Au camp de Soltau/Texte entier

La Semeuse (p. couv.-).



Jean Lecluselle

Au camp
de Soltau


Aux familles de ceux qui
sont morts là-bas pour
qu’elles se souviennent.

LA SEMEUSE
publicité — édition — librairie
107, rue de Ribeaucourt
bruxelles

1919




Au Lecteur.




Ami, ne recherche pas dans ce livre, ces fleurs de réthorique qui provoquent chez le lecteur une émotion due, plutôt à l’art de l’auteur qu’au sujet lui-même car tu n’y trouveras que la transcription fidèle des incidents pénibles que j’ai vu se dérouler sous mes yeux durant mes longs et lamentables mois d’exil.

Les épisodes de notre captivité, furent notés au jour le jour ; ils constituent une espèce d’histoire vécue dont les phrases brèves me font retrouver, en les relisant, le frisson des minutes douloureuses passées au milieu des barbares.

J’ai souvent pensé que, si dans chaque camp de prisonniers en Allemagne, un homme s’était trouvé pour noter et publier ce qu’il a observé, tous ces fragments auraient permis de reconstituer, dans toute son horreur, la vision exacte de ce qu’ont souffert les prisonniers dans les camps allemands.

Rentrés dans nos foyers, il nous semble que ces tristes moments s’estompent et tendent à disparaître. C’est ce qu’il ne faut pas et c’est pourquoi ces pages dépourvues d’un intérêt littéraire mais marquées au coin de la plus scrupuleuse exactitude ont été écrites.

Elles l’ont été surtout d’abord pour ceux qui ont souffert de la barbarie teutonne et ensuite pour la jeunesse qui y puisera certainement quelques leçons de volonté et de virilité afin que dans tous les cœurs belges ou français reste gravée cette courte devise que je résume en deux mots :

Oublier.... jamais !
L’Auteur.


SOLTAU.


I

La retraite.


Le dimanche vingt-trois août 1914, vers six heures du soir, après avoir subi le bombardement des Prussiens pendant plus de huit heures du soir, après avoir subi le bombarde [...] apprenions que la retraite des troupes de Namur était ordonnée et avait commencé dès le matin. Plusieurs compagnies furent oubliées par l’État-Major, nous étions sans doute du nombre car les troupes qui nous environnaient étaient parties depuis plusieurs heures.

L’adjudant Lambert rassembla ses hommes dans la cour de la ferme de Morivaux où nous étions cantonnés, leur fit une courte allocution patriotique afin d’éviter le découragement et l’on se mit en route pour rejoindre le gros du régiment sur la rive droite de la Sambre.

Les schrappnels pleuvaient sur la plaine de Belgrade que nous traversâmes sans accidents et vers 7 h. 30, nous retrouvions une grande partie du régiment à la sortie de Flawinne, vers Malonne. Notre brave et courageux commandant de compagnie, le capitaine Scheid était resté avec l’arrière garde afin de sauver les vivres et les munitions, et détruire ce que l’on ne pouvait emporter.

Quel spectacle lamentable, tout le long de la route que nous venions de parcourir, cela sent la désorganisation et la déroute : des canons abandonnés, des armes, des munitions, des vivres, des effets, le tout semé sur le parcours que nous venions d’effectuer ; ajoutez à cela l’attitude morne, triste des habitants qui nous regardaient défiler.

On nous annonce avant de nous remettre en marche que nous allons vers St-Gérard rejoindre les Français et former avec nos amis alliés l’armée de Sambre et Meuse !

Cela ranime le courage des hommes et les hauteurs de Malonne sont escaladées à bonne allure aux accents d’une vibrante « Marseillaise » chantée à pleins poumons. Quelques paroles de ce chant mâle et énergique avaient suffit pour nous mettre du « cœur au ventre », nous rendre confiance et imprimer sur nos figures un air héroïque. Mais hélas, il fallut bientôt déchanter, la colonne sans flanc-garde, non protégée, sans guide, devait, véritable fleuve humain, balloter entre les lignes allemandes, errer toute la nuit, aller de l’avant, revenir sur ses pas, prenant parfois pour guides quelques rares paysans fuyant l’envahisseur, emportant quelques maigres bagages, pour finir par marquer le pas plusieurs heures dans un défilé avant d’arriver à Bioulx.

Quelle nuit longue, lugubre et fatigante, sans boire, sans manger, sans repos, éclairés seulement par les incendies allumés tout autour de nous ; les quelques officiers qui nous conduisaient paraissaient anxieux.

Enfin le lundi à midi, sur la place de Bioulx, la harangue d’un major d’artillerie nous dit la situation qu’il résume en ces mots : « Il faut enfoncer l’ennemi ou se rendre. » Nous partons afin d’essayer de faire une trouée, mais sans chefs, le désordre est indescriptible, la plupart des hommes cherchent à fuir ou se désarment en attendant l’arrivée des Prussiens. Ce manque de chefs et de discipline fut notre perte. Après une tentative où les officiers purent se rendre compte de l’inutilité de nos efforts, nous nous rendions, livrant à nos ennemis quelques milliers d’hommes de troupes fraîches et un butin de guerre très important.

Il y avait au tableau une ombre noire : de nombreux morts qui s’étaient sacrifiés inutilement. Si peu que j’ai vu du champ de bataille, j’en garderai un souvenir ineffaçable.

Que de malheureux sont là couchés, que d’horribles blessures, que de cris, que de plaintes, que de gémissements, que de râles j’ai entendus. En ai-je vu de ces cadavres belges, français ou prussiens dont le sang bronzait l’herbe tendre et féconde de notre terre natale. Oh ! tous ces corps, crispés et exsangues qui jonchent le sol ou reposent au fond d’un fossé boueux, corps hier encore pleins de force et d’espoir, palpitant de vie et d’amour…

Que de larmes, que de deuils !

Et je me demande si Guillaume le Sanguinaire, qui porte la responsabilité de cette guerre, est tiraillé par le remords.

Que de rêves sanglants !

. . . . . . . . . .

Le canon s’est tu, la fusillade ne crépite plus, la brume descend lentement, lentement, comme lassée d’un jour si long, les bois proches s’estompent déjà dans la grisaille du soir ; la grande ombre de la mort plane sur nous, elle étend son manteau froid pendant que de là-haut une lune pâle et blafarde comme la mort nous regarde. Le cœur angoissé, la tête bourdonnante, je marche sans savoir, tandis qu’à mes lèvres monte le quatrain suivant de Leconte de Lisle :

Ô boucherie ô soif du meurtre ! Acharnement
Horrible ! odeur des morts qui suffoque et navre
Soyez maudits devant ces cent mille cadavres
Et la stupide horreur de cet égorgement.

Le coup de filet de Bioulx permettait aux Allemands d’atteindre le 25 août la frontière française. Il leur avait fallu trois semaines pour obtenir ce résultat. Leurs chants de victoire du 24 au soir ne signifiaient rien, c’était une victoire à la « Pyrrhus », de plus, la partie était irrémédiablement compromise pour ne pas dire perdue. La barrière opposée à l’envahisseur n’était pas infranchissable, mais nous pouvons néanmoins être fiers ; les sacrifices faits et consentis librement ont été largement récompensés par le résultat final.

Prisonniers, nous étions prisonniers ; le premier moment de stupeur passé, nous nous ressaisissons et attendons les événements. La reddition des armes semble pénible à la plupart d’entre nous, et un vrai soldat n’a pu les rendre sans tristesse. C’est quand je fus désarmé que je compris combien était profondes et vraies les paroles de notre instructeur, le lieutenant E. Melot, du 10e de ligne qui, en 1899, nous disait : « Mes enfants, n’abandonnez jamais votre fusil, c’est votre meilleur ami. »

Hélas ! il nous fallut aussi abandonner autre chose que nos armes, c’était l’exil qui nous attendait, il fallait abandonner foyers, femmes, enfants, parents, amis, et pour combien de temps ?

Après avoir été réunis dans une prairie, nous sommes dirigés vers Sommières, où nous arrivons vers dix heures du soir pour coucher à la belle étoile, éclairés par la lueur sinistre d’une grange qui brûle à proximité de notre bivouac. De nourriture, toujours rien, notre dernier repas datait du dimanche à midi, et nous devions rester sans manger jusqu’au mardi soir sept heures, n’ayant pour nous soutenir que de l’eau.


II

Les étapes du calvaire.


Le 25 au matin, nous partons vers Sommières. Quelle pénible journée nous avons passée sur cette route blanche et poussiéreuse, sous un ciel de plomb, avançant tantôt de cent mètres, stationnant des heures entières, reculant, puis avançant à nouveau de quelques centaines de mètres. De temps en temps, une des brutes qui nous accompagnent, histoire de se distraire sans doute, nous annonce qu’on nous conduit à Dinant pour nous fusiller, d’autres, que nous allons en Allemagne où nous serons casernés dans une ville et bien traités jusqu’à la fin de la guerre… dans trois ou quatre semaines. Tous ces canards qui circulent dans les rangs et le bruit de la canonnade proche augmentent encore notre énervement. Le soir, nous recevons quelques pommes de terre à manger. Le 26, nous gagnons Dinant. Nous défilons dans la malheureuse cité mosane le cœur étreint d’une angoisse sans nom tant est affligeant le spectacle qui nous est offert. En effet, tout autour de nous, des décombres fumants, çà et là quelques rares femmes atterrées par les heures d’épouvante qu’elles viennent de vivre, les yeux fous nous regardent défiler au milieu de la soldatesque boche, ivre d’alcool et de sang, qui hurle des injures et crache vers nous. Ce n’était donc pas contre l’armée allemande, forte et disciplinée, que nous étions en guerre, mais plutôt contre des hordes de brutes sanguinaires !

