La Semeuse (p. 58-60).


Première étape vers la liberté.


En décembre 1917, après 40 mois de captivité, je quittai l’Allemagne avec quelques centaines de camarades pour être interné comme malade en Suisse.

Toute ma vie je me souviendrai de cette minute extraordinaire où quittant le sol inhospitalier teuton, je franchissais la frontière suisse, du double accueil qui nous fut réservé.

Tandis qu’en territoire boche, la sentinelle et des habitants nous invectivaient, nous menaçaient, nous montraient le poing, à vingt mètres, en terre libre, des femmes et des enfants nous adressaient le salut de toute la Suisse, agitant mouchoirs, chapeaux, serviettes et criant : Vive la France, Vive la Belgique !

Dédaignant les vaines menaces boches, un immense ruban humain sortait des portières de notre long convoi et un seul cri s’élevait au milieu des rires et des sanglots : Vive la Suisse !

Toute ma vie, je me souviendrai de cette minute de folie où l’on se tâte, où l’on s’embrasse, où l’on rit, pleure et chante en même temps, seuls ceux qui ont passé par là peuvent nous comprendre, seuls ceux qui ont passé par là n’oublieront pas ce voyage vraiment triomphal, où, à chaque gare d’arrêt, une foule nombreuse nous réserve un accueil des plus chaleureux.

À Schaffouse, premier arrêt de notre train, une musique joue la Marseillaise et la Brabançonne, en un clin d’œil, nos wagons sont envahis et nous sommes couverts de fleurs, de rubans, de petits drapeaux suisses, français et belges, pendant que les friandises de toutes sortes, sans oublier tabac, cigares et cigarettes, s’accumulent.

À Zurich, Berne, Vevey, Monthey, Trois-Torrents et Morgins, but de notre voyage, où nous sommes arrivés le soir, partout ces manifestations, cet enthousiasme, cette cordialité ont éclaté spontanément, nous laissant à tous un souvenir impérissable de ce vaillant et brave petit peuple qui nous a délivré des geôles boches.

Libres, nous étions libres. C’était donc fini les insultes, les vexations, les exactions, les cris rauques de bêtes fauves, c’était donc fini d’être molesté par une population hostile ! Était-ce possible ?

Ah ! ces premières promenades où l’on se sent libre, où instinctivement on cherche derrière soi la sentinelle, tout surpris de ne pas la trouver, libre d’entrer dans les magasins où des gens affables vous servent en parlant votre langue et s’intéressent à vous.

Nous étions internés à Morgins, un endroit privilégié, où la nature semble avoir accumulé toutes ces beautés naturelles avec comme fond de décor cette prestigieuse montagne que l’on ne cesse d’admirer « Les dents du Midi ».

L’air vivifiant que l’on y respire à pleins poumons rend vite à nombre d’entre nous la santé physique, quant à la santé morale, elle nous revint naturellement par suite de cette sympathie, de cette chaude cordialité dont la population suisse n’a cessé de nous entourer, parce qu’elle voyait, dans les internés belges en particulier, les soldats d’un petit pays neutre et indépendant comme le sien, et qui n’avait pas voulu forfaire à l’honneur, elle voyait surtout des hommes affaiblis par une trop dure captivité qui avaient lutté pour une cause qui lui a toujours été chère : celle du Droit et de la Justice.

Anciens prisonniers qui avez été internés en Suisse, où vous avez recouvré la liberté et la santé, gardez une place dans votre cœur à ce peuple brave et généreux qui a tant fait pour soulager les misères des belligérants en général, et surtout des Belges.

Mères, femmes, enfants, frères, sœurs, qui avez revu ceux qui vous étaient chers en bonne santé, n’oubliez pas que c’est à la Suisse que vous le devez, n’oubliez pas qu’il existe un peuple qui aime la Belgique et où le nom de Belge est respecté et honoré.

Décembre 1917.