Trois ans dans l’Amérique du sud/Texte entier


TROIS ANS
DANS
L’AMÉRIQUE DU SUD
RÉPUBLIQUE DE L’URUGUAY
AVENTURES, CHASSES & MŒURS
PAR
ALBERT GRAS.
LUXEMBOURG.
Jos. BEFFORT, SUCC. DE L’IMPR. JORIS, ÉDITEUR.
1883.


TABLE DES MATIÈRES

Séparateur


I. 
Départ. — Anvers. La Manche. Falmouth. 
 1
II. 
L’Atlantique. — Le mal de mer. Les Canaries. Tempête. Poissons volants. Dauphins. Les îles du Cap Vert. 
 19
III. 
Le pot au noir. — L’équateur. Rio de Janeiro et les Brésiliens 
 37
IV. 
La famille H… — Montevideo. La diligence. Le campo. Le mate. 
 57
V. 
Farrucco. — Auguste T… et Pedro H… Le docteur. Blancos y colorados. Premiers coups de fusil. La calandria. L’iguane. Une pêche. Arrivée de J… Les pigeons. Les canards. J’achète un cheval. Le zorillo. Un gaucho de mauvaise mine. Je suis peintre. Un prêtre. Blessure à la tête. 
 79
VI. 
Le carpincho. — Les voleurs de chevaux. Tio Luis. Le Choclo et les Sandias. Je deviens bon cavalier. Les sarigues. Pedro blesse un indien. Deux accidents de chasse. Le Gaucho. Joli coup de carabine. Chasse aux perdrix. 
 103
VII. 
Costume et harnachement. — Le Venado. Les champignons. Perdu dans la plaine. Marica reçoit une correction. Je quitte La Capilla. Juan E… Pedro W… L’Estancia de San Ramon. Je suis maître d’école. Les Bolas. Le Nandu. L’orage. La queue de l’iguane et le tatou. Nourriture de l’habitant du Campo. 
 131
VIII. 
Différentes chutes. L’élevage du bétail. La marque. La castration. La tonte des moutons. Le cheval, façon de le dompter. 
 185
IX. 
Joli coup de fusil. La Lechiguana et le Camoiti. Cimetières indigènes. Le Tropero. Vipère et scorpion. Lampyres et fourmis. Les forêts. 
 207
X. 
Le mulâtre Aparicio. Vol de bayo. Chutes. Le voleur de cuir. Sa mort. Mon départ forcé. Retour à Montevideo. En mer. Madère. Anvers. Liège. Bettembourg. 
 227


NOTE DE L’ÉDITEUR.



Les mots Cana, Manana, Senor, Nandu et Porteno s’écrivent en espagnol avec une n surmontée d’un accent, qui n’existe pas dans les caractères typographiques français ; le lecteur est prié de les prononcer comme s’ils étaient écrits de la façon suivante : Cania, Maniana, Senior, Niandu et Portenio.



I

DÉPART.

ANVERS, LA MANCHE, FALMOUTH.

Séparateur



E ntré à l’université de Liège, pour y suivre les cours de droit et de notariat, je fis tout autre chose ; Mourlon et autres auteurs ejusdem farinœ, étaient désolés de se voir délaissés et étouffaient sous une puissante couche de poussière.

Le stick à la main, je faisais le crâne, sur le boulevard de la Sauvenière, et une bouteille de Moët, quand je dis une, cela veut dire plusieurs, bue en charmante société, avait pour moi plus d’attraits que le cours de psychologie du professeur L…

Je préférais, couché sur un divan du café vénitien, suivre avec une insouciance quasi orientale les spirales formées par la fumée d’un puro de la vuelta abajo, et les bocks de bière s’engouffraient plus facilement dans mon appareil digestif que n’entraient dans mon cerveau les articles du code Delebecque.

Aussi un beau jour, fatigué de mon existence, honteux des entraînements auxquels je me laissais aller, dégoûté de la société, je pris le parti d’aller régénérer mes idées dans les plaines libres de l’Amérique du Sud. Entreprise téméraire ! Mettre trois mille lieues entre soi et sa famille, sans argent, ignorant l’espagnol, langue du pays, se lancer dans une région où tout est sauvage, les chevaux, les vaches, les moutons, les hommes, et cela à l’âge de vingt trois-ans, sans expérience avec une tête comme la mienne, c’était en me servant d’une expression vulgaire, risquer ma peau.

Et cependant à peine cette idée eut-elle pris naissance dans mon cerveau, qu’elle y jeta les plus vigoureuses racines. Quand je me trouvais seul, soit le jour, soit la nuit, mon imagination parcourait avec ardeur les plaines pampasiennes peuplées d’indiens redoutables, les forêts vierges où, derrière chaque tronc d’arbre, je m’attendais à rencontrer un tigre. Toutes mes conversations, mes discussions avec mes amis, avaient une base invariable : mon voyage en Amérique. Beaucoup m’écoutaient avec le sourire de l’incrédulité sur les lèvres, et se riaient de mes projets. Voyez-vous, disaient-ils, l’ami Albert, aux prises avec un peau rouge ou un jaguar ? Alors toute leur verve facétieuse retombait sur moi en pluie de lazzis et de moqueries, et en chœur ils entonnaient le fameux refrain de la Belle Helène : Pars pour la Crète, pars pour la Crète ! D’autres, au cerveau peut-être aussi chaud que le mien, auraient bien voulu m’accompagner ; le grand nombre, je dois le dire à leur louange, me conseillait de rester, d’étudier, de laisser de côté mes idées extravagantes, de suivre les cours de l’université, de recevoir un jour le diplôme de candidat notaire, et une fois en place, d’unir mon existence à celle d’un ange de beauté et de bonté et de passer la plus belle vie que puisse envier cœur humain.

Malgré les bons conseils de mes amis, malgré l’amour que j’avais pour mes parents, malgré l’avenir brillant qui me tendait encore les bras, mon parti était pris, ma résolution était irrévocablement fixée, et vers le mois de septembre 1868, après mon voyage en Espagne en compagnie de mon excellent camarade Arthur D…, je fis les premiers préparatifs de mon excursion dans l’hémisphère australe.

Mes soins consistaient surtout à être bien armé ; aussi, au moment de mon départ, j’étais en possession d’une carabine double, fort calibre, d’un fusil de chasse et d’un revolver ; ces armes sortaient des ateliers de — Gustave Br… Je complétai mon armement avec un couteau yatagan forme turque, poudre, balles, instruments de pêche, bottes, jumelles etc. etc.

Je choisis pour me transporter au delà de l’océan atlantique la ligne de steamers, sous le patronage du gouvernement belge, desservant les ports du Brésil, et de la Plata. Tous les premiers du mois un bateau quittait Anvers pour se diriger vers le Sud.

Quinze jours avant le départ du paquebot, j’écrivis à Monsieur D…, courtier de la compagnie, de me retenir pour le port de Montevideo un billet de seconde classe, pour être au moins sûr d’avoir une place. La vente de quelques pantalons, ma montre confiée aux bons soins de ma tante, ou comme disent les Italiens au «  monte pio », un prêt que me fit un ami, suffirent à parfaire la somme de douze cents francs : six cent cinquante francs pour prix du passage et un reliquat de cinq cent cinquante francs destinés à couvrir mes petites dépenses sur le vapeur, et les frais de débarquement à Montevideo. Je n’étais donc guère riche !

Les jours s’écoulaient ; le moment fatal approchait à pas rapides. Notez bien que j’opérais en secret, et que personne ne connaissait le jour de mon départ, sauf deux intimes. Le vendredi soir, ma malle était faite, tous mes petits colis étaient classés, j’étais prêt…

Je sortis commander une voiture pour le lendemain sept heures, et fus au café comme d’habitude ; pas un de mes amis ne remarqua le moindre changement dans ma physionomie, mais si mon faciès était tranquille, mon cœur était en révolution… Comme de juste, la conversation roula sur l’Amérique ; tous mes camarades étaient du nouveau monde, Péruviens, Venézueliens, Brésiliens, Montevidiens, Paraguayens ; le plus américain de tous, c’était moi, quoique du Grand-Duché de Luxembourg. Je sus me maintenir, leur dis bonsoir avec le calme ordinaire, et rentrai dans mes appartements.

Je ne dormis pas… Quelle nuit de combat moral, de réflexions, de suppositions, de châteaux en Espagne ! mon cerveau était un déluge, où nageait pèle-mêle un amalgame confus d’idées et de pensées. Six heures sonnent à l’église St-Paul ; je me lève. J’étais comme pris de vin ; je me regarde dans la glace, j’avais l’air tout drôle… Une voiture fait résonner le pavé de la rue de la Cathédrale et s’arrête devant le magasin de pelleteries des Demoiselles Van Sch… où je demeurais. Le cocher monte, charge mes malles, et prend place sur le siége. Au moment d’entrer dans le véhicule, une de mes propriétaires me dit d’un air triste : Ah ! Monsieur Gras, je crois que vous ne reviendrez plus !! Savaient-elles quelque chose, où mon attirail les avait-il rendu soupçonneuses ? je l’ignore… Si, leur répondis-je ; je vais à Paris, voir mon frère Alfred, étudiant en droit : de là je vais à Bettembourg, chez mon père, où je suis invité à une partie de chasse !… Comme je savais mentir ! Pauvre père, pauvre frère, eux aussi ont fait un voyage depuis, mais un voyage sans retour, un bien long voyage, un voyage dans l’éternité ! ô destinée humaine !!!

Fouette cocher ! J’adressai un regard d’adieu à mon petit balcon vert qui paraissait tout triste de mon départ. Arrivé en face de la rue Vinave-d’Île, mon sang s’échauffa, mon cœur battit avec anxiété, et mes regards troubles s’arrêtèrent sur un magasin de cigares, où je cherchai avec un empressement fiévreux, un visage connu. Ô fatalité ! le coin de la rue du Pont-d’Avroy, vint me masquer la vue, et je quitta Liège peut-être pour toujours, sans avoir dit adieu à ces yeux à demi voilés d’amour, à ces lèvres roses et entr’ouvertes, laissant voir une rangée de diamants plus purs que ceux du Mata-Grosso, à ce cou d’albâtre digne d’une divinité antique, à cette taille si finement svelte…

Ah ! j’eusse voulu, Ô ma chère F… te tenir dans mes bras, sentir ton sein tressaillir contre ma poitrine en feu, j’eusse voulu respirer ton haleine embaumée, j’eusse voulu humecter mes lèvres desséchées à ta bouche parfumée !!!

Je tombai dans un état voisin de la torpeur, le bruit seul des locomotives, à l’approche de la gare des Guillemins, me rappela que j’étais en route pour les Pampas. Là me rejoignit Charles H… dont les parents habitaient Montevideo et qui m’avait donné quelques renseignements sur la république orientale de l’Uruguay. Il devait m’accompagner jusqu’au port d’embarquement.

Bientôt la vapeur nous fit franchir avec rapidité la distance qui sépare Liège d’Anvers. Pendant tout le trajet il ne fut question que du continent de Christophe Colomb ; notre imagination ne connaissait pas d’obstacles ; nous franchissions les Andes et Amazone ; du pic vertigineux du Chimborazo nous descendions dans l’immense plaine du Rio de la Plata, nous fraternisions avec les Puelches, les Guaranis, les Botocudos ; nous applaudissions au courage de Cimon Bolivar et blâmions les atrocités de Rosas.

Le train s’arrête, la reine de l’Escaut nous tend les bras.

Notre premier soin, après avoir déposé mes bagages à l’hôtel, fut d’aller au port, voir le vapeur « City of Brussels ». J’étais fier de cette coquille qui devait balancer mon désœuvrement sur les flots de l’Océan atlantique ; ses flancs d’airain, sa puissante machine, la figure grave du capitaine, tout me plut. Nous passâmes la soirée en buvant force pale ale à la prospérité des républiques latines de l’Amérique du Sud, et nous fîmes une curieuse étude de mœurs, en parcourant les lieux fréquentés par les matelots. Là nous vîmes tous les désirs, toutes les passions, toutes les turpitudes développés par un long séjour sur mer ; on se serait plutôt cru dans une réunion de possédés, de bacchantes infernales, qu’au milieu d’êtres humains : honnêteté, pudeur, tempérance, faites place au torrent ! Aux passions en ébullition venaient s’ajouter les âcres vapeurs de l’alcool, du goudron, des résines, de la graisse, des harengs saurs, de la morue, du guano, et toutes sortes d’effluves exotiques et aborigènes.

Le lendemain nous offrîmes un sacrifice à Lucullus, en savourant quelques douzaines d’huîtres ; puis nous prîmes le chemin du quai Van Dyck où était stationné, tout enfumé, le monstre marin. Je fis placer mes bagages à bord. Les poulies grinçaient sous le poids de lourds fardeaux, et les grues à vapeur fonctionnaient avec une rapidité étonnante. Il est difficile de s’imaginer ce que peut engloutir un navire de deux mille tonneaux avant que d’être replet ; les écoutilles, semblables à d’immenses gueules ne faisaient qu’avaler, et paraissaient insatiables.

Les jurements des matelots se mêlaient au bruit de la vapeur et aux commandements des officiers : tout s’exécutait avec une régularité mathématique : vers onze heures, le chargement était complet. Pères, mères, frères, sœurs, amis, amies, se disaient adieu, les baisers étaient distribués, et les mains se cherchaient pour s’étreindre tendrement. La cloche retentit, tout le monde doit se trouver à bord : je serrai la main de mon ami et gagnai le pont du navire. L’hélice se met en mouvement, et bat avec force mais avec lenteur les eaux de l’Escaut.

Capitaine et officiers donnent leurs ordres, pour sortir sans encombre du fouillis de navires qui nous entourent : peu à peu le quai s’efface comme un panorama à effets de lumière, des mouchoirs sont agités en signe d’adieu, et le City of Brussels fend l’onde majestueusement.

C’était le premier novembre 1868.

Anvers disparut masqué par les coudes du fleuve ; la tour de sa célèbre cathédrale disparut à son tour. Pensivement appuyé sur le bastingage du steamer, je contemplais avec calme les paysages de la rive que nous cotoyions. À quatre heures on nous servit le thé. Il y avait une vingtaine de passagers de seconde classe ; le thé que je pris avec plaisir, ne leur goûta guère ; quelques observations seules sur le breuvage se firent entendre. J’allai sur le pont fumer une cigarette en rêvant aux vicissitudes de la vie humaine.

Je remarquai que j’étais l’objet d’une inspection particulière, tant des passagers de seconde que de première classe. Il existait peut-être des motifs de cet examen : je portais des bottes à l’écuyère vernies, un pantalon clair, un petit veston court, col et manchettes de taille, un chapeau haute forme, des gants pattes de canard, et j’avais un petit air insolent que tout étudiant viveur acquiert malgré lui ; je laissai ces braves gens me contempler à leur aise, et me tins à l’écart. Tout à coup me vint à l’esprit l’idée de me choisir un lit ; j’entrai dans la cabine qu’on m’avait désigné, mais un peu tard, car tous les lits étaient occupés, sauf un, au rez-de-chaussée, je dis rez-de-chaussée, parce que toutes les couchettes de navires sont étagées ; ici il y en avait jusqu’à trois, et par conséquent trois lits superposés. Le côté où était mon lit n’en avait que deux, à cause des hublots, ouvertures faites dans le flanc du navire, fermées par un disque en verre de très forte épaisseur, pour éclairer la cabine et donner de l’air par les temps calmes. Ces disques ont une charnière, et se ferment hermétiquement en venant s’appliquer contre une rondelle de caoutchouc où les retient une forte vis. J’étais mal placé, car dans le cas où mon voisin supérieur aurait le mal de mer, je me trouvais inévitablement sous le feu de ses fusées stomacales ; je me résignai pourtant et le cas échéant, je me promis bien de fuir avant les premières attaques.

L’heure du souper fut annoncée par le garçon de table par ces mots « please gentleman ». Je mangeai beaucoup ; inutile de parler des menus des bateaux de vapeur anglais, car le navire était anglais ; capitaine, officiers et matelots étaient anglais, et par conséquent la cuisine était anglaise ; mixed pickles, roastbeef, kary rice, pommes de terre au naturel, salaisons, pudding, thé, en forment la base invariable. Après avoir fumé un cigare, tout habillé je me jetai sur mon lit ; à un mètre en face de moi, j’avais deux belges et un allemand superposés, au dessus de moi un petit anglais, à mon chevet un anglais et un hollandais, dans l’autre angle, trois allemands, le reste libre de la cabine était occupé par un unique lavabo et un chandelier, ne perdant jamais son centre de gravité, par suite d’un mécanisme qui lui permettait de tourner dans tous les sens : ajoutez un poids à sa base, et il restera invariablement perpendiculaire au centre de la terre. Je dormis peu ; le mouvement vibratoire imprimé au navire par l’hélice, l’étroitesse de mon lit, soixante centimètres à peine, la nouveauté du lieu, et une foule de pensées m’en empêchèrent. La nuit fut calme : bientôt, au roulis du bâteau, je reconnus que nous étions dans la Manche, et au lever du jour je pus m’en convaincre ; dans la brume, à droite, je distinguai les côtes crayeuses de Douvres ; tandis que devant nous s’étendait l’immensité de l’eau, encore de l’eau et toujours de l’eau. Je fus à même de juger de la mauvaise réputation du canal : de nombreuses vagues venaient de tous côtés se briser contre les flancs du bâtiment, mais notre hélice mue par une machine de cinq cents chevaux, se moquait de ces attaques, comme un molosse d’une bande de roquets. Nous marchions avec la plus grande prudence ; car vous savez tous, que la Manche pullule en hauts fonds, et de grosses bouées en sont les vigilantes sentinelles.

Le trois, vers deux heures, nous entrâmes dans le port de Falmouth. Un anglais de première classe, à qui j’avais plu sans doute, m’invita à descendre à terre ; j’acceptai. Il me conduisit dans un café, et me demanda si j’aimais le gin ; beaucoup, fut ma réponse. Il en commanda deux verres, mais de taille, c’étaient plutôt des verres à bière qu’à liqueur ; l’Anglais crut m’intimider, mais il fut détrompé, car d’un trait j’avalai cette quantité d’alcool, et roulai une cigarette comme si de rien n’était ; il me félicita, et dans l’établissement je dus certainement passer pour un membre d’une société de tempérance.

Falmouth est petit et je n’en vis pas grand chose. Nous retournâmes au vapeur, où on entassait pêle-mêle trois cents émigrants pour la province brésilienne, baignée par le Paraná et limitrophe du Paraguay.

Vieillards, adolescents, enfants, femmes et filles, tous avaient cette mauvaise mine, cet air hâve, particuliers en Angleterre à la classe peu favorisée de la fortune. Le lendemain l’ancre fut levée au point du jour, le City of Brussels tourna sa poupe au pays de Cornouailles, et se dirigea droit vers le sud.

Respect est dû à ces pauvres émigrants, qui sont regardés en Europe comme la lie, l’écume de la société ; ils ont au moins le courage de quitter une patrie qui ne peut plus les nourrir convenablement, et vont sous des latitudes, souvent hostiles à leur santé, chercher un séjour plus agréable ! Gloire à ces valeureux champions de la civilisation ! Gloire à ces courageux pionniers du progrès ! Ce sont eux qui, au péril de leur vie, plantent les premiers jalons des sentiers que parcourront sans danger leurs successeurs. Rien ne résiste à leur infatigable persévérance : les forêts vierges tombent sous leur hache retentissante ; les animaux féroces rugissent sous le plomb qui les foudroie, les vastes savanes sont transformées en plantations, et, où naguère une tigresse allaitait ses petits et causait la terreur du voisinage, une brave mère de famille donne le sein à son enfant, et invite le voyageur à se reposer sous sa cabane hospitalière.



II

L’ATLANTIQUE.

LE MAL DE MER. — LES CANARIES. — TEMPÊTE. — POISSONS VOLANTS. — DAUPHINS. — LES ÎLES DU CAP VERT.

Séparateur



N ous sommes sur l’Océan. L’immensité des vagues, leur marche lente et majestueuse, nous offrent un tableau des plus grandioses de la nature. On voit la puissance irrésistible de cette masse liquide, et, quand on regarde le frêle esquif qui vous porte, on rentre en soi-même et instinctivement vous vient à l’esprit l’idée d’une essence créatrice, qu’on niait sur la terre ferme.

Bientôt le pont du steamer fut le théâtre d’une scène qui ne cessa que dans le port de Montevideo. Presque tous les passagers, surtout les passagères, étaient atteints du mal de mer ; la figure blême, les yeux bordés d’un cercle maladif, ils se livraient à des contorsions et faisaient des efforts qui n’étaient pas agréables à la vue. Les malheureux ne mangeaient plus, et pourtant ils cherchaient à expulser ce que leur estomac ne contenait pas. À ce qu’on m’a dit, le mal de mer est un des maux les plus insupportables ; à l’aspect des horribles grimaces de ceux qui en souffraient, j’eus lieu de le croire. À table, à peine avaient-ils porté à leurs lèvres la moindre nourriture, que soudain ils se levaient et couraient sur le pont, en proie à des nausées affreuses.

J’ignore si un sang à part coule dans mes veines, mais je fus épargné, quoique novice, car c’était pour la première fois que je me trouvais sur l’onde salée. Fier de ma force, quand tout le monde avait déserté la table, j’étais seul pour livrer bataille aux plats qui m’entouraient, et je vous avoue, que je n’en épargnais aucun ; je me livrais à des excès gastronomiques qui eussent donné des inquiétudes à un disciple d’Hippocrate. C’était surtout au pudding que je faisais la guerre. Content, avec un air de satisfaction dans le regard, j’allais griller une cigarette sur le pont qui m’offrait l’aspect d’une salle de cholériques ; comme on enviait mon sort !

La monotonie de la vie du bord, le souvenir de ma famille que j’avais quittée sans adieux, de mes amis, de ma patrie, assombrirent un peu mon caractère ; mais la nouveauté du spectacle auquel j’assistais, ne me donnait pas le temps de m’abandonner à mes tristes pensées. Je suivais avec intérêt les manœuvres des matelots, accompagnées de leurs tristes chants gutturaux ; je contemplais avec plaisir les marsouins qui se livraient à de joyeux ébats ; et bien souvent, pour tuer le temps, j’allais chez le steward du navire, — c’est le limonadier, — boire une bouteille de pale ale ou de stout à la santé de tous ceux qui m’étaient chers.

La température devenait de jour en jour plus douce, et j’attendais avec impatience le moment où je me trouverais sous les tropiques : j’avais lu beaucoup et entendu bien souvent parler de ces chaleurs de trente à quarante degrés centigrades à l’ombre.

Le dimanche huit novembre nous eûmes les Canaries en vue : à l’aide de mes excellentes jumelles, malgré la distance qui nous séparait, je distinguai quelques habitations, et pus me faire une faible idée de la végétation de ces îles. L’aspect général des Canaries est abrupt, de hautes falaises, continuellement battues par les eaux, en forment la base, et font réfléchir aux grandes révolutions plutoniennes qui à l’époque de la formation, ont bouleversé l’univers. Le pic de Ténériffe, point le plus élevé, atteint une hauteur de 3 710 mètres au dessus du niveau de la mer. Les Canaries appartiennent à la couronne d’Espagne, la beauté et la bonté de leur climat sont connues ; en été la chaleur un peu intense est modérée par les brises de mer. Les Canariens sont des agriculteurs vaillants qui émigrent beaucoup, et se dirigent principalement vers les républiques baignées par le Rio de la Plata ; aux environs de Montevideo, leur principale industrie consiste à cultiver le maïs et le froment. Bientôt nous perdîmes les Canaries de vue ; nous avancions de plus en plus vers le sud.

Une petite tempête que nous eûmes à essuyer, nous montra ce que pouvait être un drame maritime. Bien que le vent ne fut pas trop violent, la mer se mit en fureur ; peu à peu les vagues se soulevèrent et firent opérer au navire des mouvements qui accrurent encore la douleur des pauvres malades. La nuit était sombre et le remous formé par le navire, paraissait être une fournaise agitée ; la mer, par les temps d’orage, devient beaucoup plus phosphorescente et chaque coup des ailes de l’hélice lançait dans les airs une gerbe de feu. La cheminée, semblable à un dragon de la mythologie, toussait comme un mastodonte malade, et éclairait le pont par intervalles d’une lueur rougeâtre ; le navire tanguait de façon à effrayer des esprits timorés : pour jouir du spectacle dans toute son étendue, je me plaçai à l’extrémité de la proue du bâtiment, et là, cramponné aux cordages du mât de beaupré, comme un naufragé sur une épave, avec un mélange de frayeur et d’admiration, je contemplai le tableau qui se déroulait sous mes yeux. Tantôt soulevé par les vagues, le navire semblait monter dans les nues ; tantôt entraîné sur leur déclivité, il paraissait s’enfoncer dans l’abîme, et les mouvements s’opéraient avec une telle rapidité, que l’air se raréfiait, et que j’avais de la peine à respirer : effet saisissant que ne peut s’imaginer celui qui ne l’a ressenti. Fatigué de ce spectacle, je traversai le pont avec la plus grande difficulté pour me rendre à ma cabine ; ce n’est qu’en formant un angle très ouvert avec mes jambes, que je pus me maintenir en équilibre, et les bras étendus, je manœuvrais comme un danseur de corde. J’entrai dans mon lit, comme un renard dans sa tanière, car j’ai oublié de vous dire, que l’intervalle entre ma couchette et celle de mon voisin supérieur n’était que de cinquante centimètres ; aussi m’est-il arrivé plus d’une fois, en me levant de me heurter la tête contre le fond du lit de mon superposé. Le mouvement du roulis était tellement violent que, pour me maintenir en place, je fus obligé d’arc-bouter mon corps avec mes coudes contre les parois du lit. Ajoutez à cela les mugissements des vagues, les craquements du navire, les mouvements désordonnés de l’hélice qui, soudain manœuvrant dans le vide, tournait avec fracas ; les pas précipités des matelots sur le pont, les goddam du capitaine, le bruit du vent dans les voiles, qui claquaient de temps en temps avec un bruit détonnant semblable à un coup de canon, les cris des matelots pour s’exciter dans leur travail, le son perçant des sifflets des capitaines d’armes, et vous aurez une idée de ma situation. Peu à peu la mer revint à de meilleurs sentiments, et, honteuse de son courroux, nous laissa mollement voguer sur son sein le plus doux. Le lendemain, des caisses, des planches flottées par l’Océan furent les tristes indices des sinistres qui s’étaient accomplis dans les ténèbres.

Dans l’après-midi je vis pour la première fois des poissons volants ou exocets ; gros comme des harengs, ils volent avec difficulté et ne sortent des ondes que pour s’y enfoncer de nouveau après un vol d’une centaine de mètres ; la trajectoire qu’ils décrivent ressemble à celle d’une flèche, leurs ailes ne sont que des nageoires pectorales très développées. Ils volent quelquefois par bandes, et une fois lancés, peuvent difficilement changer de direction, car un des leurs est venu tomber sur le pont du bateau, où j’ai pu l’examiner à mon aise.

Des poissons de forte dimension se pressaient autour des flancs du navire et luttaient de vitesse avec le steamer. Ils pouvaient avoir de deux à trois mètres de longueur, ils avaient le museau pointu, avec une ouverture supérieure ; ce qui les rangeait dans la classe des souffleurs, leur dos était noirâtre et leurs flancs argentés ; les Anglais leur donnent le nom de sea pig, traduction littérale « porc de mer ». Ils sont connus des passagers sous le nom de sauteurs : effectivement dans leurs courses, ils sautent par dessus les vagues. Pendant plusieurs jours leurs bandes innombrables égayèrent la triste monotonie du bord ; une quantité de poulpes, de nautiles roses, m’annoncèrent l’approche de la zone torride tant désirée. Je ne vis ce que les marins appellent mer de sargasses, ou autrement dit, mer couverte de fucus qui, de loin, la font ressembler à une prairie.

Il fait chaud, les passagers à tempérament faible se plaignent amèrement ; quant à moi, mes veines se gonflent sous la pression du sang en ébullition, toutes mes fonctions vitales s’accomplissent avec facilité et redoublent d’activité ; je suis heureux, mes narines s’écartent pour respirer en plus grande quantité cet air brûlant ; je tressaille, des courants électriques parcourent mon être ; je suis amoureux de cette température et fais des yeux doux à l’horizon, car les îles du Cap Vert commencent à poindre dans le lointain.

