des suppositions hasardées.

Dans ce siècle même, où les sciences paroissent être cultivées avec soin, je crois qu’il est aisé de s’apercevoir que la philosophie est négligée, et peut-être plus que dans aucun autre siècle ; les arts qu’on veut appeler scientifiques ont pris sa place ; les méthodes de calcul et de géométrie, celles de botanique et d’histoire naturelle, les formules, en un mot, et les dictionnaires, occupent presque tout le monde : on s’imagine savoir davantage, parce qu’on a augmenté le nombre des expressions symboliques et des phrases savantes, et on ne fait point attention que tous ces arts ne sont que des échafaudages pour arriver à la science, et non pas la science elle-même ; qu’il ne faut s’en servir que lorsqu’on ne peut s’en passer, et qu’on doit toujours se défier qu’ils ne viennent à nous manquer, lorsque nous voudrons les appliquer à l’édifice.

La vérité, cet être métaphysique dont tout le monde croit avoir une idée claire, me paroît confondue dans un si grand nombre d’objets étrangers auxquels on donne son nom, que je ne suis pas surpris qu’on ait de la peine à la reconnoître. Les préjugés et les fausses applications se sont multipliés à mesure que nos hypothèses ont été plus savantes, plus abstraites, et plus perfectionnées ; il est donc plus difficile que jamais de reconnoître ce que nous pouvons savoir, et de le distinguer nettement de ce que nous devons ignorer. Les réflexions suivantes serviront au moins d’avis sur ce sujet important.

Le mot de vérité ne fait naître qu’une idée vague, il n’a jamais eu de définition précise ; et la définition elle-même, prise dans un sens général et absolu, n’est qu’une abstraction qui n’existe qu’en vertu de quelque supposition. Au lieu de chercher à faire une définition de la vérité, cherchons donc à faire une énumération ; voyons de près ce qu’on appelle communément vérités, et tâchons de nous en former des idées nettes.

Il y a plusieurs espèces de vérités, et on a coutume de mettre dans le premier ordre les vérités mathématiques : ce ne sont cependant que des vérités de définitions ; ces définitions portent sur des suppositions simples, mais abstraites, et toutes les vérités en ce genre ne sont que des conséquences composées, mais toujours abstraites de ces définitions. Nous avons fait les suppositions, nous les avons combinées de toutes les façons, ce corps de combinaisons est la science mathématique ; il n’y a donc rien dans cette science que ce que nous y avons mis, et les vérités qu’on en tire ne peuvent être que des expressions différentes, sous lesquelles se présentent les suppositions que nous avons employées : ainsi les vérités mathématiques ne sont que les répétitions exactes des définitions ou suppositions. La dernière conséquence n’est vraie que parce qu’elle est identique avec celle qui la précède, et que celle-ci l’est avec la précédente, et ainsi de suite, en remontant jusqu’à la première supposition ; et comme les définitions sont les seuls principes sur lesquels tout est établi, et qu’elles sont arbitraires et relatives, toutes les conséquences qu’en en peut tirer sont également arbitraires et relatives. Ce qu’on appelle vérités mathématiques se réduit donc à des identités d’idées, et n’a aucune réalité : nous supposons, nous raisonnons sur nos suppositions, nous en tirons des conséquences, nous concluons : la conclusion ou dernière conséquence est une proposition vraie, relativement à notre supposition ; mais cette vérité n’est pas plus réelle que la supposition elle-même. Ce n’est point ici le lieu de nous étendre sur les usages des sciences mathématiques, non plus que sur l’abus qu’on en peut faire : il nous suffit d’avoir prouvé que les vérités mathématiques ne sont que des vérités de définitions, ou, si l’on veut, des expressions différentes de la même chose, et qu’elles ne sont vérités que relativement à ces mêmes définitions que nous avons faites : c’est par cette raison qu’elles ont l’avantage d’être toujours exactes et démonstratives, mais abstraites, intellectuelles, et arbitraires.

Les vérités physiques, au contraire, ne sont nullement arbitraires, et ne dépendent point de nous ; au lieu d’être fondées sur des suppositions que nous ayons faites, elles ne sont appuyées que sur des faits. Une suite de faits semblables, ou, si l’on veut, une répétition fréquente et une succession non interrompue des mêmes événements, fait l’essence de la vérité physique : ce qu’on appelle vérité physique n’est donc qu’une probabilité, mais une probabilité si grande, qu’elle équivaut à une certitude. En mathématique on suppose ; en physique on pose et on établit. Là ce sont des définitions ; ici ce sont des faits. On va de définitions en définitions dans les sciences abstraites ; on marche d’observations en observations dans les sciences réelles. Dans les premières on arrive à l’évidence, dans les dernières à la certitude. Le mot de vérité comprend l’une et l’autre, et répond par conséquent à deux idées différentes : sa signification est vague et composée, il n’étoit donc pas possible de la définir généralement ; il falloit, comme nous venons de le faire, en distinguer les genres afin de s’en former une idée nette.

Je ne parlerai pas des autres ordres de vérités : celles de la morale, par exemple, qui sont en partie réelles et en partie arbitraires, demanderoient une longue discussion qui nous éloigneroit de notre but, et cela d’autant plus qu’elles n’ont pour objet et pour fin que des convenances et des probabilités.

L’évidence mathématique et la certitude physique sont donc les deux seuls points sous lesquels nous devons considérer la vérité ; dès qu’elle s’éloignera de l’une ou de l’autre, ce n’est plus que vraisemblance et probabilité. Examinons donc ce que nous pouvons savoir de science évidente ou certaine ; après quoi nous verrons ce que nous ne pouvons connoître que par conjecture, et enfin ce que nous devons ignorer.

Nous savons ou nous pouvons savoir de science évidente toutes les propriétés, ou plutôt tous les rapports des nombres, des lignes, des surfaces, et de toutes les autres quantités abstraites ; nous pourrons les savoir d’une manière plus complète à mesure que nous nous exercerons à résoudre de nouvelles questions, et d’une manière plus sûre à mesure que nous rechercherons les causes des difficultés. Comme nous sommes les créateurs de cette science, et qu’elle ne comprend absolument rien que ce que nous avons nous-mêmes imaginé, il ne peut y avoir ni obscurités ni paradoxes qui soient réels ou impossibles, et on en trouvera toujours la solution en examinant avec soin les principes supposés, et en suivant toutes les démarches qu’on a faites pour y arriver ; comme les combinaisons de ces principes et des façons de les employer sont innombrables, il y a dans les mathématiques un champ d’une immense étendue de connoissances acquises et à acquérir, que nous serons toujours les maîtres de cultiver quand nous voudrons, et dans lequel nous recueillerons toujours la même abondance de vérités.

Mais ces vérités auroient été perpétuellement de pure spéculation, de simple curiosité, et d’entière inutilité, si on n’avoit pas trouvé les moyens de les associer aux vérités physiques. Avant que de considérer les avantages de cette union, voyons ce que nous pouvons espérer de savoir en ce genre.

Les phénomènes qui s’offrent tous les jours à nos yeux, qui se succèdent et se répètent sans interruption et dans tous les cas, sont le fondement de nos connoissances physiques. Il suffit qu’une chose arrive toujours de la même façon, pour qu’elle fasse une certitude ou une vérité pour nous ; tous les faits de la nature que nous avons observés, ou que nous pourrons observer, sont autant de vérités : ainsi nous pouvons en augmenter le nombre autant qu’il nous plaira, en multipliant nos observations ; notre science n’est ici bornée que par les limites de l’univers.

Mais lorsqu’après avoir bien constaté les faits par des observations réitérées, lorsqu’après avoir établi de nouvelles vérités par des expériences exactes, nous voulons chercher les raisons de ces mêmes faits, les causes de ces effets, nous nous trouvons arrêtés tout à coup, réduits à tâcher de déduire les effets d’effets plus généraux, et obligés d’avouer que les causes nous sont et nous seront perpétuellement inconnues, parce que nos sens étant eux-mêmes les effets de causes que nous ne connoissons point, ils ne peuvent nous donner des idées que des effets, et jamais des causes ; il faudra donc nous réduire à appeler cause un effet général, et renoncer à savoir au delà.

Ces effets généraux sont pour nous les vraies lois de la nature : tous les phénomènes que nous reconnoîtrons tenir à ces lois et en dépendre, seront autant de faits expliqués, autant de vérités comprises ; ceux que nous ne pourrons y rapporter, seront de simples faits qu’il faut mettre en réserve, en attendant qu’un plus grand nombre d’observations et une plus longue expérience nous apprennent d’autres faits, et nous découvrent la cause physique, c’est-à-dire l’effet général dont ces effets particuliers dérivent. C’est ici où l’union des deux sciences mathématique et physique peut donner de grands avantages : l’une donne le combien, et l’autre le comment des choses ; et comme il s’agit ici de combiner et d’estimer des probabilités pour juger si un effet dépend plutôt d’une cause que d’une autre, lorsque vous avez imaginé par la physique le comment, c’est-à-dire lorsque vous avez vu qu’un tel effet pourroit bien dépendre de telle cause, vous appliquez ensuite le calcul pour vous assurer du combien de cet effet combiné avec sa cause ; et si vous trouvez que le résultat s’accorde avec les observations, la probabilité que vous avez deviné juste, augmente si fort, qu’elle devient une certitude, au lieu que sans ce secours elle seroit demeurée simple probabilité.

Il est vrai que cette union des mathématiques et de la physique ne peut se faire que pour un très petit nombre de sujets : il faut pour ceîa que les phénomènes que nous cherchons à expliquer, soient susceptibles d’être considérés d’une manière abstraite, et que de leur nature ils soient dénués de presque toutes qualités physiques ; car pour peu qu’ils soient composés, le calcul ne peut plus s’y appliquer. La plus belle et la plus heureuse application qu’on en ait jamais faite, est au système du monde ; et il faut avouer que si Newton ne nous eût donné que les idées physiques de son système, sans les avoir appuyées sur des évaluations précises et mathématiques, elles n’auroient pas eu, à beaucoup près, la même force : mais on doit sentir en même temps qu’il y a très peu de sujets aussi simples, c’est-à-dire aussi dénués de qualités physiques que l’est celui-ci ; car la distance des planètes est si grande, qu’on peut les considérer les unes à l’égard des autres comme n’étant que des points. On peut en même temps, sans se tromper, faire abstraction de toutes les qualités physiques des planètes, et ne considérer que leur force d’attraction : leurs mouvements sont d’ailleurs les plus réguliers que nous connoissions, et n’éprouvent aucun retardement par la résistance. Tout cela concourt à rendre l’explication du système du monde un problème de mathématique, auquel il ne falloit qu’une idée physique heureusement conçue pour la réaliser ; et cette idée est d’avoir pensé que la force qui fait tomber les graves à la surface de la terre, pourroit bien être la même que celle qui retient la lune dans son orbite.

Mais, je le répète, il y a bien peu de sujets en physique où l’on puisse appliquer aussi avantageusement les sciences abstraites, et je ne vois guère que l’astronomie et l’optique auxquelles elles puissent être d’une grande utilité : l’astronomie par les raisons que nous venons d’exposer, et l’optique parce que la lumière étant un corps presque infiniment petit, dont les effets s’opèrent en ligne droite avec une vitesse presque infinie, ses propriétés sont presque mathématiques ; ce qui fait qu’on peut y appliquer avec quelque succès le calcul et les mesures géométriques. Je ne parlerai pas des mécaniques, parce que la mécanique rationnelle est elle-même une science mathématique et abstraite, de laquelle la mécanique pratique, ou l’art de faire et de composer les machines, n’emprunte qu’un seul principe par lequel on peut juger tous les effets en faisant abstraction des frottements et des autres qualités physiques. Aussi m’a-t-il toujours paru qu’il y avoit une espèce d’abus dans la manière dont on professe la physique expérimentale, l’objet de cette science n’étant point du tout celui qu’on lui prête. La démonstration des effets mécaniques, comme de la puissance des leviers, des poulies, de l’équilibre des solides et des fluides, de l’effet des plans inclinés, de celui des forces centrifuges, etc., appartenant entièrement aux mathématiques, et pouvant être saisie par les yeux de l’esprit avec la dernière évidence, il me paroît superflu de la représenter à ceux du corps : le vrai but est, au contraire, de faire des expériences sur toutes les choses que nous ne pouvons pas mesurer par le calcul, sur tous les effets dont nous ne connoissons pas encore les causes, et sur toutes les propriétés dont nous ignorons les circonstances ; cela seul peut nous conduire à de nouvelles découvertes, au lieu que la démonstration des effets mathématiques ne nous apprendra jamais que ce que nous savons déjà.

Mais cet abus n’est rien en comparaison des inconvénients où l’on tombe lorsqu’on veut appliquer la géométrie et le calcul à des objets dont nous ne connoissons pas assez les propriétés pour pouvoir les mesurer : ou est obligé dans tous ces cas de faire des suppositions toujours contraires à la nature, de dépouiller le sujet de la plupart de ses qualités, d’en faire un être abstrait qui ne ressemble plus à l’être réel ; et lorsqu’on a beaucoup raisonné et calculé sur les rapports et les propriétés de cet être abstrait, et qu’on est arrivé à une conclusion tout aussi abstraite, on croit avoir trouvé quelque chose de réel, et on transporte ce résultat idéal dans le sujet réel ; ce qui produit une infinité de fausses conséquences et d’erreurs.

C’est ici le point le plus délicat et le plus important de l’étude des sciences : savoir bien distinguer ce qu’il y a de réel dans un sujet de ce que nous y mettons d’arbitraire en le considérant, reconnoître clairement les propriétés qui lui appartiennent et celles que nous lui prêtons, me paroît être le fondement de la vraie méthode de conduire son esprit dans les sciences ; et si on ne perdoit jamais de vue ce principe, on ne feroit pas une fausse démarche, on éviteroit de tomber dans ces erreurs savantes qu’on reçoit souvent comme des vérités : on verroit disparoître les paradoxes, les questions insolubles des sciences abstraites ; on reconnoîtroit les préjugés et les incertitudes que nous portons nous-mêmes dans les sciences réelles ; on viendroit alors à s’entendre sur la métaphysique des sciences ; on cesseroit de disputer, et on se réuniroit pour marcher dans la même route à la suite de l’expérience, et arriver enfin à la connoissance de toutes les vérités qui sont du ressort de l’esprit humain.

Lorsque les sujets sont trop compliqués pour qu’on puisse y appliquer avec avantage le calcul et les mesures, comme le sont presque tous ceux de l’histoire naturelle et de la physique particulière, il me paroît que la vraie méthode de conduire son esprit dans ces recherches, c’est d’avoir recours aux observations, de les rassembler, d’en faire de nouvelles, et en assez grand nombre pour nous assurer de la vérité des faits principaux, et de n’employer la méthode mathématique que pour estimer les probabilités des conséquences qu’on peut tirer de ces faits ; surtout il faut tâcher de les généraliser et de bien distinguer ceux qui sont essentiels de ceux qui ne sont qu’accessoires au sujet que nous considérons ; il faut ensuite les lier ensemble par les analogies, confirmer ou détruire certains points équivoques par le moyen des expériences, former son plan d’explication sur la combinaison de tous ces rapports, et les présenter dans l’ordre le plus naturel. Cet ordre peut se prendre de deux façons : la première est de remonter des effets particuliers à des effets plus généraux, et l’autre de descendre du général au particulier : toutes deux sont bonnes, et le choix de l’une ou de l’autre dépend plutôt du génie de l’auteur que de la nature des choses, qui toutes peuvent être également bien traitées par l’une ou par l’autre de ces manières. Nous allons donner des essais de cette méthode dans les discours suivants, de la Théorie de la Terre, de la Formation des Planètes, et de la Génération des Animaux.

SECOND DISCOURS.

HISTOIRE ET THÉORIE DE LA TERRE.


Vidi ego, quod fuerat quondam solidissima tellus,
Esse fretum ; vidi fractas ex æquore terras :
Et procul à pelago conchæ jacuêre marinaæ,
Et vetus inventa est in montibus anchora summis ;
Quodque fuit campus, vallem decursus aquarum
Fecit, et eluvie mons est deductus in æquor.

(Ovid., Metam., lib. xv, v. 262.)

Il n’est ici question ni de la figure[16] de la terre, ni de son mouvement, ni des rapports qu’elle peut avoir à l’extérieur avec les autres parties de l’univers ; c’est sa constitution intérieure, sa forme, et sa matière, que nous nous proposons d’examiner. L’histoire générale de la terre doit précéder l’histoire particulière de ses productions, et les détails des faits singuliers de la vie et des mœurs des animaux, ou de la culture et de la végétation des plantes, appartiennent peut-être moins à l’histoire naturelle que les résultats généraux des observations qu’on a faites sur les différentes matières qui composent le globe terrestre, sur les éminences, les profondeurs et les inégalités de sa forme, sur le mouvement des mers, sur la direction des montagnes, sur la position des carrières, sur la rapidité et les effets des courants de la mer, etc. Ceci est la nature en grand, et ce sont là ses principales opérations ; elles influent sur toutes les autres, et la théorie de ces effets est une première science de laquelle dépend l’intelligence des phénomènes particuliers, aussi bien que la connoissance exacte des substances terrestres ; et quand même on voudroit donner à cette partie des sciences naturelles le nom de physique, toute physique où l’on n’admet point de systèmes n’est-elle pas l’histoire de la nature ?

Dans des sujets d’une vaste étendue dont les rapports sont difficiles à rapprocher, où les faits sont inconnus en partie, et pour le reste incertains, il est plus aisé d’imaginer un système que de donner une théorie : aussi la théorie de la terre n’a-t-elle jamais été traitée que d’une manière vague et hypothétique. Je ne parlerai donc que légèrement des idées singulières de quelques auteurs qui ont écrit sur cette matière.

L’un[17], plus ingénieux que raisonnable, astronome convaincu du système de Newton, envisageant tous les événements possibles du cours et de la direction des astres, explique, à l’aide d’un calcul mathématique, par la queue d’une comète, tous les changements qui sont arrivés au globe terrestre.

Un autre[18], théologien hétérodoxe, la tête échauffée de visions poétiques, croit avoir vu créer l’univers. Osant prendre le style prophétique, après nous avoir dit ce qu’étoit la terre au sortir du néant, ce que le déluge y a changé, ce qu’elle a été, et ce qu’elle est, il nous prédit ce qu’elle sera, même après la destruction du genre humain.

Un troisième[19], à la vérité meilleur observateur que les deux premiers, mais tout aussi peu réglé dans ses idées, explique, par un abîme immense d’un liquide contenu dans les entrailles du globe, les principaux phénomènes de la terre, laquelle, selon lui, n’est qu’une croûte superficielle et fort mince, qui sert d’enveloppe au fluide qu’elle renferme.

Toutes ces hypothèses, faites au hasard, et qui ne portent que sur des fondements ruineux, n’ont point éclairci les idées, et ont confondu les faits. On a mêlé la fable à la physique : aussi ces systèmes n’ont été reçus que de ceux qui reçoivent tout aveuglément, incapables qu’ils sont de distinguer les nuances du vraisemblable, et plus flattés du merveilleux que frappés du vrai.

Ce que nous avons à dire au sujet de la terre sera sans doute moins extraordinaire, et pourra paroître commun en comparaison des grands systèmes dont nous venons de parler : mais on doit se souvenir qu’un historien est fait pour décrire et non pour inventer, qu’il ne doit se permettre aucune supposition, et qu’il ne peut faire usage de son imagination que pour combiner les observations, généraliser les faits, et en former un ensemble qui présente à l’esprit un ordre méthodique d’idées claires et de rapports suivis et vraisemblables : je dis vraisemblables, car il ne faut pas espérer qu’on puisse donner des démonstrations exactes sur cette matière, elles n’ont lieu que dans les sciences mathématiques ; et nos connoissances en physique et en histoire naturelle dépendent de l’expérience et se bornent à des inductions.

Commençons donc par nous représenter ce que l’expérience de tous les temps et ce que nos propres observations nous apprennent au sujet de la terre. Ce globe immense nous offre, à la surface, des hauteurs, des profondeurs, des plaines, des mers, des marais, des fleuves, des cavernes, des gouffres, des volcans ; et à la première inspection nous ne découvrons en tout cela aucune régularité, aucun ordre. Si nous pénétrons dans son intérieur, nous y trouverons des métaux, des minéraux, des pierres, des bitumes, des sables, des terres, des eaux, et des matières de toute espèce, placées comme au hasard et sans aucune règle apparente. En examinant avec plus d’attention, nous voyons des montagnes[20] affaissées, des rochers fendus et brisés, des contrées englouties, des îles nouvelles, des terrains submergés, des cavernes comblées ; nous trouvons des matières pesantes souvent posées sur des matières légères ; des corps durs environnés de substances molles ; des choses sèches, humides, chaudes, froides, solides, friables, toutes mêlées et dans une espèce de confusion qui ne nous présente d’autre image que celle d’un amas de débris et d’un monde en ruine.

Cependant nous habitons ces ruines avec une entière sécurité ; les générations d’hommes, d’animaux, de plantes, se succèdent sans interruption : la terre fournit abondamment à leur subsistance ; la mer a des limites et des lois, ses mouvements y sont assujettis ; l’air a ses courants réglés[21], les saisons ont leurs retours périodiques et certains, la verdure n’a jamais manqué de succéder aux frimas ; tout nous paroît être dans l’ordre : la terre, qui tout à l’heure n’étoit qu’un chaos, est un séjour délicieux, où règnent le calme et l’harmonie, où tout est animé et conduit avec une puissance et une intelligence qui nous remplissent d’admiration, et nous élèvent jusqu’au Créateur.

Ne nous pressons donc pas de prononcer sur l’irrégularité que nous voyons à la surface de la terre, et sur le désordre apparent qui se trouve dans son intérieur : car nous en reconnoîtrons bientôt l’utilité, et même la nécessité ; et en y faisant plus d’attention, nous y trouverons peut-être un ordre que nous ne soupçonnions pas, et des rapports généraux que nous n’apercevions pas au premier coup d’œil. À la vérité, nos connoissances à cet égard seront toujours bornées : nous ne connoissons point encore la surface entière[22] du globe : nous ignorons en partie ce qui se trouve au fond des mers ; il y en a dont nous n’avons pu sonder les profondeurs ; nous ne pouvons pénétrer que dans l’écorce de la terre, et les[23] plus grandes cavités, les mines[24] les plus profondes, ne descendent pas à la huit millième partie de son diamètre. Nous ne pouvons donc juger que de la couche extérieure et presque superficielle ; l’intérieur de la masse nous est entièrement inconnu. On sait que, volume pour volume, la terre pèse quatre fois plus que le soleil. On a aussi le rapport de sa pesanteur avec les autres planètes : mais ce n’est qu’une estimation relative ; l’unité de mesure nous manque, le poids réel de la matière nous étant inconnu : en sorte que l’intérieur de la terre pourroit être ou vide ou rempli d’une matière mille fois plus pesante que l’or, et nous n’avons aucun moyen de le reconnoître ; à peine pouvons-nous former sur cela quelques[25] conjectures raisonnables[26].

Il faut donc nous borner à examiner et à décrire la surface de la terre, et la petite épaisseur intérieure dans laquelle nous avons pénétré. La première chose qui se présente, c’est l’immense quantité d’eau qui couvre la plus grande partie du globe. Ces eaux occupent toujours les parties les plus basses ; elles sont aussi toujours de niveau, et elles tendent perpétuellement à l’équilibre et au repos. Cependant nous les voyons[27] agitées par une forte puissance, qui, supposant à la tranquillité de cet élément, lui imprime un mouvement périodique et réglé, soulève et abaisse alternativement les flots, et fait un balancement de la masse totale des mers, en les remuant jusqu’à la plus grande profondeur. Nous savons que ce mouvement est de tous les temps, et qu’il durera autant que la lune et le soleil, qui en sont les causes.

Considérant ensuite le fond de la mer, nous y remarquons autant d’inégalités[28] que sur la surface de la terre ; nous y trouvons des hauteurs[29], des vallées, des plaines, des profondeurs, des rochers, des terrains de toute espèce : nous voyons que toutes les îles ne sont que les sommets[30] de vastes montagnes, dont le pied et les racines sont couverts de l’élément liquide ; nous y trouvons d’autres sommets de montagnes qui sont presque à fleur d’eau. Nous y remarquons des courants[31] rapides qui semblent se soustraire au mouvement général : on les voit[32] se porter quelquefois constamment dans la même direction, quelquefois rétrograder, et ne jamais excéder leurs limites, qui paroissent aussi invariables que celles qui bornent les efforts des fleuves de la terre. Là sont ces contrées orageuses où les vents en fureur précipitent la tempête, où la mer et le ciel, également agités, se choquent et se confondent : ici sont des mouvements intestins, des bouillonnements[33], des trombes[34], et des agitations extraordinaires causées par des volcans dont la bouche submergée vomit le feu du sein des ondes, et pousse jusqu’aux nues une épaisse vapeur mêlée d’eau, de soufre, et de bitume. Plus loin, je vois ces gouffres[35] dont on n’ose approcher, qui semblent attirer les vaisseaux pour les engloutir : au delà j’aperçois ces vastes plaines, toujours calmes et tranquilles[36], mais tout aussi dangereuses, où les vents n’ont jamais exercé leur empire, où l’art du nautonier devient inutile, où il faut rester et périr : enfin, portant les yeux jusqu’aux extrémités du globe, je vois ces glaces[37] énormes qui se détachent des continents des pôles, et viennent, comme des montagnes flottantes, voyager et se fondre jusque dans les régions tempérées[38].

Voilà les principaux objets que nous offre le vaste empire de la mer : des milliers d’habitants de différentes espèces en peuplent toute l’étendue ; les uns, couverts d’écailles légères, en traversent avec rapidité les différents pays ; d’autres, chargés d’une épaisse coquille, se traînent pesamment, et marquent avec lenteur leur route sur le sable ; d’autres, à qui la nature a donné des nageoires en forme d’ailes, s’en servent pour s’élever et se soutenir dans les airs ; d’autres enfin, à qui tout mouvement a été refusé, croissent et vivent attachés aux rochers ; tous trouvent dans cet élément leur pâture. Le fond de la mer produit abondamment des plantes, des mousses, et des végétations encore plus singulières. Le terrain de la mer est de sable, de gravier, souvent de vase, quelquefois de terre ferme, de coquillages, de rochers, et partout il ressemble à la terre que nous habitons.

Voyageons maintenant sur la partie sèche du globe : quelle différence prodigieuse entre les climats ! quelle variété de terrains ! quelle inégalité de niveau ! Mais observons exactement, et nous reconnoîtrons que les grandes[39] chaînes de montagnes se trouvent plus voisines de l’équateur que des pôles ; que dans l’ancien continent elles s’étendent d’orient en occident beaucoup plus que du nord au sud, et que dans le Nouveau-Monde elles s’étendent au contraire du nord au sud beaucoup plus que d’orient en occident : mais ce qu’il y a de très remarquable, c’est que la forme de ces montagnes et leurs contours, qui paroissent absolument irréguliers[40], ont cependant des directions suivies et correspondantes[41] entre elles ; en sorte que les angles saillants d’une montagne se trouvent toujours opposés aux angles rentrants de la montagne voisine, qui en est séparée par un vallon ou par une profondeur. J’observe aussi que les collines opposées ont toujours à très peu près la même hauteur, et qu’en général les montagnes occupent le milieu des continents, et partagent, dans la plus grande longueur, les îles, les promontoires, et les autres[42] terres avancées. Je suis de même la direction des plus grands fleuves, et je vois qu’elle est toujours presque perpendiculaire à la côte de la mer dans laquelle ils ont leur embouchure, et que, dans la plus grande partie de leur cours, ils vont à peu près[43] comme les chaînes de montagnes dont ils prennent leur source et leur direction. Examinant ensuite les rivages de la mer, je trouve qu’elle est ordinairement bornée par des rochers, des marbres, et d’autres pierres dures, ou bien par des terres et des sables qu’elle a elle-même accumulés ou que les fleuves ont amenés, et je remarque que les côtes voisines, et qui ne sont séparées que par un bras ou par un petit trajet de mer, sont composées des mêmes matières, et que les lits de terre sont les mêmes de l’un et de l’autre côté[44]. Je vois que les volcans se[45] trouvent tous dans les hautes montagnes, qu’il y en a un grand nombre dont les feux sont entièrement éteints, que quelques uns de ces volcans ont des correspondances[46] souterraines, et que leurs explosions se font quelquefois en même temps. J’aperçois une correspondance semblable entre certains lacs et les mers voisines. Ici sont des fleuves et des torrents[47] qui se perdent tout à coup, et paroissent se précipiter dans les entrailles de la terre ; là est une mer intérieure où se rendent cent rivières, qui y portent de toutes parts une énorme quantité d’eau, sans jamais augmenter ce lac immense, qui semble rendre par des voies souterraines tout ce qu’il reçoit par ses bords ; et, chemin faisant, je reconnois aisément les pays anciennement habités, je les distingue de ces contrées nouvelles, où le terrain paroît encore tout brut, où les fleuves sont remplis de cataractes, où les terres sont en partie submergées, marécageuses, ou trop arides, où la distribution des eaux est irrégulière, où des bois incultes couvrent toute la surface des terrains qui peuvent produire.

Entrant dans un plus grand détail, je vois que la première couche[48], qui enveloppe le globe, est partout d’une même substance ; que cette substance, qui sert à faire croître et à nourrir les végétaux et les animaux, n’est elle-même qu’un composé de parties animales et végétales détruites ou plutôt réduites en petites parties, dans lesquelles l’ancienne organisation n’est pas sensible. Pénétrant plus avant, je trouve la vraie terre ; je vois des couches de sable, de pierres à chaux, d’argile, de coquillages, de marbre, de gravier, de craie, de plâtre, etc., et je remarque que ces[49] couches sont toujours posées parallèlement les unes[50] sur les autres, et que chaque couche a la même épaisseur dans toute son étendue. Je vois que dans les collines voisines les mêmes matières se trouvent au même niveau, quoique les collines soient séparées par des intervalles profonds et considérables. J’observe que dans tous les lits de terre, et[51] même dans les couches plus solides, comme dans les rochers, dans les carrières de marbres et de pierres, il y a des fentes, que ces fentes sont perpendiculaires à l’horizon, et que, dans les plus grandes comme dans les plus petites profondeurs, c’est une espèce de règle que la nature suit constamment. Je vois de plus que dans l’intérieur de la terre, sur la cime des monts[52] et dans les lieux les plus éloignés de la mer, on trouve des coquilles, des squelettes de poissons de mer, des plantes marines, etc., qui sont entièrement semblables aux coquilles, aux poissons, aux plantes actuellement vivantes dans la mer, et qui en effet sont absolument les mêmes. Je remarque que ces coquilles pétrifiées sont en prodigieuse quantité, qu’on en trouve dans une infinité d’endroits, qu’elles sont renfermées dans l’intérieur des rochers et des autres masses de marbre et de pierre dure, aussi bien que dans les craies et dans les terres ; et que non seulement elles sont renfermées dans toutes ces matières, mais qu’elles y sont incorporées, pétrifiées, et remplies de la substance même qui les environne. Enfin, je me trouve convaincu, par des observations réitérées, que les marbres, les pierres, les craies, les marnes, les argiles, les sables, et presque toutes les matières terrestres, sont remplies de[53] coquilles et d’autres débris de la mer, et cela par toute la terre, et dans tous les lieux où l’on a pu faire des observations exactes.

Tout cela posé, raisonnons.

Les changements qui sont arrivés au globe terrestre, depuis deux et même trois mille ans, sont fort peu considérables en comparaison des révolutions qui ont dû se faire dans les premiers temps après la création ; car il est aisé de démontrer que comme toutes les matières terrestres n’ont acquis de la solidité que par l’action continuée de la gravité et des autres forces qui rapprochent et réunissent les particules de la matière, la surface de la terre devoit être au commencement beaucoup moins solide qu’elle ne l’est devenue dans la suite, et que par conséquent les mêmes causes qui ne produisent aujourd’hui que des changements presque insensibles dans l’espace de plusieurs siècles, dévoient causer alors de très grandes révolutions dans un petit nombre d’années. En effet, il paroît certain que la terre, actuellement sèche et habitée, a été autrefois sous les eaux de la mer, et que ces eaux étoient supérieures aux sommets des plus hautes montagnes, puisqu’on trouve sur ces montagnes et jusque sur leurs sommets des productions marines et des coquilles[54] qui, comparées avec les coquillages vivants, sont les mêmes, et qu’on ne peut douter de leur parfaite ressemblance, ni de l’identité de leurs espèces. Il paroît aussi que les eaux de la mer ont séjourné quelque temps sur cette terre, puisqu’on trouve en plusieurs endroits des bancs de coquilles si prodigieux et si étendus, qu’il n’est pas possible qu’une aussi grande[55] multitude d’animaux ait été tout à la fois vivante en même temps. Cela semble prouver aussi que, quoique les matières qui composent la surface de la terre fussent alors dans un état de mollesse qui les rendoit susceptibles d’être aisément divisées, remuées et transportées par les eaux, ces mouvements ne se sont pas faits tout à coup, mais successivement et par degrés ; et comme on trouve quelquefois des productions de la mer à mille et douze cents pieds de profondeur, il paroît que cette épaisseur de terre ou de pierre étant si considérable, il a fallu des années pour la produire ; car, quand on voudroit supposer que dans le déluge universel tous les coquillages eussent été enlevés du fond des mers et transportés sur toutes les parties de la terre, outre que cette supposition seroit difficile à établir[56], il est clair que comme on trouve ces coquilles incorporées et pétrifiées dans les marbres et dans les rochers des plus hautes montagnes, il faudroit donc supposer que ces marbres et ces rochers eussent été tous formés en même temps et précisément dans l’instant du déluge, et qu’avant cette grande révolution il n’y avoit sur le globe terrestre ni montagnes, ni marbres, ni rochers, ni craies, ni aucune autre matière semblable à celles que nous connoissons, qui presque toutes contiennent des coquilles et d’autres débris des productions de la mer. D’ailleurs, la surface de la terre devoit avoir acquis au temps du déluge un degré considérable de solidité, puisque la gravité avoit agi sur les matières qui la composent pendant plus de seize siècles ; et par conséquent il ne paroît pas possible que les eaux du déluge aient pu bouleverser les terres à la surface du globe jusqu’à d’aussi grandes profondeurs, dans le peu de temps que dura l’inondation universelle.

Mais, sans insister plus long-temps sur ce point, qui sera discuté dans la suite, je m’en tiendrai maintenant aux observations qui sont constantes, et aux faits qui sont certains. On ne peut douter que les eaux de la mer n’aient séjourné sur la surface de la terre que nous habitons, et que par conséquent cette même surface de notre continent n’ait été pendant quelque temps le fond d’une mer, dans laquelle tout se passoit comme tout se passe actuellement dans la mer d’aujourd’hui. D’ailleurs, les couches des différentes matières qui composent la terre étant, comme nous l’avons remarqué[57], posées parallèlement et de niveau, il est clair que cette position est l’ouvrage des eaux, qui ont amassé et accumulé peu à peu ces matières, et leur ont donné la même situation que l’eau prend toujours elle-même, c’est-à-dire cette situation horizontale que nous observons presque partout ; car dans les plaines les couches sont exactement horizontales, et il n’y a que dans les montagnes où elles soient inclinées, comme ayant été formées par des sédiments déposés sur une base inclinée, c’est-à-dire sur un terrain penchant[58]. Or, je dis que ces couches ont été formées peu à peu, et non pas tout d’un coup par quelque révolution que ce soit, parce que nous trouvons souvent des couches de matière plus pesante posées sur des couches de matière beaucoup plus légère ; ce qui ne pourroit être, si, comme le veulent quelques auteurs, toutes ces matières[59] dissoutes et mêlées en même temps dans l’eau, se fussent ensuite précipitées au fond de cet élément, parce qu’alors elles eussent produit une toute autre composition que celle qui existe ; les matières les plus pesantes seroient descendues les premières et au plus bas ; et chacune se seroit arrangée suivant sa gravité spécifique, dans un ordre relatif à leur pesanteur particulière, et nous ne trouverions pas des rochers massifs sur des arènes légères, non plus que des charbons de terre sous des argiles, des glaises sous des marbres, et des métaux sur des sables.

Une chose à laquelle nous devons encore faire attention, et qui confirme ce que nous venons de dire sur la formation des couches par le mouvement et par le sédiment des eaux, c’est que toutes les autres causes de révolution ou de changement sur le globe ne peuvent produire les mêmes effets. Les montagnes les plus élevées sont composées de couches parallèles, tout de même que les plaines les plus basses, et par conséquent on ne peut pas attribuer l’origine et la formation des montagnes à des secousses, à des tremblements de terre, non plus qu’à des volcans ; et nous avons des preuves que s’il se forme quelquefois de petites éminences par ces mouvements convulsifs de la terre[60], ces éminences ne sont pas composées de couches parallèles ; que les matières de ces éminences n’ont intérieurement aucune liaison, aucune position régulière, et qu’enfin ces petites collines formées par les volcans ne présentent aux yeux que le désordre d’un tas de matière rejetée confusément. Mais cette espèce d’organisation de la terre que nous découvrons partout, cette situation horizontale et parallèle des couches, ne peuvent venir que d’une cause constante et d’un mouvement réglé et toujours dirigé de la même façon.

Nous sommes donc assurés, par des observations exactes, réitérées, et fondées sur des faits incontestables, que la partie sèche du globe que nous habitons a été long-temps sous les eaux de la mer ; par conséquent cette même terre a éprouvé pendant tout ce temps les mêmes mouvements, les mêmes changements que prouvent actuellement les terres couvertes par la mer. Il paroît que notre terre a été un fond de mer : pour trouver donc ce qui s’est passé autrefois sur cette terre, voyons ce qui se passe aujourd’hui sur le fond de la mer, et de là nous tirerons des inductions raisonnables sur la forme extérieure et la composition intérieure des terres que nous habitons.

Souvenons-nous donc que la mer a de tout temps, et depuis la création, un mouvement de flux et de reflux causé principalement par la lune ; que ce mouvement, qui dans vingt-quatre heures fait deux fois élever et baisser les eaux, s’exerce avec plus de force sous l’équateur que dans les autres climats. Souvenons-nous aussi que la terre a un mouvement rapide sur son axe, et par conséquent une force centrifuge plus grande à l’équateur que dans toutes les autres parties du globe ; que cela seul, indépendamment des observations actuelles et des mesures, nous prouve qu’elle n’est pas parfaitement sphérique, mais qu’elle est plus élevée sous l’équateur que sous les pôles ; et concluons de ces premières observations, que quand même on supposeroit que la terre est sortie des mains du Créateur parfaitement ronde en tout sens (supposition gratuite, et qui marqueroit bien le cercle étroit de nos idées), son mouvement diurne et celui du flux et du reflux auroient élevé peu à peu les parties de l’équateur, en y amenant successivement les limons, les terres, les coquillages, etc. Ainsi les plus grandes inégalités du globe doivent se trouver et se trouvent en effet voisines de l’équateur ; et comme ce mouvement de flux et de reflux[61] se fait par des alternatives journalières et répétées sans interruption, il est fort naturel d’imaginer qu’à chaque fois les eaux emportent d’un endroit à l’autre une petite quantité de matière, laquelle tombe ensuite comme un sédiment au fond de l’eau, et forme ces couches parallèles et horizontales qu’on trouve partout ; car la totalité du mouvement des eaux dans le flux et le reflux étant horizontale, les matières entraînées ont nécessairement suivi la même direction, et se sont toutes arrangées parallèlement et de niveau.

Mais, dira-t-on, comme le mouvement du flux et reflux est un balancement égal des eaux, une espèce d’oscillation régulière, on ne voit pas pourquoi tout ne seroit pas compensé, et pourquoi les matières apportées par le flux ne seroient pas remportées par le reflux ; et dès lors la cause de la formation des couches disparoît, et le fond de la mer doit toujours rester le même, le flux détruisant les effets du reflux, et l’un et l’autre ne pouvant causer aucun mouvement, aucune altération sensible dans le fond de la mer, et encore moins en changer la forme primitive en y produisant des hauteurs et des inégalités.

À cela je réponds que le balancement des eaux n’est point égal, puisqu’il produit un mouvement continuel de la mer de l’orient vers l’occident ; que de plus, l’agitation causée par les vents s’oppose à l’égalité du flux et du reflux, et que de tous les mouvements dont la mer est susceptible, il résultera toujours des transports de terre et des dépôts de matières dans de certains endroits ; que ces amas de matières seront composés de couches parallèles et horizontales, les combinaisons quelconques des mouvements de la mer tendant toujours à remuer les terres et à les mettre de niveau les unes sur les autres dans des lieux où elles tombent en forme de sédiment. Mais de plus il est aisé de répondre à cette objection par un fait : c’est que dans toutes les extrémités de la mer où l’on observe le flux et le reflux, dans toutes les côtes qui la bornent, on voit que le flux amène une infinité de choses que le reflux ne remporte pas ; qu’il y a des terrains que la mer couvre insensiblement[62], et d’autres qu’elle laisse à découvert après y avoir apporté des terres, des sables, des coquilles, etc., qu’elle dépose, et qui prennent naturellement une situation horizontale ; et que ces matières, accumulées par la suite des temps, et élevées jusqu’à un certain point, se trouvent peu à peu hors d’atteinte des eaux, restent ensuite pour toujours dans l’état de terre sèche, et font partie des continents terrestres.

Mais, pour ne laisser aucun doute sur ce point important, examinons de près la possibilité ou l’impossibilité de la formation d’une montagne dans le fond de la mer par le mouvement et par le sédiment des eaux. Personne ne peut nier que sur une côte contre laquelle la mer agit avec violence dans le temps qu’elle est agitée par le flux, ces efforts réitérés ne produisent quelque changement, et que les eaux n’emportent à chaque fois une petite portion de la terre de la côte ; et quand même elle seroit bornée de rochers, on sait que l’eau use peu à peu ces rochers[63], et que par conséquent elle en emporte de petites parties à chaque fois que la vague se retire après s’être brisée. Ces particules de pierre ou de terre seront nécessairement transportées par les eaux jusqu’à une certaine distance et dans de certains endroits où le mouvement de l’eau, se trouvant ralenti, abandonnera ces particules à leur propre pesanteur, et alors elles se précipiteront au fond de l’eau en forme de sédiment, et là elles formeront une première couche horizontale ou inclinée, suivant la position de la surface du terrain sur laquelle tombe cette première couche, laquelle sera bientôt couverte et surmontée d’une autre couche semblable et produite par la même cause, et insensiblement il se formera dans cet endroit un dépôt considérable de matière, dont les couches seront posées parallèlement les unes sur les autres. Cet amas augmentera toujours par les nouveaux sédiments que les eaux y transporteront, et peu à peu par succession de temps il se formera une élévation, une montagne dans le fond de la mer, qui sera entièrement semblable aux éminences et aux montagnes que nous connoissons sur la terre, tant pour la composition intérieure que pour la forme extérieure. S’il se trouve des coquilles dans cet endroit du fond de la mer où nous supposons que se fait notre dépôt, les sédiments couvriront ces coquilles et les rempliront ; elles seront incorporées dans les couches de cette matière déposée, et elles feront partie des masses formées par ces dépôts ; on les y trouvera dans la situation qu’elles auront acquise en y tombant, ou dans l’état où elles auront été saisies ; car, dans cette opération, celles qui se seront trouvées au fond de la mer lorsque les premières couches se seront déposées, se trouveront dans la couche la plus basse, et celles qui seront tombées depuis dans ce même endroit, se trouveront dans les couches plus élevées.

Tout de même, lorsque le fond de la mer sera remué par l’agitation des eaux, il se fera nécessairement des transports de terre, de vase, de coquilles, et d’autres matières, dans de certains endroits où elles se déposeront en forme de sédiments. Or, nous sommes assurés par les plongeurs[64] qu’aux plus grandes profondeurs où ils puissent descendre, qui sont de vingt brasses, le fond de la mer est remué au point que l’eau se mêle avec la terre, qu’elle devient trouble, et que la vase et les coquillages sont emportés par le mouvement des eaux à des distances considérables ; par conséquent, dans tous les endroits de la mer où l’on a pu descendre, il se fait des transports de terre et de coquilles qui vont tomber quelque part, et former, en se déposant, des couches parallèles et des éminences qui sont composées comme nos montagnes le sont. Ainsi le flux et le reflux, les vents, les courants, et tous les mouvements des eaux, produiront des inégalités dans le fond de la mer, parce que toutes ces causes détachent du fond et des côtes de la mer des matières qui se précipitent ensuite en forme de sédiments.

Au reste, il ne faut pas croire que ces transports de matières ne puissent pas se faire à des distances considérables, puisque nous voyons tous les jours des graines et d’autres productions des Indes orientales et occidentales arriver[65] sur nos côtes : à la vérité, elles sont spécifiquement plus légères que l’eau, au lieu que les matières dont nous parlons sont plus pesantes ; mais comme elles sont réduites en poudre impalpable, elles se soutiendront assez long-temps dans l’eau pour être transportées à de grandes distances.

Ceux qui prétendent que la mer n’est pas remuée à de grandes profondeurs, ne font pas attention que le flux et le reflux ébranlent et agitent à la fois toute la masse des mers, et que dans un globe qui seroit entièrement liquide il y auroit de l’agitation et du mouvement jusqu’au centre ; que la force qui produit celui du flux et du reflux, est une force pénétrante qui agit sur toutes les parties proportionnellement à leurs masses ; qu’on pourroit même mesurer et déterminer par le calcul la quantité de cette action sur un liquide à différentes profondeurs, et qu’enfin ce point ne peut être contesté qu’en se refusant à l’évidence du raisonnement et à la certitude des observations.

