Preuves de la théorie de la terre/Article XV

ARTICLE XV.

Des vents irréguliers, des ouragans, des trombes, et de quelques autres phénomènes causés par l’agitation de la mer et de l’air.


Les vents sont plus irréguliers sur terre que sur mer, et plus irréguliers dans les pays élevés que dans les pays de plaines. Les montagnes non seulement changent la direction des vents, mais même elles en produisent qui sont ou constants ou variables suivant les différentes causes : la fonte des neiges qui sont au dessus des montagnes, produit ordinairement des vents constants qui durent quelquefois assez long-temps ; les vapeurs qui s’arrêtent contre les montagnes et qui s’y accumulent, produisent des vents variables, qui sont très fréquents dans tous les climats, et il y a autant de variations dans ces mouvements de l’air qu’il y a d’inégalités sur la surface de la terre. Nous ne pouvons donc donner sur cela que des exemples, et rapporter les faits qui sont avérés ; et comme nous manquons d’observations suivies sur la variation des vents, et même sur celle des saisons dans les différents pays, nous ne prétendons pas expliquer toutes les causes de ces différences, et nous nous bornerons à indiquer celles qui nous paroîtront les plus naturelles et les plus probables.

Dans les détroits, sur toutes les côtes avancées, à l’extrémité et aux environs de tous les promontoires, des presqu’îles, et des caps, et dans tous les golfes étroits, les orages sont plus fréquents ; mais il y a outre cela des mers beaucoup plus orageuses que d’autres. L’Océan Indien, la mer du Japon, la mer Magellanique, celle de la côte d’Afrique au delà des Canaries, et de l’autre côté vers la terre de Natal, la mer Rouge, la mer Vermeille, sont toutes fort sujettes aux tempêtes. L’Océan Atlantique est aussi plus orageux que le grand Océan, qu’on a appelé, à cause de sa tranquillité, mer Pacifique : cependant cette mer Pacifique n’est absolument tranquille qu’entre les tropiques, et jusqu’au quart environ des zones tempérées ; et plus on approche des pôles, plus elle est sujette à des vents variables dont le changement subit cause souvent des tempêtes.

Tous les continents terrestres sont sujets à des vents variables qui produisent souvent des effets singuliers : dans le royaume de Cachemire, qui est environné des montagnes du Caucase, on éprouve à la montagne Pire-Penjale des changements soudains ; on passe, pour ainsi dire, de l’été à l’hiver en moins d’une heure : il y règne deux vents directement opposés, l’un de nord et l’autre de midi, que, selon Bernier, on sent successivement en moins de deux cents pas de distance. La position de cette montagne doit être singulière et mériteroit d’être observée. Dans la presqu’île de l’Inde, qui est traversée du nord au sud par les montagnes de Gate, on a l’hiver d’un côté de ces montagnes, et l’été de l’autre côté dans le même temps, en sorte que sur la côte de Coromandel l’air est serein et tranquille, et fort chaud, tandis qu’à celle de Malabar, quoique sous la même latitude, les pluies, les orages, les tempêtes, rendent l’air aussi froid qu’il peut l’être dans ce climat ; et au contraire lorsqu’on a l’été à Malabar, on a l’hiver à Coromandel. Cette même différence se trouve des deux côtés du cap de Rasalgate en Arabie : dans la partie de la mer qui est au nord du cap, il règne une grande tranquillité, tandis que dans la partie qui est au sud on éprouve de violentes tempêtes. Il en est encore de même dans l’île de Ceylan : l’hiver et les grands vents se font sentir dans la partie septentrionale de l’île, tandis que dans les parties méridionales il fait un très beau temps d’été ; et au contraire quand la partie septentrionale jouit de la douceur de l’été, la partie méridionale à son tour est plongée dans un air sombre, orageux, et pluvieux. Cela arrive non seulement dans plusieurs endroits du continent des Indes, mais aussi dans plusieurs îles : par exemple, à Céram, qui est une longue île dans le voisinage d’Amboine, on a l’hiver dans la partie septentrionale de l’île, et l’été en même temps dans la partie méridionale, et l’intervalle qui sépare les deux saisons n’est pas de trois ou quatre lieues.

En Égypte il règne souvent pendant l’été des vents du midi qui sont si chauds, qu’ils empêchent la respiration ; ils élèvent une si grande quantité de sable, qu’il semble que le ciel est couvert de nuages épais ; ce sable est si fin et il est chassé avec tant de violence, qu’il pénètre partout, et même dans les coffres les mieux fermés : lorsque ces vents durent plusieurs jours, ils causent des maladies épidémiques, et souvent elles sont suivies d’une grande mortalité. Il pleut très rarement en Égypte ; cependant tous les ans il y a quelques jours de pluie pendant les mois de décembre, janvier, et février. Il s’y forme aussi des brouillards épais qui sont plus fréquents que les pluies, surtout aux environs du Caire : ces brouillards commencent au mois de novembre, et continuent pendant l’hiver ; ils s’élèvent avant le lever du soleil ; pendant toute l’année il tombe une rosée si abondante, lorsque le ciel est serein, qu’on pourroit la prendre pour une petite pluie.

Dans la Perse l’hiver commence en novembre et dure jusqu’en mars : le froid y est assez fort pour y former de la glace, et il tombe beaucoup de neige dans les montagnes, et souvent un peu dans les plaines ; depuis le mois de mars jusqu’au mois de mai il s’élève des vents qui soufflent avec force et qui ramènent la chaleur ; du mois de mai au mois de septembre le ciel est serein, et la chaleur de la saison est modérée pendant la nuit par des vents frais qui s’élèvent tous les soirs, et qui durent jusqu’au lendemain matin ; et en automne il se fait des vents qui, comme ceux du printemps, soufflent avec force ; cependant, quoique ces vents soient assez violents, il est rare qu’ils produisent des ouragans et des tempêtes : mais il s’élève souvent pendant l’été, le long du golfe Persique, un vent très dangereux que les habitants appellent Samyel, et qui est encore plus chaud et plus terrible que celui de l’Égypte dont nous venons de parler ; ce vent est suffocant et mortel ; son action est presque semblable à celle d’un tourbillon de vapeur enflammée, et on ne peut en éviter les effets lorsqu’on s’y trouve malheureusement enveloppé. Il s’élève aussi sur la mer Rouge, en été, et sur les terres de l’Arabie, un vent de même espèce qui suffoque les hommes et les animaux, et qui transporte une si grande quantité de sable, que bien des gens prétendent que cette mer se trouvera comblée avec le temps par l’entassement successif des sables qui y tombent : il y a souvent de ces nuées de sable en Arabie, qui obscurcissent l’air et qui forment des tourbillons dangereux. À la Véra-Cruz, lorsque le vent de nord souffle, les maisons de la ville sont presque enterrées sous le sable qu’un vent pareil amène : il s’élève aussi des vents chauds en été à Négapatan dans la presqu’île de l’Inde, aussi bien qu’à Pétapouli et à Masulipatan. Ces vents brûlants qui font périr les hommes, ne sont heureusement pas de longue durée, mais ils sont violents ; et plus ils ont de vilesse, et plus ils sont brûlants, au lieu que tous les autres vents rafraîchissent d’autant plus qu’ils ont de vitesse. Cette différence ne vient que du degré de chaleur de l’air : tant que la chaleur de l’air est moindre que celle du corps des animaux, le mouvement de l’air est rafraîchissant ; mais si la chaleur de l’air est plus grande que celle du corps, alors le mouvement de l’air ne peut qu’échauffer et brûler. À Goa, l’hiver, ou plutôt le temps des pluies et des tempêtes, est aux mois de mai, de juin, et de juillet ; sans cela les chaleurs y seroient insupportables.

