Preuves de la théorie de la terre/Article II

Pillot (1p. 209-220).

ARTICLE II.

Du système de M. Whiston[1].


Cet auteur commence son traité de la Théorie de la terre par une dissertation sur la création du monde. Il prétend qu’on a toujours mal entendu le texte de la Genèse, qu’on s’est trop attaché à la lettre et au sens qui se présente à la première vue, sans faire attention à ce que la nature, la raison, la philosophie, et même la décence, exigeoient de l’écrivain pour traiter dignement cette matière. Il dit que les notions qu’on a communément de l’ouvrage des six jours sont absolument fausses, et que la description de Moïse n’est pas une narration exacte et philosophique de la création de l’univers entier et de l’origine de toutes choses, mais une représentation historique de la formation du seul globe terrestre. La terre, selon lui, existoit auparavant dans le chaos, et elle a reçu dans le temps mentionné par Moïse la forme, la situation, et la consistance nécessaires pour pouvoir être habitée par le genre humain. Nous n’entrerons point dans le détail de ses preuves à cet égard, et nous n’entreprendrons pas d’en faire la réfutation : l’exposition que nous venons de faire suffit pour démontrer la contrariété de son opinion avec la foi, et par conséquent l’insuffisance de ses preuves. Au reste, il traite cette matière en théologien controversiste plutôt qu’en philosophe éclairé.

Partant de ces faux principes, il passe à des suppositions ingénieuses, et qui, quoique extraordinaires, ne laissent pas d’avoir un degré de vraisemblance lorsqu’on veut se livrer avec lui à l’enthousiasme du système. Il dit que l’ancien chaos, l’origine de notre terre, a été l’atmosphère d’une comète ; que le mouvement annuel de la terre a commencé dans le temps qu’elle a pris une nouvelle forme ; mais que son mouvement diurne n’a commencé qu’au temps de la chute du premier homme ; que le cercle de l’écliptique coupoit alors le tropique du cancer au point du paradis terrestre à la frontière d’Assyrie, du côté du nord-ouest ; qu’avant le déluge l’année commençoit à l’équinoxe d’automne ; que les orbites originaires des planètes, et surtout l’orbite de la terre, étoient, avant le déluge, des cercles parfaits ; que le déluge a commencé le 18e jour de novembre de l’année 2365 de la période julienne, c’est-à-dire 2349 ans avant l’ère chrétienne ; que l’année solaire et l’année lunaire étoient les mêmes avant le déluge, et qu’elles contenoient juste 360 jours ; qu’une comète descendant dans le plan de l’écliptique vers son périhélie, a passé tout auprès du globe de la terre le jour même que le déluge a commencé ; qu’il y a une grande chaleur dans l’intérieur du globe terrestre, qui se répand constamment du centre à la circonférence ; que la constitution intérieure et totale de la terre est comme celle d’un œuf, ancien emblème du globe ; que les montagnes sont les parties les plus légères de la terre, etc. Ensuite il attribue au déluge universel toutes les altérations et tous les changements arrivés à la surface et à l’intérieur du globe ; il adopte aveuglément les hypothèses de Woodward, et se sert indistinctement de toutes les observations de cet auteur au sujet de l’état présent du globe : mais il y ajoute beaucoup lorsqu’il vient à traiter de l’état futur de la terre : selon lui, elle périra par le feu, et sa destruction sera précédée de tremblements épouvantables, de tonnerres, et de météores effroyables ; le soleil et la lune auront l’aspect hideux, les cieux paroîtront s’écrouler, l’incendie sera général sur la terre : mais lorsque le feu aura dévoré tout ce qu’elle contient d’impur, lorsqu’elle sera vitrifiée et transparente comme le cristal, les saints et les bienheureux viendront en prendre possession pour l’habiter jusqu’au temps du jugement dernier.