Je puis donc supposer légitimement que le flux et le reflux, les vents, et toutes les autres causes qui peuvent agiter la mer, doivent produire par le mouvement des eaux des éminences et des inégalités dans le fond de la mer, qui seront toujours composées de couches horizontales ou également inclinées : ces éminences pourront, avec le temps, augmenter considérablement, et devenir des collines qui, dans une longue étendue de terrain, se trouveront, comme les ondes qui les auront produites, dirigées du même sens, et formeront peu à peu une chaîne de montagnes. Ces hauteurs une fois formées feront obstacle à l’uniformité du mouvement des eaux, et il en résultera des mouvements particuliers dans le mouvement général de la mer : entre deux hauteurs voisines il se formera nécessairement un courant[66] qui suivra leur direction commune, et coulera, comme coulent les fleuves de la terre, en formant un canal dont les angles seront alternativement opposés dans toute l’étendue de son cours. Ces hauteurs formées au dessus de la surface du fond pourront augmenter encore de plus en plus ; car les eaux qui n’auront que le mouvement du flux déposeront sur la cime le sédiment ordinaire, et celles qui obéiront au courant entraîneront au loin les parties qui se seroient déposées entre deux, et en même temps elles creuseront un vallon au pied de ces montagnes, dont tous les angles se trouveront correspondants, et, par l’effet de ces deux mouvements et de ces dépôts, le fond de la mer aura bientôt été sillonné, traversé de collines et de chaînes de montagnes, et semé d’inégalités telles que nous les y trouvons aujourd’hui. Peu à peu les matières molles dont les éminences étoient d’abord composées, se seront durcies par leur propre poids : les unes, formées de parties purement argileuses, auront produit ces collines de glaise qu’on trouve en tant d’endroits ; d’autres, composées de parties sablonneuses et cristallines, on fait ces énormes amas de rochers et de cailloux d’où l’on tire le cristal et les pierres précieuses ; d’autres, faites de parties pierreuses mêlées de coquilles, ont formé ces lits de pierres et de marbres où nous retrouvons ces coquilles aujourd’hui ; d’autres enfin, composées d’une matière encore plus coquilleuse et plus terrestre, ont produit les marnes, les craies, et les terres. Toutes sont posées par lits, toutes contiennent des substances hétérogènes ; les débris des productions marines s’y trouvent en abondance, et à peu près suivant le rapport de leur pesanteur ; les coquilles les plus légères sont dans les craies, les plus pesantes dans les argiles et dans les pierres, et elles sont remplies de la matière même des pierres et des terres où elles sont renfermées ; preuve incontestable qu’elles ont été transportées avec la matière qui les environne et qui les remplit, et que cette matière étoit réduite en particules impalpables. Enfin toutes ces matières, dont la situation s’est établie par le niveau des eaux de la mer, conservent encore aujourd’hui leur première position.

On pourra nous dire que la plupart des collines et des montagnes dont le sommet est de rocher, de pierre, ou de marbre, ont pour base des matières plus légères ; que ce sont ordinairement ou des monticules de glaise ferme et solide, ou des couches de sable qu’on retrouve dans les plaines voisines jusqu’à une distance assez grande ; et on nous demandera comment il est arrivé que ces marbres et ces rochers se soient trouvés au dessus de ces sables et de ces glaises. Il me paroît que cela peut s’expliquer assez naturellement : l’eau aura d’abord transporté la glaise ou le sable qui faisoit la première couche des côtes ou du fond de la mer, ce qui aura produit au bas une éminence composée de tout ce sable ou de toute cette glaise rassemblée ; après cela les matières plus fermes et plus pesantes qui se seront trouvées au dessous, auront été attaquées et transportées par les eaux en poussière impalpable au dessus de cette éminence de glaise ou de sable, et cette poussière de pierre aura formé les rochers et les carrières que nous trouvons au dessus des collines. On peut croire qu’étant les plus pesantes, ces matières étoient autrefois au dessous des autres, et qu’elles sont aujourd’hui au dessus, parce qu’elles ont été enlevées et transportées les dernières par le mouvement des eaux.

Pour confirmer ce que nous avons dit, examinons encore plus en détail la situation des matières qui composent cette première épaisseur du globe terrestre, la seule que nous connoissions. Les carrières sont composées de différents lits ou couches presque toutes horizontales ou inclinées suivant la même pente ; celles qui posent sur des glaises ou sur des bases d’autres matières solides sont sensiblement de niveau, surtout dans les plaines. Les carrières où l’on trouve les cailloux et les grès dispersés ont, à la vérité, une position moins régulière : cependant l’uniformité de la nature ne laisse pas de s’y reconnoître ; car la position horizontale ou toujours également penchante des couches se trouve dans les carrières de roc vif, et dans celles de grès en grande masse : elle n’est altérée et interrompue que dans les carrières de cailloux et de grès en petite masse, dont nous ferons voir que la formation est postérieure à celle de toutes les autres matières, car le roc vif, le sable vitrifiable, les argiles, les marbres, les pierres calcinables, les craies, les marnes sont toutes disposées par couches parallèles toujours horizontales, ou également inclinées. On reconnoît aisément dans ces dernières matières la première formation ; car les couches sont exactement horizontales et fort minces, et elles sont arrangées les unes sur les autres comme les feuillets d’un livre. Les couches de sable, d’argile molle, de glaise dure, de craie, de coquilles, sont aussi toutes ou horizontales ou inclinées suivant la même pente. Les épaisseurs des couches sont toujours les mêmes dans toute leur étendue, qui souvent occupe un espace de plusieurs lieues, et que l’on pourroit suivre bien plus loin, si l’on observoit exactement. Enfin toutes les matières qui composent la première épaisseur du globe sont disposées de cette façon ; et quelque part qu’on fouille, on trouvera des couches, et on se convaincra par ses yeux de la vérité de ce qui vient d’être dit.

Il faut excepter, à certains égards, les couches de sable ou de gravier entraîné du sommet des montagnes par la pente des eaux : ces veines de sable se trouvent quelquefois dans les plaines, où elles s’étendent même assez considérablement ; elles sont ordinairement posées sous la première couche de la terre labourable, et, dans les lieux plats, elles sont de niveau, comme les couches plus anciennes et plus intérieures : mais, au pied et sur la croupe des montagnes, ces couches de sable sont fort inclinées, et elles suivent le penchant de la hauteur sur laquelle elles ont coulé. Les rivières et les ruisseaux ont formé ces couches ; et, en changeant souvent de lit dans les plaines, ils ont entraîné et déposé partout ces sables et ces graviers. Un petit ruisseau coulant des hauteurs voisines suffit, avec le temps, pour étendre une couche de sable ou de gravier sur toute la superficie d’un vallon, quelque spacieux qu’il soit ; et j’ai souvent observé dans une campagne environnée de collines, dont la base est de glaise aussi bien que la première couche de la plaine, qu’au dessus d’un ruisseau qui y coule, la glaise se trouve immédiatement sous la terre labourable, et qu’au dessous du ruisseau il y a une épaisseur d’environ un pied de sable sur la glaise, qui s’étend à une distance considérable. Ces couches, produites par les rivières et par les autres eaux courantes, ne sont pas de l’ancienne formation ; elles se reconnoissent aisément à la différence de leur épaisseur, qui varie et n’est pas la même partout comme celle des couches anciennes, à leurs interruptions fréquentes, et enfin à la matière même, qu’il est aisé de juger, et qu’on reconnoît avoir été lavée, roulée, et arrondie. On peut dire la même chose des couches de tourbes et de végétaux pourris qui se trouvent au dessous de la première couche de terre dans les terrains marécageux : ces couches ne sont pas anciennes, et elles ont été produites par l’entassement successif des arbres et des plantes qui peu à peu ont comblé ces marais. Il en est encore de même de ces couches limoneuses que l’inondation des fleuves a produites dans différents pays : tous ces terrains ont été nouvellement formés par les eaux courantes ou stagnantes, et ils ne suivent pas la pente égale ou le niveau aussi exactement que les couches anciennement produites par le mouvement régulier des ondes de la mer. Dans les couches que les rivières ont formées, on trouve des coquilles fluviatiles : mais il y en a peu de marines, et le peu qu’on y en trouve est brisé, déplacé, isolé, au lieu que dans les couches anciennes les coquilles marines se trouvent en quantité ; il n’y en a point de fluviatiles, et ces coquilles de mer y sont bien conservées, et toutes, placées de la même manière, comme ayant été transportées et posées en même temps par la même cause. Et en effet, pourquoi ne trouve-t-on pas les matières entassées irrégulièrement, au lieu de les trouver par couches ? Pourquoi les marbres, les pierres dures, les craies, les argiles, les plâtres, les marnes, etc., ne sont-ils pas dispersés ou joints par couches irrégulières ou verticales ? Pourquoi les choses pesantes ne sont-elles pas toujours au dessous des plus légères ? Il est aisé d’apercevoir que cette uniformité de la nature, cette espèce d’organisation de la terre, cette jonction des différentes matières par couches parallèles et par lits, sans égard à leur pesanteur, n’ont pu être produites que par une cause aussi puissante et aussi constante que celle de l’agitation des eaux de la mer, soit par le mouvement réglé des vents, soit par celui du flux et reflux, etc.

Ces causes agissent avec plus de force sous l’équateur que dans les autres climats, car les vents y sont plus constants et les marées plus violentes que partout ailleurs : aussi les plus grandes chaînes de montagnes sont voisines de l’équateur. Les montagnes de l’Afrique et du Pérou sont les plus hautes qu’on connoisse ; et, après avoir traversé des continents entiers, elles s’étendent encore à des distances très considérables sous les eaux de la mer Océane. Les montagnes de l’Europe et de l’Asie, qui s’étendent depuis l’Espagne jusqu’à la Chine, ne sont pas aussi élevées que celles de l’Amérique méridionale et de l’Afrique. Les montagnes du Nord ne sont, au rapport des voyageurs, que des collines, en comparaison de celles des pays méridionaux[67]. D’ailleurs le nombre des îles est fort peu considérable dans les mers septentrionales, tandis qu’il y en a une quantité prodigieuse dans la zone torride ; et comme une île n’est qu’un sommet de montagne, il est clair que la surface de la terre a beaucoup plus d’inégalités vers l’équateur que vers le nord.

Le mouvement général du flux et du reflux a donc produit les plus grandes montagnes, qui se trouvent dirigées d’occident en orient dans l’ancien continent, et du nord au sud dans le nouveau, dont les chaînes sont d’une étendue très considérable ; mais il faut attribuer aux mouvements particuliers des courants, des vents, et des autres agitations irrégulières de la mer, l’origine de toutes les autres montagnes. Elles ont vraisemblablement été produites par la combinaison de tous ces mouvements, dont on voit bien que les effets doivent être variés à l’infini ; puisque les vents, la position différente des îles et des côtes, ont altéré de tous les temps et dans tous les sens possibles la direction du flux et du reflux des eaux. Ainsi il n’est point étonnant qu’on trouve sur le globe des éminences considérables dont le cours est dirigé vers différentes plages : il suffit pour notre objet d’avoir démontré que les montagnes n’ont point été placées au hasard, et qu’elles n’ont point été produites par des tremblements de terre ou par d’autres causes accidentelles, mais qu’elles sont un effet résultant de l’ordre général de la nature, aussi bien que l’espèce d’organisation qui leur est propre, et la position des matières qui les composent.

Mais comment est-il arrivé que cette terre que nous habitons, que nos ancêtres ont habitée comme nous, qui, de temps immémorial, est un continent sec, ferme, et éloigné des mers, ayant été autrefois un fond de mer, soit actuellement supérieure à toutes les eaux, et en soit si distinctement séparée ? Pourquoi les eaux de la mer n’ont-elles pas resté sur cette terre, puisqu’elles y ont séjourné si long-temps ? Quel accident, quelle cause a pu produire ce changement dans le globe ? Est-il même possible d’en concevoir une assez puissante pour opérer un tel effet ?

Ces questions sont difficiles à résoudre ; mais les faits étant certains, la manière dont ils sont arrivés peut demeurer inconnue sans préjudicier au jugement que nous devons en porter : cependant, si nous voulons y réfléchir, nous trouverons par induction des raisons très plausibles de ces changements[68]. Nous voyons tous les jours la mer gagner du terrain dans de certaines côtes, et en perdre dans d’autres ; nous savons que l’Océan a un mouvement général et continuel d’orient en occident ; nous entendons de loin les efforts terribles que la mer fait contre les basses terres et contre les rochers qui la bornent ; nous connoissons des provinces entières où on est obligé de lui opposer des digues que l’industrie humaine a bien de la peine à soutenir contre la fureur des flots ; nous avons des exemples de pays récemment submergés et de débordements réguliers ; l’histoire nous parle d’inondations encore plus grandes et de déluges : tout cela ne doit-il pas nous porter à croire qu’il est en effet arrivé de grandes révolutions sur la surface de la terre, et que la mer a pu quitter et laisser à découvert la plus grande partie des terres qu’elle occupoit autrefois ? Par exemple, si nous nous prêtons un instant à supposer que l’ancien et le Nouveau-Monde ne faisoient autrefois qu’un seul continent, et que, par un violent tremblement de terre, le terrain de l’ancienne Atlantide de Platon se soit affaissé, la mer aura nécessairement coulé de tous côtés pour former l’Océan atlantique, et par conséquent aura laissé à découvert de vastes continents, qui sont peut-être ceux que nous habitons. Ce changement a donc pu se faire tout à coup par l’affaissement de quelque vaste caverne dans l’intérieur du globe, et produire par conséquent un déluge universel ; ou bien ce changement ne s’est pas fait tout à coup, et il a fallu peut-être beaucoup de temps : mais enfin il s’est fait, et je crois même qu’il s’est fait naturellement ; car, pour juger de ce qui est arrivé, et même de ce qui arrivera, nous n’avons qu’à examiner ce qui arrive. Il est certain, par les observations réitérées de tous les voyageurs[69], que l’Océan a un mouvement constant d’orient en occident : ce mouvement se fait sentir non seulement entre les tropiques, comme celui du vent d’est, mais encore dans toute l’étendue des zones tempérées et froides où l’on a navigué. Il suit de cette observation, qui est constante, que la mer Pacifique fait un effort continuel contre les côtes de la Tartarie, de la Chine, et de l’Inde ; que l’Océan indien fait effort contre la côte orientale de l’Afrique, et que l’Océan atlantique agit de même contre toutes les côtes orientales de l’Amérique : ainsi la mer a dû et doit toujours gagner du terrain sur les côtes orientales, et en perdre sur les côtes occidentales. Cela seul suffiroit pour prouver la possibilité de ce changement de terre en mer et de mer en terre ; et si en effet il s’est opéré par ce mouvement des eaux d’orient en occident, comme il y a grande apparence, ne peut-on pas conjecturer très vraisemblablement que le pays le plus ancien du monde est l’Asie et tout le continent oriental ; que l’Europe, au contraire, et une partie de l’Afrique, et surtout les côtes occidentales de ces continents, comme l’Angleterre, la France, l’Espagne, la Mauritanie, etc., sont des terres plus nouvelles ? L’histoire paroît s’accorder ici avec la physique, et confirmer cette conjecture, qui n’est pas sans fondement.

Mais il y a bien d’autres causes qui concourent, avec le mouvement continuel de la mer d’orient en occident, pour produire l’effet dont nous parlons. Combien n’y a-t-il pas de terres plus basses que le niveau de la mer, et qui ne sont défendues que par un isthme, un banc de rochers, ou par des digues encore plus foibles ! L’effort des eaux détruira peu à peu ces barrières, et dès lors ces pays seront submergés. De plus, ne sait-on pas que les montagnes s’abaissent[70] continuellement par les pluies, qui en détachent les terres et les entraînent dans les vallées ? ne sait-on pas que les ruisseaux roulent les terres des plaines et des montagnes dans des fleuves, qui portent à leur tour cette terre superflue dans la mer ? Ainsi peu à peu le fond des mers se remplit, la surface des continents s’abaisse et se met de niveau, et il ne faut que du temps pour que la mer prenne successivement la place de la terre.

Je ne parle point de ces causes éloignées qu’on prévoit moins qu’on ne les devine, de ces secousses de la nature dont le moindre effet seroit la catastrophe du monde : le choc ou l’approche d’une comète, l’absence de la lune, la présence d’une nouvelle planète, etc., sont des suppositions sur lesquelles il est aisé de donner carrière à son imagination ; de pareilles causes produisent tout ce qu’on veut, et d’une seule de ces hypothèses on va tirer mille romans physique, que leurs auteurs appelleront Théorie de la terre. Comme historiens, nous nous refusons à ces vaines spéculations ; elles roulent sur des possibilités qui, pour se réduire à l’acte, supposent un bouleversement de l’univers, dans lequel notre globe, comme un point de matière abandonnée, échappe à nos yeux, et n’est plus un objet digne de nos regards : pour les fixer, il faut le prendre tel qu’il est, en bien observer toutes les parties, et, par des inductions, conclure du présent au passé. D’ailleurs, des causes dont l’effet est rare, violent, et subit, ne doivent pas nous toucher ; elles ne se trouvent pas dans la marche ordinaire de la nature : mais des effets qui arrivent tous les jours, des mouvements qui se succèdent et se renouvellent sans interruption, des opérations constantes et toujours réitérées, ce sont là nos causes et nos raisons.

Ajoutons-y des exemples, combinons la cause générale avec les causes particulières, et donnons des faits dont le détail rendra sensibles les différents changements qui sont arrivés sur le globe, soit par l’irruption de l’Océan dans les terres, soit par l’abandon de ces mêmes terres, lorsqu’elles se sont trouvées trop élevées.

La plus grande irruption de l’Océan dans les terres est celle[71] qui a produit la mer[72] Méditerranée. Entre deux promontoires avancés, l’Océan[73] coule avec une très grande rapidité par un passage étroit, et forme ensuite une vaste mer qui couvre un espace, lequel, sans y comprendre la mer Noire, est environ sept fois grand comme la France. Ce mouvement de l’Océan par le détroit de Gibraltar a été contraire à tous les autres mouvements de la mer dans tous les détroits qui joignent l’Océan à l’Océan ; car le mouvement général de la mer est d’orient en occident, et celui-ci seul est d’occident en orient ; ce qui prouve que la mer Méditerranée n’est point un golfe ancien de l’Océan, mais qu’elle est formée par une irruption des eaux, produite par quelques causes accidentelles, comme seroit un tremblement de terre, lequel auroit affaissé les terres à l’endroit du détroit, ou un violent effort de l’Océan, causé par les vents, qui auroit rompu la digue entre les promontoires de Gibraltar et de Ceuta. Cette opinion est appuyée du témoignage des anciens[74], qui ont écrit que la mer Méditerranée n’existoit point autrefois ; et elle est, comme on voit, confirmée par l’histoire naturelle, et par les observations qu’on a faites sur la nature des terres à la côte d’Afrique et à celle d’Espagne, où l’on trouve les mêmes lits de pierre, les mêmes couches de terre en deçà et au delà du détroit, à peu près comme dans de certaines vallées où les deux collines qui les surmontent se trouvent être composées des mêmes matières et au même niveau.

L’Océan, s’étant donc ouvert cette porte, a d’abord coulé par le détroit avec une rapidité beaucoup plus grande qu’il ne coule aujourd’hui, et il a inondé le continent qui joignoit l’Europe à l’Afrique ; les eaux ont couvert toutes les basses terres dont nous n’appercevons aujourd’hui que les éminences et les sommets dans l’Italie et dans les îles de Sicile, de Malte, de Corse, de Sardaigne, de Chypre, de Rhodes, et de l’Archipel.

Je n’ai pas compris la mer Noire dans cette irruption de l’Océan, parce qu’il paroît que la quantité d’eau qu’elle reçoit du Danube, du Niéper, du Don, et de plusieurs autres fleuves qui y entrent, est plus que suffisante pour la former, et que d’ailleurs elle[75] coule avec une très grande rapidité par le Bosphore dans la mer Méditerranée. On pourroit même présumer que la mer Noire et la mer Caspienne ne faisoient autrefois que deux grands lacs qui peut-être étoient joints par un détroit de communication, ou bien par un marais ou un petit lac qui réunissoit les eaux du Don et du Volga auprès de Tria, où ces deux fleuves sont fort voisins l’un de l’autre, et l’on peut croire que ces deux mers ou ces deux lacs étoient autrefois d’une bien plus grande étendue qu’ils ne sont aujourd’hui : peu à peu ces grands fleuves, qui ont leur embouchure dans la mer Noire et dans la mer Caspienne, auront amené une assez grande quantité de terre pour fermer la communication, remplir le détroit et séparer ces deux lacs ; car on sait qu’avec le temps les grands fleuves remplissent les mers et forment des continents nouveaux, comme la province de l’embouchure du fleuve Jaune à la Chine, la Louisiane à l’embouchure du Mississipi, et la partie septentrionale de l’Égypte, qui doit son origine[76] et son existence aux inondations[77] du Nil. La rapidité de ce fleuve entraîne les terres de l’intérieur de l’Afrique, et il les dépose ensuite dans ses débordements en si grande quantité, qu’on peut fouiller jusqu’à cinquante pieds dans l’épaisseur de ce limon déposé par les inondations du Nil ; de même les terrains de la province de la rivière Jaune et de la Louisiane ne se sont formés que par le limon des fleuves.

Au reste, la mer Caspienne est actuellement un vrai lac qui n’a aucune communication avec les autres mers, pas même avec le lac Aral, qui paroît en avoir fait partie, et qui n’en est séparé que par un vaste pays de sable, dans lequel on ne trouve ni fleuves, ni rivières, ni aucun canal par lequel la mer Caspienne puisse verser ses eaux. Cette mer n’a donc aucune communication extérieure avec les autres mers, et je ne sais si l’on est bien fondé à soupçonner qu’elle en a d’intérieure avec la mer Noire ou avec le golfe Persique. Il est vrai que la mer Caspienne reçoit le Volga et plusieurs autres fleuves qui semblent lui fournir plus d’eau que l’évaporation n’en peut enlever : mais, indépendamment de la difficulté de cette estimation, il paroît que si elle avoit communication avec l’une ou l’autre de ces mers, on y auroit reconnu un courant rapide et constant qui entraîneroit tout vers cette ouverture qui serviroit de décharge à ses eaux, et je ne sache pas qu’on ait jamais rien observé de semblable sur cette mer ; des voyageurs exacts, sur le témoignage desquels on peut compter, nous assurent le contraire, et par conséquent il est nécessaire que l’évaporation enlève de la mer Caspienne une quantité d’eau égale à celle qu’elle reçoit.

On pourroit encore conjecturer avec quelque vraisemblance, que la mer Noire sera un jour séparée de la Méditerranée, et que le Bosphore se remplira lorsque les grands fleuves qui ont leurs embouchures dans le Pont-Euxin, auront amené une assez grande quantité de terre pour fermer le détroit ; ce qui peut arriver avec le temps, et par la diminution successive des fleuves, dont la quantité des eaux diminue à mesure que les montagnes et les pays élevés dont ils tirent leurs sources, s’abaissent par le dépouillement des terres que les pluies entraînent et que les vents enlèvent.

La mer Caspienne et la mer Noire doivent donc être regardées plutôt comme des lacs que comme des mers ou des golfes de l’Océan ; car elles ressemblent à d’autres lacs qui reçoivent un grand nombre de fleuves et qui ne rendent rien par les voies extérieures, comme la mer Morte, plusieurs lacs en Afrique, etc. D’ailleurs les eaux de ces deux mers ne sont pas à beaucoup près aussi salées que celles de la Méditerranée ou de l’Océan, et tous les voyageurs assurent que la navigation est très difficile sur la mer Noire et sur la mer Caspienne, à cause de leur peu de profondeur et de la quantité d’écueils et de bas-fonds qui s’y rencontrent, en sorte qu’elles ne peuvent porter que de petits vaisseaux[78] ; ce qui prouve encore qu’elles ne doivent pas être regardées comme des golfes de l’Océan, mais comme des amas d’eau formés par les grands fleuves dans l’intérieur des terres.

Il arriveroit peut-être une irruption considérable de l’Océan dans les terres, si on coupoit l’isthme qui sépare l’Afrique et l’Asie, comme les rois d’Égypte, et depuis les califes, en ont eu le projet : et je ne sais si le canal de communication qu’on a prétendu reconnoître entre ces deux mers, est assez bien constaté ; car la mer Rouge doit être plus élevée que la mer Méditerranée : cette mer étroite est un bras de l’Océan, qui dans toute son étendue ne reçoit aucun fleuve du côté de l’Égypte, et fort peu de l’autre côté : elle ne sera donc pas sujette à diminuer comme les mers ou les lacs qui reçoivent en même temps les terres et les eaux que les fleuves y amènent, et qui se remplissent peu à peu. L’Océan fournit à la mer Rouge toutes ses eaux, et le mouvement du flux et reflux y est extrêmement sensible : ainsi elle participe immédiatement aux grands mouvements de l’Océan. Mais la mer Méditerranée est plus basse que l’Océan, puisque les eaux y coulent avec une très grande rapidité par le détroit de Gibraltar ; d’ailleurs elle reçoit le Nil qui coule parallèlement à la côte occidentale de la mer Rouge, et qui traverse l’Égypte dans toute sa longueur, dont le terrain est par lui-même extrêmement bas : ainsi il est très vraisemblable que la mer Rouge est plus élevée que la Méditerranée, et que si on ôtoit la barrière en coupant l’isthme de Suez, il s’ensuivroit une grande inondation et une augmentation considérable de la mer Méditerranée, à moins qu’on ne retînt les eaux par des digues et des écluses de distance en distance, comme il est à présumer qu’on l’a fait autrefois, si l’ancien canal de communication a existé.

Mais, sans nous arrêter plus long-temps à des conjectures qui, quoique fondées, pourroient paroître trop hasardées, surtout à ceux qui ne jugent des possibilités que par les événements actuels, nous pouvons donner des exemples récents et des faits certains sur le changement de mer en terre[79] et de terre en mer. À Venise, le fond de la mer Adriatique s’élève tous les jours, et il y a déjà long-temps que les lagunes et la ville feroient partie du continent, si on n’avoit pas un très grand soin de nettoyer et vider les canaux ; il en est de même de la plupart des ports, des petites baies, et des embouchures de toutes les rivières. En Hollande, le fond de la mer s’élève aussi en plusieurs endroits, car le petit golfe de Zuyderzée et le détroit du Texel ne peuvent plus recevoir de vaisseaux aussi grands qu’autrefois. On trouve à l’embouchure de presque tous les fleuves, des îles, des sables, des terres amoncelées et amenées par les eaux ; et il n’est pas douteux que la mer ne se remplisse dans tous les endroits où elle reçoit de grandes rivières. Le Rhin se perd dans les sables qu’il a lui-même accumulés. Le Danube, le Nil, et tous les grands fleuves, ayant entraîné beaucoup de terrain, n’arrivent plus à la mer par un seul canal ; mais ils ont plusieurs bouches dont les intervalles ne sont remplis que des sables ou du limon qu’ils ont charriés. Tous les jours on dessèche des marais, on cultive des terres abandonnées par la mer, on navigue sur des pays submergés ; enfin nous voyons sous nos yeux d’assez grands changements de terres en eau et d’eau en terres, pour être assuré que ces changements se sont faits, se font et se feront, en sorte qu’avec le temps les golfes deviendront des continents, les isthmes seront un jour des détroits, les marais deviendront des terres arides, et les sommets de nos montagnes les écueils de la mer.

Les eaux ont donc couvert et peuvent encore couvrir successivement toutes les parties des continents terrestres, et dès lors on doit cesser d’être étonné de trouver partout des productions marines, et une composition dans l’intérieur qui ne peut être que l’ouvrage des eaux. Nous avons vu comment se sont formées les couches horizontales de la terre ; mais nous n’avons encore rien dit des fentes perpendiculaires qu’on remarque dans les rochers, dans les carrières, dans les argiles, etc., et qui se trouvent aussi généralement[80] que les couches horizontales dans toutes les matières qui composent le globe. Ces fentes perpendiculaires sont, à la vérité, beaucoup plus éloignées les unes des autres que les couches horizontales ; et plus les matières sont molles, plus ces fentes paroissent être éloignées les unes des autres. Il est fort ordinaire, dans les carrières de marbre ou de pierre dure, de trouver des fentes perpendiculaires, éloignées seulement de quelques pieds : si la masse des rochers est fort grande, on les trouve éloignées de quelques toises, quelquefois elles descendent depuis le sommet des rochers jusqu’à leur base, souvent elles se terminent à un lit inférieur du rocher ; mais elles sont toujours perpendiculaires aux couches horizontales dans toutes les matières calcinables, comme les craies, les marnes, les pierres, les marbres, etc., au lieu qu’elles sont plus obliques et plus irrégulièrement posées dans les matières vitrifiables, dans les carrières de grès et les rochers de caillou, où elles sont intérieurement garnies de pointes de cristal et de minéraux de toute espèce ; et dans les carrières de marbre ou de pierre calcinable, elles sont remplies de spar, de gypse, de gravier, et d’un sable terreux, qui est bon pour bâtir, et qui contient beaucoup de chaux ; dans les argiles, dans les craies, dans les marnes, et dans toutes les autres espèces de terre, à l’exception des tufs, on trouve ces fentes perpendiculaires, ou vides, ou remplies de quelques matières que l’eau y a conduites.

Il me semble qu’on ne doit pas aller chercher loin la cause et l’origine de ces fentes perpendiculaires : comme toutes les matières ont été amenées et déposées par les eaux, il est naturel de penser qu’elles étoient détrempées et qu’elles contenoient d’abord une grande quantité d’eau ; peu à peu elles se sont durcies et ressuyées, et en se desséchant elles ont diminué de volume, ce qui les a fait fendre de distance en distance : elles ont dû se fendre perpendiculairement, parce que l’action de la pesanteur des parties les unes sur les autres est nulle dans cette direction, et qu’au contraire elle est tout-à-fait opposée à cette disruption dans la situation horizontale ; ce qui a fait que la diminution de volume n’a pu avoir d’effet sensible que dans la direction verticale. Je dis que c’est la diminution du volume par le dessèchement qui seule a produit ces fentes perpendiculaires, et que ce n’est pas l’eau contenue dans l’intérieur de ces matières qui a cherché des issues et qui a formé ces fentes ; car j’ai souvent observé que les deux parois de ces fentes se répondent dans toute leur hauteur aussi exactement que deux morceaux de bois qu’on viendroit de fendre : leur intérieur est rude, et ne paroît pas avoir essuyé le frottement des eaux qui auroient à la longue poli et usé les surfaces ; ainsi ces fentes se sont faites ou tout à coup, ou peu à peu par le desséchement, comme nous voyons les gerçures se faire dans les bois, et la plus grande partie de l’eau s’est évaporée par les pores. Mais nous ferons voir dans notre discours sur les minéraux, qu’il reste encore de cette eau primitive dans les pierres et dans plusieurs autres matières, et qu’elle sert à la production des cristaux, des minéraux, et de plusieurs autres substances terrestres.

L’ouverture de ces fentes perpendiculaires varie beaucoup pour la grandeur : quelques unes n’ont qu’un demi-pouce, un pouce ; d’autres ont un pied, deux pieds ; il y en a qui ont quelquefois plusieurs toises, et ces dernières forment entre les deux parties du rocher ces précipices qu’on rencontre si souvent dans les Alpes et dans toutes les hautes montagnes. On voit bien que celles dont l’ouverture est petite ont été produites par le seul dessèchement : mais celles qui présentent une ouverture de quelques pieds de largeur ne se sont pas augmentées à ce point par cette seule cause ; c’est aussi parce que la base qui porte le rocher ou les terres supérieures, s’est affaissée un peu plus d’un côté que de l’autre, et un petit affaissement dans la base, par exemple, une ligne ou deux, suffit pour produire dans une hauteur considérable des ouvertures de plusieurs pieds, et même de plusieurs toises : quelquefois aussi les rochers coulent un peu sur leur base de glaise ou de sable, et les fentes perpendiculaires deviennent plus grandes par ce mouvement. Je ne parle pas encore de ces larges ouvertures, de ces énormes coupures qu’on trouve dans les rochers et dans les montagnes ; elles ont été produites par de grands affaissements, comme seroit celui d’une caverne intérieure qui, ne pouvant plus soutenir le poids dont elle est chargée, s’affaisse et laisse un intervalle considérable entre les terres supérieures. Ces intervalles sont différents des fentes perpendiculaires ; ils paroissent être des portes ouvertes par les mains de la nature pour la communication des nations. C’est de cette façon que se présentent les portes qu’on trouve dans les chaînes de montagnes et les ouvertures de détroits de la mer, comme les Thermopyles, les portes du Caucase, les Cordilières, etc., la porte du détroit de Gibraltar entre les monts Calpe et Abyla, la porte de l’Hellespont, etc. Ces ouvertures n’ont point été formées par la simple séparation des matières, comme les fentes dont nous venons de parler[81], mais par l’affaissement et la destruction d’une partie même des terres, qui a été engloutie ou renversée.

Ces grands affaissements, quoique produits par des causes accidentelles[82] et secondaires, ne laissent pas de tenir une des premières places entre les principaux faits de l’histoire de la terre, et ils n’ont pas peu contribué à changer la face du globe. La plupart sont causés par des feux intérieurs, dont l’explosion fait les tremblements de terre et les volcans : rien n’est comparable à la force[83] de ces matières enflammées et resserrées dans le sein de la terre ; on a vu des villes entières englouties, des provinces bouleversées, des montagnes renversées par leur effort. Mais, quelque grande que soit cette violence, et quelque prodigieux que nous en paroissent les effets, il ne faut pas croire que ces feux viennent d’un feu central, comme quelques auteurs l’ont écrit, ni même qu’ils viennent d’une grande profondeur, comme c’est l’opinion commune, car l’air est absolument nécessaire à leur embrasement, au moins pour l’entretenir. On peut s’assurer, en examinant les matières qui sortent des volcans dans les plus violentes éruptions, que le foyer de la matière enflammée n’est pas à une grande profondeur, et que ce sont des matières semblables à celles qu’on trouve sur la croupe de la montagne, qui ne sont défigurées que par la calcination et la fonte des parties métalliques qui y sont mêlées ; et pour se convaincre que ces matières jetées par les volcans ne viennent pas d’une grande profondeur, il n’y a qu’à faire attention à la hauteur de la montagne, et juger de la force immense qui seroit nécessaire pour pousser des pierres et des minéraux à une demi-lieue de hauteur ; car l’Etna, l’Hécla, et plusieurs autres volcans, ont au moins cette élévation au dessus des plaines. Or, on sait que l’action du feu se fait en tous sens : elle ne pourroit donc pas s’exercer en haut avec une force capable de lancer de grosses pierres à une demi-lieue en hauteur, sans réagir avec la même force en bas et vers les côtés ; cette réaction auroit bientôt détruit et percé la montagne de tous côtés, parce que les matières qui la composent ne sont pas plus dures que celles qui sont lancées : et comment imaginer que la cavité qui sert de tuyau ou de canon pour conduire ces matières jusqu’à l’embouchure du volcan, puisse résister à une si grande violence ? D’ailleurs si cette cavité descendoit fort bas, comme l’orifice extérieur n’est pas fort grand, il seroit comme impossible qu’il en sortit à la fois une aussi grande quantité de matières enflammées et liquides, parce qu’elles se choqueroient entre elles et contre les parois du tuyau, et qu’en parcourant un espace aussi long, elles s’éteindroient, et se durciroient. On voit souvent couler du sommet du volcan dans les plaines des ruisseaux de bitume et de soufre fondu qui viennent de l’intérieur, et qui sont jetés au dehors avec les pierres et les minéraux. Est-il naturel d’imaginer que des matières si peu solides, et dont la masse donne si peu de prise à une violente action, puissent être lancées d’une grande profondeur ? Toutes les observations qu’on fera sur ce sujet, prouveront que le feu des volcans n’est pas éloigné du sommet de la montagne, et qu’il s’en faut bien qu’il ne descende[84] au niveau des plaines.

Cela n’empêche pas cependant que son action ne se fasse sentir dans ces plaines par des secousses et des tremblements de terre qui s’étendent quelquefois à une très grande distance, qu’il ne puisse y avoir des voies souterraines par où la flamme et la fumée peuvent se[85] communiquer d’un volcan à un autre, et que dans ce cas ils ne puissent agir et s’enflammer presque en même temps. Mais c’est du foyer de l’embrasement que nous parlons : il ne peut être qu’à une petite distance de la bouche du volcan, et il n’est pas nécessaire, pour produire un tremblement de terre dans la plaine, que ce foyer soit au dessous du niveau de la plaine, ni qu’il y ait des cavités intérieures remplies du même feu ; car une violente explosion, telle qu’est celle du volcan, peut, comme celle d’un magasin à poudre, donner une secousse assez violente pour qu’elle produise par sa réaction un tremblement de terre.

Je ne prétends pas dire pour cela qu’il n’y ait des tremblements de terre produits immédiatement par des feux souterrains ; mais[86] il y en a qui viennent de la seule explosion des volcans. Ce qui confirme tout ce que je viens d’avancer à se sujet, c’est qu’il est très rare de trouver des volcans dans les plaines ; ils sont au contraire tous dans les plus hautes montagnes, et ont tous leur bouche au sommet : si le feu intérieur qui les consume s’étendoit jusque dessous les plaines, ne le verroit-on pas dans le temps de ces violentes éruptions s’échapper et s’ouvrir un passage au travers du terrain des plaines ? et dans le temps de la première éruption, ces feux n’auroient-ils pas plutôt percé dans les plaines, et au pied des montagnes où ils n’auroient trouvé qu’une foible résistance, en comparaison de celle qu’ils ont du éprouver, s’il est vrai qu’ils aient ouvert et fendu une montagne d’une demi-lieue de hauteur pour trouver une issue ?

Ce qui fait que les volcans sont toujours dans les montagnes, c’est que les minéraux, les pyrites, et soufres, se trouvent en plus grande quantité et plus à découvert dans les montagnes que dans les plaines, et que ces lieux élevés recevant plus aisément et en plus grande abondance les pluies et les autres impressions de l’air, ces matières minérales qui y sont exposées, se mettent en fermentation et s’échauffent jusqu’au point de s’enflammer.

Enfin on a souvent observé qu’après de violentes éruptions pendant lesquelles le volcan rejette une très grande quantité de matières, le sommet de la montagne s’affaisse et diminue à peu près de la même quantité qu’il seroit nécessaire qu’il diminuât pour fournir les matières rejetées ; autre preuve qu’elles ne viennent pas de la profondeur intérieure du pied de la montagne, mais de la partie voisine du sommet, et du sommet même.

Les tremblements de terre ont donc produit dans plusieurs endroits des affaissements considérables, et ont fait quelques unes des grandes séparations qu’on trouve dans les chaînes des montagnes : toutes les autres ont été produites en même temps que les montagnes mêmes par le mouvement des courants de la mer ; et partout où il n’y a pas eu de bouleversement, ou trouve les couches horizontales et les angles correspondants des montagnes[87]. Les volcans ont aussi formé des cavernes et des excavations souterraines qu’il est aisé de distinguer de celles qui ont été formées par les eaux, qui, ayant entraîné de l’intérieur des montagnes les sables et les autres matières divisées, n’ont laissé que les pierres et les rochers qui contenoient ces sables, et ont ainsi formé les cavernes que l’on remarque dans les lieux élevés, car celles qu’on trouve dans les plaines ne sont ordinairement que des carrières anciennes ou des mines de sel et d’autres minéraux, comme la carrière de Maestricht et les mines de Pologne, etc., qui sont dans des plaines. Mais les cavernes naturelles appartiennent aux montagnes, et elles reçoivent les eaux du sommet et des environs, qui y tombent comme dans des réservoirs, d’où elles coulent ensuite sur la surface de la terre lorsqu’elles trouvent une issue. C’est à ces cavités que l’on doit attribuer l’origine des fontaines abondantes et des grosses sources ; et lorsqu’une caverne s’affaisse et se comble, il s’ensuit ordinairement[88] une inondation.

On voit par tout ce que nous venons de dire, combien les feux souterrains contribuent à changer la surface et l’intérieur du globe. Cette cause est assez puissante pour produire d’aussi grands effets : mais on ne croiroit pas que les vents pussent[89] causer des altérations sensibles sur la terre ; la mer paroît être leur empire, et après le flux et le reflux, rien n’agit avec plus de puissance sur cet élément ; même le flux et le reflux marchent d’un pas uniforme, et leurs effets s’opèrent d’une manière égale et qu’on prévoit : mais les vents impétueux agissent, pour ainsi dire, par caprice ; ils se précipitent avec fureur et agitent la mer avec une telle violence, qu’en un instant cette plaine calme et tranquille devient hérissée de vagues hautes comme des montagnes, qui viennent se briser contre les rochers et contre les côtes. Les vents changent donc à tout moment la face mobile de la mer : mais la face de la terre, qui nous paroît si solide, ne devroit-elle pas être à l’abri d’un pareil effet ? On sait cependant que les vents élèvent des montagnes de sables dans l’Arabie et dans l’Afrique, qu’ils en couvrent les plaines ; et que souvent ils transportent ces sables à de grandes[90] distances et jusqu’à plusieurs lieues dans la mer, où ils les amoncellent en si grande quantité, qu’ils y ont formé des bancs, des dunes, et des îles. On sait que les ouragans sont le fléau des Antilles, de Madagascar, et de beaucoup d’autres pays, où ils agissent avec tant de fureur, qu’ils enlèvent quelquefois les arbres, les plantes, les animaux, avec toute la terre cultivée ; ils font remonter et tarir les rivières, ils en produisent de nouvelles, ils renversent les montagnes et les rochers, ils font des trous et des gouffres dans la terre, et changent entièrement la surface des malheureuses contrées où ils se forment. Heureusement il n’y a que peu de climats exposés à la fureur impétueuse de ces terribles agitations de l’air.

Mais ce qui produit les changements les plus grands et les plus généraux sur la surface de la terre, ce sont les eaux du ciel, les fleuves, les rivières et les torrents. Leur première origine vient des vapeurs que le soleil élève au dessus de la surface des mers, et que les vents transportent dans tous les climats de la terre : ces vapeurs, soutenues dans les airs et poussées au gré du vent, s’attachent aux sommets des montagnes qu’elles rencontrent, et s’y accumulent en si grande quantité, qu’elles y forment continuellement des nuages, et retombent incessamment en forme de pluie, de rosée, de brouillard, ou de neige. Toutes ces eaux sont d’abord descendues dans les plaines[91] sans tenir de route fixe : mais peu à peu elles ont creusé leur lit, et, cherchant par leur pente naturelle les endroits les plus bas de la montagne et les terrains les plus faciles à diviser ou à pénétrer, elles ont entraîné les terres et les sables ; elles ont formé des ravines profondes en coulant avec rapidité dans les plaines ; elles se sont ouvert des chemins jusqu’à la mer, qui reçoit autant d’eau par ses bords qu’elle en perd par l’évaporation : et de même que les canaux et les ravines que les fleuves ont creusés ont des sinuosités et des contours dont les angles sont correspondants entre eux, en sorte que l’un des bords formant un angle saillant dans les terres, le bord opposé fait toujours un angle rentrant, les montagnes et les collines, qu’on doit regarder comme les bords des vallées qui les séparent, ont aussi des sinuosités correspondantes de la même façon ; ce qui semble démontrer que les vallées ont été les canaux des courants de la mer, qui les ont creusés peu à peu et de la même manière que les fleuves ont creusé leur lit dans les terres.

Les eaux qui roulent sur la surface de la terre, et qui y entretiennent la verdure et la fertilité, ne sont peut-être que la plus petite partie de celles que les vapeurs produisent ; car il y a des veines d’eau qui coulent et de l’humidité qui se filtre à de grandes profondeurs dans l’intérieur de la terre. Dans de certains lieux, en quelque endroit qu’on fouille, on est sûr de faire un puits et de trouver de l’eau ; dans d’autres, on n’en trouve point du tout : dans presque tous les vallons et les plaines basses, on ne manque guère de trouver de l’eau à une profondeur médiocre ; au contraire, dans tous les lieux élevés et dans toutes les plaines en montagne, on ne peut en tirer du sein de la terre, et il faut ramasser les eaux du ciel. Il y a des pays d’une vaste étendue où l’on n’a jamais pu faire un puits, et où toutes les eaux qui servent à abreuver les habitants et les animaux sont contenues dans des mares et des citernes. En Orient, surtout dans l’Arabie, dans l’Égypte, dans la Perse, etc., les puits sont extrêmement rares, aussi bien que les sources d’eau douce ; et ces peuples ont été obligés de faire de grands réservoirs pour recueillir les eaux des pluies et des neiges : ces ouvrages, faits pour la nécessité publique, sont peut-être les plus beaux et les plus magnifiques monuments des Orientaux ; il y a des réservoirs qui ont jusqu’à deux lieues de surface, et qui servent à arroser et à abreuver une province entière, au moyen des saignées et des petits ruisseaux qu’on en dérive de tous côtés. Dans d’autres pays, au contraire, comme dans les plaines où coulent les grands fleuves de la terre, on ne peut pas fouiller un peu profondément sans trouver de l’eau ; et dans un camp situé aux environs d’une rivière, souvent chaque tente a son puits au moyen de quelques coups de pioche.

Cette quantité d’eau qu’on trouve partout dans les lieux bas, vient des terres supérieures et des collines voisines, au moins pour la plus grande partie : car, dans le temps des pluies et de la fonte des neiges, une partie des eaux coule sur la surface de la terre, et le reste pénètre dans l’intérieur à travers les petites fentes des terres et des rochers ; et cette eau sourcille en différents endroits lorsqu’elle trouve des issues, ou bien elle se filtre dans les sables ; et lorsqu’elle vient à trouver un fond de glaise ou de terre ferme et solide, elle forme des lacs, des ruisseaux, et peut-être des fleuves souterrains dont le cours et l’embouchure nous sont inconnus, mais dont cependant, par les lois de la nature, le mouvement ne peut se faire qu’en allant d’un lieu plus élevé dans un lieu plus bas ; et par conséquent ces eaux souterraines doivent tomber dans la mer, ou se rassembler dans quelque lieu bas de la terre, soit à la surface, soit dans l’intérieur du globe ; car nous connoissons sur la terre quelques lacs dans lesquels il n’entre et desquels il ne sort aucune rivière, et il y en a un nombre beaucoup plus grand qui, ne recevant aucune rivière considérable, sont les sources des plus grands fleuves de la terre, comme les lacs du fleuve Saint-Laurent, le lac Chiamé, d’où sortent deux grandes rivières qui arrosent les royaumes d’Asem et de Pégu, les lacs d’Assiniboïls en Amérique, ceux d’Ozera en Moscovie, celui qui donne naissance au fleuve Bog, celui dont sort la grande rivière Irtis, etc., et une infinité d’autres qui semblent être les réservoirs[92] d’où la nature verse de tous côtés les eaux qu’elle distribue sur la surface de la terre. On voit bien que ces lacs ne peuvent être produits que par les eaux des terres supérieures, qui coulent par de petits canaux souterrains en se filtrant à travers les graviers et les sables, et viennent toutes se rassembler dans les lieux les plus bas où se trouvent ces grands amas d’eau. Au reste, il ne faut pas croire, comme quelques gens l’ont avancé, qu’il se trouve des lacs au sommet des plus hautes montagnes ; car ceux qu’on trouve dans les Alpes et dans les autres lieux hauts, sont tous surmontés par des terres beaucoup plus hautes, et sont au pied d’autres montagnes peut-être plus élevées que les premières : ils tirent leur origine des eaux qui coulent à l’extérieur ou se filtrent dans l’intérieur de ces montagnes, tout de même que les eaux des vallons et des plaines tirent leur source des collines voisines et des terres plus éloignées qui les surmontent.