Le 27, nous gagnons Leignon, où nous bivouaquons à proximité du château ; les boches, soûls selon leur habitude, provoquent une fusillade et assassinent sept de nos camarades.

Le 28, notre calvaire reprend, nous devions gagner Marche en une seule étape. Quel triste et lamentable cortège nous formons, nous traînant péniblement, où, pour faire taire notre estomac affamé, étancher la soif qui nous dévore, éteindre la fièvre qui nous consume, nous donner des forces pour aller jusqu’au bout, nous n’avons que de l’eau, celle qui coule dans les fossés qui longent notre route ou qui croupit dans les mares stagnantes que nous rencontrons, car nos gardiens ne permettent pas aux habitants des villages que nous traversons de nous venir en aide d’une façon quelconque, ne fusse qu’un verre d’eau potable.

Cette défense fut pourtant lettre morte pour les braves gens de la commune de Hotton que nous traversons le 29 au matin.

Ah ! oui, les braves gens.

Malgré les défenses, malgré les menaces, malgré les sentinelles, ils nous ont ravitaillés comme ils ont pu, de tout ce qu’ils possédaient encore : café, lait, chocolat, tartines, pain d’épice, tabac, cigares, cigarettes, etc., tout ce qu’ils pouvaient donner nous fut distribué, et quand un boche tendait la main pour obtenir une friandise, vite elle prenait son vol par dessus sa tête, de façon à ce que ce soit l’un de nous qui la reçoive. Personne n’oubliera la réception que nous fit cette vaillante population, et je verrai toujours cette vieille femme, du sucre plein son tablier, et en donnant deux morceaux à chacun d’entre nous, s’excusant en pleurant de n’avoir mieux à nous donner ; toujours aussi, je verrai ce vieillard qui, seul au bord de la route, nous regarde passer. Il est en position, la casquette à la main et nous apercevons sur ses joues deux grosses larmes qui descendent lentement.

Deux heures plus tard, nous arrivons à Melreux, où l’on nous parque dans un train vers l’Allemagne.




III

L’accueil.


Emmenés le 29 au matin de Melreux, nous commencions, encaqués dans des wagons à bestiaux, un voyage d’environ trois cents kilomètres qui ne devait pas durer moins de soixante heures. La longue durée du trajet pour une distance aussi courte, s’explique par la promenade « exhibition » que nous avons faite à travers l’Allemagne, afin sans doute de chauffer à blanc le patriotisme des teutons.

De Melreux à Malmédy, rien de bien spécial, si ce n’est l’attitude pleine d’affliction de nos malheureux compatriotes qui semblent terrorisés à la vue des Allemands et suivent d’un regard mélancolique notre train poussif s’enfonçant dans l’inconnu.

Nous remarquons en passant que les Allemands ont germanisé les noms de quelques gares des vallées de l’Ourthe et de l’Amblève, ou ont fait suivre les noms belges de l’inscription « Neu Deutschland ». En passant à Remouchamps, nous lisons également cette autre inscription prétentieuse : « Wilhem II, Kaiser von Europa ».

Nous arrivons à Malmédy à la tombée de la nuit, et la ballade commence. Notre train se traîne péniblement avec des arrêts prolongés, ses coups de sifflets stridents et comme désespérés déchirant la nuit ; sa machine, qui souffle et halète comme un malade et menace de nous laisser en détresse pour augmenter celle qui nous étreint en cette nuit lugubre.

Quel voyage épouvantable et dont tous nous nous souviendrons longtemps. Personnellement, je me rappelle que, harassé de fatigue, terrassé par la faim, je parvenais enfin à sommeiller, quand tout à coup le bruit métallique produit par la traversée d’un pont me réveilla en sursaut et, abruti plus qu’ahuri, j’eus cette vision fantastique, des arbres, des poteaux télégraphiques, des clôtures le long de la voie, des lumières blafardes ou clignotantes des gares traversées, je vis le tout défiler devant mes yeux dans un amalgame indescriptible et dansant une sarabande infernale. Seule, la voix de mes compagnons d’exil me rappela à la réalité. Au lieu de partir directement vers Soltau, via Cologne, Dortmund et Hanovre, notre train fit un détour pour nous montrer à la population. Nous traversons aussi les villes de Coblentz, Nassau, Limburg, Giessen, Marburg, Gunterhaussen, Hammunden, Elze, Hanovre et Soltau, où nous arrivons le lundi 1er septembre dans l’après-midi, et n’ayant pris pour toute nourriture que deux très, très légères collations. Un long arrêt à chacune de ces gares, et que ce soit à midi, minuit ou trois heures du matin, les habitants prévenus sans aucun doute par les autorités allemandes, étaient sur place pour manifester leurs sentiments à notre égard d’une façon qui rappelle étonnamment certains rites congolais.

Partout nous avons à subir sans pouvoir nous défendre les pires humiliations, les affronts, les injures, les gestes obscènes ou meurtriers, les huées et les cruautés d’une populace exaltée jusqu’à la fureur, d’une populace fanatisée contre nous. Cette rage était telle que deux faits seulement pourront donner à nos lecteurs une bien faible idée des incidents révoltants dont nous fûmes les tristes témoins ou les victimes.

C’est d’abord la curiosité malsaine des femmes et des jeunes filles allemandes.

À chaque arrêt, lorsqu’on nous donnait l’autorisation de satisfaire un besoin pressant, l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvions de le satisfaire sans commettre de véritables attentats à la pudeur, si toutefois on admet que les boches en ont une, fit que nombreux furent ceux qu’une pudeur compréhensible retint et se rendirent malades.

Leur rage et leur lâcheté vis-à-vis de nous se traduisit d’autre part par le geste ignoble d’un sous-officier allemand de service dans une gare qui, non content de brutaliser un sous-officier belge, lui cracha en plein visage et se retira en se dandinant, fier de son triste exploit.

Les gosses eux-mêmes, sous la conduite de leurs instituteurs, étaient massés le long des voies du chemin de fer et nous insultaient au passage. Je ne voudrais pas terminer ce chapitre sans accorder une mention spéciale et ce dans un intérêt général, à l’accueil farouche qui nous fut réservé aux portes même de Hanovre. Il intéresse trop de nombreux Belges et Français pour que je le passe sous silence.

Il s’agit de la réception hors ligne que nous fit le personnel des usines « Pneu Continental ».

Les prisonniers belges et français qui y auront passé en auront certainement gardé un souvenir que je souhaite durable.

Au passage de notre train qui défile lentement, très lentement même, les nombreuses fenêtres que comporte cette fabrique étaient garnies par le personnel, tant masculin que féminin. Les hommes hurlaient des injures, montraient le poing ou faisaient le simulacre de nous tordre le cou ; quant au beau sexe, si on peut appeler ainsi ces mégères, pieds de nez et autres grimaces furent parfaits ; quelques-unes de ces gentilles créatures esquissèrent même le geste de nous couper le cou et, avec un ensemble parfait, elles vomissaient des insultes qui, quoique incomprises, m’ont paru tellement variées que je crois que notre langue verte est bien peu de chose à côté.

De ce qui précède, il se dégage une conclusion que je m’empresse de tirer.

Nous savons tous quelle campagne « kollossale » de publicité le « Pneu Continental » a faite en France et en Belgique pour amadouer les touristes des deux pays en ce qui concerne la nationalité du produit.

Et bien, aujourd’hui, des milliers d’hommes, belges ou français, savent que le « Pneu Continental » est bien un pneu boche. Aucun touriste des deux pays ne peut plus l’ignorer, et s’il en existe qui se le procurent, même au rabais, ils devront être considérés comme des patriotes de qualité ou d’origine douteuse.




IV

Les Ilotes.


Après quelques heures d’attente dans la cour d’une caserne où nous retrouvons de nombreux camarades qui nous avaient précédés et qui, depuis trois jours, couchaient à même le sol, c’est-à-dire sans le moindre brin de paille et sans couvertures, on nous met sur deux rangs et nous quittons le village. Vers neuf heures du soir, on nous arrête. Nous recevons une botte de paille pour deux hommes et l’ordre de nous coucher avec défense formelle de bouger avant le réveil. Le lendemain, nous constatons que nous nous trouvons dans une plaine circulaire, véritable cuvette, couverte de bruyères et entourée par les sombres fondaisons des sapinières. La vue seule de l’endroit dégage une mélancolie, une tristesse indéfinissable.

Dans cette plaine aride et vierge de toute construction faisant partie des landes incultes du Lunébourg allait bientôt s’élever un camp que nous construirions nous-mêmes. En attendant, nous couchions à la belle étoile, par n’importe quel temps, pluie, tempête, gelée, et ce sans la moindre couverture.