Toutes ces hypothèses semblent, au premier coup d’œil, être autant d’assertions téméraires, pour ne pas dire extravagantes. Cependant l’auteur les a maniées avec tant d’adresse, et les a réunies avec tant de force, qu’elles cessent de paroître absolument chimériques. Il met dans son sujet autant d’esprit et de science qu’il peut en comporter, et on sera toujours étonné que d’un mélange d’idées aussi bizarres et aussi peu faites pour aller ensemble, on ait pu tirer un système éblouissant : ce n’est pas même aux esprits vulgaires, c’est aux yeux des savants qu’il paroîtra tel, parce que les savants sont déconcertés plus aisément que le vulgaire par l’étalage de l’érudition et par la force et la nouveauté des idées. Notre auteur étoit un astronome célèbre, accoutumé à voir le ciel en raccourci, à mesurer les mouvements des astres, à compasser les espaces des cieux : il n’a jamais pu se persuader que ce petit grain de sable, cette terre que nous habitons, ait attiré l’attention du Créateur au point de l’occuper plus long-temps que le ciel et l’univers entier, dont la vaste étendue contient des millions de millions de soleils et de terres. Il prétend donc que Moïse ne nous a pas donné l’histoire de la première création, mais seulement le détail de la nouvelle forme que la terre a prise lorsque la main du Tout-Puissant l’a tirée du nombre des comètes pour la faire planète, ou, ce qui revient au même, lorsque d’un monde en désordre et d’un chaos informe il en a fait une habitation tranquille et un séjour agréable. Les comètes sont en effet sujettes à des vicissitudes terribles à cause de l’excentricité de leurs orbites : tantôt, comme dans celle de 1680, il y fait mille fois plus chaud qu’au milieu d’un brasier ardent ; tantôt il y fait mille fois plus froid que dans la glace, et elles ne peuvent guère être habitées que par d’étranges créatures, ou, pour trancher court, elles sont inhabitées.

Les planètes, au contraire, sont des lieux de repos où la distance au soleil ne variant pas beaucoup, la température reste à peu près la même, et permet aux espèces de plantes et d’animaux de croître, de durer et de multiplier.

Au commencement, Dieu créa donc l’univers ; mais, selon notre auteur, la terre, confondue avec les autres astres errants, n’étoit alors qu’une comète inhabitable, souffrant alternativement l’excès du froid et du chaud, dans laquelle les matières se liquéfiant, se vitrifiant, se glaçant tour à tour, formoient un chaos, un abîme enveloppé d’épaisses ténèbres : et tenebræ erant super faciem abyssi. Ce chaos étoit l’atmosphère de la comète qu’il faut se représenter comme un corps composé de matières hétérogènes, dont le centre étoit occupé par un noyau sphérique, solide, et chaud, d’environ deux mille lieues de diamètre, autour duquel s’étendoit une très grande circonférence d’un fluide épais, mêlé d’une matière informe, confuse, telle qu’étoit l’ancien chaos : rudis indigestaque moles. Cette vaste atmosphère ne contenoit que fort peu de parties sèches, solides, ou terrestres, encore moins de particules aqueuses ou aériennes, mais une grande quantité de matières fluides, denses, et pesantes, mêlées, agitées, et confondues ensemble. Telle étoit la terre la veille des six jours ; mais dès le lendemain, c’est-à-dire dès le premier jour de la création, lorsque l’orbite excentrique de la comète eût été changée en une ellipse presque circulaire, chaque chose prit sa place, et les corps s’arrangèrent suivant la loi de leur gravité spécifique : les fluides pesants descendirent au plus bas, et abandonnèrent aux parties terrestres, aqueuses, et aériennes, la région supérieure ; celles-ci descendirent aussi dans leur ordre de pesanteur, d’abord la terre, ensuite l’eau, et enfin l’air ; et cette sphère d’un chaos immense se réduisit à un globe d’un volume médiocre, au centre duquel est le noyau solide qui conserve encore aujourd’hui la chaleur que le soleil lui a autrefois communiquée lorsqu’il étoit noyau de comète. Cette chaleur peut bien durer depuis six mille ans, puisqu’il en faudroit cinquante mille à la comète de 1680 pour se refroidir, et qu’elle a éprouvé en passant à son périhélie une chaleur deux mille fois plus grande que celle d’un fer rouge. Autour de ce noyau solide et brûlant qui occupe le centre de la terre, se trouve le fluide dense et pesant qui descendit le premier, et c’est ce fluide qui forme le grand abîme sur lequel la terre porteroit comme le liége sur le vif-argent ; mais comme les parties terrestres étoient mêlées de beaucoup d’eau, elles ont, en descendant, entraîné une partie de cette eau, qui n’a pu remonter lorsque la terre a été consolidée, et cette eau forme une couche concentrique au fluide pesant qui enveloppe le noyau : de sorte que le grand abîme est composé de deux orbes concentriques, dont le plus intérieur est un fluide pesant, et le supérieur est de l’eau ; c’est proprement cette couche d’eau qui sert de fondement à la terre, et c’est de cet arrangement admirable de l’atmosphère de la comète que dépendent la théorie de la terre et l’explication des phénomènes.

