Histoire et théorie de la terre (Pillot, 1829)

Histoire et théorie de la terre (1829)
Pillot (1p. 103-167).
Histoire et théorie de la terre

SECOND DISCOURS.

HISTOIRE ET THÉORIE DE LA TERRE.


Vidi ego, quod fuerat quondam solidissima tellus,
Esse fretum ; vidi fractas ex æquore terras :
Et procul à pelago conchæ jacuêre marinaæ,
Et vetus inventa est in montibus anchora summis ;
Quodque fuit campus, vallem decursus aquarum
Fecit, et eluvie mons est deductus in æquor.

(Ovid., Metam., lib. xv, v. 262.)

Il n’est ici question ni de la figure[1] de la terre, ni de son mouvement, ni des rapports qu’elle peut avoir à l’extérieur avec les autres parties de l’univers ; c’est sa constitution intérieure, sa forme, et sa matière, que nous nous proposons d’examiner. L’histoire générale de la terre doit précéder l’histoire particulière de ses productions, et les détails des faits singuliers de la vie et des mœurs des animaux, ou de la culture et de la végétation des plantes, appartiennent peut-être moins à l’histoire naturelle que les résultats généraux des observations qu’on a faites sur les différentes matières qui composent le globe terrestre, sur les éminences, les profondeurs et les inégalités de sa forme, sur le mouvement des mers, sur la direction des montagnes, sur la position des carrières, sur la rapidité et les effets des courants de la mer, etc. Ceci est la nature en grand, et ce sont là ses principales opérations ; elles influent sur toutes les autres, et la théorie de ces effets est une première science de laquelle dépend l’intelligence des phénomènes particuliers, aussi bien que la connoissance exacte des substances terrestres ; et quand même on voudroit donner à cette partie des sciences naturelles le nom de physique, toute physique où l’on n’admet point de systèmes n’est-elle pas l’histoire de la nature ?

Dans des sujets d’une vaste étendue dont les rapports sont difficiles à rapprocher, où les faits sont inconnus en partie, et pour le reste incertains, il est plus aisé d’imaginer un système que de donner une théorie : aussi la théorie de la terre n’a-t-elle jamais été traitée que d’une manière vague et hypothétique. Je ne parlerai donc que légèrement des idées singulières de quelques auteurs qui ont écrit sur cette matière.

L’un[2], plus ingénieux que raisonnable, astronome convaincu du système de Newton, envisageant tous les événements possibles du cours et de la direction des astres, explique, à l’aide d’un calcul mathématique, par la queue d’une comète, tous les changements qui sont arrivés au globe terrestre.

Un autre[3], théologien hétérodoxe, la tête échauffée de visions poétiques, croit avoir vu créer l’univers. Osant prendre le style prophétique, après nous avoir dit ce qu’étoit la terre au sortir du néant, ce que le déluge y a changé, ce qu’elle a été, et ce qu’elle est, il nous prédit ce qu’elle sera, même après la destruction du genre humain.

Un troisième[4], à la vérité meilleur observateur que les deux premiers, mais tout aussi peu réglé dans ses idées, explique, par un abîme immense d’un liquide contenu dans les entrailles du globe, les principaux phénomènes de la terre, laquelle, selon lui, n’est qu’une croûte superficielle et fort mince, qui sert d’enveloppe au fluide qu’elle renferme.

Toutes ces hypothèses, faites au hasard, et qui ne portent que sur des fondements ruineux, n’ont point éclairci les idées, et ont confondu les faits. On a mêlé la fable à la physique : aussi ces systèmes n’ont été reçus que de ceux qui reçoivent tout aveuglément, incapables qu’ils sont de distinguer les nuances du vraisemblable, et plus flattés du merveilleux que frappés du vrai.

Ce que nous avons à dire au sujet de la terre sera sans doute moins extraordinaire, et pourra paroître commun en comparaison des grands systèmes dont nous venons de parler : mais on doit se souvenir qu’un historien est fait pour décrire et non pour inventer, qu’il ne doit se permettre aucune supposition, et qu’il ne peut faire usage de son imagination que pour combiner les observations, généraliser les faits, et en former un ensemble qui présente à l’esprit un ordre méthodique d’idées claires et de rapports suivis et vraisemblables : je dis vraisemblables, car il ne faut pas espérer qu’on puisse donner des démonstrations exactes sur cette matière, elles n’ont lieu que dans les sciences mathématiques ; et nos connoissances en physique et en histoire naturelle dépendent de l’expérience et se bornent à des inductions.

Commençons donc par nous représenter ce que l’expérience de tous les temps et ce que nos propres observations nous apprennent au sujet de la terre. Ce globe immense nous offre, à la surface, des hauteurs, des profondeurs, des plaines, des mers, des marais, des fleuves, des cavernes, des gouffres, des volcans ; et à la première inspection nous ne découvrons en tout cela aucune régularité, aucun ordre. Si nous pénétrons dans son intérieur, nous y trouverons des métaux, des minéraux, des pierres, des bitumes, des sables, des terres, des eaux, et des matières de toute espèce, placées comme au hasard et sans aucune règle apparente. En examinant avec plus d’attention, nous voyons des montagnes[5] affaissées, des rochers fendus et brisés, des contrées englouties, des îles nouvelles, des terrains submergés, des cavernes comblées ; nous trouvons des matières pesantes souvent posées sur des matières légères ; des corps durs environnés de substances molles ; des choses sèches, humides, chaudes, froides, solides, friables, toutes mêlées et dans une espèce de confusion qui ne nous présente d’autre image que celle d’un amas de débris et d’un monde en ruine.

Cependant nous habitons ces ruines avec une entière sécurité ; les générations d’hommes, d’animaux, de plantes, se succèdent sans interruption : la terre fournit abondamment à leur subsistance ; la mer a des limites et des lois, ses mouvements y sont assujettis ; l’air a ses courants réglés[6], les saisons ont leurs retours périodiques et certains, la verdure n’a jamais manqué de succéder aux frimas ; tout nous paroît être dans l’ordre : la terre, qui tout à l’heure n’étoit qu’un chaos, est un séjour délicieux, où règnent le calme et l’harmonie, où tout est animé et conduit avec une puissance et une intelligence qui nous remplissent d’admiration, et nous élèvent jusqu’au Créateur.

Ne nous pressons donc pas de prononcer sur l’irrégularité que nous voyons à la surface de la terre, et sur le désordre apparent qui se trouve dans son intérieur : car nous en reconnoîtrons bientôt l’utilité, et même la nécessité ; et en y faisant plus d’attention, nous y trouverons peut-être un ordre que nous ne soupçonnions pas, et des rapports généraux que nous n’apercevions pas au premier coup d’œil. À la vérité, nos connoissances à cet égard seront toujours bornées : nous ne connoissons point encore la surface entière[7] du globe : nous ignorons en partie ce qui se trouve au fond des mers ; il y en a dont nous n’avons pu sonder les profondeurs ; nous ne pouvons pénétrer que dans l’écorce de la terre, et les[8] plus grandes cavités, les mines[9] les plus profondes, ne descendent pas à la huit millième partie de son diamètre. Nous ne pouvons donc juger que de la couche extérieure et presque superficielle ; l’intérieur de la masse nous est entièrement inconnu. On sait que, volume pour volume, la terre pèse quatre fois plus que le soleil. On a aussi le rapport de sa pesanteur avec les autres planètes : mais ce n’est qu’une estimation relative ; l’unité de mesure nous manque, le poids réel de la matière nous étant inconnu : en sorte que l’intérieur de la terre pourroit être ou vide ou rempli d’une matière mille fois plus pesante que l’or, et nous n’avons aucun moyen de le reconnoître ; à peine pouvons-nous former sur cela quelques[10] conjectures raisonnables[11].

Il faut donc nous borner à examiner et à décrire la surface de la terre, et la petite épaisseur intérieure dans laquelle nous avons pénétré. La première chose qui se présente, c’est l’immense quantité d’eau qui couvre la plus grande partie du globe. Ces eaux occupent toujours les parties les plus basses ; elles sont aussi toujours de niveau, et elles tendent perpétuellement à l’équilibre et au repos. Cependant nous les voyons[12] agitées par une forte puissance, qui, supposant à la tranquillité de cet élément, lui imprime un mouvement périodique et réglé, soulève et abaisse alternativement les flots, et fait un balancement de la masse totale des mers, en les remuant jusqu’à la plus grande profondeur. Nous savons que ce mouvement est de tous les temps, et qu’il durera autant que la lune et le soleil, qui en sont les causes.

Considérant ensuite le fond de la mer, nous y remarquons autant d’inégalités[13] que sur la surface de la terre ; nous y trouvons des hauteurs[14], des vallées, des plaines, des profondeurs, des rochers, des terrains de toute espèce : nous voyons que toutes les îles ne sont que les sommets[15] de vastes montagnes, dont le pied et les racines sont couverts de l’élément liquide ; nous y trouvons d’autres sommets de montagnes qui sont presque à fleur d’eau. Nous y remarquons des courants[16] rapides qui semblent se soustraire au mouvement général : on les voit[17] se porter quelquefois constamment dans la même direction, quelquefois rétrograder, et ne jamais excéder leurs limites, qui paroissent aussi invariables que celles qui bornent les efforts des fleuves de la terre. Là sont ces contrées orageuses où les vents en fureur précipitent la tempête, où la mer et le ciel, également agités, se choquent et se confondent : ici sont des mouvements intestins, des bouillonnements[18], des trombes[19], et des agitations extraordinaires causées par des volcans dont la bouche submergée vomit le feu du sein des ondes, et pousse jusqu’aux nues une épaisse vapeur mêlée d’eau, de soufre, et de bitume. Plus loin, je vois ces gouffres[20] dont on n’ose approcher, qui semblent attirer les vaisseaux pour les engloutir : au delà j’aperçois ces vastes plaines, toujours calmes et tranquilles[21], mais tout aussi dangereuses, où les vents n’ont jamais exercé leur empire, où l’art du nautonier devient inutile, où il faut rester et périr : enfin, portant les yeux jusqu’aux extrémités du globe, je vois ces glaces[22] énormes qui se détachent des continents des pôles, et viennent, comme des montagnes flottantes, voyager et se fondre jusque dans les régions tempérées[23].

Voilà les principaux objets que nous offre le vaste empire de la mer : des milliers d’habitants de différentes espèces en peuplent toute l’étendue ; les uns, couverts d’écailles légères, en traversent avec rapidité les différents pays ; d’autres, chargés d’une épaisse coquille, se traînent pesamment, et marquent avec lenteur leur route sur le sable ; d’autres, à qui la nature a donné des nageoires en forme d’ailes, s’en servent pour s’élever et se soutenir dans les airs ; d’autres enfin, à qui tout mouvement a été refusé, croissent et vivent attachés aux rochers ; tous trouvent dans cet élément leur pâture. Le fond de la mer produit abondamment des plantes, des mousses, et des végétations encore plus singulières. Le terrain de la mer est de sable, de gravier, souvent de vase, quelquefois de terre ferme, de coquillages, de rochers, et partout il ressemble à la terre que nous habitons.

Voyageons maintenant sur la partie sèche du globe : quelle différence prodigieuse entre les climats ! quelle variété de terrains ! quelle inégalité de niveau ! Mais observons exactement, et nous reconnoîtrons que les grandes[24] chaînes de montagnes se trouvent plus voisines de l’équateur que des pôles ; que dans l’ancien continent elles s’étendent d’orient en occident beaucoup plus que du nord au sud, et que dans le Nouveau-Monde elles s’étendent au contraire du nord au sud beaucoup plus que d’orient en occident : mais ce qu’il y a de très remarquable, c’est que la forme de ces montagnes et leurs contours, qui paroissent absolument irréguliers[25], ont cependant des directions suivies et correspondantes[26] entre elles ; en sorte que les angles saillants d’une montagne se trouvent toujours opposés aux angles rentrants de la montagne voisine, qui en est séparée par un vallon ou par une profondeur. J’observe aussi que les collines opposées ont toujours à très peu près la même hauteur, et qu’en général les montagnes occupent le milieu des continents, et partagent, dans la plus grande longueur, les îles, les promontoires, et les autres[27] terres avancées. Je suis de même la direction des plus grands fleuves, et je vois qu’elle est toujours presque perpendiculaire à la côte de la mer dans laquelle ils ont leur embouchure, et que, dans la plus grande partie de leur cours, ils vont à peu près[28] comme les chaînes de montagnes dont ils prennent leur source et leur direction. Examinant ensuite les rivages de la mer, je trouve qu’elle est ordinairement bornée par des rochers, des marbres, et d’autres pierres dures, ou bien par des terres et des sables qu’elle a elle-même accumulés ou que les fleuves ont amenés, et je remarque que les côtes voisines, et qui ne sont séparées que par un bras ou par un petit trajet de mer, sont composées des mêmes matières, et que les lits de terre sont les mêmes de l’un et de l’autre côté[29]. Je vois que les volcans se[30] trouvent tous dans les hautes montagnes, qu’il y en a un grand nombre dont les feux sont entièrement éteints, que quelques uns de ces volcans ont des correspondances[31] souterraines, et que leurs explosions se font quelquefois en même temps. J’aperçois une correspondance semblable entre certains lacs et les mers voisines. Ici sont des fleuves et des torrents[32] qui se perdent tout à coup, et paroissent se précipiter dans les entrailles de la terre ; là est une mer intérieure où se rendent cent rivières, qui y portent de toutes parts une énorme quantité d’eau, sans jamais augmenter ce lac immense, qui semble rendre par des voies souterraines tout ce qu’il reçoit par ses bords ; et, chemin faisant, je reconnois aisément les pays anciennement habités, je les distingue de ces contrées nouvelles, où le terrain paroît encore tout brut, où les fleuves sont remplis de cataractes, où les terres sont en partie submergées, marécageuses, ou trop arides, où la distribution des eaux est irrégulière, où des bois incultes couvrent toute la surface des terrains qui peuvent produire.