Le cap de Bonne-Espérance est fameux par ses tempêtes et par le nuage singulier qui les produit : ce nuage ne paroît d’abord que comme une petite tache ronde dans le ciel, et les matelots l’ont appelé œil de bœuf ; j’imagine que c’est parce qu’il se soutient à une très grande hauteur qu’il paroît si petit. De tous les voyageurs qui ont parlé de ce nuage, Kolbe me paroît être celui qui l’a examiné avec le plus d’attention : voici ce qu’il en dit, tom. I, pag. 224 et suivantes : « Le nuage qu’on voit sur les montagnes de la Table, ou du Diable, ou du Vent y est composé, si je ne me trompe, d’une infinité de petites particules poussées premièrement contre les montagnes du Cap, qui sont à l’est, par les vents d’est qui régnent pendant presque toute l’année dans la zone torride ; ces particules ainsi poussées sont arrêtées dans leur cours par ces hautes montagnes, et se ramassent sur leur côté oriental ; alors elles deviennent visibles, et y forment de petits monceaux ou assemblages de nuages, qui, étant incessamment poussés par le vent d’est, s’élèvent au sommet de ces montagnes. Ils n’y restent pas long-temps tranquilles et arrêtés ; contraints d’avancer, ils s’engouffrent entre les collines qui sont devant eux, où ils sont serrés et pressés comme dans une manière de canal : le vent les presse au dessous, et les côtés opposés des deux montagnes les retiennent à droite et à gauche. Lorsqu’en avançant toujours ils parviennent au pied de quelque montagne où la campagne est un peu plus ouverte, ils s’étendent, se déploient, et deviennent de nouveau invisibles ; mais bientôt ils sont chassés sur les montagnes par les nouveaux nuages qui sont poussés derrière eux, et parviennent ainsi, avec beaucoup d’impétuosité, sur les montagnes les plus hautes du Cap, qui sont celles du Vent et de la Table, où règne alors un vent tout contraire : là il se fait un conflit affreux, ils sont poussés par derrière et repoussés par devant ; ce qui produit des tourbillons horribles, soit sur les hautes montagnes dont je parle, soit dans la vallée de la Table, où ces nuages voudroient se précipiter. Lorsque le vent de nord-ouest a cédé le champ de bataille, celui de sud-est augmente et continue de souffler avec plus ou moins de violence pendant son semestre ; il se renforce pendant que le nuage de l’œil de bœuf est épais, parce que les particules qui viennent s’y amasser par derrière, s’efforcent d’avancer ; il diminue lorsqu’il est moins épais, parce qu’alors moins de particules pressent par derrière ; il baisse entièrement lorsque ce nuage ne paroît plus, parce qu’il n’y vient plus de l’est de nouvelles particules, ou qu’il n’en arrive pas assez ; le nuage enfin ne se dissipe point, ou plutôt paroît toujours à peu près de même grosseur, parce que de nouvelles matières remplacent par derrière celles qui se dissipent par devant.

» Toutes ces circonstances du phénomène conduisent à une hypothèse qui en explique si bien toutes les parties : 1o Derrière la montagne de la Table on remarque une espèce de sentier ou une traînée de légers brouillards blancs, qui, commençant sur la descente orientale de cette montagne, aboutit à la mer, et occupe dans son étendue les montagnes de Pierre. Je me suis très souvent occupé à contempler cette traînée, qui, suivant moi, étoit causée par le passage rapide des particules dont je parle, depuis les montagnes de Pierre jusqu’à celle de la Table.

» Ces particules, que je suppose, doivent être extrêmement embarrassées dans leur marche par les fréquents chocs et contre-chocs causés non seulement par les montagnes, mais encore par les vents de sud et d’est qui régnent aux lieux circonvoisins du Cap ; c’est ici ma seconde observation. J’ai déjà parlé des deux montagnes qui sont situées sur les pointes de la baie Falzo ou fausse baie : l’une s’appelle la Lèvre pendante, et l’autre Norwège. Lorsque les particules que je conçois sont poussées sir ces montagnes par les vents d’est, elles en sont repoussées par les vents de sud, ce qui les porte sur les montagnes voisines ; elles y sont arrêtées pendant quelque temps et y paroissent en nuages, comme elles le faisoient sur les deux montagnes de la baie Falzo, et même un peu davantage. Ces nuages sont souvent fort épais sur la Hollande Hottentote, sur les montagnes de Stellenbosch, de Drakenstein, et de Pierre, mais surtout sur la montagne de la Table et sur celle du Diable.