Car on sent bien que quand l’atmosphère de la comète fut une fois débarrassée de toutes ces matières solides et terrestres, il ne resta plus que la matière légère de l’air, à travers laquelle les rayons du soleil passèrent librement ; ce qui tout d’un coup produisit la lumière : fiat lux. On voit bien que les colonnes qui composent l’orbe de la terre s’étant formées avec tant de précipitation, elles se sont trouvées de différentes densités, et que par conséquent les plus pesantes ont enfoncé davantage dans ce fluide souterrain, tandis que les plus légères ne se sont enfoncées qu’à une moindre profondeur ; et c’est ce qui a produit sur la surface de la terre des vallées et des montagnes. Ces inégalités étoient, avant le déluge, dispersées et situées autrement qu’elles ne le sont aujourd’hui : au lieu de la vaste vallée qui contient l’océan, il y avoit sur toute la surface du globe plusieurs petites cavités séparées qui contenoient chacune une partie de cette eau, et faisoient autant de petites mers particulières ; les montagnes étoient aussi plus divisées et ne formoient pas des chaînes comme elles en forment aujourd’hui. Cependant la terre étoit mille fois plus peuplée, et par conséquent mille fois plus fertile qu’elle ne l’est ; la vie des hommes et des animaux étoit dix fois plus longue, et tout cela parce que la chaleur intérieure de la terre, qui provient du noyau central, étoit alors dans toute sa force, et que ce plus grand degré de chaleur faisoit éclore et germer un plus grand nombre d’animaux et de plantes, et leur donnoit le degré de vigueur nécessaire pour durer plus long-temps et se multiplier plus abondamment : mais cette même chaleur, en augmentant les forces du corps, porta malheureusement à la tête des hommes et des animaux ; elle augmenta les passions, elle ôta la sagesse aux animaux et l’innocence à l’homme : tout, à l’exception des poissons qui habitent un élément froid, se ressentit des effets de cette chaleur du noyau ; enfin, tout devint criminel et mérita la mort. Elle arriva, cette mort universelle, un mercredi 28 novembre, par un déluge affreux de quarante jours et de quarante nuits ; et ce déluge fut causé par la queue d’une autre comète qui rencontra la terre en revenant de son périhélie.

La queue d’une comète est la partie la plus légère de son atmosphère ; c’est un brouillard transparent, une vapeur subtile, que l’ardeur du soleil fait sortir du corps et de l’atmosphère de la comète ; cette vapeur, composée de particules aqueuses et aériennes extrêmement raréfiées, suit la comète lorsqu’elle descend à son périhélie, et la précède lorsqu’elle remonte, en sorte qu’elle est toujours située du côté opposé au soleil, comme si elle cherchoit à se mettre à l’ombre et à éviter la trop grande ardeur de cet astre. La colonne que forme cette vapeur est souvent d’une longueur immense ; et plus une comète approche du soleil, plus la queue est longue et étendue, de sorte qu’elle occupe souvent des espaces très grands, et comme plusieurs comètes descendent au dessous de l’orbe annuel de la terre, il n’est pas surprenant que la terre se trouve quelquefois enveloppée de la vapeur de cette queue ; c’est précisément ce qui est arrivé dans le temps du déluge : il n’a fallu que deux heures de séjour dans cette queue de comète pour faire tomber autant d’eau qu’il y en a dans la mer ; enfin cette queue étoit les cataractes du ciel : et cataractæ cœli apertæ sunt. En effet, le globe terrestre ayant une fois rencontré la queue de la comète, il doit, en y faisant sa route, s’approprier une partie de la matière qu’elle contient : tout ce qui se trouvera dans la sphère de l’attraction du globe doit tomber sur la terre, et tomber en forme de pluie, puisque cette queue est en partie composée de vapeurs aqueuses. Voilà donc une pluie du ciel qu’on peut faire aussi abondante qu’on voudra, et un déluge universel dont les eaux surpasseront aisément les plus hautes montagnes. Cependant notre auteur, qui, dans cet endroit, ne peut pas s’éloigner de la lettre du livre sacré, ne donne pas pour cause unique du déluge cette pluie tirée de si loin ; il prend de l’eau partout où il y en a : le grand abîme, comme nous avons vu, en contient une bonne quantité. La terre, à l’approche de la comète, aura sans doute éprouvé la force de son attraction : les liquides contenus dans le grand abîme auront été agités par un mouvement de flux et de reflux si violent, que la croûte superficielle n’aura pu résister ; elle se sera fendue en divers endroits, et les eaux de l’intérieur se seront répandues sur la surface : et rupti sunt fontes abyssi.