Il doit donc se trouver, et il se trouve en effet dans l’intérieur de la terre des lacs et des eaux répandues ; surtout au dessous des plaines[93] et des grandes vallées : car les montagnes, les collines, et toutes les hauteurs qui surmontent les terres basses, sont découvertes tout autour, et présentent dans leur penchant une coupe ou perpendiculaire ou inclinée, dans l’étendue de laquelle les eaux qui tombent sur le sommet de la montagne et sur les plaines élevées, après avoir pénétré dans les terres, ne peuvent manquer de trouver issue et de sortir de plusieurs endroits en forme de sources et de fontaines ; et par conséquent il n’y aura que peu ou point d’eau sous les montagnes. Dans les plaines, au contraire, comme l’eau qui se filtre dans les terres ne peut trouver d’issue, il y aura des amas d’eau souterrains dans les cavités de la terre, et une grande quantité d’eau qui suintera à travers les fentes des glaises et des terres fermes, ou qui se trouvera dispersée et divisée dans les graviers et dans les sables. C’est cette eau qu’on trouve partout dans les lieux bas. Pour l’ordinaire, le fond d’un puits n’est autre chose qu’un petit bassin dans lequel les eaux qui suintent des terres voisines se rassemblent en tombant d’abord goutte à goutte, et ensuite à filets d’eau continus, lorsque les routes sont ouvertes aux eaux les plus éloignées ; en sorte qu’il est vrai de dire que quoique dans les plaines basses on trouve de l’eau partout, on ne pourroit cependant y faire qu’un certain nombre de puits, proportionné à la quantité d’eau dispersée, ou plutôt à l’étendue des terres plus élevées d’où ces eaux tirent leur source.

Dans la plupart des plaines, il n’est pas nécessaire de creuser jusqu’au niveau de la rivière pour avoir de l’eau : on la trouve ordinairement à une moindre protondeur, et il n’y a pas d’apparence que l’eau des fleuves et des rivières s’étende loin en se filtrant à travers les terres. On ne doit pas non plus leur attribuer l’origine de toutes les eaux qu’on trouve au dessous de leur niveau dans l’intérieur de la terre ; car dans les torrents, dans les rivières qui tarissent, dans celles dont on détourne le cours, on ne trouve pas, en fouillant dans leur lit, plus d’eau qu’on n’en trouve dans les terres voisines. Il ne faut qu’une langue de terre de cinq ou six pieds d’épaisseur pour contenir l’eau et l’empêcher de s’échapper ; et j’ai souvent observé que les bords des ruisseaux et des mares ne sont pas sensiblement humides à six pouces de distance. Il est vrai que l’étendue de la filtration est plus ou moins grande, selon que le terrain est plus ou moins pénétrable : mais si l’on examine les ravines qui se forment dans les terres et même dans les sables, on reconnoîtra que l’eau passe toute dans le petit espace qu’elle se creuse elle-même, et qu’à peine les bords sont mouillés à quelques pouces de distance dans ces sables. Dans les terres végétales même, où la filtration doit être beaucoup plus grande que dans les sables et dans les autres terres, puisqu’elle est aidée de la force du tuyau capillaire, on ne s’aperçoit pas qu’elle s’étende fort loin. Dans un jardin on arrose abondamment, et on inonde, pour ainsi dire, une planche, sans que les planches voisines s’en ressentent considérablement. J’ai remarqué, en examinant de gros monceaux de terre de jardin de huit ou dix pieds d’épaisseur, qui n’avoient pas été remués depuis quelques années, et dont le sommet étoit à peu près de niveau, que l’eau des pluies n’a jamais pénétré à plus de trois ou quatre pieds de profondeur ; en sorte qu’en remuant cette terre au printemps après un hiver fort humide, j’ai trouvé la terre de l’intérieur de ces monceaux aussi sèche que quand on l’avoit amoncelée. J’ai fait la même observation sur des terres accumulées depuis près de deux cents ans : au dessous de trois ou quatre pieds de profondeur, la terre étoit aussi sèche que la poussière. Ainsi l’eau ne se communique ni ne s’étend pas aussi loin qu’on le croit par la seule filtration ; cette voie n’en fournit dans l’intérieur de la terre que la plus petite partie ; mais depuis la surface jusqu’à de grandes profondeurs, l’eau descend par son propre poids ; elle pénètre par des conduits naturels ou par de petites routes qu’elle s’est ouvertes elle-même ; elle suit les racines des arbres, les fentes des rochers, les interstices des terres, et se divise et s’étend de tous côtés en une infinité de petits rameaux et de filets, toujours en descendant, jusqu’à ce qu’elle trouve une issue après avoir rencontré la glaise ou un autre terrain solide sur lequel elle s’est rassemblée.

Il seroit fort difficile de faire une évaluation un peu juste de la quantité des eaux souterraines qui n’ont point d’issue apparente[94]. Bien des gens ont prétendu qu’elle surpassoit de beaucoup celle de toutes les eaux qui sont à la surface de la terre ; et sans parler de ceux qui ont avancé que l’intérieur du globe étoit absolument rempli d’eau, il y en a qui croient qu’il y a une infinité de fleuves, de ruisseaux, de lacs, dans la profondeur de la terre : mais cette opinion, quoique commune, ne me paroît pas fondée, et je crois que la quantité des eaux souterraines qui n’ont point d’issue à la surface du globe n’est pas considérable ; car s’il y avoit un si grand nombre de rivières souterraines, pourquoi ne verrions-nous pas à la surface de la terre des embouchures de quelques unes de ces rivières, et par conséquent des sources grosses comme des fleuves ? D’ailleurs les rivières et toutes les eaux courantes produisent des changements très considérables à la surface de la terre ; elles entraînent les terres ; creusent les rochers, déplacent tout ce qui s’oppose à leur passage. Il en seroit de même des fleuves souterrains ; ils produiroient des altérations sensibles dans l’intérieur du globe. Mais on n’y a point observé de ces changements produits par le mouvement des eaux ; rien n’est déplacé : les couches parallèles et horizontales subsistent partout ; les différentes matières gardent partout leur position primitive, et ce n’est qu’en fort peu d’endroits qu’on a observé quelques veines d’eau souterraines un peu considérables. Ainsi l’eau ne travaille point en grand dans l’intérieur de la terre ; mais elle y fait bien de l’ouvrage en petit : comme elle est divisée en une infinité de filets, qu’elle est retenue par autant d’obstacles, et enfin qu’elle est dispersée presque partout, elle concourt immédiatement à la formation de plusieurs substances terrestres qu’il faut distinguer avec soin des matières anciennes, et qui en effet en diffèrent totalement par leur forme et par leur organisation.

Ce sont donc les eaux rassemblées dans la vaste étendue des mers qui, par le mouvement continuel du flux et du reflux, ont produit les montagnes, les vallées, et les autres inégalités de la terre ; ce sont les courants de la mer qui ont creusé les vallons et élevé les collines en leur donnant des directions correspondantes ; ce sont ces mêmes eaux de la mer qui, en transportant les terres, les ont disposées les unes sur les autres par lits horizontaux ; et ce sont les eaux du ciel qui peu à peu détruisent l’ouvrage de la mer, qui rabaissent continuellement la hauteur des montagnes, qui comblent les vallées, les bouches des fleuves, et les golfes, et qui, ramenant tout au niveau, rendront un jour cette terre à la mer qui s’en emparera successivement, en laissant à découvert de nouveaux continents entrecoupés de vallons et de montagnes, et tout semblables à ceux que nous habitons aujourd’hui.

À Montbard, le 3 octobre 1744.

PREUVES

DE LA THÉORIE DE LA TERRE.


ARTICLE I.

De la formation des planètes.


Fecitque cadendo

Undique ne caderet.

Manil.


Notre objet étant l’histoire naturelle, nous nous dispenserions volontiers de parler d’astronomie : mais la physique de la terre tient à la physique céleste ; et d’ailleurs, nous croyons que pour une plus grande intelligence de ce qui a été dit, il est nécessaire de donner quelques idées générales sur la formation, le mouvement, et la figure de la terre et des planètes.

La terre est un globe d’environ trois mille lieues de diamètre : elle est située à trente millions de lieues du soleil, autour duquel elle fait sa révolution en trois cent soixante-cinq jours. Ce mouvement de révolution est le résultat de deux forces : l’une qu’on peut se représenter comme une impulsion de droite à gauche, ou de gauche à droite ; et l’autre comme une attraction du haut en bas, ou du bas en haut, vers un centre. La direction de ces deux forces et leurs quantités sont combinées et proportionnées de façon qu’il en résulte un mouvement presque uniforme dans une ellipse fort approchante d’un cercle[95]. Semblable aux autres planètes, la terre est opaque, elle fait ombre, elle reçoit et réfléchit la lumière du soleil, et elle tourne autour de cet astre suivant les lois qui conviennent à sa distance et à sa densité relative : elle tourne aussi sur elle-même en vingt-quatre heures, et l’axe autour duquel se fait ce mouvement de rotation est incliné de soixante-six degrés et demi sur le plan de l’orbite de sa révolution. Sa figure est celle d’un sphéroïde dont les deux axes diffèrent d’environ une cent soixante et quinzième partie, et le plus petit axe est celui autour duquel se fait la rotation.

Ce sont là les principaux phénomènes de la terre ; ce sont là les résultats des grandes découvertes que l’on a faites par le moyen de la géométrie, de l’astronomie, et de la navigation. Nous n’entrerons point ici dans le détail qu’elles exigent pour être démontrées, et nous n’examinerons pas comment on est venu au point de s’assurer de la vérité de tous ces faits ; ce seroit répéter ce qui a été dit : nous ferons seulement quelques remarques qui pourront servir à éclaircir ce qui est encore douteux ou contesté, et en même temps nous donnerons nos idées au sujet de la formation des planètes, et des différents états par où il est possible qu’elles aient passé avant que d’être parvenues à l’état où nous les voyons aujourd’hui. On trouvera dans la suite de cet ouvrage des extraits de tant de systèmes et de tant d’hypothèses sur la formation du globe terrestre, sur les différents états par où il a passé, et sur les changements qu’il a subis, qu’on ne peut pas trouver mauvais que nous joignions ici nos conjectures à celles des philosophes qui ont écrit sur ces matières, et surtout lorsqu’on verra que nous ne les donnons en effet que pour de simples conjectures, auxquelles nous prétendons seulement assigner un plus grand degré de probabilité qu’à toutes celles qu’on a faites sur le même sujet. Nous nous refusons d’autant moins à publier ce que nous avons pensé sur cette matière, que nous espérons par là mettre le lecteur plus en état de prononcer sur la grande différence qu’il y a entre une hypothèse où il n’entre que des possibilités, et une théorie fondée sur des faits ; entre un système tel que nous allons en donner un dans cet article sur la formation et le premier état de la terre, et une histoire physique de son état actuel, telle que nous venons de la donner dans le discours précédent.

Galilée ayant trouvé la loi de la chute des corps, et Képler ayant observé que les aires que les planètes principales décrivent autour du soleil, et celles que les satellites décrivent autour de leur planète principale, sont proportionnelles aux temps, et que les temps des révolutions des planètes et des satellites sont proportionnels aux racines carrées des cubes de leurs distances au soleil ou à leurs planètes principales, Newton trouva que la force qui fait tomber les graves sur la surface de la terre s’étend jusqu’à la lune et la retient dans son orbite ; que cette force diminue en même proportion que le carré de la distance augmente ; que par conséquent la lune est attirée par la terre ; que la terre et toutes les planètes sont attirées par le soleil, et qu’en général tous les corps qui décrivent autour d’un centre ou d’un foyer des aires proportionnelles au temps, sont attirés vers ce point. Cette force, que nous connoissons sous le nom de pesanteur, est donc généralement répandue dans toute la matière ; les planètes, les comètes, le soleil, la terre, tout est sujet à ses lois, et elle sert de fondement à l’harmonie de l’univers : nous n’avons rien de mieux prouvé en physique que l’existence actuelle et individuelle de cette force dans les planètes, dans le soleil, dans la terre, et dans toute la matière que nous touchons ou que nous apercevons. Toutes les observations ont confirmé l’effet actuel de cette force, et le calcul en a déterminé la quantité et les rapports. L’exactitude des géomètres et la vigilance des astronomes atteignent à peine à la précision de cette mécanique céleste et à la régularité de ses effets.

Cette cause générale étant connue, on en déduiroit aisément les phénomènes, si l’action des forces qui les produisent n’étoit pas trop combinée. Mais qu’on se représente un moment le système du monde sous ce point de vue, et on sentira quel chaos on a eu à débrouiller. Les planètes principales sont attirées par le soleil, le soleil est attiré par les planètes ; les satellites sont aussi attirés par leur planète principale ; chaque planète est attirée par toutes les autres, et elle les attire aussi. Toutes ces actions et réactions varient suivant les masses et les distances : elles produisent des inégalités, des irrégularités : comment combiner et évaluer une si grande quantité de rapports ? Paroît-il possible, au milieu de tant d’objets, de suivre un objet particulier ? Cependant on a surmonté ces difficultés ; le calcul a confirmé ce que la raison avoit soupçonné ; chaque observation est devenue une nouvelle démonstration, et l’ordre systématique de l’univers est à découvert aux yeux de tous ceux qui savent reconnoître la vérité.

Une seule chose arrête, et est en effet indépendante de cette théorie ; c’est la force d’impulsion : l’on voit évidemment que celle d’attraction tirant toujours les planètes vers le soleil, elles tomberoient en ligne perpendiculaire sur cet astre si elles n’en étoient éloignées par une autre force, qui ne peut être qu’une impulsion en ligne droite, dont l’effet s’exerceroit dans la tangente de l’orbite, si la force d’attraction cessoit un instant. Cette force d’impulsion à certainement été communiquée aux astres en général par la main de Dieu, lorsqu’il donna le branle à l’univers ; mais comme on doit, autant qu’on peut, en physique, s’abstenir d’avoir recours aux causes qui sont hors de la nature, il me paroît que dans le système solaire on peut rendre raison de cette force d’impulsion d’une manière assez vraisemblable, et qu’on peut en trouver une cause dont l’effet s’accorde avec les règles de la mécanique, et qui d’ailleurs ne s’éloigne pas des idées qu’on doit avoir au sujet des changements et des révolutions qui peuvent et doivent arriver dans l’univers.

La vaste étendue du système solaire, ou, ce qui revient au même, la sphère de l’attraction du soleil, ne se borne pas à l’orbe des planètes, même les plus éloignées ; mais elle s’étend à une distance indéfinie, toujours en décroissant dans la même raison que le carré de la distance augmente. Il est démontré que les comètes qui se perdent à nos yeux dans la profondeur du ciel, obéissent à cette force, et que leur mouvement, comme celui des planètes, dépend de l’attraction du soleil. Tous ces astres, dont les routes sont si différentes, décrivent autour du soleil des aires proportionnelles au temps, les planètes dans les ellipses plus ou moins approchantes d’un cercle, et les comètes dans des ellipses fort allongées. Les comètes et les planètes se meuvent donc en vertu de deux forces, l’une d’attraction, et l’autre d’impulsion, qui, agissant à la fois et à tout instant, les obligent à décrire ces courbes : mais il faut remarquer que les comètes parcourent le système solaire dans toutes sortes de directions, et que les inclinaisons des plans de leurs orbites sont fort différentes entre elles ; en sorte que, quoique sujettes, comme les planètes, à la même force d’attraction, les comètes n’ont rien de commun dans leur mouvement d’impulsion : elles paroissent à cet égard absolument indépendantes les unes des autres. Les planètes, au contraire, tournent toutes dans le même sens autour du soleil, et presque dans le même plan, n’y ayant que sept degrés et demi d’inclinaison entre les plans les plus éloignés de leurs orbites. Cette conformité de position et de direction dans le mouvement des planètes suppose nécessairement quelque chose de commun dans leur mouvement d’impulsion, et doit faire soupçonner qu’il leur a été communiqué par une seule et même cause.

Ne peut-on pas imaginer, avec quelque sorte de vraisemblance, qu’une comète, tombant sur la surface du soleil, aura déplacé cet astre, et qu’elle en aura séparé quelques petites parties auxquelles elle aura communiqué un mouvement d’impulsion dans le même sens et par un même choc, en sorte que les planètes auroient autrefois appartenu au corps du soleil, et qu’elles en auroient été détachées par une force impulsive commune à toutes, qu’elles conservent encore aujourd’hui ?

Cela me paroît au moins aussi probable que l’opinion de M. Leibnitz, qui prétend que les planètes et la terre ont été des soleils ; et je crois que son système, dont on trouvera le précis à l’article cinquième, auroit acquis un grand degré de généralité et un peu plus de probabilité s’il se fût élevé à cette idée. C’est ici le cas de croire avec lui que la chose arriva dans le temps que Moïse dit que Dieu sépara la lumière des ténèbres ; car, selon Leibnitz, la lumière fut séparée des ténèbres lorsque les planètes s’éteignirent. Mais ici la séparation est physique et réelle, puisque la matière opaque qui compose les corps des planètes fut réellement séparée de la matière lumineuse qui compose le soleil[96].

Cette idée sur la cause du mouvement d’impulsion des planètes paroîtra moins hasardée lorsqu’on rassemblera toutes les analogies qui y ont rapport, et qu’on voudra se donner la peine d’en estimer les probabilités. La première est cette direction commune de leur mouvement d’impulsion qui fait que les six planètes vont toutes d’occident en orient. Il y a déjà 64 à parier contre un qu’elles n’auroient pas eu ce mouvement dans le même sens si la même cause ne l’avoit pas produit ; ce qu’il est aisé de prouver par la doctrine des hasards.

Cette probabilité augmentera prodigieusement par la seconde analogie, qui est que l’inclinaison des orbites n’excède pas 7 degrés et demi : car en comparant les espaces, on trouve qu’il y a 24 contre un pour que deux planètes se trouvent dans des plans plus éloignés, et par conséquent 245 ou 7962624 à parier contre un que ce n’est pas par hasard qu’elles se trouvent toutes six ainsi placées et renfermées dans l’espace de 7 degrés et demi ; ou, ce qui revient au même, il y a cette probabilité qu’elles ont quelque chose de commun dans le mouvement qui leur a donné cette position. Mais que peut-il y avoir de commun dans l’impression d’un mouvement d’impulsion, si ce n’est la force et la direction des corps qui le communiquent ? On peut donc conclure avec une très grande vraisemblance que les planètes ont reçu leur mouvement d’impulsion par un seul coup. Cette probabilité, qui équivaut presque à une certitude, étant acquise, je cherche quel corps en mouvement a pu faire ce choc et produire cet effet, et je ne vois que les comètes capables de communiquer un aussi grand mouvement à d’aussi vastes corps.

Pour peu qu’on examine le cours des comètes, on se persuadera aisément qu’il est presque nécessaire qu’il en tombe quelquefois dans le soleil. Celle de 1680 en approcha de si près, qu’à son périhélie elle n’en étoit pas éloignée de la sixième partie du diamètre solaire ; et si elle revient, comme il y a apparence, en l’année 2255, elle pourroit bien tomber cette fois dans le soleil : cela dépend des rencontres qu’elle aura faites sur sa route, et du retardement qu’elle a souffert en passant dans l’atmosphère du soleil[97].

Nous pouvons donc présumer, avec le philosophe que nous venons de citer, qu’il tombe quelquefois des comètes sur le soleil ; mais cette chute peut se faire de différentes façons : si elles y tombent à plomb, ou même dans une direction qui ne soit pas fort oblique, elles demeureront dans le soleil, et serviront d’aliment au feu qui consume cet astre, et le mouvement d’impulsion qu’elles auront perdu et communiqué au soleil, ne produira d’autre effet que celui de le déplacer plus ou moins, selon que la masse de la comète sera plus ou moins considérable. Mais si la chute de la comète se fait dans une direction fort oblique, ce qui doit arriver plus souvent de cette façon que de l’autre, alors la comète ne fera que raser la surface du soleil ou la sillonner à une petite profondeur ; et dans ce cas elle pourra en sortir et en chasser quelques parties de matière auxquelles elle communiquera un mouvement commun d’impulsion, et ces parties poussées hors du corps du soleil, et la comète elle-même, pourront devenir alors des planètes qui tourneront autour de cet astre dans le même sens et dans le même plan. On pourroit peut-être calculer quelle masse, quelle vitesse et quelle direction devroit avoir une comète pour faire sortir du soleil une quantité de matière égale à celle que contiennent les six planètes et leurs satellites : mais cette recherche seroit ici hors de sa place ; il suffira d’observer que toutes les planètes avec les satellites ne font pas la 650e partie de la masse du soleil[98], parce que la densité des grosses planètes, Saturne et Jupiter, est moindre que celle du soleil, et que quoique la terre soit quatre fois, et la lune près de cinq fois plus dense que le soleil, elles ne sont cependant que comme des atomes en comparaison de la masse de cet astre.

J’avoue que quelque peu considérable que soit une six cent cinquantième partie d’un tout, il paroît au premier coup d’œil qu’il faudroit, pour séparer cette partie du corps du soleil, une très puissante comète : mais si on fait réflexion à la vitesse prodigieuse des comètes dans leur périhélie, vitesse d’autant plus grande que leur route est plus droite, et qu’elles approchent du soleil de plus près ; si d’ailleurs on fait attention à la densité, à la fixité, et a la solidité de la matière dont elles doivent être composées pour souffrir, sans être détruites, la chaleur inconcevable qu’elles éprouvent auprès du soleil, et si on se souvient en même temps qu’elles présentent aux yeux des observateurs un noyau vif et solide qui réfléchit fortement la lumière du soleil à travers l’atmosphère immense de la comète qui enveloppe et doit obscurcir ce noyau, on ne pourra guère douter que les comètes ne soient composées d’une matière très solide et très dense[99], et qu’elles ne contiennent sous un petit volume une grande quantité de matière ; que par conséquent une comète ne puisse avoir assez de masse et de vitesse pour déplacer le soleil, et donner un mouvement de projectilité à une quantité de matière aussi considérable que l’est la 650e partie de la masse de cet astre. Ceci s’accorde parfaitement avec ce que l’on sait au sujet de la densité des planètes : on croit qu’elle est d’autant moindre que les planètes sont plus éloignées du soleil, et qu’elles ont moins de chaleur à supporter ; en sorte que Saturne est moins dense que Jupiter, et Jupiter beaucoup moins dense que la terre. En effet, si la densité des planètes étoit, comme le prétend Newton, proportionnée à la quantité de chaleur qu’elles ont à supporter, Mercure seroit sept fois plus dense que la terre, et vingt-huit fois plus dense que le soleil ; la comète de 1680 seroit 28,000 fois plus dense que la terre, ou 112,000 fois plus dense que le soleil ; et en la supposant grosse comme la terre, elle contiendroit sous un même volume une quantité de matière égale à peu près à la neuvième partie de la masse du soleil, ou, en ne lui donnant que la centième partie de la grosseur de la terre, sa masse seroit encore égale à la 900e partie du soleil : d’où il est aisé de conclure qu’une telle masse qui ne fait qu’une petite comète, pourroit séparer et pousser hors du soleil une 900e ou une 650e partie de sa masse, surtout si l’on fait attention à l’immense vitesse acquise avec laquelle les comètes se meuvent lorsqu’elles passent dans le voisinage de cet astre.

Une autre analogie, et qui mérite quelque attention, c’est la conformité entre la densité de la matière des planètes et la densité de la matière du soleil. Nous connoissons sur la surface de la terre des matières 14 ou 15,000 fois plus denses les unes que les autres ; les densités de l’or et de l’air sont à peu près dans ce rapport : mais l’intérieur de la terre et le corps des planètes sont composés de parties plus similaires, et dont la densité comparée varie beaucoup moins ; et la conformité de la densité de la matière des planètes et de la densité de la matière du soleil est telle, que sur 650 parties qui composent la totalité de la matière des planètes, il y en a plus de 640 qui sont presque de la même densité que la matière du soleil, et qu’il n’y a pas dix parties sur ces 650 qui soient d’une plus grande densité ; car Saturne et Jupiter sont à peu près de la même densité que le soleil, et la quantité de matière que ces deux planètes contiennent est au moins 64 fois plus grande que la quantité de matière des quatre planètes inférieures, Mars, la Terre, Vénus, et Mercure. On doit donc dire que la matière dont sont composées les planètes en général est à peu près la même que celle du soleil, et que par conséquent cette matière peut en avoir été séparée.

Mais, dira-t-on, si la comète, en tombant obliquement sur le soleil, en a sillonné la surface et en a fait sortir la matière qui compose les planètes, il paroît que toutes les planètes, au lieu de décrire des cercles dont le soleil est le centre, auroient au contraire à chaque révolution rasé la surface du soleil, et seroient revenues au même point d’où elles étoient parties, comme feroit tout projectile qu’on lanceroit avec assez de force d’un point de la surface de la terre pour l’obliger à tourner perpétuellement : car il est aisé de démontrer que ce corps reviendroit à chaque révolution au point d’où il auroit été lancé ; et dès lors on ne peut pas attribuer à l’impulsion d’une comète la projection des planètes hors du soleil, puisque leur mouvement autour de cet astre est différent de ce qu’il seroit dans cette hypothèse.

À cela je réponds que la matière qui compose les planètes n’est pas sortie de cet astre en globes tout formés, auxquels la comète auroit communiqué son mouvement d’impulsion, mais que cette matière est sortie sous la forme d’un torrent dont le mouvement des parties antérieures a dû être accéléré par celui des parties postérieures ; que d’ailleurs l’attraction des parties antérieures a dû aussi accélérer le mouvement des parties postérieures, et que cette accélération de mouvement, produite par l’une ou l’autre de ces causes, et peut-être par toutes les deux, a pu être telle, qu’elle aura changé la première direction du mouvement d’impulsion, et qu’il a pu en résulter un mouvement tel que nous l’observons aujourd’hui dans les planètes, surtout en supposant que le choc de la comète a déplacé le soleil : car, pour donner un exemple qui rendra ceci plus sensible, supposons qu’on tirât du haut d’une montagne une balle de mousquet, et que la force de la poudre fût assez grande pour la pousser au delà du demi-diamètre de la terre ; il est certain que cette balle tourneroit autour du globe, et reviendroit à chaque révolution passer au point d’où elle auroit été tirée : mais si au lieu d’une balle de mousquet nous supposons qu’on ait tiré une fusée volante où l’action du feu seroit durable et accéléreroit beaucoup le mouvement d’impulsion, cette fusée, ou plutôt la cartouche qui la contient, ne reviendroit pas au même point, comme la balle de mousquet, mais décriroit un orbe dont le périgée seroit d’autant plus éloigné de la terre, que la force d’accélération auroit été plus grande et auroit changé davantage la première direction, toutes choses étant supposées égales d’ailleurs. Ainsi, pourvu qu’il y ait eu de l’accélération dans le mouvement d’impulsion communiqué au torrent de matière par la chute de la comète, il est très possible que les planètes qui se sont formées dans ce torrent aient acquis le mouvement que nous leur connoissons dans des cercles et des ellipses dont le soleil est le centre ou le foyer.

La manière dont se font les grandes éruptions des volcans peut nous donner une idée de cette accélération de mouvement dans le torrent dont nous parlons. On a observé que quand le Vésuve commence à mugir et à rejeter les matières dont il est embrasé, le premier tourbillon qu’il vomit n’a qu’un certain degré de vitesse ; mais cette vitesse est bientôt accélérée par l’impulsion d’un second tourbillon qui succède au premier, puis par l’action d’un troisième, et ainsi de suite : les ondes pesantes de bitume, de soufre, de cendre, de métal fondu, paroissent des nuages massifs ; et, quoiqu’ils se succèdent toujours à peu près dans la même direction, ils ne laissent pas de changer beaucoup celle du premier tourbillon, et de le pousser ailleurs et plus loin qu’il ne seroit parvenu tout seul.

D’ailleurs ne peut-on pas répondre à cette objection, que le soleil ayant été frappé par la comète, et ayant reçu une partie de son mouvement d’impulsion, il aura lui-même éprouvé un mouvement qui l’aura déplacé, et que quoique ce mouvement du soleil soit maintenant trop peu sensible pour que dans de petits intervalles de temps les astronomes aient pu l’apercevoir, il se peut cependant que ce mouvement existe encore, et que le soleil se meuve lentement vers différentes parties de l’univers, en décrivant une courbe autour du centre de gravité de tout le système ? et si cela est, comme je le présume, on voit bien que les planètes, au lieu de revenir auprès du soleil à chaque révolution, auront au contraire décrit des orbites dont les points des périhélies sont d’autant plus éloignés de cet astre, qu’il s’est plus éloigné lui-même du lieu qu’il occupoit anciennement.

Je sens bien qu’on pourra me dire que si l’accélération du mouvement se fait dans la même direction, cela ne change pas le point du périhélie, qui sera toujours à la surface du soleil ; mais doit-on croire que dans un torrent dont les parties se sont succédées, il n’y a eu aucun changement de direction ? Il est au contraire très probable qu’il y a eu un assez grand changement de direction pour donner aux planètes le mouvement qu’elles ont.

On pourra me dire aussi que si le soleil a été déplacé par le choc de la comète, il a dû se mouvoir uniformément, et que dès lors ce mouvement étant commun à tout le système, il n’a dû rien changer ; mais le soleil ne pouvoit-il pas avoir avant le choc un mouvement autour du centre de gravité du système cométaire, auquel mouvement primitif le choc de la comète aura ajouté une augmentation ou une diminution ? et cela suffiroit encore pour rendre raison du mouvement actuel des planètes.

Enfin, si l’on ne veut admettre aucune de ces suppositions, ne peut-on pas présumer, sans choquer la vraisemblance, que dans le choc de la comète contre le soleil il y a eu une force élastique qui aura élevé le torrent au dessus de la surface du soleil, au lieu de le pousser directement ? ce qui seul peut suffire pour écarter le point du périhélie et donner aux planètes le mouvement qu’elles ont conservé : et cette supposition n’est pas dénuée de vraisemblance ; car la matière du soleil peut bien être fort élastique, puisque la seule partie de cette matière que nous connoissons, qui est la lumière, semble par ses effets être parfaitement élastique. J’avoue que je ne puis pas dire si c’est par l’une ou par l’autre des raisons que je viens de rapporter, que la direction du premier mouvement d’impulsion des planètes a changé ; mais ces raisons suffisent au moins pour faire voir que ce changement est possible, et même probable ; et cela suffit aussi à mon objet.

Mais sans insister davantage sur les objections qu’on pourroit faire, non plus que sur les preuves que pourroient fournir les analogies en faveur de mon hypothèse, suivons-en l’objet et tirons des inductions ; voyons donc ce qui a pu arriver lorsque les planètes, et surtout la terre, ont reçu ce mouvement d’impulsion, et dans quel état elles se sont trouvées après avoir été séparées de la masse du soleil. La comète ayant, par un seul coup, communiqué un mouvement de projectile à une quantité de matière égale à la six cent cinquantième partie de la masse du soleil, les particules les moins denses se seront séparées des plus denses, et auront formé par leur attraction mutuelle des globes de différente densité : Saturne, composé des parties les plus grosses et les plus légères, se sera le plus éloigné du soleil ; ensuite Jupiter, qui est plus dense que Saturne, se sera moins éloigné ; et ainsi de suite. Les planètes les plus grosses et les moins denses sont les plus éloignées, parce qu’elles ont reçu un mouvement d’impulsion plus fort que les plus petites et les plus denses ; car la force d’impulsion se communiquant par les surfaces, le même coup aura fait mouvoir les parties les plus grosses et les plus légères de la matière du soleil avec plus de vitesse que les parties les plus petites et les plus massives : il se sera donc fait une séparation des parties denses de différents degrés, en sorte que la densité de la matière du soleil étant égale à 100, celle de Saturne est égale à 67, celle de Jupiter = 94 ½, celle de Mars = 200, celle de la terre = 400, celle de Vénus = 800, et celle de Mercure = 2800. Mais la force d’attraction ne se communiquant pas, comme celle d’impulsion, par la surface, et agissant au contraire sur toutes les parties de la masse, elle aura tenu les portions de matière les plus denses ; et c’est pour cette raison que les planètes les plus denses sont les plus voisines du soleil, et qu’elles tournent autour de cet astre avec plus de rapidité que les planètes les moins denses, qui sont aussi les plus éloignées.

Les deux grosses planètes, Jupiter et Saturne, qui sont, comme l’on sait, les parties principales du système solaire, ont conservé ce rapport entre leur densité et leur mouvement d’impulsion, dans une proportion si juste, qu’on doit en être frappé : la densité de Saturne est à celle de Jupiter comme 67 à 94 12, et leurs vitesses sont à peu près comme 88 12 à 120 172, ou comme 67 à 90 1116. Il est rare que de pures conjectures on puisse tirer des rapports aussi exacts. Il est vrai qu’en suivant ce rapport entre la vitesse et la densité des planètes, la densité de la terre ne devroit être que comme 206 718 au lieu qu’elle est comme 400[100] : de là on peut conjecturer que notre globe étoit d’abord une fois moins dense qu’il ne l’est aujourd’hui. À l’égard des autres planètes, Mars, Vénus, et Mercure, comme leur densité n’est connue que par conjecture, nous ne pouvons savoir si cela détruiroit ou confirmeroit notre opinion sur le rapport de la vitesse et de la densité des planètes en général. Le sentiment de Newton est que la densité est d’autant plus grande, que la chaleur à laquelle la planète est exposée est plus grande ; et c’est sur cette idée que nous venons de dire que Mars est une fois moins dense que la terre, Vénus une fois plus dense, Mercure sept fois plus dense, et la comète de 1680 vingt-huit mille fois plus dense que la terre. Mais cette proportion entre la densité des planètes et la chaleur qu’elles ont à supporter, ne peut pas subsister lorsqu’on fait attention à Saturne et à Jupiter, qui sont les principaux objets que nous ne devons jamais perdre de vue dans le système solaire ; car, selon ce rapport entre la densité et la chaleur, il se trouve que la densité de Saturne seroit environ comme 4 718, et celle de Jupiter comme 14 1722 au lieu de 67 et de 94 12, différence trop grande pour que le rapport entre la densité et la chaleur que les planètes ont à supporter, puisse être admis : ainsi, malgré la confiance que méritent les conjectures de Newton, je crois que la densité des planètes a plus de rapport avec leur vitesse qu’avec le degré de chaleur qu’elles ont à supporter[101]. Ceci n’est qu’une cause finale, et l’autre est un rapport physique dont l’exactitude est singulière dans les deux grosses planètes : il est cependant vrai que la densité de la terre, au lieu d’être 206 78, se trouve être 400, et que par conséquent il faut que le globe terrestre se soit condensé dans cette raison de 206 78 à 400.

Mais la condensation ou la coction des planètes n’a-t-elle pas quelque rapport avec la quantité de la chaleur du soleil dans chaque planète ? et dès lors Saturne, qui est fort éloigné de cet astre, n’aura souffert que peu ou point de condensation, Jupiter sera condensé de 1116 à 94 112 : or, la chaleur du soleil dans Jupiter étant à celle du soleil sur la terre comme 14 1722 sont à 400, les condensations ont dû se faire dans la même proportion ; de sorte que Jupiter s’étant condensé de 90 1116 à 64 12, la terre auroit dû se condenser en même proportion de 206 78 à 215 9901451, si elle eût été placée dans l’orbite de Jupiter, où elle n’auroit dû recevoir du soleil qu’une chaleur égale à celle que reçoit cette planète. Mais la terre se trouvant beaucoup plus près de cet astre, et recevant une chaleur dont le rapport à celle que reçoit Jupiter est de 400 à 14 1722, il faut multiplier la quantité de condensation qu’elle auroit eue dans l’ordre de Jupiter par le rapport de 400 à 14 1722 ; ce qui donne à peu près 234 12 pour sa quantité dont la terre a dû se condenser. Sa densité étoit 207 78 : en y ajoutant la quantité de condensation, l’on trouve pour sa densité actuelle 440 78 ; ce qui approche assez de la densité 400, déterminée par la parallaxe de la lune. Au reste, je ne prétends pas donner ici de rapports exacts, mais seulement des approximations, pour faire voir que les densités des planètes ont beaucoup de rapport avec leur vitesse dans leurs orbites.

La comète ayant donc par sa chute oblique sillonné la surface du soleil, aura poussé hors du corps de cet astre une partie de matière égale à la six cent cinquantième partie de sa masse totale : cette matière, qu’on doit considérer dans un état de fluidité, ou plutôt de liquéfaction, aura d’abord formé un torrent ; les parties les plus grosses et les moins denses auront été poussées au plus loin ; et les parties les plus petites et les plus denses n’ayant reçu que la même impulsion, ne se seront pas si fort éloignées, la force d’attraction du soleil les aura retenues ; toutes les parties détachées par la comète et poussées les unes par les autres, auront été contraintes de circuler autour de cet astre, et en même temps l’attraction mutuelle des parties de la matière en aura formé des globes à différentes distances, dont les plus voisins du soleil auront nécessairement conservé plus de rapidité pour tourner ensuite perpétuellement autour de cet astre.

Mais, dira-t-on une seconde fois, si la matière qui compose les planètes a été séparée du corps du soleil, les planètes devroient être, comme le soleil, brûlantes et lumineuses, et non pas froides et opaques comme elles le sont : rien ne ressemble moins à ce globe de feu qu’un globe de terre et d’eau ; et, à en juger par comparaison, la matière de la terre et des planètes est tout-à-fait différente de celle du soleil.

À cela on peut répondre que dans la séparation qui s’est faite des particules plus ou moins denses, la matière a changé de forme, et que la lumière ou le feu s’est éteint par cette séparation causée par le mouvement d’impulsion. D’ailleurs ne peut-on pas soupçonner que si le soleil, ou une étoile brûlante et lumineuse par elle-même, se mouvoit avec autant de vitesse que se meuvent les planètes, le feu s’éteindroit peut-être, et que c’est par cette raison que toutes les étoiles lumineuses sont fixes et ne changent pas de lieu, et que ces étoiles que l’on appelle nouvelle, qui ont probablement changé de lieu, se sont éteintes aux yeux mêmes des observateurs ? Ceci se confirme par ce qu’on a observé sur les comètes ; elles doivent brûler jusqu’au centre lorsqu’elles passent à leur périhélie : cependant elles ne deviennent pas lumineuses par elles-mêmes ; on voit seulement qu’elles exhalent des vapeurs brûlantes, dont elles laissent en chemin une partie considérable.

J’avoue que si le feu peut exister dans un milieu où il n’y a point ou très peu de résistance, il pourroit aussi souffrir un très grand mouvement sans s’éteindre ; j’avoue aussi que ce que je viens de dire ne doit s’entendre que des étoiles qui disparoissent pour toujours, et que celles qui ont des retours périodiques, et qui se montrent et disparoissent alternativement sans changer de lieu, sont fort différentes de celles dont je parle : les phénomènes de ces astres singuliers ont été expliqués d’une manière très satisfaisante par M. de Maupertuis, dans son Discours sur la figure des astres, et je suis convaincu qu’en partant des faits qui nous sont connus, il n’est pas possible de mieux deviner qu’il l’a fait. Mais les étoiles qui ont paru et ensuite disparu pour toujours, se sont vraisemblablement éteintes, soit par la vitesse de leur mouvement, soit par quelque autre cause, et nous n’avons point d’exemple dans la nature qu’un astre lumineux tourne autour d’un autre astre : de vingt-huit ou trente comètes et de treize planètes qui composent notre système, et qui se meuvent autour du soleil avec plus ou moins de rapidité, il n’y en pas une de lumineuse par elle-même.

On pourroit répondre encore que le feu ne peut pas subsister aussi long-temps dans les petites que dans les grandes masses, et qu’au sortir du soleil les planètes ont dû brûler pendant quelque temps, mais qu’elles se sont éteintes faute de matières combustibles, comme le soleil s’éteindra probablement par la même raison, mais dans des âges futurs et aussi éloignés des temps auxquels les planètes se sont éteintes, que sa grosseur l’est de celle des planètes. Quoi qu’il en soit, la séparation des parties plus ou moins denses, qui s’est faite nécessairement dans le temps que la comète a poussé hors du soleil la matière des planètes, me paroît suffisante pour rendre raison de cette extinction de leurs feux.

La terre et les planètes au sortir du soleil, étoient donc brûlantes et dans un état de liquéfaction totale. Cet état de liquéfaction n’a duré qu’autant que la violence de la chaleur qui l’avoit produit ; peu à peu les planètes se sont refroidies, et c’est dans le temps de cet état de fluidité causée par le feu qu’elles auront pris leur figure, et que leur mouvement de rotation aura fait élever les parties de l’équateur en abaissant les pôles. Cette figure, qui s’accorde si bien avec les lois de l’hydrostatique, suppose nécessairement que la terre et les planètes aient été dans un état de fluidité ; et je suis ici de l’avis de M. Leibnitz : cette fluidité étoit une liquéfaction causée par la violence de la chaleur ; l’intérieur de la terre doit être une matière vitrifiée, dont les sables, les grès, le roc vif, les granites, et peut-être les argiles, sont des fragments et des scories.

On peut donc croire, avec quelque vraisemblance, que les planètes ont appartenu au soleil, qu’elles en ont été séparées par un seul coup qui leur a donné un mouvement d’impulsion dans le même sens et dans le même plan, et que leur position à différentes distances du soleil ne vient que de leurs différentes densités. Il reste maintenant à expliquer par la même théorie le mouvement de rotation des planètes et la formation des satellites : mais ceci, loin d’ajouter des difficultés ou des impossibilités à notre hypothèse, semble au contraire la confirmer.

Car le mouvement de rotation dépend uniquement de l’obliquité du coup, et il est nécessaire qu’une impulsion, dès qu’elle est oblique à la surface d’un corps, donne à ce corps un mouvement de rotation : ce mouvement de rotation sera égal et toujours le même, si le corps qui le reçoit est homogène ; et il sera inégal, si le corps est composé de parties hétérogènes ou de différentes densités : et de là on doit conclure que dans chaque planète la matière est homogène, puisque leur mouvement de rotation est égal : autre preuve de la séparation des parties denses et moins denses lorsqu’elles se sont formées.

Mais l’obliquité du coup a pu être telle, qu’il se sera séparé du corps de la planète principale de petites parties de matière, qui auront conservé la même direction de mouvement que la planète même ; ces parties se seront réunies, suivant leurs densités, à différentes distances de la planète par la force de leur attraction mutuelle, et en même temps elles auront, suivi nécessairement la planète dans son cours autour du soleil, en tournant elles-mêmes autour de la planète, à peu près dans le plan de son orbite. On voit bien que ces petites parties que la grande obliquité du coup aura séparées, sont les satellites : ainsi la formation, la position et la direction des mouvements des satellites, s’accordent parfaitement avec la théorie ; car ils ont tous la même direction de mouvement dans des cercles concentriques autour de leur planète principale ; leur mouvement est dans le même plan, et ce plan est celui de l’orbite de la planète. Tous ces effets qui leur sont communs, et qui dépendent de leur mouvement d’impulsion, ne peuvent venir que d’une cause commune, c’est-à-dire d’une impulsion commune de mouvement, qui leur a été communiquée par un seul et même coup donné sous une certaine obliquité.

Ce que nous venons de dire sur la cause du mouvement de rotation et de la formation des satellites, acquerra plus de vraisemblance, si nous faisons attention à toutes les circonstances des phénomènes. Les planètes qui tournent le plus vite sur leur axe, sont celles qui ont des satellites. La terre tourne plus vite que Mars dans le rapport d’environ 24 à 15 ; la terre a un satellite, et Mars n’en a point. Jupiter surtout, dont la rapidité autour de son axe est 5 ou 600 fois plus grande que celle de la terre, a quatre satellites ; et il y a grande apparence que Saturne, qui en a cinq et un anneau, tourne encore beaucoup plus vite que Jupiter.

On peut même conjecturer avec quelque fondement que l’anneau de Saturne est parallèle à l’équateur de cette planète, en sorte que le plan de l’équateur de l’anneau et celui de l’équateur de Saturne sont à peu près les mêmes ; car en supposant, suivant la théorie précédente, que l’obliquité du coup par lequel Saturne a été mis en mouvement ait été fort grande, la vitesse autour de l’axe, qui aura résulté de ce coup oblique, aura pu d’abord être telle, que la force centrifuge excédoit celle de la gravité ; et il se sera détaché de l’équateur et des parties voisines de l’équateur de la planète une quantité considérable de matière, qui aura nécessairement pris la figure d’un anneau, dont le plan doit être à peu près le même que celui de l’équateur de la planète ; et cette partie de matière qui forme l’anneau ayant été détachée de la planète dans le voisinage de l’équateur, Saturne en a été abaissé d’autant sous l’équateur ; ce qui fait que, malgré la grande rapidité que nous lui supposons autour de son axe, les diamètres de cette planète peuvent n’être pas aussi inégaux que ceux de Jupiter, qui diffèrent de plus d’une onzième partie.

Quelque grande que soit à mes yeux la vraisemblance de ce que j’ai dit jusqu’ici sur la formation des planètes et de leurs satellites, comme chacun a sa mesure, surtout pour estimer des probabilités de cette nature, et que cette mesure dépend de la puissance qu’a l’esprit pour combiner des rapports plus ou moins éloignés, je ne prétends pas contraindre ceux qui n’en voudront rien croire. J’ai cru seulement devoir semer ces idées, parce qu’elles m’ont paru raisonnables, et propres à éclaircir une matière sur laquelle on n’a jamais rien écrit, quelque important qu’en soit le sujet, puisque le mouvement d’impulsion des planètes entre au moins pour moitié dans la composition du système de l’univers, que l’attraction seule ne peut expliquer. J’ajouterai seulement, pour ceux qui voudroient nier la possibilité de mon système, les questions suivantes :

1o N’est-il pas naturel d’imaginer qu’un corps qui est en mouvement, ait reçu ce mouvement par le choc d’un corps ?