Entrant dans un plus grand détail, je vois que la première couche[33], qui enveloppe le globe, est partout d’une même substance ; que cette substance, qui sert à faire croître et à nourrir les végétaux et les animaux, n’est elle-même qu’un composé de parties animales et végétales détruites ou plutôt réduites en petites parties, dans lesquelles l’ancienne organisation n’est pas sensible. Pénétrant plus avant, je trouve la vraie terre ; je vois des couches de sable, de pierres à chaux, d’argile, de coquillages, de marbre, de gravier, de craie, de plâtre, etc., et je remarque que ces[34] couches sont toujours posées parallèlement les unes[35] sur les autres, et que chaque couche a la même épaisseur dans toute son étendue. Je vois que dans les collines voisines les mêmes matières se trouvent au même niveau, quoique les collines soient séparées par des intervalles profonds et considérables. J’observe que dans tous les lits de terre, et[36] même dans les couches plus solides, comme dans les rochers, dans les carrières de marbres et de pierres, il y a des fentes, que ces fentes sont perpendiculaires à l’horizon, et que, dans les plus grandes comme dans les plus petites profondeurs, c’est une espèce de règle que la nature suit constamment. Je vois de plus que dans l’intérieur de la terre, sur la cime des monts[37] et dans les lieux les plus éloignés de la mer, on trouve des coquilles, des squelettes de poissons de mer, des plantes marines, etc., qui sont entièrement semblables aux coquilles, aux poissons, aux plantes actuellement vivantes dans la mer, et qui en effet sont absolument les mêmes. Je remarque que ces coquilles pétrifiées sont en prodigieuse quantité, qu’on en trouve dans une infinité d’endroits, qu’elles sont renfermées dans l’intérieur des rochers et des autres masses de marbre et de pierre dure, aussi bien que dans les craies et dans les terres ; et que non seulement elles sont renfermées dans toutes ces matières, mais qu’elles y sont incorporées, pétrifiées, et remplies de la substance même qui les environne. Enfin, je me trouve convaincu, par des observations réitérées, que les marbres, les pierres, les craies, les marnes, les argiles, les sables, et presque toutes les matières terrestres, sont remplies de[38] coquilles et d’autres débris de la mer, et cela par toute la terre, et dans tous les lieux où l’on a pu faire des observations exactes.

Tout cela posé, raisonnons.

Les changements qui sont arrivés au globe terrestre, depuis deux et même trois mille ans, sont fort peu considérables en comparaison des révolutions qui ont dû se faire dans les premiers temps après la création ; car il est aisé de démontrer que comme toutes les matières terrestres n’ont acquis de la solidité que par l’action continuée de la gravité et des autres forces qui rapprochent et réunissent les particules de la matière, la surface de la terre devoit être au commencement beaucoup moins solide qu’elle ne l’est devenue dans la suite, et que par conséquent les mêmes causes qui ne produisent aujourd’hui que des changements presque insensibles dans l’espace de plusieurs siècles, dévoient causer alors de très grandes révolutions dans un petit nombre d’années. En effet, il paroît certain que la terre, actuellement sèche et habitée, a été autrefois sous les eaux de la mer, et que ces eaux étoient supérieures aux sommets des plus hautes montagnes, puisqu’on trouve sur ces montagnes et jusque sur leurs sommets des productions marines et des coquilles[39] qui, comparées avec les coquillages vivants, sont les mêmes, et qu’on ne peut douter de leur parfaite ressemblance, ni de l’identité de leurs espèces. Il paroît aussi que les eaux de la mer ont séjourné quelque temps sur cette terre, puisqu’on trouve en plusieurs endroits des bancs de coquilles si prodigieux et si étendus, qu’il n’est pas possible qu’une aussi grande[40] multitude d’animaux ait été tout à la fois vivante en même temps. Cela semble prouver aussi que, quoique les matières qui composent la surface de la terre fussent alors dans un état de mollesse qui les rendoit susceptibles d’être aisément divisées, remuées et transportées par les eaux, ces mouvements ne se sont pas faits tout à coup, mais successivement et par degrés ; et comme on trouve quelquefois des productions de la mer à mille et douze cents pieds de profondeur, il paroît que cette épaisseur de terre ou de pierre étant si considérable, il a fallu des années pour la produire ; car, quand on voudroit supposer que dans le déluge universel tous les coquillages eussent été enlevés du fond des mers et transportés sur toutes les parties de la terre, outre que cette supposition seroit difficile à établir[41], il est clair que comme on trouve ces coquilles incorporées et pétrifiées dans les marbres et dans les rochers des plus hautes montagnes, il faudroit donc supposer que ces marbres et ces rochers eussent été tous formés en même temps et précisément dans l’instant du déluge, et qu’avant cette grande révolution il n’y avoit sur le globe terrestre ni montagnes, ni marbres, ni rochers, ni craies, ni aucune autre matière semblable à celles que nous connoissons, qui presque toutes contiennent des coquilles et d’autres débris des productions de la mer. D’ailleurs, la surface de la terre devoit avoir acquis au temps du déluge un degré considérable de solidité, puisque la gravité avoit agi sur les matières qui la composent pendant plus de seize siècles ; et par conséquent il ne paroît pas possible que les eaux du déluge aient pu bouleverser les terres à la surface du globe jusqu’à d’aussi grandes profondeurs, dans le peu de temps que dura l’inondation universelle.

Mais, sans insister plus long-temps sur ce point, qui sera discuté dans la suite, je m’en tiendrai maintenant aux observations qui sont constantes, et aux faits qui sont certains. On ne peut douter que les eaux de la mer n’aient séjourné sur la surface de la terre que nous habitons, et que par conséquent cette même surface de notre continent n’ait été pendant quelque temps le fond d’une mer, dans laquelle tout se passoit comme tout se passe actuellement dans la mer d’aujourd’hui. D’ailleurs, les couches des différentes matières qui composent la terre étant, comme nous l’avons remarqué[42], posées parallèlement et de niveau, il est clair que cette position est l’ouvrage des eaux, qui ont amassé et accumulé peu à peu ces matières, et leur ont donné la même situation que l’eau prend toujours elle-même, c’est-à-dire cette situation horizontale que nous observons presque partout ; car dans les plaines les couches sont exactement horizontales, et il n’y a que dans les montagnes où elles soient inclinées, comme ayant été formées par des sédiments déposés sur une base inclinée, c’est-à-dire sur un terrain penchant[43]. Or, je dis que ces couches ont été formées peu à peu, et non pas tout d’un coup par quelque révolution que ce soit, parce que nous trouvons souvent des couches de matière plus pesante posées sur des couches de matière beaucoup plus légère ; ce qui ne pourroit être, si, comme le veulent quelques auteurs, toutes ces matières[44] dissoutes et mêlées en même temps dans l’eau, se fussent ensuite précipitées au fond de cet élément, parce qu’alors elles eussent produit une toute autre composition que celle qui existe ; les matières les plus pesantes seroient descendues les premières et au plus bas ; et chacune se seroit arrangée suivant sa gravité spécifique, dans un ordre relatif à leur pesanteur particulière, et nous ne trouverions pas des rochers massifs sur des arènes légères, non plus que des charbons de terre sous des argiles, des glaises sous des marbres, et des métaux sur des sables.

Une chose à laquelle nous devons encore faire attention, et qui confirme ce que nous venons de dire sur la formation des couches par le mouvement et par le sédiment des eaux, c’est que toutes les autres causes de révolution ou de changement sur le globe ne peuvent produire les mêmes effets. Les montagnes les plus élevées sont composées de couches parallèles, tout de même que les plaines les plus basses, et par conséquent on ne peut pas attribuer l’origine et la formation des montagnes à des secousses, à des tremblements de terre, non plus qu’à des volcans ; et nous avons des preuves que s’il se forme quelquefois de petites éminences par ces mouvements convulsifs de la terre[45], ces éminences ne sont pas composées de couches parallèles ; que les matières de ces éminences n’ont intérieurement aucune liaison, aucune position régulière, et qu’enfin ces petites collines formées par les volcans ne présentent aux yeux que le désordre d’un tas de matière rejetée confusément. Mais cette espèce d’organisation de la terre que nous découvrons partout, cette situation horizontale et parallèle des couches, ne peuvent venir que d’une cause constante et d’un mouvement réglé et toujours dirigé de la même façon.

Nous sommes donc assurés, par des observations exactes, réitérées, et fondées sur des faits incontestables, que la partie sèche du globe que nous habitons a été long-temps sous les eaux de la mer ; par conséquent cette même terre a éprouvé pendant tout ce temps les mêmes mouvements, les mêmes changements que prouvent actuellement les terres couvertes par la mer. Il paroît que notre terre a été un fond de mer : pour trouver donc ce qui s’est passé autrefois sur cette terre, voyons ce qui se passe aujourd’hui sur le fond de la mer, et de là nous tirerons des inductions raisonnables sur la forme extérieure et la composition intérieure des terres que nous habitons.

Souvenons-nous donc que la mer a de tout temps, et depuis la création, un mouvement de flux et de reflux causé principalement par la lune ; que ce mouvement, qui dans vingt-quatre heures fait deux fois élever et baisser les eaux, s’exerce avec plus de force sous l’équateur que dans les autres climats. Souvenons-nous aussi que la terre a un mouvement rapide sur son axe, et par conséquent une force centrifuge plus grande à l’équateur que dans toutes les autres parties du globe ; que cela seul, indépendamment des observations actuelles et des mesures, nous prouve qu’elle n’est pas parfaitement sphérique, mais qu’elle est plus élevée sous l’équateur que sous les pôles ; et concluons de ces premières observations, que quand même on supposeroit que la terre est sortie des mains du Créateur parfaitement ronde en tout sens (supposition gratuite, et qui marqueroit bien le cercle étroit de nos idées), son mouvement diurne et celui du flux et du reflux auroient élevé peu à peu les parties de l’équateur, en y amenant successivement les limons, les terres, les coquillages, etc. Ainsi les plus grandes inégalités du globe doivent se trouver et se trouvent en effet voisines de l’équateur ; et comme ce mouvement de flux et de reflux[46] se fait par des alternatives journalières et répétées sans interruption, il est fort naturel d’imaginer qu’à chaque fois les eaux emportent d’un endroit à l’autre une petite quantité de matière, laquelle tombe ensuite comme un sédiment au fond de l’eau, et forme ces couches parallèles et horizontales qu’on trouve partout ; car la totalité du mouvement des eaux dans le flux et le reflux étant horizontale, les matières entraînées ont nécessairement suivi la même direction, et se sont toutes arrangées parallèlement et de niveau.

Mais, dira-t-on, comme le mouvement du flux et reflux est un balancement égal des eaux, une espèce d’oscillation régulière, on ne voit pas pourquoi tout ne seroit pas compensé, et pourquoi les matières apportées par le flux ne seroient pas remportées par le reflux ; et dès lors la cause de la formation des couches disparoît, et le fond de la mer doit toujours rester le même, le flux détruisant les effets du reflux, et l’un et l’autre ne pouvant causer aucun mouvement, aucune altération sensible dans le fond de la mer, et encore moins en changer la forme primitive en y produisant des hauteurs et des inégalités.

À cela je réponds que le balancement des eaux n’est point égal, puisqu’il produit un mouvement continuel de la mer de l’orient vers l’occident ; que de plus, l’agitation causée par les vents s’oppose à l’égalité du flux et du reflux, et que de tous les mouvements dont la mer est susceptible, il résultera toujours des transports de terre et des dépôts de matières dans de certains endroits ; que ces amas de matières seront composés de couches parallèles et horizontales, les combinaisons quelconques des mouvements de la mer tendant toujours à remuer les terres et à les mettre de niveau les unes sur les autres dans des lieux où elles tombent en forme de sédiment. Mais de plus il est aisé de répondre à cette objection par un fait : c’est que dans toutes les extrémités de la mer où l’on observe le flux et le reflux, dans toutes les côtes qui la bornent, on voit que le flux amène une infinité de choses que le reflux ne remporte pas ; qu’il y a des terrains que la mer couvre insensiblement[47], et d’autres qu’elle laisse à découvert après y avoir apporté des terres, des sables, des coquilles, etc., qu’elle dépose, et qui prennent naturellement une situation horizontale ; et que ces matières, accumulées par la suite des temps, et élevées jusqu’à un certain point, se trouvent peu à peu hors d’atteinte des eaux, restent ensuite pour toujours dans l’état de terre sèche, et font partie des continents terrestres.

Mais, pour ne laisser aucun doute sur ce point important, examinons de près la possibilité ou l’impossibilité de la formation d’une montagne dans le fond de la mer par le mouvement et par le sédiment des eaux. Personne ne peut nier que sur une côte contre laquelle la mer agit avec violence dans le temps qu’elle est agitée par le flux, ces efforts réitérés ne produisent quelque changement, et que les eaux n’emportent à chaque fois une petite portion de la terre de la côte ; et quand même elle seroit bornée de rochers, on sait que l’eau use peu à peu ces rochers[48], et que par conséquent elle en emporte de petites parties à chaque fois que la vague se retire après s’être brisée. Ces particules de pierre ou de terre seront nécessairement transportées par les eaux jusqu’à une certaine distance et dans de certains endroits où le mouvement de l’eau, se trouvant ralenti, abandonnera ces particules à leur propre pesanteur, et alors elles se précipiteront au fond de l’eau en forme de sédiment, et là elles formeront une première couche horizontale ou inclinée, suivant la position de la surface du terrain sur laquelle tombe cette première couche, laquelle sera bientôt couverte et surmontée d’une autre couche semblable et produite par la même cause, et insensiblement il se formera dans cet endroit un dépôt considérable de matière, dont les couches seront posées parallèlement les unes sur les autres. Cet amas augmentera toujours par les nouveaux sédiments que les eaux y transporteront, et peu à peu par succession de temps il se formera une élévation, une montagne dans le fond de la mer, qui sera entièrement semblable aux éminences et aux montagnes que nous connoissons sur la terre, tant pour la composition intérieure que pour la forme extérieure. S’il se trouve des coquilles dans cet endroit du fond de la mer où nous supposons que se fait notre dépôt, les sédiments couvriront ces coquilles et les rempliront ; elles seront incorporées dans les couches de cette matière déposée, et elles feront partie des masses formées par ces dépôts ; on les y trouvera dans la situation qu’elles auront acquise en y tombant, ou dans l’état où elles auront été saisies ; car, dans cette opération, celles qui se seront trouvées au fond de la mer lorsque les premières couches se seront déposées, se trouveront dans la couche la plus basse, et celles qui seront tombées depuis dans ce même endroit, se trouveront dans les couches plus élevées.