Mais que faire de ces eaux que la queue de la comète et le grand abîme ont fournies si libéralement ? Notre auteur n’en est point embarrassé. Dès que la terre, en continuant sa route, se fut éloignée de la comète, l’effet de son attraction, le mouvement de flux et de reflux, cessa dans le grand abîme, et dès lors les eaux supérieures s’y précipitèrent avec violence par les mêmes voies qu’elles en étoient sorties : le grand abîme absorba toutes les eaux superflues, et se trouva d’une capacité assez grande pour recevoir non seulement les eaux qu’il avoit déjà contenues, mais encore toutes celles que la queue de la comète avoit laissées, parce que, dans le temps de son agitation et de la rupture de la croûte, il avoit agrandi l’espace en poussant de tous côtés la terre qui l’environnoit. Ce fut aussi dans ce temps que la figure de la terre, qui jusque là avoit été sphérique, devint elliptique, tant par l’effet de la force centrifuge causée par son mouvement diurne que par l’action de la comète, et cela parce que la terre, en parcourant la queue de la comète, se trouva posée de façon qu’elle présentent les parties de l’équateur à cet astre, et que la force de l’attraction de la comète, concourant avec la force centrifuge de la terre, fit élever les parties de l’équateur avec d’autant plus de facilité que la croûte étoit rompue et divisée en une infinité d’endroits, et que l’action du flux et du reflux de l’abîme poussoit plus violemment que partout ailleurs les parties sous l’équateur.

Voilà donc l’histoire de la création, les causes du déluge universel, celles de la longueur de la vie des premiers hommes, et celles de la figure de la terre. Tout cela semble n’avoir rien coûté à notre auteur ; mais l’arche de Noé paroît l’inquiéter beaucoup. Comment imaginer en effet qu’au milieu d’un désordre aussi affreux, au milieu de la confusion de la queue d’une comète avec le grand abîme, au milieu des ruines de l’orbe terrestre, et dans ces terribles moments où non seulement les éléments de la terre étoient confondus, mais où il arrivoit encore du ciel et du tartare de nouveaux éléments pour augmenter le chaos ; comment imaginer que l’arche voguât tranquillement avec sa nombreuse cargaison sur la cime des flots ? Ici, notre auteur rame et fait de grands efforts pour arriver et pour donner une raison physique de la conservation de l’arche : mais comme il m’a paru qu’elle étoit insuffisante, mal imaginée, et peu orthodoxe, je ne la rapporterai point ; il me suffira de faire sentir combien il est dur pour un homme qui a expliqué de si grandes choses sans avoir recours à une puissance surnaturelle ou au miracle, d’être arrêté par une circonstance particulière : aussi notre auteur aime mieux risquer de se noyer avec l’arche que d’attribuer, comme il le devoit, à la bonté immédiate du Tout-Puissant, la conservation de ce précieux vaisseau.

Je ne ferai qu’une remarque sur ce système, dont je viens de faire une exposition fidèle ; c’est que toutes les fois qu’on sera assez téméraire pour vouloir expliquer par des raisons physiques les vérités théologiques, qu’on se permettra d’interpréter, dans des vues purement humaines, le texte divin des livres sacrés, et que l’on voudra raisonner sur les volontés du Très-Haut et sur l’exécution de ses décrets, on tombera nécessairement dans les ténèbres et dans le chaos où est tombé l’auteur de ce système, qui cependant a été reçu avec grand applaudissement. Il ne doutoit ni de la vérité du déluge, ni de l’authenticité des livres sacrés : mais comme il s’en étoit beaucoup moins occupé que de physique et d’astronomie, il a pris les passages de l’Écriture-Sainte pour des faits de physique et pour des résultats d’observations astronomiques ; et il a si étrangement mêlé la science divine avec nos sciences humaines, qu’il en est résulté la chose du monde la plus extraordinaire, qui est le système que nous venons d’exposer.

  1. A new Theory of the earth, by Will. Whiston. London, 1708.