» Enfin ce qui confirme mon opinion est que constamment deux ou trois jours avant que les vents de sud-est soufflent, on aperçoit sur la Tête du lion de petits nuages noirs qui la couvrent ; ces nuages sont, suivant moi, composés des particules dont j’ai parlé : si le vent de nord-ouest règne encore lorsqu’elles arrivent, elles sont arrêtées dans leur course ; mais elles ne sont jamais chassées fort loin jusqu’à ce que le vent de sud-est commence. »

Les premiers navigateurs qui ont approché du cap de Bonne-Espérance ignoroient les effets de ces nuages funestes, qui semblent se former lentement, tranquillement, et sans aucun mouvement sensible dans l’air, et qui tout d’un coup lancent la tempête, et causent un orage qui précipite les vaisseaux dans le fond de la mer, surtout lorsque les voiles sont déployées. Dans la terre de Natal il se forme aussi un petit nuage semblable à l’œil de bœuf au cap de Bonne-Espérance, et de ce nuage il sort un vent terrible et qui produit les mêmes effets. Dans la mer qui est entre l’Afrique et l’Amérique, surtout sous l’équateur et dans les parties voisines de l’équateur, il s’élève très souvent de ces espèces de tempêtes. Près de la côte de Guinée il se fait quelquefois trois ou quatre orages en un jour : ils sont causés et annoncés, comme ceux du cap de Bonne-Espérance, par de petits nuages noirs ; le reste du ciel est ordinairement fort serein, et la mer tranquille. Le premier coup de vent qui sort de ces nuages est furieux, et feroit périr les vaisseaux en pleine mer, si l’on ne prenoit pas auparavant la précaution de caler les voiles. C’est principalement aux mois d’avril, de mai, et de juin, qu’on éprouve ces tempêtes sur la mer de Guinée, parce qu’il n’y règne aucun vent réglé dans cette saison, et plus bas, en descendant de Loango, la saison de ces orages sur la mer voisine des côtes des Loango est celle des mois de janvier, février, mars, et avril. De l’autre côté de l’Afrique, au cap de Guardafui, il s’élève de ces espèces de tempêtes au mois de mai, et les nuages qui les produisent sont ordinairement au nord, comme ceux du cap de Bonne-Espérance.

Toutes ces tempêtes sont donc produites par des vents qui sortent d’un nuage, et qui ont une direction, soit du nord au sud, soit du nord-est au sud-ouest, etc. : mais il y a d’autres espèces de tempêtes que l’on appelle des ouragans, qui sont encore plus violentes que celles-ci, et dans lesquelles les vents semblent venir de tous les côtés ; ils ont un mouvement de tourbillon et de tournoiement auquel rien ne peut résister. Le calme précède ordinairement ces horribles tempêtes, et la mer paroît alors aussi unie qu’une glace ; mais dans un instant la fureur des vents élève les vagues jusqu’aux nues. Il y a des endroits dans la mer où l’on ne peut pas aborder, parce que alternativement il y a ou des calmes ou des ouragans de cette espèce : les Espagnols ont appelé ces endroits calmes et tornados. Les plus considérables sont auprès de la Guinée, à deux ou trois degrés latitude nord : ils ont environ trois cents ou trois cent cinquante lieues de longueur sur autant de largeur, ce qui fait un espace de plus de trois cent mille lieues carrées. Le calme ou les orages sont presque continuels sur cette côte de Guinée, et il y a des vaisseaux qui y ont été retenus trois mois sans pouvoir en sortir.

Lorsque les vents contraires arrivent à la fois dans le même endroit, comme à un centre, ils produisent ces tourbillons et ces tournoiements d’air par la contrariété de leur mouvement, comme les courants contraires produisent dans l’eau des gouffres ou des tournoiements : mais lorsque ces vents trouvent en opposition d’autres vents qui contrebalancent de loin leur action, alors ils tournent autour d’un grand espace dans lequel il règne un calme perpétuel ; et c’est ce qui forme les calmes dont nous parlons, et desquels il est souvent impossible de sortir. Ces endroits de la mer sont marqués sur les globes de Senex, aussi bien que les directions des différents vents qui règnent ordinairement dans toutes les mers. À la vérité, je serois porté à croire que la contrariété seule des vents ne pourroit pas produire cet effet, si la direction des côtes et la forme particulière du fond de la mer dans ces endroits n’y contribuoient pas ; j’imagine donc que les courants causés en effet par les vents, mais dirigés par la forme des côtes et des inégalités du fond de la mer, viennent tous aboutir dans ces endroits, et que leurs directions opposées et contraires forment les tornados en question dans une plaine environnée de tous côtés d’une chaîne de montagnes.

Les gouffres ne paroissent être autre chose que des tournoiements d’eau causés par l’action de deux ou de plusieurs courants opposés. L’Euripe, si fameux par la mort d’Aristote, absorbe et rejette alternativement les eaux sept fois en vingt-quatre heures : ce gouffre est près des côtes de la Grèce. Le Charybde, qui est près du détroit de Sicile, rejette et absorbe les eaux trois fois en vingt-quatre heures. Au reste, on n’est pas trop sûr du nombre de ces alternatives de mouvement dans ces gouffres. Le docteur Placentia, dans son traité qui a pour titre l’Egeo redivivo, dit que l’Euripe a des mouvements irréguliers pendant dix-huit ou dix-neuf jours de chaque mois, et des mouvements réguliers pendant onze jours ; qu’ordinairement il ne grossit que d’un pied, et rarement de deux pieds ; il dit aussi que les auteurs ne s’accordent pas sur le flux et le reflux de l’Euripe ; qu’il les uns disent qu’il se fait deux fois, d’autres sept, d’autres onze, d’autres douze, d’autres quatorze fois, en vingt-quatre heures ; mais que Loirius l’ayant examiné de suite pendant un jour entier, l’avoit observé à chaque six heures d’une manière évidente et avec un mouvement si violent, qu’à chaque fois il pouvoit faire tourner alternativement les roues d’un moulin.

Le plus grand gouffre que l’on connoisse est celui de la mer de Norwège ; on assure qu’il a plus de vingt lieues de circuit ; il absorbe pendant six heures tout ce qui est dans son voisinage, l’eau, les baleines, les vaisseaux, et rend ensuite pendant autant de temps tout ce qu’il a absorbé.

Il n’est pas nécessaire de supposer dans le fond de la mer des trous et des abîmes qui engloutissent continuellement les eaux, pour rendre raison de ces gouffres ; on sait que quand l’eau a deux directions contraires, la composition de ces mouvements produit un tournoiement circulaire, et semble former un vide dans le centre de ce mouvement, comme on peut l’observer dans plusieurs endroits auprès des piles qui soutiennent les arches des ponts, surtout dans les rivières rapides : il en est de même des gouffres de la mer, ils sont produits par le mouvement de deux ou plusieurs courants contraires ; et comme le flux ou le reflux sont la principale cause des courants, en sorte que pendant le flux ils sont dirigés d’un côté, et que pendant le reflux ils vont en sens contraire, il n’est pas étonnant que les gouffres qui résultent de ces courants attirent et engloutissent pendant quelques heures tout ce qui les environne, et qu’ils rejettent ensuite pendant tout autant de temps tout ce qu’ils ont absorbé.