Aussi abruptes que les Canaries, ces îles ont un aspect désagréable ; elles sont nues, comme brûlées, sablonneuses, et de fantastiques masses rocheuses s’élancent de tous côtés dans les nues ; quelques unes seulement, comme San Antonio et San Yago, sont couvertes de végétation, tandis que San Vicente, devant laquelle nous devons jeter l’ancre, paraît complètement aride et inhospitalière ; elles sont aussi de formation plutonienne. Le jour est sur son déclin et San Vicente s’étend devant nous : le steamer marche avec précautions, l’hélice tourne avec prudence, tout le monde est comme sous le coup d’une certaine impression : bientôt nous entrons dans une petite baie, dont le fond est éclairé par une cinquantaine de lumières vacillantes. Nous sommes arrivés, il fait nuit : soudain un bruit formidable ébranle le navire et sème l’effroi dans tous les cœurs : on a jeté l’ancre, l’hélice ne marche plus, le navire est stationnaire. Le silence règne sur le pont, les chants des nègres de la plage troublent seuls la tranquillité de la nuit. Nuit douce que celle du onze au douze novembre, onze jours de tracas, de bruit, d’alertes, me font aimer cette nuit tiède, suave et tranquille, effet semblable à celui que ressent le touriste qui a passé quinze jours à Paris ou à Londres et qui rentre dans ses pénates villageois. Au bruit succède le silence.

Nous devions faire du charbon à St-Vincent où le gouvernement anglais entretient un dépôt de combustible ; j’avais donc le temps de satisfaire ma curiosité.

Je me levai à la pointe du jour, et quel ne fut pas mon étonnement de voir le navire entouré d’une foule de petites embarcations, montées par des nègres très-peu vêtus. Ils vendaient de la canne à sucre, des figues, des oranges, des bananes, et criaient le prix de leur marchandise dans un mélange de portugais, d’anglais, de français et d’espagnol. Je fis signe à un de ces moricauds, et moyennant un shilling il me déposa sur la côte. Je saluai cette terre, le cœur tout ému, et allai tenir un speech à cette chaude nature, quand mes yeux rencontrèrent un groupe de jeunes mulâtresses et négresses ; instinctivement je me dirigeai de leur côté. Quels yeux, quelles dents, quelles grâces ! mollement couchées ou assises par terre, avec des poses langoureuses, une simple chemise couvrant leurs formes proéminentes, elles avaient l’air de déesses de l’antiquité, et me rappelaient certains tableaux d’Orphée aux enfers. Elles ne sont pas farouches les dames de ce pays.

Les habitants de St-Vincent, sujets portugais, sont presque tous nègres ou mulâtres ; malgré la couleur très foncée de leur épiderme, ils n’ont pas les traits désagréables de certains Africains et ressemblent beaucoup aux Ouoloffs du Sénégal, qui sont classés parmi les nègres les moins prognathes ; parmi le beau sexe il y avait réellement quelques types dignes d’attention, l’oisiveté est leur grande occupation, mais aussi leurs besoins sont-ils petits : un peu de maïs, quelques bananes, une feuille de tabac, et un habitant de St-Vincent est le plus heureux des hommes. Quand un navire vient faire du charbon, ils déploient quelqu’activité ; le combustible est amené du dépôt, dans de grandes chaloupes appelées « lanchas », près du steamer, et de là il est transporté sur le navire, dans des corbeilles tressées à jour, que les nègres portent sur leur tête. Le salaire, fruit de leur travail, est absorbé le soir en rasades d’eau de vie : aussi est-ce pour eux un jour de fête que l’arrivée d’un paquebot ; leurs chants et leurs cris rendus rauques par l’alcool se prolongent bien avant dans la nuit, et la plage présente l’aspect le plus fantastique quand ces diables se livrent à leurs joyeux ébats.

Une centaine de masures, une petite église avec un prêtre aussi noir que l’habit qu’il porte, des brocanteurs et débitants européens, un gouverneur portugais, quelques soldats noirs, mal habillés, armés de fusils à pierre, tels sont les éléments de la société de l’endroit.

Au milieu de la rade se trouve un rocher isolé, de forme pyramidale, tourné en escargot et représentant l’image en grand de cette petite chose qu’on appelle vulgairement sentinelle et qui se trouve le long des murs dans les endroits écartés. À droite, la crête des montagnes figure assez bien un géant couché ; les Anglais disent qu’il ressemble à Wellington, et les Français y retrouvent les traits de Napoléon Ier. Pas de végétation, un ou deux cocotiers sur la place du corps de garde, près de l’église, devant soi des crêtes de montagnes de tous côtés, à gauche une fontaine avec un mince filet d’eau, où de noires lavandières rendent au coton sa blancheur, en se livrant à leurs joyeux babil.

En compagnie de quelques passagers, je parcourus le village ; les maisons sont passées au lait de chaux intérieurement et extérieurement, l’ameublement est primitif, et de grands lits ornés de moustiquaires, sont placés au milieu des chambres. Quelques négresses au cœur tendre nous invitèrent à pénétrer dans leur réduit, en nous faisant des gestes provocateurs et des œillades séduisantes ; mais je ne me laissai pas tenter, redoutant les suites d’un quart d’heure passé en aussi noire compagnie.

Ayant assez vu, je me fis reconduire à bord. Moment désagréable que celui pendant lequel un navire fait du charbon, tout est couvert d’une fine poussière qui pénètre partout, malgré la précaution du capitaine de faire fermer l’entrée des cabines avec une toile à voile. Tout est noir, l’atmosphère est saturée de molécules de charbon qui font l’effet de tabac à priser sur mon appareil olfactif. Le lendemain les soutes étaient pleines, et vers dix heures, le capitaine fit tirer le coup de canon réglementaire pour prévenir tous les passagers de se trouver à bord. Je dis adieu à St-Vincent et me mis à peler des oranges que j’avais achetées pour une bagatelle : quelle différence avec les oranges vendues quatre cents, cinq cents dans les rues de Liège, rien de flasque et d’aigrelet, quel parfum, quel jus agréable !

Les matelots font gémir le cabestan sous leurs efforts, une légère secousse fait tressaillir le navire, l’ancre est levée. L’hélice fait de nouveau bouillonner les flots, nous reprenons la direction du Sud, en droiture sur Rio de Janeiro.

Tout à coup un rassemblement tumultueux se forme sur la plage, des cris perçants parviennent jusqu’à nous ; une barque, emportée par de vigoureux biceps se détache de la côte, et se dirige vers le steamer ; un passager de troisième classe, en manches de chemise, un Anglais séduit sans doute par une déesse couleur chocolat est resté à terre. Un des amis du délaissé vint prier le capitaine de faire stopper la machine, mais il paraît que la réponse fut négative, car le navire filait toujours, et laissait de beaucoup en arrière le pauvre Anglais. Il a dû s’en retourner à la côte, prendre son parti en brave, vivre avec ces échappés du royaume de Pluton, et attendre le passage d’un autre steamer de la même compagnie. Cette rigoureuse observation du règlement par le capitaine fit murmurer quelques passagers.



III

LE POT AU NOIR.

l’ÉQUATEUR. — RIO DE JANEIRO ET LES BRÉSILIENS.

Séparateur



N ous approchons de plus en plus de l’équateur ; de petites pluies et un temps nébuleux nous en annoncent le voisinage. L’ombre projetée à midi par ma personne sur le pont, est presque nulle, ce qui revient à dire que les rayons du soleil me tombent quasi perpendiculaires sur la tête ; nous sommes dans la région connue de tous les voyageurs sous le nom de pot au noir : sans doute ainsi nommée à cause de l’éternel mauvais temps qui y règne et du constant état terne du ciel. Ces pluies ne durent pas longtemps, ce ne sont que des ondées.

Le passage de la ligne se fit avec calme, pas de grotesques divertissements, pas de scènes burlesques où paraissent Neptune et autres divinités humides, pas de pluie de pois ni de farine.

Un passager se permit seulement une plaisanterie qui fit rire tout le monde : un jeune homme, fort blagueur d’ailleurs, voulut, dans sa naïveté, voir la ligne ; aussitôt le passager en question fut chercher une longue-vue du bord, qui était à notre disposition, tendit un fil à l’extrémité par le milieu du verre, et la présenta au jeune étourdi en le priant de bien regarder dans telle direction : un air de satisfaction se peignit sur la figure du curieux, et tout heureux, il s’écria : je la vois, je la vois ! là bas, là bas ! Un rire fou s’empara des assistants, quelques épithètes même, mais dites tout bas, furent adressées à l’ignorant qui, pendant quelques jours, servit de but aux plaisanteries.

Nous eûmes quelques coups de vent à essuyer, un jour même, le navire ayant beaucoup de voiles dehors, justement à l’heure du dîner, Éole gonfla ses joues un peu plus qu’à l’ordinaire et imprima au navire un fort mouvement de roulis. Les tables étaient couvertes de mets et de sauces, qui roulèrent sur les genoux des commensaux ; les dames criaient en cherchant à préserver leurs toilettes, les hommes juraient ; c’était un brouhaha, un sauve qui peut général. Comme la salle était étroite, et qu’il n’y avait entre la table et les cloisons que juste l’espace pour le passage d’une personne, ce fut un bouleversement complet ; tous se pressaient, se poussaient pour sortir, et les mouvements du navire faisaient perdre l’équilibre à bon nombre. Une dame, en essuyant sa robe, me laissa voir le bas d’une jambe bien faite qui me dédommagea largement de la perte de mon potage.

Quelles nuits agréables que les nuits sous les tropiques ! le ciel pur est constellé de milliards d’étoiles scintillantes ; une température suave et embaumée, plonge l’homme dans une douce rêverie, et las d’admirer le firmament, il s’endort en souriant à la Croix du Sud ! Nuits de bonheur ! Nuits d’amour ! Heureux celui qui vit sous les latitudes où la nature prodigue ses dons, et où l’être humain, insouciant du lendemain, mollement balancé dans un hamac, goûte les charmes du far niente.

Quelques jours après, un petit incident risible vint encore dérider les faces accablées par la chaleur équatoriale. Trois passagers, couchés au pied de la cheminée du steamer, sous la douce influence de Morphée, dormaient du sommeil des justes. Peu à peu le vent changea de direction, et sous son souffle les petites poussières et escarbilles lancées par la cheminée, tombèrent sur les figures humides de sueur des trois dormeurs. Bientôt de blancs qu’ils étaient ils devinrent mulâtres, et certainement sans le bruit d’une manœuvre qui les troubla dans leur repos, ils seraient passés à l’état de nègres parfaits. De cuisantes douleurs accompagnèrent leur réveil, une quantité de petits cristaux de charbon pénétrèrent dans leurs yeux, et firent exécuter de singulières pantomimes aux imprudents : pour toute consolation, quelques rires moqueurs parvinrent à leurs oreilles, ils jurèrent bien, mais un peu tard, qu’ils ne s’y laisseraient plus prendre.

Rien de particulier ne vint troubler la monotonie de notre traversée jusqu’au vingt et un novembre, où nous eûmes le phare du cap Frio en vue. Encore quelques heures et Rio de Janeiro nous apparaîtra dans toute sa splendeur.

Le lendemain au point du jour nous approchions de la terre, le soleil levant dorait de ses rayons oranges les sommets des pics au pied desquels s’étend la capitale de l’empire de Dom Pedro. L’entrée de la rade de Rio est excessivement étroite, et des ouvrages garnis de canons en défendent le passage.

Après avoir longé les forts de Santa Cruz et de São João, un panorama réellement féerique s’offre à la vue du voyageur étonné. Devant lui l’immensité de la baie qui mesure cinq lieues sur quatre d’étendue, semblable à une glace transparente et pure, reflète dans ses eaux limpides les magnifiques paysages de ses bords. À gauche O Rio, comme disent les Brésiliens, bâtie en amphithéâtre, présente l’aspect d’un immense éventail, bariolé des couleurs les plus vives ; les montagnes du Corcovado et des Organos lancent dans les nues leurs pics, où une végétation luxuriante étale aux rayons du soleil ses nuances les plus tendres. Rio est une grande ville, peuplée comme une des principales capitales de l’Europe ; sur sa rade flottent les pavillons de tous les pays du monde.

Une barque m’emporte à terre.

Quelques rues attirent mon attention ; la rua Direita, la rua d’Ouvidor et la rua da Assemblea ; ce sont je crois les principales et les plus commerçantes ; la rua d’Ouvidor est habitée par les négociants français. Je parcourus avec plaisir un marché, des négresses vendaient les fruits si multiples et si savoureux de cet heureux pays. Les rues sont assez mauvaises, un pavage en pierres inégales et posées de champ, rend la marche difficile. Les maisons sont de style portugais, et les magasins ne brillent pas par leur propreté ; je ne parle pas ici des magasins tenus par des étrangers.

Pour me faire une idée des environs de Rio, je pris place dans le tramway traîné par des mulets et qui conduit à Botafogo et au Pão de Açucar. Au sortir de la ville nous côtoyons des villas enchanteresses et de gracieux chalets, au confortable européen vient se mêler le charme de la végétation brésilienne. Les orangers embaument l’atmosphère de leur suave parfum, les bananiers aux feuilles immenses gémissent sous le poids de lourds régimes, les palmiers, les cocotiers lancent dans l’air leurs stipes grêles et droits couronnés du classique panache bruissant au moindre zéphyr ; l’air est imprégné de senteurs inconnues aux pâles habitants du Nord, des insectes aux riches couleurs bourdonnent en volant de calice en calice ; et les oiseaux mouches, semblables à des rubis et à des émeraudes animés, puisent dans le fouillis de fleurs leur nourriture d’ambroisie ; turbulents et légers, sans se reposer, inconstants, ils font une caresse à toutes les fleurs, sans s’arrêter à aucune. Les oiseaux des tropiques, si remarquables par la richesse de leur plumage, ne font entendre que des cris perçants.

La population de Rio est composée en grande partie de gens de couleur ; le mélange des races noire et indienne, avec les Portugais et autres étrangers a produit dans cette partie de l’Amérique du Sud un dédale chromatique, où l’antropologiste le plus érudit se trouve embarrassé. La plupart des petits magasins sont tenus par des Portugais ; sobres, travailleurs, rien ne les rebute ; insensibles aux privations, supportant les plus rudes fatigues, ils n’ont qu’un but, celui de s’enrichir, et revoir un jour les rives du Tage.

Peu de blancs se montrent dans les rues de Rio, pendant les chaleurs de la journée, surtout les blancs de qualité ; ce n’est que le soir, quand Phœbus a modéré ses feux, que la société choisie de la capitale ose se montrer ; alors le quartier de la place de l’Assemblea jusqu’à la rue d’Ouvidor présente l’aspect le plus animé.

J’étais descendu dans un hôtel allemand non loin du port, et pendant que je prenais une légère collation, je pus remarquer l’usage si répandu du cure-dents : tout Brésilien a toujours avec lui son cure-dents, passé derrière l’oreille comme la plume d’oie de nos saute-ruisseau ; il le retire et s’en sert à tout instant, il est de bois tendre et long de dix à quinze centimètres. Las des courses de la journée, je priai l’hôtesse de m’indiquer ma chambre. J’ouvris une fenêtre pour prendre le frais, et tout en aspirant la fumée d’un charuto brésilien, je donnais cours à mes pensées. Le souvenir de ma famille, de mes amis, mon voyage, le Cap Vert, Rio, l’éloignement de mon pays natal, deux mille cinq cents lieues, me plongèrent dans une mélancolie rêveuse, et machinalement je lançais dans les ténèbres, la fumée de mon puro de Bahia. Bientôt mes paupières s’appesantirent et je songeai à me reposer des fatigues d’une longue navigation ; je laissai la fenêtre ouverte et me jetai sur mon grabat.

Des démangeaisons inconnues me réveillèrent bientôt, et de légers susurrements significatifs me firent connaître qu’une armée de moustiques s’acharnaient sur mon corps et se disputaient mon sang. Je me lève, allume une bougie pour châtier mes ennemis, mais en vain ; semblable au lion malade je dois supporter leurs attaques, sans pouvoir me défendre. Je m’enveloppe dans un des draps et m’étends de nouveau. Quelle nuit désagréable ! Je me levai aux premiers rayons du soleil et, tout en me livrant aux ablutions matinales, je ne me reconnus presque pas en me voyant dans la glace du lavabo. J’avais l’air d’avoir eu la petite vérole ; une quantité de tumeurs couvraient ma figure, mes mains, mes bras, tout mon corps, que faire ?… Je maugréai en moi-même quelques invectives, et le mot carajo, que je connaissais déjà, s’échappa de mes lèvres. Je m’habille, descends et entre dans la salle commune, où je suis reçu par un rire général, et effectivement c’était pour rire, j’avais l’air d’un polynésien de bonne famille, tellement j’étais tatoué ; mais je n’étais pas le seul, d’autres étrangers comme moi avaient eu à faire à l’ennemi et avaient été tout aussi maltraités.

Je pris une tasse de café, du Rio pour de vrai, et sortis pour voir encore un peu les Brésiliens. J’assistai à l’embarquement de malheureux nègres que le gouvernement de Dom Pedro recrutait de toutes parts, un peu par l’argent, beaucoup par la force, et expédiait au Paraguay pour combattre les valeureux soldats de Francisco Solano Lopez. Leurs uniformes me faisaient l’effet d’être les défroques de nos garnisons européennes ; ils tenaient leurs fusils avec une nonchalance et un manque de pratique, qui révélaient la faiblesse de leurs sentiments guerriers. Pauvres diables arrachés à l’esclavage pour être conduits à la mort !

Pour ne donner qu’une idée des boucheries que les braves Paraguayens faisaient de ces infortunés — et remarquez que presque toujours les soldats du Suprême, Lopez portait ce nom, armés d’un simple couteau, attaquaient les Brésiliens — je citerai le fait connu dans toute l’Amérique du Sud, que la quantité de cadavres que charriaient le rio Paraguay et le rio Parana descendaient jusqu’à Buenos-Ayres, et cette masse de chair en putréfaction infectait les eaux et l’air à tel point, que l’administration de la ville dût prendre des mesures en conséquence. L’élite de la jeunesse brésilienne avait disparu, et si la guerre eût duré plus longtemps, ou disons mieux, si le tyran Lopez eût su mieux se conduire, la face des évènements aurait pu changer et entraîner peut-être la ruine du Brésil. Les provinces de Rio Grande et de Bahia, les deux plus braves de l’Empire, étaient dépeuplées et les veuves étaient innombrables.

Les Brésiliens sont hautains, orgueilleux et entichés d’eux-mêmes. À ce propos un de mes amis de Montevideo m’a répété les paroles d’un officier brésilien qui, en certaine société, s’est exprimé comme suit : Les Français sont forts sur terre, les Anglais sur mer, mais les Brésiliens sur terre et sur mer. Et encore cette épitaphe d’un Brésilien mort au Paraguay : Ici repose un lion, non, c’est un tigre, non, c’est un Brésilien.

Abstraction faite de ses vices — et qui n’en a pas, hélas ! — le peuple brésilien a devant lui l’avenir le plus grandiose : une étendue de territoire égale à celle de la moitié de l’Europe, des richesses minérales inouïes, des forêts sans fin de bois précieux et un système fluvial des plus heureux. L’immensité de son territoire embrasse la zone tempérée et la zone torride ; l’étendue de ses côtes, avec des ports sûrs et spacieux, lui permet d’avoir une marine marchande et de guerre, qui rivalisera avec celle des États-Unis de l’Amérique du Nord. Ce qui lui manque, c’est l’immigration de peuples agriculteurs. Accourez, Européens, vous qui vous sentez à l’étroit dans votre antique patrie épuisée, vous qui gémissez sous le poids de la misère et des travaux les plus durs, accourez ; le Brésil est vaste, il a les bras ouverts pour vous recevoir, il est prêt à prodiguer ses richesses à ses enfants d’adoption ! Fuyez les froides régions du Nord, venez dans le Sud, là gît le bonheur, là gît l’abondance !

Malheureusement ce joli pays porte au front une tache bien plus noire que le nègre qu’il l’asservit.

Au Brésil existe encore l’esclavage ! l’esclavage suscité par la cupidité et la luxure ! l’esclavage ! mot terrible, au son duquel tout cœur noble bondit d’indignation !

Le maître, par suite de ses relations charnelles avec son troupeau humain, devient le père d’êtres qu’il pollue comme il a pollué leur mère, et non content de ce crime stigmatisé par les peuples les plus sauvages, il fait battre, torturer ou vendre son propre sang.

Les gouvernements qui autorisent de semblables atrocités, méritent d’être bouleversés par les troubles sociaux les plus exaltés ; le feu et le sang seuls peuvent laver une aussi grave injure faite au genre humain.

Après avoir passé trois jours à terre, je me fis ramener à bord ; on achevait de décharger les marchandises en destination de Rio, et le lendemain nous reprenions la direction du Sud. Encore cinq jours et je pourrai saluer Montevideo la belle.

J’ai oublié de vous dire qu’à bord se trouvaient deux Paraguayens, envoyés par le gouvernement de Lopez à Londres, pour y suivre les cours des arts et manufactures et de mécanique. Forcés de reprendre le chemin de leur patrie, faute de ressources pour continuer leurs études, ces deux jeunes gens, les meilleurs du monde, avaient contre les Brésiliens la haine la plus incarnée. L’un était brun et avait du sang indien dans les veines ; l’autre, blond, était le descendant d’un Anglais établi au Paraguay. Nous nous prîmes d’amitié ; eux savaient l’espagnol et l’anglais, moi quelques mots d’espagnol, nous nous comprenions facilement. Je les aimais réellement, et nous bûmes plus d’une bouteille de pale-ale à la réussite de la guerre.

Quand le navire entra dans le port de Rio, aussitôt un employé de la douane fut installé à bord, pour empêcher la contrebande ; les Paraguayens entamèrent conversation avec lui sans dévoiler leur nationalité ; et au récit horrible des résultats de la guerre, leur cœur se brisa, et l’amour de la patrie leur fit verser des larmes.

Aucun peuple, je crois, n’aime sa patrie comme le Paraguayen, et pourtant le Président Lopez était le chef le plus infâme. Des Paraguayens eux-mêmes m’ont avoué que, lorsque des soldats du tyran, faits prisonniers par les Brésiliens, s’échappaient et venaient, par amour de leur pays, lui offrir de nouveau leur sang, il les faisait fusiller. Pourquoi ? Parce qu’ils s’étaient laissés prendre ! Au moindre soupçon d’infidélité, il faisait battre ou passer par les armes, frères, sœurs, amis, amies, et pourtant on l’aimait, et pourtant on se faisait tuer pour lui ! C’était le Dieu des Paraguayens, d’ailleurs lui-même est mort en brave, traqué par les trois états alliés, réduit à la dernière extrémité, après avoir lutté pendant six ans, dénué de tout, entouré d’une poignée de braves ; il a succombé au champ d’honneur, en combattant corps à corps, à l’arme blanche, après avoir déjà eu une jambe brisée par une balle.

Les deux Paraguayens ne voulurent pas descendre à terre, par mépris pour leurs ennemis ; et lorsque le capitaine fit lever l’ancre, ils ne purent modérer leur rage et adressèrent aux employés brésiliens qui s’éloignaient dans une barquette, toutes les invectives que leur suggérait leur haine.

Pauvres jeunes gens, c’était tirer sur un éléphant avec de la cendrée, le Paraguay devait succomber, il devait être dévasté ; tout ce qu’il y avait de valide devait périr, le nègre devait souiller la blanche Paraguayenne, l’étendard brésilien devait flotter en maître, à Humaïta, Curupaïti et Assomption.

Nous voilà de nouveau en route. Je me mis à l’arrière du bâtiment pour contempler encore une fois la magnifique baie ; Rio disparut et avec elle son fidèle pain de sucre. C’est le Pão de Açucar, montagne conique aux environs de Rio. Le brai se boursoufflait et se liquéfiait dans les jointures des madriers du pont du steamer, car il faisait une chaleur atroce, et il fallait avoir un rude tempérament pour ne pas en souffrir. La plupart des passagers ne se montraient plus, ils étaient couchés dans leurs cabines, anéantis, ruisselants de sueur. Les deux Paraguayens et moi nous tenions ferme, les projets les plus audacieux faisaient l’objet de nos conversations ; entre autres nous avions unanimement résolu d’aller trouver le consul paraguayen à Montevideo, et à l’aide de son concours de traverser les lignes ennemies, pour offrir nos services à Lopez, eux comme constructeurs, moi comme soldat. Arrivés à Montevideo nous fûmes trouver le consul, qui nous dissuada complètement « attendu que beaucoup d’autres qui avaient déjà tenté la même chose, avaient été pris et fusillés » même dans le cas où nous eussions réussi, nous devions périr, car peu de Paraguayens échappèrent au carnage que firent les vainqueurs.

La grande partie du chargement du navire avait été pour Rio, aussi son tirant d’eau était-il très faible, le moindre souffle lui faisait faire les cabrioles les plus désordonnées ; mais le terme de mon voyage était si proche, que je ne faisais pas attention, même à ses mouvements les plus brusques. Je mis ordre dans mes affaires et sortis de ma malle mes habits les plus frais pour faire mon entrée dans la capitale de la República oriental del Uruguay.



IV

LA FAMILLE H…

MONTEVIDEO. — LA DILIGENCE. — LE CAMPO. — LE MATE.

Séparateur



C omme je l’ai déjà dit, les parents de mon ami Charles H… habitaient Montevideo ; j’avais une lettre de recommandation pour eux et de plus ils avaient été avertis de mon arrivée.

Le premier décembre, le steamer entra dans les eaux troubles du Rio de la Plata, et l’ancre fut jetée à un kilomètre de la plage. Le port de Montevideo, ou San Felipe, est assez vaste mais peu profond ; à gauche le fameux Cerro, couronné de fortifications, à droite la ville bâtie sur une colline qui s’abaisse et s’avance jusque dans le fleuve.

Un canot monté par deux hommes s’approchait à force de rames. Arrivé aux flancs du steamer, l’un des rameurs demanda el señor Gras ? C’était une attention de M. H… Mes bagages furent descendus dans l’esquif, les deux Paraguayens témoignèrent le désir de m’accompagner, ce que je leur octroyai de tout cœur. Enfin je pus tremper mes doigts dans les eaux du fleuve tant désiré, que les Espagnols ont baptisé du nom pompeux de rivière d’argent.

En approchant de terre, je remarquai sur la plage un monsieur d’une cinquantaine d’années, tenant des jumelles braquées dans ma direction ; d’après la description que m’avait faite Charles H… fils, je reconnus le père. Encore quelques coups de rames et nous touchons à l’escalier de la douane.

Monsieur H… s’avance vers moi : C’est sans doute Monsieur Albert ?

Oui Monsieur et vous Monsieur H… répondis-je tout en me découvrant courtoisement. Un serrement de main amical coupa court aux questions réciproques sur notre personnalité. H… est originaire des frontières du Grand-Duché de Luxembourg ; aussi quel ne fut pas mon plaisir de pouvoir parler avec lui, à trois mille lieues de la patrie, le pittoresque jargon du pays natal. Dix minutes s’étaient à peine écoulées, que nous étions deux amis ; mon compatriote était à cette époque directeur du club des étrangers, situé calle del Cerrito ; c’est là que furent déposés mes bagages, et que me fut destinée une chambre au fond de la cour. Ensuite nous nous dirigeâmes vers son habitation particulière située à deux ou trois cuadras — carré de maisons d’environ 100 mètres de côté — plus loin et même rue. Je fus présenté à Madame, aux deux demoiselles et aux deux fils, qui me reçurent avec la gracieuseté et l’affabilité particulières aux habitants de l’Amérique du Sud. À Montevideo cet air guindé ou gêné, très commun en Europe entre personnes qui se voient pour la première fois, n’existe pas ; un sourire avenant de part et d’autre, la poignée de mains traditionnelle, sont les préliminaires d’une amitié bientôt acquise. Je ne puis qu’adresser des louanges et des remerciements à cette honorable et digne famille, au sein de laquelle je passai une quinzaine de jours.