Oh ! les jours lugubres que nous avons vécus ! Sous la tempête qui faisait rage, nous nous serrions les uns contre les autres, cherchant vainement à nous réchauffer, tandis que d’autres se créaient des abris illusoires à l’aide de quelques planches ou creusaient des trous dans le sol pour essayer de se mettre à l’abri des éléments déchaînés. Jusqu’au 1er novembre 1914, il y en eut qui couchèrent dans ces tristes conditions ; d’autres se trouvaient déjà sous des tentes. Le peu de paille qu’on nous avait donnée au début s’était rapidement transformée en une espèce de fumier d’autant plus infect qu’une vermine immonde y grouillait. Au début, pas d’eau ni pour se rafraîchir ni pour se laver. Je ne puis songer à ces durs moments de notre captivité sans maudire les bourreaux qui nous ont traités d’une façon dégradante et pis que des animaux ; à ceux-ci au moins l’on donne de l’eau pour étancher leur soif et on change leur litière au moins chaque jour. L’hygiène et la propreté, deux mots inconnus pour nos « Torquemada » modernes.

Les blessés non pansés, les malades non soignés et tout le monde traqué comme des bêtes fauves, et cherchant à éviter tout contact avec ces tortionnaires. Ceux qui en furent les témoins ou les victimes ne peuvent se rappeler sans frémir ces galopades à travers la plaine, où nos soldats fuyaient éperdus devant les brutes qui, sabre au clair et bayonnette au canon, exécutaient des charges furieuses contre les hommes désarmés et affaiblis, physiquement et moralement par plusieurs semaines de privations. Qui d’entre nous ne se souvient du moment de la distribution du pain, des défilés « tête à gauche » exécutés pour un hussard de la mort bouffi d’imbécillité ; sitôt notre trop maigre ration reçue, on nous obligeait à prendre le pas gymnastique pour arriver aux douches où fumait une soupe au goût et à couleur douteux, qui ressemblait surtout à la nourriture que l’on donne aux cochons dans nos campagnes, puisqu’on y mettait, à défaut de pommes de terre, les épluchures de celles de la cuisine des Allemands. Il n’y a aucune exagération dans ce que j’avance, et ceux qui ont vécu à Soltau confirmeront non seulement les faits, mais diront même que je reste en dessous de la vérité, la plume étant impuissante à décrire toutes les horreurs dont nous fûmes les tristes victimes.

Que dire des autorisations de fumer retirées le lendemain, ce qui permettait aux Allemands de rafler pipes, tabac, cigarettes et allumettes[1].

Et le poteau ! Ne l’oublions pas non plus ce supplice nouveau pour nous, digne d’un autre âge, où l’on prenait des bains de soleil ou des douches glacées les jours de pluie, où l’on était plongé dans les voluptés de l’immobilité la plus complète et ce pour les plus petites peccadilles. Avoir fumé par exemple nous valait d’être ligoté étroitement pendant plusieurs heures par chacun des membres et par le corps à un poteau planté en terre, de façon à empêcher le moindre mouvement et à maintenir une torturante rigidité. S’il arrivait qu’un malheureux tenaillé par la faim s’oublia au point de voler une ration de pain ou de repasser à la soupe, il payait sa témérité d’une séance de plusieurs heures au poteau.

À Soltau, le supplice consistait à être ligoté debout contre le poteau, mais à Münster, on y a pendu des hommes en les attachant par dessous les aiselles, et à Oberhode, des Allemands, sans doute plus raffinés, avaient inventé le poteau incliné l’on attachait le patient face à la pluie, au soleil ou à la bise. La fin septembre vit s’installer une cantine et un bureau de change. Les denrées de la cantine étaient vendues à des prix déraisonnables et la qualité des produits laissait surtout à désirer ; quant au change, les premiers jours on donnait trente mark pour cent francs et sept mark pour une pièce d’or de vingt francs. Par la suite, les autorités du camp firent réglementer ce cours dans des conditions un peu plus raisonnables. Fin octobre, on nous donna la permission d’écrire à nos familles, mais on y mit tant de conditions draconiennes et stupides que le plaisir d’écrire aux nôtres fut gâté ; à certains moments, nous devions même rester plusieurs semaines sans écrire, en général, nous ne pouvions écrire qu’une seule carte ou lettre par semaine. Les paquets que nos familles nous expédiaient nous étaient remis après avoir traîné de six à huit semaines et souvent allégés de toutes les douceurs que des mères prévoyantes avaient eu soin d’y joindre.

Contrairement aux conventions internationales, notre solde ne nous était pas payée, nous étions donc réduits à demander à nos familles des secours en argent. Les mandats nous adressés n’étaient payés généralement que deux, trois ou quatre mois après leur émission. Les Allemands faisant argent de tout, retinrent à partir de janvier trois mark par mandat, et si cette mesure ne dura pas très longtemps, on négligea presque toujours de payer le pfennig : sur un mandat de 10 francs, on inscrivait au crédit de l’homme 8 mark ; plus 5 pfennig de frais, restait M. 7,95 à toucher, on ne touchait de ce chef que 7 mark, ajoutez-y la retenue de 3 mark, et vous verrez qu’il ne nous restait pas grand chose[2].

Les vols commis par les boches au détriment des prisonniers belges, en argent et en colis se chiffrent par millions de francs, une estimation approximative est pour ainsi dire impossible.

En linge, nous fûmes aussi très malheureux, alors que l’on devait pourvoir à notre entretien ; ce n’est qu’après plus de quatre mois de captivité que nous avons commencé à recevoir du linge, et encore, dans quelles conditions : personnellement, je me rappelle que pour un groupe de 200 hommes, nous avons reçu à fin décembre : 104 chemises, 95 caleçons, 50 essuie-mains et 100 paires de chaussettes ; un essuie-mains pour 4 hommes, une chaussette par homme ! ! !

En fait de linge, nombreux furent ceux qui, n’ayant qu’une chemise, devaient, lorsqu’elle était sale, la lessiver (à l’eau froide, sans savon, et la faire sécher le plus rapidement possible, n’en ayant pas d’autre à mettre). Voir ces hommes se promener une chemise étalée sur le dos et un mouchoir de poche ou des chaussettes sur les bras aurait pu être vaudevillesque, mais les privations, les douleurs des circonstances présentes, les rigueurs de l’hiver commençant, rendaient cela tout simplement très lamentable.

Bref, nous fûmes traités en toute circonstance pis que des condamnés criminels ; des parents venus pour voir des prisonniers, après avoir obtenu les passeports nécessaires, se voyaient, en arrivant, privés de cette faveur.

Nous avions pourtant des visites ; celles de tous les habitants de 25 kilomètres à la ronde, qui accouraient le dimanche pour voir des Belges accroupis dans des huttes rappelant les temps préhistoriques ou promenant leur mélancolie entre une double haie de fils barbelés.

Aussi, ne comprenons-nous pas comment le journal « Le Bien Public », de Gand, du 11 décembre 1914, osa publier un article sur les prisonniers de Soltau, où il déclarait que nous étions traités paternellement : travaillait qui voulait, nourriture excellente, cantine où l’on se payait toutes les douceurs possibles à des prix raisonnables, promenades magnifiques dans les environs, etc., etc.

Cet article n’était qu’un tissu de mensonges, il constituait une basse flagornerie vis-à-vis des Allemands, et une injure, une infamie vis-à-vis des anciens prisonniers belges en Allemagne.

À l’affût de toutes les nouvelles, une idée fixe nous hantait, celle de recouvrer la liberté et chaque soir, nous nous endormions dans l’espoir que le matin suivant, nous verrions enfin se lever l’aurore de la délivrance. Il est tout naturel de penser que de la guerre nous parvenait quand même des échos lointains et considérablement transformés et assaisonnés à la mode allemande. Cependant, il est bon de dire que malgré tout peu d’hommes parmi nous ont douté du résultat final, et ce fut là notre force. La grande confiance en la France nous arma de courage pour supporter les misères, vexations et cruautés de notre captivité ainsi que les nouvelles comme celle que Bruxelles, avec tous ses forts, s’étaient rendus ; à ce propos des loustics demandaient si le « fort Jaco » (une maison de santé) s’était rendu, et les Allemands de répondre gravement : « Ya, Ya, Brüssel alles caput ».

La prise de Paris fut également annoncée vers le 20 septembre ; mais ce qui me laissa un singulier souvenir, c’est cet adjudant boche qui s’obstinait à placer Calais dans la banlieue d’Anvers, en ajoutant que le bombardement de Londres allait commencer, sitôt que les canons seraient placés sur la côte belge.

Si ce sont là les résultats de l’instruction obligatoire en Allemagne, avouons que nous avions l’esprit faussé à cet égard.

Dans notre petite Belgique, un bon élève de l’école primaire est plus versé que cela en géographie européenne. Si l’instruction laisse la majeure partie des individus à un niveau si bas, la lourdeur de l’esprit germanique s’explique d’elle-même. Au surplus, il ne peut rien sortir de délicat d’un cerveau dont les cellules puisent leur régénérescence au point de vue intellectuel à un enseignement aussi précaire et au point de vue matériel à une alimentation dont la base se résume en deux mots :

Choucroute, bière,


alors que le Belge, comme le Français, aime surtout le vin, qui vous donne la force, le courage, la générosité et la vieille gaieté gauloise, caractéristiques de notre race.


