La Semeuse (p. 61-63).


Renouveau.


Avez-vous jamais songé, vous qui n’avez point connu l’amertume et les tristesses de l’exil, avez-vous jamais songé, dis-je, à ce que pouvait être notre existence là-bas, dans cette lande aride, loin des bruits du monde, loin de la civilisation ? Avez-vous jamais songé comment pouvait se passer nos minutes, nos heures, nos journées, nos semaines, nos longs mois ? Avez-vous songé surtout à ces nuits, ces longues nuits d’insomnie, où l’on pense, où l’on souffre, où l’on soupire et où l’on pleure ? Vous qui n’avez pas connu l’exil, vous ne pouvez vous représenter ce que fut pour nous cette période, hiver prématuré de notre vie, survenu en pleine force de l’âge et annihilant toutes nos facultés. Vous n’avez pas connu ces sombres jours, où le cœur meurtri, l’âme en détresse et le cerveau vide, le pauvre captif erre, tourne en rond à l’intérieur de ses grilles, échafaudant mille projets, forgeant de chimériques espoirs lui donnant le courage d’espérer et de lutter, ou le plongeant dans des heures mélancoliques et « cafardeuses ». Vous qui n’avez pas été privé de la vue de tout ce qui vous est cher, êtres et choses, ni de la liberté, ne pouvez connaître les souffrances de l’exilé ; vous qui n’avez point vu vos camarades privés de soins, mourir loin des leurs, loin de la patrie, ne connaissez pas la désespérance ni la rage de l’impuissance. Vous qui n’avez pas connu l’angoisse que nous ressentions en songeant aux êtres chers qui souffraient dans la mère-patrie, écrasée sous la lourde botte germanique, ou à ceux qui, dans les tranchées, tombaient pour notre délivrance et la vôtre, ne pouvez nous comprendre.

Vous qui n’avez pas connu l’horizon limité, qui n’avez pas vu pendant de longs mois le même coin de ciel, gris, maussade, inhospitalier, ne pouvez comprendre le prix que nous attachons à ces paysages que nous aimons, vous qui n’avez pas été privé de la douceur du foyer familial, qui avez vu chaque jour la fumée s’élever du toit de votre chaumière, qui avez entendu le son de vos cloches, le rire frais des jeunes filles, le gazouillis joyeux des enfants aux champs et des oiseaux dans vos bois, qui avez entendu chaque jour les vieilles chansons de vos grand’mères qui, enfants, vous ont bercé, ne pouvez connaître nos souffrances devant le vide et l’inutilité de notre existence.

Et, si vous les avez compris, vous comprendrez aussi notre joie, cette joie qui encore a fait des victimes, le jour de la délivrance, en tuant ou en arrachant la raison à de malheureux compagnons d’infortune, cette joie qui est celle du moribond qui agonise et qui, par un miracle de la science, est rappelé brusquement à la vie.

Ah ! ce renouveau, nous qui avons assisté au lever de cette aurore nouvelle, qui avons vu la frontière, la nôtre, qui avons connu cette émotion, qui avons vécu cette minute unique, inoubliable, franchir la frontière, fouler enfin le sol de la patrie bien-aimée, revoir des visages amis, pouvoir se blottir dans les bras maternels, partout entendre le langage de nos pères, retrouver la femme aimée pour nous consoler et les chérubins pour nous encourager, nous rendre forts pour les luttes futures. Comprenez-vous notre joie, vous qui n’avez pas connu les représailles, les vexations, les exactions de toutes sortes, qui n’avez pas entendu ces fauves rugir, qui ne les avez pas vu dans l’exercice de leurs habitudes, férocité et lâcheté, la comprenez-vous ? Oh ! cette joie délirante qui confine à la folie, qui nous arracha des larmes après que tant de larmes de désespoir, de douleur et de rage avaient arrosé, nos joues amaigries, jamais vous ne pourrez la comprendre, vous qui n’avez pas souffert plusieurs années d’une dure captivité.

Bruxelles, janvier 1919.
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