Tout de même, lorsque le fond de la mer sera remué par l’agitation des eaux, il se fera nécessairement des transports de terre, de vase, de coquilles, et d’autres matières, dans de certains endroits où elles se déposeront en forme de sédiments. Or, nous sommes assurés par les plongeurs[49] qu’aux plus grandes profondeurs où ils puissent descendre, qui sont de vingt brasses, le fond de la mer est remué au point que l’eau se mêle avec la terre, qu’elle devient trouble, et que la vase et les coquillages sont emportés par le mouvement des eaux à des distances considérables ; par conséquent, dans tous les endroits de la mer où l’on a pu descendre, il se fait des transports de terre et de coquilles qui vont tomber quelque part, et former, en se déposant, des couches parallèles et des éminences qui sont composées comme nos montagnes le sont. Ainsi le flux et le reflux, les vents, les courants, et tous les mouvements des eaux, produiront des inégalités dans le fond de la mer, parce que toutes ces causes détachent du fond et des côtes de la mer des matières qui se précipitent ensuite en forme de sédiments.

Au reste, il ne faut pas croire que ces transports de matières ne puissent pas se faire à des distances considérables, puisque nous voyons tous les jours des graines et d’autres productions des Indes orientales et occidentales arriver[50] sur nos côtes : à la vérité, elles sont spécifiquement plus légères que l’eau, au lieu que les matières dont nous parlons sont plus pesantes ; mais comme elles sont réduites en poudre impalpable, elles se soutiendront assez long-temps dans l’eau pour être transportées à de grandes distances.

Ceux qui prétendent que la mer n’est pas remuée à de grandes profondeurs, ne font pas attention que le flux et le reflux ébranlent et agitent à la fois toute la masse des mers, et que dans un globe qui seroit entièrement liquide il y auroit de l’agitation et du mouvement jusqu’au centre ; que la force qui produit celui du flux et du reflux, est une force pénétrante qui agit sur toutes les parties proportionnellement à leurs masses ; qu’on pourroit même mesurer et déterminer par le calcul la quantité de cette action sur un liquide à différentes profondeurs, et qu’enfin ce point ne peut être contesté qu’en se refusant à l’évidence du raisonnement et à la certitude des observations.

Je puis donc supposer légitimement que le flux et le reflux, les vents, et toutes les autres causes qui peuvent agiter la mer, doivent produire par le mouvement des eaux des éminences et des inégalités dans le fond de la mer, qui seront toujours composées de couches horizontales ou également inclinées : ces éminences pourront, avec le temps, augmenter considérablement, et devenir des collines qui, dans une longue étendue de terrain, se trouveront, comme les ondes qui les auront produites, dirigées du même sens, et formeront peu à peu une chaîne de montagnes. Ces hauteurs une fois formées feront obstacle à l’uniformité du mouvement des eaux, et il en résultera des mouvements particuliers dans le mouvement général de la mer : entre deux hauteurs voisines il se formera nécessairement un courant[51] qui suivra leur direction commune, et coulera, comme coulent les fleuves de la terre, en formant un canal dont les angles seront alternativement opposés dans toute l’étendue de son cours. Ces hauteurs formées au dessus de la surface du fond pourront augmenter encore de plus en plus ; car les eaux qui n’auront que le mouvement du flux déposeront sur la cime le sédiment ordinaire, et celles qui obéiront au courant entraîneront au loin les parties qui se seroient déposées entre deux, et en même temps elles creuseront un vallon au pied de ces montagnes, dont tous les angles se trouveront correspondants, et, par l’effet de ces deux mouvements et de ces dépôts, le fond de la mer aura bientôt été sillonné, traversé de collines et de chaînes de montagnes, et semé d’inégalités telles que nous les y trouvons aujourd’hui. Peu à peu les matières molles dont les éminences étoient d’abord composées, se seront durcies par leur propre poids : les unes, formées de parties purement argileuses, auront produit ces collines de glaise qu’on trouve en tant d’endroits ; d’autres, composées de parties sablonneuses et cristallines, on fait ces énormes amas de rochers et de cailloux d’où l’on tire le cristal et les pierres précieuses ; d’autres, faites de parties pierreuses mêlées de coquilles, ont formé ces lits de pierres et de marbres où nous retrouvons ces coquilles aujourd’hui ; d’autres enfin, composées d’une matière encore plus coquilleuse et plus terrestre, ont produit les marnes, les craies, et les terres. Toutes sont posées par lits, toutes contiennent des substances hétérogènes ; les débris des productions marines s’y trouvent en abondance, et à peu près suivant le rapport de leur pesanteur ; les coquilles les plus légères sont dans les craies, les plus pesantes dans les argiles et dans les pierres, et elles sont remplies de la matière même des pierres et des terres où elles sont renfermées ; preuve incontestable qu’elles ont été transportées avec la matière qui les environne et qui les remplit, et que cette matière étoit réduite en particules impalpables. Enfin toutes ces matières, dont la situation s’est établie par le niveau des eaux de la mer, conservent encore aujourd’hui leur première position.

On pourra nous dire que la plupart des collines et des montagnes dont le sommet est de rocher, de pierre, ou de marbre, ont pour base des matières plus légères ; que ce sont ordinairement ou des monticules de glaise ferme et solide, ou des couches de sable qu’on retrouve dans les plaines voisines jusqu’à une distance assez grande ; et on nous demandera comment il est arrivé que ces marbres et ces rochers se soient trouvés au dessus de ces sables et de ces glaises. Il me paroît que cela peut s’expliquer assez naturellement : l’eau aura d’abord transporté la glaise ou le sable qui faisoit la première couche des côtes ou du fond de la mer, ce qui aura produit au bas une éminence composée de tout ce sable ou de toute cette glaise rassemblée ; après cela les matières plus fermes et plus pesantes qui se seront trouvées au dessous, auront été attaquées et transportées par les eaux en poussière impalpable au dessus de cette éminence de glaise ou de sable, et cette poussière de pierre aura formé les rochers et les carrières que nous trouvons au dessus des collines. On peut croire qu’étant les plus pesantes, ces matières étoient autrefois au dessous des autres, et qu’elles sont aujourd’hui au dessus, parce qu’elles ont été enlevées et transportées les dernières par le mouvement des eaux.

Pour confirmer ce que nous avons dit, examinons encore plus en détail la situation des matières qui composent cette première épaisseur du globe terrestre, la seule que nous connoissions. Les carrières sont composées de différents lits ou couches presque toutes horizontales ou inclinées suivant la même pente ; celles qui posent sur des glaises ou sur des bases d’autres matières solides sont sensiblement de niveau, surtout dans les plaines. Les carrières où l’on trouve les cailloux et les grès dispersés ont, à la vérité, une position moins régulière : cependant l’uniformité de la nature ne laisse pas de s’y reconnoître ; car la position horizontale ou toujours également penchante des couches se trouve dans les carrières de roc vif, et dans celles de grès en grande masse : elle n’est altérée et interrompue que dans les carrières de cailloux et de grès en petite masse, dont nous ferons voir que la formation est postérieure à celle de toutes les autres matières, car le roc vif, le sable vitrifiable, les argiles, les marbres, les pierres calcinables, les craies, les marnes sont toutes disposées par couches parallèles toujours horizontales, ou également inclinées. On reconnoît aisément dans ces dernières matières la première formation ; car les couches sont exactement horizontales et fort minces, et elles sont arrangées les unes sur les autres comme les feuillets d’un livre. Les couches de sable, d’argile molle, de glaise dure, de craie, de coquilles, sont aussi toutes ou horizontales ou inclinées suivant la même pente. Les épaisseurs des couches sont toujours les mêmes dans toute leur étendue, qui souvent occupe un espace de plusieurs lieues, et que l’on pourroit suivre bien plus loin, si l’on observoit exactement. Enfin toutes les matières qui composent la première épaisseur du globe sont disposées de cette façon ; et quelque part qu’on fouille, on trouvera des couches, et on se convaincra par ses yeux de la vérité de ce qui vient d’être dit.

Il faut excepter, à certains égards, les couches de sable ou de gravier entraîné du sommet des montagnes par la pente des eaux : ces veines de sable se trouvent quelquefois dans les plaines, où elles s’étendent même assez considérablement ; elles sont ordinairement posées sous la première couche de la terre labourable, et, dans les lieux plats, elles sont de niveau, comme les couches plus anciennes et plus intérieures : mais, au pied et sur la croupe des montagnes, ces couches de sable sont fort inclinées, et elles suivent le penchant de la hauteur sur laquelle elles ont coulé. Les rivières et les ruisseaux ont formé ces couches ; et, en changeant souvent de lit dans les plaines, ils ont entraîné et déposé partout ces sables et ces graviers. Un petit ruisseau coulant des hauteurs voisines suffit, avec le temps, pour étendre une couche de sable ou de gravier sur toute la superficie d’un vallon, quelque spacieux qu’il soit ; et j’ai souvent observé dans une campagne environnée de collines, dont la base est de glaise aussi bien que la première couche de la plaine, qu’au dessus d’un ruisseau qui y coule, la glaise se trouve immédiatement sous la terre labourable, et qu’au dessous du ruisseau il y a une épaisseur d’environ un pied de sable sur la glaise, qui s’étend à une distance considérable. Ces couches, produites par les rivières et par les autres eaux courantes, ne sont pas de l’ancienne formation ; elles se reconnoissent aisément à la différence de leur épaisseur, qui varie et n’est pas la même partout comme celle des couches anciennes, à leurs interruptions fréquentes, et enfin à la matière même, qu’il est aisé de juger, et qu’on reconnoît avoir été lavée, roulée, et arrondie. On peut dire la même chose des couches de tourbes et de végétaux pourris qui se trouvent au dessous de la première couche de terre dans les terrains marécageux : ces couches ne sont pas anciennes, et elles ont été produites par l’entassement successif des arbres et des plantes qui peu à peu ont comblé ces marais. Il en est encore de même de ces couches limoneuses que l’inondation des fleuves a produites dans différents pays : tous ces terrains ont été nouvellement formés par les eaux courantes ou stagnantes, et ils ne suivent pas la pente égale ou le niveau aussi exactement que les couches anciennement produites par le mouvement régulier des ondes de la mer. Dans les couches que les rivières ont formées, on trouve des coquilles fluviatiles : mais il y en a peu de marines, et le peu qu’on y en trouve est brisé, déplacé, isolé, au lieu que dans les couches anciennes les coquilles marines se trouvent en quantité ; il n’y en a point de fluviatiles, et ces coquilles de mer y sont bien conservées, et toutes, placées de la même manière, comme ayant été transportées et posées en même temps par la même cause. Et en effet, pourquoi ne trouve-t-on pas les matières entassées irrégulièrement, au lieu de les trouver par couches ? Pourquoi les marbres, les pierres dures, les craies, les argiles, les plâtres, les marnes, etc., ne sont-ils pas dispersés ou joints par couches irrégulières ou verticales ? Pourquoi les choses pesantes ne sont-elles pas toujours au dessous des plus légères ? Il est aisé d’apercevoir que cette uniformité de la nature, cette espèce d’organisation de la terre, cette jonction des différentes matières par couches parallèles et par lits, sans égard à leur pesanteur, n’ont pu être produites que par une cause aussi puissante et aussi constante que celle de l’agitation des eaux de la mer, soit par le mouvement réglé des vents, soit par celui du flux et reflux, etc.

Ces causes agissent avec plus de force sous l’équateur que dans les autres climats, car les vents y sont plus constants et les marées plus violentes que partout ailleurs : aussi les plus grandes chaînes de montagnes sont voisines de l’équateur. Les montagnes de l’Afrique et du Pérou sont les plus hautes qu’on connoisse ; et, après avoir traversé des continents entiers, elles s’étendent encore à des distances très considérables sous les eaux de la mer Océane. Les montagnes de l’Europe et de l’Asie, qui s’étendent depuis l’Espagne jusqu’à la Chine, ne sont pas aussi élevées que celles de l’Amérique méridionale et de l’Afrique. Les montagnes du Nord ne sont, au rapport des voyageurs, que des collines, en comparaison de celles des pays méridionaux[52]. D’ailleurs le nombre des îles est fort peu considérable dans les mers septentrionales, tandis qu’il y en a une quantité prodigieuse dans la zone torride ; et comme une île n’est qu’un sommet de montagne, il est clair que la surface de la terre a beaucoup plus d’inégalités vers l’équateur que vers le nord.

Le mouvement général du flux et du reflux a donc produit les plus grandes montagnes, qui se trouvent dirigées d’occident en orient dans l’ancien continent, et du nord au sud dans le nouveau, dont les chaînes sont d’une étendue très considérable ; mais il faut attribuer aux mouvements particuliers des courants, des vents, et des autres agitations irrégulières de la mer, l’origine de toutes les autres montagnes. Elles ont vraisemblablement été produites par la combinaison de tous ces mouvements, dont on voit bien que les effets doivent être variés à l’infini ; puisque les vents, la position différente des îles et des côtes, ont altéré de tous les temps et dans tous les sens possibles la direction du flux et du reflux des eaux. Ainsi il n’est point étonnant qu’on trouve sur le globe des éminences considérables dont le cours est dirigé vers différentes plages : il suffit pour notre objet d’avoir démontré que les montagnes n’ont point été placées au hasard, et qu’elles n’ont point été produites par des tremblements de terre ou par d’autres causes accidentelles, mais qu’elles sont un effet résultant de l’ordre général de la nature, aussi bien que l’espèce d’organisation qui leur est propre, et la position des matières qui les composent.