Les gouffres ne sont donc que des tournoiements d’eau qui sont produits par des courants opposés, et les ouragans ne sont que des tourbillons ou tournoiements d’air produits par des vents contraires : ces ouragans sont communs dans la mer de la Chine et du Japon, dans celle des îles Antilles, et en plusieurs autres endroits de la mer, surtout auprès des terres avancées et des côtes élevées ; mais ils sont encore plus fréquents sur la terre, et les effets en sont quelquefois prodigieux. « J’ai vu, dit Bellarmin, je ne le croirois pas si je ne l’eusse pas vu, une fosse énorme creusée par le vent, et toute la terre de cette fosse emportée sur un village, en sorte que l’endroit d’où la terre avoit été enlevée paroissoit un trou épouvantable, et que le village fut entièrement enterré par cette terre transportée[1]. » On peut voir dans l’Histoire de l’Académie des Sciences et dans les Transactions philosophiques le détail des effets de plusieurs ouragans qui paroissent inconcevables, et qu’on auroit de la peine à croire, si les faits n’étoient attestés par un grand nombre de témoins oculaires, véridiques, et intelligents.

Il en est de même des trombes, que les navigateurs ne voient jamais sans crainte et sans admiration. Ces trombes sont fort fréquentes auprès de certaines côtes de la Méditerranée, surtout lorsque le ciel est fort couvert, et que le vent souffle en même temps de plusieurs côtés ; elles sont plus communes près des caps de Laodicée, de Grecgo, et de Carmel, que dans les autres parties de la Méditerranée. La plupart de ces trombes sont autant de cylindres d’eau qui tombent des nues, quoiqu’il semble quelquefois, surtout quand on est à quelque distance, que l’eau de la mer s’élève en haut.

Mais il faut distinguer deux espèces de trombes. La première, qui est la trombe dont nous venons de parler, n’est autre chose qu’une nuée épaisse, comprimée, resserrée, et réduite en un petit espace par des vents opposés et contraires, lesquels, soufflant en même temps de plusieurs côtés, donnent à la nuée la forme d’un tourbillon cylindrique, et font que l’eau tombe tout à la fois sous cette forme cylindrique ; la quantité d’eau est si grande et la chute en est si précipitée, que si malheureusement une de ces trombes tomboit sur un vaisseau, elle le briseroit et le submergeroit dans un instant. On prétend, et cela pourroit être fondé, qu’en tirant sur la trombe plusieurs coups de canons chargés à boulets, on la rompt, et que cette commotion de l’air la fait cesser assez promptement : cela revient à l’effet des cloches qu’on sonne pour écarter les nuages qui portent le tonnerre et la grêle.

L’autre espèce de trombe s’appelle typhon ; et plusieurs auteurs ont confondu le typhon avec l’ouragan, surtout en parlant des tempêtes de la mer de la Chine, qui est en effet sujette à tous deux : cependant ils ont des causes bien différentes. Le typhon ne descend pas des nuages comme la première espèce de trombe ; il n’est pas uniquement produit par le tournoiement des vents comme l’ouragan : il s’élève de la mer vers le ciel avec une grande violence ; et quoique ces typhons ressemblent aux tourbillons qui s’élèvent sur la terre en tournoyant, ils ont une autre origine. On voit souvent, lorsque les vents sont violents et contraires, les ouragans élever des tourbillons de sable, de terre, et souvent ils enlèvent et transportent dans ce tourbillon les maisons, les arbres, les animaux. Les typhons de mer, au contraire, restent dans la même place, et ils n’ont pas d’autre cause que celle des feux souterrains ; car la mer est alors dans une grande ébullition, et l’air est si fort rempli d’exhalaisons sulfureuses, que le ciel paroît caché d’une croûte couleur de cuivre, quoiqu’il n’y ait aucun nuage et qu’on puisse voir à travers ces vapeurs le soleil et les étoiles : c’est à ces feux souterrains qu’on peut attribuer la tiédeur de la mer de la Chine en hiver, où ces typhons sont très fréquents[2].

Nous allons donner quelques exemples de la manière dont ils se produisent. Voici ce que dit Thévenot dans son Voyage du Levant : « Nous vîmes des trombes dans le golfe Persique entre les îles Quésomo, Laréca, et Ormus. Je crois que peu de personnes ont considéré les trombes avec toute l’attention que j’ai faite dans la rencontre dont je viens de parler, et peut-être qu’on n’a jamais fait les remarques que le hasard m’a donné lieu de faire ; je les exposerai avec toute la simplicité dont je fais profession dans tout le récit de mon voyage, afin de rendre les choses plus sensibles et plus aisées à comprendre.

