La Semeuse (p. 37-45).


IX

Comparaison.


Nous venons de donner un faible aperçu de nos souffrances tant physiques que morales ; afin de faire mieux comprendre au lecteur l’immense différence de traitement appliqué dans les pays belligérants, nous allons faire une comparaison entre les prisonniers Allemands en Angleterre, et les prisonniers Belges en Allemagne ; et pour ne pas être accusé de partialité, nous empruntons ce qui suit au journal allemand « Hanover Zeitung » du 19 septembre 1914 qui, en rassurant les familles sur le sort des prisonniers allemands en Angleterre, indiquait dans les douze rubriques ci-dessous la façon de vivre des prisonniers.

Nous avons mis en regard et d’une manière aussi laconique que possible le traitement que nous avons dû subir et qui, tout en confirmant ce qui précède, prouvera que nous n’avons guère été avantagés.

Traitement des prisonniers Allemands en Angleterre. Traitement des prisonniers Belges en Allemagne.
1. Traités avec égards. 1. Injures, coups de crosses.
2. Même nourriture que le soldat Anglais. 2. Mauvaise et insuffisante.
3. Solde payée. 3. Pas de solde payée.
4. Travail volontaire et rémunéré. 4. Travail obligatoire, pénible et gratuit.
5. Reçoivent lettres et colis en franchise de port. 5. Les colis trop souvent hélas, pillés.
6. Autorisés à remplir leurs devoirs religieux.
7. Font leurs achats en ville. 7. Changeurs et cantiniers installés au camp et ayant organisé d’une façon parfaite le rançonnement des prisonniers.
8. Jeux à leur disposition. 8. Interdits jusqu’au début de 1915.
9. Logements convenables. 9. Septembre : huttes creusées dans le sol ; Octobre : sous les tentes ; Novembre : installation dans les baraquements en planches, chauffage central fonctionnant mal ou pas du tout et ce à partir de février 1915.
10. Prisonniers décédés enterrés décemment et avec les honneurs militaires. 10. Sans cercueils nos premiers morts. Les Allemands ne saluent même pas.
11. Autorisés à fumer. 11. Fumeurs attachés au poteau.

12. En Angleterre les prisonniers Allemands sont traités comme des hommes, des adversaires vaincus mais respectés. 12. En Allemagne, tous les prisonniers Belges et autres sont maltraités, marchant au travail la bayonnette dans les reins et à coups de matraques, attelés dans les chariots, ou travaillant à l’assèchement des marais, en un mot, travaux pénibles, malsains et humiliants.

Comparaison : pauvre fou que je suis ; peut-on comparer le régime que nous avons subi dans les camps boches avec celui des prisonniers allemands en France, en Angleterre et en Belgique ?

Non, c’est un réquisitoire qu’il faut dresser contre les atrocités boches à l’égard de malheureux prisonniers sans défense, c’est dénoncer toutes les infamies commises par les soudards prussiens sur ceux qui étaient tombés en leur pouvoir, c’est faire connaître ce que tous les prisonniers ont souffert dans les camps allemands où l’on aurait pu graver sur chaque porte d’entrée les paroles du Dante : « Oh vous qui pénétrez ici laissez-y toute espérance ».

Les supplices les plus cruels dans tous les enfers élevés et dirigés par les boches ont été inventés et mis en œuvre.

Ce sont des vieillards, des femmes et des enfants emmenés en captivité. Ce sont les prisonniers travaillant à l’assèchement des marais, de l’eau jusqu’au-dessus des genoux, et cela hiver comme été, travail malsain et très pénible ; ce sont les mines de charbon, les mines de fer et surtout les mines de sel d’où l’on ne sortait qu’épuisé physiquement, estropié ou mort ; ce sont les travaux de débardeurs, au port de Wilhemshaven exécutés de préférence par des intellectuels ; c’est le travail dans les fabriques de munitions où tant de belges et de français ont succombé, refusant d’être traître à leur patrie.

Dans ces fabriques de munitions, un prisonnier refusait-il de travailler, il faisait connaissance avec la chambre de chauffe où on le soumettait à une température pouvant aller jusque 60 degrés, dans certaines usines on les plaçait entre deux foyers ouverts ou encore on lâchait une conduite de vapeur dans la pièce où était enfermé notre camarade et on le laissait jusqu’au moment où il acceptait de travailler ou tombait sans connaissance ; à d’autres endroits en hiver, on les enterrait de préférence dans la neige jusqu’à la ceinture pendant un certain nombre d’heures, variant entre 12 et 24. Résultat : une grave maladie emportant souvent dans la tombe notre compagnon d’infortune ; on connaissait également le poteau avec fils de fer barbelés où l’on était attaché et suspendu en même temps, pour la moindre peccadille ; dans d’autres endroits, la prison était une citerne hors d’usage, où l’on était enfermé parfois pendant plusieurs jours sans nourriture et quand un malheureux en sortait on lui remettait un billet d’entrée à l’hôpital mentionnant une bonne pleurésie. Comme l’hôpital n’avait ni médicaments, ni lait, ni nourriture convenable, l’homme ne résistait généralement pas et allait rejoindre dans nos cimetières d’autres malheureux dormant leur dernier sommeil ; signalons aussi les prisonniers russes qui ont servi de sujets d’expérience à des médecins boches.