Mais comment est-il arrivé que cette terre que nous habitons, que nos ancêtres ont habitée comme nous, qui, de temps immémorial, est un continent sec, ferme, et éloigné des mers, ayant été autrefois un fond de mer, soit actuellement supérieure à toutes les eaux, et en soit si distinctement séparée ? Pourquoi les eaux de la mer n’ont-elles pas resté sur cette terre, puisqu’elles y ont séjourné si long-temps ? Quel accident, quelle cause a pu produire ce changement dans le globe ? Est-il même possible d’en concevoir une assez puissante pour opérer un tel effet ?

Ces questions sont difficiles à résoudre ; mais les faits étant certains, la manière dont ils sont arrivés peut demeurer inconnue sans préjudicier au jugement que nous devons en porter : cependant, si nous voulons y réfléchir, nous trouverons par induction des raisons très plausibles de ces changements[53]. Nous voyons tous les jours la mer gagner du terrain dans de certaines côtes, et en perdre dans d’autres ; nous savons que l’Océan a un mouvement général et continuel d’orient en occident ; nous entendons de loin les efforts terribles que la mer fait contre les basses terres et contre les rochers qui la bornent ; nous connoissons des provinces entières où on est obligé de lui opposer des digues que l’industrie humaine a bien de la peine à soutenir contre la fureur des flots ; nous avons des exemples de pays récemment submergés et de débordements réguliers ; l’histoire nous parle d’inondations encore plus grandes et de déluges : tout cela ne doit-il pas nous porter à croire qu’il est en effet arrivé de grandes révolutions sur la surface de la terre, et que la mer a pu quitter et laisser à découvert la plus grande partie des terres qu’elle occupoit autrefois ? Par exemple, si nous nous prêtons un instant à supposer que l’ancien et le Nouveau-Monde ne faisoient autrefois qu’un seul continent, et que, par un violent tremblement de terre, le terrain de l’ancienne Atlantide de Platon se soit affaissé, la mer aura nécessairement coulé de tous côtés pour former l’Océan atlantique, et par conséquent aura laissé à découvert de vastes continents, qui sont peut-être ceux que nous habitons. Ce changement a donc pu se faire tout à coup par l’affaissement de quelque vaste caverne dans l’intérieur du globe, et produire par conséquent un déluge universel ; ou bien ce changement ne s’est pas fait tout à coup, et il a fallu peut-être beaucoup de temps : mais enfin il s’est fait, et je crois même qu’il s’est fait naturellement ; car, pour juger de ce qui est arrivé, et même de ce qui arrivera, nous n’avons qu’à examiner ce qui arrive. Il est certain, par les observations réitérées de tous les voyageurs[54], que l’Océan a un mouvement constant d’orient en occident : ce mouvement se fait sentir non seulement entre les tropiques, comme celui du vent d’est, mais encore dans toute l’étendue des zones tempérées et froides où l’on a navigué. Il suit de cette observation, qui est constante, que la mer Pacifique fait un effort continuel contre les côtes de la Tartarie, de la Chine, et de l’Inde ; que l’Océan indien fait effort contre la côte orientale de l’Afrique, et que l’Océan atlantique agit de même contre toutes les côtes orientales de l’Amérique : ainsi la mer a dû et doit toujours gagner du terrain sur les côtes orientales, et en perdre sur les côtes occidentales. Cela seul suffiroit pour prouver la possibilité de ce changement de terre en mer et de mer en terre ; et si en effet il s’est opéré par ce mouvement des eaux d’orient en occident, comme il y a grande apparence, ne peut-on pas conjecturer très vraisemblablement que le pays le plus ancien du monde est l’Asie et tout le continent oriental ; que l’Europe, au contraire, et une partie de l’Afrique, et surtout les côtes occidentales de ces continents, comme l’Angleterre, la France, l’Espagne, la Mauritanie, etc., sont des terres plus nouvelles ? L’histoire paroît s’accorder ici avec la physique, et confirmer cette conjecture, qui n’est pas sans fondement.

Mais il y a bien d’autres causes qui concourent, avec le mouvement continuel de la mer d’orient en occident, pour produire l’effet dont nous parlons. Combien n’y a-t-il pas de terres plus basses que le niveau de la mer, et qui ne sont défendues que par un isthme, un banc de rochers, ou par des digues encore plus foibles ! L’effort des eaux détruira peu à peu ces barrières, et dès lors ces pays seront submergés. De plus, ne sait-on pas que les montagnes s’abaissent[55] continuellement par les pluies, qui en détachent les terres et les entraînent dans les vallées ? ne sait-on pas que les ruisseaux roulent les terres des plaines et des montagnes dans des fleuves, qui portent à leur tour cette terre superflue dans la mer ? Ainsi peu à peu le fond des mers se remplit, la surface des continents s’abaisse et se met de niveau, et il ne faut que du temps pour que la mer prenne successivement la place de la terre.

Je ne parle point de ces causes éloignées qu’on prévoit moins qu’on ne les devine, de ces secousses de la nature dont le moindre effet seroit la catastrophe du monde : le choc ou l’approche d’une comète, l’absence de la lune, la présence d’une nouvelle planète, etc., sont des suppositions sur lesquelles il est aisé de donner carrière à son imagination ; de pareilles causes produisent tout ce qu’on veut, et d’une seule de ces hypothèses on va tirer mille romans physique, que leurs auteurs appelleront Théorie de la terre. Comme historiens, nous nous refusons à ces vaines spéculations ; elles roulent sur des possibilités qui, pour se réduire à l’acte, supposent un bouleversement de l’univers, dans lequel notre globe, comme un point de matière abandonnée, échappe à nos yeux, et n’est plus un objet digne de nos regards : pour les fixer, il faut le prendre tel qu’il est, en bien observer toutes les parties, et, par des inductions, conclure du présent au passé. D’ailleurs, des causes dont l’effet est rare, violent, et subit, ne doivent pas nous toucher ; elles ne se trouvent pas dans la marche ordinaire de la nature : mais des effets qui arrivent tous les jours, des mouvements qui se succèdent et se renouvellent sans interruption, des opérations constantes et toujours réitérées, ce sont là nos causes et nos raisons.

Ajoutons-y des exemples, combinons la cause générale avec les causes particulières, et donnons des faits dont le détail rendra sensibles les différents changements qui sont arrivés sur le globe, soit par l’irruption de l’Océan dans les terres, soit par l’abandon de ces mêmes terres, lorsqu’elles se sont trouvées trop élevées.

La plus grande irruption de l’Océan dans les terres est celle[56] qui a produit la mer[57] Méditerranée. Entre deux promontoires avancés, l’Océan[58] coule avec une très grande rapidité par un passage étroit, et forme ensuite une vaste mer qui couvre un espace, lequel, sans y comprendre la mer Noire, est environ sept fois grand comme la France. Ce mouvement de l’Océan par le détroit de Gibraltar a été contraire à tous les autres mouvements de la mer dans tous les détroits qui joignent l’Océan à l’Océan ; car le mouvement général de la mer est d’orient en occident, et celui-ci seul est d’occident en orient ; ce qui prouve que la mer Méditerranée n’est point un golfe ancien de l’Océan, mais qu’elle est formée par une irruption des eaux, produite par quelques causes accidentelles, comme seroit un tremblement de terre, lequel auroit affaissé les terres à l’endroit du détroit, ou un violent effort de l’Océan, causé par les vents, qui auroit rompu la digue entre les promontoires de Gibraltar et de Ceuta. Cette opinion est appuyée du témoignage des anciens[59], qui ont écrit que la mer Méditerranée n’existoit point autrefois ; et elle est, comme on voit, confirmée par l’histoire naturelle, et par les observations qu’on a faites sur la nature des terres à la côte d’Afrique et à celle d’Espagne, où l’on trouve les mêmes lits de pierre, les mêmes couches de terre en deçà et au delà du détroit, à peu près comme dans de certaines vallées où les deux collines qui les surmontent se trouvent être composées des mêmes matières et au même niveau.

L’Océan, s’étant donc ouvert cette porte, a d’abord coulé par le détroit avec une rapidité beaucoup plus grande qu’il ne coule aujourd’hui, et il a inondé le continent qui joignoit l’Europe à l’Afrique ; les eaux ont couvert toutes les basses terres dont nous n’appercevons aujourd’hui que les éminences et les sommets dans l’Italie et dans les îles de Sicile, de Malte, de Corse, de Sardaigne, de Chypre, de Rhodes, et de l’Archipel.

Je n’ai pas compris la mer Noire dans cette irruption de l’Océan, parce qu’il paroît que la quantité d’eau qu’elle reçoit du Danube, du Niéper, du Don, et de plusieurs autres fleuves qui y entrent, est plus que suffisante pour la former, et que d’ailleurs elle[60] coule avec une très grande rapidité par le Bosphore dans la mer Méditerranée. On pourroit même présumer que la mer Noire et la mer Caspienne ne faisoient autrefois que deux grands lacs qui peut-être étoient joints par un détroit de communication, ou bien par un marais ou un petit lac qui réunissoit les eaux du Don et du Volga auprès de Tria, où ces deux fleuves sont fort voisins l’un de l’autre, et l’on peut croire que ces deux mers ou ces deux lacs étoient autrefois d’une bien plus grande étendue qu’ils ne sont aujourd’hui : peu à peu ces grands fleuves, qui ont leur embouchure dans la mer Noire et dans la mer Caspienne, auront amené une assez grande quantité de terre pour fermer la communication, remplir le détroit et séparer ces deux lacs ; car on sait qu’avec le temps les grands fleuves remplissent les mers et forment des continents nouveaux, comme la province de l’embouchure du fleuve Jaune à la Chine, la Louisiane à l’embouchure du Mississipi, et la partie septentrionale de l’Égypte, qui doit son origine[61] et son existence aux inondations[62] du Nil. La rapidité de ce fleuve entraîne les terres de l’intérieur de l’Afrique, et il les dépose ensuite dans ses débordements en si grande quantité, qu’on peut fouiller jusqu’à cinquante pieds dans l’épaisseur de ce limon déposé par les inondations du Nil ; de même les terrains de la province de la rivière Jaune et de la Louisiane ne se sont formés que par le limon des fleuves.

Au reste, la mer Caspienne est actuellement un vrai lac qui n’a aucune communication avec les autres mers, pas même avec le lac Aral, qui paroît en avoir fait partie, et qui n’en est séparé que par un vaste pays de sable, dans lequel on ne trouve ni fleuves, ni rivières, ni aucun canal par lequel la mer Caspienne puisse verser ses eaux. Cette mer n’a donc aucune communication extérieure avec les autres mers, et je ne sais si l’on est bien fondé à soupçonner qu’elle en a d’intérieure avec la mer Noire ou avec le golfe Persique. Il est vrai que la mer Caspienne reçoit le Volga et plusieurs autres fleuves qui semblent lui fournir plus d’eau que l’évaporation n’en peut enlever : mais, indépendamment de la difficulté de cette estimation, il paroît que si elle avoit communication avec l’une ou l’autre de ces mers, on y auroit reconnu un courant rapide et constant qui entraîneroit tout vers cette ouverture qui serviroit de décharge à ses eaux, et je ne sache pas qu’on ait jamais rien observé de semblable sur cette mer ; des voyageurs exacts, sur le témoignage desquels on peut compter, nous assurent le contraire, et par conséquent il est nécessaire que l’évaporation enlève de la mer Caspienne une quantité d’eau égale à celle qu’elle reçoit.

On pourroit encore conjecturer avec quelque vraisemblance, que la mer Noire sera un jour séparée de la Méditerranée, et que le Bosphore se remplira lorsque les grands fleuves qui ont leurs embouchures dans le Pont-Euxin, auront amené une assez grande quantité de terre pour fermer le détroit ; ce qui peut arriver avec le temps, et par la diminution successive des fleuves, dont la quantité des eaux diminue à mesure que les montagnes et les pays élevés dont ils tirent leurs sources, s’abaissent par le dépouillement des terres que les pluies entraînent et que les vents enlèvent.

La mer Caspienne et la mer Noire doivent donc être regardées plutôt comme des lacs que comme des mers ou des golfes de l’Océan ; car elles ressemblent à d’autres lacs qui reçoivent un grand nombre de fleuves et qui ne rendent rien par les voies extérieures, comme la mer Morte, plusieurs lacs en Afrique, etc. D’ailleurs les eaux de ces deux mers ne sont pas à beaucoup près aussi salées que celles de la Méditerranée ou de l’Océan, et tous les voyageurs assurent que la navigation est très difficile sur la mer Noire et sur la mer Caspienne, à cause de leur peu de profondeur et de la quantité d’écueils et de bas-fonds qui s’y rencontrent, en sorte qu’elles ne peuvent porter que de petits vaisseaux[63] ; ce qui prouve encore qu’elles ne doivent pas être regardées comme des golfes de l’Océan, mais comme des amas d’eau formés par les grands fleuves dans l’intérieur des terres.

Il arriveroit peut-être une irruption considérable de l’Océan dans les terres, si on coupoit l’isthme qui sépare l’Afrique et l’Asie, comme les rois d’Égypte, et depuis les califes, en ont eu le projet : et je ne sais si le canal de communication qu’on a prétendu reconnoître entre ces deux mers, est assez bien constaté ; car la mer Rouge doit être plus élevée que la mer Méditerranée : cette mer étroite est un bras de l’Océan, qui dans toute son étendue ne reçoit aucun fleuve du côté de l’Égypte, et fort peu de l’autre côté : elle ne sera donc pas sujette à diminuer comme les mers ou les lacs qui reçoivent en même temps les terres et les eaux que les fleuves y amènent, et qui se remplissent peu à peu. L’Océan fournit à la mer Rouge toutes ses eaux, et le mouvement du flux et reflux y est extrêmement sensible : ainsi elle participe immédiatement aux grands mouvements de l’Océan. Mais la mer Méditerranée est plus basse que l’Océan, puisque les eaux y coulent avec une très grande rapidité par le détroit de Gibraltar ; d’ailleurs elle reçoit le Nil qui coule parallèlement à la côte occidentale de la mer Rouge, et qui traverse l’Égypte dans toute sa longueur, dont le terrain est par lui-même extrêmement bas : ainsi il est très vraisemblable que la mer Rouge est plus élevée que la Méditerranée, et que si on ôtoit la barrière en coupant l’isthme de Suez, il s’ensuivroit une grande inondation et une augmentation considérable de la mer Méditerranée, à moins qu’on ne retînt les eaux par des digues et des écluses de distance en distance, comme il est à présumer qu’on l’a fait autrefois, si l’ancien canal de communication a existé.