» La première qui parut à nos yeux étoit du côté du nord ou tramontane, entre nous et l’île Quésomo, à la portée d’un fusil du vaisseau ; nous avions alors la proue à grec levant ou nord-est. Nous aperçûmes d’abord en cet endroit l’eau qui bouillonnoit et étoit élevée de la surface de la mer d’environ un pied ; elle étoit blanchâtre, et au dessus paroissoit comme une fumée noire un peu épaisse, de manière que cela ressembloit proprement à un tas de paille où l’on auroit mis le feu, mais qui ne feroit encore que fumer : cela faisoit un bruit sourd, semblable à celui d’un torrent qui court avec beaucoup de violence dans un profond vallon ; mais ce bruit étoit mêlé d’un autre un peu plus clair, semblable à un fort sifflement de serpents ou d’oies. Un peu après nous vîmes comme un canal obscur qui avoit assez de ressemblance à une fumée qui va montant aux nues en tournant avec beaucoup de vitesse, et ce canal paroissoit gros comme le doigt, et le même bruit continuoit toujours. Ensuite la lumière nous en ôta la vue, et nous connûmes que cette trombe étoit finie, parce que nous vîmes que cette trombe ne s’élevoit plus, et ainsi la durée n’avoit pas été de plus d’un demi-quart d’heure. Celle-là finie, nous en vîmes une autre du côté du midi, qui commença de la même manière qu’avoit fait la précédente ; presque aussitôt il s’en fit une semblable à côté de celle-ci vers le couchant, et incontinent après une troisième à côté de cette seconde : la plus éloignée des trois pouvoit être à portée du mousquet loin de nous ; elles paroissoient toutes trois comme trois tas de paille hauts d’un pied et demi ou de deux, qui fumoient beaucoup, et faisoient même bruit que la première. Ensuite nous vîmes tout autant de canaux qui venoient depuis les nues sur ces endroits où l’eau étoit élevée, et chacun de ces canaux étoit large par le bout qui tenoit à la nue, comme le large bout d’une trompette, et faisoit la même figure (pour l’expliquer intelligiblement) que peut faire la mamelle ou la tette d’un animal tirée perpendiculairement par quelque poids. Ces canaux paroissoient blancs d’une blancheur blafarde, et je crois que c’étoit l’eau qui étoit dans ces canaux transparents qui les faisoit paroître blancs : car apparemment ils étoient déjà formés avant que de tirer l’eau, selon qu’on peut juger par ce qui suit : et lorsqu’ils étoient vides, ils ne paroissoient pas, de même qu’un canal de verre fort clair, exposé au jour devant nos yeux à quelque distance, ne paroît pas, s’il n’est rempli de liqueur teinte. Ces canaux n’étoient pas droits, mais courbés en quelques endroits ; même ils n’étoient pas perpendiculaires : au contraire, depuis les nues où ils paroissoient entés jusqu’aux endroits où ils tiroient l’eau, ils étoient fort inclinés ; et ce qui est de plus particulier, c’est que la nue où étoit attachée la seconde de ces trois ayant été chassée du vent, ce canal la suivit sans se rompre et sans quitter le lieu où il tiroit l’eau, et passant derrière le canal de la première, ils furent quelque temps croisés comme en sautoir, ou en croix de Saint-André. Au commencement ils étoient tous trois gros comme le doigt, si ce n’est auprès de la nue qu’ils étoient plus gros, comme j’ai déjà remarqué ; mais dans la suite celui de la première de ces trois se grossit considérablement : pour ce qui est des deux autres, je n’en ai autre chose à dire, car la dernière formée ne dura guère davantage qu’avoit duré celle que nous avions vue du côté du nord. La seconde du côté du midi dura environ un quart d’heure : mais la première de ce même côté dura un peu davantage, et ce fut celle qui nous donna le plus de crainte ; et c’est de celle-là qu’il me reste encore quelque chose à dire. D’abord son canal étoit gros comme le doigt ; ensuite il se fit gros comme le bras, et après comme la jambe, et enfin comme un gros tronc d’arbre, autant qu’un homme pourroit embrasser. Nous voyions distinctement au travers de ce corps transparent l’eau qui montoit en serpentant un peu, et quelquefois il diminuoit un peu de grosseur, tantôt par haut et tantôt par bas : pour lors il ressembloit justement à un boyau rempli de quelque matière fluide que l’on presseroit avec les doigts, ou par haut pour faire descendre cette liqueur, ou par bas pour la faire monter ; et je me persuadai que c’étoit la violence du vent qui faisoit ces changements, faisant monter l’eau fort vite lorsqu’il pressoit le canal par le bas, et la faisant descendre lorsqu’il le pressoit par le haut. Après cela il diminua tellement de grosseur, qu’il étoit plus menu que le bras, comme un boyau qu’on allonge en le tirant perpendiculairement ; ensuite il retourna gros comme la cuisse ; après il redevint fort menu : enfin je vis que l’eau élevée sur la superficie de la mer commençoit à s’abaisser, et le bout du canal qui lui touchoit, s’en sépara et s’étrécit, comme si on l’eût lié, et alors la lumière qui nous parut par le moyen d’un nuage qui se détourna, m’en ôta la vue. Je ne laissai pas de regarder encore quelque temps si je ne le reverrois point, parce que j’avois remarqué que par trois ou quatre fois le canal de la seconde de ce même côté du midi nous avoit paru se rompre par le milieu, et incontinent après nous le revoyions entier, et ce n’étoit que la lumière qui nous en cachoit la moitié : mais j’eus beau regarder avec toute l’attention possible, je ne revis plus celui-ci, et il ne se fit plus de trombe, etc.

» Ces trombes sont fort dangereuses sur mer ; car si elles viennent sur un vaisseau, elles se mêlent dans les voiles, en sorte que quelquefois elles l’enlèvent, et, le laissant ensuite retomber, elles le coulent à fond, et cela arrive particulièrement quand c’est un petit vaisseau ou une barque : tout au moins, si elles n’enlèvent pas un vaisseau, elles rompent toutes les voiles, ou bien laissent tomber dedans toute l’eau qu’elles tiennent ; ce qui le fait souvent couler à fond. Je ne doute point que ce ne soit par de semblables accidents que plusieurs des vaisseaux dont on n’a jamais eu de nouvelles, ont été perdus, puisqu’il n’y a que trop d’exemples de ceux que l’on a su de certitude avoir péri de cette manière. »

Je soupçonne qu’il y a plusieurs illusions d’optique dans les phénomènes que ce voyageur nous raconte ; mais j’ai été bien aise de rapporter les faits tels qu’il a cru les voir, afin qu’on puisse ou les vérifier, ou du moins les comparer avec ceux que rapportent les autres voyageurs. Voici la description qu’en donne Le Gentil dans son Voyage autour du monde : « À onze heures du matin, l’air étant chargé de nuages, nous vîmes autour de notre vaisseau, à un quart de lieue environ de distance, six trombes de mer qui se formèrent avec un bruit sourd, semblable à celui que fait l’eau en coulant dans des canaux souterrains ; ce bruit s’accrut peu à peu, et ressembloit au sifflement que font les cordages d’un vaisseau lorsqu’un vent impétueux s’y mêle. Nous remarquâmes d’abord l’eau qui bouillonnoit et qui s’élevoit au dessus de la surface de la mer d’environ un pied et demi ; il paroissoit au dessus de ce bouillonnement un brouillard, ou plutôt une fumée épaisse, d’une couleur pâle, et cette fumée formoit une espèce de canal qui montoit à la nue.

» Les canaux ou manches de ces trombes se plioient selon que le vent emportoit les nues auxquelles ils étoient attachés ; et malgré l’impulsion du vent, non seulement ils ne se détachoient pas, mais encore il sembloit qu’ils s’allongeassent pour les suivre, en s’étrécissant et se grossissant à mesure que le nuage s’élevoit ou se baissoit.