V

Le travail.


« Le travail honore l’homme », dit un vieux dicton, mais pendant notre captivité, les Allemands, avec leur délicatesse proverbiale, s’employèrent à nous le montrer comme une peine déshonorante. Les assassins condamnés aux travaux forcés ne connaissent pas les misères et vexations que nous avons dû subir.

D’abord, c’est ce travail sous l’œil d’une sentinelle dont chaque cri guttural ressemble étonnamment au hurlement d’une bête fauve ; ce cri, appuyé le plus souvent d’un coup de crosse, nous répugnait et nous révoltait. C’est bayonnette au canon que l’on nous conduisait à la tâche quotidienne qui consistait souvent à remplacer la bête de somme. Les hommes ployaient l’échine sous l’écrasant fardeau des poutres, des planches ou des sacs de ciment et devaient porter ces charges sur un parcours d’un kilomètre environ, et lorsque épuisé par un effort que de longues privations ne lui permettaient pas de soutenir, il arrivait qu’un malheureux tombât, coups de crosses, coups de matraques, coups de pieds pleuvaient sur lui et le forçaient à se relever et à continuer son douloureux calvaire…

Combien en avons-nous vu de ces pauvres hères, remplaçant dans les brancards d’un chariot les bœufs qui auraient dû le traîner. Plus de cinq cents témoins peuvent affirmer qu’un soir le chariot était chargé au point que les hommes ne pouvaient le faire démarrer ; nous avons vu cette chose aussi incroyable que monstrueuse, des sentinelles frapper sur les hommes et ceux-ci tirer au point que les harnais cassèrent et que nos malheureux frères d’armes allèrent rouler dans la poussière. C’est ce qui amusa le plus le sous-officier allemand qui commandait la corvée.

Chaque jour amenait des sévices nouveaux, témoin cet artilleur poursuivi par un chien policier, renversé et mordu assez sérieusement pendant que l’Allemand cognait à coups de matraques sur le malheureux qui se roulait par terre en hurlant de douleur.

Combien de larmes n’avons-nous pas essuyées, non pas des larmes de douleur, mais des larmes de rage devant notre impuissance à châtier ces fauves à face humaine.

Peut-on rêver lâcheté plus grande que de frapper et de maltraiter des hommes qui non seulement n’ont plus la force physique pour se défendre, mais n’ont même pas la faculté de l’essayer ; les malheureux savaient qu’au moindre geste de révolte qu’ils esquisseraient, ils seraient immédiatement passés par les armes. Nos bourreaux aussi le savaient et en abusaient. Nous finirons ce douloureux chapitre en rappelant que les Allemands devant se conformer aux conditions de la conférence de La Haye 1907 en ce qui concerne le travail des prisonniers, ne pouvaient exiger d’eux un travail excessif et dégradant.

Nous les avons vu cependant s’acharner avec une férocité plus grande sur les Anglais. C’est ainsi que l’on exigeait que les prisonniers anglais soient conduits tous les matins aux latrines où ils devaient travailler toute la journée au nettoyage et à la vidange des fosses. Ces malheureux ne pouvaient pas non seulement changer de linge, mais se trouvaient même dans l’impossibilité de se nettoyer convenablement.

Plusieurs adjudants, entre autres l’adjudant français Ricault eurent beau protester auprès des autorités allemandes, rien n’y fit, il fallut se résigner à voir nos compagnons de captivité effectuer ce travail répugnant entre tous.



VI

La nourriture.


Le gouvernement, au pouvoir duquel se trouvent les prisonniers de guerre, est chargé de leur entretien.

À défaut d’une entente spéciale entre les belligérants, les prisonniers de guerre seront traités pour la nourriture, le couchage et l’habillement sur le même pied que les troupes du gouvernement qui les aura capturés. (Art. 7 règlement sur les prisonniers de guerre. Conf. de La Haye 1907).


Les deux dernières conditions n’ayant pas été respectées, nous allons démontrer également qu’en ce qui concerne la nourriture, une fois de plus, les engagements pris ne furent pas respectés, ou bien, si nous avons réellement reçu la nourriture du soldat allemand, il faut bien convenir que de toutes les armées européennes, il est certainement le plus mal nourri.

L’organisation de la distribution a été de tout temps défectueuse. Pendant le mois de septembre, les hommes restaient plus de deux heures dans les rangs pour obtenir leur maigre pitance.

À titre documentaire, voici le menu de notre nourriture pendant une semaine en avril 1915.

La ration journalière de pain est d’environ 150 grammes, pain noir, dans la composition duquel entre différents produits, dont sûrement de la fécule de pomme de terre et de la farine de paille (c’est-à-dire paille finement moulue).

  Matin     Midi Soir
     
Dimanche. »
»
»
»
Infusion
d’avoine
brûlée
ou
de
glands
torréfiés.
»
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Rutabaga. Orge.
Lundi. Stockfisch. Soja.
Mardi. Betteraves. Péricarpe d’orge avec paille finement hachée.
Mercredi. Soupe
Orge avec viande conservée. Cassures de riz.
Jeudi. Betteraves. Soja.
Vendredi. Rutabaga. Farine de maïs.
Samedi. Fécule de pomme de terre. Péricarpe d’orge

Que de bols de soupe d’une couleur peu appétissante et d’un goût douteux avons-nous dû avaler, les morceaux de boudins blancs puant le camphre, les caillots de sang enveloppés dans du papier et distribués sous le nom de saucissons, les morceaux de fromage moisis et les harengs pourris, et les rations de pain trop vieux, garnies de moisissures et de petits champignons.

La soupe aux prunes avec des morceaux de viande conservée d’un goût écœurant, aux haricots moisis, à la panse de vache ou à la viande de chien ne nous a pas fait défaut. Si vous y ajoutez comme hors-d’œuvre les quelques coups de crosses, de bayonnettes ou de matraques distribués généreusement dans les rangs en attendant le moment de recevoir sa ration, vous serez convaincus sans peine que peu de prisonniers belges ou français sont désireux de retourner goûter la cuisine germanique.

Le lecteur a maintenant une idée de ce que fut notre nourriture à Soltau.


En 1917, notre menu se composait exclusivement comme suit :

Une tartine d’un pain fabriqué avec de la bruyère moulue, de la sciure de bois et autres saletés ;

Matin : une louche d’une infusion de gland ;

Midi : rutabagas cuits à l’eau ;

Soir : une louche d’une infusion, on n’a jamais su au juste ce que c’était !

Les résultats d’une nourriture semblable sont là : les malheureux qui ne recevaient pas suffisamment de colis pour améliorer un ordinaire semblable sont à l’heure actuelle tuberculeux ou dorment leur dernier sommeil en terre ennemie.




VII

La visite des malades.


Contrairement à ce qui se passe généralement, ce n’est pas le médecin qui se déplace en Allemagne, mais le malade. C’est ainsi que nos malades devaient se rendre à la visite chaque jour et faire une marche de 3 à 4 kilomètres, distance qui nous séparait de l’usine servant de lazaret (tout l’hiver 1914-1915).

Afin de me documenter sérieusement, voulant avant tout faire un livre vrai, je me suis porté malade, pour constater de visu comment la visite avait lieu.

L’organisation de la colonne pour se rendre à « l’hôpital » était tout un poème : on nous divisait en quatre groupes composés comme suit : les blessés ouvraient la marche ; venaient ensuite les fiévreux, suivis immédiatement des hommes atteints de coliques et pour fermer la marche les… constipés. Dans toute autre circonstance on aurait pu rire, mais ici la situation ne s’y prêtait guère.

Ce jour-là nous étions 203, et la visite dura exactement 50 minutes. Le tout jeune homme (étudiant en médecine) qui accomplissait les graves fonctions de médecin, consacrait donc à chaque malade, quelques secondes. Les blessés avaient leurs pansements renouvelés par d’autres déjà usagés qui avaient été lavés plus ou moins proprement ; les diarrhéïques recevaient du bismuth pour devenir constipés et ces derniers une cuiller à soupe d’huile de ricin. Cette dernière drogue sitôt avalée, nos hommes étaient mis sur deux rangs et conduits aux water-closets par quatre sentinelles, baïonnette au canon et qui ne badinaient pas avec les affaires sérieuses.

Quant aux fiévreux, leur examen sous la pluie fut des plus rapides. Un comprimé d’aspirine guérissait invariablement les maux de tête, de gorge, d’estomac, les rages de dents les plus rebelles, les entorses, lumbagos, furoncles, etc…

Un ordre bref et la colonne se remettait péniblement en marche pour rentrer au camp.




VIII

Les brutes en délire.


Fin mai et commencement de juin 1915, quelques prisonniers tentèrent de s’échapper et de rejoindre l’armée belge en passant par la Hollande.

Presque tous échouèrent, car en quelques heures de temps, ils étaient repris[3].

Raconter chaque évasion est inutile, aussi nous bornerons-nous à signaler au lecteur les faits qui suivirent l’évasion de trois compagnons décidés, les sous-officiers De Grève de l’artillerie montée, De Dye de l’A.  F.  A. et Deprez du 1er  chasseur à pied.