Mais, sans nous arrêter plus long-temps à des conjectures qui, quoique fondées, pourroient paroître trop hasardées, surtout à ceux qui ne jugent des possibilités que par les événements actuels, nous pouvons donner des exemples récents et des faits certains sur le changement de mer en terre[64] et de terre en mer. À Venise, le fond de la mer Adriatique s’élève tous les jours, et il y a déjà long-temps que les lagunes et la ville feroient partie du continent, si on n’avoit pas un très grand soin de nettoyer et vider les canaux ; il en est de même de la plupart des ports, des petites baies, et des embouchures de toutes les rivières. En Hollande, le fond de la mer s’élève aussi en plusieurs endroits, car le petit golfe de Zuyderzée et le détroit du Texel ne peuvent plus recevoir de vaisseaux aussi grands qu’autrefois. On trouve à l’embouchure de presque tous les fleuves, des îles, des sables, des terres amoncelées et amenées par les eaux ; et il n’est pas douteux que la mer ne se remplisse dans tous les endroits où elle reçoit de grandes rivières. Le Rhin se perd dans les sables qu’il a lui-même accumulés. Le Danube, le Nil, et tous les grands fleuves, ayant entraîné beaucoup de terrain, n’arrivent plus à la mer par un seul canal ; mais ils ont plusieurs bouches dont les intervalles ne sont remplis que des sables ou du limon qu’ils ont charriés. Tous les jours on dessèche des marais, on cultive des terres abandonnées par la mer, on navigue sur des pays submergés ; enfin nous voyons sous nos yeux d’assez grands changements de terres en eau et d’eau en terres, pour être assuré que ces changements se sont faits, se font et se feront, en sorte qu’avec le temps les golfes deviendront des continents, les isthmes seront un jour des détroits, les marais deviendront des terres arides, et les sommets de nos montagnes les écueils de la mer.

Les eaux ont donc couvert et peuvent encore couvrir successivement toutes les parties des continents terrestres, et dès lors on doit cesser d’être étonné de trouver partout des productions marines, et une composition dans l’intérieur qui ne peut être que l’ouvrage des eaux. Nous avons vu comment se sont formées les couches horizontales de la terre ; mais nous n’avons encore rien dit des fentes perpendiculaires qu’on remarque dans les rochers, dans les carrières, dans les argiles, etc., et qui se trouvent aussi généralement[65] que les couches horizontales dans toutes les matières qui composent le globe. Ces fentes perpendiculaires sont, à la vérité, beaucoup plus éloignées les unes des autres que les couches horizontales ; et plus les matières sont molles, plus ces fentes paroissent être éloignées les unes des autres. Il est fort ordinaire, dans les carrières de marbre ou de pierre dure, de trouver des fentes perpendiculaires, éloignées seulement de quelques pieds : si la masse des rochers est fort grande, on les trouve éloignées de quelques toises, quelquefois elles descendent depuis le sommet des rochers jusqu’à leur base, souvent elles se terminent à un lit inférieur du rocher ; mais elles sont toujours perpendiculaires aux couches horizontales dans toutes les matières calcinables, comme les craies, les marnes, les pierres, les marbres, etc., au lieu qu’elles sont plus obliques et plus irrégulièrement posées dans les matières vitrifiables, dans les carrières de grès et les rochers de caillou, où elles sont intérieurement garnies de pointes de cristal et de minéraux de toute espèce ; et dans les carrières de marbre ou de pierre calcinable, elles sont remplies de spar, de gypse, de gravier, et d’un sable terreux, qui est bon pour bâtir, et qui contient beaucoup de chaux ; dans les argiles, dans les craies, dans les marnes, et dans toutes les autres espèces de terre, à l’exception des tufs, on trouve ces fentes perpendiculaires, ou vides, ou remplies de quelques matières que l’eau y a conduites.

Il me semble qu’on ne doit pas aller chercher loin la cause et l’origine de ces fentes perpendiculaires : comme toutes les matières ont été amenées et déposées par les eaux, il est naturel de penser qu’elles étoient détrempées et qu’elles contenoient d’abord une grande quantité d’eau ; peu à peu elles se sont durcies et ressuyées, et en se desséchant elles ont diminué de volume, ce qui les a fait fendre de distance en distance : elles ont dû se fendre perpendiculairement, parce que l’action de la pesanteur des parties les unes sur les autres est nulle dans cette direction, et qu’au contraire elle est tout-à-fait opposée à cette disruption dans la situation horizontale ; ce qui a fait que la diminution de volume n’a pu avoir d’effet sensible que dans la direction verticale. Je dis que c’est la diminution du volume par le dessèchement qui seule a produit ces fentes perpendiculaires, et que ce n’est pas l’eau contenue dans l’intérieur de ces matières qui a cherché des issues et qui a formé ces fentes ; car j’ai souvent observé que les deux parois de ces fentes se répondent dans toute leur hauteur aussi exactement que deux morceaux de bois qu’on viendroit de fendre : leur intérieur est rude, et ne paroît pas avoir essuyé le frottement des eaux qui auroient à la longue poli et usé les surfaces ; ainsi ces fentes se sont faites ou tout à coup, ou peu à peu par le desséchement, comme nous voyons les gerçures se faire dans les bois, et la plus grande partie de l’eau s’est évaporée par les pores. Mais nous ferons voir dans notre discours sur les minéraux, qu’il reste encore de cette eau primitive dans les pierres et dans plusieurs autres matières, et qu’elle sert à la production des cristaux, des minéraux, et de plusieurs autres substances terrestres.

L’ouverture de ces fentes perpendiculaires varie beaucoup pour la grandeur : quelques unes n’ont qu’un demi-pouce, un pouce ; d’autres ont un pied, deux pieds ; il y en a qui ont quelquefois plusieurs toises, et ces dernières forment entre les deux parties du rocher ces précipices qu’on rencontre si souvent dans les Alpes et dans toutes les hautes montagnes. On voit bien que celles dont l’ouverture est petite ont été produites par le seul dessèchement : mais celles qui présentent une ouverture de quelques pieds de largeur ne se sont pas augmentées à ce point par cette seule cause ; c’est aussi parce que la base qui porte le rocher ou les terres supérieures, s’est affaissée un peu plus d’un côté que de l’autre, et un petit affaissement dans la base, par exemple, une ligne ou deux, suffit pour produire dans une hauteur considérable des ouvertures de plusieurs pieds, et même de plusieurs toises : quelquefois aussi les rochers coulent un peu sur leur base de glaise ou de sable, et les fentes perpendiculaires deviennent plus grandes par ce mouvement. Je ne parle pas encore de ces larges ouvertures, de ces énormes coupures qu’on trouve dans les rochers et dans les montagnes ; elles ont été produites par de grands affaissements, comme seroit celui d’une caverne intérieure qui, ne pouvant plus soutenir le poids dont elle est chargée, s’affaisse et laisse un intervalle considérable entre les terres supérieures. Ces intervalles sont différents des fentes perpendiculaires ; ils paroissent être des portes ouvertes par les mains de la nature pour la communication des nations. C’est de cette façon que se présentent les portes qu’on trouve dans les chaînes de montagnes et les ouvertures de détroits de la mer, comme les Thermopyles, les portes du Caucase, les Cordilières, etc., la porte du détroit de Gibraltar entre les monts Calpe et Abyla, la porte de l’Hellespont, etc. Ces ouvertures n’ont point été formées par la simple séparation des matières, comme les fentes dont nous venons de parler[66], mais par l’affaissement et la destruction d’une partie même des terres, qui a été engloutie ou renversée.

Ces grands affaissements, quoique produits par des causes accidentelles[67] et secondaires, ne laissent pas de tenir une des premières places entre les principaux faits de l’histoire de la terre, et ils n’ont pas peu contribué à changer la face du globe. La plupart sont causés par des feux intérieurs, dont l’explosion fait les tremblements de terre et les volcans : rien n’est comparable à la force[68] de ces matières enflammées et resserrées dans le sein de la terre ; on a vu des villes entières englouties, des provinces bouleversées, des montagnes renversées par leur effort. Mais, quelque grande que soit cette violence, et quelque prodigieux que nous en paroissent les effets, il ne faut pas croire que ces feux viennent d’un feu central, comme quelques auteurs l’ont écrit, ni même qu’ils viennent d’une grande profondeur, comme c’est l’opinion commune, car l’air est absolument nécessaire à leur embrasement, au moins pour l’entretenir. On peut s’assurer, en examinant les matières qui sortent des volcans dans les plus violentes éruptions, que le foyer de la matière enflammée n’est pas à une grande profondeur, et que ce sont des matières semblables à celles qu’on trouve sur la croupe de la montagne, qui ne sont défigurées que par la calcination et la fonte des parties métalliques qui y sont mêlées ; et pour se convaincre que ces matières jetées par les volcans ne viennent pas d’une grande profondeur, il n’y a qu’à faire attention à la hauteur de la montagne, et juger de la force immense qui seroit nécessaire pour pousser des pierres et des minéraux à une demi-lieue de hauteur ; car l’Etna, l’Hécla, et plusieurs autres volcans, ont au moins cette élévation au dessus des plaines. Or, on sait que l’action du feu se fait en tous sens : elle ne pourroit donc pas s’exercer en haut avec une force capable de lancer de grosses pierres à une demi-lieue en hauteur, sans réagir avec la même force en bas et vers les côtés ; cette réaction auroit bientôt détruit et percé la montagne de tous côtés, parce que les matières qui la composent ne sont pas plus dures que celles qui sont lancées : et comment imaginer que la cavité qui sert de tuyau ou de canon pour conduire ces matières jusqu’à l’embouchure du volcan, puisse résister à une si grande violence ? D’ailleurs si cette cavité descendoit fort bas, comme l’orifice extérieur n’est pas fort grand, il seroit comme impossible qu’il en sortit à la fois une aussi grande quantité de matières enflammées et liquides, parce qu’elles se choqueroient entre elles et contre les parois du tuyau, et qu’en parcourant un espace aussi long, elles s’éteindroient, et se durciroient. On voit souvent couler du sommet du volcan dans les plaines des ruisseaux de bitume et de soufre fondu qui viennent de l’intérieur, et qui sont jetés au dehors avec les pierres et les minéraux. Est-il naturel d’imaginer que des matières si peu solides, et dont la masse donne si peu de prise à une violente action, puissent être lancées d’une grande profondeur ? Toutes les observations qu’on fera sur ce sujet, prouveront que le feu des volcans n’est pas éloigné du sommet de la montagne, et qu’il s’en faut bien qu’il ne descende[69] au niveau des plaines.

Cela n’empêche pas cependant que son action ne se fasse sentir dans ces plaines par des secousses et des tremblements de terre qui s’étendent quelquefois à une très grande distance, qu’il ne puisse y avoir des voies souterraines par où la flamme et la fumée peuvent se[70] communiquer d’un volcan à un autre, et que dans ce cas ils ne puissent agir et s’enflammer presque en même temps. Mais c’est du foyer de l’embrasement que nous parlons : il ne peut être qu’à une petite distance de la bouche du volcan, et il n’est pas nécessaire, pour produire un tremblement de terre dans la plaine, que ce foyer soit au dessous du niveau de la plaine, ni qu’il y ait des cavités intérieures remplies du même feu ; car une violente explosion, telle qu’est celle du volcan, peut, comme celle d’un magasin à poudre, donner une secousse assez violente pour qu’elle produise par sa réaction un tremblement de terre.

Je ne prétends pas dire pour cela qu’il n’y ait des tremblements de terre produits immédiatement par des feux souterrains ; mais[71] il y en a qui viennent de la seule explosion des volcans. Ce qui confirme tout ce que je viens d’avancer à se sujet, c’est qu’il est très rare de trouver des volcans dans les plaines ; ils sont au contraire tous dans les plus hautes montagnes, et ont tous leur bouche au sommet : si le feu intérieur qui les consume s’étendoit jusque dessous les plaines, ne le verroit-on pas dans le temps de ces violentes éruptions s’échapper et s’ouvrir un passage au travers du terrain des plaines ? et dans le temps de la première éruption, ces feux n’auroient-ils pas plutôt percé dans les plaines, et au pied des montagnes où ils n’auroient trouvé qu’une foible résistance, en comparaison de celle qu’ils ont du éprouver, s’il est vrai qu’ils aient ouvert et fendu une montagne d’une demi-lieue de hauteur pour trouver une issue ?

Ce qui fait que les volcans sont toujours dans les montagnes, c’est que les minéraux, les pyrites, et soufres, se trouvent en plus grande quantité et plus à découvert dans les montagnes que dans les plaines, et que ces lieux élevés recevant plus aisément et en plus grande abondance les pluies et les autres impressions de l’air, ces matières minérales qui y sont exposées, se mettent en fermentation et s’échauffent jusqu’au point de s’enflammer.

Enfin on a souvent observé qu’après de violentes éruptions pendant lesquelles le volcan rejette une très grande quantité de matières, le sommet de la montagne s’affaisse et diminue à peu près de la même quantité qu’il seroit nécessaire qu’il diminuât pour fournir les matières rejetées ; autre preuve qu’elles ne viennent pas de la profondeur intérieure du pied de la montagne, mais de la partie voisine du sommet, et du sommet même.