Montevideo est une jolie ville, bâtie en damier comme presque toutes les villes américaines ; avec ses rues assez larges et ses constructions distinguées, elle peut rivaliser avec beaucoup de grandes villes européennes. La presque totalité des maisons sont de style espagnol ou italien ; les familles se réunissent sur la toiture plate, appelée azotea, pour prendre le frais ; un simple mur tout bas sépare les habitations contiguës, aussi les voisins correspondent-ils avec la plus grande facilité. La Plaza de la Constitución est carrée et plantée d’arbres, et le soir, les jolies Montevidéennes, aux regards langoureux, en grande toilette, accourent y étaler leurs grâces, en écoutant les mélodies d’une musique militaire. Le café Gault, à côté de la Cathédrale, est le rendez-vous de la bonne société, et on peut y admirer la finesse des petites mains des Américaines qui viennent y prendre des glaces, pour calmer le feu qui les dévore. De somptueux hôtels et de riches maisons de banque ne le cèdent en rien à nos constructions les plus aristocratiques. Toutes les nations ici se coudoient, mais trois peuples ont le haut du pavé, les Français, les Espagnols et les Italiens ; on peut même dire que Montevideo est une ville tout aussi française qu’espagnole. Sans cesse bouleversée par des révolutions, elle souffre et ne peut atteindre l’état florissant auquel elle a droit ; cependant, malgré les blocus les plus désastreux, malgré les luttes les plus fratricides, elle s’agrandit, s’embellit, se peuple de plus en plus, et le jour où les hordes de l’intérieur, conduites par un cabecilla chef de parti ambitieux, ne viendront plus la fouler aux pieds de leurs chevaux sauvages, Montevideo s’élancera hardie et fière dans la voie du bien-être, du progrès, de la civilisation et de la richesse. Grand entrepôt de la République, grand centre de l’exportation et de l’importation, elle doit indubitablement s’enrichir, prospérer ; mais quelques Gauchos détruisent en une semaine le produit de plusieurs années de paix et de travail. Aux malheurs des guerres civiles vient encore s’ajouter un élément étranger, tout aussi désastreux : cet élément, c’est l’immigration italienne. En 1869 arrivèrent à Montevideo vingt mille quatre cent trente cinq émigrants étrangers, en grande partie italiens, non pas de la bonne et brave Italie, mais napolitains ; on dit que les gouvernements de Buenos-Ayres et de Montevideo ont déjà pensé mettre un frein au torrent envahisseur. Paresseux, spéculateurs de bas étage, ennemis de l’agriculture et du travail, toute cette cohorte de mangeurs de macaroni ne pense qu’à vivre du produit de son industrie de brocanteurs. Fourbes et pervers, ils sont toujours prêts à se mêler aux bouleversements sociaux et gouvernementaux, et à vendre leurs bras homicides au plus offrant. Aussi sont-ils honnis, surtout des populations de l’intérieur ; plus d’un Gaucho a rougi son facon, long couteau, en coupant le cou, degollando à un Napolitano mercachifle, Napolitain colporteur. La famille H… fit tout son possible pour me rendre agréable le séjour que je fis dans son sein. Promenades au Paso del Molino — établissement public, présentant quelqu’analogie avec le Kincampois des Liégeois — soirées intimes, rien ne fut négligé pour me faire oublier ma patrie et trouver Montevideo enchanteur.

Ce ne devait durer longtemps, mon seul désir étant d’aller dans l’intérieur. Ne voulant abuser de l’hospitalité de M. H. je lui manifestai l’intention d’aller dans le campo, il insista pour me faire rester en ville, mais vaincu par mes sollicitations, il me présenta à un négociant français Arthur J… propriétaire de la Capilla de Farrucco, au centre même de la République. J… accepta ma proposition et je lui assurai que je ferai tout mon possible pour lui être utile ; une invitation à souper me fit faire plus ample connaissance avec mon patron. J’étais content, mes projets allaient être réalisés.

Quelques jours après, la dame de J…, brave parisienne, d’un embonpoint très prononcé, figure Louis XV, un noble cœur, spirituelle et d’une éducation supérieure, accompagnée de Marica sa bonne et moi, nous prenions place dans la diligence qui faisait le service entre Montevideo et le Cerro Largo ; tandis que J… restait encore plusieurs semaines en ville pour régler ses affaires, et veiller à l’expédition des marchandises.

Six caballeros s’y trouvaient déjà installés, caballeros qui, en Europe, eussent été pris pour de fameux brigands, car à leurs ceintures brillaient des poignards à lame longue et tranchante, des revolvers montraient leurs gueules béantes ; ils avaient des pantalons larges appelés bombachas, un poncho aux vives couleurs, des bottes armées d’éperons énormes en argent, retenus par des courroies enrichies de plaques du même métal, un chapeau à larges bords, et leurs figures basanées, où dominait le sang indien, pommettes prononcées, angle extérieur des yeux relevé, avaient une expression toute nouvelle pour moi. Je me promis bien au prochain relais de ceindre mon petit sabre, de mettre au jour mes armes, et cela pour faire comme les autres : partout où j’ai voyagé, j’ai toujours cherché à prendre les habitudes des habitants de la contrée que je parcourais.

J’avais à ma droite un estanciero, et à ma gauche la brune Marica. Nous suivons l’interminable rue du dix huit juillet ; aux magasins où regorgent les marchandises destinées aux campagnards, succèdent les villas les plus somptueuses, les parcs les plus ombragés ; quintas, huertas, chacras étaient à nos yeux leurs fruits savoureux, et leurs infranchissables clôtures d’agaves, pita, donnent au paysage un aspect tropical. Les saules, les eucalyptus, les peupliers se montrent à de rares intervalles, et notre coche, traîné par de vigoureux coursiers, s’élance dans la campagne.

Marica était ce que l’on appelle une china, au sang indien se mêlait le sang africain : jeune, jolie, elle n’avait que quatorze ans, de grands yeux noirs à sclérotique bleuâtre, particulière à sa race, une chevelure crépue et pourtant longue, des lèvres voluptueuses, et les plus jolies dents du monde ; elle osait à peine me regarder.

Fatiguée par les préparatifs du départ, le cahot monotone de la diligence, la température y aidant, ses paupières s’appesantirent, et de petits coups de tête en avant annoncèrent chez elle une disposition à se livrer au sommeil. Dormant à demi, ne pouvant plus sans doute tenir la tête dans sa position naturelle, elle la pencha de mon côté et chercha sur mon épaule un support tout à propos. Sa respiration paisible et mesurée soulevait régulièrement son sein naissant, mais déjà arrondi par les grâces de la puberté, ma joue effleurait quelquefois son exubérante chevelure, et la moite chaleur de sa charmante tête me produisait une douce sensation.

Le véhicule s’arrête, ma dormeuse se réveille ; le premier trouble du sommeil interrompu ex abrupto passé, ses yeux voilés se fixent sur moi, et je crois voir sur sa figure un léger sourire de remerciement. Le capataz fait entendre le clique claque de son fouet et nous roulons de nouveau. Nous avons dépassé les terres cultivées, et un horizon de mer s’étend devant nous ; c’est le campo, les habitations deviennent rares, le bétail innombrable, et le camino real a disparu sous l’herbe. À droite et à gauche, des masses noires et brunes se mettent en mouvement ; ce sont des troupeaux qui prennent la fuite ; les taureaux beuglent, les chevaux hennissent en secouant leurs longues crinières, les vanneaux, toujours deux par deux, jettent dans l’air leur cri si connu teru-teru, et planent de leur vol indécis ; de longues bandes sinueuses de moutons s’allongent sur les collines, des chevreuils peu farouches dressent hors de l’herbe leur tête couronnée comme celle de nos cerfs, et suivent avec curiosité le passage de la diligence ; des autruches au pied rapide, comme dirait Homère, fendent la plaine, et cherchent une retraite loin de nos regards.

Je suis chasseur, aussi au premier relais, le fusil à la main, fusil à âme lisse il est vrai, je me mets en campagne. L’autruche américaine ne fuit pas l’homme à pied, ce qui revient à dire qu’on peut l’approcher à une cinquantaine de mètres : me voilà tirant, courant, tirant encore et tiraillant toujours, mais l’émotion, la chaleur et mon fusil me font rentrer bredouille. J’étais pourtant content, j’avais fait feu sur des autruches.

Au coucher du soleil nous arrivâmes au relais de nuit, un triste rancho construit en terre, adobe, et couvert en chaume. Le corps de logis se composait de trois salles, une pour les propriétaires, l’autre pour les étrangers, et la dernière servant de salle à manger. Le cuisinier, certes, n’était pas élève de Véfour, mais le voyage nous avait mis en appétit, et nous fîmes honneur au rôti asado, au ragoût, guisado, de viande séchée charque, pilée et bouillie avec du maïs avec force piment aji ; un verre de vin espagnol vino carlon, couleur extrait de mûres, clôtura notre repas. La chambre à coucher était commune, et avait l’aspect d’un hangard ; une dizaine de lits de camp, une simple toile tendue sur un châssis en bois, un grand plat en terre avec de l’eau, une unique serviette et vous aurez une idée de notre boudoir. À la guerre comme à la guerre, je m’étendis tout habillé sur le lit, car je n’avais pas comme mes compagnons l’indispensable poncho, qui sert de manteau et de couverture à tous les voyageurs de l’Amérique du Sud. Fermons les yeux. Le lendemain je fus réveillé de bonne heure par ces gauchos de bonne famille ; tour à tour, ils venaient puiser au plat, dans le creux de leur main, un peu d’eau ; et se frottaient la figure à la façon des chats, un coup du solitaire essuie-mains et tout était dit ; je fis de même.

Quiere usted un cigarillo, me dit mon voisin en me tendant un porte-cigarettes. J’acceptai, muchas gracias señor caballero, j’étais fier de mes quelques mots d’Espagnol. Boun diou, dirait un provençal, quelle cigarette, du papier Joseph au lieu de notre fin Job ! et quel tabac, du marc de café, noir, humide et fort à faire évanouir une hirondelle de cheminée !

Madame et Marica avaient passé la nuit, en compagnie des maîtres du rancho.

Les diligences américaines ressemblent à nos diligences, l’attelage seul diffère : au lieu de nos bons gros chevaux dociles, imaginez-vous six ou huit gaillards à moitié sauvages, redomones, queue coupée, crinière rasée, vifs, farouches, rebelles au moindre attouchement, les oreilles courbées en avant, l’œil en feu, les naseaux ouverts ; leurs conducteurs aussi sauvages qu’eux, ne parviennent à les atteler qu’avec beaucoup de peine ; enfin après mille sauts et ruades ils sont en place. Un cavalier, appelé delantero, prend les devants. À sa selle est attaché un lazo de dix à quinze mètres de long, fixé lui même au limon du lourd véhicule ; comme il n’y aura bientôt plus de chemin tracé, c’est lui qui guidera la course effrénée à laquelle nous allons nous livrer, il évitera les pierres, les fondrières, cherchera le chemin le plus praticable. Notre écot réglé, tout le monde est en place, le capataz s’installe sur le siège, Go head ! Sybarites européens, qui vous vous plaignez de la légère trépidation dans vos moelleux compartiments de chemin de fer, allez faire un voyage dans les plaines du Rio de la Plata, et vous reviendrez avec de meilleurs sentiments ! Les cahots, les secousses brusques, en avant, en arrière, de côté, étaient si violents que souvent j’étais obligé de me tenir à deux mains à la banquette, pour ne pas me briser le crâne contre le plafond de la diligence.

Après deux jours de voyage d’un parcours de soixante lieues, nous arrivâmes à l’estancia du général Muños, un blanco, c’est-à-dire conservateur. La diligence continua sa route vers Cerro Largo, laissant Farrucco à sa gauche, à une distance de six lieues que je devais franchir à cheval : question très grave pour moi qui n’avais pas la moindre notion d’équitation.

Nous entrâmes sur l’invitation de Madame la générale, car son mari était exilé à Buenos-Ayres : ici pas de luxe, une simple habitation, bâtie en pierres il est vrai, blanchie à la chaux, un mobilier très inférieur. Après les salutations d’usage, como esta ? Muy bien, y usted ! para servirla ; Madame J… Marica et moi, nous prenons place sur des sièges. Bientôt arriva le mate traditionnel : dans toute l’Amérique du sud, chez le riche comme chez le pauvre, le mate fait les frais de toute réception. Madame J… me présenta comme nouveau débarqué. Après avoir subi un rude assaut de questions sur le vieux continent, questions auxquelles je dus répondre d’une façon comique, je n’étais encore guère ferré sur la langue de Cervantes, car mes interlocutrices riaient à qui mieux mieux ; mon tour arriva de sucer le fameux mate. Mais avant de continuer, disons ce que c’est que le mate. Le mate, ilex paraguayensis, jerba mate, jerba del Paraguay, est un arbre, d’une taille moyenne, qui croit dans cette région ; la feuille légèrement torréfiée sert de thé, elle est livrée au commerce sous forme de poudre verdâtre renfermée dans des sacs en peau de vache, tercio.

Pour prendre ce thé on en remplit à moitié une noix de coco trouée d’un côté, sculptée et enrichie d’ornements en argent, ou tout autre récipient ayant à peu près la même forme ; on verse par dessus de l’eau chaude, et on se sert d’un tube en argent, bombilla, terminé par une petite pomme d’arrosoir, pour sucer cette infusion ; la pomme d’arrosoir plonge dans le récipient, et empêche les petites parties de jerba de s’introduire dans le tuyau. La domestique, indienne ou négresse, prépare le mate, le présente d’abord à la maîtresse de la maison, qui en suce le contenu à petites gorgées, car ce liquide est brûlant ; elle ajoute de nouveau de l’eau bouillante et le présente à la personne suivante qui le suce également, et ainsi de suite en faisant le tour de la société. J’ai vu cette opération se répéter quelquefois deux, trois et quatre fois ; un vrai gaucho ne se lasse pas de boire du mate, il en prend le matin, à midi, le soir, à toute heure de la journée, tantôt suçant une gorgée de mate, tantôt humant une bouffée de sa cigarette. Pour l’Européen bien élevé, ce manège a quelque chose qui, de prime abord, lui inspire une certaine répugnance d’être obligé de sucer au tube où tout le monde a sucé ; car essuyer la bombilla serait une grande inconvenance, une insulte. Mais le mate est un liquide qui plaît et auquel on se fait aussi facilement qu’au thé de Chine. Pris tel quel, on l’appelle mate amargo ou cimarron, et, avec addition de sucre, mate dulce ; ce dernier est préféré par les femmes et les personnes aisées.

Mon tour donc arriva, et voulant opérer comme tout le monde, je portai la bombilla à mes lèvres et suçai ; mais une grimace horrible fit rire tous les assistants, les larmes me vinrent aux yeux ; et après un nouvel essai, je passai le mate à ma voisine. J’avais aspiré trop fort et m’étais brûlé les lèvres et la langue. Comme je l’ai déjà dit, ce breuvage doit se prendre à petites gorgées, et le grand talent consiste à le prendre aussi bouillant que possible ; un mate froid est dédaigné par un Américain.

Le moment du départ arrivé, je remercie Madame la générale avec force poignées de mains ; Madame J., grâce à son embonpoint devait faire le trajet en carriole et prendre soin des bagages.

On me présente un cheval, probablement le plus doux et le plus vieux mancaron de l’estancia ; je ramène les rênes et monte ; Marica, aussi à cheval, devait être ma protectrice.

Vamos, me dit la China, et elle part au galop. Mon cheval la suit. Quant à moi, d’une main tenant les brides, et de l’autre le pommeau de la selle, je cherche à maintenir l’équilibre autant que possible ; je crie à la jeune fille d’aller moins vite ; elle s’arrête, en me regardant de cet air moqueur avec lequel tous les Américains du Sud regardent l’étranger, gringo, qui ne sait pas monter à cheval.

Nous nous plaçons de front, et elle me donne, dans son langage coloré, les premières notions de l’art du célèbre Franconi. Peu à peu je me fais au mouvement du bucéphale, et, excité par ma jeune compagne, je risque un galop sans me tenir avec la main.

Mira usted alla lejos es la Capilla, regardez là-bas, c’est la Capilla, s’écria-t-elle. En effet, dans le lointain je distinguai une habitation et de nombreux arbres ; nous eûmes quelques pasos de rivière à franchir, car les ponts sont inconnus dans ces régions, et chevauchant plus gaillardement, nous arrivâmes à Farrucco.





V

FARRUCCO.

AUGUSTE T… ET PEDRO H… — LE DOCTEUR. — BLANCOS Y COLORADOS. — PREMIERS COUPS DE FUSIL. — LA CALANDRIA. — L’IGNARE. — UNE PÊCHE. — ARRIVÉE DE J… — LES PIGEONS. — LES CANARDS. — J’ACHÈTE UN CHEVAL. — LE ZORILLO. — UN GAUCHO DE MAUVAISE MINE. — JE SUIS PEINTRE. — UN PRÊTRE. — BLESSURE À LA TÊTE.

Séparateur



D eux employés de J…, Auguste T… et Pedro H…, nous reçurent. Je mis pied à terre et donnai la main à ces deux braves garçons avec lesquels je devais désormais passer mon existence : ils étaient Français. Mes nouveaux amis ne purent s’empêcher de rire en voyant ma démarche ; courbé en avant, les jambes écartées, je m’avançais comme un impotent ; une première course à cheval m’avait raidi les muscles ; ce fut l’affaire de quelques jours.

La Capilla de Farrucco est une ancienne bâtisse, dont la construction remonte à l’occupation espagnole : son nom lui vient d’une chapelle y attenant et appartenant à J… J’entrai dans une première cour formée par les bâtiments de dépendances, un corridor voûté me donna accès dans une seconde cour, entourée par la chapelle et l’habitation du maître que gardaient deux vigoureux molosses, Niatungo et Pistola. Le tout n’a qu’un rez-de-chaussée, à toit plat ; dans l’angle sud s’élève une tour carrée, appelée mirador, du haut de laquelle, en cas d’alerte, on peut inspecter l’immense plaine des environs. À gauche de la porte d’entrée un petit potager, et en face une grande huerta, jardin entouré de piquets entrelacés en forme de claie et planté de pommes de terre, de maïs et de melons d’eau, sandia.

On me présenta un troisième compagnon, le docteur Jean B…, ancien tailleur de régiment. Le brave homme, entiché de la méthode curative de Raspail, avait fait provision de camphre et d’aloës succotrin, s’était dirigé vers Montevideo, et avait obtenu des autorités locales le droit d’exercer la médecine à la campagne. Le camphre et l’aloës, selon lui, devaient guérir tous les maux, depuis la péricardite jusqu’au diabète. Notre médecin en herbe prenait la chose au sérieux, avait la plus haute opinion de sa médication et se faisait payer des honoraires aussi élevés que les plus fameuses célébrités de Paris ou de Londres. Il exerçait aussi la chirurgie ; ses instruments consistaient en un canif et une paire brucelles : nous en parlerons plus tard.

À l’époque de mon arrivée, la chapelle était desservie par un vieux padre cura espagnol hypocondre, qui mourut quelque temps après ; j’aidai à le porter en terre ; qu’elle lui soit légère !

Après avoir soupé d’une façon assez gaie, nous nous retirâmes. Pedro alla rejoindre sa fiancée qui habitait un rancho des environs ; je suivis Auguste au magasin, notre dortoir commun. Il m’offrit un lit de camp, mais je préférai le comptoir ; j’y étendis un léger matelas, et me voilà sous ma couverture. La couchette n’était pas à ressorts ; qu’importe, j’étais content d’avoir un peu de misère. Les magasins de la campagne pulperia, se ressemblent tous au Rio de la Plata : véritable capharnaum de marchandises les plus hétérogènes, sucre, tabac, fromage, chaussures, poudre, plomb, habillements, liquides, mercerie, bimbloterie, tout ce que vous pouvez vous imaginer, se trouve là.

Le comptoir donnant sur la porte d’entrée est grillé, ainsi qu’une large fenêtre au fond du magasin, de sorte que personne ne peut pénétrer dans l’intérieur ; cette précaution est prise contre les maraudeurs et les petits partis politiques qui, à chaque instant, parcourent et ravagent le campo, pour la plus grande gloire d’un cabecilla, chef de parti quelconque.

Le terrain politique de l’Uruguay est divisé en deux camps, blancs et rouges, blancos y colorados. Les blancs, comme je l’ai déjà dit, sont les conservateurs, le parti de la campagne, des propriétaires ruraux ennemis de l’immigration et du progrès. Les rouges sont les républicains, les avancés : ce parti a pour base la ville de Montevideo ; progrès et liberté sont sa devise. Ces deux partis sont tellement hostiles l’un à l’autre que, depuis la déclaration d’indépendance, en date du dix neuf avril 1825, ils ne font que lutter. Malheureusement ces luttes ont pour conséquence des égorgements, des déprédations continuelles, elles ruinent l’éleveur et mettent le plus grand obstacle à la prospérité et à la richesse de ce pays. Aussi les finances sont-elles languissantes, la douane est entre les mains des étrangers, l’État est obéré par des emprunts faits à chers deniers, et ce n’est qu’une main capable, ferme, loyale et généreuse, qui pourra mettre un terme à cette situation désastreuse.

L’Uruguay, avec son climat admirable, son sol vierge, d’une fertilité extraordinaire, peut ouvrir son sein à des millions d’immigrants qui y trouveront le bonheur et la fortune.

Comme j’étais à la Capilla en simple amateur, et que je ne touchais aucun traitement, je ne m’occupais pas beaucoup du magasin, donnant la main un peu partout, et travaillant pourtant quelquefois sérieusement comme on le verra par la suite. Je passais mon temps à chasser, et à courir la plaine autant que possible. Mes premiers coups de feu furent dirigés contre les habitants ailés de la huerta, et des gros ombus qui ombrageaient les alentours de Farrucco. L’ombu, ficus ombu ; est un arbre très gros et élevé, aux branches étendues, qui a assez de ressemblance avec les baobabs du Sénégal, à l’ombre desquels j’ai déjà eu la faveur de passer quatre années, sans être emporté par le climat meurtrier et les maladies de ce pays de feu et de sable.

Sabias, perruches, vanneaux, tourterelles tombaient sous mon plomb meurtrier. J’épargnai l’ingénieuse calandre, oiseau plus gros, mais dans le genre de notre alouette, qui construit son nid sur les vieux troncs d’arbres, les poteaux ; ce nid est fait en terre comme celui des hirondelles, mais à deux compartiments ; une chambre pour la famille et une antichambre attenant au trou d’entrée, où se tient en observation ou le mâle ou la femelle ; cet oiseau est respecté des indigènes. Le siete colores, magnifique petit oiseau aux couleurs les plus vives et les plus variées qui tombe et meurt de froid, au moindre vent du Sud, notre vent du Nord, eu égard à la latitude où je me trouve. Le cardinal huppé à tête rouge, si recherché dans nos volières, et une quantité d’autres : leurs jolies voix, leurs charmantes couleurs les mettaient à l’abri de mes coups.

Les vanneaux sont très nombreux dans l’Uruguay, et peu sauvages : ils se tiennent près des habitations : leurs ailes sont armées d’un petit éperon, et en quelques instants on peut se procurer un salmis délicieux.

Les pluviers, chorlito, abondent aussi, mais ils sont plus difficiles à approcher ; leur chair est exquise et digne de figurer sur la table du plus fin gastronome.

Curieux de connaître les environs de la Capilla, le fusil sous le bras, je descendais une colline au bas de laquelle serpentait un mince ruisseau aux capricieux méandres, caché sous le fouillis d’une luxuriante végétation aquatique. Tout à coup j’aperçois un animal tenant du lézard et du crocodile : je m’arrête, mon cœur de jeune chasseur bat à me rompre la poitrine, et un léger mouvement fébrile s’empare de mes membres. J’étais à vingt pas, je mets en joue et feu… mon plomb no 4 a fait merveille ! Le saurien se roule, fait des courbes à droite, à gauche, et brandit la queue en l’air, un tremblement convulsif parcourt son corps, il avait cessé de vivre. Je m’avance : c’était un lézard, un de ces beaux lézards d’Amérique, une iguane, lacerta iguana, longue de cinq pieds, aux belles couleurs vertes, jaunes et noires. Triomphant je rentre avec mon butin. À la bonne heure M. Albert, me dit madame J…, nous allons avoir un bon plat, une bonne fricassée. En effet, l’iguane fut écorchée, mise au pot, et servie avec une sauce poulette ; elle fit les délices de la maîtresse de la maison, des employés, et les miennes également. Le docteur seul, docteur qui n’avait jamais vu d’amphithéâtre, n’y toucha pas.

L’iguane a pour repaire un trou creusé sous les rochers ou sous les racines des gros arbres ; elle est très rapide à la course, et ses mâchoires armées de dents aiguës sont redoutées des indigènes, à cause de ses dangereuses morsures. Elle est très friande des œufs d’autruches, et quand elle en découvre, comme la coquille est très résistante et offre peu de prise à ses dents, à l’aide de ses pattes de devant, elle en tire un hors du nid, recule d’une dizaine de pas, s’élance, et en passant à côté de l’œuf, elle lui donne un vigoureux coup de queue ; l’œuf est brisé, et le contenu bientôt avalé. Cette ruse m’a été affirmée par des estancieros dignes de foi.

Auguste était pêcheur, et avait posé des nasses dans une des rivières du voisinage ; il m’invita à aller les retirer. Je n’avais pas encore de monture, il me sella un cheval de l’établissement, et au petit trot — je n’étais encore qu’apprenti cavalier — nous nous dirigeâmes vers le cours d’eau. C’était une rivière encaissée, aux berges très élevées ; au fond du ravin l’onde coulait claire et pure ; la tralarira, poisson ressemblant à notre truite, y abondait. Nous attachons nos montures aux arbres du bord, et descendons. Maigre prise : deux poissons, d’une livre chacun, étaient entre nos mains. Nous gravissons l’escarpement, et arrivés au faîte, un bruit tumultueux se fait entendre : pendant que nous étions occupés à retirer les nasses, une troupe de chevaux sauvages, curieux sans doute, s’étaient approchés des nôtres, et à notre vue, fuyaient à qui mieux mieux dans la plaine. Mon cheval, effrayé aussi, rompit ses liens, et se mêla à la bande. Que faire ? Auguste de suite saute à cheval. Attendez, me dit-il, je vais tâcher de le rejoindre ! et au grand galop il se mit à la poursuite de ma bête.

Mais plus il courait, plus les fuyards redoublaient d’ardeur, de sorte que, se voyant dans l’impossibilité de les atteindre, il se dirigea vers une habitation voisine et s’informa à qui appartenaient ces chevaux. Ce sont les miens, répondit le maître de la maison. Auguste le connaissait, lui raconta la chose, et le pria de faire ramener l’animal à la Capilla. Pendant ce temps, voulant suivre mon compagnon des yeux, je m’étais éloigné de la berge d’une vingtaine de mètres ; en me retournant, j’aperçois un troupeau de vaches et de taureaux, m’examinant, et de près, avec de grands yeux étonnés ; une peur subite m’envahit, rapide comme l’éclair, je me dirige vers la rivière, et monte sur un arbre. Auguste me retrouva dans cette position ; j’étais encore novice, un simple cri eut fait fuir ces bêtes. Mon ami me prend en croupe et nous regagnons Farrucco. Au passage d’une petite rivière, une vache venant de vêler se dresse hors des herbes et nous regarde d’un air courroucé en beuglant. Auguste lui ayant répondu par un cri à peu près semblable, l’animal s’élance sur nous, et ce n’est qu’en nous servant de la cravache, que nous échappons à sa fureur. Je n’étais pas à mon aise, je vous l’avoue.

J… ayant terminé ses affaires à Montevideo, nous rejoignit à Farrucco, et alors commença pour moi une série de chasses très attrayantes.

La huerta était, comme je l’ai déjà dit, entourée de piquets, et le maïs mûr avait pour ennemis naturels des bandes de gros pigeons sauvages, semblables à nos bisets silvestres. Ces oiseaux arrivaient a l’aube, et se posaient sur les piquets avant de se livrer à leurs larcins. Je les attendais, et, quand une bonne partie de pieux étaient garnis de leur vigie emplumée, placé en oblique, je faisais feu ; quantité de volatiles dégringolaient et variaient le menu de nos appétits gastronomiques. Ces pigeons sont très nombreux, on peut en tuer beaucoup, à tel point que mon carnier de chasseur étant insuffisant, Je me munissais d’un grand sac pour emporter mes hécatombes.

Moyennant une onze d’or j’avais fait l’acquisition d’un cheval isabelle, haut sur jambes, tête fine, vif, mais doux, quoique capricieux quelquefois, des jarrets d’acier, avec des yeux noirs semblables à ceux d’une gazelle. Bayo était son nom. Pauvre bayo ! il m’a été volé par les révolutionnaires comme on le verra par la suite. J’avais reçu un harnachement complet de Montevideo.

À une dizaine de kilomètres de la Capilla, les terrains sont entrecoupés de nombreuses lagunes où canards et sarcelles barbotaient en paix.

Aux armes, Albert ! me dit J… à cheval ! nous allons rendre visite aux canards ! Nous sommes en selle et chevauchons. Arrivés à une certaine distance des lagunes, nous attachons nos chevaux aux grandes pailles de la prairie, et leur mettons la manea aux pieds de devant (la manea est une lanière de cuir cru en forme de huit) ; à l’aide de boutons et boutonnières, cette lanière enlace les pieds du cheval et l’empêche de prendre la fuite. Nous examinons les amorces de nos fusils, et rampons comme des tigres ; les hautes herbes des rives empêchent les trop confiants oiseaux de nous voir. Arrivés au bord, masqués par un rideau de verdure, nous nous plaçons à plat ventre. Comme c’est beau, me disait J… ; si nous avions cela en Europe ! Nous attendions que, dans leurs ébats, les canards se fussent bien groupés, et alors, au commandement donné bien bas, nous nous trouvions côte à côte ; une, deux,… nos détonations faisaient vibrer les échos, et à l’instant debout, nous saluions encore les fuyards d’une salve meurtrière. Dix, quinze canards battaient de l’aile et agonisaient sur le champ de bataille. Les lagunes étaient peu profondes, et nous entrions hardiment dans l’eau pour saisir nos proies.