Et les représailles contre nos camarades français, les représailles aux marais d’abord, ensuite au front russe où tant de français sont morts de froid, de faim, des suites des mauvais traitements subis ou empoisonnés par les piqûres des moustiques et mouches charbonneuses ; et les représailles au front français, où on les obligeait à travailler contre leur patrie, où l’on abattait les récalcitrants d’un coup de révolver sans le moindre jugement, où nos malheureux camarades crevaient de faim et de misère car les boches ne leur délivraient ni colis, ni lettres, ni mandats. Pour ces représailles au front français, des sous-officiers prussiens étaient spécialement chargés de diriger les corvées afin de mâter, de briser la résistance de ces « cochons de français ».

Et pourtant quel fut le résultat de tant de cruautés ? Les prisonniers français qui en sont revenus, ont conservé un excellent moral, leur confiance en la victoire finale ne fut jamais ébranlée et maintenant qu’ils sont rentrés dans leurs foyers, ils conserveront la haine du boche que rien ne pourra faire oublier.

Afin de ne pas être taxé d’exagération, nous reproduisons ci-dessous le texte d’une circulaire du Ministre de la guerre prussien sur le régime qu’il convient d’appliquer aux prisonniers français en représailles au front russe[1].


Régime des prisonniers en représailles à Blizna.

Aucun confort ne sera toléré, spécialement en ce qui concerne la nourriture et les soins de propreté.

Il ne sera laissé aux prisonniers qu’un morceau de savon de dimension aussi réduite que possible. Il est expressément défendu qu’ils soient couchés sur autre chose que sur du bois. Les sacs de couchage et tout ce qui pourrait servir de coussins seront confisqués. Dans les cantonnements sera retiré tout ce qui pourrait servir de table, de chaise, y compris les petits meubles fabriqués par les prisonniers eux-mêmes.

Une cuiller pour trois hommes. De même, un plat à manger pour trois. Les prisonniers ne doivent posséder ni bidons, ni bouteilles, ni quarts, ni aucun récipient pour le liquide. Il est prévu un litre d’eau par homme et par jour pour tous les usages.

Il est expressément ordonné de laisser ignorer aux prisonniers pour quelles raisons ils sont en représailles et pour quelle durée.

Il ne sera toléré aucun rapport entre les sentinelles et les prisonniers. Parmi ces derniers, les plus haut gradés seront punis de préférence. Trois sortes de punitions : le Conseil de guerre, le poteau par fraction de deux heures et la prison pour six jours. Les prisonniers seront attachés au poteau chaque bras ramené en arrière, les mains écartées et plus haut que la tête, le corps penché en avant, les pieds ne reposant pas sur le sol. Le travail devant passer avant toute autre considération, la peine du poteau sera infligée de préférence à la prison, punition exceptionelle.

À moins de 39° de fièvre, pas de visite médicale et pas d’exemption.

Les prisonniers ne posséderont qu’une seule veste, qu’un seul pantalon, deux chemises et un manteau. Les caleçons, gilets de flanelle, bretelles, ceintures de flanelle et tous vêtements divers seront retirés. Les bretelles et ceintures ne seront distribuées qu’au départ pour le travail. Chaque soir elles seront rendues au chef de poste. Les prisonniers ne bénéficieront du repos hebdomadaire, le dimanche, que si les circonstances le permettent. Le général Lyautey faisant ouvrir au Maroc, à Casablanca, les boîtes des conserves des prisonniers allemands, il est fait de même à Münster, Wesphalie[2] pour les paquets des prisonniers de guerre français. Ils ne recevront aucun mandat-poste. Ils n’auront droit qu’à quatre mark par semaine. Ils pourront acheter du tabac, des cigarettes et du papier à lettre. Ils ne devront posséder ni brosses, ni glaces, ni rasoirs, ni livres, ni instruments de musique. Il leur sera interdit de rire, de chanter, de siffler et d’avoir des entretiens et des conversations amicales et de se promener par deux.

Les évadés repris, les hommes refusant le travail seront envoyés dans des camps spéciaux où la discipline sera particulièrement sévère.


Tout commentaire d’un pareil document est superflu ; nous nous bornerons donc à rappeler les crimes qui pèsent sur la conscience des dirigeants du camp de Soltau.

Nous ne parlerons pas de tous ces camarades morts de faim, de froid, ou de misère, tels les malheureux déportés civils, mais de ceux qui furent réellement assassinés et dont ci-dessous la liste :

Meskens, Lamidard, 70 ans, civil, originaire de Lebbeke (Flandre Orientale) tué à coups de baïonnette.

Tourlouse, Henri, civil, 48 ans, originaire de Woumers (Flandre Orientale) tué par un factionnaire.

Vercammen, Joseph, artillerie montée, originaire de Malines, tué dans sa chambre.

Vandenbulk, Prudent, du 10e de ligne, originaire d’Évregnies, tué d’une balle dans la tête.

De Paepe, Adolphe, artillerie de campagne, originaire de Vinck, tué d’une balle dans le dos.

Garret, sergent-major anglais, tué de cinq coups de baïonnette dans le dos.

Pour finir mentionnons que le doyen des prisonniers qui repose dans le cimetière du camp de Soltau est M. Masenon, Octave, originaire de Mettet, mort en captivité, âgé de 84 ans.



  1. Nous avons emprunté cette circulaire à l’ouvrage du camarade Blanchet intitulé « En Représailles » et dont nous engageons vivement nos lecteurs à faire l’acquisition.

    Prix fr. 5,50 à notre librairie.

  2. Camp d’où les représailles de Blizna dépendaient. Avec ce système les colis étaient pourris au bout de 3 ou 4 jours.