Les tremblements de terre ont donc produit dans plusieurs endroits des affaissements considérables, et ont fait quelques unes des grandes séparations qu’on trouve dans les chaînes des montagnes : toutes les autres ont été produites en même temps que les montagnes mêmes par le mouvement des courants de la mer ; et partout où il n’y a pas eu de bouleversement, ou trouve les couches horizontales et les angles correspondants des montagnes[72]. Les volcans ont aussi formé des cavernes et des excavations souterraines qu’il est aisé de distinguer de celles qui ont été formées par les eaux, qui, ayant entraîné de l’intérieur des montagnes les sables et les autres matières divisées, n’ont laissé que les pierres et les rochers qui contenoient ces sables, et ont ainsi formé les cavernes que l’on remarque dans les lieux élevés, car celles qu’on trouve dans les plaines ne sont ordinairement que des carrières anciennes ou des mines de sel et d’autres minéraux, comme la carrière de Maestricht et les mines de Pologne, etc., qui sont dans des plaines. Mais les cavernes naturelles appartiennent aux montagnes, et elles reçoivent les eaux du sommet et des environs, qui y tombent comme dans des réservoirs, d’où elles coulent ensuite sur la surface de la terre lorsqu’elles trouvent une issue. C’est à ces cavités que l’on doit attribuer l’origine des fontaines abondantes et des grosses sources ; et lorsqu’une caverne s’affaisse et se comble, il s’ensuit ordinairement[73] une inondation.

On voit par tout ce que nous venons de dire, combien les feux souterrains contribuent à changer la surface et l’intérieur du globe. Cette cause est assez puissante pour produire d’aussi grands effets : mais on ne croiroit pas que les vents pussent[74] causer des altérations sensibles sur la terre ; la mer paroît être leur empire, et après le flux et le reflux, rien n’agit avec plus de puissance sur cet élément ; même le flux et le reflux marchent d’un pas uniforme, et leurs effets s’opèrent d’une manière égale et qu’on prévoit : mais les vents impétueux agissent, pour ainsi dire, par caprice ; ils se précipitent avec fureur et agitent la mer avec une telle violence, qu’en un instant cette plaine calme et tranquille devient hérissée de vagues hautes comme des montagnes, qui viennent se briser contre les rochers et contre les côtes. Les vents changent donc à tout moment la face mobile de la mer : mais la face de la terre, qui nous paroît si solide, ne devroit-elle pas être à l’abri d’un pareil effet ? On sait cependant que les vents élèvent des montagnes de sables dans l’Arabie et dans l’Afrique, qu’ils en couvrent les plaines ; et que souvent ils transportent ces sables à de grandes[75] distances et jusqu’à plusieurs lieues dans la mer, où ils les amoncellent en si grande quantité, qu’ils y ont formé des bancs, des dunes, et des îles. On sait que les ouragans sont le fléau des Antilles, de Madagascar, et de beaucoup d’autres pays, où ils agissent avec tant de fureur, qu’ils enlèvent quelquefois les arbres, les plantes, les animaux, avec toute la terre cultivée ; ils font remonter et tarir les rivières, ils en produisent de nouvelles, ils renversent les montagnes et les rochers, ils font des trous et des gouffres dans la terre, et changent entièrement la surface des malheureuses contrées où ils se forment. Heureusement il n’y a que peu de climats exposés à la fureur impétueuse de ces terribles agitations de l’air.

Mais ce qui produit les changements les plus grands et les plus généraux sur la surface de la terre, ce sont les eaux du ciel, les fleuves, les rivières et les torrents. Leur première origine vient des vapeurs que le soleil élève au dessus de la surface des mers, et que les vents transportent dans tous les climats de la terre : ces vapeurs, soutenues dans les airs et poussées au gré du vent, s’attachent aux sommets des montagnes qu’elles rencontrent, et s’y accumulent en si grande quantité, qu’elles y forment continuellement des nuages, et retombent incessamment en forme de pluie, de rosée, de brouillard, ou de neige. Toutes ces eaux sont d’abord descendues dans les plaines[76] sans tenir de route fixe : mais peu à peu elles ont creusé leur lit, et, cherchant par leur pente naturelle les endroits les plus bas de la montagne et les terrains les plus faciles à diviser ou à pénétrer, elles ont entraîné les terres et les sables ; elles ont formé des ravines profondes en coulant avec rapidité dans les plaines ; elles se sont ouvert des chemins jusqu’à la mer, qui reçoit autant d’eau par ses bords qu’elle en perd par l’évaporation : et de même que les canaux et les ravines que les fleuves ont creusés ont des sinuosités et des contours dont les angles sont correspondants entre eux, en sorte que l’un des bords formant un angle saillant dans les terres, le bord opposé fait toujours un angle rentrant, les montagnes et les collines, qu’on doit regarder comme les bords des vallées qui les séparent, ont aussi des sinuosités correspondantes de la même façon ; ce qui semble démontrer que les vallées ont été les canaux des courants de la mer, qui les ont creusés peu à peu et de la même manière que les fleuves ont creusé leur lit dans les terres.

Les eaux qui roulent sur la surface de la terre, et qui y entretiennent la verdure et la fertilité, ne sont peut-être que la plus petite partie de celles que les vapeurs produisent ; car il y a des veines d’eau qui coulent et de l’humidité qui se filtre à de grandes profondeurs dans l’intérieur de la terre. Dans de certains lieux, en quelque endroit qu’on fouille, on est sûr de faire un puits et de trouver de l’eau ; dans d’autres, on n’en trouve point du tout : dans presque tous les vallons et les plaines basses, on ne manque guère de trouver de l’eau à une profondeur médiocre ; au contraire, dans tous les lieux élevés et dans toutes les plaines en montagne, on ne peut en tirer du sein de la terre, et il faut ramasser les eaux du ciel. Il y a des pays d’une vaste étendue où l’on n’a jamais pu faire un puits, et où toutes les eaux qui servent à abreuver les habitants et les animaux sont contenues dans des mares et des citernes. En Orient, surtout dans l’Arabie, dans l’Égypte, dans la Perse, etc., les puits sont extrêmement rares, aussi bien que les sources d’eau douce ; et ces peuples ont été obligés de faire de grands réservoirs pour recueillir les eaux des pluies et des neiges : ces ouvrages, faits pour la nécessité publique, sont peut-être les plus beaux et les plus magnifiques monuments des Orientaux ; il y a des réservoirs qui ont jusqu’à deux lieues de surface, et qui servent à arroser et à abreuver une province entière, au moyen des saignées et des petits ruisseaux qu’on en dérive de tous côtés. Dans d’autres pays, au contraire, comme dans les plaines où coulent les grands fleuves de la terre, on ne peut pas fouiller un peu profondément sans trouver de l’eau ; et dans un camp situé aux environs d’une rivière, souvent chaque tente a son puits au moyen de quelques coups de pioche.

Cette quantité d’eau qu’on trouve partout dans les lieux bas, vient des terres supérieures et des collines voisines, au moins pour la plus grande partie : car, dans le temps des pluies et de la fonte des neiges, une partie des eaux coule sur la surface de la terre, et le reste pénètre dans l’intérieur à travers les petites fentes des terres et des rochers ; et cette eau sourcille en différents endroits lorsqu’elle trouve des issues, ou bien elle se filtre dans les sables ; et lorsqu’elle vient à trouver un fond de glaise ou de terre ferme et solide, elle forme des lacs, des ruisseaux, et peut-être des fleuves souterrains dont le cours et l’embouchure nous sont inconnus, mais dont cependant, par les lois de la nature, le mouvement ne peut se faire qu’en allant d’un lieu plus élevé dans un lieu plus bas ; et par conséquent ces eaux souterraines doivent tomber dans la mer, ou se rassembler dans quelque lieu bas de la terre, soit à la surface, soit dans l’intérieur du globe ; car nous connoissons sur la terre quelques lacs dans lesquels il n’entre et desquels il ne sort aucune rivière, et il y en a un nombre beaucoup plus grand qui, ne recevant aucune rivière considérable, sont les sources des plus grands fleuves de la terre, comme les lacs du fleuve Saint-Laurent, le lac Chiamé, d’où sortent deux grandes rivières qui arrosent les royaumes d’Asem et de Pégu, les lacs d’Assiniboïls en Amérique, ceux d’Ozera en Moscovie, celui qui donne naissance au fleuve Bog, celui dont sort la grande rivière Irtis, etc., et une infinité d’autres qui semblent être les réservoirs[77] d’où la nature verse de tous côtés les eaux qu’elle distribue sur la surface de la terre. On voit bien que ces lacs ne peuvent être produits que par les eaux des terres supérieures, qui coulent par de petits canaux souterrains en se filtrant à travers les graviers et les sables, et viennent toutes se rassembler dans les lieux les plus bas où se trouvent ces grands amas d’eau. Au reste, il ne faut pas croire, comme quelques gens l’ont avancé, qu’il se trouve des lacs au sommet des plus hautes montagnes ; car ceux qu’on trouve dans les Alpes et dans les autres lieux hauts, sont tous surmontés par des terres beaucoup plus hautes, et sont au pied d’autres montagnes peut-être plus élevées que les premières : ils tirent leur origine des eaux qui coulent à l’extérieur ou se filtrent dans l’intérieur de ces montagnes, tout de même que les eaux des vallons et des plaines tirent leur source des collines voisines et des terres plus éloignées qui les surmontent.

Il doit donc se trouver, et il se trouve en effet dans l’intérieur de la terre des lacs et des eaux répandues ; surtout au dessous des plaines[78] et des grandes vallées : car les montagnes, les collines, et toutes les hauteurs qui surmontent les terres basses, sont découvertes tout autour, et présentent dans leur penchant une coupe ou perpendiculaire ou inclinée, dans l’étendue de laquelle les eaux qui tombent sur le sommet de la montagne et sur les plaines élevées, après avoir pénétré dans les terres, ne peuvent manquer de trouver issue et de sortir de plusieurs endroits en forme de sources et de fontaines ; et par conséquent il n’y aura que peu ou point d’eau sous les montagnes. Dans les plaines, au contraire, comme l’eau qui se filtre dans les terres ne peut trouver d’issue, il y aura des amas d’eau souterrains dans les cavités de la terre, et une grande quantité d’eau qui suintera à travers les fentes des glaises et des terres fermes, ou qui se trouvera dispersée et divisée dans les graviers et dans les sables. C’est cette eau qu’on trouve partout dans les lieux bas. Pour l’ordinaire, le fond d’un puits n’est autre chose qu’un petit bassin dans lequel les eaux qui suintent des terres voisines se rassemblent en tombant d’abord goutte à goutte, et ensuite à filets d’eau continus, lorsque les routes sont ouvertes aux eaux les plus éloignées ; en sorte qu’il est vrai de dire que quoique dans les plaines basses on trouve de l’eau partout, on ne pourroit cependant y faire qu’un certain nombre de puits, proportionné à la quantité d’eau dispersée, ou plutôt à l’étendue des terres plus élevées d’où ces eaux tirent leur source.

Dans la plupart des plaines, il n’est pas nécessaire de creuser jusqu’au niveau de la rivière pour avoir de l’eau : on la trouve ordinairement à une moindre protondeur, et il n’y a pas d’apparence que l’eau des fleuves et des rivières s’étende loin en se filtrant à travers les terres. On ne doit pas non plus leur attribuer l’origine de toutes les eaux qu’on trouve au dessous de leur niveau dans l’intérieur de la terre ; car dans les torrents, dans les rivières qui tarissent, dans celles dont on détourne le cours, on ne trouve pas, en fouillant dans leur lit, plus d’eau qu’on n’en trouve dans les terres voisines. Il ne faut qu’une langue de terre de cinq ou six pieds d’épaisseur pour contenir l’eau et l’empêcher de s’échapper ; et j’ai souvent observé que les bords des ruisseaux et des mares ne sont pas sensiblement humides à six pouces de distance. Il est vrai que l’étendue de la filtration est plus ou moins grande, selon que le terrain est plus ou moins pénétrable : mais si l’on examine les ravines qui se forment dans les terres et même dans les sables, on reconnoîtra que l’eau passe toute dans le petit espace qu’elle se creuse elle-même, et qu’à peine les bords sont mouillés à quelques pouces de distance dans ces sables. Dans les terres végétales même, où la filtration doit être beaucoup plus grande que dans les sables et dans les autres terres, puisqu’elle est aidée de la force du tuyau capillaire, on ne s’aperçoit pas qu’elle s’étende fort loin. Dans un jardin on arrose abondamment, et on inonde, pour ainsi dire, une planche, sans que les planches voisines s’en ressentent considérablement. J’ai remarqué, en examinant de gros monceaux de terre de jardin de huit ou dix pieds d’épaisseur, qui n’avoient pas été remués depuis quelques années, et dont le sommet étoit à peu près de niveau, que l’eau des pluies n’a jamais pénétré à plus de trois ou quatre pieds de profondeur ; en sorte qu’en remuant cette terre au printemps après un hiver fort humide, j’ai trouvé la terre de l’intérieur de ces monceaux aussi sèche que quand on l’avoit amoncelée. J’ai fait la même observation sur des terres accumulées depuis près de deux cents ans : au dessous de trois ou quatre pieds de profondeur, la terre étoit aussi sèche que la poussière. Ainsi l’eau ne se communique ni ne s’étend pas aussi loin qu’on le croit par la seule filtration ; cette voie n’en fournit dans l’intérieur de la terre que la plus petite partie ; mais depuis la surface jusqu’à de grandes profondeurs, l’eau descend par son propre poids ; elle pénètre par des conduits naturels ou par de petites routes qu’elle s’est ouvertes elle-même ; elle suit les racines des arbres, les fentes des rochers, les interstices des terres, et se divise et s’étend de tous côtés en une infinité de petits rameaux et de filets, toujours en descendant, jusqu’à ce qu’elle trouve une issue après avoir rencontré la glaise ou un autre terrain solide sur lequel elle s’est rassemblée.