» Ces phénomènes nous causèrent beaucoup de frayeur, et nos matelots, au lieu de s’enhardir, fomentoient leur peur par les contes qu’ils débitoient. Si ces trombes, disoient-ils, viennent à tomber sur notre vaisseau, elle l’enlèveront, et, le laissant ensuite retomber, elles le submergeront. D’autres (et ceux-ci étoient les officiers) répondoient d’un ton décisif qu’elles n’enlèveroient pas le vaisseau, mais que venant à le rencontrer sur leur route, cet obstacle romproit la communication qu’elles avoient avec l’eau de la mer, et qu’étant pleines d’eau, toute l’eau qu’elles renfermeroient tomberoit perpendiculairement sur le tillac du vaisseau et le briseroit.

» Pour prévenir ce malheur, on amena les voiles et on chargea le canon, les gens de mer prétendant que le bruit du canon, agitant l’air, fait crever les trombes et les dissipe : mais nous n’eûmes pas besoin de recourir à ce remède ; quand elles eurent couru pendant dix minutes autour du vaisseau, les unes à un quart de lieue, les autres à une moindre distance, nous vîmes que les canaux s’étrécissoient peu à peu, qu’ils se détachèrent de la superficie de la mer, et qu’enfin ils se dissipèrent[3]. »

Il paroît par la description que ces deux voyageurs donnent des trombes, qu’elles sont produites, au moins en partie, par l’action d’un feu ou d’une fumée qui s’élève du fond de la mer avec une grande violence, et qu’elles sont fort différentes de l’autre espèce de trombe qui est produite par l’action des vents contraires, et par la compression forcée et la résolution subite d’un ou de plusieurs nuages, comme le décrit M. Shaw : « Les trombes, dit-il[4], que j’ai eu occasion de voir, m’ont paru autant de cylindres d’eau qui tomboient des nuées, quoique par la réflexion des colonnes qui descendent, ou par les gouttes qui se détachent de l’eau qu’elles contiennent et qui tombent, il semble quelquefois, surtout quand on en est à quelque distance, que l’eau s’élève de la mer en haut. Pour rendre raison de ce phénomène, on peut supposer que les nuées étant assemblées dans un même endroit par des vents opposés, ils les obligent, en les pressant avec violence, de se condenser et de descendre en tourbillons. »

Il reste beaucoup de faits à acquérir avant qu’on puisse donner une explication complète de ces phénomènes ; il me paroît seulement que s’il y a sous les eaux de la mer des terrains mêlés de soufre, de bitume et de minéraux, comme l’on n’en peut guère douter, on peut concevoir que ces matières venant à s’enflammer produisent une grande quantité d’air[5] comme en produit la poudre à canon ; que cette quantité d’air nouvellement généré et prodigieusement raréfié s’échappe et monte avec rapidité, ce qui doit élever l’eau et peut produire ces trombes qui s’élèvent de la mer vers le ciel : et de même si, par l’inflammation des matières sulfureuses que contient un nuage, il se forme un courant d’air qui descende perpendiculairement du nuage vers la mer, toutes les parties aqueuses que contient le nuage peuvent suivre le courant d’air et former une trombe qui tombe du ciel sur la mer. Mais il faut avouer que l’explication de cette espèce de trombe, non plus que celle que nous avons donnée par le tournoiement des eaux et la compression des nuages, ne satisfait pas encore à tout ; car on aura raison de nous demander pourquoi l’on ne voit pas plus souvent sur la terre, comme sur la mer, de ces espèces de trombes qui tombent perpendiculairement des nuages.

L’Histoire de l’Académie, année 1727, fait mention d’une trombe de terre qui parut à Capestan près de Béziers ; c’étoit une colonne assez noire qui descendoit d’une nue jusqu’à terre, et diminuoit toujours de largeur en approchant de la terre, où elle se terminoit en pointe ; elle obéissoit au vent qui souffloit de l’ouest au sud-ouest ; elle étoit accompagnée d’une espèce de fumée fort épaisse et d’un bruit pareil à celui d’une mer fort agitée, arrachant quantité de rejetons d’olivier, déracinant des arbres et jusqu’à un gros noyer qu’elle transporta jusqu’à quarante ou cinquante pas, et marquant son chemin par une large trace bien battue, où trois carrosses de front auroient passé. Il parut une autre colonne de la même figure, mais qui se joignit bientôt à la première ; et après que le tout eut disparu, il tomba une grande quantité de grêle.

Cette espèce de trombe paroît être encore différente des deux autres : il n’est pas dit qu’elle contînt de l’eau, et il semble, tant par ce que je viens d’en rapporter, que par l’explication qu’en a donnée M. Andoque, lorsqu’il a fait part de l’observation de ce phénomène à l’Académie, que cette trombe n’étoit qu’un tourbillon de vent épaissi et rendu visible par la poussière et les vapeurs condensées qu’il contenoit. Dans la même histoire, année 1741, est parlé d’une trombe vue sur le lac de Genève : c’étoit une colonne dont la partie supérieure aboutissoit à un nuage assez noir, et dont la partie inférieure, qui étoit plus étroite, se terminoit un peu au dessus de l’eau. Ce météore ne dura que quelques minutes ; et dans le moment qu’il se dissipa, on aperçut une vapeur épaisse qui montoit de l’endroit où il avoit paru, et là même les eaux du lac bouillonnoient et sembloient faire effort pour s’élever. L’air étoit fort calme pendant le temps que parut cette trombe ; et lorsqu’elle se dissipa, il ne s’ensuivit ni vent ni pluie. « Avec tout ce que nous savons déjà, dit l’historien de l’Académie, sur les trombes marines, ne seroit-ce pas une preuve de plus qu’elles ne se forment point par le seul conflit des vents, et qu’elles sont presque toujours produites par quelque éruption de vapeurs souterraines, ou même de volcans, dont on sait d’ailleurs que le fond de la mer n’est pas exempt ? Les tourbillons d’air et les ouragans qu’on croit communément être la cause de ces sortes de phénomènes, pourroient donc bien n’en être que l’effet ou une suite accidentelle. »

Sur la violence des vents du midi dans quelques contrées septentrionales.

* Les voyageurs russes ont observé qu’à l’entrée du territoire de Milim, il y a sur le bord de la Lena, à gauche, une grande plaine entièrement couverte d’arbres renversés, et que tous ces arbres sont couchés du sud au nord en ligne droite, sur une étendue de plusieurs lieues ; en sorte que tout ce district, autrefois couvert d’une épaisse forêt, est aujourd’hui jonché d’arbres dans cette même direction du sud au nord. Cet effet des vents méridionaux dans le nord a aussi été remarqué ailleurs. Dans le Groenland, principalement en automne, il règne des vents si impétueux, que les maisons s’en ébranlent et se fendent ; les tentes et les bateaux en sont emportés dans les airs. Les Groenlandois assurent même que quand ils veulent sortir pour mettre leurs canots à l’abri, ils sont obligés de ramper sur le ventre, de peur d’être le jouet des vents. En été, on voit s’élever de semblables tourbillons, qui bouleversent les flots de la mer, et font pirouetter les bateaux. Les plus fières tempêtes viennent du sud, tournent au nord et s’y calment : c’est alors que la glace des baies est enlevée de son lit, et se disperse sur la mer en monceaux. (Add. Buff.)