Partis le 1er  juin au soir, ils étaient arrêtés le 3, près de Brême et ramenés le 4 au matin au camp de Soltau. La punition infligée, consistait en trois heures d’exposition au poteau et quinze jours de cellule, cachot noir, au régime suivant : matin 75 gr. de pain, soir 75 gr. de pain, eau donnée parcimonieusement, et un bol de soupe tous les quatre jours. Nos compatriotes furent donc ramenés le vendredi vers huit heures du matin par plusieurs sentinelles ; à quelques centaines de mètres de la Kommandanture et sans raisons apparentes, le maréchal de logis chef De Grève fut roué de coups par les sentinelles, coups de pieds, coups de poings, coups de crosses, lui furent prodigués avec une sauvagerie telle, que bientôt il roulait par terre. Indignés à la vue de cette scène scandaleuse, à laquelle nous devions assister impuissants, de nombreux prisonniers insultèrent les sentinelles, mais une autre scène bien plus révoltante encore, allait se dérouler sous nos yeux. Arrivés au camp, nos camarades furent ligotés aux poteaux, deux adjudants allemands attachèrent très étroitement le maréchal de logis chef De Grève, puis ils voulurent le photographier ; comme il faisait assez bien de contorsions pour qu’on ne puisse le faire, d’autres adjudants allemands vinrent à la rescousse, et, à cinq, ils commencèrent à frapper avec rage sur le malheureux De Grève, lié et incapable d’esquisser le moindre geste pour parer les coups. Cette scène indigne provoqua les protestations violentes et les huées des prisonniers, qui devinrent même assez menaçants ; un caporal, pour avoir dit vertement sa façon de penser aux adjudants allemands, fut immédiatement empoigné et jeté en prison, mais la scène devait bientôt changer. Le sous-lieutenant Van Roy, retenu arbitrairement parmi nous, sentant souffler un vent de révolte, calma les hommes et se rendit à la Kommandanture où il protesta énergiquement auprès des autorités du camp contre ces traitements odieux et indignes pour des militaires. Le commandant fit disperser la foule houleuse des prisonniers, les adjudants allemands ayant été accueillis par des huées, ordre leur fut donné de circuler dans le camp revolver au poing ; cependant la protestation du sous-lieutenant Van Roy eut pour effet de faire cesser immédiatement les mauvais traitements, et c’est avec satisfaction que nous avons vu nos amis délivrés du poteau pour être emmenés en prison.

Les esprits étant calmés, comme la bonne blague belge ne perd jamais ses droits, surtout lorsqu’il s’agit de ridiculiser les « boches », ceux-ci ne furent pas peu surpris en arrivant le lendemain matin au camp, de trouver ligoté au poteau, en face de la Kommandanture, un énorme rat avec une étiquette indiquant le motif de la punition :

« Enfui et repris ».




IX

Comparaison.


Nous venons de donner un faible aperçu de nos souffrances tant physiques que morales ; afin de faire mieux comprendre au lecteur l’immense différence de traitement appliqué dans les pays belligérants, nous allons faire une comparaison entre les prisonniers Allemands en Angleterre, et les prisonniers Belges en Allemagne ; et pour ne pas être accusé de partialité, nous empruntons ce qui suit au journal allemand « Hanover Zeitung » du 19 septembre 1914 qui, en rassurant les familles sur le sort des prisonniers allemands en Angleterre, indiquait dans les douze rubriques ci-dessous la façon de vivre des prisonniers.

Nous avons mis en regard et d’une manière aussi laconique que possible le traitement que nous avons dû subir et qui, tout en confirmant ce qui précède, prouvera que nous n’avons guère été avantagés.

Traitement des prisonniers Allemands en Angleterre. Traitement des prisonniers Belges en Allemagne.
1. Traités avec égards. 1. Injures, coups de crosses.
2. Même nourriture que le soldat Anglais. 2. Mauvaise et insuffisante.
3. Solde payée. 3. Pas de solde payée.
4. Travail volontaire et rémunéré. 4. Travail obligatoire, pénible et gratuit.
5. Reçoivent lettres et colis en franchise de port. 5. Les colis trop souvent hélas, pillés.
6. Autorisés à remplir leurs devoirs religieux.
7. Font leurs achats en ville. 7. Changeurs et cantiniers installés au camp et ayant organisé d’une façon parfaite le rançonnement des prisonniers.
8. Jeux à leur disposition. 8. Interdits jusqu’au début de 1915.
9. Logements convenables. 9. Septembre : huttes creusées dans le sol ; Octobre : sous les tentes ; Novembre : installation dans les baraquements en planches, chauffage central fonctionnant mal ou pas du tout et ce à partir de février 1915.
10. Prisonniers décédés enterrés décemment et avec les honneurs militaires. 10. Sans cercueils nos premiers morts. Les Allemands ne saluent même pas.
11. Autorisés à fumer. 11. Fumeurs attachés au poteau.

12. En Angleterre les prisonniers Allemands sont traités comme des hommes, des adversaires vaincus mais respectés. 12. En Allemagne, tous les prisonniers Belges et autres sont maltraités, marchant au travail la bayonnette dans les reins et à coups de matraques, attelés dans les chariots, ou travaillant à l’assèchement des marais, en un mot, travaux pénibles, malsains et humiliants.

Comparaison : pauvre fou que je suis ; peut-on comparer le régime que nous avons subi dans les camps boches avec celui des prisonniers allemands en France, en Angleterre et en Belgique ?

Non, c’est un réquisitoire qu’il faut dresser contre les atrocités boches à l’égard de malheureux prisonniers sans défense, c’est dénoncer toutes les infamies commises par les soudards prussiens sur ceux qui étaient tombés en leur pouvoir, c’est faire connaître ce que tous les prisonniers ont souffert dans les camps allemands où l’on aurait pu graver sur chaque porte d’entrée les paroles du Dante : « Oh vous qui pénétrez ici laissez-y toute espérance ».

Les supplices les plus cruels dans tous les enfers élevés et dirigés par les boches ont été inventés et mis en œuvre.

Ce sont des vieillards, des femmes et des enfants emmenés en captivité. Ce sont les prisonniers travaillant à l’assèchement des marais, de l’eau jusqu’au-dessus des genoux, et cela hiver comme été, travail malsain et très pénible ; ce sont les mines de charbon, les mines de fer et surtout les mines de sel d’où l’on ne sortait qu’épuisé physiquement, estropié ou mort ; ce sont les travaux de débardeurs, au port de Wilhemshaven exécutés de préférence par des intellectuels ; c’est le travail dans les fabriques de munitions où tant de belges et de français ont succombé, refusant d’être traître à leur patrie.

Dans ces fabriques de munitions, un prisonnier refusait-il de travailler, il faisait connaissance avec la chambre de chauffe où on le soumettait à une température pouvant aller jusque 60 degrés, dans certaines usines on les plaçait entre deux foyers ouverts ou encore on lâchait une conduite de vapeur dans la pièce où était enfermé notre camarade et on le laissait jusqu’au moment où il acceptait de travailler ou tombait sans connaissance ; à d’autres endroits en hiver, on les enterrait de préférence dans la neige jusqu’à la ceinture pendant un certain nombre d’heures, variant entre 12 et 24. Résultat : une grave maladie emportant souvent dans la tombe notre compagnon d’infortune ; on connaissait également le poteau avec fils de fer barbelés où l’on était attaché et suspendu en même temps, pour la moindre peccadille ; dans d’autres endroits, la prison était une citerne hors d’usage, où l’on était enfermé parfois pendant plusieurs jours sans nourriture et quand un malheureux en sortait on lui remettait un billet d’entrée à l’hôpital mentionnant une bonne pleurésie. Comme l’hôpital n’avait ni médicaments, ni lait, ni nourriture convenable, l’homme ne résistait généralement pas et allait rejoindre dans nos cimetières d’autres malheureux dormant leur dernier sommeil ; signalons aussi les prisonniers russes qui ont servi de sujets d’expérience à des médecins boches.

Et les représailles contre nos camarades français, les représailles aux marais d’abord, ensuite au front russe où tant de français sont morts de froid, de faim, des suites des mauvais traitements subis ou empoisonnés par les piqûres des moustiques et mouches charbonneuses ; et les représailles au front français, où on les obligeait à travailler contre leur patrie, où l’on abattait les récalcitrants d’un coup de révolver sans le moindre jugement, où nos malheureux camarades crevaient de faim et de misère car les boches ne leur délivraient ni colis, ni lettres, ni mandats. Pour ces représailles au front français, des sous-officiers prussiens étaient spécialement chargés de diriger les corvées afin de mâter, de briser la résistance de ces « cochons de français ».

Et pourtant quel fut le résultat de tant de cruautés ? Les prisonniers français qui en sont revenus, ont conservé un excellent moral, leur confiance en la victoire finale ne fut jamais ébranlée et maintenant qu’ils sont rentrés dans leurs foyers, ils conserveront la haine du boche que rien ne pourra faire oublier.