Nous rencontrions souvent un oiseau solitaire, aussi gros que notre oie domestique, gris de fer, le bec long et recourbé comme celui des courlis, appelé banduria par les indigènes ; méfiant il s’envole, mais pour se poser une centaine de mètres plus loin ; j’en ai poursuivi bien souvent et longtemps, mais tirant toujours à trop longue portée. J’ai pourtant réussi à en tuer quelques-uns par surprise, et leur chair volumineuse et succulente fut une bonne récompense de mes peines. Le chaja ou kamichi, au plumage noir et blanc, a la chair légère, boursoufflée, puante, et le corps couvert de vermine ; les pennes des ailes de cet oiseau ont la grosseur d’un doigt.

Au retour d’une excursion palmipèdicide, à la nuit tombante, nous galopions tranquillement, quand tout à coup j’aperçus un petit animal peu farouche, fouillant l’atmosphère et la prairie de son museau investigateur ; il était noir, avait la queue longue et fournie et deux raies blanches et parallèles, courant le long de l’épine dorsale, le rendaient tout mignon.

Oh la jolie petite bête ! Prenez-la, interrompit J… Bientôt je fus à terre, passai les rênes de mon cheval à mon compagnon et me dirigeai vers le quadrupède, gros comme un chat de petite taille. Je le saisis, mais quel n’est pas mon étonnement de le voir me présenter son postérieur ; en même temps il me happe la main gauche entre le pouce et l’index, serrant bel et bien comme un étau. Me voilà pincé, impossible de lui faire lâcher prise ; j’ai beau lui serrer le cou de la main droite, ses crocs s’enfoncent davantage dans les chairs. Et J… de rire à se tordre. Pour comble de malheur, voilà mon petit animal qui me lance, et cela à coups redoublés, sur mes guêtres, il est vrai, un liquide d’une odeur à renverser un égoutier. J… descend de cheval, et à l’aide de son couteau, arme inséparable de l’Américain du Sud, il force le petit drôle à desserrer les dents. C’était une mofette, zorillo, viverra mephitis. Très commun dans les prairies où il creuse son terrier, ce carnassier, aussi gentil par ses formes et son pelage que repoussant par son odeur, a près de l’anus une pochette qui est une véritable défense. Ne fuyant pas devant ses ennemis, il les bombarde de son liquide infect, et force les plus audacieux à reculer. J’ai vu des chiens recevoir une décharge sur le museau, se sauver en hurlant, et frotter leur tête contre terre pour se débarrasser de cette puanteur insupportable. J’ai opéré la section d’une poche, et j’y ai trouvé une matière jaune soufrée ; mes guêtres en ont conservé l’odeur pendant les trois années de mon séjour dans l’Uruguay.

À cette époque s’est passé un fait qui aurait pu me coûter la vie.

Le pays était en révolution. Tour à tour des bandes armées, les unes le ruban blanc au chapeau ou à la lance, les autres le ruban rouge, parcouraient la campagne. Il était trois heures de l’après-midi. Pedro était absent, Auguste faisait du pain, J… et moi nous nous trouvions au magasin. Par la grille du fond — car la porte d’entrée de la pulperia est toujours fermée en temps de guerre, et on ne sert les clients que par les barreaux de cette grille, dont la tablette arrivait à hauteur des coudes, le mur pouvant avoir un mètre d’épaisseur — par cette grille, dis-je, nous voyons arriver un cavalier à toute bride.

Albert, s’exclama J…, si cet homme demande quelque chose, ne la lui donnez que contre remise préalable du prix ; et surtout faites attention.

Bien, mon patron, et il disparut. Le cavalier arriva.

Caña, s’écria-t-il d’une voix tonnante, de l’eau-de-vie !

Si usted tiene dinero le daré caña. Si vous avez de l’argent, je vous donnerai de l’eau-de-vie.

Caña, carajo ! et il brandit son sabre contre les barreaux.

Je lui fis la même réponse.

Gringo de m… te voy a matar. Étranger de rien… je vais te tuer, et tirant un pistolet il le braqua sur moi.

Vif, comme la poudre, je m’affaissai, et laissa ce mécréant s’escrimer contre la grille. Tout le répertoires des jurons du gaucho fut passé en revue, et avec des intonations à faire trembler un être humain. Fatigué d’attendre, il se retira à une quarantaine de mètres, et assis sur un quartier de rocher, il se mit à tirailler à balle contre le magasin. Je me relevai, allai chercher ma carabine, fut trouver J… et lui racontai le tout en disant :

Faut-il loger une balle dans le cœur de ce vaurien ?

Non ! Non ! si ses compagnons découvraient son cadavre, ils mettraient tout à feu et à sang.

Ce forcené, fatigué d’user en vain poudre et balles, enfourcha son cheval et s’en alla au petit trot. Je brûlais pourtant d’envie de m’en servir comme de cible.

À bas les armes, me voilà peintre ! Mon patron, ayant fait venir de Montevideo des feuilles de zinc cannelées pour couvrir une construction, j’eus pour mission de les mettre en couleur. En bras de chemise, le pinceau à la main, je me mis au travail, avec un tel entrain et une telle dextérité, que certainement on m’eut cru fils de barbouilleur. Qu’importe, Lincoln était bûcheron, et Pierre le Grand, charpentier.

Le vieux curé qui mourut à Farrucco, fut remplacé par un prêtre italien. Maigre, le teint blafard, les yeux cernés, la figure mince et ridée avant l’âge, une bouche énorme, semblable à la plaie d’un coup de sabre, sale, de mauvaises dents, une haleine repoussante, tel était le serviteur de Dieu. Il avait le regard cynique, et plus d’une fois avant de dire la messe, je l’ai vu avaler de l’eau-de-vie, sans doute pour avoir le courage de perpétrer ses atrocités. L’Italie hors du giron de laquelle est sortie la religion catholique, est une marâtre qui l’étouffera dans ses bras sacrilèges !

Ce prêtre ne faisait que jurer, et les paroles les plus honteuses sortaient de sa bouche. Il n’avait qu’un talent, il était bon cuisinier, et nous préparait d’excellents tagliati et ravioli que je mangeais à contre-cœur. Je ne parlerai plus de cet être abject, car je ne tarirais pas, tellement ses crimes sont nombreux. J’ai observé que les prêtres qui s’expatrient, comme aussi j’ai pu le remarquer au Sénégal, ne sont pas des modèles de vertu ! loin de là ! à Dieu ne plaise !

Un autre accident qui aurait pu avoir des suites fâcheuses, m’arriva quelque temps après. J… et moi, après avoir défriché un terrain tout touffu d’orties que j’arrachais bel et bien avec les mains — le métier de peintre les avait mises à l’abri des brûlures — nous étions occupés à le clôturer pour le préserver des bêtes à cornes. Le terrain était dur, J…, armé d’une houe, s’efforçait de le rendre meuble, moi, une barre à mine en mains, je faisais des trous pour y planter des piquets : quand tout à coup, par mégarde sans doute, il m’asséna sur la tête un coup de houe qui m’étourdit. Le choc avait été formidable, j’étais aveuglé par le sang qui coulait en abondance. Qu’avez-vous fait, m’écriai-je ? Et tout chancelant je me dirigeai vers un tronc d’arbre. J… jette l’instrument, me prend par le bras, m’accable de caresses, me demande pardon, m’entraîne vers l’habitation, et me fait avaler un grand verre d’eau avec force gouttes d’arnica. Madame, Auguste, Pedro, la China, tout le monde accourt. Ay mi Dios ! pobre amigo ! pobre Alberto ! furent leurs exclamations. De suite J…, muni de ciseaux, me tondit le crâne autour de la blessure, me lava avec de l’arnica, rapprocha tant bien que mal les bords de la plaie, y appliqua une compresse, me noua un mouchoir par dessus, et me voilà invalide pour quelques jours. Il faut réellement qui j’aie un crâne d’Africain pour n’avoir pas été assommé. On m’assigna une chambre pour moi seul, avec un bon lit, et tous les soirs, Marica venait me voir à la dérobée. Comme elle savait me procurer ses caresses ! Je la pressais dans mes bras et déposais sur ses grosses lèvres toutes brûlantes un baiser de remercîment. Contente, elle s’enfuyait tout effarouchée.

Ma guérison ne se fit pas attendre. Une cicatrice, visible encore aujourd’hui, me rappellera toujours cet évènement.



V

LE CARPINCHO.

LES VOLEURS DE CHEVAUX. — TIO LUIS. — LE CHOCLO ET LES SANDIAS. — JE DEVIENS BON CAVALIER. — LES SARIGUES. — PEDRO BLESSE UN INDIEN. — DEUX ACCIDENTS DE CHASSE. — LE GAUCHO. — JOLI COUP DE CARABINE. — CHASSE AUX PERDRIX.

Séparateur



J …, ayant besoin de cordes pour raccommoder un coral, m’invita à une chasse au carpincho, car la peau de cet animal, très épaisse et grasse, coupée en lanières, fournit des liens qui ont une longue durée. Le coral est un enclos en bois, où l’on enferme les chevaux qui doivent servir de monture. Dans cet enclos on peut facilement les approcher pour les brider et les seller ; dehors, un cheval cherche toujours à s’échapper, et on ne peut alors le prendre qu’au lazo ou avec les bolas dont je parlerai plus loin. Nous sommes en route de bonne heure, et cette fois-ci j’avais pour arme ma carabine. Après avoir galopé longtemps, nous arrivâmes à un endroit que J… connaissait pour être très fréquenté par cet amphibie ; effectivement il me montra à une distance de cent cinquante mètres un point roux, à moitié caché par les herbes, très hautes en cet endroit.

N’approchons pas davantage, me dit-il, il prendrait la fuite ; vous avez une bonne carabine, vous pouvez le tuer d’ici. Piqué d’honneur, je mets pied à terre, m’avance de quelques pas, et ajuste avec soin ; la capsule seule partit : l’animal continuait à ronger l’écorce des jeunes arbrisseaux, je fais feu du coup gauche, même résultat. Accroupi, j’amorce de nouveau, après avoir eu soin de verser un peu de poudre dans les cheminées, et me voilà de nouveau en position ; je vise à la tête, une détonation formidable ébranla la vallée, mon coup avait porté ; l’animal fait un bond en l’air et retombe comme une masse. Nous nous approchâmes, la balle avait traversé la tête : Bravo Albert, voilà un coup de maître. J’étais tout fier. L’animal était de taille moyenne ; après l’avoir vidé, mon patron l’assujettit sur le derrière de sa selle, et nous reprîmes le chemin de la Capilla. Mon compagnon prétendait l’emporter tout entier, me promettant un succulent ragoût ; en effet le carpincho jeune n’est pas à dédaigner comme gibier.

Le carpincho, cabiai, sus palustris, famille des rongeurs, est un animal qui peut atteindre le poids de cinquante à cent kilogrammes. Pelage roux à poils rudes et rares, pas de queue, oreilles courtes, incisives énormes, cet amphibie vit autant à terre que dans l’eau, et pousse un grognement semblable à celui de notre porc domestique. Il fréquente les bords des rivières ou ruisseaux couverts d’arbres et de broussailles, dont il ronge l’écorce à une hauteur de soixante centimètres à un mètre.

Le lendemain je partis seul avec des intentions hostiles contre ce rongeur ; j’avais emporté un fusil à âme lisse, espérant rencontrer du gibier à plumes ; J… devait me rejoindre plus tard. Je me dirigeai vers le Rio de las Palmas. Arrivé à l’entrée d’une clairière parsemée de touffes d’arbrisseaux, je vis, dans le fond, poindre hors de l’herbe, le dos d’un cabiai de forte taille. J’attachai mon cheval à un arbre et, en tapinois, je me dirigeai du côté de l’animal. Le carpincho ne s’écarte jamais beaucoup des rives de la rivière qui doit lui servir de refuge en cas d’alerte ; connaissant déjà cette particularité, je me glissai entre l’animal et la rive éloignée d’une cinquantaine de pas. Je me lève sur la pointe des pieds, le cou tendu en avant, et aperçois mon carpincho à quinze pas devant moi, rongeant toujours ; je m’approche davantage et regarde de nouveau ; l’animal ne bougeait pas et me présentait le flanc gauche. Le nez en l’air il humait l’atmosphère, à petits coups ; mais j’avais bon vent et cinq pas seulement me séparaient de ma victime. Mon fusil était chargé avec du trois ; à genoux, j’épaulai, visai au défaut de l’épaule et fit feu ; une masse informe passa à côté de moi, me renversant à moitié et se dirigeant vers la rivière ; aussitôt debout je suivis la direction prise par l’amphibie, et le trouvai couché sans vie au pied d’un arbre. Je me mis à l’écorcher, opération très difficile, car la peau et la chair ne faisaient qu’un. Je fus chercher mon cheval, et essayai, mais en vain, de charger la dépouille d’un poids élevé, graisseuse et glissante. Bayo, quelque peu effrayé, ne tenait pas en place. Mais bientôt parvinrent à mes oreilles les appels de mon patron ; je lui répondis par un houboub de chasseur, et à nous deux, nous chargeâmes la peau sur le dos de mon pauvre bayo qui soufflait d’effroi en imitant le son d’une trompette.

J’eus occasion, quelques jours après, de voir un cabiai femelle adossé contre un arbre au bord de l’eau, avec six ou sept petits tétant et se bousculant les uns les autres. J’avais la carabine, mais j’oubliais que la hausse fixe était pour tirer à cent mètres ; je visai à la tête, mais quel ne fut mon dépit de voir à l’éclat de l’écorce de l’arbre que ma balle avait frappé trop haut ; et la brave mère de plonger avec toute sa famille.

L’Uruguay possède un pic qui, à l’encontre de celui de nos bois si sauvage, est tout à fait domestique ; il ne quitte pas les habitations, surtout celles en pierres, dans les interstices desquelles il construit son nid ; même vol scandé que celui du nôtre, et même cri perçant. On l’appelle carpintero ; son plumage est mélangé de gris et de jaune, avec des nuances rouges à la tête et aux ailes.

Des bandes de partisans continuaient à passer, quand un jour, le nègre Tio Luis, domestique à la Capilla, vint prévenir J… que des soldats avaient volé nos chevaux. Bayo était du nombre. Dans la première cour de l’habitation se trouvaient quelques vieux serviteurs très doux, et qu’on avait réussi à enfermer avant l’arrivée des voleurs. Albert, me dit mon patron, si vous avez du courage, à cheval, et nous allons délivrer nos bêtes ! Mon rifle fut chargé avec soin. J… avait une carabine Minié ; nous sautons sur nos montures, sans bride ni selle et sortons. Le noir nous indiqua la direction des fuyards : après avoir trotté une dizaine de minutes, arrivés au penchant de la colline, nous apercevons deux indigènes, assis par terre, mangeant tranquillement un morceau de viande froide et tenant leurs chevaux par la bride, les nôtres étaient attachés à la queue des leurs. J… saute à terre et s’écrie, Albert ! restez là, si vous voyez le moindre mouvement hostile, vous ferez feu ! Bien, mon patron : j’arme ma carabine, bien décidé à coucher par terre le premier qui aurait levé la main. Une vingtaine de mètres nous séparaient. J… s’avance hardiment, tire son couteau, coupe les lanières de cuir qui retenaient nos bêtes captives, et leur fait rebrousser chemin. Aucun des gredins n’osa dire mot, et ils eurent raison, car certainement leur sang eût rougi la prairie. Nous rentrâmes fort satisfaits, car cette scène eut pu prendre une tournure tragique.

Tio Luis, grand nègre né en Afrique, au Congo, d’une stature et d’une force athlétiques, malgré son âge avancé — car les tire-bouchons de sa chevelure étaient gris, et quand un nègre grisonne, on peut dire qu’il est vieux — était conservé à la Capilla plutôt par compassion, que pour les services qu’il était à même de pouvoir rendre ; il s’occupait du verger, et surveillait les semis de maïs et de pastèques. C’est lui qui me fit manger les premiers melons d’eau, sandia ; il prétendait que pour être bons, il fallait les cueillir à la pointe du jour, et les manger sur place ; de cette façon ils conservaient la fraîcheur de la nuit : il avait raison. Il me fit aussi goûter des épis de maïs encore verts, choclo rôtis dans leur enveloppe blanche et tendre ; c’était délicieux, et bien souvent nous nous régalions à belles dents.

À force de courir la campagne, presque toujours à cheval, j’étais parvenu à être assez bon cavalier, ou pour mieux dire, j’étais solide en selle. Mon cheval, haut sur jambes, filait comme l’éclair, et aurait rendu des points à beaucoup de coursiers du turf européen. Seul dans la plaine, poursuivant le chevreuil ou l’autruche, je me livrais à des steeplechase vertigineux, si bien qu’un indien me proposa une joute ; l’indien a un profond mépris pour le cavalier européen.

J’acceptai, car je connaissais mon cheval. Différents indigènes m’en avaient souvent vanté les qualités. C’était le matin de bonne heure ; un de mes amis de Montevideo, M. D…, gendre de M. H…, se trouvait à la Capilla, et j’étais fier de lui montrer mes progrès.

Les distances sont indiquées : six cents mètres environ ; nous plaçons nos bêtes de front ; j’avais sellé ma monture avec précaution, j’avais fortement assujetti la sous-ventrière, et, pour imiter mon concurrent, j’étais nu-pieds, l’orteil passé dans les étriers, et attentif au signal du départ. Hop !!! et nous filons : Bayo, les oreilles couchées en arrière, la tête au vent, les naseaux ouverts, rivalisait de vitesse avec son adversaire ; nous étions côte à côte : penché sur les étriers, le corps en avant, j’excitais ma monture de la voix, et bayo s’allongeait ; une distance de cent mètres nous séparait du but, hai, hai ! je lui donne un vigoureux coup de cravache, il redouble d’ardeur, dépasse l’indien… et j’arrive vainqueur. J’eus toutes les peines à arrêter mon brave cheval ; il eût couru jusqu’au bout du monde, enfin un trot saccadé mit fin à son élan. Encore une victoire ! je comblai bayo de caresses.

Un matin, je me promenais dans la huerta, le fusil sur l’épaule, sans but fixe, pensant à ma famille, à Liège, à mes amis. Machinalement je me dirigeais vers un ombú, sans doute attiré par son ombrage ; l’atmosphère était tiède et prêtait à la mélancolie. Je m’assis sur une grosse racine sortant du sol et donnais cours à mes rêveries.

Un bruit semblable au ron ron d’un chat attira mon attention ; je prêtai l’oreille, et mes yeux investigateurs fouillèrent le terrain. Un second ron ron se fait entendre : Diable, me dis-je, c’est près de moi ! je me lève, et mon regard rencontre un trou creusé sous la racine qui m’avait servi de siège. Je m’approche et entends un vacarme infernal sortir d’un terrier ; je ne distingue pourtant rien. Une idée me vient : saisissant une grosse pierre, je la place sur le trou et d’un pas leste, je rentre au logis. Je fais part de ma découverte à J… Caramba ! Ce sont des sarigues, que Tio Luis se munisse vite d’une houe, je vais chercher mon facon, et nous allons déloger les marsupiaux. Le facon, arme favorite du gaucho, est un grand couteau à lame effilée, aussi long qu’une épée.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Tous trois nous nous dirigeons vers l’ombú, la pierre est enlevée, et Tio Luis commence le déménagement avec vigueur ; le vacarme devient de plus en plus distinct, encore un peu de patience, et nous allons atteindre notre proie. Halte ! un sarigue montre son museau, J… écarte le nègre, et, armé du facon, il s’apprête à transpercer la malheureuse bête ; une racine le gêne, il la saisit de la main gauche et plonge son épée dans le trou ; mais, dans sa précipitation, la lame glisse le long de la racine, et entame fortement la main de mon patron. L’animal aussi avait été atteint ; quelques coups de houe le mettent à découvert, c’était un mâle. Le nègre redouble d’ardeur, et successivement sont immolés la mère et quatre petits déjà de forte taille. C’est un mets recherché des habitants de la campagne ; piqué d’ail, rôti et servi froid, un sarigue mérite réellement de figurer sur une table ; sa chair blanche et savoureuse rappelle tout à fait celle du cochon de lait.

Qui ne connaît le sarigue, comadreja, didelphis manica ? Cette charmante bête, au pelage assez long, noir, gris et jaune, aux oreilles roses et transparentes, la queue dégarnie de poils, a sous le ventre une poche, dans laquelle sont renfermées une douzaine de petites mamelles. J’ai tué des sarigues femelles et à l’ouverture de la poche j’ai été tout étonné de trouver attaché à chaque tette, un petit sarigue de la grosseur d’une noisette. Oh nature, il faut s’incliner devant ton génie ! Fuyant le grand jour, le sarigue ne sort que la nuit et, à l’instar de nos fouines, il dévaste les poulaillers.

Vers la fin de février, la chaleur était torride ; nous étions couchés à l’ombre faisant un brin de sieste, quand Pedro entra tout à coup. Il avait le visage pâle, ses yeux bisques roulaient dans leurs orbites, et ses lèvres frémissantes étaient l’indice d’une grande colère ; maldito, sea Dios, lo he matado, s’écria-t-il.

Que, que hay Pedro ? et il nous raconta qu’étant allé voir sa fiancée, il l’avait trouvée en compagnie d’un concurrent indien des environs ; elle aussi était de descendance indienne ; une altercation s’étant élevée, des insultes on en vint aux mains, et Pedro avait logé deux balles de revolver dans le corps de son adversaire.

De suite, le docteur, désireux de montrer sa science, se mit en route pour aller donner ses soins au blessé. Je l’accompagnai ; l’habitation de la china se trouvait à un kilomètre de la Capilla, modeste rancho, nous entrons et trouvons un homme couché sur un grabat, blasphémant à combler Lucifer de bonheur ; la jeune fille, accroupie dans un coin, invoquait tous les saints du paradis, et ils sont nombreux dans le calendrier espagnol. Jean B… tira ses brucelles, orna son nez d’énormes lunettes et examina les blessures ; l’indien avait une éraillure au ventre et un projectile dans la cuisse ; les vêtements avaient amorti la balle, qui s’était logée à un pouce de profondeur dans les chairs. Il eut fallu voir mon docteur, prenant mille précautions, dissertant sur la gravité du cas ; une opération césarienne lui eut donné moins de tracas. Enfin il parvient à retirer le plomb, et le tenant du bout des brucelles, il le montre tout triomphant aux assistants, l’enveloppe précieusement, le met en poche, et le conserve comme preuve de son savoir. Il applique quelques compresses d’eau-de-vie camphrée, bande la jambe, et son miracle est accompli.

Les indiens se vengent toujours. Aussi Pedro ne sortait-il plus qu’armé jusqu’aux dents ; mais l’indien est patient et rusé, et certainement Pedro a dû succomber sous les coups du Charrua.

Quelque temps après, Auguste et moi, nous galopions gaiement du côté de Rio de las Palmas ; les canards étaient nombreux en cet endroit, aussi nous promettions nous bonne chasse. J’avais pour coiffure un beret rouge, mon fameux beret rouge que tout Liège connaissait : assis au balcon du théâtre royal, à l’occasion d’une lutte entre abonnés et non abonnés, et tandis que les sifflets se faisaient entendre ; en signe d’applaudissement, je l’avais jeté à une jeune actrice qui me l’avait renvoyé avec un geste gracieux et un aimable sourire.

Arrivés à l’endroit propice, nous attachons nos montures, et glissons dans les herbes : j’étais en tête, Auguste me suivait à quelques pas. Appuyé sur les mains, je me lève pour mieux voir, quand une détonation m’assourdit, et mon beret roule par terre : Auguste trop pressé, ou aveuglé par la grande quantité de canards, avait manqué de me tuer. Il tombe à genoux, et les larmes aux yeux, il implore le pardon que tout ému je lui accorde, mais non sans force remontrances. Son coup avait porté, et deux canards clapotaient des ailes dans l’eau ; la rivière était profonde en cet endroit et couverte d’herbes et de lianes entrelacées. Auguste, pour me montrer son courage et mettre diversion à nos émotions, se jette résolument à l’eau et parvient avec la plus grande peine à retirer les deux palmipèdes. Cette action faillit lui être fatale, car il eut de sérieuses difficultés pour sortir de ce fouillis de lianes et de végétations aquatiques, semblables aux mailles d’un filet ; il avait de l’eau jusqu’au cou. Cette journée se termina suivant nos désirs, et nous rentrâmes les carniers bourrés de volatiles.

Ce même Auguste manqua encore mettre fin à mes jours dans les circonstances suivantes. Nous étions dans la huerta quand, à ma droite, s’envola une tourterelle ; Auguste se trouvait à ma gauche, un peu en arrière, et boum, un coup partit ; je sentis une flamme me lécher la figure. Ah ça, décidément, m’écriai-je, tu en veux à ma vie ; et involontairement je tournai mon fusil de son côté, mais la vue de sa figure hébétée me fit baisser l’arme. Auguste était du Midi, jeune et novice ; je lui pardonnai de nouveau, mais, jurant intérieurement de me tenir dorénavant à l’écart de ce chasseur par trop impétueux et impressionnable.

Avant d’aller plus loin, je veux dire à mes lecteurs ce que c’est qu’un gaucho.

Le gaucho, issu de l’union des conquérants espagnols avec les indiennes, est un des grands types de l’Amérique du Sud ; on le retrouve depuis les provinces brésiliennes de Rio Grande jusqu’en Patagonie, et de l’Océan Atlantique jusqu’à l’Océan Pacifique. Sa véritable patrie, si patrie il y a, si un vagabond peut avoir un patrie — disons donc, ses pays de prédilection sont la province d’Entre Rios et les pampas. Le gaucho ne peut se séparer de son cheval ; sans cheval, il est malheureux, il n’est plus rien : aussi en manque-t-il, il en vole. Toujours en voyage, il ne connaît pas les distances ; n’a-t-il pas son cheval, et ceux des autres ? Paresseux, dédaignant tout travail, altier, libre, indépendant, il ne raidit ses muscles que pour dompter un cheval sauvage, ou jeter le lazo à un taureau plus sauvage encore. Flâneur, ivrogne, il fréquente assidûment les pulperias, en quête d’une dupe ; chanter en s’accompagnant de la guitare, fumer et boire, mais gratis bien entendu, voilà son bonheur.

Irascible, fourbe et joueur, sous un poncho attaché sur quatre piquets, il joue au monte du matin au soir ; la nuit venue, lui et ses compagnons se mettent à l’abri du vent, achètent une mauvaise chandelle et continuent à jouer. Il joue d’abord son argent s’il en a, si la chance lui est défavorable, va pour le poncho, ensuite le chiripá, ensuite les calzoncillos, puis le chapeau, le mouchoir qu’il a toujours noué autour du cou, puis le harnachement, selle, bride, et enfin le cheval ferme la série des enjeux. Attention, compagnons, le gaucho est nu, il ne lui reste plus rien ! Mais je me trompe, il a encore son teau, ah son couteau ! jamais il ne le jouera, c’est lui qui lui rendra tout ce qu’il a perdu. Une carte renversée, écornée sert de motif : qu’est-ce que c’est ! que diable ! tu es un voleur ! tu m’as volé ! enfant de… ! Que es esto ! que carajo ! usted es un ladrón ! usted me ha robado ! hijo de una gran p… ! Il se lève, le couteau à la main, sa figure parcheminée prend une physionomie terrible, ses yeux noirs sont en feu, les insultes réciproques ont été outrageantes ; s’il y a des assistants, et ils ne manquent jamais, deux haies sont formées, et nos gauchos se livrent à un duel acharné. Si ce sont des adversaires sérieux, l’un pose la pointe du pied sur celle de son rival, et sans oser reculer, ils se balaffrent à qui mieux mieux. Il est rare que le gaucho cherche réellement à tuer son antagoniste, mais lui faire une blessure large et profonde, surtout à la face, voilà son désir : il appelle cela, marcar ; il arrive pourtant, et trop souvent, qu’échauffé par la caña, il tue son adversaire ; peu de chose… il s’assied sur le cadavre, et le jeu reprend. Le gaucho presque toujours est estropié de la main droite ; j’en ai vus qui pouvaient à peine tenir leur couteau, tellement ils avaient reçu de blessures. Il existe des gauchos qui ont une réputation à cent lieues à la ronde, leur dextérité et leur coup d’œil sont connus ; ils en imposent aux autres, ils sont respectés, ce sont des tyrans.