Sur les trombes.

* M. de La Nux, que j’ai déjà eu occasion de citer plusieurs fois dans mon ouvrage, et qui a demeuré plus de quarante ans dans l’île de Bourbon, s’est trouvé à portée de voir un grand nombre de trombes, sur lesquelles il a bien voulu me communiquer ses observations, que je crois devoir donner ici par extrait.

Les trombes que cet observateur a vues, se sont formées, 1o dans des jours calmes et des intervalles de passage du vent de la partie du nord à celle du sud, quoiqu’il en ait vu une qui s’est formée avant ce passage du vent à l’autre, et dans le courant même d’un vent de nord, c’est-à-dire assez long-temps avant que ce vent eût cessé ; le nuage duquel cette trombe dépendoit, et auquel elle tenoit, étoit encore violemment poussé ; le soleil se montroit en même temps derrière lui, eu égard à la direction du vent : c’étoit le 6 janvier, vers les onze heures du matin.

2o Ces trombes se sont formées pendant le jour, dans des nuées détachées, fort épaisses en apparence, bien plus étendues que profondes, et bien terminées par dessous parallèlement à l’horizon, le dessous de ces nuées paroissant toujours fort noir.

3o Toutes ces trombes se sont montrées d’abord sous la forme de cônes renversés, dont les bases étoient plus ou moins larges.

4o De ces différentes trombes qui s’annonçoient par ces cônes renversés, et qui quelquefois tenoient au même nuage, quelques unes n’ont pas eu leur entier effet : les unes se sont dissipées à une petite distance du nuage ; les autres sont descendues vers la surface de la mer, et en apparence fort près, sous la forme d’un long cône aplati, très étroit, et pointu par le bas. Dans le centre de ce cône, et sur toute sa longueur, régnoit un canal blanchâtre, transparent, et d’un tiers environ du diamètre du cône, dont les deux côtés étoient fort noirs, surtout dans le commencement de leur apparence.

Elles ont été observées d’un point de l’île de Bourbon élevé de cent cinquante toises au dessus du niveau de la mer, et elles étoient, pour la plupart, à trois, quatre, ou cinq lieues de distance de l’endroit de l’observation, qui étoit la maison même de l’observateur.

Voici la description détaillée de ces trombes.

Quand le bout de la manche, qui pour lors est fort pointu, est descendu environ au quart de la distance du nuage à la mer, on commence à voir sur l’eau, qui d’ordinaire est calme et d’un blanc transparent, une petite noirceur circulaire, effet du frémissement (ou tournoiement) de l’eau : à mesure que la pointe de cette manche descend, l’eau bouillonne, et d’autant plus que cette pointe approche de plus près la surface de la mer, et l’eau de la mer s’élève successivement en tourbillon, à plus ou moins de hauteur, et d’environ vingt pieds dans les plus grosses trombes. Le bout de la manche est toujours au dessus du tourbillon, dont la grosseur est proportionnée à celle de la trombe qui le fait mouvoir. Il ne paroît pas que le bout de la manche atteigne jusqu’à la surface de la mer, autrement qu’en se joignant au tourbillon qui s’élève.

On voit quelquefois sortir du même nuage de gros et de petits cônes de trombes ; il y en a qui ne paroissent que comme des filets, d’autres un peu plus forts. Du même nuage on voit sortir assez souvent dix ou douze petites trombes toutes complètes, dont la plupart se dissipent très près de leur sortie, et remontent visiblement à leur nuage : dans ce dernier cas, la manche s’élargit tout à coup jusqu’à l’extrémité inférieure, et ne paroît plus qu’un cylindre suspendu au nuage, déchiré par en bas, et de peu de longueur.

Les trombes à large base, c’est-à-dire les grosses trombes, s’élargissent insensiblement dans toute leur longueur et par le bas qui paroît s’éloigner de la mer et se rapprocher de la nue. Le tourbillon qu’elles excitent sur l’eau diminue peu à peu, et bientôt la manche de cette trombe s’élargit dans sa partie inférieure et prend une forme presque cylindrique : c’est dans cet état que des deux côtés élargis du canal on voit comme de l’eau entrer en tournoyant vivement et abondamment dans le nuage ; et c’est enfin par le raccourcissement successif de cette espèce de cylindre que finit l’apparence de la trombe.

Les plus grosses trombes se dissipent le moins vite, quelques unes des plus grosses durent plus d’une demi-heure.

On voit assez ordinairement tomber de fortes ondées, qui sortent du même endroit du nuage d’où sont sorties et auxquelles tiennent encore quelquefois les trombes : ces ondées cachent souvent aux yeux celles qui ne sont pas encore dissipées. J’en ai vu, dit M. de La Nux, deux le 26 octobre 1755, très distinctement, au milieu d’une ondée qui devint si forte, qu’elle m’en déroba la vue.

Le vent, ou l’agitation de l’air inférieur sous la nuée, ne rompt ni les grosses ni les petites trombes ; seulement cette impulsion les détourne de la perpendiculaire : les plus petites forment des courbes très remarquables, et quelquefois des sinuosités ; en sorte que leur extrémité qui aboutissoit à l’eau de la mer, étoit fort éloignée de l’aplomb de l’autre extrémité qui étoit dans le nuage.

On ne voit plus de nouvelles trombes se former lorsqu’il est tombé de la pluie des nuages d’où elles partent.

« Le 14 juin de l’année 1756, sur les quatre heures après midi, j’étois, dit M. de La Nux, au bord de la mer, élevé de vingt à vingt-cinq pieds au dessus de son niveau. Je vis sortir d’un même nuage douze à quatorze trombes complètes, dont trois seulement considérables, et surtout la dernière. Le canal du milieu de la manche étoit si transparent, qu’à travers je voyois les nuages que derrière elle, à mon égard, le soleil éclairoit. Le nuage, magasin de tant de trombes, s’étendoit à peu près du sud-est au nord-ouest, et cette grosse trombe, dont il s’agit uniquement ici, me restoit vers le sud-sud-ouest : le soleil étoit déjà fort bas, puisque nous étions dans les jours les plus courts. Je ne vis point d’ondées tomber du nuage : son élévation pouvoit être de cinq ou six cents toises au plus. »

Plus le ciel est chargé de nuages, et plus il est aisé d’observer les trombes et toutes les apparences qui les accompagnent.