2o N’est-il pas très probable que plusieurs corps qui ont la même direction dans leur mouvement, ont reçu cette direction par un seul ou par plusieurs coups dirigés dans le même sens ?

3o N’est-il pas tout-à-fait vraisemblable que plusieurs corps ayant la même direction dans leur mouvement et leur position dans un même plan, n’ont pas reçu cette direction dans le même sens et cette position dans le même plan par plusieurs coups, mais par un seul et même coup ?

4o N’est-il pas très probable qu’en même temps qu’un corps reçoit un mouvement d’impulsion, il le reçoive obliquement, et que par conséquent il soit obligé de tourner sur lui-même d’autant plus vite que l’obliquité du coup aura été plus grande ?

Si ces questions ne paroissent pas déraisonnables, le système dont nous venons de donner une ébauche cessera de paroître une absurdité.

Passons maintenant à quelque chose qui nous touche de plus près, et examinons la figure de la terre, sur laquelle on a fait tant de recherches et de si grandes observations. La terre étant, comme il paroît par l’égalité de son mouvement diurne et la constance de l’inclinaison de son axe, composée de parties homogènes, et toutes ses parties s’attirant en raison de leurs masses, elle auroit pris nécessairement la figure d’un globe parfaitement sphérique, si le mouvement d’impulsion eût été donné dans une direction perpendiculaire à la surface : mais ce coup ayant été donné obliquement, la terre a tourné sur son axe dans le même temps qu’elle a pris sa forme, et de la combinaison de ce mouvement de rotation et de celui de l’attraction des parties, il a résulté une figure sphéroïde, plus élevée sous le grand cercle de rotation, et plus abaissée aux deux extrémités de l’axe, et cela parce que l’action de la force centrifuge provenant du mouvement de rotation, diminue l’action de la gravité : ainsi la terre étaant homogène, et ayant pris sa consistance en même temps qu’elle a reçu son mouvement de rotation, elle a dû prendre une figure sphéroïde, dont les deux axes diffèrent d’une 230me partie. Ceci peut se démontrer à la rigueur, et ne dépend point des hypothèses qu’on voudroit faire sur la direction de la pesanteur ; car il n’est pas permis de faire des hypothèses contraires à des vérités établies ou qu’on peut établir. Or, les lois de la pesanteur nous sont connues ; nous ne pouvons douter que les corps ne pèsent les uns sur les autres en raison directe de leurs masses, et inverse du carré de leurs distances : de même nous ne pouvons pas douter que l’action générale d’une masse quelconque ne soit composée de toutes les actions particulières des parties de cette masse. Ainsi il n’y a point d’hypothèse à faire sur la direction de la pesanteur : chaque partie de matière s’attire mutuellement en raison directe de sa masse et inverse du carré de la distance ; et de toutes ces attractions il résulte une sphère lorsqu’il n’y a point de rotation, et il en résulte un sphéroïde lorsqu’il y a rotation. Ce sphéroïde est plus ou moins accourci aux deux extrémités de l’axe de rotation, à proportion de la vitesse de ce mouvement, et la terre a pris, en vertu de sa vitesse de rotation et de l’attraction mutuelle de toutes ses parties, la figure d’un sphéroïde, dont les deux axes sont entre eux comme 229 à 230.

Ainsi, par sa constitution originaire, par son homogénéité, et indépendamment de toute hypothèse sur la direction de la pesanteur, la terre a pris cette figure dans le temps de sa formation, et elle est, en vertu des lois de la mécanique, élevée nécessairement d’environ six lieues et demie à chaque extrémité du diamètre de l’équateur de plus que sous les pôles.

Je vais insister sur cet article, parce qu’il y a encore des géomètres qui croient que la figure de la terre dépend, dans la théorie, du système de philosophie qu’on embrasse, et de la direction qu’on suppose à la pesanteur. La première chose que nous ayons à démontrer c’est l’attraction mutuelle de toutes les parties de la matière ; et la seconde, l’homogénéité du globe terrestre. Si nous faisons voir clairement que ces deux faits ne peuvent pas être révoqués en doute, il n’y aura plus aucune hypothèse à faire sur la direction de la pesanteur : la terre aura eu nécessairement la figure déterminée par Newton ; et toutes les autres figures qu’on voudroit lui donner en vertu des tourbillons ou des autres hypothèses, ne pourront subsister.

On ne peut pas douter, à moins qu’on ne doute de tout, que ce ne soit la force de la gravité qui retient les planètes dans leurs orbites. Les satellites de Saturne gravitent vers Saturne, ceux de Jupiter vers Jupiter, la lune vers la terre, et Saturne, Jupiter, Mars, la terre, Vénus, et Mercure, gravitent vers le soleil ; de même Saturne et Jupiter gravitent vers leurs satellites, la terre gravite vers la lune, et le soleil gravite vers les planètes. La gravité est donc générale et mutuelle dans toutes les planètes ; car l’action d’une force ne peut pas s’exercer sans qu’il y ait réaction : toutes les planètes agissent donc mutuellement les unes sur les autres. Cette attraction mutuelle sert de fondement aux lois de leur mouvement, et elle est démontrée par les phénomènes. Lorsque Saturne et Jupiter sont en conjonction, ils agissent l’un sur l’autre, et cette attraction produit une irrégularité dans leur mouvement autour du soleil. Il en est de même de la terre et de la lune ; elles agissent mutuellement l’une sur l’autre ; mais les irrégularités du mouvement de la lune viennent de l’attraction du soleil, en sorte que le soleil, la terre, et la lune, agissent mutuellement les uns sur les autres. Or, cette attraction mutuelle que les planètes exercent les unes sur les autres, est proportionnelle à leur quantité de matière lorsque les distances sont égales ; et la même force de gravité qui fait tomber les graves sur la surface de la terre, et qui s’étend jusqu’à la lune, est aussi proportionnelle à la quantité de matière : donc la gravité totale d’une planète est composée de la gravité de chacune des parties qui la composent ; donc toutes les parties de la matière, soit dans la terre, soit dans les planètes, gravitent les unes sur les autres ; donc toutes les parties de la matière s’attirent mutuellement : et cela étant une fois prouvé, la terre, par son mouvement de rotation, a dû nécessairement prendre la figure d’un sphéroïde dont les axes sont entre eux comme 229 à 230, et la direction de la pesanteur est nécessairement perpendiculaire à la surface de ce sphéroïde ; par conséquent il n’y a point d’hypothèse à faire sur la direction de la pesanteur, à moins qu’on ne nie l’attraction mutuelle et générale des parties de la matière : mais on vient de voir que l’attraction mutuelle est démontrée par les observations ; et les expériences des pendules prouvent qu’elle est générale dans toutes les parties de la matière : donc on ne peut pas faire de nouvelles hypothèses sur la direction de la pesanteur, sans aller contre l’expérience et la raison.

Venons maintenant à l’homogénéité du globe terrestre. J’avoue que si l’on suppose que le globe soit plus dense dans certaines parties que dans d’autres, la direction de la pesanteur doit être différente de celle que nous venons d’assigner ; qu’elle sera différente suivant les différentes suppositions qu’on fera, et que la figure de la terre deviendra différente aussi en vertu des mêmes suppositions. Mais quelle raison a-t-on pour croire que cela soit ainsi ? Pourquoi veut-on, par exemple, que les parties voisines du centre soient plus denses que celles qui en sont plus éloignées ? toutes les particules qui composent le globe ne se sont-elles pas rassemblées par leur attraction mutuelle ? dès lors chaque particule est un centre, et il n’y a pas de raison pour croire que les parties qui sont autour du centre de grandeur du globe, soient plus denses que celles qui sont autour d’un autre point : mais d’ailleurs, si une partie considérable du globe étoit plus dense qu’une autre partie, l’axe de rotation se trouveroit plus près des parties denses, et il en résulteroit une inégalité dans la révolution diurne, en sorte qu’à la surface de la terre nous remarquerions de l’inégalité dans le mouvement apparent des fixes ; elles nous paroîtroient se mouvoir beaucoup plus vite ou beaucoup plus lentement au zénith qu’à l’horizon, selon que nous serions posés sur les parties denses ou légères du globe. Cet axe de la terre ne passant plus par le centre de grandeur du globe, changeroit aussi très sensiblement de position. Mais tout cela n’arrive pas : on sait, au contraire, que le mouvement diurne de la terre est égal et uniforme ; on sait qu’à toutes les parties de la surface de la terre les étoiles paroissent se mouvoir avec la même vitesse à toutes les hauteurs ; et s’il y a une nutation dans l’axe, elle est assez insensible pour avoir échappé aux observateurs. On doit donc conclure que le globe est homogène ou presque homogène dans toutes ses parties.

Si la terre étoit un globe creux et vide, dont la croûte n’auroit, par exemple, que deux ou trois lieues d’épaisseur, il en résulteroit, 1o que les montagnes seroient dans ce cas des parties si considérables de l’épaisseur totale de la croûte, qu’il y auroit une grande irrégularité dans les mouvements de la terre par l’attraction de la lune et du soleil ; car quand les parties les plus élevées du globe, comme les Cordilières, auroient la lune au méridien, l’attraction seroit beaucoup plus forte sur le globe entier que quand les parties les plus basses auroient de même cet astre au méridien ; 2o l’attraction des montagnes seroit beaucoup plus considérable qu’elle ne l’est en comparaison de l’attraction totale du globe, et les expériences faites à la montagne de Chimboraço au Pérou donneroient dans ce cas plus de degrés qu’elles n’ont donné de secondes pour la déviation du fil à plomb ; 3o la pesanteur des corps seroit plus grande au dessus d’une haute montagne, comme le pic de Ténériffe, qu’au niveau de la mer, en sorte qu’on se sentiroit considérablement plus pesant et qu’on marcheroit plus difficilement dans les lieux élevés que dans les lieux bas. Ces considérations, et quelques autres qu’on pourroit y ajouter, doivent nous faire croire que l’intérieur du globe n’est pas vide, et qu’il est rempli d’une matière assez dense.

D’autre côté, si au dessous de deux ou trois lieues la terre étoit remplie d’une matière beaucoup plus dense qu’aucune des matières que nous connoissons, il arriveroit nécessairement que toutes les fois qu’on descendroit à des profondeurs même médiocres, on pèseroit sensiblement beaucoup plus, les pendules s’accélèreroient beaucoup plus qu’ils ne s’accélèrent en effet lorsqu’on les transporte d’un lieu élevé dans un lieu plus bas. Ainsi nous pouvons présumer que l’intérieur de la terre est rempli d’une matière à peu près semblable à celle qui compose sa surface. Ce qui peut achever de nous déterminer en faveur de ce sentiment, c’est que dans le temps de la première formation du globe, lorsqu’il a pris la forme d’un sphéroïde aplati sous les pôles, la matière qui le compose étoit en fusion, et par conséquent homogène et à peu près également dense dans toutes ses parties, aussi bien à la surface qu’à l’intérieur. Depuis ce temps la matière de la surface, quoique la même, a été remuée et travaillée par les causes extérieures ; ce qui a produit des matières de différentes densités. Mais on doit remarquer que les matières qui, comme l’or et les métaux, sont les plus denses, sont aussi celles qu’on trouve le plus rarement, et qu’en conséquence de l’action des causes extérieures, la plus grande partie de la matière qui compose le globe à la surface, n’a pas subi de très grands changements par rapport à sa densité, et les matières les plus communes, comme le sable et la glaise, ne diffèrent pas beaucoup en densité, en sorte qu’il y a tout lieu de conjecturer, avec grande vraisemblance, que l’intérieur de la terre est rempli d’une matière vitrifiée dont la densité est à peu près la même que celle du sable, et que par conséquent le globe terrestre en général peut être regardé comme homogène.

Il reste une ressource à ceux qui veulent absolument faire des suppositions ; c’est de dire que le globe est composé de couches concentriques de différentes densités : car, dans ce cas, le mouvement diurne sera égal, et l’inclinaison de l’axe constante, comme dans le cas de l’homogénéité. Je l’avoue ; mais je demande en même temps s’il y a aucune raison de croire que ces couches de différentes densités existent, si ce n’est pas vouloir que les ouvrages de la nature s’ajustent à nos idées abstraites, et si l’on doit admettre en physique une supposition qui n’est fondée sur aucune observation, aucune analogie, et qui ne s’accorde avec aucune des inductions que nous pouvons tirer d’ailleurs.

Il paroît donc que la terre a pris, en vertu de l’attraction mutuelle de ses parties et de son mouvement de rotation, la figure d’un sphéroïde dont les deux axes diffèrent d’une 230me partie : il paroît que c’est là sa figure primitive, qu’elle l’a prise nécessairement dans le temps de son état de fluidité ou de liquéfaction ; il paroît qu’en vertu des lois de la gravité et de la force centrifuge, elle ne peut avoir d’autre figure que du moment même de sa formation. Il y a eu cette différence entre les deux diamètres, de six lieues et demie d’élévation de plus sous l’équateur que sous les pôles, et que par conséquent toutes les hypothèses par lesquelles on peut trouver plus ou moins de différence, sont des fictions auxquelles il ne faut faire aucune attention.

Mais, dira-t-on, si la théorie est vraie, si le rapport de 229 à 230 est le vrai rapport des axes, pourquoi les mathématiciens envoyés en Laponie et au Pérou s’accordent-ils à donner le rapport de 174 à 175 ? d’où peut venir cette différence de la pratique à la théorie ? et, sans faire tort au raisonnement qu’on vient de faire pour démontrer la théorie, n’est-il pas plus raisonnable de donner la préférence à la pratique et aux mesures, surtout quand on ne peut pas douter qu’elles aient été prises par les plus habiles mathématiciens de l’Europe[102], et avec toutes les précautions nécessaires pour en constater le résultat ?

À cela je réponds que je n’ai garde de donner atteinte aux observations faites sous l’équateur et au cercle polaire, que je n’ai aucun doute sur leur exactitude, et que la terre peut bien être réellement élevée d’une 175me partie de plus sous l’équateur que sous les pôles : mais en même temps je maintiens la théorie, et je vois clairement que ces deux résultats peuvent se concilier. Cette différence des deux résultats de la théorie et des mesures est d’environ quatre lieues dans les deux axes, en sorte que les parties sous l’équateur sont élevées de deux lieues de plus qu’elles ne doivent l’être suivant la théorie. Cette hauteur de deux lieues répond assez juste aux plus grandes inégalités de la surface du globe : elles proviennent du mouvement de la mer, et de l’action des fluides à la surface de la terre. Je m’explique : il me paroît que dans le temps que la terre s’est formée, elle a nécessairement dû prendre, en vertu de l’attraction mutuelle de ses parties et de l’action de la force centrifuge, la figure d’un sphéroïde dont les axes diffèrent d’une 230me partie. La terre ancienne et originaire a eu nécessairement cette figure qu’elle a prise lorsqu’elle étoit fluide ou plutôt liquéfiée par le feu : mais lorsqu’après sa formation et son refroidissement, les vapeurs, qui étoient étendues et raréfiées, comme nous voyons l’atmosphère et la queue d’une comète, se furent condensées, elles tombèrent sur la surface de la terre, et formèrent l’air et l’eau ; et lorsque ces eaux qui étoient à la surface furent agitées par le mouvement du flux et du reflux, les matières furent entraînées peu à peu des pôles vers l’équateur, en sorte qu’il est possible que les parties des pôles se soient abaissées d’environ une lieue, et que les parties de l’équateur se soient élevées de la même quantité. Cela ne s’est pas fait tout à coup, mais peu à peu et dans la succession des temps : la terre étant à l’extérieur exposée aux vents, à l’action de l’air et du soleil, toutes ces causes irrégulières ont concouru avec le flux et le reflux pour sillonner sa surface, y creuser des profondeurs, y élever des montagnes ; ce qui a produit des inégalités, des irrégularités, dans cette couche de terre remuée, dont cependant la plus grande épaisseur ne peut être que d’une lieue sous l’équateur. Cette inégalité de deux lieues est peut-être la plus grande qui puisse être à la surface de la terre ; car les plus hautes montagnes n’ont guère qu’une lieue de hauteur, et les plus grandes profondeurs de la mer n’ont peut-être pas une lieue. La théorie est donc vraie, et la pratique peut l’être aussi : la terre a dû d’abord n’être élevée sous l’équateur que d’environ six lieues et demie de plus qu’aux pôles, et ensuite, par les changements qui sont arrivés à sa surface, elle a pu s’élever davantage. L’histoire naturelle confirme merveilleusement cette opinion, et nous avons prouvé, dans le discours précédent, que c’est le flux et reflux, et les autres mouvements des eaux, qui ont produit les montagnes et toutes les inégalités de la surface du globe ; que cette même surface a subi des changements très considérables, et qu’à de grandes profondeurs, comme sur les plus grandes hauteurs, on trouve des os, des coquilles, et d’autres dépouilles d’animaux habitants des mers ou de la surface de la terre.

On peut conjecturer, par ce qui vient d’être dit, que pour trouver la terre ancienne et les matières qui n’ont jamais été remuées, il faudroit creuser dans les climats voisins des pôles, où la couche de terre remuée doit être plus mince que dans les climats méridionaux.

Au reste, si l’on examine de près les mesures par lesquelles on a déterminé la figure de la terre, on verra bien qu’il entre de l’hypothétique dans cette détermination, car elle suppose que la terre a une figure courbe régulière ; au lieu qu’on peut penser que la surface du globe ayant été altérée par une grande quantité de causes combinées à l’infini, elle n’a peut-être aucune figure régulière, et dès lors la terre pourroit bien n’être en effet aplatie que d’une 230me partie, comme le dit Newton, et comme la théorie le demande. D’ailleurs, on sait bien que, quoiqu’on ait exactement la longueur du degré au cercle polaire et à l’équateur, on a aussi exactement la longueur du degré en France, et que l’on n’a pas vérifié la mesure de M. Picard. Ajoutez à cela que la diminution et l’augmentation du pendule ne peuvent pas s’accorder avec le résultat des mesures, et qu’au contraire elles s’accordent à très peu près avec la théorie de Newton. En voilà plus qu’il n’en faut pour qu’on puisse croire que la terre n’est réellement aplatie que d’une 230me partie, et que, s’il y a quelque différence, elle ne peut venir que des inégalités que les eaux et les autres causes extérieures ont produites à la surface ; et ces inégalités étant, selon toutes les apparences, plus irrégulières que régulières, on ne doit pas faire d’hypothèse sur cela, ni supposer, comme on l’a fait, que les méridiens sont des ellipses ou d’autres courbes régulières : d’où l’on voit que quand on mesureroit successivement plusieurs degrés de la terre dans tous les sens, on ne seroit pas encore assuré par là de la quantité d’aplatissement qu’elle peut avoir de moins ou de plus que la 230me partie.

Ne doit-on pas conjecturer aussi que si l’inclinaison de l’axe de la terre a changé, ce ne peut être qu’en vertu des changements arrivés à la surface, puisque tout le reste du globe est homogène ; que par conséquent cette variation est trop peu sensible pour être aperçue par les astronomes, et qu’à moins que la terre ne soit rencontrée par quelque comète, ou dérangée par quelque autre cause extérieure, son axe demeurera perpétuellement incliné comme il l’est aujourd’hui, et comme il l’a toujours été ?

Et afin de n’omettre aucune des conjectures qui me paroissent raisonnables, ne peut-on pas dire que comme les montagnes et les inégalités qui sont à la surface de la terre ont été formées par l’action du flux et reflux, les montagnes et les inégalités que nous remarquons à la surface de la lune ont été produites par une cause semblable ; qu’elles sont beaucoup plus élevées que celles de la terre, parce que le flux et reflux y est beaucoup plus fort, puisqu’ici c’est la lune, et là c’est la terre, qui le cause, dont la masse étant beaucoup plus considérable que celle de la lune, devroit produire des effets beaucoup plus grands, si la lune avoit, comme la terre, un mouvement de rotation rapide par lequel elle nous présentèrent successivement toutes les parties de sa surface : mais comme la lune présente toujours la même face à la terre, le flux et le reflux ne peuvent s’exercer dans cette planète qu’en vertu de son mouvement de libration, par lequel elle nous découvre alternativement un segment de la surface ; ce qui doit produire une espèce de flux et de reflux fort différent de celui de nos mers, et dont les effets doivent être beaucoup moins considérables qu’ils ne le seroient, si ce mouvement avoit pour cause une révolution de cette planète autour de son axe, aussi prompte que l’est la rotation du globe terrestre.

J’aurois pu faire un livre gros comme celui de Burnet ou de Whiston, si j’eusse voulu délayer les idées qui composent le système qu’on vient de voir ; et, en leur donnant l’air géométrique, comme l’a fait ce dernier auteur, je leur eusse en même temps donné du poids ; mais je pense que des hypothèses, quelque vraisemblables qu’elles soient, ne doivent point être traitées avec cet appareil qui tient un peu de la charlatanerie.

À Buffon, le 20 septembre 1745.

ARTICLE II.

Du système de M. Whiston[103].


Cet auteur commence son traité de la Théorie de la terre par une dissertation sur la création du monde. Il prétend qu’on a toujours mal entendu le texte de la Genèse, qu’on s’est trop attaché à la lettre et au sens qui se présente à la première vue, sans faire attention à ce que la nature, la raison, la philosophie, et même la décence, exigeoient de l’écrivain pour traiter dignement cette matière. Il dit que les notions qu’on a communément de l’ouvrage des six jours sont absolument fausses, et que la description de Moïse n’est pas une narration exacte et philosophique de la création de l’univers entier et de l’origine de toutes choses, mais une représentation historique de la formation du seul globe terrestre. La terre, selon lui, existoit auparavant dans le chaos, et elle a reçu dans le temps mentionné par Moïse la forme, la situation, et la consistance nécessaires pour pouvoir être habitée par le genre humain. Nous n’entrerons point dans le détail de ses preuves à cet égard, et nous n’entreprendrons pas d’en faire la réfutation : l’exposition que nous venons de faire suffit pour démontrer la contrariété de son opinion avec la foi, et par conséquent l’insuffisance de ses preuves. Au reste, il traite cette matière en théologien controversiste plutôt qu’en philosophe éclairé.

Partant de ces faux principes, il passe à des suppositions ingénieuses, et qui, quoique extraordinaires, ne laissent pas d’avoir un degré de vraisemblance lorsqu’on veut se livrer avec lui à l’enthousiasme du système. Il dit que l’ancien chaos, l’origine de notre terre, a été l’atmosphère d’une comète ; que le mouvement annuel de la terre a commencé dans le temps qu’elle a pris une nouvelle forme ; mais que son mouvement diurne n’a commencé qu’au temps de la chute du premier homme ; que le cercle de l’écliptique coupoit alors le tropique du cancer au point du paradis terrestre à la frontière d’Assyrie, du côté du nord-ouest ; qu’avant le déluge l’année commençoit à l’équinoxe d’automne ; que les orbites originaires des planètes, et surtout l’orbite de la terre, étoient, avant le déluge, des cercles parfaits ; que le déluge a commencé le 18e jour de novembre de l’année 2365 de la période julienne, c’est-à-dire 2349 ans avant l’ère chrétienne ; que l’année solaire et l’année lunaire étoient les mêmes avant le déluge, et qu’elles contenoient juste 360 jours ; qu’une comète descendant dans le plan de l’écliptique vers son périhélie, a passé tout auprès du globe de la terre le jour même que le déluge a commencé ; qu’il y a une grande chaleur dans l’intérieur du globe terrestre, qui se répand constamment du centre à la circonférence ; que la constitution intérieure et totale de la terre est comme celle d’un œuf, ancien emblème du globe ; que les montagnes sont les parties les plus légères de la terre, etc. Ensuite il attribue au déluge universel toutes les altérations et tous les changements arrivés à la surface et à l’intérieur du globe ; il adopte aveuglément les hypothèses de Woodward, et se sert indistinctement de toutes les observations de cet auteur au sujet de l’état présent du globe : mais il y ajoute beaucoup lorsqu’il vient à traiter de l’état futur de la terre : selon lui, elle périra par le feu, et sa destruction sera précédée de tremblements épouvantables, de tonnerres, et de météores effroyables ; le soleil et la lune auront l’aspect hideux, les cieux paroîtront s’écrouler, l’incendie sera général sur la terre : mais lorsque le feu aura dévoré tout ce qu’elle contient d’impur, lorsqu’elle sera vitrifiée et transparente comme le cristal, les saints et les bienheureux viendront en prendre possession pour l’habiter jusqu’au temps du jugement dernier.

Toutes ces hypothèses semblent, au premier coup d’œil, être autant d’assertions téméraires, pour ne pas dire extravagantes. Cependant l’auteur les a maniées avec tant d’adresse, et les a réunies avec tant de force, qu’elles cessent de paroître absolument chimériques. Il met dans son sujet autant d’esprit et de science qu’il peut en comporter, et on sera toujours étonné que d’un mélange d’idées aussi bizarres et aussi peu faites pour aller ensemble, on ait pu tirer un système éblouissant : ce n’est pas même aux esprits vulgaires, c’est aux yeux des savants qu’il paroîtra tel, parce que les savants sont déconcertés plus aisément que le vulgaire par l’étalage de l’érudition et par la force et la nouveauté des idées. Notre auteur étoit un astronome célèbre, accoutumé à voir le ciel en raccourci, à mesurer les mouvements des astres, à compasser les espaces des cieux : il n’a jamais pu se persuader que ce petit grain de sable, cette terre que nous habitons, ait attiré l’attention du Créateur au point de l’occuper plus long-temps que le ciel et l’univers entier, dont la vaste étendue contient des millions de millions de soleils et de terres. Il prétend donc que Moïse ne nous a pas donné l’histoire de la première création, mais seulement le détail de la nouvelle forme que la terre a prise lorsque la main du Tout-Puissant l’a tirée du nombre des comètes pour la faire planète, ou, ce qui revient au même, lorsque d’un monde en désordre et d’un chaos informe il en a fait une habitation tranquille et un séjour agréable. Les comètes sont en effet sujettes à des vicissitudes terribles à cause de l’excentricité de leurs orbites : tantôt, comme dans celle de 1680, il y fait mille fois plus chaud qu’au milieu d’un brasier ardent ; tantôt il y fait mille fois plus froid que dans la glace, et elles ne peuvent guère être habitées que par d’étranges créatures, ou, pour trancher court, elles sont inhabitées.

Les planètes, au contraire, sont des lieux de repos où la distance au soleil ne variant pas beaucoup, la température reste à peu près la même, et permet aux espèces de plantes et d’animaux de croître, de durer et de multiplier.

Au commencement, Dieu créa donc l’univers ; mais, selon notre auteur, la terre, confondue avec les autres astres errants, n’étoit alors qu’une comète inhabitable, souffrant alternativement l’excès du froid et du chaud, dans laquelle les matières se liquéfiant, se vitrifiant, se glaçant tour à tour, formoient un chaos, un abîme enveloppé d’épaisses ténèbres : et tenebræ erant super faciem abyssi. Ce chaos étoit l’atmosphère de la comète qu’il faut se représenter comme un corps composé de matières hétérogènes, dont le centre étoit occupé par un noyau sphérique, solide, et chaud, d’environ deux mille lieues de diamètre, autour duquel s’étendoit une très grande circonférence d’un fluide épais, mêlé d’une matière informe, confuse, telle qu’étoit l’ancien chaos : rudis indigestaque moles. Cette vaste atmosphère ne contenoit que fort peu de parties sèches, solides, ou terrestres, encore moins de particules aqueuses ou aériennes, mais une grande quantité de matières fluides, denses, et pesantes, mêlées, agitées, et confondues ensemble. Telle étoit la terre la veille des six jours ; mais dès le lendemain, c’est-à-dire dès le premier jour de la création, lorsque l’orbite excentrique de la comète eût été changée en une ellipse presque circulaire, chaque chose prit sa place, et les corps s’arrangèrent suivant la loi de leur gravité spécifique : les fluides pesants descendirent au plus bas, et abandonnèrent aux parties terrestres, aqueuses, et aériennes, la région supérieure ; celles-ci descendirent aussi dans leur ordre de pesanteur, d’abord la terre, ensuite l’eau, et enfin l’air ; et cette sphère d’un chaos immense se réduisit à un globe d’un volume médiocre, au centre duquel est le noyau solide qui conserve encore aujourd’hui la chaleur que le soleil lui a autrefois communiquée lorsqu’il étoit noyau de comète. Cette chaleur peut bien durer depuis six mille ans, puisqu’il en faudroit cinquante mille à la comète de 1680 pour se refroidir, et qu’elle a éprouvé en passant à son périhélie une chaleur deux mille fois plus grande que celle d’un fer rouge. Autour de ce noyau solide et brûlant qui occupe le centre de la terre, se trouve le fluide dense et pesant qui descendit le premier, et c’est ce fluide qui forme le grand abîme sur lequel la terre porteroit comme le liége sur le vif-argent ; mais comme les parties terrestres étoient mêlées de beaucoup d’eau, elles ont, en descendant, entraîné une partie de cette eau, qui n’a pu remonter lorsque la terre a été consolidée, et cette eau forme une couche concentrique au fluide pesant qui enveloppe le noyau : de sorte que le grand abîme est composé de deux orbes concentriques, dont le plus intérieur est un fluide pesant, et le supérieur est de l’eau ; c’est proprement cette couche d’eau qui sert de fondement à la terre, et c’est de cet arrangement admirable de l’atmosphère de la comète que dépendent la théorie de la terre et l’explication des phénomènes.

Car on sent bien que quand l’atmosphère de la comète fut une fois débarrassée de toutes ces matières solides et terrestres, il ne resta plus que la matière légère de l’air, à travers laquelle les rayons du soleil passèrent librement ; ce qui tout d’un coup produisit la lumière : fiat lux. On voit bien que les colonnes qui composent l’orbe de la terre s’étant formées avec tant de précipitation, elles se sont trouvées de différentes densités, et que par conséquent les plus pesantes ont enfoncé davantage dans ce fluide souterrain, tandis que les plus légères ne se sont enfoncées qu’à une moindre profondeur ; et c’est ce qui a produit sur la surface de la terre des vallées et des montagnes. Ces inégalités étoient, avant le déluge, dispersées et situées autrement qu’elles ne le sont aujourd’hui : au lieu de la vaste vallée qui contient l’océan, il y avoit sur toute la surface du globe plusieurs petites cavités séparées qui contenoient chacune une partie de cette eau, et faisoient autant de petites mers particulières ; les montagnes étoient aussi plus divisées et ne formoient pas des chaînes comme elles en forment aujourd’hui. Cependant la terre étoit mille fois plus peuplée, et par conséquent mille fois plus fertile qu’elle ne l’est ; la vie des hommes et des animaux étoit dix fois plus longue, et tout cela parce que la chaleur intérieure de la terre, qui provient du noyau central, étoit alors dans toute sa force, et que ce plus grand degré de chaleur faisoit éclore et germer un plus grand nombre d’animaux et de plantes, et leur donnoit le degré de vigueur nécessaire pour durer plus long-temps et se multiplier plus abondamment : mais cette même chaleur, en augmentant les forces du corps, porta malheureusement à la tête des hommes et des animaux ; elle augmenta les passions, elle ôta la sagesse aux animaux et l’innocence à l’homme : tout, à l’exception des poissons qui habitent un élément froid, se ressentit des effets de cette chaleur du noyau ; enfin, tout devint criminel et mérita la mort. Elle arriva, cette mort universelle, un mercredi 28 novembre, par un déluge affreux de quarante jours et de quarante nuits ; et ce déluge fut causé par la queue d’une autre comète qui rencontra la terre en revenant de son périhélie.

La queue d’une comète est la partie la plus légère de son atmosphère ; c’est un brouillard transparent, une vapeur subtile, que l’ardeur du soleil fait sortir du corps et de l’atmosphère de la comète ; cette vapeur, composée de particules aqueuses et aériennes extrêmement raréfiées, suit la comète lorsqu’elle descend à son périhélie, et la précède lorsqu’elle remonte, en sorte qu’elle est toujours située du côté opposé au soleil, comme si elle cherchoit à se mettre à l’ombre et à éviter la trop grande ardeur de cet astre. La colonne que forme cette vapeur est souvent d’une longueur immense ; et plus une comète approche du soleil, plus la queue est longue et étendue, de sorte qu’elle occupe souvent des espaces très grands, et comme plusieurs comètes descendent au dessous de l’orbe annuel de la terre, il n’est pas surprenant que la terre se trouve quelquefois enveloppée de la vapeur de cette queue ; c’est précisément ce qui est arrivé dans le temps du déluge : il n’a fallu que deux heures de séjour dans cette queue de comète pour faire tomber autant d’eau qu’il y en a dans la mer ; enfin cette queue étoit les cataractes du ciel : et cataractæ cœli apertæ sunt. En effet, le globe terrestre ayant une fois rencontré la queue de la comète, il doit, en y faisant sa route, s’approprier une partie de la matière qu’elle contient : tout ce qui se trouvera dans la sphère de l’attraction du globe doit tomber sur la terre, et tomber en forme de pluie, puisque cette queue est en partie composée de vapeurs aqueuses. Voilà donc une pluie du ciel qu’on peut faire aussi abondante qu’on voudra, et un déluge universel dont les eaux surpasseront aisément les plus hautes montagnes. Cependant notre auteur, qui, dans cet endroit, ne peut pas s’éloigner de la lettre du livre sacré, ne donne pas pour cause unique du déluge cette pluie tirée de si loin ; il prend de l’eau partout où il y en a : le grand abîme, comme nous avons vu, en contient une bonne quantité. La terre, à l’approche de la comète, aura sans doute éprouvé la force de son attraction : les liquides contenus dans le grand abîme auront été agités par un mouvement de flux et de reflux si violent, que la croûte superficielle n’aura pu résister ; elle se sera fendue en divers endroits, et les eaux de l’intérieur se seront répandues sur la surface : et rupti sunt fontes abyssi.

Mais que faire de ces eaux que la queue de la comète et le grand abîme ont fournies si libéralement ? Notre auteur n’en est point embarrassé. Dès que la terre, en continuant sa route, se fut éloignée de la comète, l’effet de son attraction, le mouvement de flux et de reflux, cessa dans le grand abîme, et dès lors les eaux supérieures s’y précipitèrent avec violence par les mêmes voies qu’elles en étoient sorties : le grand abîme absorba toutes les eaux superflues, et se trouva d’une capacité assez grande pour recevoir non seulement les eaux qu’il avoit déjà contenues, mais encore toutes celles que la queue de la comète avoit laissées, parce que, dans le temps de son agitation et de la rupture de la croûte, il avoit agrandi l’espace en poussant de tous côtés la terre qui l’environnoit. Ce fut aussi dans ce temps que la figure de la terre, qui jusque là avoit été sphérique, devint elliptique, tant par l’effet de la force centrifuge causée par son mouvement diurne que par l’action de la comète, et cela parce que la terre, en parcourant la queue de la comète, se trouva posée de façon qu’elle présentent les parties de l’équateur à cet astre, et que la force de l’attraction de la comète, concourant avec la force centrifuge de la terre, fit élever les parties de l’équateur avec d’autant plus de facilité que la croûte étoit rompue et divisée en une infinité d’endroits, et que l’action du flux et du reflux de l’abîme poussoit plus violemment que partout ailleurs les parties sous l’équateur.

Voilà donc l’histoire de la création, les causes du déluge universel, celles de la longueur de la vie des premiers hommes, et celles de la figure de la terre. Tout cela semble n’avoir rien coûté à notre auteur ; mais l’arche de Noé paroît l’inquiéter beaucoup. Comment imaginer en effet qu’au milieu d’un désordre aussi affreux, au milieu de la confusion de la queue d’une comète avec le grand abîme, au milieu des ruines de l’orbe terrestre, et dans ces terribles moments où non seulement les éléments de la terre étoient confondus, mais où il arrivoit encore du ciel et du tartare de nouveaux éléments pour augmenter le chaos ; comment imaginer que l’arche voguât tranquillement avec sa nombreuse cargaison sur la cime des flots ? Ici, notre auteur rame et fait de grands efforts pour arriver et pour donner une raison physique de la conservation de l’arche : mais comme il m’a paru qu’elle étoit insuffisante, mal imaginée, et peu orthodoxe, je ne la rapporterai point ; il me suffira de faire sentir combien il est dur pour un homme qui a expliqué de si grandes choses sans avoir recours à une puissance surnaturelle ou au miracle, d’être arrêté par une circonstance particulière : aussi notre auteur aime mieux risquer de se noyer avec l’arche que d’attribuer, comme il le devoit, à la bonté immédiate du Tout-Puissant, la conservation de ce précieux vaisseau.

Je ne ferai qu’une remarque sur ce système, dont je viens de faire une exposition fidèle ; c’est que toutes les fois qu’on sera assez téméraire pour vouloir expliquer par des raisons physiques les vérités théologiques, qu’on se permettra d’interpréter, dans des vues purement humaines, le texte divin des livres sacrés, et que l’on voudra raisonner sur les volontés du Très-Haut et sur l’exécution de ses décrets, on tombera nécessairement dans les ténèbres et dans le chaos où est tombé l’auteur de ce système, qui cependant a été reçu avec grand applaudissement. Il ne doutoit ni de la vérité du déluge, ni de l’authenticité des livres sacrés : mais comme il s’en étoit beaucoup moins occupé que de physique et d’astronomie, il a pris les passages de l’Écriture-Sainte pour des faits de physique et pour des résultats d’observations astronomiques ; et il a si étrangement mêlé la science divine avec nos sciences humaines, qu’il en est résulté la chose du monde la plus extraordinaire, qui est le système que nous venons d’exposer.

ARTICLE III.

Du système de M. Burnet[104].


Cet auteur est le premier qui ait traité cette matière généralement et d’une manière systématique. Il avoit beaucoup d’esprit et étoit homme de belles-lettres. Son ouvrage a eu une grande réputation, et il a été critiqué par quelques savants, entre autres par M. Keill, qui, épluchant cette matière en géomètre, a démontré les erreurs de Burnet dans un traité qui a pour titre : Examination of the Theory of the eart; London, 1734, 2e édit. Ce même M. Keill a aussi réfuté le système de Whiston : mais il traite ce dernier auteur bien différemment du premier ; il semble même qu’il est de son avis dans plusieurs cas, et il regarde comme une chose fort probable le déluge causé par la queue d’une comète. Mais pour revenir à Burnet, son livre est élégamment écrit ; il sait peindre et présenter avec force de grandes images, et mettre sous les yeux des scènes magnifiques. Son plan est vaste ; mais l’exécution manque faute de moyens : son raisonnement est petit, ses preuves sont foibles, et sa confiance est si grande, qu’il la fait perdre à son lecteur.

Il commence par nous dire qu’avant le déluge la terre avoit une forme très différente de celle que nous lui voyons aujourd’hui. C’étoit d’abord une masse fluide, un chaos composé de matières de toute espèce et de toute sorte de figures : les plus pesantes descendirent vers le centre, et formèrent au milieu du globe un corps dur et solide, autour duquel les eaux, plus légères, se rassemblèrent et enveloppèrent de tous côtés le globe intérieur ; l’air, et toutes les liqueurs plus légères que l’eau, la surmontèrent et l’enveloppèrent aussi dans toute la circonférence : ainsi entre l’orbe de l’air et celui de l’eau il se forma un orbe d’huile et de liqueur grasse plus légères que l’eau. Mais comme l’air étoit encore fort impur, et qu’il contenoit une très grande quantité de petites particules de matière terrestre, peu à peu ces particules descendirent, tombèrent sur la couche d’huile, et formèrent un orbe terrestre mêlé de limon et d’huile ; et ce fut là la première terre habitable et le premier séjour de l’homme. C’étoit un excellent terrain, une terre légère, grasse, et faite exprès pour se prêter à la foiblesse des premiers germes. La surface du globe terrestre étoit donc, dans ces premiers temps, égale, uniforme, continue, sans montagnes, sans mers, et sans inégalités. Mais la terre ne demeura qu’environ seize siècles dans cet état ; car la chaleur du soleil, desséchant peu à peu cette croûte limoneuse, la fit fendre d’abord à la surface : bientôt ces fentes pénétrèrent plus avant, et s’augmentèrent si considérablement avec le temps, qu’enfin elles s’ouvrirent en entier ; dans un instant toute la terre s’écroula et tomba par morceaux dans l’abîme d’eau qu’elle contenoit : voilà comme se fit le déluge universel.

Mais toutes ces masses de terre, en tombant dans l’abîme, entraînèrent une grande quantité d’air ; et elles se heurtèrent, se choquèrent, se divisèrent, s’accumulèrent si irrégulièrement, qu’elles laissèrent entre elles de grandes cavités remplies d’air. Les eaux s’ouvrirent peu à peu les chemins de ces cavités ; et à mesure qu’elles les remplissoient, la surface de la terre se découvroit dans les parties les plus élevées. Enfin il ne resta de l’eau que dans les parties les plus basses, c’est-à-dire dans les vastes vallées qui contiennent la mer : ainsi notre océan est une partie de l’ancien abîme ; le reste est entré dans les cavités intérieures avec lesquelles communique l’océan. Les îles et les écueils sont les petits fragments, les continents sont les grandes masses de l’ancienne croûte ; et comme la rupture et la chute de cette croûte se sont faites avec confusion, il n’est pas étonnant de trouver sur la terre des éminences, des profondeurs, des plaines, et des inégalités de toute espèce.

Cet échantillon du système de Burnet suffit pour en donner une idée : c’est un roman bien écrit, et un livre qu’on peut lire pour s’amuser, mais qu’on ne doit pas consulter pour s’instruire. L’auteur ignoroit les principaux phénomènes de la terre, et n’étoit nullement informé des observations : il a tout tiré de son imagination, qui, comme l’on sait, sert volontiers aux dépens de la vérité.

ARTICLE IV.

Du système de M. Woodward[105].


On peut dire de cet auteur qu’il a voulu élever un monument immense sur une base moins solide que le sable mouvant, et bâtir l’édifice du monde avec de la poussière ; car il prétend que dans le temps du déluge il s’est fait une dissolution totale de la terre. La première idée qui se présente après avoir lu son livre, c’est que cette dissolution s’est faite par les eaux du grand abîme, qui se sont répandues sur la surface de la terre, et qui ont délayé et réduit en pâte les pierres, les rochers, les marbres, les métaux, etc. Il prétend que l’abîme où cette eau étoit renfermée s’ouvrit tout d’un coup à la voix de Dieu, et répandit sur la surface de la terre la quantité énorme d’eau qui étoit nécessaire pour la couvrir et surmonter de beaucoup les plus hautes montagnes, et que Dieu suspendit la cause de la cohésion des corps, ce qui réduisit tout en poussière, etc. Il ne fait pas attention que par ces suppositions il ajoute au miracle du déluge universel d’autres miracles, ou tout au moins des impossibilités physiques qui ne s’accordent ni avec la lettre de la Sainte-Écriture, ni avec les principes mathématiques de la philosophie naturelle. Mais comme cet auteur a le mérite d’avoir rassemblé plusieurs observations importantes, et qu’il connoissoit mieux que ceux qui ont écrit avant lui, les matières dont le globe est composé, son système, quoique mal conçu et mal digéré, n’a pas laissé d’éblouir les gens séduits par la vérité de quelques faits particuliers et peu difficiles sur la vraisemblance des conséquences générales. Nous avons donc cru devoir présenter un extrait de cet ouvrage, dans lequel, en rendant justice au mérite de l’auteur et à l’exactitude de ses observations, nous mettrons le lecteur en état de juger de l’insuffisance de son système et de la fausseté de quelques unes de ses remarques. M. Woodward dit avoir reconnu par ses yeux que toutes les matières qui composent la terre en Angleterre, depuis sa surface jusqu’aux endroits les plus profonds où il est descendu, étoient disposées par couches, et que dans un grand nombre de ces couches il y a des coquilles et d’autres productions marines : ensuite il ajoute que par ses correspondants et par ses amis il s’est assuré que dans tous les autres pays la terre est composée de même, et qu’on y trouve des coquilles non seulement dans les plaines et en quelques endroits, mais encore sur les plus hautes montagnes, dans les carrières les plus profondes, et en une infinité d’endroits : il a vu que ces couches étoient horizontales et posées les unes sur les autres, comme le seroient des matières transportées par les eaux et déposées en forme de sédiment. Ces remarques générales, qui sont très vraies, sont suivies d’observations particulières, par lesquelles il fait voir évidemment que les fossiles qu’on trouve incorporés dans les couches sont de vraies coquilles et de vraies productions marines, et non pas des minéraux, des corps singuliers, des jeux de la nature, etc. À ces observations, quoique en partie faites avant lui, qu’il a rassemblé et prouvées, il en ajoute d’autres qui sont moins exactes ; il assure que toutes les matières des différentes couches sont posées les unes sur les autres dans l’ordre de leur pesanteur spécifique, en sorte que les plus pesantes sont au dessous, et les plus légères au dessus. Ce fait général n’est point vrai : on doit arrêter ici l’auteur, et lui montrer les rochers que nous voyons tous les jours au dessus des glaises, des sables, des charbons de terre, des bitumes, et qui certainement sont plus pesants spécifiquement que toutes ces matières ; car en effet, si par toute la terre on trouvoit d’abord les couches de bitume, ensuite celles de craie, puis celles de marne, ensuite celles de glaise, celles de sable, celles de pierre, celles de marbre, et enfin les métaux, en sorte que la composition de la terre suivît exactement et partout la loi de la pesanteur, et que les matières fussent toutes placées dans l’ordre de leur gravité spécifique, il y auroit apparence qu’elles se seroient toutes précipitées en même temps ; et voilà ce que notre auteur assure avec confiance, malgré l’évidence du contraire : car, sans être observateur, il ne faut qu’avoir des yeux pour être assuré que l’on trouve des matières pesantes très souvent posées sur des matières légères, et que par conséquent ces sédiments ne se sont pas précipités tous en même temps, mais qu’au contraire ils ont été amenés et déposés successivement par les eaux. Comme c’est là le fondement de son système, et qu’il porte manifestement à faux, nous ne le suivrons plus loin que pour faire voir combien un principe erroné peut produire de fausses combinaisons et de mauvaises conséquences. Toutes les matières, dit notre auteur, qui composent la terre, depuis les sommets des plus hautes montagnes jusqu’aux plus grandes profondeurs des mines et des carrières, sont disposées par couches, suivant leur pesanteur spécifique : donc, conclut-il, toute la matière qui compose le globe a été dissoute et s’est précipitée en même temps. Mais dans quelle matière et en quel temps a-t-elle été dissoute ? Dans l’eau et dans le temps du déluge. Mais il n’y a pas assez d’eau sur le globe pour que cela se puisse, puisqu’il y a plus de terre que d’eau, et que le fond de la mer est de terre. Eh bien ! nous dit-il, il y a de l’eau plus qu’il n’en faut au centre de la terre : il ne s’agit que de la faire monter ; de lui donner tout ensemble la vertu d’un dissolvant universel et la qualité d’un remède préservatif pour les coquilles, qui seules n’ont pas été dissoutes, tandis que les marbres et les rochers l’ont été ; de trouver ensuite le moyen de faire rentrer cette eau dans l’abîme, et de faire cadrer tout cela avec l’histoire du déluge. Voilà le système de la vérité duquel l’auteur ne trouve pas le moyen de pouvoir douter ; car quand on lui oppose que l’eau ne peut point dissoudre les marbres, les pierres, les métaux, surtout en quarante jours qu’a duré le déluge, il répond simplement que cependant cela est arrivé. Quand on lui demande quelle étoit donc la vertu de cette eau de l’abîme pour dissoudre toute la terre et conserver en même temps les coquilles, il dit qu’il n’a jamais prétendu que cette eau fût un dissolvant ; mais qu’il est clair, par les faits, que la terre a été dissoute, et que les coquilles ont été préservées. Enfin, lorsqu’on le presse et qu’on lui fait voir évidemment que s’il n’a aucune raison à donner de ces phénomènes, son système n’explique rien, il dit qu’il n’y a qu’à imaginer que dans le temps du déluge la force de la gravité et de la cohérence de la matière a cessé tout à coup, et qu’au moyen de cette supposition, dont l’effet est fort aisé à concevoir, on explique d’une manière satisfaisante la dissolution de l’ancien monde. Mais, lui dit-on, si la force qui tient unies les parties de la matière a cessé, pourquoi les coquilles n’ont-elles pas été dissoutes comme tout le reste ? Ici il fait un discours sur l’organisation des coquilles et des os des animaux, par lequel il prétend prouver que leur texture étant fibreuse et différente de celle des minéraux, leur force de cohésion est aussi d’un autre genre. Après tout, il n’y a, dit-il, qu’à supposer que la force de la gravité et de la cohérence n’a pas cessé entièrement, mais seulement qu’elle a été diminuée assez pour désunir toutes les parties des minéraux, mais pas assez pour désunir celles des animaux. À tout ceci on ne peut pas s’empêcher de reconnoître que notre auteur n’étoit pas aussi bon physicien qu’il étoit bon observateur ; et je ne crois pas qu’il soit nécessaire que nous réfutions sérieusement des opinions sans fondement, surtout lorsqu’elles ont été imaginées contre les règles de la vraisemblance, et qu’on n’en a tiré que des conséquences contraires aux lois de la mécanique.