Afin de ne pas être taxé d’exagération, nous reproduisons ci-dessous le texte d’une circulaire du Ministre de la guerre prussien sur le régime qu’il convient d’appliquer aux prisonniers français en représailles au front russe[4].


Régime des prisonniers en représailles à Blizna.

Aucun confort ne sera toléré, spécialement en ce qui concerne la nourriture et les soins de propreté.

Il ne sera laissé aux prisonniers qu’un morceau de savon de dimension aussi réduite que possible. Il est expressément défendu qu’ils soient couchés sur autre chose que sur du bois. Les sacs de couchage et tout ce qui pourrait servir de coussins seront confisqués. Dans les cantonnements sera retiré tout ce qui pourrait servir de table, de chaise, y compris les petits meubles fabriqués par les prisonniers eux-mêmes.

Une cuiller pour trois hommes. De même, un plat à manger pour trois. Les prisonniers ne doivent posséder ni bidons, ni bouteilles, ni quarts, ni aucun récipient pour le liquide. Il est prévu un litre d’eau par homme et par jour pour tous les usages.

Il est expressément ordonné de laisser ignorer aux prisonniers pour quelles raisons ils sont en représailles et pour quelle durée.

Il ne sera toléré aucun rapport entre les sentinelles et les prisonniers. Parmi ces derniers, les plus haut gradés seront punis de préférence. Trois sortes de punitions : le Conseil de guerre, le poteau par fraction de deux heures et la prison pour six jours. Les prisonniers seront attachés au poteau chaque bras ramené en arrière, les mains écartées et plus haut que la tête, le corps penché en avant, les pieds ne reposant pas sur le sol. Le travail devant passer avant toute autre considération, la peine du poteau sera infligée de préférence à la prison, punition exceptionelle.

À moins de 39° de fièvre, pas de visite médicale et pas d’exemption.

Les prisonniers ne posséderont qu’une seule veste, qu’un seul pantalon, deux chemises et un manteau. Les caleçons, gilets de flanelle, bretelles, ceintures de flanelle et tous vêtements divers seront retirés. Les bretelles et ceintures ne seront distribuées qu’au départ pour le travail. Chaque soir elles seront rendues au chef de poste. Les prisonniers ne bénéficieront du repos hebdomadaire, le dimanche, que si les circonstances le permettent. Le général Lyautey faisant ouvrir au Maroc, à Casablanca, les boîtes des conserves des prisonniers allemands, il est fait de même à Münster, Wesphalie[5] pour les paquets des prisonniers de guerre français. Ils ne recevront aucun mandat-poste. Ils n’auront droit qu’à quatre mark par semaine. Ils pourront acheter du tabac, des cigarettes et du papier à lettre. Ils ne devront posséder ni brosses, ni glaces, ni rasoirs, ni livres, ni instruments de musique. Il leur sera interdit de rire, de chanter, de siffler et d’avoir des entretiens et des conversations amicales et de se promener par deux.

Les évadés repris, les hommes refusant le travail seront envoyés dans des camps spéciaux où la discipline sera particulièrement sévère.


Tout commentaire d’un pareil document est superflu ; nous nous bornerons donc à rappeler les crimes qui pèsent sur la conscience des dirigeants du camp de Soltau.

Nous ne parlerons pas de tous ces camarades morts de faim, de froid, ou de misère, tels les malheureux déportés civils, mais de ceux qui furent réellement assassinés et dont ci-dessous la liste :

Meskens, Lamidard, 70 ans, civil, originaire de Lebbeke (Flandre Orientale) tué à coups de baïonnette.

Tourlouse, Henri, civil, 48 ans, originaire de Woumers (Flandre Orientale) tué par un factionnaire.

Vercammen, Joseph, artillerie montée, originaire de Malines, tué dans sa chambre.

Vandenbulk, Prudent, du 10e de ligne, originaire d’Évregnies, tué d’une balle dans la tête.

De Paepe, Adolphe, artillerie de campagne, originaire de Vinck, tué d’une balle dans le dos.

Garret, sergent-major anglais, tué de cinq coups de baïonnette dans le dos.

Pour finir mentionnons que le doyen des prisonniers qui repose dans le cimetière du camp de Soltau est M. Masenon, Octave, originaire de Mettet, mort en captivité, âgé de 84 ans.




QUELQUES ÉPISODES DE NOTRE VIE EN EXIL.




Le réveillon de l’exilé.


Tout est silencieux, seul, là devant moi, le tic tac de ma montre donne de la vie à mon coin solitaire. Au dehors la bise souffle en rafales. Je suis là guêttant la grande aiguille dans sa course rythmée et au fur et à mesure qu’elle approche de minuit, mon cœur bat avec plus de violence. C’est que je vois avec joie 1914 s’éloigner dans la nuit des temps, j’aperçois déjà l’aurore de 1915. À l’instant où la grande aiguille dans sa course régulière atteint minuit, indiquant la disparition de cette année maudite, j’entends comme un bruit musical arriver à mes oreilles. J’écoute plus attentivement et me croyant l’objet d’une hallucination, je sors de ma baraque, la bise fait toujours rage et la neige à gros flocons pare d’un manteau virginal 1915 qui se lève. La bise m’apporte, en effet, le son des cloches de Soltau. Le carillon jette ses notes claires ou graves qui emplissent la plaine immense de leurs vibrations et viennent m’apporter l’espérance, car leur langage me dit :


Dig, ding, dong,
Amis, espérons !
Dig, ding, dong, dig, ding, dong,
Notre dur exil ne sera pas long.


Et je me sens ému jusqu’aux larmes, car depuis cinq mois, je n’avais plus entendu leurs notes gaies, et voilà que je pense au village natal, dans notre riante et plantureuse wallonie, voilà qu’à minuit, dans ma détresse, elles m’apportent l’espérance, et qu’elles font jaillir malgré moi les larmes que j’essaie en vain de contenir : je songe en ce moment à nos beaux pays dévastés et pourtant amoureux de la paix, France et Belgique, je songe aussi à quel réveillon épouvantable assistent en ce moment nos mères, nos femmes et nos enfants, je songe aux gracieuses fillettes bien sages qui ont appris à l’école de beaux compliments qu’hélas elles ne pourront réciter, et je vois nos petits gars qui jouent au petit soldat en souhaitant déjà le jour où ils pourront venger les pères morts en combattant pour la liberté de leurs foyers, les grand’mères, les mamans et les sœurs assassinées ou violées par des envahisseurs brutaux et assoiffés de sang et de sadisme.

1914 ! va-t-en, nous ne te regrettons point, année maudite entre toutes par les mères, les épouses et les enfants, nous te saluons 1915, car tu ne peux pas être mauvaise, tu seras bonne, car tu nous apporteras la victoire, tu nous rendras notre Belgique grandie moralement, tu nous donneras une France victorieuse et toujours plus grande.

Année de la revanche, nous te saluons, toi qui va nous ouvrir, avec la victoire finale, une ère de paix, de prospérité et de bonheur ! Messagère de tous nos espoirs, apporte-nous le règne de la fraternité universelle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elles ne sonnent plus, leurs vibrations viennent mourir dans la plaine, elles ressemblent maintenant, dans cette nuit tragique à un gémissement, à un râle immense. Et le grand drame dans le lointain s’accomplit pendant que la neige, à flocons serrés, étend silencieusement sur la terre son grand linceul blanc…


1er janvier 1915.



LOIN DE LA PATRIE.


La mort d’un brave.

Lorsque je pénétrai dans l’atelier transformé en hôpital, de nombreux malades étaient couchés sur un peu de paille humide. Dans un coin, on m’indique une forme sombre et inerte. Je m’approche et je reconnais un brave petit gars de ma compagnie qui avait sollicité des autorités allemandes l’autorisation de me voir.

Toujours, je verrai ce brave faire un effort surhumain pour se relever et me tendre la main, ses joues émaciées se colorer, ses yeux ternes déjà, refléter en me voyant une flamme de plaisir, comme si le plaisir pouvait encore exister pour cette loque humaine en train de lutter contre la mort.

Sans amis sur la terre ennemie, notre camarade se sentant mourir, avait mandé auprès de lui un compatriote dont il fut sûr, afin de lui dicter ses dernières volontés et de le charger de porter un dernier souvenir à sa bonne vieille maman qui l’attend tout là-bas dans un petit coin de notre riche et riante Wallonie, aujourd’hui dévastée et endeuillée.

Il semblait surtout éprouver la terreur d’une agonie solitaire au milieu d’indifférents et de mercenaires ; très ému à la vue du lugubre spectacle qui m’était offert, je lui pris les mains… déjà froides ; il me parla de suite de la mission qu’il voulait me confier, sa respiration haletante rendait les phrases plus tragiques, des mots sans suite, où le nom de sa mère alternait avec celui de son village natal, des prières, des supplications, et surtout la plainte lamentable, le regret de mourir loin de sa patrie, privé des soins de sa maman ; puis, tout à coup, l’étreinte glaciale de ses mains qui se cramponnent désespérément à la vie, un soubresaut, un dernier regard, regard terrible, effaré, où la vision de la mort passe comme un éclair, puis un dernier cri vint mourir sur ses lèvres : Maman ! et il retomba inerte sur la litière de ce que l’on appelait à Soltau hôpital.