M. de La Nux pense, peut-être avec raison, que ces trombes ne sont que des portions visqueuses du nuage, qui sont entraînées par différents tourbillons, c’est-à-dire par des tournoiements de l’air supérieur engouffré dans les masses des nuées dont le nuage total est composé.

Ce qui paroît prouver que ces trombes sont composées de parties visqueuses, c’est leur ténacité, et, pour ainsi dire, leur cohérence ; car elles font des inflexions et des courbures, même en sens contraire, sans se rompre : si cette matière des trombes n’étoit pas visqueuse, pourroit-on concevoir comment elles se courbent et obéissent aux vents, sans se rompre ? Si toutes les parties n’étoient pas fortement adhérentes entre elles, le vent les dissiperoit, ou tout au moins les feroit changer de forme ; mais comme cette forme est constante dans les trombes grandes et petites, c’est un indice presque certain de la ténacité visqueuse de la matière qui les compose.

Ainsi le fond de la matière des trombes est une substance visqueuse contenue dans les nuages, et chaque trombe est formée par un tourbillon d’air qui s’engouffre entre les nuages, et boursoufflant le nuage inférieur, le perce et descend avec son enveloppe de matière visqueuse ; et comme les trombes qui sont complètes descendent depuis le nuage jusque sur la surface de la mer, l’eau frémira, bouillonnera, tourbillonnera à l’endroit vers lequel le bout de la trombe sera dirigé par l’effet de l’air qui sort de l’extrémité de la trombe comme du tuyau d’un soufflet : les effets de ce soufflet sur la mer augmenteront à mesure qu’il s’en approchera, et que l’orifice de cette espèce de tuyau, s’il vient à s’élargir, laissera sortir plus d’air.

On a cru mal à propos que les trombes enlevoient l’eau de la mer, et qu’elles en renfermoient une grande quantité : ce qui a fortifié ce préjugé, ce sont les pluies, ou plutôt les averses qui tombent souvent aux environs des trombes. Le canal du milieu de toutes les trombes est toujours transparent, de quelque côté qu’on les regarde : si l’eau de la mer paroît monter, ce n’est pas dans ce canal, mais seulement dans ses côtés ; presque toutes les trombes souffrent des inflexions, et ces inflexions se font souvent en sens contraire, en forme d’S, dont la tête est au nuage et la queue à la mer. Les espèces de trombes dont nous venons de parler ne peuvent donc contenir de l’eau, ni pour la verser à la mer, ni pour la monter au nuage : ainsi ces trombes ne sont à craindre que par l’impétuosité de l’air qui sort de leur orifice inférieur ; car il paroîtra certain à tous ceux qui auront occasion d’observer ces trombes, qu’elles ne sont composées que d’un air engouffré dans un nuage visqueux, et déterminé par son tournoiement vers la surface de la mer.

M. de La Nux a vu des trombes autour de l’île de Bourbon dans les mois de janvier, mai, juin, octobre, c’est-à-dire en toutes saisons ; il en a vu dans des temps calmes et pendant de grands vents : mais néanmoins on peut dire que ces phénomènes ne se montrent que rarement, et ne se montrent guère que sur la mer, parce que la viscosité des nuages ne peut provenir que des parties bitumineuses et grasses que la chaleur du soleil et les vents enlèvent à la surface des eaux de la mer, et qui se trouvent rassemblées dans des nuages assez voisins de sa surface ; c’est par cette raison qu’on ne voit pas de pareilles trombes sur la terre, où il n’y a pas, comme sur la surface de la mer, une abondante quantité de parties bitumineuses et huileuses que l’action de la chaleur pourroit en détacher. On en voit cependant quelquefois sur la terre, et même à de grandes distances de la mer ; ce qui peut arriver lorsque les nuages visqueux sont poussés rapidement par un vent violent de la mer vers les terres. M. de Grignon a vu au mois de juin 1768, en Lorraine, près de Vauvillier, dans les coteaux qui sont une suite de l’empiètement des Vosges, une trombe très bien formée ; elle avoit environ cinquante toises de hauteur ; sa forme étoit celle d’une colonne, et elle communiquoit à un gros nuage fort épais, et poussé par un ou plusieurs vents violents, qui faisoient tourner rapidement la trombe, et produisoient des éclairs et des coups de tonnerre. Cette trombe ne dura que sept ou huit minutes, et vint se briser sur la base du coteau, qui est élevé de cinq ou six cents pieds[6].

Plusieurs voyageurs ont parlé des trombes de mer, mais personne ne les a si bien observées que M. de La Nux. Par exemple, ces voyageurs disent qu’il s’élève au dessus de la mer une fumée noire, lorsqu’il se forme quelques trombes ; nous pouvons assurer que cette apparence est trompeuse, et ne dépend que de la situation de l’observateur : s’il est placé dans un lieu assez élevé pour que le tourbillon qu’une trombe excite sur l’eau ne surpasse pas à ses yeux l’horizon sensible, il ne verra que de l’eau s’élever et retomber en pluie, sans aucun mélange de fumée, et on le reconnoîtra avec la dernière évidence, si le soleil éclaire le lieu du phénomène.

Les trombes dont nous venons de parler n’ont rien de commun avec les bouillonnements et les fumées que les feux sous-marins excitent quelquefois, et dont nous avons fait mention ailleurs ; ces trombes ne renferment ni n’excitent aucune fumée. Elles sont assez rares partout : seulement les lieux de la mer où l’on en voit le plus souvent sont les plages des climats chauds, et en même temps celles où les calmes sont ordinaires et où les vents sont le plus inconstants ; elles sont peut-être aussi plus fréquentes près les îles et vers les côtes que dans la pleine mer. (Add. Buff.)

  1. Bellarminus, de ascensu mentis in Deum.
  2. Voyez Acta erud. Lips. supp., tome I, page 405.
  3. Tome I, page 191.
  4. Tome II, page 56.
  5. Voyez l’Analyse de l’air de M. Hales, et le Traité de l’artillerie de M. Robins.
  6. Note communiquée par M. de Grignon à M. de Buffon, le 6 août 1777.