ARTICLE V.

Exposition de quelques autres systèmes.


On voit bien que les trois hypothèses dont nous venons de parler ont beaucoup de choses communes ; elles s’accordent toutes en ce point, que dans le temps du déluge la terre a changé de forme, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur : ainsi tous ces spéculatifs n’ont pas fait attention que la terre, avant le déluge, étant habitée par les mêmes espèces d’hommes et d’animaux, devoit être nécessairement telle, à très peu près, qu’elle est aujourd’hui, et qu’en effet les livres saints nous apprennent qu’avant le déluge il y avoit sur la terre des fleuves, des mers, des montagnes, des forêts, et des plantes ; que ces fleuves et ces montagnes étoient pour la plupart les mêmes, puisque le Tigre et l’Euphrate étoient les fleuves du paradis terrestre ; que la montagne d’Arménie sur laquelle l’arche s’arrêta, étoit une des plus hautes montagnes du monde au temps du déluge, comme elle l’est encore aujourd’hui ; que les mêmes plantes et les mêmes animaux qui existent existoient alors, puisqu’il y est parlé du serpent, du corbeau, et que la colombe rapporta une branche d’olivier : car quoique M. de Tournefort prétende qu’il n’y a point d’oliviers à plus de 400 lieues du mont Ararath, et qu’il fasse sur cela d’assez mauvaises plaisanteries[106], il est cependant certain qu’il y en avoit en ce lieu dans le temps du déluge, puisque le livre sacré nous en assure ; et il n’est pas étonnant que dans un espace de 4000 ans les oliviers aient été détruits dans ces cantons et se soient multipliés dans d’autres. C’est donc à tort et contre la lettre de la sainte Écriture que ces auteurs ont supposé que la terre étoit, avant le déluge, totalement différente de ce qu’elle est aujourd’hui ; et cette contradiction de leurs hypothèses avec le texte sacré, aussi bien que leur opposition avec les vérités physiques, doit faire rejeter leurs systèmes, quand même ils seroient d’accord avec quelques phénomènes : mais il s’en faut bien que cela soit ainsi. Burnet, qui a écrit le premier, n’avoit, pour fonder son système, ni observations, ni faits. Woodward n’a donné qu’un essai, où il promet beaucoup plus qu’il ne peut tenir ; son livre est un projet dont on n’a pas vu l’exécution : on voit seulement qu’il emploie deux observations générales : la première, que la terre est partout composée de matières qui autrefois ont été dans un état de mollesse et de fluidité, qui ont été transportées par les eaux, et qui se sont déposées par couches horizontales ; la seconde, qu’il y a des productions marines dans l’intérieur de la terre en une infinité d’endroits. Pour rendre raison de ces faits, il a recours au déluge universel, ou plutôt il paroît ne les donner que comme preuve du déluge : mais il tombe, aussi bien que Burnet, dans des contradictions évidentes ; car il n’est pas permis de supposer avec eux qu’avant le déluge il n’y avoit point de montagnes, puisqu’il est dit précisément et très clairement que les eaux surpassèrent de quinze coudées les plus hautes montagnes. D’autre côté, il n’est pas dit que ces eaux aient détruit et dissous ces montagnes ; au contraire, ces montagnes sont restées en place, et l’arche s’est arrêtée sur celle que les eaux ont laissée la première à découvert. D’ailleurs, comment peut-on s’imaginer que pendant le peu de temps qu’a duré le déluge, les eaux aient pu dissoudre les montagnes et toute la terre ? N’est-ce pas une absurdité de dire qu’en quarante jours l’eau a dissous tous les marbres, tous les rochers, toutes les pierres, tous les minéraux ? N’est-ce pas une contradiction manifeste que d’admettre cette dissolution totale, et en même temps de dire que les coquilles et les productions marines ont été préservées, et que tout ayant été détruit et dissous, elles seules ont été conservées, de sorte qu’on les retrouve aujourd’hui entières, et les mêmes qu’elles étoient avant le déluge ? Je ne craindrai donc pas de dire qu’avec d’excellentes observations, Woodward n’a fait qu’un fort mauvais système. Whiston, qui est venu le dernier, a beaucoup enchéri sur les deux autres ; mais en donnant une vaste carrière à son imagination, au moins n’est-il pas tombé en contradiction : il dit des choses fort peu croyables ; mais du moins elles ne sont ni absolument ni évidemment impossibles. Comme on ignore ce qu’il y a au centre et dans l’intérieur de la terre, il a cru pouvoir supposer que cet intérieur étoit occupé par un noyau solide, environné d’un fluide pesant, et ensuite d’eau sur laquelle la croûte extérieure du globe étoit soutenue, et dans laquelle les différentes parties de cette croûte se sont enfoncées plus ou moins, à proportion de leur pesanteur ou de leur légèreté relative ; ce qui a produit les montagnes et les inégalités de la surface de la terre. Il faut avouer que cet astronome a fait ici une faute de mécanique : il n’a pas songé que la terre, dans cette hypothèse, doit faire voûte de tous côtés ; que par conséquent elle ne peut être portée sur l’eau qu’elle contient, et encore moins y enfoncer. À cela près je ne sache pas qu’il y ait d’autres erreurs de physique dans ce système. Il y en a un grand nombre quant à la métaphysique et à la théologie ; mais enfin on ne peut pas nier absolument que la terre, rencontrant la queue d’une comète, lorsque celle-ci s’approche de son périhélie, ne puisse être inondée, surtout lorsqu’on aura accordé à l’auteur que la queue d’une comète peut contenir des vapeurs aqueuses. On ne peut nier non plus, comme une impossibilité absolue, que la queue d’une comète, en revenant du périhélie, ne puisse brûler la terre, si on suppose avec l’auteur que la comète ait passé fort près du soleil, et qu’elle ait été prodigieusement échauffée pendant son passage. Il en est de même du reste de ce système : mais quoiqu’il n’y ait pas d’impossibilité absolue, il y a si peu de probabilité à chaque chose prise séparément, qu’il en résulte une impossibilité pour le tout pris ensemble.

Les trois systèmes dont nous venons de parler ne sont pas les seuls ouvrages qui aient été faits sur la théorie de la terre. Il a paru, en 1729, un mémoire de M. Bourguet, imprimé à Amsterdam avec ses Lettres philosophiques sur la formation des sels, etc., dans lequel il donne un échantillon du système qu’il méditoit, mais qu’il n’a pas proposé, ayant été prévenu par la mort. Il faut rendre justice à cet auteur ; personne n’a mieux rassemblé les phénomènes et les faits : on lui doit même cette belle et grande observation, qui est une des clefs de la théorie de la terre ; je veux parler de la correspondance des angles des montagnes. Il présente tout ce qui a rapport à ces matières dans un grand ordre : mais, avec tous ces avantages, il paroît qu’il n’auroit pas mieux réussi que les autres à faire une histoire physique et raisonnée des changements arrivés au globe, et qu’il étoit bien éloigné d’avoir trouvé les vraies causes des effets qu’il rapporte ; pour s’en convaincre, il ne faut que jeter les yeux sur les propositions qu’il déduit des phénomènes, et qui doivent servir de fondement à sa théorie[107]. Il dit que le globe a pris sa forme dans un même temps, et non pas successivement ; que la forme et la disposition du globe supposent nécessairement qu’il a été dans un état de fluidité ; que l’état présent de la terre est très différent de celui dans lequel elle a été pendant plusieurs siècles après sa première formation ; que la matière du globe étoit dès le commencement moins dense qu’elle ne l’a été depuis qu’il a changé de face ; que la condensation des parties solides du globe diminua sensiblement avec la vélocité du globe même, de sorte qu’après avoir fait un certain nombre de révolutions sur son axe et autour du soleil, il se trouva tout à coup dans un état de dissolution qui détruisit sa première structure ; que cela arriva vers l’équinoxe du printemps ; que dans le temps de cette dissolution les coquilles s’introduisirent dans les matières dissoutes ; qu’après cette dissolution la terre a pris la forme que nous lui voyons, et qu’aussitôt le feu s’y est mis, la consume peu à peu, et va toujours en augmentant, de sorte qu’elle sera détruite un jour par une explosion terrible, accompagnée d’un incendie général, qui augmentera l’atmosphère du globe et en diminuera le diamètre, et qu’alors la terre, au lieu de couches de sable ou de terre, n’aura que des couches de métal et de minéral calciné, et des montagnes composées d’amalgames de différents métaux. En voilà assez pour faire voir quel étoit le système que l’auteur méditoit. Deviner de cette façon le passé, vouloir prédire l’avenir, et encore deviner et prédire à peu près comme les autres ont prédit et deviné, ne me paroît pas être un effort : aussi cet auteur avoit beaucoup plus de connoissances et d’érudition que de vues saines et générales, et il m’a paru manquer de cette partie si nécessaire aux physiciens, de cette métaphysique qui rassemble les idées particulières, qui les rend plus générales, et qui élève l’esprit au point où il doit être pour voir l’enchaînement des causes et des effets.

Le fameux Leibnitz donna en 1683, dans les Actes de Leipzick[108], un projet de système bien différent, sous le titre de Protogæa. La terre, selon Bourguet et tous les autres, doit finir par le feu ; selon Leibnitz, elle a commencé par là, et a souffert beaucoup plus de changements et de révolutions qu’on ne l’imagine. La plus grande partie de la matière terrestre a été embrasée par un feu violent dans le temps que Moïse dit que la lumière fut séparée des ténèbres. Les planètes, aussi bien que la terre, étoient autrefois des étoiles fixes et lumineuses par elles-mêmes. Après avoir brûlé long-temps, il prétend qu’elles se sont éteintes faute de matière combustible, et quelles sont devenues des corps opaques. Le feu a produit par la fonte des matières une croûte vitrifiée, et la base de toute la matière qui compose le globe terrestre est du verre, dont les sables ne sont que des fragments : les autres espèces de terres se sont formées du mélange de ces sables avec des sels fixes et de l’eau ; et quand la croûte fut refroidie, les parties humides, qui s’étoient élevées en forme de vapeurs, retombèrent et formèrent les mers. Elles enveloppèrent d’abord toute la surface du globe, et surmontèrent même les endroits les plus élevés, qui forment aujourd’hui les continents et les îles. Selon cet auteur, les coquilles et autres débris de la mer qu’on trouve partout, prouvent que la mer a couvert toute la terre ; et la grande quantité de sels fixes, de sables, et d’autres matières fondues et calcinées, qui sont renfermés dans les entrailles de la terre, prouve que l’incendie a été général, et qu’il a précédé l’existence des mers. Quoique ces pensées soient dénuées de preuves, elles sont élevées, et on sent bien qu’elles sont le produit des méditations d’un grand génie. Les idées ont de la liaison, les hypothèses ne sont pas absolument impossibles, et les conséquences qu’on en peut tirer ne sont pas contradictoires : mais le grand défaut de cette théorie c’est qu’elle ne s’applique point à l’état présent de la terre ; c’est le passé qu’elle explique ; et ce passé est si ancien, et nous a laissé si peu de vestiges, qu’on peut en dire tout ce qu’on voudra, et qu’à proportion qu’un homme aura plus d’esprit, il en pourra dire des choses qui auront l’air plus vraisemblable. Assurer, comme l’assure Whiston, que la terre a été comète, on prétendre avec Leibnitz qu’elle a été soleil, c’est dire des choses également possibles ou impossibles, et auxquelles il seroit superflu d’appliquer les règles des probabilités. Dire que la mer a autrefois couvert toute la terre, qu’elle a enveloppé le globe tout entier, et que c’est par cette raison qu’on trouve des coquilles partout, n’est-ce pas faire attention à une chose très essentielle, qui est l’unité du temps de la création ? car si cela étoit, il faudroit nécessairement dire que les coquillages et les autres animaux habitants des mers, dont on trouve les dépouilles dans l’intérieur de la terre, ont existé les premiers, et long-temps avant l’homme et les animaux terrestres : or, indépendamment du témoignage des livres sacrés, n’a-t-on pas raison de croire que toutes les espèces d’animaux et de végétaux sont à peu près aussi anciennes les unes que les autres ?

M. Scheuchzer, dans une dissertation qu’il a adressée à l’Académie des Sciences en 1708, attribue, comme Woodward, le changement, ou plutôt la seconde formation de la surface du globe, au déluge universel ; et pour expliquer celle des montagnes, il dit qu’après le déluge Dieu voulant faire rentrer les eaux dans les réservoirs souterrains, avoit brisé et déplacé de sa main toute-puissante un grand nombre de lits auparavant horizontaux, et les avoit élevés sur la surface du globe. Toute la dissertation a été faite pour appuyer cette opinion. Comme il falloit que ces hauteurs ou éminences fussent d’une consistance fort solide, M. Scheuchzer remarque que Dieu ne les tira que des lieux où il y avoit beaucoup de pierres : de là vient, dit-il, que les pays, comme la Suisse, où il y en a une grande quantité, sont montagneux, et qu’au contraire ceux qui, comme la Flandre, l’Allemagne, la Hongrie, la Pologne, n’ont que du sable ou de l’argile, même à une assez grande profondeur, sont presque entièrement sans montagnes[109].

Cet auteur a eu plus qu’aucun autre le défaut de vouloir mêler la physique avec la théologie ; et quoiqu’il nous ait donné quelques bonnes observations, la partie systématique de ses ouvrages est encore plus mauvaise que celle de tous ceux qui l’ont précédé : il a même fait sur ce sujet des déclamations et des plaisanteries ridicules. Voyez la plainte des poissons, Piscium querelæ, etc., sans parler de son gros livre en plusieurs volumes in-folio, intitulé, Physica sacra ; ouvrage puéril, et qui paroît fait moins pour occuper les hommes que pour amuser les enfants par les gravures et les images qu’on y a entassées à dessein et sans nécessité.

Stenon, et quelques autres après lui, ont attribué la cause des inégalités de la surface de la terre à des inondations particulières, à des tremblements de terre, à des secousses, des éboulements, etc. : mais les effets de ces causes secondaires n’ont pu produire que quelques légers changements. Nous admettons ces mêmes causes après la cause première, qui est le mouvement du flux et reflux, et le mouvement de la mer d’orient en occident. Au reste, Stenon ni les autres n’ont pas donné de théorie, ni même des faits généraux sur cette matière[110].

Ray prétend que toutes les montagnes ont été produites par des tremblements de terre, et il a fait un traité pour le prouver. Nous ferons voir, à l’article des volcans, combien peu cette opinion est fondée.

Nous ne pouvons nous dispenser d’observer que la plupart des auteurs dont nous venons de parler, comme Burnet, Whiston, et Woodward, ont fait une faute qui nous paroît mériter d’être relevée ; c’est d’avoir regardé le déluge comme possible par l’action des causes naturelles, au lieu que l’Écriture-Sainte nous le présente comme produit par la volonté immédiate de Dieu. Il n’y a aucune cause naturelle qui puisse produire sur la surface entière de la terre la quantité d’eau qu’il a fallu pour couvrir les plus hautes montagnes ; et quand même on pourroit imaginer une cause proportionnée à cet effet, il seroit encore impossible de trouver quelque autre cause capable de faire disparoître les eaux : car en accordant à Whiston que ces eaux sont venues de la queue d’une comète, on doit lui nier qu’il en soit venu du grand abîme, et qu’elles y soient toutes rentrées, puisque le grand abîme étant, selon lui, environné et pressé de tous côtés par la croûte ou l’orbe terrestre, il est impossible que l’attraction de la comète ait pu causer aux fluides contenus dans l’intérieur de cet orbe le moindre mouvement ; par conséquent le grand abîme n’aura pas éprouvé, comme il le dit, un flux et reflux violent ; dès lors il n’en sera pas sorti et il n’y sera pas entré une seule goutte d’eau ; et à moins de supposer que l’eau tombée de la comète a été détruite par miracle, elle seroit encore aujourd’hui sur la surface de la terre, couvrant les sommets des plus hautes montagnes. Rien ne caractérise mieux un miracle que l’impossibilité d’en expliquer l’effet par les causes naturelles. Nos auteurs ont fait de vains efforts pour rendre raison du déluge : leurs erreurs de physique au sujet des causes secondes qu’ils emploient, prouvent la vérité du fait tel qu’il est rapporté dans l’Écriture-Sainte, et démontrent qu’il n’a pu être opéré que par la cause première, par la volonté de Dieu.

D’ailleurs il est aisé de se convaincre que ce n’est ni dans un seul et même temps, ni par l’effet du déluge, que la mer a laissé à découvert les continents que nous habitons : car il est certain par le témoignage des livres sacrés, que le paradis terrestre étoit en Asie, et que l’Asie étoit un continent habité avant le déluge ; par conséquent ce n’est pas dans ce temps que les mers ont couvert cette partie considérable du globe. La terre étoit donc avant le déluge telle à peu près qu’elle est aujourd’hui ; et cette énorme quantité d’eau que la justice divine fit tomber sur la terre pour punir l’homme coupable, donna en effet la mort à toutes les créatures : mais elle ne produisit aucun changement à la surface de la terre ; elle ne détruisit pas même les plantes, puisque la colombe rapporta une branche d’olivier.

Pourquoi donc imaginer, comme l’ont fait la plupart de nos naturalistes, que cette eau changea totalement la surface du globe jusqu’à mille et deux mille pieds de profondeur ? pourquoi veulent-ils que ce soit le déluge qui ait apporté sur la terre les coquilles qu’on trouve à sept ou huit cents pieds dans les rochers et dans les marbres ? pourquoi dire que c’est dans ce temps que se sont formées les montagnes et les collines ? et comment peut-on se figurer qu’il soit possible que ces eaux aient amené des masses et des bancs de coquilles de cent lieues de longueur ? Je ne crois pas qu’on puisse persister dans cette opinion, à moins qu’on n’admette dans le déluge un double miracle, le premier pour l’augmentation des eaux, et le second pour le transport des coquilles ; mais comme il n’y a que le premier qui soit rapporté dans l’Écriture-Sainte, je ne vois pas qu’il soit nécessaire de faire un article de foi du second.

D’autre côté, si les eaux du déluge, après avoir séjourné au dessus des plus hautes montagnes, se fussent ensuite retirées tout à coup, elles auroient amené une si grande quantité de limon et d’immondices, que les terres n’auroient point été labourables ni propres à recevoir des arbres et des vignes que plusieurs siècles après cette inondation, comme l’on sait que, dans le déluge qui arriva en Grèce, le pays submergé fut totalement abandonné, et ne put recevoir aucune culture que plus de trois siècles après cette inondation[111]. Aussi doit-on regarder le déluge universel comme un moyen surnaturel dont s’est servie la toute-puissance divine pour le châtiment des hommes, et non comme un effet naturel dans lequel tout se seroit passé selon les lois de la physique. Le déluge universel est donc un miracle dans sa cause et dans ses effets ; on voit clairement par le texte de l’Écriture-Sainte qu’il a servi uniquement pour détruire l’homme et les animaux, et qu’il n’a changé en aucune façon la terre, puisqu’après la retraite des eaux les montagnes, et même les arbres, étoient à leur place, et que la surface de la terre étoit propre à recevoir la culture et à produire des vignes et des fruits. Comment toute la race des poissons, qui n’entra pas dans l’arche, auroit-elle pu être conservée si la terre eût été dissoute dans l’eau ou seulement si les eaux eussent été assez agitées pour transporter les coquilles des Indes en Europe, etc. ?

Cependant cette supposition, que c’est le déluge universel qui a transporté les coquilles de la mer dans tous les climats de la terre, est devenue l’opinion ou plutôt la superstition du commun des naturalistes. Woodward, Scheuchzer, et quelques autres appellent ces coquilles pétrifiées les restes du déluge ; ils les regardent comme les médailles et les monuments que Dieu nous a laissés de ce terrible événement, afin qu’il ne s’effaçât jamais de la mémoire du genre humain ; enfin ils ont adopté cette hypothèse avec tant de respect, pour ne pas dire d’aveuglement, qu’ils ne paraissent s’être occupés qu’à chercher les moyens de concilier l’Écriture-Sainte avec leur opinion, et qu’au lieu de se servir de leurs observations et d’en tirer des lumières, ils se sont enveloppés dans les nuages d’une théologie physique, dont l’obscurité et la petitesse dérogent à la clarté et à la dignité de la religion, et ne laissent apercevoir aux incrédules qu’un mélange ridicule d’idées humaines et de faits divins. Prétendre en effet expliquer le déluge universel et ses causes physiques, vouloir nous apprendre le détail de ce qui s’est passé dans le temps de cette grande révolution, deviner quels en ont été les effets, ajouter des faits à ceux du livre sacré, tirer des conséquences de ces faits, n’est-ce pas vouloir mesurer la puissance du Très-Haut ? Les merveilles que sa main bienfaisante opère dans la nature d’une manière uniforme et régulière, sont incompréhensibles, et à plus forte raison les coups


d’éclat, les miracles, doivent nous tenir dans le saisissement et dans le silence.

Mais, diront-ils, le déluge universel étant un fait certain, n’est-il pas permis de raisonner sur les conséquences de ce fait ? À la bonne heure : mais il faut que vous commenciez par convenir que le déluge universel n’a pu s’opérer par les puissances physiques ; il faut que vous le reconnoissiez comme un effet immédiat de la volonté du Tout-Puissant ; il faut que vous vous borniez à en savoir seulement ce que les livres sacrés nous en apprennent, avouer en même temps qu’il ne vous est pas permis d’en savoir davantage, et surtout ne pas mêler une mauvaise physique avec la pureté du livre saint. Ces précautions, qu’exige le respect que nous devons aux décrets de Dieu, étant prises, que reste-t-il à examiner au sujet du déluge ? Est-il dit dans l’Ecriture-Sainte que me déluge ait formé les montagnes ? il est dit le contraire. Est-il dit que les eaux fussent dans une agitation assez grande pour enlever du fond des mers les coquilles et les transporter par toute la terre ? Non ; l’arche voguoit tranquillement sur les flots. Est-il dit que la terre souffrit une dissolution totale ? Point du tout. Le récit de l’historien sacré est simple et vrai ; celui de ces naturalistes est composé et fabuleux.

ARTICLE VI.

Géographie.


La surface de la terre n’est pas, comme celle de Jupiter, divisée par bandes alternatives et parallèles à l’équateur : au contraire, elle est divisée d’un pôle à l’autre par deux bandes de terre et deux bandes de mer. La première et principale bande est l’ancien continent, dont la plus grande longueur se trouve être en diagonale avec l’équateur, et qu’on doit mesurer en commençant au nord de la Tartarie la plus orientale, de là à la terre qui avoisine le golfe Linchidolin, où les Moscovites vont pêcher des baleines, de là à Tobolsk, de Tobolsk à la mer Caspienne, de la mer Caspienne à la Mecque, de la Mecque à la partie occidentale du pays habité par le peuple de Galles en Afrique, ensuite au Monoemugi, au Monomotapa, et enfin au cap de Bonne-Espérance. Cette ligne, qui est la plus grande longueur de l’ancien continent, est d’environ 3600 lieues[112] : elle n’est interrompue que par la mer Caspienne et par la mer Rouge, dont les largeurs ne sont pas considérables ; et on ne doit pas avoir égard aux petites interruptions lorsque l’on considère, comme nous le faisons, la surface du globe divisée seulement en quatre parties.

Cette plus grande longueur se trouve en mesurant le continent en diagonale : car si on le mesure au contraire suivant les méridiens, on verra qu’il n’y a que 2500 lieues depuis le cap nord de Laponie jusqu’au cap de Bonne-Espérance, et qu’on traverse la mer Baltique dans sa longueur, et la mer Méditerranée dans toute sa largeur ; ce qui fait une bien moindre longueur et de plus grandes interruptions que par la première route. À l’égard de toutes les autres distances qu’on pourroit mesurer dans l’ancien continent sous les mêmes méridiens, on les trouvera encore beaucoup plus petites que celles-ci, n’y ayant, par exemple, que 1800 lieues depuis la pointe méridionale de l’île de Ceylan jusqu’à la côte septentrionale de la Nouvelle-Zemble. De même, si on mesure le continent parallèlement à l’équateur, on trouvera que la plus grande longueur sans interruption se trouve depuis la côte occidentale de l’Afrique à Trefana, jusqu’à Ning-po sur la côte orientale de la Chine, et qu’elle est environ de 2800 lieues ; qu’une autre longueur sans interruption peut se mesurer depuis la pointe de la Bretagne à Brest jusqu’à la côte de la Tartarie chinoise, et qu’elle est environ de 2300 lieues ; qu’en mesurant depuis Bergen en Norwège jusqu’à la côte de Kamtschatka, il n’y a plus que 1800 lieues. Toutes ces lignes ont, comme l’on voit, beaucoup moins de longueur que la première ; ainsi la plus grande étendue de l’ancien continent est en effet depuis le cap oriental de la Tartarie la plus septentrionale jusqu’au cap de Bonne-Espérance, c’est-à-dire de trois mille six cents lieues.

Cette ligne peut être regardée comme le milieu de la bande de terre qui compose l’ancien continent : car en mesurant l’étendue de la surface du terrain des deux côtés de cette ligne, je trouve qu’il y a dans la partie qui est à gauche 2,471,092 34 lieues carrées, et que, dans la partie qui est à droite de cette ligne, il a 2,469,687 lieues carrées ; ce qui est une égalité singulière, et qui doit faire présumer, avec une très grande vraisemblance, que cette ligne est le vrai milieu de l’ancien continent, en même temps qu’elle en est la plus grande longueur.

L’ancien continent a donc en tout environ 4,940,780 lieues carrées, ce qui ne fait pas une cinquième partie de la surface totale du globe ; et on peut regarder ce continent comme une large bande de terre inclinée à l’équateur d’environ trente degrés[113].

À l’égard du nouveau continent, on peut le regarder aussi comme une bande de terre dont la plus grande longueur doit être prise depuis l’embouchure du fleuve de la Plata jusqu’à cette contrée marécageuse qui s’étend au delà du lac des Assiniboïls. Cette route va de l’embouchure du fleuve de la Plata au lac Caracares ; de là elle passe chez les Mataguais, chez les Chiriguanes, ensuite à Pocona, à Zongo, de Zongo chez les Zamas, les Marinas, les Moruas, de là à Santa-Fé et à Carthagène, puis, par le golfe du Mexique, à la Jamaïque, à Cuba, tout le long de la péninsule de la Floride, chez les Apalaches, les Chicachas, de là au fort Saint-Louis ou Crève-Cœur, au fort le Sueur, et enfin chez les peuples qui habitent au delà du lac des Assiniboïls, où l’étendue des terres n’a pas encore été reconnue[114].

Cette ligne, qui n’est interrompue que par le golfe du Mexique, qu’on doit regarder comme une mer Méditerranée, peut avoir environ 2500 lieues de longueur,


et elle partage le nouveau continent en deux parties

égales, dont celle qui est à gauche a 1,069,286 56 lieues carrées de surface, et celle qui est à droite en a 1,070,926 112. Cette ligne, qui fait le milieu de la bande du nouveau continent, est aussi inclinée à l’équateur d’environ 30 degrés, mais en sens opposé ; en sorte que celle de l’ancien continent s’étendant du nord-est au sud-ouest, celle du nouveau s’étend du nord-ouest au sud-est ; et toutes ces terres ensemble, tant de l’ancien que du nouveau continent, font environ 7,080,993 lieues carrées, ce qui n’est pas, à beaucoup près, le tiers de la surface totale du globe, qui en contient vingt-cinq millions.

On doit remarquer que ces deux lignes, qui traversent les continents dans leurs plus grandes longueurs, et qui les partagent chacun en deux parties égales, aboutissent toutes les deux au même degré de latitude septentrionale et australe. On peut aussi observer que les deux continents font des avances opposées et qui se regardent, savoir, les côtes de l’Afrique, depuis les îles Canaries jusqu’aux côtes de la Guinée, et celles de l’Amérique, depuis la Guiane jusqu’à l’embouchure de Rio-Janéiro.

Il paroît donc que les terres les plus anciennes du globe sont les pays qui sont aux deux côtés de ces lignes à une distance médiocre, par exemple, à 200 ou 250 lieues de chaque côté ; et en suivant cette idée, qui est fondée sur les observations que nous venons de rapporter, nous trouverons dans l’ancien continent, que les terres les plus anciennes de l’Afrique sont celles qui s’étendent depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’à la mer Rouge et l’Égypte, sur une largeur d’environ 500 lieues, et que par conséquent toutes les côtes occidentales de l’Afrique, depuis la Guinée jusqu’au détroit de Gibraltar, sont des terres plus nouvelles. De même nous reconnoîtrons qu’en Asie, si on suit la ligne sur la même largeur, les terres les plus anciennes sont l’Arabie heureuse et déserte, la Perse et la Géorgie, la Turcomanie, et une partie de la Tartarie indépendante, la Circassie, et une partie de la Moscovie, etc. ; que par conséquent l’Europe est plus nouvelle, et peut-être aussi la Chine et la partie orientale de la Tartarie. Dans le nouveau continent, nous trouverons que la terre Magellanique, la partie orientale du Brésil, du pays des Amazones, de la Guiane, et du Canada, sont des pays nouveaux en comparaison du Tucuman, du Pérou, de la terre-ferme et des îles du golfe du Mexique, de la Floride, du Mississipi, et du Mexique. On peut encore ajouter à ces observations deux faits qui sont assez remarquables : le vieux et le nouveau continent sont presque opposés l’un à l’autre ; l’ancien est plus étendu au nord de l’équateur qu’au sud ; au contraire, le nouveau l’est plus au sud qu’au nord de l’équateur ; le centre de l’ancien continent est à 16 ou 18 degrés de latitude nord, et le centre du nouveau est à 16 ou 18 degrés de latitude sud ; en sorte qu’ils semblent faits pour se contre-balancer. Il y a encore un rapport singulier entre les deux continents, quoiqu’il me paroisse plus essentiel que ceux dont je viens de parler : c’est que les deux continents seroient chacun partagés en deux parties, qui seroient toutes quatre environnées de la mer de tous côtés, sans deux petits isthmes, celui de Suez et celui de Panama.

Voilà ce que l’inspection attentive du globe peut nous fournir de plus général sur la division de la terre. Nous nous abstiendrons de faire sur cela des hypothèses, et de hasarder des raisonnements qui pourroient nous conduire à de fausses conséquences : mais comme personne n’avoit considéré sous ce point de vue la division du globe, j’ai cru devoir communiquer ces remarques. Il est assez singulier que la ligne qui fait la plus grande longueur des continents terrestres, les partage en deux parties égales ; il ne l’est pas moins que ces deux lignes commencent et finissent aux mêmes degrés de latitude, et qu’elles soient toutes deux inclinées de même à l’équateur. Ces rapports peuvent tenir à quelque chose de général, que l’on découvrira peut-être, et que nous ignorons. Nous verrons dans la suite à examiner plus en détail les inégalités de la figure des continents ; il nous suffit d’observer ici que les pays les plus anciens doivent être les plus voisins de ces lignes, et en même temps les plus élevés, et que les terres plus nouvelles en doivent être les plus éloignées, et en même temps les plus basses. Ainsi en Amérique la terre des Amazones, la Guiane, et le Canada, seront les parties les plus nouvelles : en jetant les yeux sur la carte de ces pays, on voit que les eaux y sont répandues de tous côtés, qu’il y a un grand nombre de lacs et de très grands fleuves ; ce qui indique encore que ces terres sont nouvelles : au contraire, le Tucuman, le Pérou, et le Mexique, sont des pays très élevés, fort montueux, et voisins de la ligne qui partage le continent ; ce qui semble prouver qu’ils sont plus anciens que ceux dont nous venons de parler. De même toute l’Afrique est très montueuse, et cette partie du monde est fort ancienne ; il n’y a guère que l’Égypte, la Barbarie, et les côtes occidentales de l’Afrique jusqu’au Sénégal, qu’on puisse regarder comme de nouvelles terres. L’Asie est aussi une terre ancienne, et peut-être la plus ancienne de toutes, surtout l’Arabie, la Perse, et la Tartarie ; mais les inégalités de cette vaste partie du monde demandent, aussi bien que celles de l’Europe, un détail que nous renvoyons à un autre article. On pourroit dire en général que l’Europe est un pays nouveau ; la tradition sur la migration des peuples et sur l’origine des arts et des sciences paroît l’indiquer : il n’y a pas long-temps qu’elle étoit encore remplie de marais et couverte de forêts, au lieu que dans les pays très anciennement habités il y a peu de bois, peu d’eau, point de marais, beaucoup de landes et de bruyères, une grande quantité de montagnes dont les sommets sont secs et stériles ; car les hommes détruisent les bois, contraignent les eaux, resserrent les fleuves, dessèchent les marais, et avec le temps ils donnent à la terre une face toute différente de celle des pays inhabités ou nouvellement peuplés.

Les anciens ne connoissoient qu’une très petite partie du globe ; l’Amérique entière, les terres arctiques, la terre australe et Magellanique, une grande partie de l’intérieur de l’Afrique, leur étoient entièrement inconnues ; ils ne savoient pas que la zone torride étoit habitée, quoiqu’ils eussent navigué autour de l’Afrique ; car il y a 2200 ans que Néco, roi d’Égypte, donna des vaisseaux à des Phéniciens qui partirent de la mer Rouge, côtoyèrent l’Afrique, doublèrent le cap de Bonne-Espérance, et ayant employé deux ans à faire ce voyage, ils entrèrent la troisième année dans le détroit de Gibraltar[115]. Cependant les anciens ne connoissoient pas la propriété qu’a l’aimant de se diriger vers les pôles du monde, quoiqu’ils connussent celle qu’il a d’attirer le fer ; ils ignoroient la cause générale du flux et du reflux de la mer ; ils n’étoient pas sûrs que l’Océan environnât le globe sans interruption : quelques uns, à la vérité, l’ont soupçonné, mais avec si peu de fondement, qu’aucun n’a osé dire, ni même conjecturer, qu’il étoit possible de faire le tour du monde. Magellan a été le premier qui l’ait fait en l’année 1519, dans l’espace de 1124 jours. François Drake a été le second en 1077, et il l’a fait en 1056 jours. Ensuite Thomas Cavendisch a fait ce grand voyage en 777 jours, dans l’année 1586. Ces fameux voyageurs ont été les premiers qui aient démontré physiquement la sphéricité et l’étendue de la circonférence de la terre ; car les anciens étoient aussi fort éloignés d’avoir une juste mesure de cette circonférence du globe, quoiqu’ils y eussent beaucoup travaillé. Les vents généraux et réglés, et l’usage qu’on en peut faire pour les voyages de long cours, leur étoient absolument inconnus : ainsi on ne doit pas être surpris du peu de progrès qu’ils ont faits dans la géographie, puisque aujourd’hui, malgré toutes les connoissances que l’on a acquises par le secours des sciences mathématiques, et par les découvertes des navigateurs, il reste encore bien des choses à trouver et de vastes contrées à découvrir. Presque toutes les terres qui sont du côté du pôle antarctique nous sont inconnues ; on sait seulement qu’il y en a, et qu’elles sont séparées de tous les autres continents par l’Océan. Il reste aussi beaucoup de pays à découvrir du côté du pôle arctique, et l’on est obligé d’avouer, avec quelque espèce de regret, que depuis plus d’un siècle l’ardeur pour découvrir de nouvelles terres s’est extrêmement ralentie : on a préféré, et peut-être avec raison, l’utilité qu’on a trouvée à faire valoir celles qu’on connoissoit, à la gloire d’en conquérir de nouvelles.

Cependant la découverte de ces terres australes seroit un grand objet de curiosité, et pourroit être utile : on n’a reconnu de ce côté là que quelques côtes, et il est fâcheux que les navigateurs qui ont voulu tenter cette découverte en différents temps aient presque toujours été arrêtés par des glaces qui les ont empêchés de prendre terre. La brume, qui est fort considérable dans ces parages, est encore un obstacle. Cependant, malgré ces inconvénients, il est à croire qu’en partant du cap de Bonne-Espérance en différentes saisons, on pourroit enfin reconnoître une partie de ces terres, lesquelles jusqu’ici font un monde à part.

Il y auroit encore un autre moyen, qui peut-être réussiroit mieux : comme les glaces et les brumes paroissent avoir arrêté tous les navigateurs qui ont entrepris la découverte des terres australes par l’Océan atlantique, et que les glaces se sont présentées dans l’été de ces climats aussi bien que dans les autres saisons, ne pourroit-on pas se promettre un meilleur succès en changeant de route ? Il me semble qu’on pourroit tenter d’arriver à ces terres par la mer Pacifique, en partant de Baldivia ou d’un autre port de la côte du Chili, et traversant cette mer sous le 50e degré de latitude sud[116]. Il n’y a aucune apparence que cette navigation, qui n’a jamais été faite, fût périlleuse : et il est probable qu’on trouveroit dans cette traversée de nouvelles terres : car ce qui nous reste à connoitre du côté du pôle austral est si considérable, qu’on peut sans se tromper l’évaluer à plus d’un quart de la superficie du globe ; en sorte qu’il peut y avoir dans ces climats un continent terrestre aussi grand que l’Europe, l’Asie, et l’Afrique, prises toutes trois ensemble.

Comme nous ne connoissons point du tout cette partie du globe, nous ne pouvons pas savoir au juste la proportion qui est entre la surface de la terre et celle de la mer ; seulement, autant qu’on en peut juger par l’inspection de ce qui est connu, il paroît qu’il y a plus de mer que de terre.

Si l’on veut avoir une idée de la quantité énorme d’eau que contiennent les mers, on peut supposer une profondeur commune et générale à l’Océan ; et en ne la faisant que de deux cents toises ou de la dixième partie d’une lieue, on verra qu’il y a assez d’eau pour couvrir le globe entier d’une hauteur de six cents pieds d’eau ; et si on veut réduire cette eau dans une seule masse, on trouvera qu’elle fait un globe de plus de soixante lieues de diamètre.

Les navigateurs prétendent que le continent des terres australes est beaucoup plus froid que celui du pôle arctique : mais il n’y a aucune apparence que cette opinion soit fondée, et probablement elle n’a été adoptée des voyageurs que parce qu’ils ont trouvé des glaces à une latitude où l’on n’en trouve presque jamais dans nos mers septentrionales ; mais cela peut venir de quelques causes particulières. On ne trouve plus de glaces dès le mois d’avril en deçà des 67 et 68e degrés de latitude septentrionale, et les sauvages de l’Acadie et du Canada disent que quand elles ne sont pas toutes fondues dans ce mois là, c’est une marque que le reste de l’année sera froid et pluvieux. En 1725 il n’y eut, pour ainsi dire, point d’été, et il plut presque continuellement : aussi non seulement les glaces des mers septentrionales n’étoient pas fondues au mois d’avril au 67e degré, mais même on en trouva au 15 juin vers le 41 ou 42e degré[117].

On trouve une grande quantité de ces glaces flottantes dans la mer du Nord, surtout à quelque distance des terres ; elles viennent de la mer de Tartarie dans celle de la Nouvelle-Zemble, et dans les autres endroits de la mer Glaciale. J’ai été assuré par des gens dignes de foi, qu’un capitaine anglois, nommé Monson, au lieu de chercher un passage entre les terres du nord pour aller à la Chine, avoit dirigé sa route droit au pôle, et en avoit approché jusqu’à deux degrés ; que dans cette route il avoit trouvé une haute mer sans aucune glace : ce qui prouve que les glaces se forment auprès des terres, et jamais en pleine mer ; car quand même on voudroit supposer, contre toute apparence, qu’il pourroit faire assez froid au pôle pour que la superficie de la mer fût gelée, on ne concevroit pas comment ces énormes glaces qui flottent pourroient se former, si elles ne trouvoient pas un point d’appui contre les terres, d’où ensuite elle se détachent par la chaleur du soleil. Les deux vaisseaux que la compagnie des Indes envoya en 1739 à la découverte des terres australes, trouvèrent des glaces à une latitude de 47 ou 48 degrés ; mais ces glaces n’étoient pas fort éloignées des terres, puisqu’ils les reconnurent, sans cependant pouvoir y aborder[118]. Ces glaces doivent venir des terres intérieures et voisines du pôle austral, et on peut conjecturer qu’elles suivent le cours de plusieurs grands fleuves dont ces terres inconnues sont arrosées, de même que le fleuve Oby, le Jénisca, et les autres grandes rivières qui tombent dans les mers du Nord, entraînent les glaces qui bouchent, pendant la plus grande partie de l’année, le détroit de Waigats, et rendent inabordable la mer de Tartarie par cette route, tandis qu’au delà de la Nouvelle-Zemble et plus près des pôles, où il y a peu de fleuves et de terres, les glaces sont moins communes et la mer est plus navigable ; en sorte que si on vouloit encore tenter le voyage de la Chine et du Japon par les mers du Nord, il faudroit peut-être, pour s’éloigner le plus des terres et des glaces, diriger sa route droit au pôle, et chercher les plus hautes mers, où certainement il n’y a que peu ou point de glaces ; car on sait que l’eau salée peut, sans se geler, devenir beaucoup plus froide que l’eau douce glacée, et par conséquent le froid excessif du pôle peut bien rendre l’eau de la mer plus froide que la glace, sans que pour cela la surface de la mer se gèle, d’autant plus qu’à 80 ou 82 degrés, la surface de la mer, quoique mêlée de beaucoup de neige et d’eau douce, n’est glacée qu’auprès des côtes. En recueillant les témoignages des voyageurs sur le passage de l’Europe à la Chine par la mer du Nord, il paroît qu’il existe, et que s’il a été si souvent tenté inutilement, c’est parce qu’on a toujours craint de s’éloigner des terres et de s’approcher du pôle : les voyageurs l’ont peut-être regardé comme un écueil.

