La Semeuse (p. 46-48).


QUELQUES ÉPISODES DE NOTRE VIE EN EXIL.




Le réveillon de l’exilé.


Tout est silencieux, seul, là devant moi, le tic tac de ma montre donne de la vie à mon coin solitaire. Au dehors la bise souffle en rafales. Je suis là guêttant la grande aiguille dans sa course rythmée et au fur et à mesure qu’elle approche de minuit, mon cœur bat avec plus de violence. C’est que je vois avec joie 1914 s’éloigner dans la nuit des temps, j’aperçois déjà l’aurore de 1915. À l’instant où la grande aiguille dans sa course régulière atteint minuit, indiquant la disparition de cette année maudite, j’entends comme un bruit musical arriver à mes oreilles. J’écoute plus attentivement et me croyant l’objet d’une hallucination, je sors de ma baraque, la bise fait toujours rage et la neige à gros flocons pare d’un manteau virginal 1915 qui se lève. La bise m’apporte, en effet, le son des cloches de Soltau. Le carillon jette ses notes claires ou graves qui emplissent la plaine immense de leurs vibrations et viennent m’apporter l’espérance, car leur langage me dit :


Dig, ding, dong,
Amis, espérons !
Dig, ding, dong, dig, ding, dong,
Notre dur exil ne sera pas long.


Et je me sens ému jusqu’aux larmes, car depuis cinq mois, je n’avais plus entendu leurs notes gaies, et voilà que je pense au village natal, dans notre riante et plantureuse wallonie, voilà qu’à minuit, dans ma détresse, elles m’apportent l’espérance, et qu’elles font jaillir malgré moi les larmes que j’essaie en vain de contenir : je songe en ce moment à nos beaux pays dévastés et pourtant amoureux de la paix, France et Belgique, je songe aussi à quel réveillon épouvantable assistent en ce moment nos mères, nos femmes et nos enfants, je songe aux gracieuses fillettes bien sages qui ont appris à l’école de beaux compliments qu’hélas elles ne pourront réciter, et je vois nos petits gars qui jouent au petit soldat en souhaitant déjà le jour où ils pourront venger les pères morts en combattant pour la liberté de leurs foyers, les grand’mères, les mamans et les sœurs assassinées ou violées par des envahisseurs brutaux et assoiffés de sang et de sadisme.

1914 ! va-t-en, nous ne te regrettons point, année maudite entre toutes par les mères, les épouses et les enfants, nous te saluons 1915, car tu ne peux pas être mauvaise, tu seras bonne, car tu nous apporteras la victoire, tu nous rendras notre Belgique grandie moralement, tu nous donneras une France victorieuse et toujours plus grande.

Année de la revanche, nous te saluons, toi qui va nous ouvrir, avec la victoire finale, une ère de paix, de prospérité et de bonheur ! Messagère de tous nos espoirs, apporte-nous le règne de la fraternité universelle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elles ne sonnent plus, leurs vibrations viennent mourir dans la plaine, elles ressemblent maintenant, dans cette nuit tragique à un gémissement, à un râle immense. Et le grand drame dans le lointain s’accomplit pendant que la neige, à flocons serrés, étend silencieusement sur la terre son grand linceul blanc…


1er janvier 1915.