Il y a quelque dizaines d’années, le gaucho était plus noble qu’aujourd’hui, la vie était plus facile, le bétail abondait, les chevaux étaient innombrables, le propriétaire n’en faisait pas grand cas ; le gaucho était maître des plaines immenses, il avait des idées chevaleresques, il ne tirait pas le couteau pour des futilités, il ne se battait que pour l’honneur. Apprenait-il, qu’à vingt, quarante, cent lieues même, il avait un rival, un jouteur aussi adroit que lui : vite en campagne, il galopait jour et nuit pour se mettre en présence de son semblable ; une provocation était échangée, et les voilà sur le terrain. Les voisins sont prévenus, les guitarreros font résonner leurs crincrins criards, la caña coule à flots ; la galerie attentive aux coups que se portent les deux champions, s’échauffe, crie, jure, s’insulte ; bientôt l’assemblée est divisée en deux camps, les couteaux sont tirés, le sang jaillit et plus d’un cadavre jonche le sol.

Ami des dissensions politiques, à la moindre étincelle révolutionnaire, le gaucho est sur pied, enrubanné de rouge ou de blanc. Un couteau attaché au bout d’un bambou lui donne une lance ; il est heureux, il est dans son élément : il peut tuer, piller, voler, manger de l’asado con cuero.

La civilisation le fera disparaître.

L’asado con cuero est une tranche de bœuf, coupée dans l’animal même, sans l’avoir écorché ; cette viande est rôtie, en mettant la partie poilue sur les braises ; de cette façon elle conserve tout son jus et est réellement succulente ; c’est un grand régal pour les habitants de la campagne ; il n’y a pas de fête sans asado con cuero, littéralement, rôti avec le cuir.

Il y a des gauchos voleurs, et le vol conduit à l’assassinat. Malheur au voyageur attardé ou perdu dans les plaines sans fin, il est à la merci du gaucho : Celui-ci s’avance au petit galop. Ami bonjour, compère comment va-t-il ? Avez-vous du feu ? Buenos dias amigo, compadre como esta ? Me permite usted su fuego ? Si le voyageur a un joli cheval, un harnachement d’argent, ou une ceinture où brillent quelques onces d’or, le brigand a bien vite fini ; un coup de couteau donné adroitement et l’affaire est faite. Voyageurs, si vous rencontrez un homme isolé dans la campagne, méfiez-vous toujours, surtout à l’époque des mouvements politiques. Ayez vos armes prêtes, tenez vous toujours un peu en arrière, surveillez la main droite du gaucho, car si vous la voyez disparaître derrière le dos, sous son poncho, il cherche son couteau, et vous aura bientôt égorgé. Il craint l’arme à feu, c’est celle qui lui inspire le plus de respect.

Friand, bien souvent il lui arrive, quand il a les coudées franches, de tuer une vache, rien que pour la langue, le restant est abandonné aux vautours.

J’ai assisté à une querelle de jeunes gauchos, à la Capilla même. Ils étaient quatre ; un poncho étendu par terre leur servait de tapis. Accroupis ou couchés dans les positions les plus bizarres ils jouaient au monte. Bientôt une dispute s’éleva ; j’étais sur la porte de la pulperia : les champions se dressent, mettent la main qui sur son couteau, qui sur ses pistolets ; deux coups de feu retentissent, et les balles viennent s’aplatir, à peu de distance de ma personne, contre le mur du magasin. Le sang me monta à la tête, je courus chercher ma carabine, et, à ma vue, les mauvais sujets prirent la fuite.

J’avais une réputation de tireur très adroit, ne manquant jamais le but ; effectivement en maintes circonstances, en présence d’indigènes, j’avais fait preuve de la plus grande adresse. Entre autres, un jour, beaucoup de monde se trouvait à Farrucco, et un chien appartenant à l’un des assistants, passait en courant à une distance de deux cents mètres. On parlait chasse, tir, fusil, quand tout à coup le propriétaire du chien me défia d’atteindre le quadrupède. J’avais l’arme entre les mains, l’animal courait toujours, je mis en joue, visai avec précaution, et des cris aigus répondirent à mon coup de feu : le chien avait été atteint. L’Américain de la campagne ne tire qu’au posé, à but fixe, aussi a-t-il une véritable admiration pour l’Européen, qui tue au vol et à la course. L’assemblée entière me félicita.

Les prairies de l’Uruguay sont fréquentées par deux espèces de perdrix : dans les pajonales, endroits couverts de hautes pailles, se tient la grosse, aussi forte qu’une poule ; elle a le vol très lourd, surtout au lever, elle est facile à tirer ; la petite se trouve principalement sur les collines, courant devant le chasseur en faisant entendre son petit cri, tititi ; elle abonde, et, sans chien, surtout à la tombée du jour, on peut en tuer beaucoup. Poussé par mon ardeur chasseresse, je m’étais éloigné de la Capilla de cinq à six kilomètres, et à pied, tout en chassant ces gallinacés. J’étais chaussé de grosses bottes en cuir de Russie, je n’avais pas remarqué tout d’abord qu’elles me blessaient, effet de la chaleur sans doute. La douleur devient plus forte, de plus en plus insupportable, à tel point que je ne peux plus avancer. Que faire ? Farrucco était encore loin. Je quitte mes chaussures, les mets en bandoulière, et me voilà piétinant l’herbe avec les bas. Ah ! lecteur, vous dire ce que j’ai souffert, vous ne le pourriez croire : les prairies sont remplies de chardons, et d’une petite plante particulière appellée roseta ; mes pauvres pieds ! À chaque instant j’étais obligé de m’arrêter pour les débarrasser d’une quantité d’épines fines et aiguës. Après avoir souffert comme un martyr, les pieds tout ensanglantés et gonflés, je parvins à me traîner jusqu’à la Capilla.

Les indigènes ont une façon de s’emparer des perdrix tout à fait primitive et ingénieuse. À cheval et armés d’un long bambou, mince et léger, à l’extrémité duquel est fixé un nœud coulant fait avec une plume d’autruche qui, en raison de son élasticité, reste rigide et tendu, ils longent les collines ; quand ils aperçoivent une perdrix, ils s’en approchent en ayant l’air de ne pas y faire attention, ou en décrivant des courbes concentriques, allongent lentement le bambou, placent le lacet devant le gibier, et au premier mouvement que celui-ci fait pour avancer, relèvent la canne, comme un pêcheur à la ligne : le nœud coulant se ferme, et le volatile est pris. Cette chasse exige quelque dextérité, mais elle est des plus fructueuses ; elle est plus entraînante que celle au fusil ; ensuite les estancieros n’aiment pas que l’on tire des coups de feu dans leur campo, sous prétexte que le bétail s’enfuit et se disperse effrayé par les détonations.


VII.

COSTUME ET HARNACHEMENT.

LE VENADO. — LES CHAMPIGNONS. — PERDU DANS LA PLAINE. — MARICA REÇOIT UNE CORRECTION. — JE QUITTE LA CAPILLA. — JUAN E… — PEDRO W… — L’ESTANCIA DE SAN RAMON. — JE SUIS MAÎTRE D’ÉCOLE. — LES BOLAS. — LE ÑANDU. — L’ORAGE. — LA QUEUE DE L’IGUANE ET LE TATOU. — NOURRITURE DE L’HABITANT DU CAMPO.

Séparateur



L e costume de l’Américain du Sud — je parle ici de l’habitant de la campagne — est très pittoresque. Un mouchoir de couleur en coton, souvent en soie, est noué autour de sa tête, un chapeau en feutre noir ou brun est posé par dessus et retenu au moyen de jugulaires en cuir. Pendant l’été un poncho en vigogne ou en coton, aux plus vives couleurs, bordé de franges, lui couvre les épaules. Le poncho est une pièce d’étoffe ayant la forme d’un parallélogramme rectangulaire avec une fente au milieu pour y passer la tête ; en hiver ce vêtement est en drap, plus ample, plus épais et plus long, il est d’un usage général : il préserve le cavalier de la pluie, et lui sert de couverture la nuit. De très larges pantalons blancs, colzoncillos, brodés à jour jusqu’aux genoux, tombent sur les pieds ; ajoutez à cela une pièce d’étoffe semblable au poncho d’été, mais non trouée, chiripa, passée entre les jambes et retenue en avant et en arrière au moyen d’une large ceinture en cuir tirador ; elle est couverte de pièces d’argent chez le pauvre, et de pièces d’or chez le riche en forme de boutons. J’ai vu des onces d’or servir de boucle.

Généralement pieds nus, le gaucho chausse pourtant volontiers des bottes européennes achetées dans une pulperia ; mais les botas de potro font l’objet de sa prédilection : une jument est abattue, les pattes de derrière sont écorchées sans fendre la peau, cette peau est rasée et amincie au couteau, puis frottée dans les mains pour la rendre souple ; la partie d’en bas, restée ouverte, laisse passer les orteils pour saisir l’étrier. À ses pieds sont attachés d’énormes éperons en fer ou en argent du poids d’une à deux livres, aux mollettes immenses. L’Américain, quand il marche, traîne les pieds ; les éperons frottent par terre et produisent un étrange cliquetis, surtout sur un terrain dur ou sur un plancher ; plus il est couvert d’argent, plus ses éperons sont grands, plus il est considéré et respecté.

Un couteau cuchillo, manche et gaine en argent, est passé à la ceinture, derrière le dos. La cravache, revinque, ne le quitte jamais ; ornée d’un gros anneau d’argent, elle est terminée par une lanière en cuir fort, large de deux doigts et longue de cinquante centimètres.

Quant au harnachement, il est très compliqué, comme on va le voir. Le mors, freno, est en argent ainsi que deux grandes rondelles de chaque côté, copas ; la têtière, cabezera, les brides, riendas, sont en cuir de jument tressées, entrecoupées de globes et de plaques d’argent ; les plus belles viennent de la province brésilienne de Rio Grande et sont d’une extrême finesse. Un large collier, pretal, tout bardé d’argent, couvre le poitrail du cheval.

La première pièce qui se pose sur le dos de l’animal, est une couverture pliée en deux ou en quatre, jerga ; c’est elle qui doit préserver le coursier des blessures de la selle. Ensuite vient la première carona en cuir cru, encore couverte de poils, puis la deuxième carona, en cuir tanné, ouvragé, repoussé, avec ornements en argent aux quatre coins ; entre les deux on met ordinairement encore une couverture. La carona couvre les flancs du cheval des deux côtés, à l’instar de notre housse, et reçoit la selle, recado, espèce de bât, auquel sont attachés les étrivières et les étriers en argent, estriveras y estrivos. Une sous-ventrière en cuir, cincha, longue et forte, large de deux mains, s’applique sur le bât ; elle est terminée d’un côté par un large anneau en fer, qui sert à fixer le lazo, de l’autre par une courroie attachée elle-même à un anneau de moindre dimension. Le cavalier fait venir les deux anneaux du côté du montoir, sur le flanc gauche de la bête, passe plusieurs fois la courroie dans les deux anneaux et par un mouvement de traction, consolide et assujettit le tout à son gré. Mais cette selle serait trop dure, il faut la rendre moelleuse à l’aide de deux, trois tapis en fil, en laine, ou même en peau de mouton non tondu, cojinillos ; par dessus un autre tapis en cuir corroyé ordinairement de carpincho, très mou, badana, et finalement une seconde sous-ventrière, fine et légère, sobre-cincha, vient terminer la trop longue nomenclature des pièces qui servent à seller un cheval au Rio de la Plata.

À côté de cela vous avez des harnachements aussi misérables que celui que je viens de décrire est luxueux. Pas de mors, une unique lanière en cuir pour brides, un bât tout détraqué avec un morceau de bois au bout d’une corde pour étrier, ou tout simplement une peau de mouton retenue par une courroie ; mais il faut que la misère soit bien grande, car l’Américain avant tout aime à avoir un bon cheval et un joli harnachement.

Le recado du gaucho lui sert de lit, il étend les coronas par terre, la couverture et les cojinillos par dessus, le bât sera son oreiller, et le poncho sa couverture. Il est des gens qui, pendant toute leur vie, n’ont pas dormi autrement ; mais c’est surtout pendant les révolutions, lorsque les insurgés tiennent la campagne, que ce genre de couchette est forcément adopté. Le cheval, à l’aide d’une longue lanière, maneador, est attaché à un piquet, à la main, ou même à un pied du gaucho qui, à la belle étoile, s’endort aussi insouciant qu’un bon bourgeois de nos contrées dans un lit bien douillet.

Un Béarnais, Jean-Marie G…, qui habitait à une douzaine de kilomètres de Farrucco, vint me dire qu’il y avait beaucoup de chevreuils dans les environs de sa demeure. Nous voilà en route ; je montais un petit cheval, petizo, très doux. G… ne tarda pas à me montrer en bas d’une colline, un mâle, la tête tendue, nous regardant avec curiosité. Nous mettons pied à terre, prenons nos montures par la bride, et marchons à côté d’elles ; c’est le meilleur moyen pour s’approcher du gibier, car un cheval qui ne porte pas de cavalier, n’est pas redouté. J’avais ma carabine, une centaine de mètres nous séparent, j’épaule, le coup part, et en même temps le chevreuil s’affaisse foudroyé ; comme il me présentait la face, la balle était entrée par la bouche et avait perforé le cerveau, joli coup qui me valut le nom de ma victime. Les Américains appellent le chevreuil venado, et venado fut mon nom ; tout le monde ne me connaissait que sous le nom de venado ; à Montevideo même, lors de mon retour, le nom de venado était dans la bouche de tous mes amis. Nous attachâmes l’animal sur le derrière de ma selle, et je repris le chemin de la Capilla. À mon arrivée, Madame J… faillit me mettre à la porte, tellement mon gibier empestait, c’était un mâle, et l’époque du rut sans doute. Tio Luis, le nègre, ne fut pas si difficile : il en fit ses délices, et à toutes les sauces.

Bien souvent pendant les vacances, en compagnie de ma sœur Irma ou de mon frère Octave, nous parcourrions les prairies et les friches des environs de Bettembourg, à la recherche de champignons. Mon père nous avait enseigné à reconnaître les comestibles et les vénéneux ; et d’ordinaire nous rentrions avec un panier tout rempli de délicieux agarics. Maigres récoltes à côté de celles que je fis en Amérique ! En battant les environs de la Capilla, je fus attiré par la vue de champignons aux formes colossales ; de loin je les voyais étaler au soleil leurs dômes tout humides de rosée. J’en cueillis un, et l’examinai. Oh bonheur ! j’avais entre les mains un magnifique représentant de l’agaricus edulis, notre champignon comestible ; et il y en avait de quoi charger une voiture ; la plupart avaient de vingt-cinq à trente centimètres de diamètre, avec cette jolie teinte rose en dessous, mouchetés de taches brunes par dessus, et cette senteur moite et embaumée si appréciée des gourmets. J’en montrai quelques échantillons à M. J…, mais je ne parvins à vaincre son hésitation qu’après en avoir mangé en sa présence. Vous devinez le reste : champignons sur le gril, farcis, à la poulette, en légume, bref, nous ne vivions plus que de champignons. Je pensais à mon père, et, par la pensée, je transportais cet amateur à notre table digne de Brillat-Savarin.

Je fus chargé d’accompagner le frère de Marica, qui était entré à la Capilla comme domestique, peón, pour aller chercher à l’aide d’une charrette une certaine quantité de maïs que J… avait acheté à un chacrero des environs. La charrette des plaines du Rio de la Plata est un lourd véhicule, à deux roues énormes et pesantes ; le limon, forte pièce de bois équarrie, traverse le véhicule d’un bout à l’autre, repose sur l’essieu, et effrayerait nos campagnards par ses formes massives ; le tout est en bois très dur et très lourd ; j’ai vu des charrettes qui n’avaient pas le moindre clou en fer. Ces immenses wagons sont recouverts d’une toile et servent au transport lointain des cuirs et des laines. Le charretier emporte des vivres, campe au milieu de la plaine, et reprend sa route, le lendemain à l’aube ; quand le temps est mauvais et que les pluies ont fait déborder les rivières, il lui faut quelquefois trois mois pour faire le voyage de Montevideo à Farrucco aller et retour. L’attelage est composé de quatre à cinq paires de bœufs accouplés sous des jougs : le conducteur à cheval, armé d’un long bambou terminé par un clou, pour aiguillonner les nonchalants, suit sur le côté du véhicule, qui avance lentement, et dont le grincement des essieux, qui a une certaine harmonie imitative, trouble seul le silence de la prairie. Mosqueira, c’est le nom de mon compagnon, excite l’attelage ; je le suis, monté sur mon fidèle bayo. La plaine se déroule à l’infini, et ses immenses ondulations me rappellent la majesté de l’océan : un rancho interrompt de temps en temps la monotonie du paysage, et le sombre feuillage d’un solitaire ombu tranche sur la teinte grisâtre de l’horizon. Depuis longtemps nous cheminons. Autruches et chevreuils, à notre approche, nous examinent un instant, puis fuient à toutes jambes ; le soleil est au zénith et darde sur la plaine ses rayons torrides. Le peón débarrasse les bêtes de leurs jougs, pour les laisser paître et reposer ; nous mêmes nous nous couchons à l’ombre sous la charrette. Après avoir sommeillé quelque temps, nous nous remettons en route. Le mulâtre, par intervalles, allonge le bambou sur l’attelage et sonde la prairie de son œil noir, mais rien n’apparaît, le jour est sur son déclin et nous avançons toujours ; Phœbus a disparu à l’horizon, et bientôt le crépuscule étend sur la terre son sombre voile, il fait nuit, mon compagnon persiste à avancer, prétendant n’être pas éloigné du but de notre voyage ; mais la nuit est obscure, le terrain devient de plus en plus difficile, et de gros quartiers de roche rendent la marche dangereuse. Don Alberto, me dit-il, vamos a quedar aqui hasta manaña ! restons ici jusqu’à demain ! Bueno, fut ma réponse. Nos chevaux furent mis au piquet, les bœufs délivrés de leurs jougs, et attachés aux roues de la charrette à l’aide de fortes et longues lanières de cuir. L’intérieur du véhicule nous servit de retraite pour attendre les premières lueurs de l’aurore. La nuit était fraîche, mon compagnon me céda la moitié de son poncho, et, côte à côte, nous nous abandonnâmes au sommeil. Je dormis peu, j’avais froid, et mon estomac se révoltait contre un jeûne forcé ; car nous n’avions pas emporté de quoi nous restaurer. Le matin, à la pointe du jour, Mosqueira ronflait à effrayer une bête fauve, quand tout à coup parvint à mes oreilles le chant d’un coq : je secoue mon voisin, un second cri se fait entendre ; caramba, s’écria-t-il, estamos cerca de la chacra. À l’instant nous sommes debout, nos bœufs sont accouplés, et gaiement nous prenons la direction indiquée par le gallinacé. Bientôt nous apparaît une chaumière cachée par un pli de terrain : c’était l’habitation du chacrero. Pendant qu’on chargeait le maïs, notre hôte nous régalait de plusieurs mates : maigre pitance, nous eussions préféré un beefsteak et de taille. Mais au Rio de la Plata, comme en Europe, il est très impoli de demander à manger, c’est au maître de la maison à vous offrir. Notre hôte resta silencieux sur ce chapitre, il était d’ailleurs pauvre, et bon gré mal gré, tout en nous regardant d’un air significatif, nous reprîmes le chemin de la Capilla. Le véhicule était comble, la charge était lourde, les bœufs avançaient tête baissée, pour mieux tirer ; et pour surcroît de malheur, au passage d’un gué, soit que Mosqueira eût mal pris ses précautions, soit que l’attelage n’eût pas bien obéi à sa voix, la charrette rencontra un bas-fonds et patatras, la voilà renversée ainsi que les bœufs. La rivière n’était pas profonde, et le courant peu rapide, sans cela une grande partie du maïs eût été perdue. Je mets pied à terre, entre dans l’eau, et tant bien que mal, à l’aide de mes deux mains réunies, je rejette sur la berge les épis qui surnageaient. Mon compagnon délivre les deux bœufs de devant, les attelle à la partie opposée de la charrette qui se trouve dans l’eau, et, à l’aide de vigoureux coups d’aiguillon, la remet debout et la tire de ce passage difficile. Bientôt le maïs est sec, l’attelage mis en ordre, et tout en riant de notre mésaventure nous nous remettons en route.

J’abattis une jolie biche ; nous eûmes bien envie d’en griller une tranche, mais nous manquions d’allumettes pour faire du feu. Bientôt la Capilla apparut avec sa ceinture d’ombus. Nous reprenons courage, nos bêtes aussi tirent avec plus d’entrain ; je prends les devants, bayo hennissait de contentement. Il était cinq heures, je trouve la table mise, et l’agilité avec laquelle je manœuvre couteau et fourchette fait cesser les cris séditieux de mon estomac.

Le fusil sous le bras, je revenais de la huerta, lorsque tout à coup j’entendis des cris déchirants, de ces cris qui saisissent, qui serrent le cœur, qui font prévoir un malheur ; j’allonge le pas, les cris continuaient ; j’entre, un triste tableau se présente à ma vue : J… tenant Marica d’une main, et de l’autre une cravache, cinglait les jambes et les reins de la pauvre fille à coups redoublés ; fatigué de la battre, il s’empara d’un seau plein d’eau et le vida sur la tête de la china. J’étais navré ; mon premier mouvement avait été de faire usage de mon arme, mais j’abaissai les canons, et le cœur saignant j’entrai dans la pulperia. Marica, comme toutes ses congénères, aimait l’eau-de-vie, et, quand elle pouvait s’en procurer, elle s’enivrait carrément. Alors, furieuse, les yeux hagards, pour la moindre observation, elle saisissait un couteau et menaçait son antagoniste : prise de boisson, elle fit un jour une blessure à Pedro. J… avait raison de la châtier, mais il aurait pu le faire d’une façon moins cruelle. Dès ce jour je lui gardai rancune et j’étais décidé de saisir la première occasion pour quitter la Capilla.

Marica à qui j’avais fait part de ma résolution, voulait à toute force m’accompagner ; si tu veux, me disait-elle, nous partirons la nuit, et nous gagnerons les frontières du Brésil ! Pauvre enfant, je la remerciai de son dévouement, lui avouant que je me trouvais sans ressources et lui fis cadeau d’un mouchoir en batiste avec mes initiales en grandes lettres. Quelque temps après, J… aperçut ce mouchoir au cou de la jeune fille, et de suite vint me faire d’amères reproches, sous prétexte qu’il ne pouvait tolérer cette familiarité entre moi et la china : et pourtant je n’avais rien à me reprocher, je sympathisais avec Marica, parce qu’elle était orpheline et malheureuse, disons le mot, parce que j’étais négrophile.

Les paroles un peu dures de mon patron ne me plurent pas : c’est bien. Monsieur, lui dis-je, demain je partirai, vous n’aurez plus alors à vous occuper de ma conduite !

Pendant la nuit, mille idées roulèrent dans ma tête ; il ne me restait qu’une vingtaine de francs ! Qu’allais-je faire ? Bah, je me consolai vite : je trouverai bien de quoi vivre !

Le lendemain de bon matin, je sellai bayo, et, la carabine en bandoulière, je pris la direction du Sud. Tous les chiens de la Capilla me suivaient ; J… avait beau les appeler, ils préféraient probablement ma compagnie à la sienne. J’étais content de cette marque d’attachement et gaiement je chevauchais.

Bientôt j’aperçus dans le lointain une habitation : bayo galopait toujours et instinctivement se dirigeait de ce côté ; je le laissai faire.

Arrivé devant la maison que je reconnus de suite pour une pulperia, je mis pied à terre. Le propriétaire, Juan E… me pria d’entrer. Après les salutations. d’usage, il me demanda qui j’étais et où j’allais. Je satisfis sa curiosité en lui manifestant mon intention de me rendre à Montevideo.

Comment, vous tout seul, ne connaissant pas le pays, vous osez risquer semblable entreprise ! Restez avec nous, vous trouverez de l’occupation !

Je veux bien, mais…

Il n’y a pas de mais… je vous garantis que vous trouverez… êtes-vous instruit ?

Un peu, je suis gradué en lettres et ancien étudiant de l’université de Liège. Oh ! mais vous en savez trop ! Tenez, j’ai mon beau père, Pedro W…, qui habite à quelques lieues d’ici, il a trois ou quatre enfants pour lesquels depuis longtemps il cherche un précepteur ! Cela vous va-t-il ?

J’acceptai. Va pour maître d’école ! Il acheva de me persuader, car Pedro W… était Allemand, et, en ma qualité de Luxembourgeois, l’idiome germanique m’était également connu. Je passai la nuit sous le toit hospitalier de mon hôte, et le lendemain vers dix heures, guidé par ses explications, je mis le cap sur l’estancia. Le terrain était coupé par deux ou trois ruisseaux encaissés qui me mirent dans le plus grand embarras ; aucun chemin n’était tracé ; la prairie était sillonnée de quantités de petits sentiers fréquentés par le bétail, pour se rendre aux aiguades. Tantôt je suivais l’un, tantôt l’autre, et arrivé au bord de l’eau, mon cheval, après avoir flairé le liquide, s’obstinait à ne pas vouloir y mettre les pieds ; je ne le forçai pas, je connaissais déjà la sagacité des animaux élevés à l’état sauvage : un cheval ne se trompe jamais : l’eau est-elle trop profonde, le passage est-il dangereux, il résistera aux coups de cravache et refusera de passer. À force de tâtonner, j’arrivai sur le sommet des collines, cuchilla, qui ne s’interrompaient plus jusqu’au plateau où était bâtie l’habitation de Pedro. Ma monture prit une allure plus vive, et bientôt je fus arrivé. Une bande de chiens m’environnèrent, hurlant, mordant les jarrets de bayo, qui commença à se livrer à une gymnastique qui déplaçait considérablement mon centre de gravité ; heureusement une jeune fille blonde arriva en courant, chassa les chiens, et me pria de mettre pied à terre ; c’est une impolitesse que de le faire avant d’y être invité. J’attachai ma monture sous la ramada ; quatre pieux fixés en terre et soutenant quelques chevrons recouverts de branchages, en guise de toit, forment la ramada, qui existe devant toute estancia et sert à mettre les chevaux à l’abri du soleil.

Je saluai la jeune fille à l’européenne et demandai le propriétaire de l’établissement.

Venga usted, me dit elle, esta haciendo la siesta. Venez, il fait la sieste.

Nous traversons une cour, elle ouvre une porte, et me met en présence de son père.

Un homme énorme, au ventre immense, la figure rouge et bouffie, un de ces types assez communs en Allemagne et qui, à juste titre, ont mérité le surnom de pot à tabac, était couché sur un canapé ; devant lui s’étendait une mare jaune et gluante, car Pedro roulait dans sa bouche une énorme chique.

Buenos días, señor caballero.

Buenos días me répondit-il d’une grosse voix rauque.

Sur la recommandation de votre gendre, je viens vous faire mes offres de service comme précepteur.

Está bien amigo ! De que pais está usted ?

De Luxemburgo.

Que carajo entonces usted habla alemán.

Si señor.

Et nous voilà hachant de la paille à qui mieux mieux, il était content le vieux loup de mer, car il avait été matelot.

Ainsi vous viendrez demain, me dit-il.

Je le remerciai, et allais me retirer, quand il me héla.

Señor maestro, nous avons oublié de fixer votre traitement ! Combien voulez-vous ?

Ce que vous voudrez.

Vous aurez une once d’or par mois, nourri et logé !

Bien et merci fut ma réponse et je sortis.

Sa femme, ses fils et ses filles se trouvaient sur la porte de la cuisine et m’examinaient des pieds à la tête. Je saluai et enfourchai de nouveau mon brave compagnon.

Je rentrai chez Juan E… Cette fois-ci le chemin fut moins long, je lui adressai des remercîments, en lui disant que tout était arrangé avec son beau-père, et que demain déjà j’allais entrer en fonctions.

Je fus fidèle à ma parole et, le 25 octobre 1869, je me trouvais installé à l’estancia de Pedro W… qui de suite envoya une charrette pour prendre mes bagages à la Capilla de Farrucco.

Les bâtiments formaient un quadrilatère de quarante mètres de côté dont la face était fermée par une grille, avec une large porte donnant accès dans l’intérieur ; à gauche les magasins et remises, au fond les chambres à coucher, et à droite la cuisine et d’autres chambres occupées par les fils aînés, dont l’un Rufino était marié. Nous étions assez nombreux : le propriétaire et sa femme, Rufino, Felipe, Juanita, Cacilda, Victorio, Julio et Angelica, ses enfants ; deux domestiques au type indien très prononcé, l’un jeune, Servando, et l’autre vieux, Domingo ; ajoutez la femme et la fille de Rufino et votre serviteur et vous arriverez au chiffre de quatorze.