Cependant Guillaume Barents, qui avoit échoué, comme bien d’autres, dans son voyage du Nord, ne doutoit pas qu’il n’y eût un passage, et que s’il se fût plus éloigné des terres, il n’eût trouvé une mer libre et sans glaces. Des voyageurs moscovites, envoyés par le czar pour reconnoître les mers du nord, rapportèrent que la Nouvelle-Zemble n’est point une île, mais une terre ferme du continent de la Tartarie, et qu’au nord de la Nouvelle-Zemble c’est une mer libre et ouverte. Un voyageur hollandois nous assure que la mer jette de temps en temps, sur la côte de Corée et du Japon, des baleines qui ont sur le dos des harpons anglois et hollandois. Un autre Hollandois a prétendu avoir été jusque sous le pôle, et assuroit qu’il y faisoit aussi chaud qu’il fait à Amsterdam en été. Un Anglois nommé Goulden, qui avoit fait plus de trente voyages en Groenland, rapporta au roi Charles II que deux vaisseaux hollandois avec lesquels il faisoit voile, n’ayant point trouvé de baleine à la côte de l’île d’Edges, résolurent d’aller plus au nord, et qu’étant de retour au bout de quinze jours, ces Hollandois lui dirent qu’ils avoient été jusqu’au 89e degré de latitude, c’est-à-dire à un degré du pôle, et que là ils n’avoient point trouvé de glaces, mais une mer libre et ouverte, fort profonde, et semblable à celle de la baie de Biscaye, et qu’ils lui montrèrent quatre journaux de deux vaisseaux qui attestoient la même chose, et s’accordoient à fort peu de chose près. Enfin il est rapporté dans les Transactions philosophiques, que deux navigateurs qui avoient entrepris de découvrir ce passage firent une route de trois cents lieues à l’orient de la Nouvelle-Zemble ; mais qu’étant de retour, la compagnie des Indes, qui avoit intérêt que ce passage ne fût pas découvert, empêcha ces navigateurs de retourner[119]. Mais la compagnie des Indes de Hollande crut au contraire qu’il étoit de son intérêt de trouver ce passage : l’ayant tenté inutilement du côté de l’Europe, elle le fit chercher du côté du Japon ; et elle auroit apparemment réussi, si l’empereur du Japon n’eût pas interdit aux étrangers toute navigation du côté des terres de Jesso. Ce passage ne peut donc se trouver qu’en allant droit au pôle au delà de Spitzberg, ou bien en suivant le milieu de la haute mer, entre la Nouvelle-Zemble et Spitzberg, sous le 79e degré de latitude. Si cette mer a une largeur considérable, on ne doit pas craindre de la trouver glacée à cette latitude, et pas même sous le pôle, par les raisons que nous avons alléguées. En effet, il n’y a pas d’exemple qu’on ait trouvé la surface de la mer glacée au large et à une distance considérable des côtes : le seul exemple d’une mer totalement glacée est celui de la mer Noire ; elle est étroite et peu salée, et elle reçoit une très grande quantité de fleuves qui viennent des terres septentrionales, et qui y apportent des glaces : aussi elle gèle quelquefois au point que sa surface est entièrement glacée, même à une profondeur considérable ; et, si l’on en croit les historiens, elle gela, du temps de l’empereur Copronyme, de trente coudées d’épaisseur, sans compter vingt coudées de neige qu’il y avoit par dessus la glace. Ce fait me paroît exagéré : mais il est sûr qu’elle gèle presque tous les hivers, tandis que les hautes mers, qui sont de mille lieues plus près du pôle, ne gèlent pas ; ce qui ne peut venir que de la différence de la salure et du peu de glaces qu’elles reçoivent par les fleuves en comparaison de la quantité énorme de glaçons qu’ils transportent dans la mer Noire.

Ces glaces, que l’on regarde comme des barrières qui s’opposent à la navigation vers les pôles et à la découverte des terres australes, prouvent seulement qu’il y a de très grands fleuves dans le voisinage des climats où on les a rencontrées : par conséquent elles nous indiquent aussi qu’il y a de vastes continents d’où ces fleuves tirent leur origine, et on ne doit pas se décourager à la vue de ces obstacles ; car, si l’on y fait attention, l’on reconnoîtra aisément que ces glaces ne doivent être que dans certains endroits particuliers ; qu’il est presque impossible que dans le cercle entier que nous pouvons imaginer terminer les terres australes du côté de l’équateur, il y ait partout de grands fleuves qui charrient des glaces, et que par conséquent, il y a grande apparence qu’on réussiroit en dirigeant sa route vers quelque autre point de ce cercle. D’ailleurs la description que nous ont donnée Dampier et quelques autres voyageurs du terrain de la Nouvelle-Hollande, nous peut faire soupçonner que cette partie du globe qui avoisine les terres australes, et qui peut-être en fait partie, est un pays moins ancien que le reste de ce continent inconnu. La Nouvelle-Hollande est une terre basse, sans eaux, sans montagnes, peu habitée, dont les naturels sont sauvages et sans industrie ; tout cela concourt à nous faire penser qu’ils pourroient être dans ce continent à peu près ce que les sauvages des Amazones ou du Paraguay sont en Amérique. On a trouvé des hommes policés, des empires, et des rois, au Pérou, au Mexique, c’est-à-dire dans les contrées de l’Amérique les plus élevées, et par conséquent les plus anciennes ; les sauvages, au contraire, se sont trouvés dans les contrées les plus basses et les plus nouvelles. Ainsi on peut présumer que dans l’intérieur des terres australes on trouveroit aussi des hommes réunis en société dans les contrées élevées, d’où ces grands fleuves qui amènent à la mer ces glaces prodigieuses tirent leur source.

L’intérieur de l’Afrique nous est inconnu presque autant qu’il l’étoit aux anciens : ils avoient, comme nous, fait le tour de cette presqu’île par mer ; mais à la vérité ils ne nous avoient laissé ni cartes ni description de ces côtes. Pline nous dit qu’on avoit, dès le temps d’Alexandre, fait le tour de l’Afrique ; qu’on avoit reconnu dans la mer d’Arabie des débris de vaisseaux espagnols, et que Hannon, général carthaginois, avoit fait le voyage depuis Gades jusqu’à la mer d’Arabie ; qu’il avoit même donné par écrit la relation de ce voyage. Outre cela, dit-il, Cornélius Népos nous apprend que de son temps un certain Eudoxe, persécuté par le roi Lathurus, fut obligé de s’enfuir ; qu’étant parti du golfe Arabique, il étoit arrivé à Gades, et qu’avant ce temps on commerçoit d’Espagne en Éthiopie par la mer[120]. Cependant, malgré ces témoignages des anciens, on s’étoit persuadé qu’ils n’avoient jamais doublé le cap de Bonne-Espérance, et l’on a regardé comme une découverte nouvelle cette route que les Portugais ont prise les premiers pour aller aux grandes Indes. On ne sera peut-être pas fâché de voir ce qu’on en croyoit dans le neuvième siècle.

« On a découvert de notre temps une chose toute nouvelle, et qui étoit inconnue autrefois à ceux qui ont vécu avant nous. Personne ne croyoit que la mer qui s’étend depuis les Indes jusqu’à la Chine, eût communication avec la mer de Syrie, et on ne pouvoit se mettre cela dans l’esprit. Voici ce qui est arrivé de notre temps, selon ce que nous en avons appris. On a trouvé dans la mer de Roum ou Méditerranée les débris d’un vaisseau arabe que la tempête avoit brisé, et tous ceux qui le montoient étant péris, les flots l’ayant mis en pièces, elles furent portées par le vent et par la vague jusque dans la mer des Cozars, et de là au canal de la mer Méditerranée, d’où elles furent enfin jetées sur la côte de Syrie. Cela fait voir que la mer environne tout le pays de la Chine et de Cila, l’extrémité du Turquestan et le pays des Cozars ; qu’ensuite elle coule par le détroit jusqu’à ce qu’elle baigne la côte de Syrie. La preuve est tirée de la construction du vaisseau dont nous venons de parler ; car il n’y a que les vaisseaux de Siraf dont la fabrique est telle, que les bordages ne sont point cloués, mais joints ensemble d’une manière particulière, de même que s’ils étoient cousus ; au lieu que ceux de tous les vaisseaux de la mer Méditerranée et de la côte de Syrie sont cloués, et ne sont pas joints de cette manière[121]. »

Voici ce qu’ajoute le traducteur de cette ancienne relation.

« Abuziel remarque comme une chose nouvelle et fort extraordinaire, qu’un vaisseau fut porté de la mer des Indes sur les côtes de Syrie. Pour trouver le passage dans la mer Méditerranée, il suppose qu’il y a une grande étendue de mer au dessus de la Chine, qui a communication avec la merdes Cozars, c’est-à-dire de Moscovie. La mer qui est au delà du cap des Courants étoit entièrement inconnue aux Arabes, à cause du péril extrême de la navigation ; et le continent étoit habité par des peuples si barbares, qu’il n’étoit pas facile de les soumettre, ni même de les civiliser par le commerce. Les Portugais ne trouvèrent depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’à Soffala aucuns Maures établis, comme ils en trouvèrent depuis dans toutes les villes maritimes jusqu’à la Chine. Cette ville étoit la dernière que connoissoient les géographes ; mais ils ne pouvoient dire si la mer avoit communication par l’extrémité de l’Afrique avec la mer de Barbarie, et ils se contentoient de la décrire jusqu’à la côte de Zinge, qui est celle de la Cafrerie : c’est pourquoi nous ne pouvons douter que la première découverte du passage de cette mer par le cap de Bonne-Espérance n’ait été faite par les Européens, sous la conduite de Vasco de Gama, ou au moins quelques années avant qu’il doublât le cap, s’il est vrai qu’il se soit trouvé des cartes marines plus anciennes que cette navigation, où le cap étoit marqué sous le nom de Fronteira da Afriqua. Antoine Galvan témoigne, sur le rapport de Francisco de Sousa Tavares, qu’en 1528 l’infant don Fernand lui fit voir une semblable carte qui se trouvoit dans le monastère d’Acoboca, et qui étoit faite il y avoit cent vingt ans, peut-être sur celle qu’on dit être à Venise dans les trésors de Saint-Marc, et qu’on croit avoir été copiée sur celle de Marc Paolo, qui marque aussi la pointe de l’Afrique, selon le témoignage de Ramusio, etc. » L’ignorance de ces siècles au sujet de la navigation autour de l’Afrique paroîtra peut-être moins singulière que le silence de l’éditeur de cette ancienne relation au sujet des passages d’Hérodote, de Pline, etc., que nous avons cités, et qui prouvent que les anciens avoient fait le tour de l’Afrique.

Quoi qu’il en soit, les côtes de l’Afrique nous sont actuellement bien connues ; mais quelques tentatives qu’on ait faites pour pénétrer dans l’intérieur du pays, on n’a pu parvenir à le connoître assez pour en donner des relations exactes. Il seroit cependant fort à souhaiter que, par le Sénégal ou par quelque autre fleuve, on pût remonter bien avant dans les terres et s’y établir : on y trouveroit, selon toutes les apparences, un pays aussi riche en mines précieuses que l’est le Pérou ou le Brésil ; car on sait que les fleuves de l’Afrique charrient beaucoup d’or ; et comme ce continent est un pays de montagnes très élevées, et que d’ailleurs il est situé sous l’équateur, il n’est pas douteux qu’il ne contienne, aussi bien que l’Amérique, les mines des métaux les plus pesants, et les pierres les plus compactes et les plus dures.

La vaste étendue de la Tartarie septentrionale et orientale n’a été reconnue que dans ces derniers temps. Si les cartes des Moscovites sont justes, on connoît à présent les côtes de toute cette partie de l’Asie, et il paroît que depuis la pointe de la Tartarie orientale jusqu’à l’Amérique septentrionale, il n’y a guère qu’un espace de quatre ou cinq cents lieues : on a même prétendu tout nouvellement que ce trajet étoit bien plus court ; car dans la gazette d’Amsterdam, du 24 février 1747, il est dit, à l’article de Pétersbourg, que M. Stoller avoit découvert, au delà de Kamtschatka, une des îles de l’Amérique septentrionale, et qu’il avoit démontré qu’on pouvoit y aller des terres de l’empire de Russie par un petit trajet. Des jésuites et d’autres missionnaires ont aussi prétendu avoir reconnu en Tartarie des sauvages qu’ils avoient catéchisés en Amérique ; ce qui supposeroit en effet que le trajet seroit encore bien plus court[122]. Cet auteur prétend même que les deux continents de l’ancien et du Nouveau-Monde se joignent par le nord, et il dit que les dernières navigations des Japonnois donnent lieu de juger que le trajet dont nous avons parlé n’est qu’une baie, au dessus de laquelle on peut passer par terre d’Asie en Amérique : mais cela demande confirmation ; car jusqu’à présent on a cru, avec quelque sorte de vraisemblance, que le continent du pôle arctique est séparé en entier des autres continents, aussi bien que celui du pôle antarctique.

L’astronomie et l’art de la navigation sont portés à un si haut point de perfection, qu’on peut raisonnablement espérer d’avoir un jour une connoissance exacte de la surface entière du globe. Les anciens n’en connoissoient qu’une assez petite partie, parce que, n’ayant pas la boussole, ils n’osoient se hasarder dans les hautes mers. Je sais bien que quelques gens ont prétendu que les Arabes avoient inventé la boussole, et s’en étoient servis long-temps avant nous pour voyager sur la mer des Indes, et commercer jusqu’à la Chine[123] : mais cette opinion m’a toujours paru dénuée de toute vraisemblance ; car il n’y a aucun mot dans les langues arabe, turque ou persane, qui puisse signifier la boussole ; ils se servent du mot italien bossola : ils ne savent pas même encore aujourd’hui faire des boussoles ni aimanter les aiguilles, et ils achètent des Européens celles dont ils se servent. Ce que dit le P. Martini au sujet de cette invention, ne me paroît guère mieux fondé ; il prétend que les Chinois connoissoient la boussole depuis plus de trois mille ans[124]. Mais si cela est, comment est-il arrivé qu’ils en aient fait si peu d’usage ? pourquoi prenoient-ils dans leurs voyages à la Cochinchine une route beaucoup plus longue qu’il n’étoit nécessaire ? pourquoi se bornoient-ils à faire toujours les mêmes voyages, dont les plus grands étoient à Java et à Sumatra ? et pourquoi n’auroient-ils pas découvert avant les Européens une infinité d’îles abondantes et de terres fertiles dont ils sont voisins, s’ils avoient eu l’art de naviguer en pleine mer ? car, peu d’années après la découverte de cette merveilleuse propriété de l’aimant, les Portugais firent de très grands voyages : ils doublèrent le cap de Bonne-Espérance, ils traversèrent les mers de l’Afrique et des Indes ; et tandis qu’ils dirigeoient toutes leurs vues du côté de l’orient et du midi, Christophe Colomb tourna les siennes vers l’occident[125].

Pour peu qu’on y fît attention, il étoit fort aisé de deviner qu’il y avoit des espaces immenses vers l’occident : car en comparant la partie connue du globe, par exemple, la distance de l’Espagne à la Chine, et faisant attention au mouvement de révolution ou de la terre ou du ciel, il étoit aisé de voir qu’il restoit à découvrir une bien plus grande étendue vers l’occident, que celle qu’on connoissoit vers l’orient. Ce n’est donc pas par le défaut des connoissances astronomiques que les anciens n’ont pas trouvé le Nouveau-Monde, mais uniquement par le défaut de la boussole : les passages de Platon et d’Aristote, où ils parlent de terres fort éloignées au delà des colonnes d’Hercule, semblent indiquer que quelques navigateurs avoient été poussés par la tempête jusqu’en Amérique, d’où ils n’étoient revenus qu’avec des peines infinies : et on peut conjecturer que quand même les anciens auroient été persuadés de l’existence de ce continent par la relation de ces navigateurs, ils n’auroient pas même pensé qu’il fut possible de s’y frayer des routes, n’ayant aucun guide, aucune connoissance de la boussole.

J’avoue qu’il n’est pas absolument impossible de voyager dans les hautes mers sans boussole, et que des gens bien déterminés auroient pu entreprendre d’aller chercher le Nouveau-Monde, en se conduisant seulement par les étoiles voisines du pôle. L’astrolabe surtout étant connu des anciens, il pouvoit leur venir dans l’esprit de partir de France ou d’Espagne, et de faire route vers l’occident, en laissant toujours l’étoile polaire à droite, et en prenant souvent hauteur pour se conduire à peu près sous le même parallèle : c’est sans doute de cette façon que les Carthaginois dont parle Aristote, trouvèrent le moyen de revenir de ces terres éloignées, en laissant l’étoile polaire à gauche ; mais on doit convenir qu’un pareil voyage ne pouvoit être regardé que comme une entreprise téméraire, et que par conséquent nous ne devons pas être étonnés que les anciens n’en aient pas même conçu le projet.

On avoit déjà découvert, du temps de Christophe Colomb, les Açores, les Canaries, Madère : on avoit remarqué que lorsque les vents d’ouest avoient régné long-temps, la mer amenoit sur les côtes de ces îles des morceaux de bois étrangers, des cannes d’une espèce inconnue, et même des corps morts qu’on reconnoissoit à plusieurs signes n’être ni Européens ni Africains[126]. Colomb lui-même remarqua que du côté de l’ouest il venoit certains vents qui ne duroient que quelques jours, et qu’il se persuada être des vents de terre ; cependant, quoiqu’il eût sur les anciens tous ces avantages et la boussole, les difficultés qui restoient à vaincre étoient encore si grandes, qu’il n’y avoit que le succès qui pût justifier l’entreprise : car supposons pour un instant que le continent du Nouveau-Monde eût été plus éloigné, par exemple, à mille ou quinze cents lieues plus loin qu’il n’est en effet, chose que Colomb ne pouvoit ni savoir ni prévoir, il n’y seroit pas arrivé, et peut-être ce grand pays seroit-il inconnu. Cette conjecture est d’autant mieux fondée, que Colomb, quoique le plus habile navigateur de son siècle, fut saisi de frayeur et d’étonnement dans son second voyage au Nouveau-Monde ; car, comme la première fois il n’avoit trouvé que des îles, il dirigea sa route plus au midi pour tâcher de découvrir une terre ferme, et il fut arrêté par les courants, dont l’étendue considérable, et la direction toujours opposée à sa route, l’obligèrent à retourner pour chercher terre à l’occident : il s’imaginoit que ce qui l’avoit empêché d’avancer du côté du midi, n’étoit pas des courants, mais que la mer alloit en s’élevant vers le ciel, et que peut-être l’un et l’autre se touchoient du côté du midi ; tant il est vrai que dans les trop grandes entreprises, la plus petite circonstance malheureuse peut tourner la tête et abattre le courage[127].

ARTICLE VII.

Sur la production des couches ou lits de terre.


Nous avons fait voir dans l’article premier, qu’en vertu de l’attraction démontrée mutuelle entre les parties de la matière, et en vertu de la force centrifuge qui résulte du mouvement de rotation sur son axe, la terre a nécessairement pris la forme d’un sphéroïde dont les diamètres diffèrent d’une 230me partie, et que ce ne peut être que par les changements arrivés à la surface et causés par les mouvements de l’air et des eaux, que cette différence a pu devenir plus grande, comme on prétend le conclure par les mesures prises à l’équateur et au cercle polaire. Cette figure de la terre, qui s’accorde si bien avec les lois de l’hydrostatique et avec notre théorie, suppose que le globe a été dans un état de liquéfaction dans le temps qu’il a pris sa forme, et nous avons prouvé que le mouvement de projection et celui de rotation ont été imprimés en même temps par une même impulsion. On se persuadera facilement que la terre a été dans un état de liquéfaction produite par le feu, lorsqu’on fera attention à la nature des matières que renferme le globe, dont la plus grande partie, comme les sables et les glaises, sont des matières vitrifiées ou vitrifiables, et lorsque d’un autre côté on réfléchira sur l’impossibilité qu’il y a que la terre ait jamais pu se trouver dans un état de fluidité produite par les eaux, puisqu’il y a infiniment plus de terre que d’eau, et que d’ailleurs l’eau n’a pas la puissance de dissoudre les sables, les pierres, et les autres matières dont la terre est composée.

Je vois donc que la terre n’a pu prendre sa figure que dans le temps où elle a été liquéfiée par le feu ; et en suivant notre hypothèse, je conçois qu’au sortir du soleil, la terre n’avoit d’autre forme que celle d’un torrent de matières fondues et de vapeurs enflammées ; que ce torrent se rassembla par l’attraction mutuelle des parties, et devint un globe auquel le mouvement de rotation donna la figure d’un sphéroïde ; et lorsque la terre fut refroidie, les vapeurs qui s’étoient d’abord étendues, comme nous voyons s’étendre les queues des comètes, se condensèrent peu à peu, tombèrent en eau sur la surface du globe, et déposèrent en même temps un limon mêlé de matières sulfureuses et salines, dont une partie s’est glissée par le mouvement des eaux dans les fentes perpendiculaires, où elle a produit les métaux et les minéraux, et le reste est demeuré à la surface de la terre et a produit cette terre rougeâtre qui forme la première couche de la terre, et qui, suivant les différents lieux, est plus ou moins mêlée de particules animales ou végétales réduites en petites molécules dans lesquelles l’organisation n’est plus sensible.

Ainsi, dans le premier état de la terre, le globe étoit, à l’intérieur, composé d’une matière vitrifiée, comme je crois qu’il l’est encore aujourd’hui ; au dessus de cette matière vitrifiée se sont trouvées les parties que le feu aura le plus divisées, comme les sables qui ne sont que des fragments de verre ; et au dessus de ces sables, les parties les plus légères, les pierres ponces, les écumes, et les scories de la matière vitrifiée, ont surnagé et ont formé les glaises et les argiles : le tout étoit recouvert d’une couche d’eau[128] de 5 ou 600 pieds d’épaisseur, qui fut produite par la condensation des vapeurs, lorsque le globe commença à se refroidir ; cette eau déposa partout une couche limoneuse, mêlée de toutes les matières qui peuvent se sublimer et s’exhaler par la violence du feu, et l’air fut formé des vapeurs les plus subtiles qui se dégagèrent des eaux par leur légèreté, et les surmontèrent.

Tel étoit l’état du globe, lorsque l’action du flux et reflux, celle des vents et de la chaleur du soleil, commencèrent à altérer la surface de la terre. Le mouvement diurne, et celui du flux et reflux, élevèrent d’abord les eaux sous les climats méridionaux : ces eaux entraînèrent et portèrent vers l’équateur le limon, les glaises, les sables ; et en élevant les parties de l’équateur, elles abaissèrent peut-être peu à peu celles des pôles, de cette différence d’environ deux lieues dont nous avons parlé : car les eaux brisèrent bientôt et réduisirent en poussière les pierres ponces et les autres parties spongieuses de la matière vitrifiée qui étoient à la surface ; elles creusèrent des profondeurs et élevèrent des hauteurs qui, dans la suite, sont devenues des continents ; et elles produisirent toutes les inégalités que nous remarquons à la surface de la terre, et qui sont plus considérables vers l’équateur que partout ailleurs : car les plus hautes montagnes sont entre les tropiques et dans le milieu des zones tempérées ; et les plus basses sont au cercle polaire et au delà, puisque l’on a, entre les tropiques, les Cordilières, et presque toutes les montagnes du Mexique et du Brésil, les montagnes de l’Afrique ; savoir, le grand et le petit Atlas, les monts de la Lune, etc., et que d’ailleurs les terres qui sont entre les tropiques sont les plus inégales de tout le globe, aussi bien que les mers, puisqu’il se trouve entre les tropiques beaucoup plus d’îles que partout ailleurs ; ce qui fait voir évidemment que les plus grandes inégalités de la terre se trouvent en effet dans le voisinage de l’équateur.

Quelque indépendante que soit ma théorie de cette hypothèse sur ce qui s’est passé dans le temps de ce premier état du globe, j’ai été bien aise d’y remonter dans cet article, afin de faire voir la liaison et la possibilité du système que j’ai proposé, et dont j’ai donné le précis dans l’article premier : on doit seulement remarquer que ma théorie, qui fait le texte de cet ouvrage, ne part pas de si loin ; que je prends la terre dans un état à peu près semblable à celui où nous la voyons, et que je ne me sers d’aucune des suppositions qu’on est obligé d’employer lorsqu’on veut raisonner sur l’état passé du globe terrestre : mais, comme je donne ici une nouvelle idée au sujet du limon des eaux, qui, selon moi, a formé la première couche de terre qui enveloppe le globe, il me paroît nécessaire de donner aussi les raisons sur lesquelles je fonde cette opinion. Les vapeurs qui s’élèvent dans l’air produisent les pluies, les rosées, les feux aériens, les tonnerres, et les autres météores ; ces vapeurs sont donc mêlées de particules aqueuses, aériennes, sulfureuses, terrestres, etc., et ce sont ces particules solides et terrestres qui forment le limon dont nous voulons parler. Lorsqu’on laisse déposer de l’eau de pluie, il se forme un sédiment au fond ; lorsqu’après avoir ramassé une assez grande quantité de rosée, on la laisse déposer et se corrompre, elle produit une espèce de limon qui tombe au fond du vase : ce limon est même fort abondant, et la rosée en produit beaucoup plus que l’eau de pluie ; il est gras, onctueux et rougeâtre.

La première couche qui enveloppe le globe de la terre est composée de ce limon avec des parties de végétaux ou d’animaux détruits, ou bien avec des particules pierreuses ou sablonneuses. On peut remarquer presque partout que la terre labourable est rougeâtre et mêlée plus ou moins de ces différentes matières. Les particules de sable ou de pierre qu’on y trouve sont de deux espèces, les unes grossières et massives, les autres plus fines et quelquefois impalpables : les plus grosses viennent de la couche inférieure, dont on les détache en labourant et en travaillant la terre ; ou bien le limon supérieur, en se glissant et en pénétrant dans la couche inférieure qui est de sable ou d’autres matières divisées, forme ces terres qu’on appelle des sables gras : les autres parties pierreuses qui sont plus fines, viennent de l’air, tombent comme les rosées et les pluies, et se mêlent intimement au limon ; c’est proprement le résidu de la poussière que l’air transporte, que les vents enlèvent continuellement de la surface de la terre, et qui retombe ensuite, après s’être imbibé de l’humide de l’air. Lorsque le limon domine, qu’il se trouve en grande quantité, et qu’au contraire les parties pierreuses et sablonneuses sont en petit nombre, la terre est rougeâtre, pétrissable, et très fertile ; si elle est en même temps mêlée d’une quantité considérable de végétaux ou d’animaux détruits, la terre est noirâtre, et souvent elle est encore plus fertile que la première : mais si le limon n’est qu’en petite quantité, aussi bien que les parties végétales ou animales, alors la terre est blanche et stérile ; et lorsque les parties sablonneuses, pierreuses, ou crétacées, qui composent ces terres stériles et dénuées de limon, sont mêlées d’une assez grande quantité de parties de végétaux ou d’animaux détruits, elles forment les terres noires et légères qui n’ont aucune liaison et peu de fertilité ; en sorte que, suivant les différentes combinaisons de ces trois différentes matières, du limon, des parties d’animaux et de végétaux, et des particules de sable et de pierre, les terres sont plus ou moins fécondes et différemment colorées. Nous expliquerons en détail, dans notre discours sur les végétaux, tout ce qui a rapport à la nature et à la qualité des différentes terres ; mais ici nous n’avons d’autre but que celui de faire entendre comment s’est formée cette première couche qui enveloppe le globe, et qui provient du limon des eaux.

Pour fixer les idées, prenons le premier terrain qui se présente, et dans lequel on a creusé assez profondément ; par exemple, le terrain de Marly-la-Ville, où les puits sont très profonds : c’est un pays élevé, mais plat et fertile, dont les couches de terre sont arrangées horizontalement. J’ai fait venir des échantillons de toutes ces couches, que M. Dalibard, habile botaniste, et versé d’ailleurs dans toutes les parties des sciences, a bien voulu faire prendre sous ses yeux, et après avoir éprouvé toutes ces matières à l’eau-forte, j’en ai dressé la table suivante.

État des différents lits de terre qui se trouvent à Marly-la-Ville, jusqu’à cent pieds de profondeur[129].
pieds. pouces.
1o
Terre franche rougeâtre, mêlée de beaucoup de limon, d’une très petite quantité de sable vitrifiable, et d’une quantité un peu plus considérable de sable calculable, que j’appelle gravier
13
2o
Terre franche ou limon mêlé de plus de gravier et d’un peu plus de sable vitrifiable. 
2 6
3o
Limon mêlé de sable vitrifiable en assez grande quantité, et qui ne faisoit que très peu d’effervescence avec l’eau-forte. 
3
4o
Marne dure qui faisoit une grande effervescence avec l’eau-forte. 
2
5o
Pierre marneuse assez dure. 
4
6o
Marne en poudre, mêlée de sable vitrifiable. 
5
7o
Sable très fin, vitrifiable. 
1 6
8o
Marne en terre, mêlée d’un peu de sable vitrifiable. 
3 6
9o
Marne dure dans laquelle on trouve du vrai caillou qui est de la pierre à fusil parfaite. 
3 6
10o
Gravier ou poussière de marne. 
1
11o
Églantine, pierre de la dureté et du grain du marbre, et qui est sonnante. 
1 6
12o
Gravier marneux. 
1 6
13o
Marne en pierre dure, dont le grain est fort fin. 
1 6
14o
Marne en pierre, dont le grain n’est pas si fin. 
1 6
15o
Marne encore plus grenue et plus grossière. 
2 6
16o
Sable vitrifîable très fin, mêlé de coquilles de mer fossiles, qui n’ont aucune adhérence avec le sable, et qui ont encore leurs couleurs et leurs vernis naturels. 
1 6
17o
Gravier très menu, ou poussière fine de marne. 
2
18o
Marne en pierre dure. 
3 6
19o
Marne en poudre assez grossière. 
1 6
20o
Pierre dure et calcinable comme le marbre. 
1
21o
Sable gris, vitrifiable, mêlé de coquilles fossiles, et surtout de beaucoup d’huîtres et de spondyles, qui n’ont aucune adhérence avec le sable, et qui ne sont nullement pétrifiés. 
3
22o
Sable blanc, vitrifiable, mêlé des mêmes coquilles. 
2
23o
Sable rayé de rouge et de blanc, vitrifiable, et mêlé des mêmes coquilles. 
1
24o
Sable plus gros, mais toujours vitrifiable, et mêlé des mêmes coquilles. 
1
25o
Sable gris, fin, vitrifiable, et mêlé des mêmes coquilles. 
6
26o
Sable gras, très fin, où il n’y a plus que quelques coquilles. 
3
27o
Grès. 
3
28o
Sable vitrifiable, rayé de rouge et de blanc. 
4
29o
Sable blanc, vitrifiable. 
3 6
30o
Sable vitrifiable, rougeâtre. 
15
Profondeur où l’on a cessé de creuser. 
101 pieds.

J’ai dit que j’avois éprouvé toutes ces matières à l’eau-forte, parce que quand l’inspection et la comparaison des matières avec d’autres qu’on connoît ne suffisent pas pour qu’on soit en état de les dénommer, et de les ranger dans la classe à laquelle elles appartiennent, et qu’on a peine à se décider par la simple observation, il n’y a pas de moyen plus prompt, et peut-être plus sûr, que d’éprouver avec l’eau-forte les matières terreuses ou lapiditiques : celles que les esprits acides dissolvent sur-le-champ avec chaleur et ébullition, sont ordinairement calcinables ; celles, au contraire, qui résistent à ces esprits, et sur lesquelles ils ne font aucune impression, sont vitrifiables.

On voit par cette énumération, que le terrain de Marly-la-Ville a été autrefois un fond de mer qui s’est élevé au moins de 75 pieds, puisqu’on trouve des coquilles à cette profondeur de 75 pieds. Ces coquilles ont été transportées par le mouvement des eaux en même temps que le sable où on les trouve ; et le tout est tombé en forme de sédiments qui se sont arrangés de niveau, et qui ont produit les différentes couches de sable gris, blanc, rayé de blanc et de rouge, etc., dont l’épaisseur totale est de 15 ou 18 pieds : toutes les autres couches supérieures jusqu’à la première, ont été de même transportées par le mouvement des eaux de la mer, et déposées en forme de sédiments, comme on ne peut en douter, tant à cause de la situation horizontale des couches, qu’à cause des différents lits de sable mêlé de coquilles, et de ceux de marne, qui ne sont que des débris, ou plutôt des détriments de coquilles ; la dernière couche elle-même a été formée presque en entier par le limon dont nous avons parlé, qui s’est mêlé avec une partie de la marne qui étoit à la surface.

J’ai choisi cet exemple comme le plus désavantageux à notre explication, parce qu’il paroît d’abord fort difficile de concevoir que le limon de l’air et celui des pluies des rosées aient pu produire une couche de terre franche épaisse de 13 pieds : mais on doit observer d’abord qu’il est très rare de trouver, surtout dans les pays un peu élevés, une épaisseur de terre labourable aussi considérable ; ordinairement les terres ont trois ou quatre pieds, et souvent elles n’ont pas un pied d’épaisseur. Dans les plaines environnées de collines, cette épaisseur de bonne terre est plus grande, parce que les pluies détachent les terres de ces collines, et les entraînent dans les vallées ; mais en ne supposant ici rien de tout cela, je vois que les dernières couches formées par les eaux de la mer sont des lits de marne fort épais : il est naturel d’imaginer que cette marne avoit au commencement une épaisseur encore plus grande, et que des 13 pieds qui composent l’épaisseur de la couche supérieure, il y en avoit plusieurs de marne lorsque la mer a abandonné ce pays et a laissé le terrain à découvert. Cette marne, exposée à l’air, se sera fondue par les pluies ; l’action de l’air et de la chaleur du soleil y aura produit des gerçures, de petites fentes, et elle aura été altérée par toutes ces causes extérieures, au point de devenir une matière divisée et réduite en poussière à la surface, comme nous voyons la marne que nous tirons de la carrière, tomber en poudre lorsqu’on la laisse exposée aux injures de l’air : la mer n’aura pas quitté ce terrain si brusquement qu’elle ne l’ait encore recouvert quelquefois, soit par les alternatives du mouvement des marées, soit par l’élévation extraordinaire des eaux dans les gros temps, et elle aura mêlé avec cette couche de marne, de la vase, de la boue, et d’autres matières limoneuses ; lorsque le terrain se sera enfin trouvé tout-à-fait élevé au dessus des eaux, les plantes auront commencé à y croître, et c’est alors que le limon des pluies et des rosées aura peu à peu coloré et pénétré cette terre, et lui aura donné un premier degré de fertilité, que les hommes auront bientôt augmenté par la culture, en travaillant et divisant la surface, et donnant ainsi au limon des rosées et des pluies la facilité de pénétrer plus avant ; ce qui à la fin aura produit cette couche de terre franche de 13 pieds d’épaisseur.

Je n’examinerai point ici si la couleur rougeâtre des terres végétales, qui est aussi celle du limon de la rosée et des pluies, ne vient pas du fer qui y est contenu ; ce point, qui ne laisse pas d’être important, sera discuté dans notre discours sur les minéraux ; il nous suffit d’avoir exposé notre façon de concevoir la formation de la couche superficielle de la terre ; et nous allons prouver par d’autres exemples, que la formation des couches intérieures ne peut être que l’ouvrage des eaux.

La surface du globe, dit Woodward, cette couche extérieure sur laquelle les hommes et les animaux marchent, qui sert de magasin pour la formation des végétaux et des animaux, est, pour la plus grande partie, composée de matière végétale ou animale, qui est dans un mouvement et dans un changement continuel. Tous les animaux et les végétaux qui ont existé depuis la création du monde, ont toujours tiré successivement de cette couche la matière qui a composé leur corps, et ils ont rendu à leur mort cette matière empruntée : elle y reste, toujours prête à être reprise de nouveau, et à servir pour former d’autres corps de la même espèce, successivement sans jamais discontinuer ; car la matière qui compose un corps, est propre et naturellement disposée pour en former un autre de cette espèce[130]. Dans les pays inhabités, dans les lieux où on ne coupe pas les bois, où les animaux ne broutent pas les plantes, cette couche de terre végétale s’augmente assez considérablement avec le temps ; dans tous les bois, et même dans ceux qu’on coupe, il y a une couche de terreau de 6 ou 8 pouces d’épaisseur, qui n’a été formée que par les feuilles, les petites branches et les écorces qui se sont pourries. J’ai souvent observé sur un ancien grand chemin fait, dit-on, du temps des Romains, qui traverse la Bourgogne dans une longue étendue de terrain, qu’il s’est formé sur les pierres dont ce grand chemin est construit, une couche de terre noire de plus d’un pied d’épaisseur, qui nourrit actuellement des arbres d’une hauteur assez considérable ; et cette couche n’est composée que d’un terreau noir, formé par les feuilles, les écorces, et les bois pourris. Comme les végétaux tirent pour leur nourriture beaucoup plus de substance de l’air et de l’eau qu’ils n’en tirent de la terre, il arrive qu’en pourrissant ils rendent à la terre plus qu’ils n’en ont tiré. D’ailleurs une forêt détermine les eaux de la pluie en arrêtant les vapeurs : ainsi, dans un bois qu’on conserveroit bien long-temps sans y toucher, la couche de terre qui sert à la végétation augmenteroit considérablement. Mais les animaux rendant moins à la terre qu’ils n’en tirent, et les hommes faisant des consommations énormes de bois et de plantes pour le feu et pour d’autres usages, il s’ensuit que la couche de terre végétale d’un pays habité doit toujours diminuer et devenir enfin comme le terrain de l’Arabie pétrée, et comme celui de tant d’autres provinces de l’Orient, qui est en effet le climat le plus anciennement habité, où l’on ne trouve que du sel et des sables ; car le sel fixe des plantes et des animaux reste, tandis que toutes les autres parties se volatilisent.

Après avoir parlé de cette couche de terre extérieure que nous cultivons, il faut examiner la position et la formation des couches intérieures. La terre, dit Woodward, paroît, en quelque endroit qu’on la creuse, composée de couches placées l’une sur l’autre, comme autant de sédiments qui seroient tombés successivement au fond de l’eau : les couches qui sont les plus enfoncées, sont ordinairement les plus épaisses ; et celles qui sont sur celles-ci, sont les plus minces par degrés jusqu’à la surface. On trouve des coquilles de mer, des dents, des os de poissons, dans ces différentes couches ; il s’en trouve non seulement dans les couches molles, comme dans la craie, l’argile, et la marne, mais même dans les couches les plus solides et les plus dures, comme dans celles de pierre, de marbre, etc. Ces productions marines sont incorporées avec la pierre ; et lorsqu’on la rompt et qu’on en sépare la coquille, on observe toujours que la pierre a reçu l’empreinte ou la forme de la surface avec tant d’exactitude, qu’on voit que toutes les parties étoient exactement contiguës et appliquées à la coquille. « Je me suis assuré, dit cet auteur, qu’en France, en Flandre, en Hollande, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Danemarck, en Norwège, et en Suède, la pierre et les autres substances terrestres sont disposées par couches, de même qu’en Angleterre ; que ces couches sont divisées par des fentes parallèles ; qu’il y a au dedans des pierres et des autres substances terrestres et compactes, une grande quantité de coquillages, et d’autres productions de la mer, disposées de la même manière que dans cette île[131]. J’ai appris que ces couches se trouvoient de même en Barbarie, en Égypte, en Guinée, et dans les autres parties de l’Afrique, dans l’Arabie, la Syrie, la Perse, le Malabar, la Chine, et les autres provinces de l’Asie, à la Jamaïque, aux Barbades, en Virginie, dans la Nouvelle-Angleterre, au Brésil, au Pérou, et dans les autres parties de l’Amérique[132]. »

Cet auteur ne dit pas comment et par qui il a appris que les couches de la terre au Pérou contenoient des coquilles. Cependant, comme en général ses observations sont exactes, je ne doute pas qu’il n’ait été bien informé ; et c’est ce qui me persuade qu’on doit trouver des coquilles au Pérou dans les couches de terre, comme on en trouve partout ailleurs. Je fais cette remarque à l’occasion d’un doute qu’on a formé depuis peu sur cela, et dont je parlerai tout à l’heure.

Dans une fouille que l’on fit à Amsterdam pour faire un puits, on creusa jusqu’à 232 pieds de profondeur, et on trouva les couches de terre suivantes : 7 pieds de terre végétale ou terre de jardin, 9 pieds de tourbe, 9 pieds de glaise molle, 8 pieds d’arène, 4 de terre, 10 d’argile, 4 de terre, 10 pieds d’arène, sur laquelle on a coutume d’appuyer les pilotis qui soutiennent les maisons d’Amsterdam ; ensuite 2 pieds d’argile, 4 de sablon blanc, 5 de terre sèche, 1 de terre molle, 14 d’arène, 8 d’argile mêlée d’arène, 4 d’arène mêlée de coquilles ; ensuite une épaisseur de 100 et 2 pieds de glaise ; et enfin 31 pieds de sable, où l’on cessa de creuser[133].

Il est rare qu’on fouille aussi profondément sans trouver de l’eau, et ce fait est remarquable en plusieurs choses : 1o il fait voir que l’eau de la mer ne communique pas dans l’intérieur de la terre par voie de filtration ou de stillation, comme on le croit vulgairement ; 2o nous voyons qu’on trouve des coquilles à 100 pieds au dessous de la surface de la terre, dans un pays extrêmement bas, et que par conséquent le terrain de la Hollande a été élevé de 100 pieds par les sédiments de la mer ; 3o on peut en tirer une induction que cette couche de glaise épaisse de 102 pieds, et la couche de sable qui est au dessous, dans laquelle on a fouillé à 31 pieds, et dont l’épaisseur entière est inconnue, ne sont peut-être pas fort éloignées de la première couche de la vraie terre ancienne et originaire, telle qu’elle étoit dans le temps de sa première formation, et avant que le mouvement des eaux eût changé sa surface. Nous avons dit, dans l’article premier, que si l’on vouloit trouver la terre ancienne, il faudroit creuser dans les pays du Nord plutôt que vers l’équateur, dans les plaines basses plutôt que dans les montagnes ou dans les terres élevées. Ces conditions se trouvent à peu près rassemblées ici ; seulement il auroit été à souhaiter qu’on eût continué cette fouille à une plus grande profondeur, et que l’auteur nous eût appris s’il n’y avoit pas de coquilles ou d’autres productions marines dans cette couche de glaise de 102 pieds d’épaisseur, et dans celle de sable qui étoit au dessous. Cet exemple confirme ce que nous avons dit, savoir, que plus on fouille dans l’intérieur de la terre, plus on trouve des couches épaisses ; ce qui s’explique fort naturellement dans notre théorie.

Non seulement la terre est composée de couches parallèles et horizontales dans les plaines et dans les collines, mais les montagnes mêmes sont en général composées de la même façon : on peut dire que ces couches y sont plus apparentes que dans les plaines, parce que les plaines sont ordinairement recouvertes d’une quantité assez considérable de sable et de terre que les eaux y ont amenés ; et pour trouver les anciennes couches il faut creuser plus profondément dans les plaines que dans les montagnes.

J’ai souvent observé que lorsqu’une montagne est égale, et que son sommet est de niveau, les couches ou lits de pierre qui la composent sont aussi de niveau ; mais si le sommet de la montagne n’est pas posé horizontalement, et s’il penche vers l’orient ou vers tout autre côté, les couches de pierre penchent aussi du même côté. J’avois ouï dire à plusieurs personnes que pour l’ordinaire les bancs ou lits des carrières penchent un peu du côté du levant : mais ayant observé moi-même toutes les carrières et toutes les chaînes de rochers qui se sont présentées à mes yeux, j’ai reconnu que cette opinion est fausse, et que les couches ou bancs de pierre ne penchent du côté du levant que lorsque le sommet de la colline penche de ce même côté ; et qu’au contraire, si le sommet s’abaisse du côté du nord, du midi, du couchant, ou de tout autre côté, les lits de pierre penchent aussi du côté du nord, du midi, du couchant, etc. Lorsqu’on tire les pierres et les marbres des carrières, on a grand soin de les séparer suivant leur position naturelle, et on ne pourroit pas même les avoir en grand volume si on vouloit les couper dans un autre sens. Lorsqu’on les emploie, il faut, pour que la maçonnerie soit bonne, et pour que les pierres durent long-temps, les poser sur leur lit de carrière (c’est ainsi que les ouvriers appellent la couche horizontale). Si, dans la maçonnerie, les pierres étoient posées sur un autre sens, elles se fendroient et ne résisteroient pas aussi long-temps au poids dont elles sont chargées. On voit bien que ceci confirme que les pierres se sont formées par couches parallèles et horizontales, qui se sont successivement accumulées les unes sur les autres, et que ces couches ont composé des masses dont la résistance est plus grande dans ce sens que dans tout autre.

Au reste, chaque couche, soit qu’elle soit horizontale ou inclinée, a, dans toute son étendue, une épaisseur égale ; c’est-à-dire, chaque lit d’une matière quelconque, pris à part, a une épaisseur égale dans toute son étendue : par exemple, lorsque, dans une carrière, le lit de pierre dure a trois pieds d’épaisseur en un endroit, il a ces 3 pieds d’épaisseur partout ; s’il a 6 pieds d’épaisseur en un endroit, il en a 6 partout. Dans les carrières autour de Paris, le lit de bonne pierre n’est pas épais, et il n’a guère que 18 à 20 pouces d’épaisseur partout ; dans d’autres carrières, comme en Bourgogne, la pierre a beaucoup plus d’épaisseur. Il en est de même des marbres : ceux dont le lit est le plus épais sont les marbres blancs et noirs ; ceux de couleur sont ordinairement plus minces ; et je connois des lits d’une pierre fort dure, et dont les paysans se servent en Bourgogne pour couvrir leurs maisons, qui n’ont qu’un pouce d’épaisseur. Les épaisseurs des différents lits sont donc différentes ; mais chaque lit conserve la même épaisseur dans toute son étendue. En général, on peut dire que l’épaisseur des couches horizontales est tellement variée, qu’elle va depuis une ligne et moins encore, jusqu’à 1, 10, 20, 50 et 100 pieds d’épaisseur. Les carrières anciennes et nouvelles qui sont creusées horizontalement, les boyaux des mines, et les coupes à plomb, en long et en travers, de plusieurs montagnes, prouvent qu’il y a des couches qui ont beaucoup d’étendue en tous sens. « Il est bien prouvé, dit l’historien de l’Académie, que toutes les pierres ont été une pâte molle ; et comme il y a des carrières presque partout, la surface de la terre a donc été dans tous ces lieux, du moins jusqu’à une certaine profondeur, une vase et une bourbe. Les coquillages qui se trouvent dans presque toutes les carrières, prouvent que cette vase étoit une terre détrempée par de l’eau de la mer ; et par conséquent la mer a couvert tous ces lieux là, et elle n’a pu les couvrir sans couvrir aussi tout ce qui étoit de niveau ou plus bas, et elle n’a pu couvrir tous les lieux où il y a des carrières, et tous ceux qui sont de niveau ou plus bas, sans couvrir toute la surface du globe terrestre. Ici l’on ne considère point encore les montagnes, que la mer auroit dû couvrir aussi, puisqu’il s’y trouve toujours des carrières, et souvent des coquillages. Si on les supposoit formées, le raisonnement que nous faisons en deviendroit beaucoup plus fort.