Il seroit fort difficile de faire une évaluation un peu juste de la quantité des eaux souterraines qui n’ont point d’issue apparente[79]. Bien des gens ont prétendu qu’elle surpassoit de beaucoup celle de toutes les eaux qui sont à la surface de la terre ; et sans parler de ceux qui ont avancé que l’intérieur du globe étoit absolument rempli d’eau, il y en a qui croient qu’il y a une infinité de fleuves, de ruisseaux, de lacs, dans la profondeur de la terre : mais cette opinion, quoique commune, ne me paroît pas fondée, et je crois que la quantité des eaux souterraines qui n’ont point d’issue à la surface du globe n’est pas considérable ; car s’il y avoit un si grand nombre de rivières souterraines, pourquoi ne verrions-nous pas à la surface de la terre des embouchures de quelques unes de ces rivières, et par conséquent des sources grosses comme des fleuves ? D’ailleurs les rivières et toutes les eaux courantes produisent des changements très considérables à la surface de la terre ; elles entraînent les terres ; creusent les rochers, déplacent tout ce qui s’oppose à leur passage. Il en seroit de même des fleuves souterrains ; ils produiroient des altérations sensibles dans l’intérieur du globe. Mais on n’y a point observé de ces changements produits par le mouvement des eaux ; rien n’est déplacé : les couches parallèles et horizontales subsistent partout ; les différentes matières gardent partout leur position primitive, et ce n’est qu’en fort peu d’endroits qu’on a observé quelques veines d’eau souterraines un peu considérables. Ainsi l’eau ne travaille point en grand dans l’intérieur de la terre ; mais elle y fait bien de l’ouvrage en petit : comme elle est divisée en une infinité de filets, qu’elle est retenue par autant d’obstacles, et enfin qu’elle est dispersée presque partout, elle concourt immédiatement à la formation de plusieurs substances terrestres qu’il faut distinguer avec soin des matières anciennes, et qui en effet en diffèrent totalement par leur forme et par leur organisation.

Ce sont donc les eaux rassemblées dans la vaste étendue des mers qui, par le mouvement continuel du flux et du reflux, ont produit les montagnes, les vallées, et les autres inégalités de la terre ; ce sont les courants de la mer qui ont creusé les vallons et élevé les collines en leur donnant des directions correspondantes ; ce sont ces mêmes eaux de la mer qui, en transportant les terres, les ont disposées les unes sur les autres par lits horizontaux ; et ce sont les eaux du ciel qui peu à peu détruisent l’ouvrage de la mer, qui rabaissent continuellement la hauteur des montagnes, qui comblent les vallées, les bouches des fleuves, et les golfes, et qui, ramenant tout au niveau, rendront un jour cette terre à la mer qui s’en emparera successivement, en laissant à découvert de nouveaux continents entrecoupés de vallons et de montagnes, et tout semblables à ceux que nous habitons aujourd’hui.

À Montbard, le 3 octobre 1744.
  1. Voyez ci-après les Preuves de la Théorie de la terre, art. I.
  2. Whiston. Voyez les Preuves de la Théorie de la terre, art. II.
  3. Burnet. Voyez les Preuves de la Théorie de la terre, art. III.
  4. Woodward. Voyez les Preuves, art. IV.
  5. Vide Senec. Quæst., lib. vi, cap. 21 ; Strab. Geograph., lib. i ; Oros., lib. ii, cap. 18 ; Plin., lib. ii, cap. 19 ; Histoire de l’Académie des Sciences, année 1708, page 23.
  6. Voyez les Preuves, art. XIV.
  7. Voyez les Preuves, art. VI.
  8. Voyez Trans. phll. abrig., vol. II. page 323.
  9. Voyez Boyles Works, vol. III, page 232.
  10. Voyez les Preuves, art. I.
  11. Lorsque j’ai écrit ce Traité de la Théorie de la terre, en 1744, je n’étois pas instruit de tous les faits par lesquels on peut reconnoître que la densité du globe terrestre, prise généralement, est moyenne entre les densités du fer, des marbres, des grès, de la pierre, et du verre, telle que je l’ai déterminée dans mon premier Mémoire : je n’avois pas fait alors toutes les expériences qui m’ont conduit à ce résultat ; il me manquoit aussi beaucoup d’observations que j’ai recueillies dans ce long espace de temps : ces expériences toutes faites dans la même vue, et ces observations, nouvelles pour la plupart, ont étendu mes premières idées, et m’en ont fait naître d’autres accessoires et même plus élevées ; en sorte que ces conjectures raisonnables que je soupçonnois dès lors qu’on pouvoit former, me paroissent être devenues des inductions très plausibles, desquelles il résulte que le globe de la terre est principalement composé, depuis la surface jusqu’au centre, d’une matière vitreuse un peu plus dense que le verre pur ; la lune, d’une matière aussi dense que la pierre calcaire ; Mars, d’une matière à peu près aussi dense que celle du marbre ; Vénus, d’une matière un peu plus dense que l’émerit ; Mercure, d’une matière un peu plus dense que l’étain ; Jupiter, d’une matière moins dense que la craie ; et Saturne, d’une matière presque aussi légère que la pierre ponce ; et enfin que les satellites de ces deux grosses planètes sont composés d’une matière encore plus légère que leur planète principale.

    Il est certain que le centre de gravité du globe, ou plutôt du sphéroïde terrestre, coïncide avec son centre de grandeur, et que l’axe sur lequel il tourne passe par ces mêmes centres, c’est-à-dire par le milieu du sphéroïde, et que par conséquent il est de même densité dans toutes ses parties correspondantes : s’il en étoit autrement, et que le centre de grandeur ne coïncidât pas avec le centre de gravité, l’axe de rotation se trouveroit alors plus d’un côté que de l’autre ; et, dans les différents hémisphères de la terre, la durée de la révolution paroîtroit inégale. Or, cette révolution est parfaitement la même pour tous les climats : ainsi toutes les parties correspondantes du globe sont de la même densité relative.

    Et comme il est démontré par son renflement à l’équateur et par sa chaleur propre, encore actuellement existante, que, dans son origine, le globe terrestre étoit composé d’une matière liquéfiée par le feu, qui s’est rassemblée par sa force d’attraction mutuelle, la réunion de cette matière en fusion n’a pu former qu’une sphère pleine depuis le centre à la circonférence, laquelle sphère pleine ne diffère d’un globe parfait que par ce renflement sous l’équateur et cet abaissement sous les pôles, produits par la force centrifuge dès les premiers moments que cette masse encore liquide a commencé à tourner sur elle-même.

    Nous avons démontré que le résultat de toutes les matières qui éprouvent la violente action du feu, est l’état de vitrification ; et comme toutes se réduisent en verre plus ou moins pesant, il est nécessaire que l’intérieur du globe soit en effet une matière vitrée, de la même nature que la roche vitreuse, qui fait partout le fond de sa surface au dessous des argiles, des sables vitrescibles, des pierres calcaires, et de toutes les autres matières qui ont été remuées, travaillées, et transportées par les eaux.

    Ainsi l’intérieur du globe est une masse de matière vitrescible, peut-être spécifiquement un peu plus pesante que la roche vitreuse, dans les fentes de laquelle nous cherchons les métaux ; mais elle est de même nature, et n’en diffère qu’en ce qu’elle est plus massive et plus pleine : il n’y a de vides et de cavernes que dans les couches extérieures ; l’intérieur doit être plein ; car ces cavernes n’ont pu se former qu’à la surface, dans le temps de la consolidation et du premier refroidissement : les fentes perpendiculaires qui se trouvent dans les montagnes, ont été formées presque en même temps, c’est-à-dire lorsque les matières se sont resserrées par le refroidissement : toutes ces cavités ne pouvoient se faire qu’à la surface, comme l’on voit dans une masse de verre ou de minéral fondu les éminences et les trous se présenter à la superficie, tandis que l’intérieur du bloc est solide et plein.

    Indépendamment de cette cause générale de la formation des cavernes et des fentes à la surface de la terre, la force centrifuge étoit une autre cause qui, se combinant avec celle du refroidissement, a produit dans le commencement de plus grandes cavernes et de plus grandes inégalités dans les climats où elle agissoit le plus puissamment. C’est par cette raison que les plus hautes montagnes et les plus grandes profondeurs se sont trouvées voisines des tropiques et de l’équateur ; c’est par la même raison qu’il s’est fait dans ces contrées méridionales plus de bouleversements que nulle part ailleurs. Nous ne pouvons déterminer le point de profondeur auquel les couches de la terre ont été boursoufflées par le feu et soulevées en cavernes ; mais il est certain que cette profondeur doit être bien plus grande à l’équateur que dans les autres climats, puisque le globe, avant sa consolidation, s’y est élevé de six lieues un quart de plus que sous les pôles. Cette espèce de croûte ou de calotte va toujours en diminuant d’épaisseur depuis l’équateur, et se termine à rien sous les pôles. La matière qui compose cette croûte est la seule qui ait été déplacée dans le temps de la liquéfaction, et refoulée par l’action de la force centrifuge ; le reste de la matière qui compose l’intérieur du globe, est demeuré fixe dans son assiette, et n’a subi ni changement, ni soulèvement, ni transport : les vides et les cavernes n’ont donc pu se former que dans cette croûte extérieure ; elles se sont trouvées d’autant plus grandes et plus fréquentes que cette croûte étoit plus épaisse, c’est-à-dire plus voisine de l’équateur. Aussi les plus grands affaissements se sont faits et se feront encore dans les parties méridionales, où se trouvent de même les plus grandes inégalités de la surface du globe, et, par la même raison, le plus grand nombre de cavernes, de fentes, et de mines métalliques qui ont rempli ces fentes dans le temps de leur fusion ou de leur sublimation.

    L’or et l’argent, qui ne font qu’une quantité, pour ainsi dire, infiniment petite en comparaison de celle des autres matières du globe, ont été sublimés en vapeurs, et se sont séparés de la matière vitrescible commune par l’action de la chaleur, de la même manière que l’on voit sortir d’une plaque d’or ou d’argent exposée au foyer d’un miroir ardent, des particules qui s’en séparent par la sublimation, et qui dorent ou argentent les corps que l’on expose à cette vapeur métallique : ainsi l’on ne peut pas croire que ces métaux, susceptibles de sublimation, même à une chaleur médiocre, puissent être entrés en grande partie dans la composition du globe, ni qu’ils soient placés à de grandes profondeurs dans son intérieur. Il en est de même de tous les autres métaux et minéraux, qui sont encore plus susceptibles de se sublimer par l’action de la chaleur ; et à l’égard des sables vitrescibles et des argiles, qui ne sont que des détriments des scories vitrées dont la surface du globe étoit couverte immédiatement après le premier refroidissement, il est certain qu’elles n’ont pu se loger dans l’intérieur, et qu’elles pénètrent tout au plus aussi bas que les filons métalliques dans les fentes et dans les autres cavités de cette ancienne surface de la terre, maintenant recouverte par toutes les matières que les eaux ont déposées.

    Nous sommes donc bien fondés à conclure que le globe de la terre n’est, dans son intérieur, qu’une masse solide de matière vitrescible, sans vides, sans cavités, et qu’il ne s’en trouve que dans les couches qui soutiennent celles de sa surface ; que sous l’équateur, et dans les climats méridionaux, ces cavités ont été et sont encore plus grandes que dans les climats tempérés ou septentrionaux, parce qu’il y a eu deux causes qui les ont produites sous l’équateur ; savoir, la force centrifuge et le refroidissement ; au lieu que, sous les pôles, il n’y a eu que la seule cause du refroidissement : en sorte que, dans les parties méridionales, les affaissements ont été bien plus considérables, les inégalités plus grandes, les fentes perpendiculaires plus fréquentes, et les mines des métaux précieux plus abondantes. (Add. Buff.)

  12. Voyez les Preuves, art. XII.
  13. Voyez les Preuves, art. XIII.
  14. Voyez la Carte dressée en 1737 par M. Buache, des profondeurs de l’Océan entre l’Afrique et l’Amérique.
  15. Voyez Varen. Geogr. gen., page 218.
  16. Voyez les Preuves, art. XIII.
  17. Voyez Varen., p. 140. Voyez aussi les Voyages de Pyrard, p. 137.
  18. Voyez les Voyages de Shaw, tome II, page 56.
  19. Voyez les Preuves, art. XVI.
  20. Le Malestroom dans la mer de Norwège.
  21. Les calmes et les tornados de la mer Éthiopique.
  22. Voyez les Preuves, art. VI et X.
  23. Voyez la Carte de l’expédition de M. Bouvet, dressée par M. Buache, en 1739.
  24. Voyez les Preuves, art. IX.
  25. Voyez les Preuves, art. IX et XII.
  26. Voyez Lettres phil. de Bourguet, page 181.
  27. Vide Varenii Geogr., p. 69.
  28. Voyez les Preuves, art. X.
  29. Voyez les Preuves, art. VII.
  30. Ibid., art. XVI.
  31. Vide Kircher. Mund. subter. in præf.
  32. Voyez Varen. Geogr., page 43.
  33. Voyez les Preuves, art. VII.
  34. Voyez les Preuves, art. VII.
  35. Voyez Woodward, page 41, etc.
  36. Voyez les Preuves, art. VIII.
  37. Ibid.
  38. Voyez Sténon, Woodward, Ray, Bourguet, Scheuchzer, les Trans. philos., les Mémoires de l’Académie, etc.
  39. Ceci exige une explication, et demande même quelques restrictions. Il est certain et reconnu par mille et mille observations, qu’il se trouve des coquilles et d’autres productions de la mer sur toute la surface de la terre actuellement habitée, et même sur les montagnes, à une très grande hauteur. J’ai avancé, d’après l’autorité de Woodward, qui, le premier, a recueilli ces observations, qu’on trouvoit aussi des coquilles jusque sur les sommets des plus hautes montagnes ; d’autant que j’étois assuré par moi-même et par d’autres observations assez récentes, qu’il y en a dans les Pyrénées et les Alpes, à 900, 1000, 1200, et 1500 toises de hauteur au dessus du niveau de la mer ; qu’il s’en trouve de même dans les montagnes de l’Asie, et qu’enfui dans les Cordilières, en Amérique, on en a nouvellement découvert un banc à plus de 2000 toises au dessus du niveau de la mer*.