La grande faucheuse, celle qui ne pardonne pas, une fois de plus, avait aveuglément accompli son œuvre néfaste.

Très impressionné par cette agonie épouvantable à laquelle je venais d’assister, je me retournai ; ses voisins, rigides dans la position militaire, saluaient la dépouille mortelle de l’ami qui venait de partir, pendant que de grosses larmes silencieuses, non essuyées, roulaient sur leurs joues amaigries, y traçant des sillons blancs. Je me penchai, et doucement, bien doucement, tout comme sa mère l’aurait fait, j’essuyai le mince filet de sang qui suintait à la commissure des lèvres et fermai les yeux de ce martyr.

Pauvre petit soldat, quelle triste destinée fut la tienne ! Je t’ai fermé les yeux, je t’ai promis d’aller consoler ta vieille maman, de lui dire comment est mort son malheureux fils et quelles furent ses dernières pensées ; combien ton sort fut cruel : épargné par les balles et venir, alors qu’on te croit sain et sauf, succomber en terre ennemie. Seuls ceux qui n’ont pas connu l’amertume de l’exil ne peuvent comprendre combien est immense la douleur de ceux qui, le dos voûté, suivent sous une pluie fine et pénétrante, la dépouille mortelle d’un ami.

Ces enterrements sont des épisodes douloureux de notre vie de prisonniers. En avons-nous suivi de ces malheureux allant dormir leur dernier sommeil sous la triste bruyère ![6] Ce jour-là, nous avions obtenu qu’une délégation rendît à notre frère d’armes les derniers devoirs. Lentement, nous nous acheminions vers le petit cimetière aménagé par nos soins à la lisière du bois proche de notre camp. Pour cercueil, une capote[7]. Descendu rapidement au fond de la fosse, notre compagnon repose aujourd’hui au milieu de ces landes à l’abri d’une grande croix de sapin étendant les bras d’une façon tragique ; tragiques aussi sont les funérailles auxquelles nous assistions. Les mots ne peuvent rendre l’impression qui nous étreint devant ce pauvre petit soldat belge enterré loin de son pays, sans parents, au milieu d’amis, indifférents hier, mais aujourd’hui courbés en deux sous le poids d’une douleur immense.

Au bord du trou béant, un compagnon d’armes, d’une voix émue, au milieu d’un silence religieux, prononce l’adieu suivant :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Regretté et infortuné frère d’armes, loin de votre patrie aimée, loin de votre famille adorée, vous allez dormir ici de votre dernier sommeil.

Appelé par notre Roi bien-aimé à la défense de nos libertés menacées et de nos foyers injustement attaqués, vous avez, en bon soldat, affronté tous les dangers, méprisé tous les périls pour le triomphe de notre cause. La fortune des armes nous a trahis, alors nous avons connu l’adversité. Avec nous, vous avez parcouru les étapes douloureuses de l’exil jusque dans ce désert de souffrance où la mort implacable est venue vous surprendre à l’aurore de la jeunesse.

Valeureux fils de Belgique, qui n’avez pu recevoir au pays la récompense de votre courage, recevez ici l’hommage de notre profonde affection.

Cher camarade, votre calvaire ici s’achève, celui de ceux qui restent sera un peu plus long, mais en cet instant tragique, nous portons notre pensée là-bas vers votre vieille mère, vers vos nombreux amis qui attendent votre retour avec impatience. Leur attente sera vaine, ils ne pourront vous couvrir de leurs caresses ; ils ne pourront enfin vous arroser de leurs larmes si longtemps contenues, qu’ils reçoivent, ces malheureux absents, l’expression de notre grande affliction, eux qui ne peuvent rendre à leur cher enfant et ami les derniers devoirs.

Adieu brave soldat de notre Belgique adorée, que cette terre étrangère vous soit à jamais légère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et pendant que des soldats obligeants psalmodient un « De Profundis », nous pensons à nos mères, à nos femmes, à nos chérubins, au logis familial où nous attendent les nôtres, nous pensons surtout au foyer désert où attend une bonne vieille maman, pleine d’espoir et de confiance, priant Dieu pour son petit gars, à l’instant même où nous le conduisons à sa dernière demeure.

Pauvre vieille maman qui verra son espérance déçue le jour où nous rentrerons.

Les sentinelles nous rappellent à la réalité, mais en regagnant le camp, que de fois nous nous sommes retournés vers notre petit cimetière si triste, où trop des nôtres déjà reposent sans couronnes d’immortelles, sans souvenirs, sans rien, si ce n’est la grande croix de sapin ; ils semblent déjà confondus avec le reste de la lande. Pauvres morts abandonnés, comme vous devez avoir froid sous cette tombe de hasard !

Dès les premiers jours de ma rentrée au pays, j’accomplis donc ma triste mission, et c’est à pas lents et le cœur angoissé que j’escalade un petit sentier escarpé qui me conduit vers une maisonnette bien proprette enfouie dans de la verdure et accroché au flanc d’un coteau de la Basse-Sambre.

Je pousse la petite barrière rustique et timidement je frappe à la porte ; une bonne vieille, bien propre dans ses vêtements de deuil, au bonnet tuyauté éclatant de blancheur, légèrement voûtée, l’allure épuisée et le front marqué de deux plis de souffrance vient m’ouvrir. Son air bon, humble, résigné, augmentait encore le malaise qui m’écrasait ; après quelques paroles banales, j’abordai franchement le but de ma visite.

Elle avait appris la mort de son fils par un pli officiel, sinistre dans son laconisme.

Les quelques souvenirs remis, je dus déchirer le voile du mystère qui enveloppait pour elle la mort de son cher disparu. Elle m’explique tout ce que son imagination a déjà échafaudé sur cette mort et me raconta les tortures de son esprit le jour, tortures changées la nuit en cauchemars terrifiants.

Dans cette pièce meublée modestement, mais qu’un rayon de soleil rend moins triste, je raconte la mort de mon ami. Les yeux fixés, comme rivés, au portrait de son fils, elle écoute mes paroles évocatrices. Je lui raconte les dernières révoltes de son enfant, je lui dis ses dernières volontés, ses derniers adieux et, au plus fort de son agonie, l’espoir qu’il avait gardé malgré tout de revenir au pays pour la soutenir et lui rendre sa vieillesse heureuse. Je lui dépeints la sérénité que la mort avait donné à ses traits énergiques, et en ce moment, il me semble le revoir avec sa figure martiale dont la mort avait figé les traits ; il me semble que son ombre est parmi nous, qu’il s’est relevé du sol aride où il est couché pour venir me remercier et maintenant je le revois comme au jour où, jeune, plein de force et de santé, il quittait sa vieille mère pour aller bravement faire son devoir. J’encourage et je réconforte cette pauvre vieille maman qui m’écoute, je m’efforce de rendre ma voix caressante, j’essaie surtout d’écarter d’elle la désespérance. À chacune de mes phrases, la pauvre femme secoue tristement la tête, elle secoue son chef décharné d’une façon lamentable tout comme ces branches cassées par la tempête et que le vent agite doucement sans pour cela qu’elles se décident à tomber et à mourir.

Silencieusement, la bonne maman pleurait, de temps en temps un sanglot convulsif soulevait sa maigre poitrine et déchirait, de son cri rauque, le silence qui nous environne. Pauvre petit, sanglote-t-elle, je ne le verrai plus, plus jamais, et ses yeux noyés de larmes vont du portrait à la porte entr’ouverte comme pour le chercher et l’inviter à rentrer. Un rayon de soleil joue par l’entrebâillement, apportant un peu d’espérance dans cette demeure de la douleur, où le deuil et le désespoir sont devenus maîtres du logis. Quant à moi, l’émotion m’empêchait de continuer.

Au bout de quelques instants, elle se leva et, dans un geste de révolte, elle me clama ses souffrances, son désespoir ; elle maudit la guerre cruelle qui lui avait enlevé son bâton de vieillesse et fait d’elle une épave humaine, qui avait enlevé tant de jeunesse, tant d’espoirs, elle maudit surtout les barbares qu’elle avait vus à l’œuvre.

« Je les ai vus, dit-elle, pillant tout, violant les femmes, égorgeant les enfants, profanant les tombes, tuant sans aucune espèce de remords. J’ai entendu leurs chants de victoire en entrant dans Tamines, et la brise légère de fin août m’a apporté et les râles des innocents mitraillés, et les cris des mères affolées qui, du haut du pont de la Sambre criaient : Pitié ! »

Je me retirai péniblement impressionné en maudissant une fois de plus la guerre dont les femmes souffrent tant, et en nourrissant l’espoir que nous infuserons à nos enfants, pour faire payer la dette de sang, la haine, que nous leur apprendrons à pleurer et à maudire, et surtout à ne pas oublier.




Première étape vers la liberté.


En décembre 1917, après 40 mois de captivité, je quittai l’Allemagne avec quelques centaines de camarades pour être interné comme malade en Suisse.

Toute ma vie je me souviendrai de cette minute extraordinaire où quittant le sol inhospitalier teuton, je franchissais la frontière suisse, du double accueil qui nous fut réservé.