« La mer, continue-t-il, couvroit donc toute la terre ; et de là vient que tous les bancs ou lits de pierre qui sont dans les plaines sont horizontaux et parallèles entre eux : les poissons auront été les plus anciens habitants du globe, qui ne pouvoit encore avoir ni animaux terrestres, ni oiseaux. Mais comment la mer s’est-elle retirée dans les grands creux, dans les vastes bassins qu’elle occupe présentement ? Ce qui se présente le plus naturellement à l’esprit, c’est que le globe de la terre, du moins jusqu’à une certaine profondeur, n’étoit pas solide partout, mais entremêlé de quelques grands creux dont les voûtes se sont soutenues pendant un temps, mais enfin sont venues à fondre subitement ; alors les eaux seront tombées dans ces creux, les auront remplis, et auront laissé à découvert une partie de la surface de la terre, qui sera devenue une habitation convenable aux animaux terrestres et aux oiseaux. Les coquillages des carrières s’accordent fort avec cette idée ; car outre qu’il n’a pu se conserver jusqu’à présent dans les terres que des parties pierreuses des poissons, on sait qu’ordinairement les coquillages s’amassent en grand nombre dans certains endroits de la mer, où ils sont comme immobiles, et forment des espèces de rochers, et ils n’auront pu suivre les eaux qui les auront subitement abandonnés : c’est par cette dernière raison que l’on trouve infiniment plus de coquillages que d’arêtes ou d’empreintes d’autres poissons ; et cela même prouve une chute soudaine de la mer dans ses bassins. Dans le même temps que les voûtes que nous supposons ont fondu, il est fort possible que d’autres parties de la surface du globe se soient élevées ; et, par la même cause, ce seront là les montagnes qui se seront placées sur cette surface avec des carrières déjà toutes formées. Mais les lits de ces carrières n’ont pas pu conserver la direction horizontale qu’ils avoient auparavant, à moins que les masses des montagnes ne se fussent élevées précisément selon un axe perpendiculaire à la surface de la terre ; ce qui n’a pu être que très rare : aussi, comme nous l’avons déjà observé en 1708, les lits des carrières des montagnes sont toujours inclinés à l’horizon, mais parallèles entre eux ; car ils n’ont pas changé de position les uns à l’égard des autres, mais seulement à l’égard de la surface de la terre[134]. »

Ces couches parallèles, ces lits de terre ou de pierre qui ont été formés par les sédiments des eaux de la mer, s’étendent souvent à des distances très considérables, et même on trouve dans les collines séparées par un vallon les mêmes lits, les mêmes matières, au même niveau. Cette observation que j’ai faite s’accorde parfaitement avec celle de l’égalité de la hauteur des collines opposées, dont je parlerai tout à l’heure. On pourra s’assurer aisément de la vérité de ces faits ; car dans tous les vallons étroits où l’on découvre des rochers, on verra que les mêmes lits de pierre ou de marbre se trouvent des deux côtés à la même hauteur. Dans une campagne que j’habite souvent, et où j’ai beaucoup examiné les rochers et les carrières, j’ai trouvé une carrière de marbre qui s’étend à plus de 12 lieues en longueur, et dont la largeur est fort considérable, quoique je n’aie pas pu m’assurer précisément de cette étendue en largeur. J’ai souvent observé que ce lit de marbre a la même épaisseur partout ; et dans des collines séparées de cette carrière par un vallon de 100 pieds de profondeur et d’un quart de lieue de largeur, j’ai trouvé le même lit de marbre à la même hauteur. Je suis persuadé qu’il en est de même de toutes les carrières de pierre ou de marbre où l’on trouve des coquilles, car cette observation n’a pas lieu dans les carrières de grès. Nous donnerons dans la suite les raisons de cette différence, et nous dirons pourquoi le grès n’est pas disposé, comme les autres matières, par lits horizontaux, et qu’il est en blocs irréguliers pour la forme et pour la position.

On a de même observé que les lits de terre sont les mêmes des deux côtés des détroits de la mer : et cette observation, qui est importante, peut nous conduire à reconnoître les terres et les îles qui ont été séparées du continent ; elle prouve, par exemple, que l’Angleterre a été séparée de la France, l’Espagne de l’Afrique, la Sicile de l’Italie : et il seroit à souhaiter qu’on eût fait la même observation dans tous les détroits, je suis persuadé qu’on la trouveroit vraie presque partout ; et pour commencer par le plus long détroit que nous connoissions, qui est celui de Magellan, nous ne savons pas si les mêmes lits de pierre se trouvent à la même hauteur des deux côtés : mais nous voyons, à l’inspection des cartes particulières de ce détroit, que les deux côtes élevées qui le bornent forment à peu près, comme les montagnes de la terre, des angles correspondants, et que les angles saillants sont opposés aux angles rentrants dans les détours de ce détroit ; ce qui prouve que la Terre-de-Feu doit être regardée comme une partie du continent de l’Amérique. Il en est de même du détroit de Forbisher ; l’île de Frislande paroît avoir été séparée du continent du Groenland.

Les îles Maldives ne sont séparées les unes des autres que par de petits trajets de mer, de chaque côté desquels se trouvent des bancs et des rochers composés de la même matière : toutes ces îles, qui, prises ensemble, ont près de 200 lieues de longueur, ne formoient autrefois qu’une même terre ; elles sont divisées en treize provinces, que l’on appelle atollons. Chaque atollon contient un grand nombre de petites îles, dont la plupart sont tantôt submergées, et tantôt à découvert ; mais ce qu’il y a de remarquable c’est que ces treize atollons sont chacun environné d’une chaîne de rochers de même nature de pierre, et qu’il n’y a que trois ou quatre ouvertures dangereuses par où on peut entrer dans chaque atollon : ils sont tous posés de suite et bout à bout : et il paroît évidemment que ces îles étoient autrefois une longue montagne couronnée de rochers[135].

Plusieurs auteurs, comme Verstegan, Twine, Sommer, et surtout Campbell dans sa Description de l’Angleterre, au chapitre de la province de Kent, donnent des raisons très fortes pour prouver que l’Angleterre étoit autrefois jointe à la France, et qu’elle en a été séparée par un coup de mer, qui, s’étant ouvert cette porte, a laissé à découvert une grande quantité de terres basses et marécageuses tout le long des côtes méridionales de l’Angleterre. Le docteur Wallis fait valoir comme une preuve de ce fait la conformité de l’ancien langage des Gallois et des Bretons ; et il ajoute plusieurs observations que nous rapporterons dans les articles suivants.

Si l’on considère en voyageant la forme des terrains, la position des montagnes, et les sinuosités des rivières, on s’apercevra qu’ordinairement les collines opposées sont non seulement composées des mêmes matières, au même niveau, mais même qu’elles sont à peu près également élevées. J’ai observé cette égalité de hauteur dans les endroits où j’ai voyagé, et je l’ai toujours trouvée la même, à très peu près, des deux côtés, surtout dans les vallons serrés, et qui n’ont tout au plus qu’un quart ou un tiers de lieue de largeur ; car dans les grandes vallées qui ont beaucoup plus de largeur, il est assez difficile de juger exactement de la hauteur des collines et de leur égalité, parce qu’il y a erreur d’optique et erreur de jugement. En regardant une plaine ou tout autre terrain de niveau qui s’étend fort au loin, il paroît s’élever ; et, au contraire, en voyant de loin des collines, elles paroissent s’abaisser. Ce n’est pas ici le lieu de donner la raison mathématique de cette différence. D’autre côté, il est fort difficile de juger, par le simple coup d’œil, où se trouve le milieu d’une grande vallée, à moins qu’il n’y ait une rivière ; au lieu que, dans les vallons serrés, le rapport des yeux est moins équivoque, et le jugement plus certain. Cette partie de la Bourgogne qui est comprise entre Auxerre, Dijon, Autun, et Bar-sur-Seine, et dont une étendue considérable s’appelle le bailliage de la Montagne, est un des endroits les plus élevés de la France : d’un côté de la plupart de ces montagnes, qui ne sont que du second ordre, et qu’on ne doit regarder que comme des collines élevées, les eaux coulent vers l’Océan, et de l’autre vers la Méditerranée. Il y a des points de partage, comme à Sombernon, Pouilli en Auxois, etc., où on peut tourner les eaux indifféremment vers l’Océan ou vers la Méditerranée. Ce pays élevé est entrecoupé de plusieurs petits vallons assez serrés, et presque tous arrosés de gros ruisseaux ou de petites rivières. J’ai mille et mille fois observé la correspondance des angles de ces collines, et leur égalité de hauteur ; et je puis assurer que j’ai trouvé partout les angles saillants opposés aux angles rentrants, et les hauteurs à peu près égales des deux côtés. Plus on avance dans le pays élevé où sont les points de partage dont nous venons de parler, plus les montagnes ont de hauteur ; mais cette hauteur est toujours la même des deux côtés des vallons, et les collines s’élèvent ou s’abaissent également. En se plaçant à l’extrémité des vallons dans le milieu de la largeur, j’ai toujours vu que le bassin du vallon étoit environné et surmonté de collines dont la hauteur étoit égale. J’ai fait la même observation dans plusieurs autres provinces de France. C’est cette égalité de hauteur dans les collines qui fait les plaines en montagnes ; ces plaines forment, pour ainsi dire, des pays élevés au dessus d’autres pays : mais les hautes montagnes ne paroissent pas être si égales en hauteur ; elles se terminent la plupart en pointes et en pics irréguliers ; et j’ai vu en traversant plusieurs fois les Alpes et l’Apennin, que les angles sont en effet correspondants, mais qu’il est presque impossible de juger à l’œil de l’égalité ou de l’inégalité de hauteur des montagnes opposées, parce que leur sommet se perd dans les brouillards et dans les nues.

Les différentes couches dont la terre est composée ne sont pas disposées suivant l’ordre de leur pesanteur spécifique ; souvent on trouve des couches de matières pesantes posées sur des couches de matières plus légères : pour s’en assurer, il ne faut qu’examiner la nature des terres sur lesquelles portent les rochers, et on verra que c’est ordinairement sur des glaises ou sur des sables qui sont spécifiquement moins pesants que la matière du rocher[136]. Dans les collines et dans les autres petites élévations, on reconnoît facilement la base sur laquelle portent les rochers ; mais il n’en est pas de même des grandes montagnes ; non seulement le sommet est de rocher, mais ces rochers portent sur d’autres rochers ; il y a montagnes sur montagnes et rochers sur rochers, à des hauteurs si considérables, et dans une si grande étendue de terrain, qu’on ne peut guère s’assurer s’il y a de la terre dessous, et de quelle nature est cette terre. On voit des rochers coupés à pic qui ont plusieurs centaines de pieds de hauteur ; ces rochers portent sur d’autres qui peut-être n’en ont pas moins. Cependant ne peut-on pas conclure du petit au grand ? et puisque les rochers des petites montagnes dont on voit la base, portent sur des terres moins pesantes et moins solides que la pierre, ne peut-on pas croire que la base des hautes montagnes est aussi de terre ? Au reste, tout ce que j’ai à prouver ici, c’est qu’il a pu arriver naturellement, par le mouvement des eaux, qu’il se soit accumulé des matières plus pesantes au dessus des plus légères, et que si cela se trouve en effet dans la plupart des collines, il est probable que cela est arrivé comme je l’explique dans le texte. Mais quand même on voudroit se refuser à mes raisons, en m’objectant que je ne suis pas bien fondé à supposer qu’avant la formation des montagnes, les matières les plus pesantes étoient au dessous des moins pesantes, je répondrai que je n’assure rien de général à cet égard, parce qu’il y a plusieurs manières dont cet effet a pu se produire, soit que les matières pesantes fussent au dessous ou au dessus, ou placées indifféremment comme nous les voyons aujourd’hui : car pour concevoir comment la mer ayant d’abord formé une montagne de glaise, l’a ensuite couronnée de rochers, il suffit de faire attention que les sédiments peuvent venir successivement de différents endroits, et qu’ils peuvent être de matières différentes ; en sorte que, dans un endroit de la mer où les eaux auront déposé d’abord plusieurs sédiments de glaise, il peut très bien arriver que tout d’un coup, au lieu de glaise, les eaux apportent des sédiments pierreux ; et cela, parce qu’elles auront enlevé du fond ou détaché des côtes toute la glaise, et qu’ensuite elles auront attaqué les rochers, ou bien parce que les premiers sédiments venoient d’un endroit, et les seconds d’un autre. Au reste, cela s’accorde parfaitement avec les observations par lesquelles on reconnoît que les lits de terre, de pierre, de gravier, de sable, etc., ne suivent aucune règle dans leur arrangement, ou du moins se trouvent placés indifféremment et comme au hasard les uns au dessus des autres.

Cependant ce hasard même doit avoir des règles, qu’on ne peut connoître qu’en estimant la valeur des probabilités et la vraisemblance des conjectures. Nous avons vu qu’en suivant notre hypothèse sur la formation du globe, l’intérieur de la terre doit être d’une matière vitrifiée, semblable à nos sables vitrifiables, qui ne sont que des fragments de verre, et dont les glaises sont peut-être les scories ou les parties décomposées. Dans cette supposition, la terre doit être composée dans le centre, et presque jusqu’à la circonférence extérieure, de verre ou d’une matière vitrifiée qui en occupe presque tout l’intérieur ; et au dessus de cette matière on doit trouver les sables, les glaises, et les autres scories de cette matière vitrifiée. Ainsi, en considérant la terre dans son premier état, c’étoit d’abord un noyau de verre ou de matière vitrifiée, qui est ou massive comme le verre, ou divisée comme le sable, parce que cela dépend du degré de l’activité du feu qu’elle aura éprouvé ; au dessus de cette matière étoient les sables, et enfin les glaises : le limon des eaux et de l’air a produit l’enveloppe extérieure, qui est plus ou moins épaisse suivant la situation du terrain, plus ou moins colorée suivant les différents mélanges du limon, des sables, et des parties d’animaux ou de végétaux détruits, et plus ou moins féconde suivant l’abondance ou la disette de ces mêmes parties. Pour faire voir que cette supposition, au sujet de la formation des sables et des glaises, n’est pas aussi gratuite qu’on pourroit l’imaginer, nous avons cru devoir ajouter à ce que nous venons de dire, quelques remarques particulières.

Je conçois donc que la terre, dans le premier état, étoit un globe, ou plutôt un sphéroïde de matière vitrifiée, de verre, si l’on veut, très compacte, couvert d’une croûte légère et friable, formée par les scories de la matière en fusion, d’une véritable pierre ponce : le mouvement et l’agitation des eaux et de l’air brisèrent bientôt et réduisirent en poussière cette croûte de verre spongieuse, cette pierre ponce qui étoit à la surface ; de là les sables qui, en s’unissant, produisirent ensuite les grès et le roc vif, ou, ce qui est la même chose, les cailloux en grande masse, qui doivent, aussi bien que les cailloux en petite masse, leur dureté, leur couleur ou leur transparence, et la variété de leurs accidents, aux différents degrés de pureté et à la finesse du grain des sables qui sont entrés dans leur composition.

Ces mêmes sables dont les parties constituantes s’unissent par le moyen du feu, s’assimilent et deviennent un corps dur très dense, et d’autant plus transparent que le sable est plus homogène, exposés, au contraire, long-temps à l’air, se décomposent par la désunion et l’exfoliation des petites lames dont ils sont formés ; ils commencent à devenir terre, et c’est ainsi qu’ils ont pu former les glaises et les argiles. Cette poussière, tantôt d’un jaune brillant, tantôt semblable à des paillettes d’argent dont on se sert pour sècher l’écriture, n’est autre chose qu’un sable très pur, en quelque façon pourri, presque réduit en ses principes, et qui tend à une décomposition parfaite ; avec le temps ces paillettes se seroient atténuées et divisées au point qu’elles n’auroient point eu assez d’épaisseur et de surface pour réfléchir la lumière, et elles auroient acquis toutes les propriétés des glaises. Qu’on regarde au grand jour un morceau d’argile, on y apercevra une grande quantité de ces paillettes talqueuses, qui n’ont pas encore entièrement perdu leur forme. Le sable peut donc, avec le temps, produire l’argile, et celle-ci, en se divisant, acquiert de même les propriétés d’un véritable limon, matière vitrifiable comme l’argile et qui est du même genre.

Cette théorie est conforme à ce qui se passe tous les jours sous nos yeux. Qu’on lave du sable sortant de sa minière, l’eau se chargera d’une assez grande quantité de terre noire, ductile, grasse, de véritable argile. Dans les villes où les rues sont pavées de grès, les boues sont toujours noires et très grasses, et desséchées elles forment une terre de la même nature que l’argile. Qu’on détrempe et qu’on lave de même de l’argile prise dans un terrain où il n’y a ni grès ni cailloux, il se précipitera toujours au fond de l’eau une assez grande quantité de sable vitrifiable.

Mais ce qui prouve parfaitement que le sable, et même le caillou et le verre, existent dans l’argile et n’y sont que déguisés, c’est que le feu, en réunissant les parties de celle-ci que l’action de l’air et des autres éléments avoit peut-être divisées, lui rend sa première forme. Qu’on mette de l’argile dans un fourneau de réverbère échauffé au degré de la calcination, elle se couvrira au dehors d’un émail très dur : si à l’intérieur elle n’est pas encore vitrifiée, elle aura cependant acquis une très grande dureté, elle résistera à la lime et au burin, elle étincellera sous le marteau, elle aura enfin toutes les propriétés du caillou, un degré de chaleur de plus la fera couler et la convertira en un véritable verre.

L’argile et le sable sont donc des matières parfaitement analogues et du même genre ; si l’argile en se condensant peut devenir du caillou, du verre, pourquoi le sable en se divisant ne pourroit-il pas devenir de l’argile ? Le verre paroît être la véritable terre élémentaire, et tous les mixtes un verre déguisé ; les métaux, les minéraux, les sels, etc., ne sont qu’une terre vitrescible ; la pierre ordinaire, les autres matières qui lui sont analogues, et les coquilles des testacés, des crustacés, etc., sont les seules substances qu’aucun agent connu n’a pu jusqu’à présent vitrifier, et les seules qui semblent faire une classe à part[137]. Le feu, en réunissant les parties divisées des premières, en fait une matière homogène, dure, et transparente à un certain degré, sans aucune diminution de pesanteur, et à laquelle il n’est plus capable de causer aucune altération ; celles-ci, au contraire, dans lesquelles il entre une plus grande quantité de principes actifs et volatils, et qui se calcinent, perdent au feu plus du tiers de leur poids, et reprennent simplement la forme de terre, sans autre altération que la désunion de leurs principes : ces matières exceptées, qui ne sont pas en grand nombre, et dont les combinaisons ne produisent pas de grandes variétés dans la nature, toutes les autres substances, et particulièrement l’argile, peuvent être converties en verre, et ne sont essentiellement par conséquent qu’un verre décomposé. Si le feu fait changer promptement de forme à ces substances en les vitrifiant, le verre lui-même, soit qu’il ait sa nature de verre, ou bien celle de sable ou de caillou, se change naturellement en argile, mais par un progrès lent et insensible.

Dans les terrains où le caillou ordinaire est la pierre dominante, les campagnes en sont ordinairement jonchées ; et si le lieu est inculte, et que ces cailloux aient été long-temps exposés à l’air sans avoir été remués, leur superficie supérieure est toujours très blanche, tandis que le côté opposé qui touche immédiatement à la terre, est très brun et conserve sa couleur naturelle. Si on casse plusieurs de ces cailloux, on reconnoîtra que la blancheur n’est pas seulement au dehors, mais qu’elle pénètre dans l’intérieur plus ou moins profondément, et y forme une espèce de bande, qui n’a dans de certains cailloux que très peu d’épaisseur, mais qui, dans d’autres, occupe presque toute celle du caillou ; cette partie blanche est un peu grenue, entièrement opaque, aussi tendre que la pierre, et elle s’attache à la langue comme les bols, tandis que le reste du caillou est lisse et poli, qu’il n’a ni fil ni grain, et qu’il a conservé sa couleur naturelle, sa transparence, et sa même dureté. Si on met dans un fourneau ce même caillou à moitié décomposé, sa partie blanche deviendra d’un rouge couleur de tuile, et sa partie brune d’un très beau blanc. Qu’on ne dise point, avec un de nos plus célèbres naturalistes, que ces pierres sont des cailloux imparfaits de différents âges, qui n’ont pas encore acquis leur perfection ; car pourquoi seroient-ils tous imparfaits ? pourquoi le seroient-ils tous du même côté, et du côté qui est exposé à l’air ? Il me semble qu’il est aisé de se convaincre que ce sont au contraire des cailloux altérés, décomposés, qui tendent à reprendre la forme et les propriétés de l’argile et du bol dont ils ont été formés. Si c’est conjecturer que de raisonner ainsi, qu’on expose en plein air le caillou le plus caillou (comme parle ce fameux naturaliste), le plus dur et le plus noir, en moins d’une année il changera de couleur à la surface ; et si on a la patience de suivre cette expérience, on lui verra perdre insensiblement et par degrés sa dureté, sa transparence, et ses autres caractères spécifiques, et approcher de plus en plus chaque jour de la nature de l’argile.

Ce qui arrive au caillou arrive au sable : chaque grain de sable peut être considéré comme un petit caillou, et chaque caillou, comme un amas de grains de sable extrêmement fins et exactement engrenés. L’exemple du premier degré de décomposition du sable se trouve dans cette poudre brillante, mais opaque, mica, dont nous venons de parler, et dont l’argile et l’ardoise sont toujours parsemées ; les cailloux entièrement transparents, les quarz, produisent en se décomposant des talcs gras et doux au toucher, aussi pétrissables et ductiles que la glaise, et vitrifiables comme elle, tels que ceux de Venise et de Moscovie ; et il me paroît que le talc est un terme moyen entre le verre ou le caillou transparent et l’argile, au lieu que le caillou grossier et impur, en se décomposant, passe à l’argile sans intermède.

Notre verre factice éprouve aussi la même altération : il se décompose à l’air, il se pourrit en quelque façon en séjournant dans les terres : d’abord sa superficie s’irise, s’écaille, s’exfolie, et en le maniant, on s’aperçoit qu’il s’en détache des paillettes brillantes ; mais lorsque sa décomposition est plus avancée, il s’écrase entre les doigts et se réduit en poudre talqueuse très blanche et très fine ; l’art a même imité la nature pour la décomposition du verre et du caillou. « Est etiam certa methodus solius aquæ communis ope silices et arenam in liquorem viscosum, eumdemque in sal viride convertendi, et hoc in oleum rubicundum, etc. Solius ignis et aquæ ope, speciali experimento durissimos quosque lapides in mucorem resolvo, qui distillatus subtilem spiritum exhibet et oleum nullis laudibus prædicabile. »

Nous traiterons ces matières encore plus à fond dans notre discours sur les minéraux, et nous nous contenterons d’ajouter ici que les différentes couches qui couvrent le globe terrestre, étant encore actuellement ou de matières que nous pouvons considérer comme vitrifiées, ou de matières analogues au verre, qui en ont les propriétés les plus essentielles, et qui toutes sont vitrescibles, et que d’ailleurs, comme il est évident que de la décomposition du caillou et du verre qui se fait chaque jour sous nos yeux, il résulte une véritable terre argileuse, ce n’est donc pas une supposition précaire ou gratuite, que d’avancer, comme je l’ai fait, que les glaises, les argiles, et les sables, ont été formés par les scories et les écumes vitrifiées du globe terrestre, surtout lorsqu’on y joint les preuves à priori, que nous avons données pour faire voir qu’il a été dans un état de liquéfaction causée par le feu.

Sur les couches et lits de terre en différents endroits.

* Nous avons quelques exemples des fouilles et des puits, dans lesquels on a observé les différentes natures des couches ou lits de terre jusqu’à de certaines profondeurs ; celle du puits d’Amsterdam, qui descendoit jusqu’à 232 pieds ; celle du puits de Marly-la-Ville, jusqu’à 100 pieds ; et nous pourrions en citer plusieurs autres exemples, si les observateurs étoient d’accord dans leur nomenclature : mais les uns appellent marne ce qui n’est en effet que de l’argile blanche ; les autres nomment cailloux des pierres calcaires arrondies ; ils donnent le nom de sable à du gravier calcaire : au moyen de quoi l’on ne peut tirer aucun fruit de leurs recherches ni de leurs longs mémoires sur ces matières, parce qu’il y a partout incertitude sur la nature des substances dont ils parlent ; nous nous bornerons donc aux exemples suivants.

Un bon observateur a écrit à un de mes amis, dans les termes suivants, sur les couches de terre dans le voisinage de Toulon : « Il existe ici, dit-il, un immense dépôt pierreux qui occupe toute la pente de la chaîne de montagnes que nous avons au nord de la ville de Toulon, qui s’étend dans la vallée au levant et au couchant, dont une partie forme le sol de la vallée et va se perdre dans la mer ; cette matière lapidifique est appelée vulgairement safre, et c’est proprement ce tuf que les naturalistes appellent marga tofacca fistulosa. M. Guettard m’a demandé des éclaircissements sur ce safre pour en faire usage dans ses mémoires, et quelques morceaux de cette matière pour la connoître. Je lui ai envoyé les uns et les autres, et je crois qu’il en a été content, car il m’en a remercié ; il vient même de me marquer qu’il reviendra en Provence et à Toulon au commencement de mai… Quoi qu’il en soit, M. Guettard n’a rien de nouveau à dire sur ce dépôt ; car M. de Buffon a tout dit à ce sujet dans son premier volume de l’Histoire naturelle, à l’article des Preuves de la Théorie de la terre ; et il semble qu’en faisant cet article, il avoit sous les yeux les montagnes de Toulon et leur croupe.

» À la naissance de cette croupe, qui est d’un tuf plus ou moins dur, on trouve dans de petites cavités du noyau de la montagne, quelques mines de très beau sable qui sont probablement ces pelotes dont parle M. de Buffon. En cassant en d’autres endroits la superficie du noyau, nous trouvons en abondance des coquilles de mer incorporées avec la pierre… J’ai plusieurs de ces coquilles, dont l’émail est assez bien conservé : je les enverrai quelque jour à M. de Buffon[138]. »

M. Guettard, qui a fait par lui-même plus d’observations en ce genre qu’aucun autre naturaliste, s’exprime dans les termes suivants en parlant des montagnes qui avoisinent Paris.

« Après la terre labourable, qui n’est tout au plus que de deux ou trois pieds, est placé un banc de sable qui a depuis quatre et six pieds jusqu’à vingt pieds, et souvent même jusqu’à trente de hauteur : ce banc est communément rempli de pierres de la nature de la pierre meulière… Il y a des cantons où l’on rencontre, dans ce banc sableux, des masses de grès isolées.

» Au dessous de ce sable, on trouve un tuf qui peut avoir depuis dix ou douze jusqu’à trente, quarante et même cinquante pieds. Ce tuf n’est cependant pas communément d’une seule épaisseur ; il est assez souvent coupé par différents lits de fausse marne, de marne glaiseuse, de cos, que les ouvriers appellent tripoli, ou de bonne marne, et même de petits bancs de pierres assez dures… Sous ce banc de tuf commencent ceux qui donnent la pierre à bâtir. Ces bancs varient par la hauteur ; ils n’ont guère d’abord qu’un pied. Il s’en trouve dans des cantons trois ou quatre au dessus l’un de l’autre : ils en précèdent un qui peut être d’environ dix pieds, et dont les surfaces et l’intérieur sont parsemés de noyaux ou d’empreintes de coquilles ; il est suivi d’un autre qui peut avoir quatre pieds ; il porte sur un de sept à huit, ou plutôt sur deux de trois ou quatre. Après ces bancs, il y en a plusieurs autres qui sont petits, et qui peuvent former en tout un massif de trois toises au moins ; ce massif est suivi des glaises, avant lesquelles cependant on perce un lit de sable.

» Ce sable est rougeâtre et terreux : il a d’épaisseur deux, deux et demi, et trois pieds ; il est noyé d’eau ; il a après lui un banc de fausse glaise bleuâtre, c’est-à-dire d’une terre très glaiseuse mêlée de sable : l’épaisseur de ce banc peut avoir deux pieds ; celui qui le suit est au moins de cinq, et d’une glaise noire, lisse, dont les cassures sont brillantes presque comme du jayet ; et enfin cette glaise noire est suivie de la glaise bleue, qui forme un banc de cinq à six pieds d’épaisseur. Dans ces différentes glaises, on trouve des pyrites blanchâtres d’un jaune pâle et de différentes figures… L’eau qui se trouve au dessous de toutes ces glaises, empêche de pénétrer plus avant…

» Le terrain des carrières du canton de Moxouris, au haut du faubourg Saint-Marceau, est disposé de la manière suivante. »


pieds. pouces.
1o
La terre labourable, d’un pied d’épaisseur. 
1 0
2o
Le tuf, deux toises. 
12
3o
Le sable, deux à trois toises. 
18
4o
Des terres jaunâtres, deux toises. 
12
5o
Le tripoli, c’est-à-dire des terres blanches, grasses, fermes, qui se durcissent au soleil, et qui marquent comme la craie, de quatre à cinq toises. 
30
6o
Du cailloutage ou mélange de sable gras, de deux toises. 
12
7o
De la roche ou rochette, depuis un pied jusqu’à deux. 
2
8o
Une espèce de bas appareil ou qui a peu de hauteur, d’un pied jusqu’à deux. 
2
9o
Deux moies de banc blanc, de chacune six, sept, à huit pouces. 
1
10o
Le souchet, de dix-huit pouces jusqu’à vingt, en y comprenant son bousin. 
1 6
11o
Le banc franc, depuis quinze, dix-huit, jusqu’à trente pouces. 
1 6
12o
Le liais-ferault, de dix à douze pouces. 
1
13o
Le banc vert, d’un pied jusqu’à vingt pouces. 
1 6
14o
Les lambourdes, qui forment deux bancs, un de dix-huit pouces, et l’autre de deux pieds. 
3 6
15o
Plusieurs petits bancs de lambourdes bâtardes, ou moins bonnes que les lambourdes ci-dessus ; ils précèdent la nappe d’eau ordinaire des puits : cette nappe est celle que ceux qui fouillent la terre à pots sont obligés de passer pour tirer cette terre ou glaise à poterie, laquelle est entre deux eaux, c’est-à-dire entre cette nappe dont je viens de parler… et une autre beaucoup plus considérable, qui est au dessous.
En tout. 
99 pieds.

Au reste, je ne rapporte cet exemple que faute d’autres ; car on voit combien il laisse d’incertitudes sur la nature des différentes terres. On ne peut donc trop exhorter les observateurs à désigner plus exactement la nature des matières dont ils parlent, et de distinguer au moins celles qui sont vitrescibles ou calcaires comme dans l’exemple suivant.

Le sol de la Lorraine est partagé en deux grandes zones toutes différentes et bien distinctes : l’orientale, que couvre la chaîne des Vosges, montagnes primitives, toutes composées de matières vitrifiables et cristallisées, granites, porphyres, jaspes, et quarz, jetés par blocs et par groupes, et non par lits et par couches. Dans toute cette chaîne, on ne trouve pas le moindre vestige de productions marines, et les collines qui en dérivent sont de sable vitrifiable. Quand elles finissent, et sur une lisière suivie dans toute la ligne de leur chute, commence l’autre zone toute calcaire, toute en couches horizontales, toute remplie ou plutôt formée de corps marins[139].

Les bancs et les lits de terre du Pérou sont parfaitement horizontaux, et se répondent quelquefois de fort loin dans les différentes montagnes : la plupart de ces montagnes ont deux ou trois cents toises de hauteur, et elles sont presque toujours inaccessibles ; elles sont souvent escarpées comme des murailles, et c’est ce qui permet de voir leurs lits horizontaux, dont ces escarpements présentent l’extrémité. Lorsque le hasard a voulu que quelqu’une fût ronde, et qu’elle se trouve absolument détachée des autres, chacun de ces lits est devenu comme un cylindre très plat et comme un cône tronqué, qui n’a que très peu de hauteur ; et ces différents lits placés les uns au dessous des autres, et distingués par leur couleur et par les divers talus de leur contour, ont souvent donné au tout la forme d’un ouvrage artificiel et fait avec la plus grande régularité. On voit dans ces pays là les montagnes y prendre continuellement l’aspect d’anciens et somptueux édifices, de chapelles, de châteaux, de dômes. Ce sont quelquefois des fortifications formées, de longues courtines munies de boulevarts. Il est difficile, en distinguant tous ces objets et la manière dont leurs couches se répondent, de douter que le terrain ne soit abaissé tout autour ; il paroît que ces montagnes, dont la base étoit plus solidement appuyée, sont restées comme des espèces de témoins et des monuments qui indiquent la hauteur qu’avoit anciennement le sol de ces contrées.

La montagne des Oiseaux, appelée en arabe Gebel-teir, est si égale du haut en bas l’espace d’une demi-lieue, qu’elle semble plutôt un mur régulier bâti par la main des hommes que non pas un rocher fait ainsi par la nature. Le Nil la touche par un très long espace, et elle est éloignée de quatre journées et demie du Caire, dans l’Égypte supérieure.

Je puis ajouter à ces observations une remarque faite par la plupart des voyageurs : c’est que dans les Arabies le terrain est d’une nature très différente ; la partie la plus voisine du mont Liban n’offre que des rochers tranchés et culbutés, et c’est ce qu’on appelle l’Arable pétrée. C’est de cette contrée, dont les sables ont été enlevés par le mouvement des eaux, que s’est formé le terrain stérile de l’Arabie déserte ; tandis que les limons plus légers et toutes les bonnes terres ont été portés plus loin dans la partie que l’on appelle l’Arabie heureuse. Au reste, les revers dans l’Arabie heureuse sont, comme partout ailleurs, plus escarpés vers la mer d’Afrique, c’est-à-dire vers l’occident, que vers la mer Rouge qui est à l’orient. (Add. Buff.)

TABLE

DES ARTICLES

CONTENUS

DANS LE PREMIER VOLUME


Éloge de Buffon, par Condorcet. 
 Page v
Éloge de Buffon, par Vicq-d’Azyr. 
 xlvii
DISCOURS ACADÉMIQUES.
Discours académique prononcé à l’Académie Françoise par M. de Buffon le jour de sa réception. 
 3
Projet d’une Réponse à M. Coetlosquet. 
 15
Réponse à M. Watelet. 
 21
Réponse à M. de La Condamine. 
 24
Réponse à M. le chevalier de Chatelux. 
 27
Réponse à M. le maréchal duc de Duras. 
 33
HISTOIRE NATURELLE.
  1. L’Académie royale des Sciences.
  2. La Faculté et la Société royale de Médecine de Paris.
  3. L’Académie royale des Sciences. M. de Buffon y avoit été reçu en 1733, dans la classe de mécanique.
  4. Dans ce que j’ai dit ici, j’avois en vue le livre de l’Esprit des Lois ; ouvrage excellent pour le fond, et auquel on n’a pu faire d’autre reproche que celui des sections trop fréquentes.
  5. Louis XV, le Bien-Aimé.
  6. Celle de M. Languet de Gergy, archevêque de Sens, auquel j’ai succédé à l’Académie Françoise.
  7. Cette réponse devoit être prononcée en 1760, le jour de la réception de M. l’évêque de Limoges à l’Académie Françoise ; mais comme ce prélat se retira pour laisser passer deux hommes de lettres qui aspiroient en même temps à l’Académie, cette réponse n’a été ni prononcée ni imprimée.
  8. M. Duclos a succédé à M. de Mirabaud dans la place de secrétaire de l’Académie Françoise.
  9. J’étois depuis très long-temps confrère de M. de La Condamine à l’Académie des Sciences.
  10. M. de La Condamine succéda, à l’Académie Françoise, à M. de Vauréal, évêque de Rennes.
  11. M. le chevalier de Chatelux, qui étoit désiré par l’Académie, et qui en conséquence s’étoit présenté, se retira pour engager M. de Malesherbes à passer avant lui.
  12. M. le comte de Maurepas.
  13. Hoc verò systema, Linnæi scilicet, jam cognitis plantarum methodis longè vilius et inferius non solùm, sed et insuper nimis coactum, lubricum et fallax, imò lusorium deprehenderim, et quidem in tantùm, ut non solùm quoad dispositionem et denominationem plantarum enormes confusiones post se trahat, sed et vix non plenaria doctrinæ botanicæ solidioris obscuratio et perturbatio indè fuerit metuenda. (Vaniloq. Botan. Specimen refutatum à Sîegesbeck. Petropoli, 1741.)
  14. Voyez Linnæus, Syst. nat., pages 65 et suiv.
  15. Voyez le Commentaire de Scaliger.
  16. Voyez ci-après les Preuves de la Théorie de la terre, art. I.
  17. Whiston. Voyez les Preuves de la Théorie de la terre, art. II.
  18. Burnet. Voyez les Preuves de la Théorie de la terre, art. III.
  19. Woodward. Voyez les Preuves, art. IV.
  20. Vide Senec. Quæst., lib. vi, cap. 21 ; Strab. Geograph., lib. i ; Oros., lib. ii, cap. 18 ; Plin., lib. ii, cap. 19 ; Histoire de l’Académie des Sciences, année 1708, page 23.
  21. Voyez les Preuves, art. XIV.
  22. Voyez les Preuves, art. VI.
  23. Voyez Trans. phll. abrig., vol. II. page 323.
  24. Voyez Boyles Works, vol. III, page 232.
  25. Voyez les Preuves, art. I.
  26. Lorsque j’ai écrit ce Traité de la Théorie de la terre, en 1744, je n’étois pas instruit de tous les faits par lesquels on peut reconnoître que la densité du globe terrestre, prise généralement, est moyenne entre les densités du fer, des marbres, des grès, de la pierre, et du verre, telle que je l’ai déterminée dans mon premier Mémoire : je n’avois pas fait alors toutes les expériences qui m’ont conduit à ce résultat ; il me manquoit aussi beaucoup d’observations que j’ai recueillies dans ce long espace de temps : ces expériences toutes faites dans la même vue, et ces observations, nouvelles pour la plupart, ont étendu mes premières idées, et m’en ont fait naître d’autres accessoires et même plus élevées ; en sorte que ces conjectures raisonnables que je soupçonnois dès lors qu’on pouvoit former, me paroissent être devenues des inductions très plausibles, desquelles il résulte que le globe de la terre est principalement composé, depuis la surface jusqu’au centre, d’une matière vitreuse un peu plus dense que le verre pur ; la lune, d’une matière aussi dense que la pierre calcaire ; Mars, d’une matière à peu près aussi dense que celle du marbre ; Vénus, d’une matière un peu plus dense que l’émerit ; Mercure, d’une matière un peu plus dense que l’étain ; Jupiter, d’une matière moins dense que la craie ; et Saturne, d’une matière presque aussi légère que la pierre ponce ; et enfin que les satellites de ces deux grosses planètes sont composés d’une matière encore plus légère que leur planète principale.

    Il est certain que le centre de gravité du globe, ou plutôt du sphéroïde terrestre, coïncide avec son centre de grandeur, et que l’axe sur lequel il tourne passe par ces mêmes centres, c’est-à-dire par le milieu du sphéroïde, et que par conséquent il est de même densité dans toutes ses parties correspondantes : s’il en étoit autrement, et que le centre de grandeur ne coïncidât pas avec le centre de gravité, l’axe de rotation se trouveroit alors plus d’un côté que de l’autre ; et, dans les différents hémisphères de la terre, la durée de la révolution paroîtroit inégale. Or, cette révolution est parfaitement la même pour tous les climats : ainsi toutes les parties correspondantes du globe sont de la même densité relative.

    Et comme il est démontré par son renflement à l’équateur et par sa chaleur propre, encore actuellement existante, que, dans son origine, le globe terrestre étoit composé d’une matière liquéfiée par le feu, qui s’est rassemblée par sa force d’attraction mutuelle, la réunion de cette matière en fusion n’a pu former qu’une sphère pleine depuis le centre à la circonférence, laquelle sphère pleine ne diffère d’un globe parfait que par ce renflement sous l’équateur et cet abaissement sous les pôles, produits par la force centrifuge dès les premiers moments que cette masse encore liquide a commencé à tourner sur elle-même.

    Nous avons démontré que le résultat de toutes les matières qui éprouvent la violente action du feu, est l’état de vitrification ; et comme toutes se réduisent en verre plus ou moins pesant, il est nécessaire que l’intérieur du globe soit en effet une matière vitrée, de la même nature que la roche vitreuse, qui fait partout le fond de sa surface au dessous des argiles, des sables vitrescibles, des pierres calcaires, et de toutes les autres matières qui ont été remuées, travaillées, et transportées par les eaux.

    Ainsi l’intérieur du globe est une masse de matière vitrescible, peut-être spécifiquement un peu plus pesante que la roche vitreuse, dans les fentes de laquelle nous cherchons les métaux ; mais elle est de même nature, et n’en diffère qu’en ce qu’elle est plus massive et plus pleine : il n’y a de vides et de cavernes que dans les couches extérieures ; l’intérieur doit être plein ; car ces cavernes n’ont pu se former qu’à la surface, dans le temps de la consolidation et du premier refroidissement : les fentes perpendiculaires qui se trouvent dans les montagnes, ont été formées presque en même temps, c’est-à-dire lorsque les matières se sont resserrées par le refroidissement : toutes ces cavités ne pouvoient se faire qu’à la surface, comme l’on voit dans une masse de verre ou de minéral fondu les éminences et les trous se présenter à la superficie, tandis que l’intérieur du bloc est solide et plein.

    Indépendamment de cette cause générale de la formation des cavernes et des fentes à la surface de la terre, la force centrifuge étoit une autre cause qui, se combinant avec celle du refroidissement, a produit dans le commencement de plus grandes cavernes et de plus grandes inégalités dans les climats où elle agissoit le plus puissamment. C’est par cette raison que les plus hautes montagnes et les plus grandes profondeurs se sont trouvées voisines des tropiques et de l’équateur ; c’est par la même raison qu’il s’est fait dans ces contrées méridionales plus de bouleversements que nulle part ailleurs. Nous ne pouvons déterminer le point de profondeur auquel les couches de la terre ont été boursoufflées par le feu et soulevées en cavernes ; mais il est certain que cette profondeur doit être bien plus grande à l’équateur que dans les autres climats, puisque le globe, avant sa consolidation, s’y est élevé de six lieues un quart de plus que sous les pôles. Cette espèce de croûte ou de calotte va toujours en diminuant d’épaisseur depuis l’équateur, et se termine à rien sous les pôles. La matière qui compose cette croûte est la seule qui ait été déplacée dans le temps de la liquéfaction, et refoulée par l’action de la force centrifuge ; le reste de la matière qui compose l’intérieur du globe, est demeuré fixe dans son assiette, et n’a subi ni changement, ni soulèvement, ni transport : les vides et les cavernes n’ont donc pu se former que dans cette croûte extérieure ; elles se sont trouvées d’autant plus grandes et plus fréquentes que cette croûte étoit plus épaisse, c’est-à-dire plus voisine de l’équateur. Aussi les plus grands affaissements se sont faits et se feront encore dans les parties méridionales, où se trouvent de même les plus grandes inégalités de la surface du globe, et, par la même raison, le plus grand nombre de cavernes, de fentes, et de mines métalliques qui ont rempli ces fentes dans le temps de leur fusion ou de leur sublimation.

    L’or et l’argent, qui ne font qu’une quantité, pour ainsi dire, infiniment petite en comparaison de celle des autres matières du globe, ont été sublimés en vapeurs, et se sont séparés de la matière vitrescible commune par l’action de la chaleur, de la même manière que l’on voit sortir d’une plaque d’or ou d’argent exposée au foyer d’un miroir ardent, des particules qui s’en séparent par la sublimation, et qui dorent ou argentent les corps que l’on expose à cette vapeur métallique : ainsi l’on ne peut pas croire que ces métaux, susceptibles de sublimation, même à une chaleur médiocre, puissent être entrés en grande partie dans la composition du globe, ni qu’ils soient placés à de grandes profondeurs dans son intérieur. Il en est de même de tous les autres métaux et minéraux, qui sont encore plus susceptibles de se sublimer par l’action de la chaleur ; et à l’égard des sables vitrescibles et des argiles, qui ne sont que des détriments des scories vitrées dont la surface du globe étoit couverte immédiatement après le premier refroidissement, il est certain qu’elles n’ont pu se loger dans l’intérieur, et qu’elles pénètrent tout au plus aussi bas que les filons métalliques dans les fentes et dans les autres cavités de cette ancienne surface de la terre, maintenant recouverte par toutes les matières que les eaux ont déposées.

    Nous sommes donc bien fondés à conclure que le globe de la terre n’est, dans son intérieur, qu’une masse solide de matière vitrescible, sans vides, sans cavités, et qu’il ne s’en trouve que dans les couches qui soutiennent celles de sa surface ; que sous l’équateur, et dans les climats méridionaux, ces cavités ont été et sont encore plus grandes que dans les climats tempérés ou septentrionaux, parce qu’il y a eu deux causes qui les ont produites sous l’équateur ; savoir, la force centrifuge et le refroidissement ; au lieu que, sous les pôles, il n’y a eu que la seule cause du refroidissement : en sorte que, dans les parties méridionales, les affaissements ont été bien plus considérables, les inégalités plus grandes, les fentes perpendiculaires plus fréquentes, et les mines des métaux précieux plus abondantes. (Add. Buff.)

  27. Voyez les Preuves, art. XII.
  28. Voyez les Preuves, art. XIII.
  29. Voyez la Carte dressée en 1737 par M. Buache, des profondeurs de l’Océan entre l’Afrique et l’Amérique.
  30. Voyez Varen. Geogr. gen., page 218.
  31. Voyez les Preuves, art. XIII.
  32. Voyez Varen., p. 140. Voyez aussi les Voyages de Pyrard, p. 137.
  33. Voyez les Voyages de Shaw, tome II, page 56.
  34. Voyez les Preuves, art. XVI.
  35. Le Malestroom dans la mer de Norwège.
  36. Les calmes et les tornados de la mer Éthiopique.
  37. Voyez les Preuves, art. VI et X.
  38. Voyez la Carte de l’expédition de M. Bouvet, dressée par M. Buache, en 1739.
  39. Voyez les Preuves, art. IX.
  40. Voyez les Preuves, art. IX et XII.
  41. Voyez Lettres phil. de Bourguet, page 181.
  42. Vide Varenii Geogr., p. 69.
  43. Voyez les Preuves, art. X.
  44. Voyez les Preuves, art. VII.
  45. Ibid., art. XVI.
  46. Vide Kircher. Mund. subter. in præf.
  47. Voyez Varen. Geogr., page 43.
  48. Voyez les Preuves, art. VII.
  49. Voyez les Preuves, art. VII.
  50. Voyez Woodward, page 41, etc.
  51. Voyez les Preuves, art. VIII.
  52. Ibid.
  53. Voyez Sténon, Woodward, Ray, Bourguet, Scheuchzer, les Trans. philos., les Mémoires de l’Académie, etc.
  54. Ceci exige une explication, et demande même quelques restrictions. Il est certain et reconnu par mille et mille observations, qu’il se trouve des coquilles et d’autres productions de la mer sur toute la surface de la terre actuellement habitée, et même sur les montagnes, à une très grande hauteur. J’ai avancé, d’après l’autorité de Woodward, qui, le premier, a recueilli ces observations, qu’on trouvoit aussi des coquilles jusque sur les sommets des plus hautes montagnes ; d’autant que j’étois assuré par moi-même et par d’autres observations assez récentes, qu’il y en a dans les Pyrénées et les Alpes, à 900, 1000, 1200, et 1500 toises de hauteur au dessus du niveau de la mer ; qu’il s’en trouve de même dans les montagnes de l’Asie, et qu’enfui dans les Cordilières, en Amérique, on en a nouvellement découvert un banc à plus de 2000 toises au dessus du niveau de la mer*.