    On ne peut donc pas douter que, dans toutes les différentes parties du monde, et jusqu’à la hauteur de 1500 ou 2000 toises au dessus du niveau des mers actuelles, la surface du globe n’ait été couverte des eaux, et pendant un temps assez long pour y produire ces coquillages et les laisser multiplier ; car leur quantité est si considérable, que leurs débris forment des bancs de plusieurs lieues d’étendue, souvent de plusieurs toises d’épaisseur sur une largeur indéfinie ; en sorte qu’ils composent une partie assez considérable des couches extérieures de la surface du globe, c’est-à-dire, toute la matière calcaire, qui, comme l’on sait, est très commune et très abondante en plusieurs contrées. Mais au dessus des plus hauts points d’élévation, c’est-à-dire, au dessus de 1500 ou 2000 toises de hauteur, et souvent plus bas, on a remarqué que les sommets de plusieurs montagnes sont composés de roc vif, de granite, et d’autres matières vitrescibles produites par le feu primitif, lesquelles ne contiennent en effet ni coquilles, ni madrépores, ni rien qui ait rapport aux matières calcaires. On peut donc en inférer que la mer n’a pas atteint, ou du moins n’a surmonté que pendant un petit temps, ces parties les plus élevées et ces pointes les plus avancées de la surface de la terre.

    Comme l’observation de don Ulloa, que nous venons de citer au sujet des coquilles trouvées sur les Cordilières, pourroit paroître encore douteuse, ou du moins comme isolée et ne faisant qu’un seul exemple, nous devons rapporter à l’appui de son témoignage celui d’Alphonse Barba, qui dit qu’au milieu de la partie la plus montagneuse du Pérou, on trouve des coquilles de toutes grandeurs, les unes concaves et les autres convexes, et très bien imprimées. Ainsi l’Amérique, comme toutes les autres parties du monde, a également été couverte par les eaux de la mer ; et si les premiers observateurs ont cru qu’on ne trouvoit point de coquilles sur les montagnes des Cordillères, c’est que ces montagnes, les plus élevées de la terre, sont pour la plupart des volcans actuellement agissants, ou des volcans éteints, lesquels, par leurs éruptions, ont recouvert de matières brûlées toutes les terres adjacentes ; ce qui a non seulement enfoui, mais détruit toutes les coquilles qui pouvoient s’y trouver. Il ne seroit donc pas étonnant qu’on ne rencontrât point de productions marines autour de ces montagnes, qui sont aujourd’hui ou qui ont été autrefois embrasées ; car le terrain qui les enveloppe ne doit être qu’un composé de cendres, de scories, de verre, de lave, et d’autres matières brûlées ou vitrifiées ; ainsi il n’y a d’autre fondement à l’opinion de ceux qui prétendent que la mer n’a pas couvert les montagnes, si ce n’est qu’il y a plusieurs de leurs sommets où l’on ne voit aucune coquille ni autres productions marines. Mais comme on trouve en une infinité d’endroits, et jusqu’à 1500 et 2000 toises de hauteur, des coquilles et d’autres productions de la mer, il est évident qu’il y a eu peu de pointes ou crêtes de montagnes qui n’aient été surmontées par les eaux, et que les endroits où on ne trouve point de coquilles, indiquent seulement que les animaux qui les ont produites ne s’y sont pas habitués, et que les mouvements de la mer n’y ont point amené les débris de ses productions, comme elle en a amené sur tout le reste de la surface du globe. (Add. Buff.)

    * M. Le Gentil, de l’Académie des Sciences, m’a communiqué par écrit, le 4 décembre 1771, le fait suivant : « Don Antonio de Ulloa, dit-il, me chargea, en passant par Cadix, de remettre de sa part à l’Académie deux coquilles pétrifiées, qu’il tira l’année 1761 de la montagne où est le vif-argent, dans le gouvernement de Guanca-Velica au Pérou, dont la latitude méridionale est de 13 à 14 degrés. À l’endroit où ces coquilles ont été tirées, le mercure se soutient à 17 pouces 1 ligne 1 quart ; ce qui répond à 2222 toises 1 tiers de hauteur au dessus du niveau de la mer.

    » Au plus haut de la montagne, qui n’est pas à beaucoup près la plus élevée de ce canton, le mercure se soutient à 16 pouces 6 lignes ; ce qui répond à 2337 toises 2 tiers.

    » À la ville de Guanca-Velica, le mercure se soutient à 16 pouces 1 ligne et demie, qui répondent à 1949 toises.

    » Don Antonio de Ulloa m’a dit qu’il a détaché ces coquilles d’un banc fort épais, dont il ignore l’étendue, et qu’il travailloit actuellement à un mémoire relatif à ces observations : ces coquilles sont du genre des peignes ou des grandes pélerines. »

  40. Voyez les Preuves, art. VIII.
  41. Voyez les Preuves, art. V.
  42. Voyez les Preuves, art. VII.
  43. Non seulement les couches de matières calcaires sont horizontales dans les plaines, mais elles le sont aussi dans toutes les montagnes où il n’y a point eu de bouleversement par les tremblements de terre ou par d’autres causes accidentelles ; et lorsque ces couches sont inclinées, c’est que la montagne elle-même s’est inclinée tout en bloc, et qu’elle a été contrainte de pencher d’un côté par la force d’une explosion souterraine, ou par l’affaissement d’une partie du terrain qui lui servoit de base. L’on peut donc dire qu’en général toutes les couches formées par le dépôt et le sédiment des eaux sont horizontales, comme l’eau l’est toujours elle-même, à l’exception de celles qui ont été formées sur une base inclinée, c’est-à-dire sur un terrain penchant, comme se trouvent la plupart des mines de charbon de terre.

    La couche la plus extérieure et superficielle de la terre, soit en plaine, soit en montagne, n’est composée que de terre végétale, dont l’origine est due aux sédiments de l’air, au dépôt des vapeurs et des rosées, et aux détriments successifs des herbes, des feuilles, et des autres parties des végétaux décomposés. Cette première couche ne doit point être ici considérée ; elle suit partout les pentes et les courbures du terrain, et présente une épaisseur plus ou moins grande, suivant les différentes circonstances locales*. Cette couche de terre végétale est ordinairement bien plus épaisse dans les vallons que sur les collines ; et sa formation est postérieure aux couches primitives du globe, dont les plus anciennes et les plus intérieures ont été formées par le feu, et les plus nouvelles et les plus extérieures ont été formées par les matières transportées et déposées en forme de sédiments par le mouvement des eaux. Celles-ci sont en général toutes horizontales, et ce n’est que par des causes particulières qu’elles paroissent quelquefois inclinées. Les bancs de pierres calcaires sont ordinairement horizontaux ou légèrement inclinés ; et de toutes les substances calcaires, la craie est celle dont les bancs conservent le plus exactement la position horizontale : comme la craie n’est qu’une poussière des détriments calcaires, elle a été déposée par les eaux dont le mouvement étoit tranquille et les oscillations réglées, tandis que les matières qui n’étoient que brisées et en plus gros volume, ont été transportées par les courants et déposées par le remous des eaux ; en sorte que leurs bancs ne sont pas parfaitement horizontaux comme ceux de la craie. Les falaises de la mer en Normandie sont composées de couches horizontales de craie si régulièrement coupées à plomb, qu’on les prendroit de loin pour des murs de fortifications. L’on voit entre les couches de craie de petits lits de pierre à fusil noire, qui tranchent sur le blanc de la craie : c’est là l’origine des veines noires dans les marbres blancs.

    Indépendamment des collines calcaires dont les bancs sont légèrement inclinés et dont la position n’a point varié, il y en a grand nombre d’autres qui ont penché par différents accidents, et dont toutes les couches sont fort inclinées. On en a de grands exemples dans plusieurs endroits des Pyrénées, où l’on en voit qui sont inclinées de 45, 50, et même 60 degrés au dessous de la ligne horizontale ; ce qui semble prouver qu’il s’est fait de grands changements dans ces montagnes par l’affaissement des cavernes souterraines sur lesquelles leur masse étoit autrefois appuyée. (Add. Buff.)

    * Il y a quelques montagnes dont la surface à la cime est absolument nue, et ne présente que le roc vif ou le granite, sans aucune végétation que dans les petites fentes, où le vent a porté et accumulé les particules de terre, qui flottent dans l’air. On assure qu’à quelque distance de la rive du Nil, en remontant ce fleuve, la montagne composée de granitée, de porphyre, et de jaspe, s’étend à plus de vingt lieues en longueur, sur une largeur peut-être aussi grande, et que la surface entière de la cime de celle énorme carrière est absolument dénuée de végétaux ; ce qui forme un vaste désert, que ni les animaux, ni les oiseaux, ni même les insectes, ne peuvent fréquenter. Mais ces exceptions particulières et locales ne doivent point être ici considérées.

  44. Voyez les Preuves, art. IV.
  45. Voyez les Preuves, art. XVII.
  46. Voyez les Preuves, art. XII.
  47. Voyez les Preuves, art. XIX.
  48. Voyez les Voyages de Shaw, tome II, page 69.
  49. Voyez Boyle’s Works, vol. III, page 232.
  50. Particulièrement sur les côtes d’Écosse et d’Irlande. Voyez Ray’s Discourses.
  51. Voyez les Preuves, art. XIII.
  52. Lorsque j’ai composé, en 1744, ce Traité de la Théorie de la terre, je n’étois pas aussi instruit que je le suis actuellement, et l’on n’avoit pas fait les observations par lesquelles on a reconnu que les sommets des plus hautes montagnes sont composés de granite et de rocs vitrescibles, et qu’on ne trouve point de coquilles sur plusieurs de ces sommets ; cela prouve que ces montagnes n’ont pas été composées par les eaux, mais produites par le feu primitif, et qu’elles sont aussi anciennes que le temps de la consolidation du globe. Toutes les pointes et les noyaux de ces montagnes étant composés de matières vitrescibles, semblables à la roche intérieure du globe, elles sont également l’ouvrage du feu primitif, lequel a le premier établi ces masses de montagnes, et formé les grandes inégalités de la surface de la terre. L’eau n’a travaillé qu’en second, postérieurement au feu, et n’a pu agir qu’à la hauteur où elle s’est trouvée après la chute entière des eaux de l’atmosphère et l’établissement de la mer universelle, laquelle a déposé successivement les coquillages qu’elle nourrissoit et les autres matières qu’elle délayoit ; ce qui a formé les couches d’argiles et de matières calcaires qui composent nos collines, et qui enveloppent les montagnes vitrescibles jusqu’à une grande hauteur.

    Au reste, lorsque j’ai dit que les montagnes du Nord ne sont que des collines en comparaison des montagnes du Midi, cela n’est vrai que pris généralement ; car il y a dans le nord de l’Asie de grandes portions de terre qui paroissent être fort élevées au dessus du niveau de la mer ; et en Europe les Pyrénées, les Alpes, le mont Carpate, les montagnes de Norwège, les monts Riphées et Rymniques, sont de hautes montagnes ; et toute la partie méridionale de la Sibérie, quoique composée de vastes plaines et de montagnes médiocres, paroît être encore plus élevée que le sommet des monts Riphées ; mais ce sont peut-être les seules exceptions qu’il y ait à faire ici ; car non seulement les plus hautes montagnes se trouvent dans les climats plus voisins de l’équateur que des pôles, mais il paroît que c’est dans ces climats méridionaux où se sont faits les plus grands bouleversements intérieurs et extérieurs, tant par l’effet de la force centrifuge dans le premier temps de la consolidation, que par l’action plus fréquente des feux souterrains et le mouvement plus violent du flux et du reflux dans les temps subséquents. Les tremblements de terre sont si fréquents dans l’Inde méridionale, que les naturels du pays ne donnent pas d’autre épithète à l’Être tout-puissant que celui de remueur de terre. Tout l’archipel indien ne semble être qu’une mer de volcans agissants ou éteints : on ne peut donc pas douter que les inégalités du globe ne soient beaucoup plus grandes vers l’équateur que vers les pôles ; on pourroit même assurer que cette surface de la zone torride a été entièrement bouleversée depuis la côte orientale de l’Afrique jusqu’aux Philippines, et encore bien au delà de la mer du Sud. Toute cette plage ne paroît être que les restes en débris d’un vaste continent, dont toutes les terres basses ont été submergées. L’action de tous les éléments s’est réunie pour la destruction de la plupart de ces terres équinoxiales ; car, indépendamment des marées, qui y sont plus violentes que sur le reste du globe, il paroît aussi qu’il y a eu plus de volcans, puisqu’il en subsiste encore dans la plupart de ces îles, dont quelques unes, comme les îles de France et de Bourbon, se sont trouvées ruinées par le feu, et absolument désertes, lorsqu’on en a fait la découverte. (Add. Buff.)

  53. Voyez les Preuves, art. XIX.
  54. Voyez Varen. Geogr. gen., page 119.
  55. Voyez Ray’s Discourses, page 226 ; Plot, Hist. nat., etc.
  56. Voyez les Preuves, art. XI et XIX.
  57. Voyez Ray’s Discourses, page 209.
  58. Voyez Trans. phil abrig’d, vol. II, page 289.
  59. Diodore de Sicile, Strabon.
  60. Voyez Trans. phil. abrig’d, vol. II, page 289.
  61. Voyez les Voyages de Shaw, vol. II, page 173 jusqu’à la page 188.
  62. Voyez les Preuves, art. XIX.
  63. Voyez les Voyages de Pietro della Valle, vol. III, page 236.
  64. Voyez les Preuves, art. XIX.
  65. Voyez les Preuves, art XVII.
  66. Venez les Preuves, art. XVII.
  67. Voyez les Preuves, art. XVII.
  68. Voyez Agricola, De rebus quæ effluunt è Terrâ ; Trans. phil. ab, vol. II, page 39 ; Ray’s Discourses, page 272, etc.
  69. Voyez Borelli, de Incendiis Ælnæ, etc.
  70. Voyez Trans. phil. abrig’d, vol. II, page 392.
  71. Voyez les Preuves, art. XVI.
  72. Voyez les Preuves, art. XVII.
  73. Voyez Trans. phil. ab., vol. II, page 322.
  74. Voyez les Preuves, art. XV.
  75. Voyez Bellarmin, de Ascen. mentis in Deum ; Varen. Geogr. gen., page 282 ; Voyages de Pyrard, tome I, page 470.
  76. Voyez les Preuves, art. X et XVIII.
  77. Voyez les Preuves, art. XI.
  78. Voyez les Preuves, art. XVIII.
  79. Voyez les Preuves, art. X, XI, et XVIII.