La maison n’avait qu’un rez-de-chaussée, et le toit était plat ; à côté, à droite se trouvait encore un grand batiment couvert en zinc, destiné à serrer les laines et les cuirs ; devant l’entrée était la ramada, et une échoppe, galpon, pour suspendre la viande et les cuirs frais. Sur le derrière s’étendait un jardin entouré de murs et de peupliers, d’une superficie d’un hectare.

Ma chambre se trouvait dans l’angle de droite du bâtiment principal. Le mobilier consistait en un bon lit, avec des draps blancs, c’était plus tendre que le comptoir de la Capilla, une petite armoire, quelques chaises et une grande table, car la chambre devait également servir de salle d’études.

Mes élèves étaient Victorio, garçon de quatorze ans aux traits européens, — j’oubliai de vous dire que sa mère était d’origine indienne — Julio, âgé de douze ans, dont la peau brune révélait la prédominance du sang charrua, et Angelica, petite blonde de sept à huit ans, au teint aussi pur que celui de nos fillettes.

Me voilà donc maître d’école, ne riez pas, je remplissais mes fonctions avec toute la gravité de nos magisters villageois. Mes élèves n’avaient pas la moindre notion, ni de lecture ni d’écriture ; les caractères de l’alphabet leur étaient aussi inconnus qu’à moi les hiéroglyphes aztèques de l’Amérique centrale : et pourtant peu à peu, à force de patience, je parvins à leur faire connaître la différence qui existe entre un a et un b. Ils avaient l’entendement dur, il fallait mille fois leur répéter la même chose ; mais mes efforts furent couronnés de succès, et bientôt le jeune Victorio, le plus âgé, commença à lire, bien doucement sans doute, son frère le suivit. J’étais fier de mes élèves, n’oubliez pas que je professais en espagnol, langue qui après un séjour de six mois dans le pays, m’était devenue aussi familière que le français. J’eus de suite un nouvel écolier, Pablo, petit-fils de Pedro, et dont le père habitait les environs ; j’eus un surplus de vingt francs par mois, ce qui me faisait un traitement mensuel de cent francs ; j’étais donc à l’abri de la misère. Ce petit espiègle, enfant gâté d’une mère trop bonne, me donnait plus de mal que tous les autres ; aussi en a-t-il reçu de ces coups sur le bout des doigts, et de ces fessées avec une badine souple, et cela de par les ordres de l’auteur de ses jours !

Pour l’écriture les difficultés furent encore plus grandes ; tour à tour je prenais dans la mienne la main de chaque élève, lui montrais la manière de représenter un a, et, quand il connaissait son mode de fabrication, je lui en faisais faire des quantités, et ainsi de suite pour toutes les lettres ; les majuscules me causèrent encore plus de tracas. Peu à peu mes élèves réussirent, Victorio arriva même à un tel degré de perfection qu’il écrivait mieux que son maître : j’étais heureux de montrer ses cahiers à son père et aux nombreuses personnes qui venaient voir mon école ; ce garçon avait réellement fait des progrès incroyables, et les quatre premières règles de l’arithmétique lui furent enseignées avec la même facilité. Je n’allai pas plus loin, car je ne passai que quinze mois à l’estancia que je fus forcé de quitter, comme on le verra par la suite.

Mes élèves avaient six heures de cours par jour, de huit à midi et de deux à quatre ; comme on le voit, je ne suivis pas la méthode de nos écoles primaires, je ne fis pas faire de bâtons etc., etc., j’attaquai la lettre carrément et mon système fut couronné de succès.

Victorio lisait le journal à son père, faisait les petites opérations de vente de laine et de cuirs, et se tirait d’affaire sans mon aide ; c’était un résultat qui me faisait honneur, à tel point que le gouvernement m’offrit la position d’instituteur dans le chef lieu du département à Durazno, avec six mille francs de traitement et logé ; je refusai, le pays toujours en révolution et les finances de l’État ne m’inspiraient pas assez de confiance.

Le dimanche et le jeudi étaient des jours de récréation, et en compagnie de Victorio et de Julio je faisais des excursions dans toutes les directions.

Le terrain de l’estancia, limité par des rivières, avait deux lieues et demie carrées de superficie et il était très giboyeux ; autruches, chevreuils, renards, tatous, iguanes, cigognes, canards, carpinchos, loutres y abondaient. Les cours d’eau étaient très poissonneux, j’avais donc de quoi me distraire. Cette immense plaine, formée de petites collines successives, donnait la nourriture à deux mille bêtes à cornes, quatre mille moutons et cinq cents chevaux.

À cent cinquante mètres de l’estancia existait une source, manantial. Autour de cette fontaine naturelle, l’herbe était fraîche et tendre ; les autruches en faisaient leurs délices ; le matin de bonne heure, le soir, quelque fois en plein jour, des bandes de cinq, dix, quinze, voire même de trente autruches, venaient tondre les verts gramens. Armé de ma carabine, de la porte même de l’estancia, je leur envoyais des balles meurtrières ; tranquillement, j’attendais qu’un mâle se présentât bien, j’épargnais les femelles, et visant avec soin je manquais rarement mon but. Les plumes peu estimées, étaient pour mes élèves, qui en retiraient quelques duros pour leur cassette particulière. Un jour les autruches étaient nombreuses, je pris patience jusqu’à ce que deux se fussent placées de profil l’une derrière l’autre, je fis coup double, les deux victimes tombèrent perforées par la même balle ; et les enfants de crier, de gesticuler et de s’élancer vers leur proie.

L’autruche américaine est bien différente de celle d’Afrique, sa taille est inférieure, ses plumes sont moins longues et moins soyeuses et généralement de couleur grise ; la première a trois doigts aux pattes, tandis que l’autre n’en a que deux : comme port et conformation globale elles se ressemblent ; même petite tête avec de grands yeux ornés de longs cils dans les deux races. L’autruche des Pampas, rea americana, est rarement solitaire, cinq à dix femelles sans la protection d’un mâle vivent en famille ; à l’époque de la ponte, elles creusent une fosse de vingt à trente centimètres de profondeur, dans un endroit écarté, y étendent une couche d’herbes sèches, et toutes y pondent leurs œufs. J’ai vu des nids qui avaient un mètre cinquante de diamètre, et contenaient jusqu’à trente-cinq œufs ; nid immense que le mâle, les ailes écartées, couvre avec peine, car c’est le mâle qui couve ; j’ai pu vérifier le fait bien souvent avec mes élèves. Le mâle se distingue de la femelle par une taille plus élevée, un cou plus long et plus blanc, avec une large tache noire sur le thorax, ses plumes aussi sont plus belles et plus longues ; l’autruche, à peine éclose, court à l’instar de nos poulets.

Nous allions souvent à la recherche des œufs ; à cet effet nous avions fabriqué deux sacs en cuir ayant la forme d’une besace, qui, attachés solidement sur un vieux cheval très doux, nous servaient à leur transport ; nous les placions par couches sur de bons lits d’herbe tendre et rentrions sans encombre en modérant l’allure de nos montures. Quand nous découvrions un nid, nous cassions un œuf, pour nous assurer de leur fraîcheur : car, dans le cas contraire, nous les laissions à leurs propriétaires pour les faire éclore. Je me souviendrai longtemps des omelettes que nous faisait Juanita, omelettes monstres, dignes de Gargantua.

Une après-midi, par une chaleur torride, quelques autruches pâturaient non loin de l’estancia ; elles ouvraient leurs ailes et les étendaient à la façon des oiseaux de proie, sans doute pour se donner de l’air ; masqué par le mur du jardin, je m’approchai d’elles et leur adressai une balle de carabine. Le coup avait porté, mais un peu bas, et avait brisé le fémur à une de ces pauvres bêtes ; la malheureuse éclopée sautait sur une jambe pour suivre ses compagnes qui s’enfuyaient.

Julio et Victorio qui avaient entendu la détonation, accoururent et se mirent à la poursuite du ñandú ; l’autruche redoubla d’ardeur, et ce n’est qu’après une course qui mit mes élèves en nage, que Victorio, ayant trouvé sur son passage un tibia de bœuf, le lança à la tête de la fugitive et l’abattit. Nos deux chasseurs n’osaient s’en approcher : l’autruche avec la jambe valide lançait des ruades aussi redoutables que celles d’un jeune cheval. Victorio s’empara de nouveau de l’os et mit fin à cette petite scène dramatique.

On peut apprivoiser le ñandú. À cet effet on lui coupe le doigt du milieu à chaque patte ; cette opération le rend impropre à la course, et ainsi mutilé il se tient toujours aux alentours du rancho et vient même paisiblement prendre la nourriture qu’on lui donne en compagnie des poules et autres oiseaux domestiques.

La peau du cou, après qu’on en a arraché les plumes et cousu une des extrémités, sert de bourse, chuspa ; les indiennes y ajoutent des ornements et des broderies.

L’autruche américaine, de même que sa congénère d’Afrique, a la réputation d’avaler les objets brillants, pièces d’argent, bijoux ; aussi quand un ñandú a été abattu, le premier soin du chasseur est-il d’extraire l’estomac et d’en examiner le contenu, dans l’espoir d’y trouver un petit trésor.

L’autruche est très rapide à la course, nous en avons poursuivi à outrance, donnant toute liberté au cheval, l’excitant de la voix et de la cravache, rarement nous sommes parvenus à en atteindre. Le jeune Victorio, à l’aide de ses bolas, a réussi à en prendre quelques-unes avec notre concours.

Les bolas sont entre les mains de l’homme de la campagne une arme redoutable : trois boules en pierre, en fer ou en plomb, recouvertes de cuir comme les balles des enfants, sont réunies à un centre commun, par des lanières en cuir tressé, longues de un mètre à un mètre cinquante centimètres, ce qui donne, d’une boule à une autre, les cordes étant tendues, une envergure de deux à trois mètres. Le cavalier tient une des boules. dans la main droite, ordinairement elle est plus petite que les autres, fait tournoyer le tout autour de la tête, la force centrifuge maintient les boules écartées et les cordes raides, le cheval est lancé au galop le plus effréné à la poursuite du gibier ; le moment est venu, la distance est calculée, il lance les boules avec un mouvement semblable à celui qu’employaient nos ancêtres pour projeter une pierre avec la fronde, avec la différence ici que tout l’appareil est lâché. Les bolas tourbillonnent, fendent l’espace avec rapidité, et viennent tomber contre les pattes de l’animal poursuivi ; le choc arrête leur mouvement de projection et elles s’enroulent autour des jambes du fugitif : l’animal tombe et se trouve à la merci du chasseur. Lorsque les boules sont en plomb elles servent à la chasse des autruches et des chevreuils, mais pour prendre les chevaux sauvages, on les fait en pierre et on les recouvre de deux ou trois enveloppes de cuir, pour amortir le choc, précaution sans laquelle le tibia du cheval serait infailliblement brisé.

J’ai assisté à une chasse au chevreuil à laquelle prirent part Rufino, Felipe et le domestique indien. Mon rôle ainsi que celui de mes élèves était de couper court à l’animal et de le forcer à passer à portée des chasseurs, qui tous lui lancèrent leurs bolas. Mais les coups avaient été mal calculés, et les bolas, au lieu d’enlacer les jambes, s’enroulèrent autour des cornes de la pauvre bête qui faisait la culbute, mais se relevait de suite et ne tomba en notre pouvoir qu’après une longue poursuite.

En temps de guerre, les gauchos se servent des bolas contre leurs ennemis, et les hommes sont traqués comme des bêtes fauves. Malheur à celui qui n’a pas un bon cheval, les bolas l’atteignent, il tombe, et son antagoniste lui coupe la tête avec un barbare sang-froid. Il y a une vingtaine d’années, dans les interminables luttes intestines, le gaucho ne connaissait d’autres armes que la lance et les bolas, un vaillant coursier seul était pour lui une chance de salut. Les partis se poursuivaient à mort, et, quand les bolas avaient atteint leur but, le guerillero descendait de cheval, immolait son ennemi, lui coupait le nez et les oreilles et les suspendait aux brides de son cheval en signe de victoire ; d’autres allaient plus loin, ils décapitaient leur victime et attachaient la tête tout ensanglantée à la queue de leur monture.

Ces discordes fratricides avaient dépeuplé la campagne, le sexe faible avait en grande partie disparu, il s’était retiré dans les villes du littoral ou avait passé la frontière ; une femme était un objet de convoitise très-rare. Le gaucho régnait en maître et exerçait ses déprédations en toute liberté : aussi quand un voyageur passait par la campagne avec son épouse, les brigands accouraient-ils de tous les points de la prairie pour la lui enlever ; alors s’engageaient des duels terribles, chacun voulait en être le maître, et toute tremblante de peur, dans les plus affreuses angoisses, à demi morte, cette pauvre femme attendait le résultat du combat pour être entraînée par le vainqueur.

Alors aussi quand un parti faisait quelques prisonniers, tous étaient attachés par un pied à une longue lanière de cuir ; au commandement du chef, des soldats halaient fortement sur la corde, les malheureux perdaient l’équilibre, tombaient par terre, les guitareros faisaient entendre de gais refrains, les bourreaux, degolladores, se mettaient à l’œuvre et, aux joyeux accords de la musique, coupaient le cou à leurs victimes. Le degollador était ordinairement un gaucho de la pire espèce, spécialement chargé des exécutions capitales. J’en ai connus, et qui étaient fiers de leur ancien métier : Goyo Mesa, Callejas et le vieux Cespedes, m’ont raconté leurs hauts faits, avec force gestes imitateurs et un cynisme révoltant. À l’époque où j’habitais le pays, presque tous les gauchos des environs de l’estancia de San Ramon avaient trempé leurs mains dans le sang humain.

D’autres fois les pauvres prisonniers avaient une fin encore plus terrible. Quatre pieux étaient enfoncés dans le sol ; aux quatre membres du patient étaient solidement attachées quatre courroies, l’homme était terrassé, les courroies passées autour des pieux, et les sauvages les raidissaient de façon à faire craquer les membres du captif et le laissaient expirer en proie aux plus affreuses souffrances. Cette façon de torturer son semblable s’appelle estaquear : elle existe encore aujourd’hui pour punir les délinquants, mais les courroies sont moins raidies, et l’homme est mis en liberté après un certain laps de temps.

Mais aussi comment peut-il en être autrement, les conquérants ont donné aux vaincus l’exemple de la perfidie et de la barbarie !

Le pays baigné par le Rio Uruguay était autrefois habité par une peuplade indienne des plus braves, les Charruas ; la lutte entre les envahisseurs et les aborigènes durait depuis longtemps, et sans résultat décisif : un général, Fructuoso Rivera, fatigué des alertes continuelles, offrit la paix aux Charruas, les combla de cadeaux et à cette occasion les convia à une fête. Les trop confiants indiens se rendirent à l’invitation du général. Celui-ci, pour terminer la réjouissance, fit grouper les indigènes en un endroit choisi, sous prétexte qu’il voulait encore leur faire voir la manœuvre du canon ; les premiers coups, tirés à blanc, remplirent les malheureux d’étonnement, mais non de crainte. Mais, ô lâche trahison, sur un signe du chef, les pièces furent chargées à mitraille, et les Charruas hachés en morceaux jonchèrent la plaine de leurs cadavres. Ce fait m’a été raconté par un descendant de Charrua même. Époques sinistres, qui ont souillé les pages de l’histoire des jeunes républiques de l’Amérique du Sud d’une tache indélébile.

Mes élèves terrassèrent un jour une autruche à l’aide des bolas et s’en emparèrent, ils lui passèrent une longue plume des ailerons par les narines, et lâchèrent l’animal : vous décrire sa course vertigineuse, ses écarts, ses pointes à droite, à gauche, est chose impossible ; comme un éclair elle fendit la plaine et disparut à nos yeux. Les bolas se portent ordinairement enlacés autour de la taille, de telle façon, qu’en saisissant la petite boule, l’arme se déroule et peut être lancée de suite.

Nous sommes au mois de janvier, époque la plus chaude sous les latitudes australes, car tout le monde sait que notre hiver correspond à l’été des habitants du Rio de la Plata et vice versa. Une température torride imprimait un mouvement vibratoire à l’atmosphère, et l’herbe des prairies se desséchait sous les regards brûlants de Phœbus. Je m’étais rendu à la Capilla de Farrucco, pour faire emplète de quelques menus objets, je venais de serrer la main à Auguste, quand tout à coup le tonnerre se fit entendre, l’horizon était sombre.

Albert, restez ici, le pampero va souffler !

Poh, bayo a de bonnes jambes, j’arriverai à l’estancia avant la tourmente — et lançai mon cheval au galop !

Le pampero est un vent du sud-ouest d’une violence extrême, il s’annonce de loin en soulevant des nuages de poussière ; les bêtes à cornes mugissent et se massent pour mieux résister à la tempête, les moutons fuient contre le vent et parcourent parfois des distances considérables, les arbres sont déracinés et les ranchos renversés.

À peine avais-je quitté la Capilla d’un quart d’heure que l’orage éclatait avec fureur ; les éclairs sillonnaient les nues, le tonnerre grondait en imitant le bruit du canon, le vent soufflait avec rage, les décharges électriques se suivaient rapides, la pluie était torrentielle, on eût dit que d’immenses cataractes tombant du firmament cherchaient à submerger la terre. J’avais ralenti l’allure de ma monture, car je savais qu’il est dangereux de produire des courants d’air en temps d’orage. J’étais trempé, les tiges de mes bottes remplies d’eau débordaient, et bayo manifestait sa mauvaise humeur en voûtant le dos, premier mouvement du cheval qui cherche à désarçonner son cavalier ; je le caressais de la main en lui donnant quelques bonnes paroles : la plaine ressemblait à une mer. Enfin j’arrive au dernier cours d’eau qui me barrait le passage, je connaissais parfaitement le gué, paso, il n’était pas dangereux : mais oh terreur ! la rivière, prête à déborder, roulait des flots en furie ; l’onde écumante était effrayante. Je fais avancer bayo, il entre hardiment, mais, dès les premiers pas, l’eau lui arrive aux flancs, j’excite mon fidèle compagnon, qui se raidissant contre le courant, presque couvert par le liquide, parvient à mettre les pieds sur la berge opposée. Une exclamation s’échappe de ma poitrine, j’étais sauvé. L’estancia est en vue et méprisant la foudre je lâche les rênes à mon cheval, qui fait voler l’eau en gerbes sous son galop rapide.

La prairie en de certains endroits fourmillait de cavités où se cachaient tatous et iguanes. Serpiente, un pointer, leur faisait une guerre à mort. Entre autres, nous étions assis sur des rochers, nous reposant d’une longue traite à cheval, quand serpiente fait lever une iguane : l’animal était énorme, et quelle n’est pas ma surprise de le voir se diriger de nos côtés ! je m’élance à sa rencontre et aperçois un terrier à peu de distance, sans doute la retraite du fuyard ; je change de direction et arrive au bord du trou en même temps que lui, et juste au moment où il s’y précipite, je le saisis par la queue, qui casse et me reste en mains… ébahissement général : la queue de l’iguane en effet est très fragile comme celle de nos lézards ; je jetai ce bout de queue qui me faisait par ses mouvements à droite et à gauche le même effet que celui du contact d’un serpent. Nous prîmes aussi des mulitas, mais ces animaux ne sortent que la nuit et par suite sont très rares pendant le jour. Je me souviens pourtant qu’une fois serpiente fouillait de son museau un trou et grattait la terre ; je m’avance, chasse le chien, et vois la bête au fond du terrier, j’allonge le bras, la saisit par la queue ; elle résiste, et faisant gros dos s’arc-boute contre les parois de la tanière ; je tire mon couteau et par un coup adroitement piqué force ma victime à lâcher prise et l’entraîne au dehors. Cette action m’était pénible, mais un chasseur a le cœur dur. La famille des édentés a trois représentants dans les prairies américaines, le tatu, le peludo et la mulita. Ces deux premiers sont de la taille d’un petit porc, tandis que la mulita n’a que la grosseur d’un lapin ; son corps est noir, sans poils, son museau effilé, une queue de rat, et la carapace peu apparente est tendre, c’est un gibier estimé, et les indigènes en sont friands, sa chair rappelle celle du jeune porc, mais elle est plus succulente et plus fine.

L’habitant du campo ne se nourrit presqu’exclusivement que de viande ; je peux même dire que les petits éleveurs ne connaissent ni légumes ni pain, deux objets de grand luxe que les riches seuls peuvent se procurer.

Pourtant l’Uruguay, avec son climat délicieux et ses campagnes vierges, pourrait produire tous les fruits et les céréales de l’Europe ; mais la paresse, la négligence, l’habitude peut-être, ne permettent pas à ses habitants de se livrer à la culture.

Ils dédaignent profondément notre façon de vivre, et à cet appui je citerai la réplique d’un estanciero aisé cependant, à qui on offrait de la salade : je ne suis pas une autruche, dit-il, je ne mange pas d’herbe ! De la viande, toujours de la viande, l’Américain ne connaît que la viande.

Mais aussi quelle viande délicieuse et succulente ! La vache vit en plein air, paît en liberté, choisit les herbages ; le pâturage est immense, elle mange quand elle veut et boit de même ; comment cette viande ne serait-elle pas supérieure à celle de nos bêtes à cornes, enfermées dans de sombres étables, mal soignées, et forcées de prendre la nourriture que le paysan parcimonieux lui octroie ! Jamais je n’ai mangé tant de viande ni de meilleure qu’à l’estancia de Pedro W…

Toutes les semaines on tuait une vache grasse, tous les jours un mouton.

À cet effet, les cavaliers s’élancent aux limites de la propriété, s’éparpillent et reviennent sur leurs pas en jetant de hauts cris ; le bétail se met en mouvement, se masse et se rend au rodeo, endroit nu et découvert, peu distant de l’estancia, où il a été habitué à se réunir : là il est entouré et examiné ; la vache la plus grasse est bientôt choisie, les cavaliers la chassent devant eux et la forcent à quitter le troupeau : alors ils la poursuivent, l’un d’eux armé du lazo le lui lance sur les cornes et la fait prisonnière, l’animal effarouché beugle et fait des sauts pour échapper, mais le lazo est fixé solidement à la selle, et le cheval, habitué à cet exercice, résiste aux secousses ; un autre cavalier s’approche et d’un coup de facon coupe les jarrets de la pauvre bête.

La vache s’affaisse sur le train de derrière et, vaincue, elle tend la gorge pour être immolée. La bête est morte et bientôt dépouillée, chacun saisit une patte, et l’opération marche à grands coups de couteau ; la peau est étalée à terre, les quartiers sont séparés avec une hache, le cou, la tête et les entrailles sont abandonnés aux chiens.

L’éleveur de bétail a des goûts qui inspirent de la répugnance à l’Européen. Comme les vaches vivent en liberté, et que l’estanciero a soin de ne pas abattre une bête qui vient de vêler, d’abord parce qu’elle est maigre, ensuite parce que sa mort entraînerait celle du veau, il s’attaque aux vaches grasses qui n’ont pas de rejeton. Mais, oh horreur ! la plupart de ces vaches sont pleines, et le fœtus de cinq ou six mois, tout nu, recouvert d’un enduit gluant, est le mets le plus recherché ! Les indiens probablement sont les premiers qui ont osé porter à leur bouche semblable nourriture. Ce fœtus porte un nom indien tapichi ; arraché du sein de la mère encore palpitante, il est vidé, lavé et préparé en ragoût. Les amateurs prétendent que c’est un plat délicieux : la viande est tendre au suprême, et les os encore mous leur plaisent particulièrement.

Les écorcheurs, carneadores, ont encore une prédilection pour d’autres parties de l’animal, qui leur reviennent d’ailleurs de droit ; elles sont rôties séance tenante et avalées avec gloutonnerie.

D’abord nous avons la tripa gorda, notre rectum, le tongori, encore un mot indien, qui est l’œsophage, le mondongo ou gras double, les rognons, rinones, les chinchoulines, notre mésentère, le matambre, mince planche de viande dure et coriace qui se trouve entre la peau et les côtes.

Les quartiers sont suspendus à des crochets dans le galpon, et la peau est tendue à terre à l’aide de chevilles en bois, pour être séchée. J’étais parvenu à me servir du couteau aussi bien qu’un gaucho, et aussitôt la vache abattue, pieds nus, manches retroussées, je me mettais à l’œuvre comme un véritable boucher, et cela pour faire comme les autres : les Américains sont très serviables, et un voisin arrive-t-il à une estancia au moment d’un travail quelconque, de suite il prête la main.

Le lendemain, la chair des cuisses, et en général de toutes les parties épaisses, est taillée en longues et minces lanières, salée et suspendue en plein soleil sur des cordes ; ces lanières atteignent bientôt par la dessiccation la rigidité d’un bâton ; c’est le charque ou tasajo, il se conserve très bien, pilé et cuit avec du maïs, il forme un brouet digne d’attention.

Généralement l’habitant de la campagne n’a ni table ni chaises, des têtes de vache servent de siège, et même le gaucho n’en a pas besoin ; accroupi sur ses jarrets, il suce cinq, six matés sans changer de place ; position très fatigante pour nous autres, mais l’habitude est une seconde nature. Pas de cuillers ni de fourchettes, un couteau suffit. La broche piquée devant le foyer, légèrement inclinée, présente à la flamme une large tranche de bœuf ou une moitié de mouton, des gouttes de graisse avivent le feu, qui crépite ; bientôt le rôti prend cette teinte dorée si appétissante, une odeur engageante remplit le rancho ; la broche est enlevée et plantée au milieu de la salle : en cercle tout le monde prend place, femmes, hommes et enfants, le couteau à la main, chacun tranche à volonté. De la main gauche le gaucho saisit une partie du rôti, la coupe de la main droite, en porte l’extrémité à la bouche, et le grand art consiste, en plaçant la lame du couteau en dessous, de couper, en remontant, la bouchée aussi près des lèvres que possible ; manège dangereux pour lequel il faut avoir une grande habitude, car celui qui est propriétaire d’un long nez pourrait bien se le raccourcir de quelques centimètres, mais l’Américain manie aussi bien le couteau qu’un calligraphe la plume.

Quelquefois la ménagère prépare une sauce, moje, composée de piment coupé en morceaux, de sel et de vinaigre, ou bien encore une écuelle pleine de manioc pilé, farinha, est placée au milieu du cercle, chacun y plonge sa tranche de viande, l’y retourne, pour bien la recouvrir de farinha : la farinha est surtout employée quand la viande est très grasse. Le gaucho souvent prend une poignée de farinha et la lance dans la bouche avec une extrême dextérité. Les nègres du Sénégal aussi sont très adroits pour manger les arachides rôties, ils ne les portent pas à leur bouche, mais les lancent à une certaine distance, et sans manquer l’ouverture. Pas de serviettes, le repas terminé chacun s’essuie la bouche avec la main ou prend une gorgée d’eau qu’il rejette ; si le cheval est à portée, sa queue remplira l’office d’essuie-mains.

Quoique grand fumeur, il est rare qu’un habitant de la campagne achève entièrement une cigarette : il la fume à moitié, plus ou moins, et quand elle est éteinte, il place délicatement le bout restant derrière l’oreille ; si l’envie lui reprend de savourer la plante de Jean Nicot, il saisit ce bout avec dextérité, le rallume et l’achève, ou dans le cas contraire, le replace de nouveau derrière le pavillon de son appareil auditif.

Comme il n’a pas toujours des allumettes, pour se procurer du feu, il se sert d’un instrument appelé, yesquero : une pointe de corne de vache est coupée de façon à former un petit entonnoir, auquel est adapté un couvercle en bois de seivo, aussi léger que notre liège, et retenu par une mince lanière de cuir, attachée à la partie inférieure du récipient. Il brûle des chiffons de toile ou de coton, et le résidu noir qui servira d’amadou, est fourré dans la corne ; quand il veut battre le briquet, il ôte le couvercle, place la corne dans le creux de la main gauche, la pierre en dessous dépassant un peu l’ouverture, frappe avec le fer, et l’étincelle communique le feu à cette matière très-inflammable ; le fumeur y introduit le bout de sa cigarette qui s’allume de suite. Il replace le couvercle et le manque d’air détruit le feu de l’intérieur, à la façon de nos briquets à mèche.

Nos tabacs hachés ne sont pas goûtés au Rio de la Plata, les amateurs les trouvent trop faibles et sans goût : le tabac noir en corde du Brésil est préféré. Nos papiers à cigarettes non plus ne peuvent convenir et sont remplacés par de forts papiers espagnols fabriqués à Alcoy ; la fine et blanche enveloppe de l’épi de maïs quand il est mûr, chala, est également fort estimée.