    On ne peut donc pas douter que, dans toutes les différentes parties du monde, et jusqu’à la hauteur de 1500 ou 2000 toises au dessus du niveau des mers actuelles, la surface du globe n’ait été couverte des eaux, et pendant un temps assez long pour y produire ces coquillages et les laisser multiplier ; car leur quantité est si considérable, que leurs débris forment des bancs de plusieurs lieues d’étendue, souvent de plusieurs toises d’épaisseur sur une largeur indéfinie ; en sorte qu’ils composent une partie assez considérable des couches extérieures de la surface du globe, c’est-à-dire, toute la matière calcaire, qui, comme l’on sait, est très commune et très abondante en plusieurs contrées. Mais au dessus des plus hauts points d’élévation, c’est-à-dire, au dessus de 1500 ou 2000 toises de hauteur, et souvent plus bas, on a remarqué que les sommets de plusieurs montagnes sont composés de roc vif, de granite, et d’autres matières vitrescibles produites par le feu primitif, lesquelles ne contiennent en effet ni coquilles, ni madrépores, ni rien qui ait rapport aux matières calcaires. On peut donc en inférer que la mer n’a pas atteint, ou du moins n’a surmonté que pendant un petit temps, ces parties les plus élevées et ces pointes les plus avancées de la surface de la terre.

    Comme l’observation de don Ulloa, que nous venons de citer au sujet des coquilles trouvées sur les Cordilières, pourroit paroître encore douteuse, ou du moins comme isolée et ne faisant qu’un seul exemple, nous devons rapporter à l’appui de son témoignage celui d’Alphonse Barba, qui dit qu’au milieu de la partie la plus montagneuse du Pérou, on trouve des coquilles de toutes grandeurs, les unes concaves et les autres convexes, et très bien imprimées. Ainsi l’Amérique, comme toutes les autres parties du monde, a également été couverte par les eaux de la mer ; et si les premiers observateurs ont cru qu’on ne trouvoit point de coquilles sur les montagnes des Cordillères, c’est que ces montagnes, les plus élevées de la terre, sont pour la plupart des volcans actuellement agissants, ou des volcans éteints, lesquels, par leurs éruptions, ont recouvert de matières brûlées toutes les terres adjacentes ; ce qui a non seulement enfoui, mais détruit toutes les coquilles qui pouvoient s’y trouver. Il ne seroit donc pas étonnant qu’on ne rencontrât point de productions marines autour de ces montagnes, qui sont aujourd’hui ou qui ont été autrefois embrasées ; car le terrain qui les enveloppe ne doit être qu’un composé de cendres, de scories, de verre, de lave, et d’autres matières brûlées ou vitrifiées ; ainsi il n’y a d’autre fondement à l’opinion de ceux qui prétendent que la mer n’a pas couvert les montagnes, si ce n’est qu’il y a plusieurs de leurs sommets où l’on ne voit aucune coquille ni autres productions marines. Mais comme on trouve en une infinité d’endroits, et jusqu’à 1500 et 2000 toises de hauteur, des coquilles et d’autres productions de la mer, il est évident qu’il y a eu peu de pointes ou crêtes de montagnes qui n’aient été surmontées par les eaux, et que les endroits où on ne trouve point de coquilles, indiquent seulement que les animaux qui les ont produites ne s’y sont pas habitués, et que les mouvements de la mer n’y ont point amené les débris de ses productions, comme elle en a amené sur tout le reste de la surface du globe. (Add. Buff.)

    * M. Le Gentil, de l’Académie des Sciences, m’a communiqué par écrit, le 4 décembre 1771, le fait suivant : « Don Antonio de Ulloa, dit-il, me chargea, en passant par Cadix, de remettre de sa part à l’Académie deux coquilles pétrifiées, qu’il tira l’année 1761 de la montagne où est le vif-argent, dans le gouvernement de Guanca-Velica au Pérou, dont la latitude méridionale est de 13 à 14 degrés. À l’endroit où ces coquilles ont été tirées, le mercure se soutient à 17 pouces 1 ligne 1 quart ; ce qui répond à 2222 toises 1 tiers de hauteur au dessus du niveau de la mer.

    » Au plus haut de la montagne, qui n’est pas à beaucoup près la plus élevée de ce canton, le mercure se soutient à 16 pouces 6 lignes ; ce qui répond à 2337 toises 2 tiers.

    » À la ville de Guanca-Velica, le mercure se soutient à 16 pouces 1 ligne et demie, qui répondent à 1949 toises.

    » Don Antonio de Ulloa m’a dit qu’il a détaché ces coquilles d’un banc fort épais, dont il ignore l’étendue, et qu’il travailloit actuellement à un mémoire relatif à ces observations : ces coquilles sont du genre des peignes ou des grandes pélerines. »

  55. Voyez les Preuves, art. VIII.
  56. Voyez les Preuves, art. V.
  57. Voyez les Preuves, art. VII.
  58. Non seulement les couches de matières calcaires sont horizontales dans les plaines, mais elles le sont aussi dans toutes les montagnes où il n’y a point eu de bouleversement par les tremblements de terre ou par d’autres causes accidentelles ; et lorsque ces couches sont inclinées, c’est que la montagne elle-même s’est inclinée tout en bloc, et qu’elle a été contrainte de pencher d’un côté par la force d’une explosion souterraine, ou par l’affaissement d’une partie du terrain qui lui servoit de base. L’on peut donc dire qu’en général toutes les couches formées par le dépôt et le sédiment des eaux sont horizontales, comme l’eau l’est toujours elle-même, à l’exception de celles qui ont été formées sur une base inclinée, c’est-à-dire sur un terrain penchant, comme se trouvent la plupart des mines de charbon de terre.

    La couche la plus extérieure et superficielle de la terre, soit en plaine, soit en montagne, n’est composée que de terre végétale, dont l’origine est due aux sédiments de l’air, au dépôt des vapeurs et des rosées, et aux détriments successifs des herbes, des feuilles, et des autres parties des végétaux décomposés. Cette première couche ne doit point être ici considérée ; elle suit partout les pentes et les courbures du terrain, et présente une épaisseur plus ou moins grande, suivant les différentes circonstances locales*. Cette couche de terre végétale est ordinairement bien plus épaisse dans les vallons que sur les collines ; et sa formation est postérieure aux couches primitives du globe, dont les plus anciennes et les plus intérieures ont été formées par le feu, et les plus nouvelles et les plus extérieures ont été formées par les matières transportées et déposées en forme de sédiments par le mouvement des eaux. Celles-ci sont en général toutes horizontales, et ce n’est que par des causes particulières qu’elles paroissent quelquefois inclinées. Les bancs de pierres calcaires sont ordinairement horizontaux ou légèrement inclinés ; et de toutes les substances calcaires, la craie est celle dont les bancs conservent le plus exactement la position horizontale : comme la craie n’est qu’une poussière des détriments calcaires, elle a été déposée par les eaux dont le mouvement étoit tranquille et les oscillations réglées, tandis que les matières qui n’étoient que brisées et en plus gros volume, ont été transportées par les courants et déposées par le remous des eaux ; en sorte que leurs bancs ne sont pas parfaitement horizontaux comme ceux de la craie. Les falaises de la mer en Normandie sont composées de couches horizontales de craie si régulièrement coupées à plomb, qu’on les prendroit de loin pour des murs de fortifications. L’on voit entre les couches de craie de petits lits de pierre à fusil noire, qui tranchent sur le blanc de la craie : c’est là l’origine des veines noires dans les marbres blancs.

    Indépendamment des collines calcaires dont les bancs sont légèrement inclinés et dont la position n’a point varié, il y en a grand nombre d’autres qui ont penché par différents accidents, et dont toutes les couches sont fort inclinées. On en a de grands exemples dans plusieurs endroits des Pyrénées, où l’on en voit qui sont inclinées de 45, 50, et même 60 degrés au dessous de la ligne horizontale ; ce qui semble prouver qu’il s’est fait de grands changements dans ces montagnes par l’affaissement des cavernes souterraines sur lesquelles leur masse étoit autrefois appuyée. (Add. Buff.)

    * Il y a quelques montagnes dont la surface à la cime est absolument nue, et ne présente que le roc vif ou le granite, sans aucune végétation que dans les petites fentes, où le vent a porté et accumulé les particules de terre, qui flottent dans l’air. On assure qu’à quelque distance de la rive du Nil, en remontant ce fleuve, la montagne composée de granitée, de porphyre, et de jaspe, s’étend à plus de vingt lieues en longueur, sur une largeur peut-être aussi grande, et que la surface entière de la cime de celle énorme carrière est absolument dénuée de végétaux ; ce qui forme un vaste désert, que ni les animaux, ni les oiseaux, ni même les insectes, ne peuvent fréquenter. Mais ces exceptions particulières et locales ne doivent point être ici considérées.

  59. Voyez les Preuves, art. IV.
  60. Voyez les Preuves, art. XVII.
  61. Voyez les Preuves, art. XII.
  62. Voyez les Preuves, art. XIX.
  63. Voyez les Voyages de Shaw, tome II, page 69.
  64. Voyez Boyle’s Works, vol. III, page 232.
  65. Particulièrement sur les côtes d’Écosse et d’Irlande. Voyez Ray’s Discourses.
  66. Voyez les Preuves, art. XIII.
  67. Lorsque j’ai composé, en 1744, ce Traité de la Théorie de la terre, je n’étois pas aussi instruit que je le suis actuellement, et l’on n’avoit pas fait les observations par lesquelles on a reconnu que les sommets des plus hautes montagnes sont composés de granite et de rocs vitrescibles, et qu’on ne trouve point de coquilles sur plusieurs de ces sommets ; cela prouve que ces montagnes n’ont pas été composées par les eaux, mais produites par le feu primitif, et qu’elles sont aussi anciennes que le temps de la consolidation du globe. Toutes les pointes et les noyaux de ces montagnes étant composés de matières vitrescibles, semblables à la roche intérieure du globe, elles sont également l’ouvrage du feu primitif, lequel a le premier établi ces masses de montagnes, et formé les grandes inégalités de la surface de la terre. L’eau n’a travaillé qu’en second, postérieurement au feu, et n’a pu agir qu’à la hauteur où elle s’est trouvée après la chute entière des eaux de l’atmosphère et l’établissement de la mer universelle, laquelle a déposé successivement les coquillages qu’elle nourrissoit et les autres matières qu’elle délayoit ; ce qui a formé les couches d’argiles et de matières calcaires qui composent nos collines, et qui enveloppent les montagnes vitrescibles jusqu’à une grande hauteur.

    Au reste, lorsque j’ai dit que les montagnes du Nord ne sont que des collines en comparaison des montagnes du Midi, cela n’est vrai que pris généralement ; car il y a dans le nord de l’Asie de grandes portions de terre qui paroissent être fort élevées au dessus du niveau de la mer ; et en Europe les Pyrénées, les Alpes, le mont Carpate, les montagnes de Norwège, les monts Riphées et Rymniques, sont de hautes montagnes ; et toute la partie méridionale de la Sibérie, quoique composée de vastes plaines et de montagnes médiocres, paroît être encore plus élevée que le sommet des monts Riphées ; mais ce sont peut-être les seules exceptions qu’il y ait à faire ici ; car non seulement les plus hautes montagnes se trouvent dans les climats plus voisins de l’équateur que des pôles, mais il paroît que c’est dans ces climats méridionaux où se sont faits les plus grands bouleversements intérieurs et extérieurs, tant par l’effet de la force centrifuge dans le premier temps de la consolidation, que par l’action plus fréquente des feux souterrains et le mouvement plus violent du flux et du reflux dans les temps subséquents. Les tremblements de terre sont si fréquents dans l’Inde méridionale, que les naturels du pays ne donnent pas d’autre épithète à l’Être tout-puissant que celui de remueur de terre. Tout l’archipel indien ne semble être qu’une mer de volcans agissants ou éteints : on ne peut donc pas douter que les inégalités du globe ne soient beaucoup plus grandes vers l’équateur que vers les pôles ; on pourroit même assurer que cette surface de la zone torride a été entièrement bouleversée depuis la côte orientale de l’Afrique jusqu’aux Philippines, et encore bien au delà de la mer du Sud. Toute cette plage ne paroît être que les restes en débris d’un vaste continent, dont toutes les terres basses ont été submergées. L’action de tous les éléments s’est réunie pour la destruction de la plupart de ces terres équinoxiales ; car, indépendamment des marées, qui y sont plus violentes que sur le reste du globe, il paroît aussi qu’il y a eu plus de volcans, puisqu’il en subsiste encore dans la plupart de ces îles, dont quelques unes, comme les îles de France et de Bourbon, se sont trouvées ruinées par le feu, et absolument désertes, lorsqu’on en a fait la découverte. (Add. Buff.)

  68. Voyez les Preuves, art. XIX.
  69. Voyez Varen. Geogr. gen., page 119.
  70. Voyez Ray’s Discourses, page 226 ; Plot, Hist. nat., etc.
  71. Voyez les Preuves, art. XI et XIX.
  72. Voyez Ray’s Discourses, page 209.
  73. Voyez Trans. phil abrig’d, vol. II, page 289.
  74. Diodore de Sicile, Strabon.
  75. Voyez Trans. phil. abrig’d, vol. II, page 289.
  76. Voyez les Voyages de Shaw, vol. II, page 173 jusqu’à la page 188.
  77. Voyez les Preuves, art. XIX.
  78. Voyez les Voyages de Pietro della Valle, vol. III, page 236.
  79. Voyez les Preuves, art. XIX.
  80. Voyez les Preuves, art XVII.
  81. Venez les Preuves, art. XVII.
  82. Voyez les Preuves, art. XVII.
  83. Voyez Agricola, De rebus quæ effluunt è Terrâ ; Trans. phil. ab, vol. II, page 39 ; Ray’s Discourses, page 272, etc.
  84. Voyez Borelli, de Incendiis Ælnæ, etc.
  85. Voyez Trans. phil. abrig’d, vol. II, page 392.
  86. Voyez les Preuves, art. XVI.
  87. Voyez les Preuves, art. XVII.
  88. Voyez Trans. phil. ab., vol. II, page 322.
  89. Voyez les Preuves, art. XV.
  90. Voyez Bellarmin, de Ascen. mentis in Deum ; Varen. Geogr. gen., page 282 ; Voyages de Pyrard, tome I, page 470.
  91. Voyez les Preuves, art. X et XVIII.
  92. Voyez les Preuves, art. XI.
  93. Voyez les Preuves, art. XVIII.
  94. Voyez les Preuves, art. X, XI, et XVIII.
  95. J’ai dit que la terre est située à trente millions de lieues du soleil ; et c’étoit en effet l’opinion commune des astronomes en 1745, lorsque j’ai écrit ce traité de la formation des planètes : mais de nouvelles observations, et surtout la dernière faite en 1769, du passage de Vénus sur le disque du soleil, nous ont démontré que cette distance de trente millions doit être augmentée de trois ou quatre millions de lieues ; et c’est par cette raison que dans les deux mémoires de la partie hypothétique de cet ouvrage, j’ai toujours compté trente-trois millions de lieues, et non pas trente, pour la distance moyenne de la terre au soleil. Je suis obligé de faire cette remarque, afin qu’on ne me mette pas en opposition avec moi-même.

    Je dois encore remarquer que non seulement on a reconnu par les nouvelles observations que le soleil étoit à quatre millions de lieues de plus de distance de la terre, mais aussi qu’il étoit plus volumineux d’un sixième, et que par conséquent le volume entier des planètes n’est guère que la huit centième partie de celui du soleil, et non pas la six cent cinquantième partie, comme je l’ai avancé d’après les connoissances que nous avions, en 1745, sur ce sujet. Cette différence en moins, rend d’autant plus plausible la possibilité de cette projection de la matière des planètes hors du soleil. (Add. Buff.)

  96. J’ai dit que la matière opaque qui compose le corps des planètes fut réellement séparée de la matière lumineuse qui compose le soleil.

    Cela pourroit induire en erreur ; car la matière des planètes au sortir du soleil étoit aussi lumineuse que la matière même de cet astre, et les planètes ne sont devenues opaques, ou pour mieux dire obscures, que quand leur état d’incandescence a cessé. J’ai déterminé la durée de cet état d’incandescence dans plusieurs matières que j’ai soumises à l’expérience, et j’en ai conclu, par analogie, la durée de l’incandescence de chaque planète dans le premier mémoire de la partie hypothétique.

    Au reste, comme le torrent de la matière projetée par la comète hors du corps du soleil a traversé l’immense atmosphère de cet astre, il en a entraîné les parties volatiles aériennes et aqueuses qui forment aujourd’hui les atmosphères et les mers des planètes. Ainsi l’on peut dire qu’à tous égards la matière dont sont composées les planètes est la même que celle du soleil, et qu’il n’y a d’autre différence que par le degré de chaleur, extrême dans le soleil, et plus ou moins attiédie dans les planètes, suivant le rapport composé de leur épaisseur et de leur densité. (Add. Buff.)

  97. Voyez Newton, troisième édition, page 525.
  98. Voyez Newton, page 405.
  99. J’ai dit que les comètes sont composées d’une matière très solide et très dense. Ceci ne doit pas être pris comme une assertion positive et générale ; car il doit y avoir de grandes différences entre la densité de telle ou telle comète, comme il y en a entre la densité des différentes planètes : mais on ne pourra déterminer cette différence de densité relative entre chacune des comètes, que quand on en connoîtra les périodes de révolution aussi parfaitement que l’on connoît les périodes des planètes. Une comète dont la densité seroit seulement comme la densité de la planète de Mercure, double de celle de la terre, et qui auroit à son périhélie autant de vitesse que la comète de 1680, seroit peut-être suffisante pour chasser hors du soleil toute la quantité de matière qui compose les planètes, parce que la matière de la comète étant dans ce cas huit fois plus dense que la matière solaire, elle communiqueroit huit fois autant de mouvement, et chasseroit une 800e partie de la masse du soleil aussi aisément qu’un corps dont la densité seroit égale à celle de la matière solaire, pourroit en chasser une centième partie. (Add. Buff.)
  100. J’ai dit qu’en suivant la proportion de ces rapports, la densité du globe de la terre ne devroit être que comme 206 718, au lieu d’être 400.

    Cette densité de la terre, qui se trouve trop grande relativement à la vitesse de son mouvement autour du soleil, doit être un peu diminuée par une raison qui m’avoit échappé : c’est que la lune, qu’on doit regarder ici comme faisant corps avec la terre, est moins dense dans la raison de 702 à 1000, et que le globe lunaire faisant 149 du volume du globe terrestre, il faut par conséquent diminuer la densité 400 de la terre, d’abord dans la raison de 1000 à 702 ; ce qui nous donneroit 281, c’est-à-dire 119 de diminution sur la densité 400, si la lune étoit aussi grosse que la terre : mais comme elle n’en fait ici que la 49e partie, cela ne produit qu’une diminution de 11949 ou 2 37, et par conséquent la densité de notre globe relativement à sa vitesse, au lieu de 206 718, doit être estimée 206 718 + 2 37, c’est-à-dire à peu près 209. D’ailleurs l’on doit présumer que notre globe étoit moins dense au commencement qu’il ne l’est aujourd’hui, et qu’il l’est devenu beaucoup plus, d’abord par le refroidissement, et ensuite par l’affaissement des vastes cavernes dont son intérieur étoit rempli. Cette opinion s’accorde avec la connoissance que nous avons des bouleversements qui sont arrivés et qui arrivent encore tous les jours à la surface du globe, et jusqu’à d’assez grandes profondeurs ; ce fait aide même à expliquer comment il est possible que les eaux de la mer aient autrefois été supérieures de deux mille toises aux parties de la terre actuellement habitées ; car ces eaux la couvriroient encore, si, par de grands affaissements, la surface de la terre ne s’étoit abaissée en différents endroits pour former les bassins de la mer et les autres réceptacles des eaux tels qu’ils sont aujourd’hui.

    Si nous supposons le diamètre du globe terrestre de 2863 lieues, il en avoit deux de plus lorsque les eaux le couvroient à 2000 toises de hauteur. Cette différence du volume de la terre donne 1477 d’augmentation pour sa densité par le seul abaissement des eaux : on peut même doubler, et peut-être tripler cette augmentation de densité ou cette diminution de volume du globe par l’affaissement et les éboulements des montagnes et par les remblais des vallées, en sorte que depuis la chute des eaux sur la terre, on peut raisonnablement présumer qu’elle a augmenté de plus d’un centième de densité. (Add. Buff.)

  101. J’ai dit que malgré la confiance que méritent les conjectures de Newton, la densité des planètes a plus de rapport avec leur vitesse qu’avec le degré de chaleur qu’elles ont à supporter.

    Par l’estimation que nous avons faite dans les mémoires précédents, de l’action de la chaleur solaire sur chaque planète, on a dû remarquer que cette chaleur solaire est en général si peu considérable, qu’elle n’a jamais pu produire qu’une très légère différence sur la densité de chaque planète ; car l’action de cette chaleur solaire, qui est foible en elle-même, n’influe sur la densité des matières planétaires qu’à la surface même des planètes, et elle ne peut agir sur la matière qui est dans l’intérieur des globes planétaires, puisque cette chaleur solaire ne peut pénétrer qu’à une très petite profondeur. Ainsi la densité totale de la masse entière de la planète n’a aucun rapport avec celle chaleur qui lui est envoyée du soleil.

    Dès lors il me paroît certain que la densité des planètes ne dépend en aucune façon du degré de chaleur qui leur est envoyée du soleil, et qu’au contraire cette densité des planètes doit avoir un rapport nécessaire à leur vitesse, laquelle dépend d’un autre rapport qui me paroît immédiat : c’est celui de leur distance au soleil. Nous avons vu que les parties les plus denses se sont moins éloignées que les parties les moins denses dans le temps de la projection générale. Mercure, qui est composé des parties les plus denses de la matière projetée hors du soleil, est resté dans le voisinage de cet astre, tandis que Saturne, qui est composé des parties les plus légères de cette même matière projetée, s’en est le plus éloigné. Et comme les planètes les plus distantes du soleil circulent autour de cet astre avec plus de vitesse que les planètes les plus voisines, il s’ensuit que leur densité a un rapport médiat avec leur vitesse, et plus immédiat avec leur distance au soleil. Les distances des six planètes au soleil sont

    comme 4, 7, 10, 15, 52, 95.
    Leurs densités
    comme 2040, 1270, 1000, 730, 292, 184.

    Et si l’on suppose les densités en raison inverse des distances, elles seront 2040, 1160, 889 12, 660, 210, 159. Ce dernier rapport entre leurs densités respectives est peut être plus réel que le premier, parce qu’il me paroît fondé sur la cause physique qui a dû produire la différence de densité dans chaque planète. (Add. Buff.)

  102. M. de Maupertuis, Figure de la terre.
  103. A new Theory of the earth, by Will. Whiston. London, 1708.
  104. Thomas Burnet : Telluris Theoria sacra, orbis nostri originem et mutationes generales, quas aut jam subiit, aut olim subiturus est, complectens, Londini, 1681.
  105. Jean Woodward : An Essay towards the natural History of the earth, etc.
  106. Voyage du Levant, vol. II, page 336.
  107. Voyez page 211.
  108. Page 40.
  109. Voyez l’Histoire de l’Académie, 1708, page 32.
  110. Voyez la Dissertation de solido intrà solidum, etc.
  111. Voyez Acta erudit., Lips., anno 1691, page 100.
  112. J’ai dit que la ligne que l’on peut tirer dans la plus grande longueur de l’ancien continent, est d’environ 3600 lieues. J’ai entendu des lieues comme on les compte aux environs de Paris, de 2000 ou 2500 toises, et qui sont d’environ 27 au degré.

    Au reste, dans cet article de géographie générale, j’ai tâché d’apporter l’exactitude que demandent des sujets de cette espèce ; néanmoins il s’y est glissé quelques petites erreurs et quelques négligences. Par exemple, 1o je n’ai pas donné les noms adoptés ou imposés par les François à plusieurs contrées de l’Amérique ; j’ai suivi en tout les globes anglois faits par Senex, de deux pieds de diamètre, sur lesquels les cartes que j’ai données ont été copiées exactement. Les Anglois sont plus justes que nous à l’égard des nations qui leur sont indifférentes ; ils conservent à chaque pays le nom originaire, ou celui que leur a donné le premier qui les a découverts. Au contraire, nous donnons souvent nos noms françois à tous les pays où nous abordons, et c’est de là que vient l’obscurité de la nomenclature géographique dans notre langue. Mais, comme les lignes qui traversent les deux continents dans leur plus grande longueur sont bien indiquées dans mes cartes par les deux points extrêmes, et par plusieurs autres points intermédiaires, dont les noms sont généralement adoptés, il ne peut y avoir sur cela aucune équivoque essentielle.

    2o J’ai aussi négligé de donner le détail du calcul de la superficie des deux continents, parce qu’il est aisé de le vérifier sur un grand globe. Il en résulte que dans la partie qui est à gauche de la ligne de partage, il y a 2,471,092 34 lieues carrées, et 2,469,687 lieues carrées dans la partie qui est à droite de la même ligne, et que par conséquent l’ancien continent contient en tout environ 4,940,980 lieues carrées, ce qui ne fait pas une cinquième partie de la surface entière du globe.

    Et de même la partie à gauche de la ligne de partage dans le nouveau continent contient 1,069,286 56 lieues carrées, et celle qui est à droite de la même ligne, en contient 1,070,926 112, en tout 2,140,213 lieues environ ; ce qui ne fait pas la moitié de la surface de l’ancien continent. Et les deux continents ensemble ne contenant que 7,080,9930 lieues carrées, leur superficie ne fait pas, à beaucoup près, le tiers de la surface totale du globe, qui est environ de 26 millions de lieues carrées.

    3o J’aurois dû donner la petite différence d’inclinaison qui se trouve entre les deux lignes qui partagent les deux continents ; je me suis contenté de dire qu’elles étoient l’une et l’autre inclinées à l’équateur d’environ 30 degrés, et en sens opposés. Ceci n’est en effet qu’un environ, celle de l’ancien continent l’étant d’un peu plus de 30 degrés, et celle du nouveau l’étant un peu moins. Si je me fusse expliqué comme je viens de le faire, j’aurois évité l’imputation qu’on m’a faite d’avoir tiré deux lignes d’inégales longueur sous le même angle entre deux parallèles : ce qui prouveroit, comme l’a dit un critique anonyme, que je ne sais pas les éléments de la géométrie.

    4o J’ai négligé de distinguer la haute et la basse Égypte : en sorte que, dans les pages 283 et 285, il y a une apparence de contradiction ; il semble que, dans le premier de ces endroits, l’Égypte soit mise au rang des terres les plus anciennes ; tandis que, dans le second, je la mets au rang des plus nouvelles. J’ai eu tort de n’avoir pas, dans ce passage, distingué, comme je l’ai fait ailleurs, la haute Égypte, qui est en effet une terre très ancienne, de la basse Égypte, qui est au contraire une terre très nouvelle. (Add. Buff.)

  113. Voici ce que dit sur la figure des continents, l’ingénieux auteur de l’Histoire philosophique et politique des deux Indes.

    « On croit être sûr aujourd’hui que le nouveau continent n’a pas la moitié de la surface du nôtre ; leur figure d’ailleurs offre des ressemblances singulières… Ils paroissent former comme deux bandes de terre qui partent du pôle arctique, et vont se terminer au midi, séparées à l’est et à l’ouest par l’océan qui les environne. Quels que soient et la structure de ces deux bandes, et le balancement ou la symétrie qui règne dans leur figure, on voit bien que leur équilibre ne dépend pas de leur position : c’est l’inconstance de la mer qui fait la solidité de la terre. Pour fixer le globe sur sa base, il falloit, ce me semble, un élément qui, flottant sans cesse autour de notre planète, pût contrebalancer par sa pesanteur toutes les autres substances, et par sa fluidité ramener cet équilibre que le combat et le choc des autres éléments auraient pu renverser. L’eau, par la mobilité de sa nature et par sa gravité tout ensemble, est infiniment propre à entretenir cette harmonie et ce balancement des parties du globe autour de son centre…

    » Si les eaux qui baignent encore les entrailles du nouvel hémisphère n’en avoient pas inondé la surface, l’homme y auroit de bonne heure coupé les bois, desséché les marais, consolidé un sol pâteux,… ouvert une issue aux vents, et donné des digues aux fleuves ; le climat y eût déjà changé. Mais un hémisphère en friche et dépeuplé ne peut annoncer qu’un monde récent, lorsque la mer voisine de ces côtes serpente encore sourdement dans ses veines. »

    Nous observerons, à ce sujet, que quoiqu’il y ait plus d’eau sur la surface de l’Amérique que sur celle des autres parties du monde, on ne doit pas en conclure qu’une mer intérieure soit contenue dans les entrailles de cette nouvelle terre ; on doit se borner à inférer de cette grande quantité de lacs, de marais, de larges fleuves, que l’Amérique n’a été peuplée qu’après l’Asie, l’Afrique, et l’Europe, où les eaux stagnantes sont en bien moindre quantité ; d’ailleurs il y a mille autres indices qui démontrent qu’en général on doit regarder le continent de l’Amérique comme une terre nouvelle, dans laquelle la nature n’a pas eu le temps d’acquérir toutes ses forces, ni celui de les manifester par une très nombreuse population. (Add. Buff.)

  114. Voyez la carte de géographie.
  115. Voyez Hérodote, liv. iv.
  116. J’ajouterai à ce que j’ai dit des terres australes, que depuis quelques années on a fait de nouvelles tentatives pour y aborder, qu’on en a même découvert quelques points après être parti, soit du cap de Bonne-Espérance, soit de l’Île-de-France, mais que ces nouveaux voyageurs ont également trouvé des brumes, de la neige, et des glaces dès le 46 ou le 47e degré. Après avoir conféré avec quelques uns d’entre eux, et ayant pris d’ailleurs toutes les observations que j’ai pu recueillir, j’ai vu qu’ils s’accordent sur ce fait, et que tous ont également trouvé des glaces à des latitudes beaucoup moins élevées qu’on n’en trouve dans l’hémisphère boréal ; ils ont aussi tous également trouvé des brumes à ces mêmes latitudes où ils ont rencontré des glaces, et cela dans la saison même de l’été de ces climats : il est donc très probable qu’au delà du 50e degré on chercheroit en vain des terres tempérées dans cet hémisphère austral, où le refroidissement glacial s’est étendu beaucoup plus loin que dans l’hémisphère boréal. La brume est un effet produit par la présence ou par le voisinage des glaces ; c’est un brouillard épais, une espèce de neige très fine, suspendue dans l’air et qui le rend obscur : elle accompagne souvent les grandes glaces flottantes, et elle est perpétuelle sur les plages glacées.

    Au reste, les Anglois ont fait tout nouvellement le tour de la Nouvelle-Hollande et de la Nouvelle-Zélande. Ces terres australes sont d’une étendue plus grande que l’Europe entière. Celles de la Zélande sont divisées en plusieurs îles : mais celles de la Nouvelle-Hollande doivent plutôt être regardées comme une partie du continent de l’Asie que comme une île du continent austral ; car la Nouvelle-Hollande n’est séparée que par un petit détroit de la terre des Papous ou Nouvelle-Guinée, et tout l’archipel qui s’étend depuis les Philippines vers le sud, jusqu’à la terre d’Arnheim dans la Nouvelle-Hollande, et jusqu’à Sumatra et Java, vers l’occident et le midi, paroît autant appartenir à ce continent de la Nouvelle-Hollande qu’au continent de l’Asie méridionale.

    M. le capitaine Cook, qu’on doit regarder comme le plus grand navigateur de ce siècle, et auquel l’on est redevable d’un nombre infini de nouvelles découvertes, a non seulement donné la carte des côtes de la Zélande et de la Nouvelle-Hollande, mais il a encore reconnu une très grande étendue de mer dans la partie australe voisine de l’Amérique ; il est parti de la pointe même de l’Amérique, le 30 janvier 1769, et il a parcouru un grand espace sous le 60e degré, sans avoir trouvé des terres. On peut voir, dans la carte qu’il en a donnée, l’étendue de mer qu’il a reconnue, et sa route démontre que s’il existe des terres dans cette partie du globe, elles sont fort éloignées du continent de l’Amérique, puisque la Nouvelle-Zélande, située entre le 35e et le 45e degré de latitude, en est elle-même très éloignée : mais il faut espérer que quelques autres navigateurs, marchant sur les traces du capitaine Cook, chercheront à parcourir ces mers australes sous le 50e degré, et qu’on ne tardera pas à savoir si ces parages immenses, qui ont plus de deux mille lieues d’étendue, sont des terres ou des mers ; néanmoins je ne présume pas qu’au delà du 50e degré dans les régions australes ces terres soient assez tempérées pour que leur découverte pût nous être utile. (Add. Buff.)

  117. Voyez l’Histoire de l’Académie, année 1715.
  118. Voyez sur cela la carte de M. Buache, 1759.
  119. Voyez le Recueil des Voyages du Nord, page 200.
  120. Voyez Plin., Hist. nat., tom. I, lib. ii.
  121. Voyez les anciennes relations des Voyages faits par terre à la Chine, pages 53 et 54.
  122. Voy. l’Hist. de la Nouv.-Fr., par le P. Charlevoix, t. III, p. 30 et 31.
  123. Voyez l’Abrégé de l’Histoire des Sarrasins, de Bergeron, p. 119.
  124. Voyez Hist. Sinica, page 106.
  125. Au sujet de l’invention de la boussole, je dois ajouter que, par le témoignage des auteurs chinois, dont MM. Leroux et de Guignes ont fait l’extrait, il paroît certain que la propriété qu’a le fer aimanté de se diriger vers les pôles, a été très anciennement connue des Chinois. La forme de ces premières boussoles étoit une figure d’homme qui tournoit sur un pivot, et dont le bras droit montroit toujours le midi. Le temps de cette invention, suivant certaines chroniques de la Chine, est 1115 ans avant l’ère chrétienne, et 2700 ans selon d’autres*. Mais, malgré l’ancienneté de cette découverte, il ne paroît pas que les Chinois en aient jamais tiré l’avantage de faire de longs voyages.

    Homère, dans l’Odyssée, dit que les Grecs se servirent de l’aimant pour diriger leur navigation lors du siége de Troie ; et cette époque est à peu près la même que celle des chroniques chinoises. Ainsi l’on ne peut guère douter que la direction de l’aimant vers le pôle, et même l’usage de la boussole pour la navigation, ne soient des connoissances anciennes, et qui datent de trois mille ans au moins. (Add. Buff.)

    * Voyez l’Extrait des Annales de la Chine, par MM. Leroux et de Guignes.

  126. Voyez l’Histoire de Saint-Domingue, par le P. Charlevoix, tom. I, pages 66 et suivantes.
  127. Sur ce que j’ai dit de la découverte de l’Amérique, un critique plus judicieux que l’auteur des Lettres à un Américain, m’a reproché l’espèce de tort que je fais à la mémoire d’un aussi grand homme que Christophe Colomb. C’est, dit-il, le confondre avec ses matelots, que de penser qu’il a pu croire que la mer s’élevoit vers le ciel, et que peut-être l’un et l’autre se touchoient du côté du midi. Je souscris de bonne grâce à cette critique, qui me paroît juste : j’aurois dû atténuer ce fait, que j’ai tiré de quelque relation ; car il est à présumer que ce grand navigateur devoit avoir une notion très distincte de la figure du globe, tant par ses propres voyages que par ceux des Portugais au cap de Bonne-Espérance et aux Indes orientales. Cependant on sait que Colomb, lorsqu’il fut arrivé aux terres du nouveau continent, se croyoit peu éloigné de celles de l’orient de l’Asie. Comme l’on n’avoit pas encore fait le tour du monde, il ne pouvoit en connoître la circonférence, et ne jugeoit pas la terre aussi étendue qu’elle l’est en effet. D’ailleurs, il faut avouer que ce premier navigateur vers l’occident ne pouvoit qu’être étonné de voir qu’au dessous des Antilles il ne lui étoit pas possible de gagner les plages du midi, et qu’il étoit continuellement repoussé. Cet obstacle subsiste encore aujourd’hui ; on ne peut aller des Antilles à la Guiane dans aucune saison, tant les courants sont rapides et constamment dirigés de la Guiane à ces îles. Il faut deux mois pour le retour, tandis qu’il ne faut que cinq ou six jours pour venir de la Guiane aux Antilles ; pour retourner, on est obligé de prendre le large à une très grande distance du côté de notre continent, d’où l’on dirige sa navigation vers la terre ferme de l’Amérique méridionale. Ces courants rapides et constants de la Guiane aux Antilles sont si violents, qu’on ne peut les surmonter à l’aide du vent, et comme cela est sans exemple dans la mer Atlantique, il n’est pas surprenant que Colomb, qui cherchoit à vaincre ce nouvel obstacle, et qui, malgré toutes les ressources de son génie et de ses connoissances dans l’art de la navigation, ne pouvoit avancer vers des plages du midi, ait pensé qu’il y avoit quelque chose de très extraordinaire, et peut-être une élévation plus grande dans cette partie de la mer que dans aucune autre ; car ces courants de la Guiane aux Antilles coulent réellement avec autant de rapidité que s’ils descendoient d’un lieu plus élevé pour arriver à un endroit plus bas.

    Les rivières dont le mouvement peut causer les courants de Cayenne aux Antilles, sont :

    1o Le fleuve des Amazones, dont l’impétuosité est très grande, l’embouchure large de soixante-dix lieues, et la direction plus au nord qu’au sud.

    2o La rivière Ouassa, rapide et dirigée de même, et d’à peu près une lieue d’embouchure.

    3o L’Oyapok, encore plus rapide que l’Ouassa, et venant de plus loin, avec une embouchure à peu près égale.

    4o L’Aprouak, à peu près de même étendue de cours et d’embouchure que l’Ouassa.

    5o La rivière Kaw, qui est plus petite, tant de cours que d’embouchure, mais très rapide, quoiqu’elle ne vienne que d’une savane noyée à vingt-cinq ou trente lieues de la mer.

    6o L’Oyak, qui est une rivière très considérable, qui se sépare en deux branches à son embouchure pour former l’île de Cayenne. Cette rivière Oyak en reçoit une autre à vingt ou vingt-cinq lieues de distance, qu’on appelle l’Oraput, laquelle est très impétueuse, et qui prend sa source dans une montagne de rochers, d’où elle descend par des torrents très rapides.

    7o L’un des bras de l’Oyak se réunit près de son embouchure avec la rivière de Cayenne, et ces deux rivières réunies ont plus d’une lieue de largeur ; l’autre bras de l’Oyak n’a guère qu’une demi-lieue.

    8o La rivière de Kourou, qui est très rapide, et qui a plus d’une demi-lieue de largeur vers son embouchure, sans compter le Macousia, qui ne vient pas de loin, mais qui ne laisse pas de fournir beaucoup d’eau.

    9o Le Sinamari, dont le lit est assez serré, mais qui est d’une grande impétuosité, et qui vient de fort loin.

    10o Le fleuve Maroni, dans lequel on a remonté très haut, quoiqu’il soit de la plus grande rapidité. Il a plus d’une lieue d’embouchure, et c’est, après l’Amazone, le fleuve qui fournit la plus grande quantité d’eau. Son embouchure est nette, au lieu que les embouchures de l’Amazone et de l’Orénoque sont semées d’une grande quantité d’îles.

    11o Les rivières de Surinam, de Berbiché, et d’Essequebo, et quelques autres, jusqu’à l’Orénoque, qui, comme l’on sait, est un fleuve très grand. Il paroît que c’est de leurs limons accumulés et des terres que ces rivières ont entraînées des montagnes, que sont formées toutes les parties basses de ce vaste continent, dans le milieu duquel on ne trouve que quelques montagnes, dont la plupart ont été des volcans, et qui sont très peu élevées pour que les neiges et les glaces puissent couvrir leurs sommets.

    Il paroît donc que c’est par le concours de tous les courants de ce grand nombre de fleuves que s’est formé le courant général de la mer depuis Cayenne jusqu’aux Antilles, ou plutôt depuis l’Amazone ; et ce courant général dans ces parages s’étend peut-être à plus de soixante lieues de distance de la côte orientale de la Guiane. (Add. Buff.)

  128. Cette opinion, que la terre a été entièrement couverte d’eau, est celle de quelques philosophes anciens, et même de la plupart des Pères de l’Église.
  129. La fouille a été faite pour un puits, dans un terrain qui appartient actuellement à M. de Pommery.
  130. Voyez Essai sur l’Histoire naturelle, etc., page 136.
  131. En Angleterre.
  132. Essai sur l’Histoire naturelle de la terre, pages 40, 41, 42, etc.
  133. Voyez Varenii Geograph. general., p. 46.
  134. Voyez les Mémoires de l’Académie, année 1716, pages 14 et suiv. de l’Histoire.
  135. Voyez les Voyages de François Pyrard, vol. I, Paris, 1719, page 107, etc.
  136. J’ai dit que, dans les collines et dans les autres élévations, on reconnoît facilement la base sur laquelle portent les rochers ; mais qu’il n’en est pas de même des grandes montagnes ; que non seulement leur sommet est de roc vif, de granite, etc.

    J’avoue que cette conjecture, tirée de l’analogie, n’étoit pas assez fondée ; depuis trente-quatre ans que cela est écrit, j’ai acquis des connoissances et recueilli des faits qui m’ont démontré que les grandes montagnes, composées de matières vitrescibles et produites par l’action du feu primitif, tiennent immédiatement à la roche intérieure du globe, laquelle est elle-même un roc vitreux de la même nature : ces grandes montagnes en font partie, et ne sont que les prolongements ou éminences qui se sont formées à la surface du globe dans le temps de sa consolidation ; on doit donc les regarder comme des parties constitutives de la première masse de la terre, au lieu que les collines et les petites montagnes qui portent sur des argiles, ou sur des sables vitrescibles, ont été formées par un autre élément, c’est-à-dire par le mouvement et le sédiment des eaux dans un temps bien postérieur à celui de la formation des grandes montagnes produites par le feu primitif*. C’est dans ces pointes ou parties saillantes qui forment le noyau des montagnes, que se trouvent les filons des métaux : et ces montagnes ne sont pas les plus hautes de toutes, quoiqu’il y en ait de fort élevées qui contiennent des mines : mais la plupart de celles où on les trouve sont d’une hauteur moyenne, et toutes sont arrangées uniformément, c’est-à-dire par des élévations insensibles qui tiennent à une chaîne de montagnes considérable, et qui sont coupées de temps en temps par des vallées. (Add. Buff.)

    *L’intérieur des différentes montagnes primitives que j’ai pénétrées par les puits et galeries des mines, à des profondeurs considérables de douze et quinze cents pieds, est partout composé de roc vif vitreux, dans lequel il se trouve de légères anfractuosités irrégulières, d’où il sort de l’eau, des dissolutions vitrioliques et métalliques ; en sorte que l’on peut conclure que tout le noyau de ces montagnes est un roc vif adhérent à la masse primitive du globe, quoique l’on voie sur leur flanc, du côté des vallées, des masses de terre argileuse, des bancs de pierres calcaires, à des hauteurs assez considérables : mais ces masses d’argile et ces bancs calcaires sont des résidus du remblai des concavités de la terre, dans lesquelles les eaux ont creusé les vallées, et qui sont de la seconde époque de la nature. (Note communiquée par M. de Grignon à M. de Buffon, le 6 août 1777.)

  137. J’ai dit que les matières calcaires sont les seules qu’aucun feu connu n’a pu jusqu’à présent vitrifier, et les seules qui semblent, à cet égard, faire classe à part, toutes les autres matières du globe pouvant être réduites en verre.

    Je n’avois pas fait alors les expériences par lesquelles je me suis assuré, depuis, que les matières calcaires peuvent, comme toutes les autres, être réduites en verre ; il ne faut en effet pour cela qu’un feu plus violent que celui de nos fourneaux ordinaires. On réduit la pierre calcaire en verre au foyer d’un bon miroir ardent : d’ailleurs M. d’Arcet, savant chimiste, a fondu du spath calcaire, sans addition d’aucune autre matière, aux fourneaux à faire de la porcelaine de M. le comte de Lauraguais : mais ces opérations n’ont été faites que plusieurs années après la publication de ma Théorie de la terre. On savoit seulement que dans les hauts fourneaux qui servent à fondre la mine de fer, le laitier spumeux, blanc, et léger, semblable à de la pierre ponce, qui sort de ces fourneaux lorsqu’ils sont trop échauffés, n’est qu’une matière vitrée qui provient de la castine ou matière calcaire qu’on jette au fourneau pour aider à la fusion de la mine de fer : la seule différence qu’il y ait à l’égard de la vitrification entre les matières calcaires et les matières vitrescibles, c’est que celles-ci sont immédiatement vitrifiées par la violente action du feu, au lieu que les matières calcaires passent par l’état de calcination et forment de la chaux avant de se vitrifier ; mais elles se vitrifient comme les autres, même au feu de nos fourneaux, dès qu’on les mêle avec des matières vitrescibles, surtout avec celles qui, comme l’aubuë, ou terre limoneuse, coulent le plus aisément au feu. On peut donc assurer, sans crainte de se tromper, que généralement toutes les matières du globe peuvent retourner à leur première origine en se réduisant ultérieurement en verre, pourvu qu’on leur administre le degré de feu nécessaire à leur vitrification. (Add. Buff.)

  138. Lettre de M. de Boissy à M. Guenaud de Montbéliard. Toulon, 16 avril 1775.
  139. Note communiquée à M. de Buffon par M. l’abbé Bexon, le 15 mars 1777.