Tandis qu’en territoire boche, la sentinelle et des habitants nous invectivaient, nous menaçaient, nous montraient le poing, à vingt mètres, en terre libre, des femmes et des enfants nous adressaient le salut de toute la Suisse, agitant mouchoirs, chapeaux, serviettes et criant : Vive la France, Vive la Belgique !

Dédaignant les vaines menaces boches, un immense ruban humain sortait des portières de notre long convoi et un seul cri s’élevait au milieu des rires et des sanglots : Vive la Suisse !

Toute ma vie, je me souviendrai de cette minute de folie où l’on se tâte, où l’on s’embrasse, où l’on rit, pleure et chante en même temps, seuls ceux qui ont passé par là peuvent nous comprendre, seuls ceux qui ont passé par là n’oublieront pas ce voyage vraiment triomphal, où, à chaque gare d’arrêt, une foule nombreuse nous réserve un accueil des plus chaleureux.

À Schaffouse, premier arrêt de notre train, une musique joue la Marseillaise et la Brabançonne, en un clin d’œil, nos wagons sont envahis et nous sommes couverts de fleurs, de rubans, de petits drapeaux suisses, français et belges, pendant que les friandises de toutes sortes, sans oublier tabac, cigares et cigarettes, s’accumulent.

À Zurich, Berne, Vevey, Monthey, Trois-Torrents et Morgins, but de notre voyage, où nous sommes arrivés le soir, partout ces manifestations, cet enthousiasme, cette cordialité ont éclaté spontanément, nous laissant à tous un souvenir impérissable de ce vaillant et brave petit peuple qui nous a délivré des geôles boches.

Libres, nous étions libres. C’était donc fini les insultes, les vexations, les exactions, les cris rauques de bêtes fauves, c’était donc fini d’être molesté par une population hostile ! Était-ce possible ?

Ah ! ces premières promenades où l’on se sent libre, où instinctivement on cherche derrière soi la sentinelle, tout surpris de ne pas la trouver, libre d’entrer dans les magasins où des gens affables vous servent en parlant votre langue et s’intéressent à vous.

Nous étions internés à Morgins, un endroit privilégié, où la nature semble avoir accumulé toutes ces beautés naturelles avec comme fond de décor cette prestigieuse montagne que l’on ne cesse d’admirer « Les dents du Midi ».

L’air vivifiant que l’on y respire à pleins poumons rend vite à nombre d’entre nous la santé physique, quant à la santé morale, elle nous revint naturellement par suite de cette sympathie, de cette chaude cordialité dont la population suisse n’a cessé de nous entourer, parce qu’elle voyait, dans les internés belges en particulier, les soldats d’un petit pays neutre et indépendant comme le sien, et qui n’avait pas voulu forfaire à l’honneur, elle voyait surtout des hommes affaiblis par une trop dure captivité qui avaient lutté pour une cause qui lui a toujours été chère : celle du Droit et de la Justice.

Anciens prisonniers qui avez été internés en Suisse, où vous avez recouvré la liberté et la santé, gardez une place dans votre cœur à ce peuple brave et généreux qui a tant fait pour soulager les misères des belligérants en général, et surtout des Belges.

Mères, femmes, enfants, frères, sœurs, qui avez revu ceux qui vous étaient chers en bonne santé, n’oubliez pas que c’est à la Suisse que vous le devez, n’oubliez pas qu’il existe un peuple qui aime la Belgique et où le nom de Belge est respecté et honoré.

Décembre 1917.


Renouveau.


Avez-vous jamais songé, vous qui n’avez point connu l’amertume et les tristesses de l’exil, avez-vous jamais songé, dis-je, à ce que pouvait être notre existence là-bas, dans cette lande aride, loin des bruits du monde, loin de la civilisation ? Avez-vous jamais songé comment pouvait se passer nos minutes, nos heures, nos journées, nos semaines, nos longs mois ? Avez-vous songé surtout à ces nuits, ces longues nuits d’insomnie, où l’on pense, où l’on souffre, où l’on soupire et où l’on pleure ? Vous qui n’avez pas connu l’exil, vous ne pouvez vous représenter ce que fut pour nous cette période, hiver prématuré de notre vie, survenu en pleine force de l’âge et annihilant toutes nos facultés. Vous n’avez pas connu ces sombres jours, où le cœur meurtri, l’âme en détresse et le cerveau vide, le pauvre captif erre, tourne en rond à l’intérieur de ses grilles, échafaudant mille projets, forgeant de chimériques espoirs lui donnant le courage d’espérer et de lutter, ou le plongeant dans des heures mélancoliques et « cafardeuses ». Vous qui n’avez pas été privé de la vue de tout ce qui vous est cher, êtres et choses, ni de la liberté, ne pouvez connaître les souffrances de l’exilé ; vous qui n’avez point vu vos camarades privés de soins, mourir loin des leurs, loin de la patrie, ne connaissez pas la désespérance ni la rage de l’impuissance. Vous qui n’avez pas connu l’angoisse que nous ressentions en songeant aux êtres chers qui souffraient dans la mère-patrie, écrasée sous la lourde botte germanique, ou à ceux qui, dans les tranchées, tombaient pour notre délivrance et la vôtre, ne pouvez nous comprendre.

Vous qui n’avez pas connu l’horizon limité, qui n’avez pas vu pendant de longs mois le même coin de ciel, gris, maussade, inhospitalier, ne pouvez comprendre le prix que nous attachons à ces paysages que nous aimons, vous qui n’avez pas été privé de la douceur du foyer familial, qui avez vu chaque jour la fumée s’élever du toit de votre chaumière, qui avez entendu le son de vos cloches, le rire frais des jeunes filles, le gazouillis joyeux des enfants aux champs et des oiseaux dans vos bois, qui avez entendu chaque jour les vieilles chansons de vos grand’mères qui, enfants, vous ont bercé, ne pouvez connaître nos souffrances devant le vide et l’inutilité de notre existence.

Et, si vous les avez compris, vous comprendrez aussi notre joie, cette joie qui encore a fait des victimes, le jour de la délivrance, en tuant ou en arrachant la raison à de malheureux compagnons d’infortune, cette joie qui est celle du moribond qui agonise et qui, par un miracle de la science, est rappelé brusquement à la vie.

Ah ! ce renouveau, nous qui avons assisté au lever de cette aurore nouvelle, qui avons vu la frontière, la nôtre, qui avons connu cette émotion, qui avons vécu cette minute unique, inoubliable, franchir la frontière, fouler enfin le sol de la patrie bien-aimée, revoir des visages amis, pouvoir se blottir dans les bras maternels, partout entendre le langage de nos pères, retrouver la femme aimée pour nous consoler et les chérubins pour nous encourager, nous rendre forts pour les luttes futures. Comprenez-vous notre joie, vous qui n’avez pas connu les représailles, les vexations, les exactions de toutes sortes, qui n’avez pas entendu ces fauves rugir, qui ne les avez pas vu dans l’exercice de leurs habitudes, férocité et lâcheté, la comprenez-vous ? Oh ! cette joie délirante qui confine à la folie, qui nous arracha des larmes après que tant de larmes de désespoir, de douleur et de rage avaient arrosé, nos joues amaigries, jamais vous ne pourrez la comprendre, vous qui n’avez pas souffert plusieurs années d’une dure captivité.

Bruxelles, janvier 1919.
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TABLE DES MATIÈRES




Pages


Soltau

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III. 
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IV. 
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Quelques épisodes de notre vie en exil

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La France héroïque
::        et ses Alliés       ::

Cet ouvrage, de grande et poignante actualité, est l’histoire de la guerre, une histoire telle qu’elle peut s’écrire maintenant par le résumé fidèle, critique, contrôlé des faits désormais acquis.

La France héroïque et ses Alliés

est imprimée sur beau papier couché, illustrée d’un nombre considérable de gravures photographiques, ainsi que de nombreuses cartes et hors-texte en noir et en couleurs. L’ouvrage qui formera deux volumes fait partie de la magnifique Collection in-4o  Larousse bien connue de tous les bibliophiles belges.

C’est non seulement un souvenir précieux de la Guerre du Droit et de la Liberté, mais c’est aussi à l’heure actuelle

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Louis Desmet-Verteneuil
60-62, rue T’Kint, Bruxelles.
  1. Ce qu’on nous confisquait aujourd’hui, on nous le revendait le lendemain, puis on confisquait à nouveau. C’est de cette façon que les boches faisaient marcher leur « bedide gommerce ».
  2. Cet état de chose cessa vers Mai 1915.
  3. Malgré que plus de 300 kilomètres nous séparaient de la frontière, beaucoup d’évasions et assez bien de camarades ont réussi. Mais combien ont été noyés, enlisés dans les marais ou tués par les sentinelles ?
  4. Nous avons emprunté cette circulaire à l’ouvrage du camarade Blanchet intitulé « En Représailles » et dont nous engageons vivement nos lecteurs à faire l’acquisition.

    Prix fr. 5,50 à notre librairie.

  5. Camp d’où les représailles de Blizna dépendaient. Avec ce système les colis étaient pourris au bout de 3 ou 4 jours.
  6. Le cimetière du camp de Soltau contient plus de mille tombes.
  7. À partir de novembre 1914, nos morts furent enterrés dans des cercueils, que le bureau de bienfaisance faisait faire.