VIII

DIFFÉRENTES CHUTES. — L’ÉLEVAGE DU BÉTAIL. — LA MARQUE. — LA CASTRATION. — LA TONTE DES MOUTONS. — LE CHEVAL, FAÇON DE LE DOMPTER.

Séparateur



D ans le jardin se trouvaient des orangers, et le docteur B… m’avait prié de lui rapporter une provision. de feuilles pour faire du thé : j’en avais cueillies une certaine quantité et les avais enfilées en guirlande pour les faire sécher. À quelque temps de là je me disposais à les porter à Farrucco ; une légère brise ondulait l’herbe de la prairie, bayo était sellé et attendait son cavalier. Je m’avance, ramène les brides et monte, mais au moment où je veux passer la jambe, les feuilles sèches s’entrechoquent sous le souffle du vent, bayo s’effraie et d’une ruade m’envoie à une dizaine de pas rouler par terre. À l’instant debout, heureusement je ne m’étais pas fait du mal, je m’approche de nouveau de ma monture, la flatte et saute en selle ; elle n’était pas satisfaite, ses écarts, son souffle bruyant, les mouvements des oreilles, son regard effarouché, ne m’inspirent pas de confiance : la plaine s’étend devant moi, je lui allonge un vigoureux coup de cravache qui la fait partir au galop ; pour la punir, je lui fais franchir d’une traite les trois lieues qui séparent Farrucco de San Ramón, elle était trempée de sueur et couverte d’écume.

Une autre fois je chevauchais tranquillement le long d’une colline, quand tout à coup mon cheval, ayant posé les pattes de devant dans un trou, s’abat et m’envoie dans l’espace : je tombai debout, parado comme disent les gauchos qui, quand ils font une chute, ne doivent jamais tomber autrement : tomber parado est le sublime de l’art du cavalier américain, j’avais réussi sans le vouloir. Comme bayo était assez lancé, en me retournant, je le vis, roulant sur lui-même, et je n’eus que le temps de l’éviter, sans quoi il m’eut écrasé sous son corps.

Je fus moins heureux dans les circonstances suivantes : J’aidais à ramener les moutons, majada, dans le chiquero, vaste espace entouré d’un mur d’un mètre de hauteur où ils passent la nuit ; les alentours étaient couverts des excréments de ces animaux, de plus il avait plu dans la journée. En voulant faire faire volte-face à mon cheval, celui-ci glisse, se renverse sur le flanc, et ma jambe gauche est prise sous lui : il se relève et m’envoie quelques ruades qui auraient pu me coûter la vie, mais je ne fus pas atteint. Je ne pus rentrer à l’estancia qu’à l’aide des secours de Julio et Victorio, j’avais une entorse qui me rendit impotent pendant une quinzaine de jours.

L’élevage du bétail donne lieu à des travaux dangereux qui ne peuvent être affrontés que par des cavaliers aussi parfaits, aussi adroits, aussi hardis que les Américains du Sud.

Parlons d’abord de la marque. Tout propriétaire de bétail a une marque particulière, constatée, reconnue et déposée chez le juge de paix. Cette marque est une empreinte en fer que l’on fait chauffer au feu et qui est appliquée sur le côté gauche de l’animal, soit sur le flanc soit sur le haut de la cuisse.

Les marques varient à l’infini, et le propriétaire leur donne les formes les plus capricieuses : quelques-uns, les Européens surtout, se servent de leurs initiales, ainsi Pedro W… avait pour marque un P et un W. Tous les ans, quand les poulains et les veaux ont atteint une taille raisonnable, ils sont marqués ; cette marque est l’unique titre de propriété, la seule garantie au milieu de la quantité de bétail qui fourmille dans les gras pâturages du Rio de la Plata. Ce travail est une fête à laquelle sont conviés tous les voisins, non seulement pour aider, mais pour contrôler tous les veaux qui vont être marqués. Un veau isolé n’est pas marqué, car ce pourrait bien être la propriété d’autrui, il faut toujours que les deux soient présents, vache et veau, car la vache fait reconnaître le veau qui la suit.

Une partie du bétail est enfermée dans la manguera, espace d’un hectare au plus, ordinairement rond, entouré d’un épais mur de deux mètres de hauteur, avec une ouverture de cinq à six mètres fermée par des poutrelles placées horizontalement.

Un grand feu est allumé à l’entrée, sur le côté, les fers chauffent, les poutrelles sont enlevées, les cavaliers sont prêts, l’un d’eux entre, le lazo à la main ; bientôt un veau est capturé, il dirige sa monture vers la sortie et entraîne le captif à sa suite, il est abattu, maintenu immobile, et la marque est appliquée. Les poils et la peau grillés crépitent en répandant une odeur nauséabonde, le lazo est retiré, l’animal est libre, et s’élance dans la plaine ou rentre rejoindre sa mère. L’opération est périlleuse, car souvent, aux cris de son rejeton, la vache accourt et cherche à défendre sa progéniture. J’ai assisté à un marquage où le veau, après avoir reçu l’empreinte brûlante, au lieu de rejoindre sa mère, prit la clef des champs ; j’étais au milieu de l’entrée, tout à coup se fit entendre le cri, cuidado, cuidado, la vaca ! je me retourne, et vois à quelques pas de moi la bête furieuse, tête baissée et prête à m’éventrer. D’un bond je m’élance de côté, et à l’aide des pieds et des mains, rendu plus agile par le danger, j’arrive au sommet du mur ; j’avais les extrémités tout ensanglantées, car j’étais nu pieds, mais content d’en être quitte à si bon marché.

Ordinairement une génisse est immolée, rôtie sur le feu où rougissent les fers à marquer, et quand le travail est terminé, la génisse aussi a disparu ; une douzaine d’hommes ont englouti cette quantité de viande. N’oublions pas de dire que les mauvais morceaux ont été pour les chiens qui, eux aussi, sont de la fête, car si quelques têtes de bétail parviennent à s’échapper, ils aident leurs maîtres à les faire rentrer dans l’enclos.

Les poulains sont marqués de la même façon que les veaux.

Quant aux moutons, on leur fait généralement un signe quelconque à l’oreille, une simple entaille avec le couteau, un trou avec un emporte-pièce, une oreille coupée à moitié ou totalement : les façons varient à l’infini.

La castration est un travail qui tous les ans coûte la vie à plus d’un estanciero ou gaucho ; c’est encore une fête pour l’éleveur ; les voisins sont prévenus et tous accourent aussi insouciants du danger que nos jeunes filles qui s’acheminent vers une salle de danse. Le bétail est réuni au rodeo, distant de l’habitation de quelques centaines de mètres seulement ; les cavaliers, le lazo attaché à la selle, d’un côté le couteau à la ceinture, de l’autre le revolver ou les pistolets, font la ronde en galopant autour du troupeau pour empêcher les récalcitrants de prendre la fuite. Les animaux sont pressés les uns contre les autres, leurs cornes qui s’entrechoquent avec un bruit sec, et leurs mugissements forment un concert émouvant ; ajoutez à cela, les cris des gardiens, les aboiements des chiens, le hennissement des chevaux, les trépignements de cette masse mouvante couverte par un nuage de poussière, et vous aurez une faible idée du tableau que j’essaie de présenter à vos yeux.

Le gaucho est fièrement cambré sur son cheval, il a choisi le meilleur de la tropilla, car le travail sera long et pénible. Il ne s’agit plus ici du veau timide, du poulain inoffensif, du doux mouton, c’est au taureau qu’il s’attaque aujourd’hui, au taureau qui a vécu sauvage dans les endroits les plus solitaires du campo. Tous ne sont pas castrés ; ceux qui se distinguent par leurs formes, leur agilité, leur haute stature, sont conservés comme reproducteurs qui, à leur tour, subissent l’opération quand ils ont atteint l’âge qui leur enlève les qualités requises. Attention, cavaliers, l’animal est vigoureux, il a régné en maître dans la prairie, sa massive croupe, son énorme cou, sa tête volumineuse inspirent du respect.

Tout est prêt, chacun est à son poste, un taureau est désigné : deux ou trois cavaliers le chassent hors de la masse qui tourbillonne, le poursuivent et l’un d’eux lui jette le lazo ; aussitôt que l’animal se sent pris, il beugle et fouille la terre avec ses cornes, le cheval incliné fait contrepoids à ses efforts, un autre cavalier accourt et cherche à enlacer les jambes de derrière de la bête furieuse et bondissante ; il a réussi, aussitôt il s’éloigne, les lazos se tendent, d’un côté le taureau est pris par les cornes, de l’autre par les jambes, les cavaliers tiennent ferme, bientôt le monstre est par terre et ne peut plus se relever ; un autre cavalier descend de cheval, s’avance le couteau à la main, saisit le scrotum, deux entailles sont vite faites, les testicules extraits, les cordons spermatiques étirés et coupés ; un mouvement de torsion avec la main a débarrassé grosso modo la plaie du sang, le lazo de la tête est retiré, et l’opérateur remonte à cheval aussi lestement que possible. L’animal se relève, et par ses bonds. se dépêtre du lazo qui retenait ses pieds prisonniers. Gare ! il est furieux, la douleur l’exaspère, tête baissée il s’élance sur le premier cavalier qu’il trouve sur son passage, mais en vain, le cheval est plus. rapide que lui.

En Europe, que de précautions ne prend-on pas pour semblable travail ! Un homme de l’art seul ose mettre la main à l’œuvre, et encore quelquefois l’opération est-elle suivie d’une catastrophe, la mort de la bête. En Amérique, rien de semblable, tout habitant de la campagne opère la castration, et pour cela un simple couteau bien effilé lui est nécessaire : l’animal est abandonné à lui-même, et la nature, plus puissante que la pharmacopée, se charge seule de la guérison.

Les choses ne se passent pas toujours ainsi. Souvent, aussitôt que le premier cavalier a lancé son lazo, le taureau, au lieu d’essayer de fuir, fond sur son adversaire ; malheur au maladroit, le lazo traîne par terre et, si le cheval s’embarrasse dans ses nœuds et tombe, le cavalier est à la merci de l’animal en fureur. Quelquefois aussi, au milieu de l’opération, quand le cavalier est à pied, les taureaux déjà castrés accourent aux mugissements de leur congénère et font un mauvais parti au malheureux gaucho. À quelque distance de l’estancia, lors d’une castration, un éleveur se disposait à faire l’opération, quand soudain ses camarades lui crient : el toro, el toro ! c’était trop tard, au moment où l’infortuné se retourne, un taureau lui enfonce une corne dans l’œil, et se sauve, traînant à sa suite sa victime qui a bientôt rendu le dernier soupir.

Rufino fut poursuivi en ma présence, et le taureau le serrait de près, quand, dans sa fuite, un ravin peu profond, barranca, lui barre le passage ; le cheval emporté tombe dedans et, par le plus grand hasard, lance sur le bord opposé le cavalier qui aussitôt tire ses pistolets et attend l’animal de pied ferme ; ses compagnons accourent, chassent le taureau, Rufino est sauvé, et le travail interrompu un instant par cet incident est continué avec le même entrain.

Parfois les animaux du rodeo, irrités, forcent la ronde et s’enfuient dans la plaine : alors une partie des cavaliers et des chiens se mettent à leur poursuite, une chasse à courre s’organise en règle, et, après bien des peines, les gauchos parviennent à ramener les fuyards dispersés.

Encore une étude gastronomique : les testicules enlevés sont de suite remis à un des assistants, ordinairement à un enfant, qui est chargé de les porter sur un brasier et de les faire rôtir. Le gaucho en fait ses délices, et tour à tour chaque cavalier va prendre part au festin ; c’est un mets fade, surtout mangé sans assaisonnement à la façon de ces gens primitifs. Quelques testicules, quelques mates font tous les frais de la fête, n’oublions pas la caña obligatoire pour donner du nerf à ces jouteurs intrépides.

La tonte des moutons se fait à peu près comme chez nous. Les moutons sont enfermés dans le chiquero : à côté s’élève un hangard ouvert à tous les vents, couvert en planches ou en paille ; les lanigères sont pris et amenés aux tondeurs, quelquefois au nombre de cinquante ou plus, suivant l’importance de l’estancia. Le travailleur armé de grands ciseaux met le pied sur le cou de l’animal et commence l’opération à grands coups, avec une dextérité étonnante ; la toison enlevée, il la roule en paquet, en plaçant à l’intérieur les parties provenant de la tête et des pattes, la présente à un surveillant qui, en échange, lui remet un jeton, car il est payé à la pièce ; celui-ci noue la toison avec une ficelle, de là elle est jetée dans de grands sacs suspendus par l’ouverture pour y être foulée, pressée, et réduite au moindre volume, un homme est debout dans le sac et se charge de ce travail.

Quand, dans la précipitation, un animal a reçu des blessures, le tondeur crie : alquitran ! Aussitôt un enfant apporte une marmite pleine de goudron, à l’aide d’un pinceau les places sont badigeonnées, et l’invalide est mis en liberté.

J’ai vu des tondeurs tellement adroits arriver en une journée à enlever la toison à plus de cent et même cent cinquante moutons, mais aussi quelle activité ! ruisselants de sueur, courbés sur la bête, ils manœuvrent les ciseaux avec une vitesse incroyable, bien souvent, il est vrai, au détriment de l’animal, qui reçoit de nombreuses entailles ; mais peu importe, le mouton n’a qu’une valeur minime, pourvu que les entrailles ne sortent pas et tout est pour le mieux.

À l’époque où j’habitais l’estancia de San Ramón, situé au centre de la République, les bêtes à cornes achetées en troupeau, pêle mêle, veaux, vaches, taureaux, valaient vingt francs pièce, les moutons de deux à trois francs, les juments cinq francs, et les chevaux de selle, les hongres domptés, de soixante à quatre-vingts francs. Quant au terrain, la lieue carrée espagnole, la suerte, équivalant à deux mille sept cents hectares variait de trente à cinquante mille francs. Une lieue carrée peut facilement procurer la nourriture à deux mille ou deux mille cinq cents bêtes à cornes, ou à dix mille moutons.

Malgré la grande quantité de bétail qui couvre les plaines de l’Uruguay, l’usage du lait y est pour ainsi dire inconnu, et à plus forte raison celui du fromage. Dans quelques rares établissements, une ou deux vaches sont domptées, tamberas, de façon à pouvoir être traites et procurer un peu de lait ; mais généralement l’indifférence de l’éleveur va jusqu’à s’en passer complètement, et cela pour un bon motif : l’Américain n’aime que la viande.

Les chevaux transportés en Amérique, de même que les bêtes à cornes et les moutons, car ces animaux n’existaient pas avant la conquête espagnole, s’y sont multipliés à l’infini, et de domestiques qu’ils étaient, ils sont devenus sauvages, et leurs troupes innombrables foulent le sol baigné par le fleuve d’argent. Élégants de forme, vifs, légers, la crinière flottante, la queue longue, ces nobles descendants des coursiers d’Andalousie rendent à l’Américain les services les plus multiples. Hommes, femmes, enfants, tous sont cavaliers et plus d’une china saute hardiment sur une monture qui effrayerait nos écuyers les plus exercés. Et comment en serait-il autrement ? La mère ne porte pas dans ses bras son enfant emmailloté, à la façon des nourrices de l’ancien continent, elle le place à cheval sur une hanche et son bras recourbé lui sert de soutien ; un semblable bébé ne peut devenir que bon cavalier. Le père, pendant qu’il savoure son mate, envoie son fils ou sa fille, enfant de huit à dix ans, faire à cheval un tour dans la prairie pour surveiller les troupeaux. Les gamins s’amusent à prendre au lazo des poulains sauvages ; déjà assez forts pour pouvoir bien les porter, ils sautent dessus et laissent leur jeune monture se livrer aux cabrioles les plus excentriques ; s’ils tombent, les camarades rient de bon cœur. Tout se fait à cheval, l’estanciero ne va à pied que dans son rancho ; pour aller à une distance de cent mètres il monte à cheval. Le cheval, c’est son ami, son inséparable, une partie de lui-même. Il n’est dompté que lorsqu’il a atteint l’âge de trois à quatre ans, c’est-à-dire toute sa croissance ; plus il est fort, vigoureux, rétif, plus le gaucho l’aime : un cheval doux ou mollasse, c’est bon pour un gringo, étranger ! Au gaucho il faut un coursier fier, ombrageux, difficile, hargneux, entêté ; ah, comme il est fier, lorsqu’il s’achemine vers une estancia, sur un cheval qui, à la vue d’une simple feuille qui roule à terre, ou de tout autre objet insignifiant, recule, saute à droite, à gauche, se cabre, souffle comme une locomotive ; alors le gaucho est dans son élément, il est admiré par les jeunes filles et envié par ses semblables.

Aussi quelle richesse de mots pour exprimer les divers états de docilité de cet animal !

Bagual c’est le cheval sauvage par excellence.

Potro exprime la même chose, mais à un degré inférieur.

Nuevo, celui qui n’est dompté qu’imparfaitement.

Redomon, un animal insoumis.

Arisco, une bête dangereuse.

Bellaco, celui qui rue.

Manso, c’est le cheval domestique.

Mancaron, quand il est vieux et infirme.

L’animal le plus beau, le plus grand, aux formes distinguées, à belle robe, est choisi pour être dompté ; c’est toujours un hongre, rarement un entier, mais jamais une jument ; l’Américain doit être réduit à la dernière extrémité pour être obligé d’enfourcher une jument, car pour lui c’est un déshonneur.

Tous les chevaux ou une partie, manada, sont chassés dans la manguera, l’animal désigné est pris au lazo et traîné dehors, les gauchos le jettent par terre, lui passent une têtière des plus solides en cuir cru de bœuf, et l’attachent à un poteau, palenque, aussi court que possible, de façon à ce que les naseaux touchent le bois et qu’il ne puisse, dans ses évolutions, s’estropier ou s’étrangler.

Quand il a subi un jeûne assez prolongé, le cavalier s’en approche, lui parle à haute voix, lui enlace les pattes de derrière, lui fixe à la mâchoire inférieure, entre les molaires et les coins, une forte et souple lanière de cuir qui servira de brides ; l’animal est sellé avec les plus grandes difficultés, car ses ruades et ses soubresauts sont nombreux, il est détaché du poteau, deux gauchos le maintiennent de leurs bras vigoureux, les jambes sont débarrassées de leur entrave, le dompteur saisit les brides et saute en selle ; à ses pieds pendent d’énormes éperons en fer, ses camarades s’écartent, et alors commence la lutte entre l’homme et la bête, lutte remplie de péripéties. Le cheval s’obstine à ne pas vouloir avancer, il trépigne, rue, se cabre sur place et cherche à saisir la jambe de son ennemi, pour le mordre ou l’arracher de son dos. Mais le dompteur a l’œil au guet et épie tous les mouvements de l’animal, il lui enfonce les éperons dans le ventre, lui cingle les reins de sa cravache ; celui-ci s’élance dans la plaine, croyant par une course furieuse pouvoir se débarrasser de son fardeau vivant, puis s’arrête tout court, fait des écarts à droite à gauche, donne des coups de reins à démolir le cavalier qui généralement laisse le cheval se livrer à la course la plus furibonde, et, quand celui-ci est fatigué, il l’excite de la voix et de la cravache pour le forcer à continuer cette fuite. Quand le cheval est littéralement rendu, à l’aide des rênes, il le tire à droite, à gauche, à plusieurs reprises, doucement, lui fait faire volte face, et cherche à revenir au point de départ : l’animal résiste, recule, fait le saut de mouton, s’entête à rester en place, mais le gaucho impatient le châtie et l’oblige à obéir, bien qu’imparfaitement.

Ce travail est recommencé tous les jours, pendant quinze jours, un mois s’il le faut, jusqu’à ce que l’animal se soumette à la volonté de l’homme. Ce que le dompteur redoute le plus, c’est que le cheval ne se roule à terre et ne l’écrase sous son corps ; tant qu’il reste sur pattes, il rit et se moque de tous ses efforts pour le désarçonner, car pour lui, dompter un cheval n’est pas un travail, mais une partie de plaisir. L’animal sort de cette lutte tout couvert de plaies et de meurtrissures, les longes lui mettent la bouche en sang, le lazo lui a pelé les jambes, la sous-ventrière lui a entamé les flancs, les éperons lui ont écorché le ventre, et la tête a reçu de nombreuses contusions.


IX.

JOLI COUP DE FUSIL. — LA LECHIGUANA ET LE CAMOITI. — CIMETIÈRES INDIGÈNES. — LE TROPERO. — VIPÈRE ET SCORPION. — LAMPYRES ET FOURMIS. — LES FORÊTS.

Séparateur




A ux environs de l’estancia coulaient quelques rivières très poissonneuses où la talarira, le bagré, le dientudo, la palometta et la mojarra étaient nombreux. Souvent mes élèves et moi nous nous dirigions de ces côtés, et quelques heures de patience suffisaient pour nous procurer un plat des plus succulents.

Le bagré est un poisson qui peut atteindre le poids de trois à quatre livres ; il a la peau lisse, sans écailles et offre quelque analogie de formes avec le chabot de nos ruisseaux, sa bouche est garnie de longues barbes, il y en a de noirs et de jaunes. Le dientudo ressemble à notre brochet, la palometta a la forme d’une sole et cause de cuisantes blessures aux baigneurs, la mojarra est un petit poisson dans le genre de la sardine ; voilà pour l’ichthyologie des petites rivières ; les fleuves comme le Rio Negro, le Yi et l’Uruguay, renferment des variétés nombreuses, remarquables par leur taille, comme le dorado, le surubi. Un chélonien vit aussi dans les rivières de ces parages et il mord à l’hameçon comme un poisson ; et la preuve, c’est qu’une fois je vis le bouchon de ma ligne disparaître à peine sous l’eau, et remonter de suite, et cela à plusieurs reprises ; j’étais anxieux et croyais avoir à faire à un gros poisson ; soudain le bouchon disparaît profondément, quoiqu’avec lenteur, le moment était venu ; j’imprime à ma ligne un mouvement ascensionnel, mais une sérieuse résistance se fait sentir, je tire plus fortement et mets hors de l’eau une tortue de deux à trois kilogrammes. Les crustacés ne sont représentés que par une petite écrevisse qui a la forme des crabes de mer.

Certain jour, pendant que, tranquillement, nous lancions à l’eau notre traître hameçon recouvert d’un épais morceau de viande, un aigle vint se poser sur un rocher à une assez forte distance de notre emplacement. Quelques indigènes nous regardaient pêcher, et me prièrent de tuer l’animal. Je n’avais que mon fusil à âme lisse, le but était éloigné, et je désespèrais de l’atteindre. Sollicité de nouveau, je glissai une balle dans un des canons, calculai approximativement la distance, visai au dessus de l’aigle pour donner à ma balle une trajectoire qui lui permit d’atteindre l’oiseau ; le coup partit et à mon grand étonnement l’aigle, au lieu de s’envoler, sautillait dans l’herbe ; aussitôt un des indiens s’élança de son côté, mais il fut cruellement puni de son trop grand empressement, les serres de l’aigle lui firent de profondes égratignures ; ses compagnons lui prêtèrent main forte et parvinrent à saisir les ailes de l’oiseau, dont l’une avait été cassée par la balle, et, en les maintenant écartées, nous apportèrent ma victime.

C’était un bel oiseau gris blanc dont je regrette de ne pas avoir pris les dimensions.

Les indiens me félicitèrent, ce coup de fusil les avait émerveillés, et moi aussi.

Dans nos excursions nous trouvions souvent des nids de guêpes. L’Uruguay renferme trois variétés communes d’hyménoptères : le camoiti, le camoita, et la lechiguana. Les deux premières, quoique plus petites, ressemblent à notre guêpe comme formes extérieures, sauf la couleur, au lieu de jaunes, elles sont noires, elles suspendent leur nid aux branches des arbres ; ce nid, de forme sphérique, d’un diamètre de trente à quarante centimètres, avec une entrée par le bas, est composé de tissus papyracés de couleur grise, offrant une certaine résistance. Ses habitants sont d’une susceptibilité extraordinaire ; au moindre bruit ou choc, les guêpes sortent et attaquent leur ennemi. Pour nous emparer de ces nids, nous allumions, en observant la direction du vent, un grand feu de pailles et de feuilles. Les guêpes enfumées prenaient la fuite, en abandonnant leur demeure, mais encore hommes et chevaux devaient-ils se tenir à distance, car leur dard n’épargnait personne. Servando et Victorio furent piqués à la face, et rentrèrent à l’estancia avec des figures imitant nos masques de carnaval. La lechiguana plus grosse et de couleur jaune fauve, construit, ordinairement dans les hautes herbes, un grand nid conique qui imite assez la forme de nos ruches et de plus renferme une forte quantité de miel parfumé ; aussi était-ce pour nous un jour de fête quand nous faisions semblable trouvaille. Vite nous mettions le feu aux herbes et, à distance, nous attendions le résultat de notre entreprise ; les insectes étaient grillés et laissaient entre nos mains une forte provision de rayons que les écoliers suçaient avec gourmandise ; nous ne manquions jamais d’en rapporter une partie pour Juanita et Cacilda qui nous remerciaient avec profusion.

Dans une de ces excursions je blessai un carpincho de forte taille, la balle lui avait brisé l’arrière-train, et il faisait des efforts inouïs pour gagner la rivière ; Servando, jeune homme très-courageux, s’élança vers lui et le saisit par une patte de derrière ; l’amphibie essaya de lutter, mais l’indien lui plongea son couteau dans les flancs et mit fin à ses souffrances.

Une autre fois, au retour d’une course aux extrêmes frontières du campo de Pedro W… pour inspecter le ganado, Felipe, Victorio et moi nous revenions à l’estancia, nous abandonnant complètement à l’allure de nos chevaux. Serpiente, notre chien, qui battait la plaine et fourrait le nez dans toutes les touffes d’herbes, en quête de gibier, s’élança brusquement dans les joncs qui couvraient les bords d’un étang naturel ; une lutte s’engagea, et le bruit de la chute d’un corps dans l’eau accompagné d’un grognement parvint à nos oreilles.

Es un carpincho, s’écria Felipe !

En fait d’armes, je n’avais que mon revolver, calibre neuf millimètres.

L’étang n’était réellement qu’une mare, l’amphibie ne pouvait nous échapper ; forcément il devait revenir à la surface pour respirer.

Nous mettons pied à terre et nous nous postons le long du bord. La présence de l’animal m’est bientôt révélée par le mouvement des herbes ; effectivement, à une dizaine de pas, le carpincho, le nez hors de l’eau, faisait provision de l’élément indispensable à ses poumons ; je l’ajuste, et ma balle va lui labourer la joue droite : il plonge, mais pour reparaître bientôt, et plus près de moi ; il me présente la nuque, je lui envoie une seconde balle qui pénètre dans la moelle occipitale et met un terme à son existence.

Les populations de l’intérieur de l’Uruguay ont, touchant leurs morts, des coutumes fort bizarres. Un petit enfant vient-il à mourir, on le met tout bonnement dans une boîte quelconque et on le place sur un mur d’enclos ou tout autre lieu élevé, à proximité de l’habitation.

L’enfant est-il plus âgé, de cinq à six ans par exemple, les parents l’exposent, l’ornent de fleurs, et ce décès, loin d’être pour eux une cause de deuil, est un motif de gaieté et de réjouissances. Les amis et parents sont convoqués, on mange de l’asado, on suce du mate, on boit des liqueurs fortes, et un bal termine la cérémonie. Ensuite le cadavre est enterré dans la plaine ou porté au cimetière le plus proche, s’il y en a un.

Entraîné par mon ardeur de Nemrod, monté sur bayo, je m’étais enfoncé dans un bouquet de bois du rio de la Palmas ; les arbres étaient de haute futaie, et le sol humide disparaissait sous une luxuriante végétation. Mes yeux inquisiteurs fouillaient le terrain. Quelle n’est pas ma surprise, en élevant les regards, d’apercevoir trois paquets en cuir, ayant la forme de hamacs, suspendus à des branches ! Piqué de curiosité, je m’approche, oh horreur ! ces cuirs contenaient des cadavres et laissaient suinter un liquide visqueux qui, goutte à goutte, tombait à terre ; des oiseaux de proie étaient perchés dans leur stupide immobilité sur les arbres environnants. Un sentiment d’effroi m’envahit, je fais rebrousser chemin à ma monture et quitte avec rapidité ce cimetière aérien. L’atmosphère était imprégnée d’une odeur nauséabonde qui me soulevait le cœur ; bayo aussi paraissait tout content. de s’éloigner de cette nécropole, car il respirait avec force et galopait avec entrain.

