La Semeuse (p. 34-36).


VIII

Les brutes en délire.


Fin mai et commencement de juin 1915, quelques prisonniers tentèrent de s’échapper et de rejoindre l’armée belge en passant par la Hollande.

Presque tous échouèrent, car en quelques heures de temps, ils étaient repris[1].

Raconter chaque évasion est inutile, aussi nous bornerons-nous à signaler au lecteur les faits qui suivirent l’évasion de trois compagnons décidés, les sous-officiers De Grève de l’artillerie montée, De Dye de l’A.  F.  A. et Deprez du 1er  chasseur à pied.

Partis le 1er  juin au soir, ils étaient arrêtés le 3, près de Brême et ramenés le 4 au matin au camp de Soltau. La punition infligée, consistait en trois heures d’exposition au poteau et quinze jours de cellule, cachot noir, au régime suivant : matin 75 gr. de pain, soir 75 gr. de pain, eau donnée parcimonieusement, et un bol de soupe tous les quatre jours. Nos compatriotes furent donc ramenés le vendredi vers huit heures du matin par plusieurs sentinelles ; à quelques centaines de mètres de la Kommandanture et sans raisons apparentes, le maréchal de logis chef De Grève fut roué de coups par les sentinelles, coups de pieds, coups de poings, coups de crosses, lui furent prodigués avec une sauvagerie telle, que bientôt il roulait par terre. Indignés à la vue de cette scène scandaleuse, à laquelle nous devions assister impuissants, de nombreux prisonniers insultèrent les sentinelles, mais une autre scène bien plus révoltante encore, allait se dérouler sous nos yeux. Arrivés au camp, nos camarades furent ligotés aux poteaux, deux adjudants allemands attachèrent très étroitement le maréchal de logis chef De Grève, puis ils voulurent le photographier ; comme il faisait assez bien de contorsions pour qu’on ne puisse le faire, d’autres adjudants allemands vinrent à la rescousse, et, à cinq, ils commencèrent à frapper avec rage sur le malheureux De Grève, lié et incapable d’esquisser le moindre geste pour parer les coups. Cette scène indigne provoqua les protestations violentes et les huées des prisonniers, qui devinrent même assez menaçants ; un caporal, pour avoir dit vertement sa façon de penser aux adjudants allemands, fut immédiatement empoigné et jeté en prison, mais la scène devait bientôt changer. Le sous-lieutenant Van Roy, retenu arbitrairement parmi nous, sentant souffler un vent de révolte, calma les hommes et se rendit à la Kommandanture où il protesta énergiquement auprès des autorités du camp contre ces traitements odieux et indignes pour des militaires. Le commandant fit disperser la foule houleuse des prisonniers, les adjudants allemands ayant été accueillis par des huées, ordre leur fut donné de circuler dans le camp revolver au poing ; cependant la protestation du sous-lieutenant Van Roy eut pour effet de faire cesser immédiatement les mauvais traitements, et c’est avec satisfaction que nous avons vu nos amis délivrés du poteau pour être emmenés en prison.

Les esprits étant calmés, comme la bonne blague belge ne perd jamais ses droits, surtout lorsqu’il s’agit de ridiculiser les « boches », ceux-ci ne furent pas peu surpris en arrivant le lendemain matin au camp, de trouver ligoté au poteau, en face de la Kommandanture, un énorme rat avec une étiquette indiquant le motif de la punition :

« Enfui et repris ».



  1. Malgré que plus de 300 kilomètres nous séparaient de la frontière, beaucoup d’évasions et assez bien de camarades ont réussi. Mais combien ont été noyés, enlisés dans les marais ou tués par les sentinelles ?