Un des plus grands revenus de l’estanciero est la vente du bétail gras, qui a lieu pendant la bonne saison ; les bœufs sont achetés pour le compte des grands établissements, saladeros, de Montevideo. On réunit le bétail comme toujours au rodeo ; le tropero, généralement un Brésilien des provinces de Rio Grande, choisit les bêtes qui sont séparées de la masse et dirigées vers un endroit isolé et entouré de cavaliers, ou chassées dans la manguera, si le tropero a déjà acheté autre part des animaux ; alors là ils sont réunis pour ne former qu’un troupeau. Ce métier est non seulement dangereux pour la vie, mais encore parfois ruineux ; une surveillance sans relâche est nécessaire pour maintenir des éléments aussi hétérogènes que ceux qui composent une tropa : en effet, le tropero commence ses achats aux frontières du pays, de là se dirige vers la capitale en achetant à droite et à gauche, ici vingt têtes, là cinquante, plus loin cent, pour arriver au chiffre de sept cents ou mille individus, quantité plus que suffisante pour une tropa.

Une chose à remarquer, c’est que l’animal, bête à cornes ou cheval, est tellement attaché au pâturage qui l’a vu naître, querencia, que lorsqu’il est entraîné loin de cet endroit, il fait tous ses efforts pour y revenir. C’est ainsi que, lors des révolutions, les guerilleros emmènent tous les chevaux de selle qu’ils rencontrent sur leur passage, mais ceux-ci profitent de la première occasion pour regagner la prairie natale, à tel point, que la campagne est parcourue jour et nuit par de nombreux fuyards à la recherche de leur querencia, et ils ne se trompent jamais. Aussi le tropero est-il toujours sur pied, pour s’opposer à la fuite des membres de son troupeau, mais son zèle doit redoubler lors du passage d’une rivière ou en temps d’orage. Dans le premier cas les animaux doivent être poussés doucement à l’eau, précédés de quelques cavaliers et de plusieurs bœufs domestiques qui leur montrent le chemin à suivre pour ne pas s’embarrasser mutuellement. Quand le courant, augmenté par les pluies, est violent, les bêtes se bousculent, il s’en suit un pêle-mêle indescriptible et le tropero perd une bonne partie de son bétail qui est noyé. Dans le second cas, les animaux, terrifiés par le bruit de la foudre, aveuglés par les éclairs, se précipitent dans toutes les directions : la débandade atteint des proportions énormes, surtout si cet accident a lieu la nuit ; maître et domestiques ont beau se multiplier pour s’opposer aux vagues de cornes menaçantes, bon nombre de bœufs parviennent à s’échapper, et, par leur fuite, causent de sensibles préjudices à leur propriétaire. Quand après bien des dangers, bien des alertes, le troupeau est arrivé près de Montevideo, il est enfermé dans un vaste enclos en attendant le triste sort qui lui est réservé, celui d’être tué et salé.

Les saladeros sont de vastes hangards, où l’on immole jusqu’à deux mille bêtes à cornes par jour ; la viande qui forme d’énormes masses sanglantes, est salée et dirigée principalement vers les Antilles et le Brésil pour servir de nourriture aux nègres. Le prix moyen d’un bœuf gras sur pied est de quarante à cinquante francs.

La multiplication rapide du bétail avait donné lieu à une coutume des plus barbares : certains estancieros ne cherchant qu’à tirer profit, le plus possible, de leurs troupeaux, faisaient égorger les veaux pour les empêcher de têter ; de cette façon les vaches engraissaient rapidement, et le produit de leur vente venait grossir outre mesure le pécule du trop heureux propriétaire.

Quel triste contraste ! Tandis qu’en Europe tant de pauvres gémissent sous les rudes attaques de l’odieuse faim, en Amérique des milliers de veaux pourrissent au soleil et servent de pâture aux oiseaux de proie.

Il est à espérer que nos chimistes, si infatigables dans leurs recherches, trouveront un moyen de transporter au-delà des mers, et dans un état de parfaite fraîcheur, les montagnes de viandes qui n’ont qu’une valeur dérisoire au Rio de la Plata.

La classe des reptiles est faiblement représentée dans l’Uruguay, au moins pour ce qui regarde les ophidiens d’une certaine taille — peut-être l’herbe de la prairie leur procure-t-elle une retraite où pénètrent difficilement les regards — tandis que les petites couleuvres y sont assez nombreuses, surtout autour des habitations.

La salle où je donnais les leçons n’était pas planchéiée, et, pendant que mes élèves étaient occupés à écrire, machinalement mes yeux s’arrêtèrent sur un trou qui existait dans le sol. À mon grand étonnement, je vis une vipère passer la tête hors de cette ouverture : je leur fis part de ma découverte, et ils affirmèrent qu’elle appartenait à une espèce très dangereuse ; effectivement elle était rayée de jaune et de rouge. Immédiatement je bouchai le trou, après y avoir versé une grande quantité d’eau bouillante, et j’eus bien soin à l’avenir, le soir, de ne plus me promener nu-pieds dans la chambre. Les indigènes m’ont souvent parlé de vibora de la cruz et de cascabel, vipère de la croix et serpent à sonnettes ; mais jamais je n’en ai vus.

Victorio m’indiqua un endroit où il prétendait avoir trouvé les cadavres de vaches mortes par suite des morsures de cascabel : j’ai surveillé cet endroit, je m’y suis même mis à l’affût, mais en vain, car je n’ai pu découvrir la moindre trace du crotale.

Une autre fois, — et ne prenez pas ce récit pour une historiette, tout ce que j’ai décrit est vrai et de la plus scrupuleuse exactitude — quelle ne fut pas ma surprise, le matin, en rejetant les draps pour me lever, de trouver à côté de moi un magnifique scorpion noir ; auquel je fis l’honneur d’un bain d’alcool.

Je ne crois pas la piqûre du scorpion, alacran, aussi dangereuse que veulent bien le prétendre certains voyageurs ; il est très répandu dans les prairies, et chaque pierre pour ainsi dire récèle un de ces insectes. Avec une forme se rapprochant beaucoup, à cause de ses pattes, de celle de nos écrevisses, il a la queue longue et annelée, recourbée en l’air et terminée par un dard qui a assez de ressemblance avec une mince épine de rosier.

La nuit, pendant l’été, la campagne offre, sous ces latitudes, le coup d’œil le plus ravissant ; des milliers de lampyres volent dans tous les sens, semblables à de petites lumières errantes ; la lueur qu’ils projettent n’est pas constante et ne se produit qu’à intervalles et par saccades. Je me suis emparé de quelques-uns de ces coléoptères, de couleur grise, et j’ai remarqué que la phosphorescence s’élaborait à l’extrémité du ventre, près de l’anus.

Les fourmis sont nombreuses, quelques espèces construisent de gros nids en forme de cônes, qui atteignent un mètre de hauteur et sont formés de brindilles d’herbe et de petits morceaux de bois aglutinés ; ces cônes sont mous et peuvent être facilement dispersés ; d’autres font leur demeure sur terre, en forme de dôme, mais d’une dureté telle qu’une balle de fusil y penètre difficilement ; sous ce nid qui lui sert d’observatoire, une espèce de hibou, lechouza, creuse une tanière peu profonde ; toujours sur le qui vive, au moindre danger, il s’élance dans sa demeure souterraine. D’autres enfin, et ce sont les plus. nombreuses, creusent des galeries qui aboutissent à une chambre commune, olla ; de l’entrée de ces galeries divergent dans tous les sens des sentiers d’une largeur de dix à quinze centimètres, propres et exempts d’herbe ; ils sont tellement fréquentés et battus par les fourmis, qu’ils ressemblent à de longues bandes noires. Elles s’attaquent surtout au règne végétal et dépouillent un arbre de ses feuilles en très peu de temps ; elles ne les dévorent pas, mais elles les coupent tout simplement par esprit de destruction. Les indiens, pour les détruire, fouillent le sol ; arrivés au centre des galeries, ils y versent de l’eau et, à l’instar de nos briquetiers, font un mélange bourbeux qu’ils laissent sécher et durcir au soleil.

Comme je l’ai déjà dit, les forêts sont rares dans l’Uruguay ; les rives seules des cours d’eau sont boisées, et encore ces bois n’atteignent une certaine proportion que sur les berges du Rio Negro et du Rio Uruguay. Aussi dans les endroits où il n’y a pas de rivière, le bois est-il d’une excessive rareté, à tel point que les indigènes brûlent les os des animaux abattus, ou font sécher les excréments des bœufs, des chevaux et des moutons, pour s’en servir en guise de combustible.

Dans les terrains bas, couverts par les inondations, la végétation est assez luxuriante et on peut aisément se faire une idée de ce que doit être une forêt vierge. Le sol est couvert de buissons impénétrables, et l’uña de gato, ongle de chat, fait de cruelles blessures aux imprudents ; les plantes grimpantes s’emparent des troncs de haute futaie, les étreignent dans leurs bras nerveux, les envahissent jusqu’à leur cime et retombent en guirlandes aux couleurs les plus vives.

La barba de palo, barbe de bois, grise, longue et soyeuse, pend aux branches et donne aux vétérans de la végétation un air sevère et vénérable.

La flor de aire, fleur de l’air, famille des orchidées, qui, arrachée de l’arbre qu’elle a choisi pour soutien, et attachée ou suspendue à l’aide d’une ficelle dans une chambre, continue à vivre, à pousser et à fleurir sans eau et sans terre.

Les palmiers sont rares, probablement par suite de la sotte habitude qu’ont les habitants d’abattre cet arbre pour s’emparer du chou. Le palmier porte au milieu du panache un faisceau de feuilles encore tendres, d’une couleur jaune claire, dont les indiens sont très-friands. Ce faisceau, cogollo, a la forme d’une grosse et longue carotte et un goût de noisette très-prononcé.





X.

LE MULÂTRE APARICIO. — VOL DE BAYO. — CHUTES. — LE VOLEUR DE CUIR. — SA MORT. — MON DÉPART FORCÉ. — RETOUR À MONTEVIDEO. — EN MER. — MADÈRE. — ANVERS. — LIÉGE. — BETTEMBOURG.

Séparateur




U n ambitieux de bas étage, le mulâtre Thimoté Aparicio, triste hère, soudoyé par le Brésil, dit-on, parcourait les gras pâturages de l’Uruguay, en compagnie de ses bandes de voleurs, au grand détriment des paisibles estancieros. Ce traître, aussi sauvage que le bétail qu’il faisait égorger pour nourrir ses hordes affamées, était d’une cruauté extraordinaire. D’ailleurs tous les chefs de partis politiques, soit blancs soit rouges, qui envahissent la campagne, commettent vols sur vols, atrocités sur atrocités. Les belligérants, au lieu de se rechercher pour se battre et s’anéantir une bonne fois, se fuient, et quand une troupe de blancs a passé, suit une troupe de rouges, et ainsi de suite, et à n’en plus finir, cela dure des années et des années. Il est vrai que les frais de l’expédition ne sont pas élevés : de vieilles lances, des sabres rouillés, de mauvais fusils, voilà pour l’armement ; l’uniforme est inconnu ! un morceau de calicot rouge ou blanc est l’emblème de la couleur politique ; des tentes, aucunes ; ces indiens, chinos, mulâtres ou nègres, couchent à terre et dorment très-bien à la belle étoile, étendus sur leur recado. Quant à la nourriture, elle ne coûte rien ; la campagne n’est-elle pas couverte de bétail ? Ces soi-disant soldats ont-ils faim, ils abattent une vache. cinquante, cent s’il le faut, du premier troupeau venu, sans permission aucune, et font grasse chair.

Deux choses suffisent à un officier, — à un chef de brigands veux-je dire, car quiconque a quelques vagabonds sous ses ordres s’intitule vaniteusement de capitaine — pour maintenir ses cavaliers : du tabac et de l’eau de vie ; pour ce qui regarde le reste, les guerilleros s’en chargent eux-mêmes. C’est triste à dire, mais c’est ainsi, le premier crétin venu peut faire une révolution dans l’Uruguay.

Nous disions donc que son Excellence le colonel Aparicio, — si je ne me trompe, il marchait nu-pieds, — se promenait en triomphe dans les plaines baignées par le Rio Negro. Il était respecté, car il avait la force pour lui, il était craint, car il avait droit de vie et de mort, aussi ce vandale ne se souciait-il pas plus de l’existence d’un homme que d’une cigarette ; sur un signe du tyran, par caprice, vengeance ou hallucination alcoolique, un honnête citoyen était égorgé ; pourquoi ? pour un chiffon rouge ou blanc !

Par précaution j’avais attaché mon cheval aux barreaux de la grille de ma fenêtre, pour éviter autant que possible qu’on ne me le volât. Un matin, en train de m’habiller, je vois apparaître un grand gaillard au teint cuivré, avec des cheveux noirs et raides lui descendant jusqu’au milieu du dos, qui hardiment s’empare de ma monture.

Amigo deja este caballo, es el mio, soy estranjero ! Ami, laissez ce cheval, il est à moi, je suis étranger !

Lo preciso, compadre, aqui tiene usted un otro que esta un poquilo cansado ! J’en ai besoin, confrère, voici un autre qui est un peu fatigué !

Effectivement j’aperçois derrière le mien un cheval gris-pommelé, gros, court sur jambe, la tête basse, paraissant implorer pitié et, dans sa lassitude, essayant nonchalamment de brouter un peu d’herbe. De tous côtés arrivaient des cavaliers, je dus me taire. Je vis bayo disparaître dans la foule des guerrilleros qui passaient dans le plus grand désordre ; quelques-uns traînaient à leur suite, quatre, cinq, six chevaux volés et attachés à la file. Oh ! si ce voleur eût été seul ou même accompagné de deux camarades, certainement il n’eut pas emporté mon pauvre compagnon ! ma carabine eût tonné, et leurs cadavres eussent servi de pâture aux vautours ! Et cela sans arrière-pensée. Mais patience, l’immigration blanche envahit de plus en plus ce beau pays, et quand l’Uruguay sera sillonné par des lignes de chemins de fer, quand des routes donneront accès aux frontières de la République, quand des ponts jetés sur les rivières rendront les communications faciles, quand l’élément anglo-germanique aura pris le dessus et donné un nouvel essor au pays, alors le Gouvernement aura bien vite raison de ces vauriens enrubannés !

À quelque temps de là, nous avions organisé une partie de pêche ; je sellai l’animal que m’avaient laissé les révolutionnaires, mais ses allures ne m’inspiraient pas de confiance, il avait tout à fait l’air d’un cheval mal dompté. Nous sommes prêts, je saute en selle, ma monture tressaille, dresse les oreilles, trotte avec raideur, fait de petits écarts, et finalement met la tête entre les jambes et d’un vigoureux coup de reins m’envoie labourer la prairie ; hilarité générale de mes compagnons ! Je remonte sur la bête qui, de nouveau, me fait faire une culbute. Je change de monture avec Felipe, qui m’annonce que le cheval est excessivement rétif et n’avait été que fatigué par le soldat.

Les fils de Pedro W… avaient remarqué la disparition de quelques têtes de bétail, et des plus belles, des bœufs. Ne vous étonnez pas, un estanciero, quelque nombreux que soit son troupeau, le connaît aussi bien qu’un bon colonel distingue les hommes de son régiment. Un voisin, Florencio, jeune-homme de mauvaise vie fut soupçonné du vol. Felipe et Rufino le guettaient du haut de l’asotea de l’estancia et à l’aide de mes jumelles ils purent un jour le reconnaître ; il était occupé à commettre un nouveau larcin, le bœuf avait été abattu, et Florencio l’écorchait.

Aussitôt ils viennent me trouver :

Señor maestro, vamos con armas Florencio está carneando ! Maître, partons avec nos armes, Florencio est en train d’écorcher !

Les chevaux sont sellés sur le champ ; je passe mon fusil à Rufino, mon revolver à Felipe, j’emporte ma carabine, et nous voilà en route. Servando nous suivait avec un grand sabre. Nous arrivons à l’endroit, le voleur avait disparu avec la peau ; nous suivons la traînée qu’elle a laissée dans les herbes, nous entrons dans un petit bois et apercevons le cuir étendu par terre pour sécher : l’homme avait pris la fuite, et il avait bien fait, car sa présence eût pu lui coûter cher.

Nous emportâmes le cuir, le meilleur de la viande, et nous reprîmes le chemin de l’habitation.

Deux ou trois jours après, un chef de bande, un blanco, dînait à l’estancia en notre compagnie.

À la table de Pedro ne mangeaient que sa fille Juanita, Felipe et moi ; les autres étaient relégués à la cuisine. Tout en causant, la conversation tomba sur Florencio, dont Felipe raconta les méfaits en se plaignant amèrement de son voisinage. On était arrivé à la fin du repas. Tranquillisez-vous, dit le chef de parti, demain vous ne serez plus tourmentés. En effet, accompagné de deux nègres, ses soldats, ils prit le chemin de la demeure de Florencio et, celui-ci étant absent, il se dirigea alors vers la pulperia de Juan E… et vit à la reja, grille, notre voleur, en train sans doute de savourer un vasito de caña.

Florencio ! lui dit l’officier, venga usted con nosotros ! Florencio, venez avec nous !

Y porque señor caballero ? Pourquoi Monsieur ?

Venga, venga, tengo algo que decir le ! Venez, venez, j’ai quelque chose à vous dire !

Il enfourcha son cheval, et tous quatre galopèrent vers un bas-fond peu éloigné.

Amigo apese ! Ami, mettez pied-à-terre !

Le pauvre Florencio commença à voir clair ; sa fin était proche, ses supplications, ses prières furent inutiles, forcément il mit pied-à-terre.

Tira se al suelo ! Étendez-vous sur le sol !

Puis s’adressant à un des nègres :

Degollalo ! Coupez-lui le cou !

Le nègre tira un grand couteau, souffla sur la lame, la frotta contre la paume de la main gauche pour lui donner plus de fil, saisit Florencio par les cheveux et lui coupa le cou. Instantanément se produisit un plaie béante par le retrait de la peau, les carotides avaient été tranchées, et deux jets de sang s’échappaient par saccades de cette affreuse ouverture.

Les cavaliers s’éloignèrent du lieu du crime ; pas la moindre émotion ne se peignait sur leurs faces abruties, ils étaient habitués à de semblables exécutions. Le lendemain, le pauvre vieux père — je le connaissais, — alla chercher le cadavre de son fils, l’enveloppa dans un cuir et le confia à la terre aux environs de son rancho.

J’appris par quelques voisins amis que les révolutionnaires, possesseurs de deux mauvais canons en fer, connaissant mon adresse au tir, voulaient par la force m’en confier le commandement. Je communiquai cette nouvelle à Pedro W… qui me conseilla de prendre le plus tôt possible le chemin de Montevideo ; il connaissait les façons d’agir de ces messieurs qui, en cas de refus, se seraient certainement emparés de ma personne. Une diligence devait passer le lendemain à la pulperia de Juan E… ; j’envoyai un billet à ce dernier, le priant de faire tout son possible afin d’obtenir une place pour moi. Mes bagages furent mis sur une charrette et transportés au relais. Je réglai mes comptes avec l’estanciero qui me compta une somme de quinze onces d’or, je dis adieu à cette famille de braves gens et, tout ému, je pris le chemin qui devait me faire revoir mon pays. Mes élèves et leurs sœurs pleuraient à chaudes larmes ; ils ne cessaient décrier : adios maestro, que le vaya bien, adios !… et le cœur gros je leur lançai un dernier adieu.

Je suis dans le véhicule, et tout seul ; les voyageurs redoutaient probablement l’état politique du pays ; de plus le capataz, conducteur, m’annonça que c’était son dernier voyage, pour la bonne raison que le service n’était plus possible.

Courage, me dis-je, tu as des armes, et le cas échéant tu vendras chèrement ta vie ! Je ne fus pas inquiété et, après deux jours et demi de course folle, je roulais de nouveau dans la rue du dix-huit juillet. La révolution avait déjà laissé ici des traces de vandalisme, les façades des maisons étaient mouchetées par les balles, et de grandes ouvertures dans les murs indiquaient par-ci par-là le passage d’un boulet de canon.

La diligence s’arrête devant la fonda de Italia, où je mets pied-à-terre. Mes grosses bottes, mes effets fripés et mon teint basané me donnaient un air qui eût paru suspect à plus d’un policemen du vieux continent. Je fis l’acquisition d’un chapeau, d’un pantalon, d’une paire de bottines, j’avais un gilet et un paletot passables, et je m’empressai d’aller serrer la main à la famille H… C’était le dix sept mars 1871. Je fus reçu comme un ami, et j’eus. le plaisir de trouver Charles H… qui, ayant terminé à Liège ses études d’ingénieur, était revenu, prêt à consacrer sa science au bien-être de son pays. Tous voulaient que je restasse à Montevideo, mais un vapeur devait sous peu lever l’ancre pour Anvers ; leurs prières ne purent m’attendrir, et je fis prendre chez Juan Sch…, calle de missiones, mon billet. de passage. Ernest H… me donna comme souvenir un magnifique poncho brodé en soie. Je réitérai mes remercîments à mon compatriote, à sa femme et à ses charmants enfants, et, le dix neuf au matin, je me trouvais à bord du steamer le Bonita, qui appartenait à la même compagnie que le city of Brussels et devait par conséquent faire les mêmes escales.

Le vapeur fait jaillir les eaux du Rio de la Plata sous la forte impulsion de son hélice, les côtes de l’Uruguay s’abaissent peu à peu, pour bientôt s’effacer dans le lointain, à son tour disparaît le cerro, dernier vestige de cette terre, où j’ai passé de si beaux jours, et que longtemps je regretterai… Aux eaux troubles du fleuve d’argent succède l’immensité azurée de l’océan.

Le navire n’emportait que deux passagers, un jeune homme de Buenos-Ayres, Adolfo B…, et moi. Mon compagnon, aimable porteño, se trouvait pour la première fois sur l’eau salée ; le roulis lui donnait le mal de mer, et quand l’horizon s’assombrissait, ou que les mâts gémissaient sous le souffle du vent, le craintif jeune homme me manifestait ouvertement sa peur. Je cherchais à le rassurer, lui affirmant qu’il n’y avait aucun danger, et qu’un steamer ne succombait pas aussi facilement sous les assauts des flots que son imagination timorée pouvait le lui faire croire.

Quoique mon tiket ne me donnât droit qu’a une place de seconde classe, une cabine de première garnie en velours rouge et spacieuse fut mise à ma disposition. Nous prenions nos repas à la table des officiers, et le capitaine nous fit plus d’une fois gracieusement accepter un verre de champagne. Homme de mer dans toute la force du terme, trapu et solidement bâti, il avait au nez une affreuse cicatrice ; il avait reçu cette blessure alors qu’il commandait un vapeur dans les mers de Chine ; l’équipage s’était révolté, et un matelot lui avait asséné un coup de barre de fer sur la figure.

Nous entrons dans la rade de Rio de Janeiro, mais le pavillon jaune, hissé au sommet du grand mât, nous fait comprendre que nous sommes en quarantaine : la fièvre jaune décimait les deux rives du Rio de la Plata, nous nous contentons d’admirer à distance a cidade boa, la belle ville. Le navire dirige de nouveau sa proue vers le vieux continent, et les jours se succèdent, longs, tristes et monotones. Phœbus sur son déclin semble vouloir prendre un bain dans les flots de l’occident, St-Vincent ne doit pas être éloigné, et demain à l’aube, notre ancre labourera la base de l’île africaine.

À la pointe du jour, nous sommes réveillés par les discordantes criailleries des descendants de Cham : oranges, bananes, cannes en caféier, citronnier, nattes soyeuses nous sont offertes avec une volubilité de cris assourdissants. Je fais emplette de quelques objets, comme souvenirs de voyage.

Le navire ne fit qu’une légère provision de charbon, soit que le capitaine ne le trouva pas de bonne qualité, ou pour tout autre motif que j’ignore. Tranquillement mon compagnon et moi nous étions assis sous la tente de l’arrière, occupés à peler quelques bananes, lorsque, à une quarantaine de mètres du steamer, apparut une baleine qui se mit à lancer en l’air le traditionnel jet d’eau, avec un bruit semblable à celui produit par un échappement de vapeur ; le spectacle était nouveau pour nous, aussi nous mîmes-nous à suivre le cétacé dans ses évolutions ; il paraissait se soucier fort peu de notre présence, et nous montrait tantôt la tête, tantôt la queue, tantôt la nageoire dorsale qui ressemblait à une voile latine et qu’il manœuvrait comme un immense éventail. Il me prit fantaisie de tirer sur l’animal et fus demander au capitaine l’autorisation d’envoyer quelques balles de carabine au monstre ; mon arme, de fort calibre, lançait des projectiles qui avaient une force de pénétration étonnante, et je ne désespérais pas, en visant à la tête, de blesser, sinon grièvement, le colossal mammifère. Mais le capitaine ne me permit que le tir au revolver : j’étais navré. Que pouvait contre cette masse, et à quarante mètres, une balle de revolver, faible calibre ! à peine lui chatouiller légèrement l’épiderme ! Qu’importe, pour ma satisfaction personnelle, et pour pouvoir dire que j’avais fait feu sur une baleine, j’envoyai dix balles au cétacé, qui ne fît pas même attention à ces éclaboussures, quelques unes durent pourtant l’atteindre ; il continua ses ébats, et nous ne le perdîmes de vue que longtemps après.

Les ailes de l’hélice font tourbillonner la mer, et le Bonita reprend sa course.

Je n’étais pas riche en linge, et pourtant fallait-il toujours se présenter d’une façon décente à la table du bord. Après avoir dépassé les îles du Cap Vert, je fus très-embarrassé, plus de chemises propres ! que faire ! silencieusement assis dans ma cabine, je donnais cours à mes tristes pensées en maudissant la société civilisée où du linge bien blanc était de rigueur.

Soudain un rayon de satisfaction illumine ma face assombrie, l’honneur était sauvé ! de suite je me mets à l’ouvrage, et, blanchisseuse improvisée, je lave cols et manchettes, les laisse sécher, et les lisse avec… une bouteille : la même opération est répétée jusqu’à mon arrivée à Anvers.

Le navire avance très-lentement, et nous apprenons que le capitaine est obligé de faire relâche à l’île Madère pour prendre d’autre charbon.

Ô Madère, avec ton climat si doux, ton air si pur, ton vin si renommé, Madère la belle, avec tes jardins suspendus sur les flots, je ne pourrai fouler ton sol enchanteur ! Ce maudit drapeau jaune, couleur très-laide à la vérité, m’obligera à rester loin de tes rives fleuries.

L’ancre est jetée à une centaine de mètres de Funchal, capitale de l’île, et de loin nous contemplons les splendeurs de ce nouveau paradis terrestre.

La ville s’élève en amphithéâtre sur le bord de la mer ; d’élégantes maisons peintes aux couleurs les plus gaies, s’étagent sur le versant de verdoyantes montagnes couvertes de vignobles, d’où s’échappent de petits ruisseaux qui, semblables à des serpents d’argent, glissent de colline en colline, bondissent de rocher en rocher, en blanches cascades. L’immortel pampre forme des berceaux ombragés qui invitent au repos, à droite et à gauche se dressent hors de l’océan des rochers perpendiculaires couronnés de jolis jardins, où les plantes des tropiques étalent leurs guirlandes parfumées et tombent jusque dans les ondes. On voit le long du rivage circuler des palanquins, où sont mollement couchés de riches Anglais, victimes du climat humide et insalubre de la blonde Albion.

Le steamer quitte cette île heureuse et vole vers de plus froides régions. Un court arrêt à Falmouth, puis nous fendons. les eaux de la Manche… Notre voyage touche à sa fin… Le trois mai, nous entrons dans l’estuaire de l’Escaut, et, après quarante cinq jours de navigation, le vapeur vient appuyer ses flancs contre les quais de la Venise du Nord.

Nous débarquons, je serre la main au jeune Américain et m’empresse de me diriger vers la gare du chemin de fer qui doit m’entraîner vers cette bonne ville de Liége, où ne m’attend certainement pas un camarade dévoué, un compagnon d’études, mon cher ami Arthur D…

Enfin ma main est dans la sienne ; trois ans d’absence n’ont pu refroidir notre tendre amitié… Il m’accable de questions, je ne puis satisfaire entièrement à sa curiosité… Ma mère, mon père, ma sœur, mes frères ont été prévenus par dépêche de mon arrivée, et je brûle d’impatience de les serrer sur mon cœur.

À Luxembourg je change de train, encore quelques minutes de patience…! La verdoyante vallée de l’Alzette se déroule à perte de vue, et, en la remontant, je découvre mon village natal ; mon cœur se serre, mes lèvres tremblent, mes yeux s’humectent de larmes… le train s’arrête… Bettembourg ! Bettembourg ! je saute hors du wagon, cours et tombe dans les bras de ceux que je n’avais plus vus depuis quatre ans.