AUGUSTE T… ET PEDRO H… — LE DOCTEUR. — BLANCOS Y COLORADOS. — PREMIERS COUPS DE FUSIL. — LA CALANDRIA. — L’IGNARE. — UNE PÊCHE. — ARRIVÉE DE J… — LES PIGEONS. — LES CANARDS. — J’ACHÈTE UN CHEVAL. — LE ZORILLO. — UN GAUCHO DE MAUVAISE MINE. — JE SUIS PEINTRE. — UN PRÊTRE. — BLESSURE À LA TÊTE.
eux employés de J…, Auguste T… et Pedro H…, nous reçurent. Je mis pied
à terre et donnai la main à ces deux braves garçons avec lesquels je devais désormais passer mon existence : ils étaient Français. Mes nouveaux amis ne purent s’empêcher de rire en voyant ma
démarche ; courbé en avant, les jambes
écartées, je m’avançais comme un impotent ;
une première course à cheval m’avait
raidi les muscles ; ce fut l’affaire de quelques
jours.
La Capilla de Farrucco est une ancienne
bâtisse, dont la construction remonte
à l’occupation espagnole : son nom
lui vient d’une chapelle y attenant et appartenant
à J… J’entrai dans une première
cour formée par les bâtiments de
dépendances, un corridor voûté me donna
accès dans une seconde cour, entourée
par la chapelle et l’habitation du maître
que gardaient deux vigoureux molosses,
Niatungo et Pistola. Le tout n’a qu’un
rez-de-chaussée, à toit plat ; dans l’angle
sud s’élève une tour carrée, appelée mirador,
du haut de laquelle, en cas d’alerte,
on peut inspecter l’immense plaine des
environs. À gauche de la porte d’entrée
un petit potager, et en face une grande
huerta, jardin entouré de piquets entrelacés en forme de claie et planté de
pommes de terre, de maïs et de melons
d’eau, sandia.
On me présenta un troisième compagnon,
le docteur Jean B…, ancien tailleur
de régiment. Le brave homme, entiché
de la méthode curative de Raspail, avait fait
provision de camphre et d’aloës succotrin,
s’était dirigé vers Montevideo, et
avait obtenu des autorités locales le droit
d’exercer la médecine à la campagne. Le
camphre et l’aloës, selon lui, devaient
guérir tous les maux, depuis la péricardite
jusqu’au diabète. Notre médecin en
herbe prenait la chose au sérieux, avait
la plus haute opinion de sa médication
et se faisait payer des honoraires aussi
élevés que les plus fameuses célébrités
de Paris ou de Londres. Il exerçait aussi
la chirurgie ; ses instruments consistaient
en un canif et une paire brucelles : nous
en parlerons plus tard.
À l’époque de mon arrivée, la chapelle
était desservie par un vieux padre curaespagnol hypocondre, qui mourut quelque
temps après ; j’aidai à le porter en
terre ; qu’elle lui soit légère !
Après avoir soupé d’une façon assez
gaie, nous nous retirâmes. Pedro alla
rejoindre sa fiancée qui habitait un rancho
des environs ; je suivis Auguste au magasin,
notre dortoir commun. Il m’offrit un
lit de camp, mais je préférai le comptoir ;
j’y étendis un léger matelas, et me voilà
sous ma couverture. La couchette n’était
pas à ressorts ; qu’importe, j’étais content
d’avoir un peu de misère. Les magasins
de la campagne pulperia, se ressemblent
tous au Rio de la Plata : véritable capharnaum
de marchandises les plus hétérogènes,
sucre, tabac, fromage, chaussures,
poudre, plomb, habillements, liquides,
mercerie, bimbloterie, tout ce que vous
pouvez vous imaginer, se trouve là.
Le comptoir donnant sur la porte
d’entrée est grillé, ainsi qu’une large
fenêtre au fond du magasin, de sorte
que personne ne peut pénétrer dans l’intérieur ; cette précaution est prise contre
les maraudeurs et les petits partis politiques
qui, à chaque instant, parcourent
et ravagent le campo, pour la plus grande
gloire d’un cabecilla, chef de parti quelconque.
Le terrain politique de l’Uruguay est
divisé en deux camps, blancs et rouges,
blancos y colorados. Les blancs, comme je
l’ai déjà dit, sont les conservateurs, le
parti de la campagne, des propriétaires
ruraux ennemis de l’immigration et du
progrès. Les rouges sont les républicains,
les avancés : ce parti a pour base la
ville de Montevideo ; progrès et liberté
sont sa devise. Ces deux partis sont tellement
hostiles l’un à l’autre que, depuis
la déclaration d’indépendance, en date du
dix neuf avril 1825, ils ne font que lutter.
Malheureusement ces luttes ont pour conséquence
des égorgements, des déprédations
continuelles, elles ruinent l’éleveur
et mettent le plus grand obstacle à
la prospérité et à la richesse de ce pays. Aussi les finances sont-elles languissantes,
la douane est entre les mains des étrangers,
l’État est obéré par des emprunts
faits à chers deniers, et ce n’est qu’une
main capable, ferme, loyale et généreuse,
qui pourra mettre un terme à cette situation
désastreuse.
L’Uruguay, avec son climat admirable,
son sol vierge, d’une fertilité extraordinaire,
peut ouvrir son sein à des millions
d’immigrants qui y trouveront le bonheur
et la fortune.
Comme j’étais à la Capilla en simple
amateur, et que je ne touchais aucun
traitement, je ne m’occupais pas beaucoup
du magasin, donnant la main un peu
partout, et travaillant pourtant quelquefois
sérieusement comme on le verra par
la suite. Je passais mon temps à chasser,
et à courir la plaine autant que possible.
Mes premiers coups de feu furent
dirigés contre les habitants ailés de la
huerta, et des gros ombus qui ombrageaient
les alentours de Farrucco. L’ombu, ficus ombu ; est un arbre très gros et
élevé, aux branches étendues, qui a assez
de ressemblance avec les baobabs du Sénégal,
à l’ombre desquels j’ai déjà eu la
faveur de passer quatre années, sans être
emporté par le climat meurtrier et les
maladies de ce pays de feu et de sable.
Sabias, perruches, vanneaux, tourterelles
tombaient sous mon plomb meurtrier.
J’épargnai l’ingénieuse calandre,
oiseau plus gros, mais dans le genre de
notre alouette, qui construit son nid sur
les vieux troncs d’arbres, les poteaux ; ce
nid est fait en terre comme celui des hirondelles,
mais à deux compartiments ;
une chambre pour la famille et une antichambre
attenant au trou d’entrée, où se
tient en observation ou le mâle ou la
femelle ; cet oiseau est respecté des indigènes.
Le siete colores, magnifique petit
oiseau aux couleurs les plus vives et les
plus variées qui tombe et meurt de froid,
au moindre vent du Sud, notre vent
du Nord, eu égard à la latitude où je me trouve. Le cardinal huppé à tête
rouge, si recherché dans nos volières, et
une quantité d’autres : leurs jolies voix,
leurs charmantes couleurs les mettaient
à l’abri de mes coups.
Les vanneaux sont très nombreux dans
l’Uruguay, et peu sauvages : ils se tiennent
près des habitations : leurs ailes sont armées
d’un petit éperon, et en quelques
instants on peut se procurer un salmis
délicieux.
Les pluviers, chorlito, abondent aussi,
mais ils sont plus difficiles à approcher ; leur
chair est exquise et digne de figurer sur
la table du plus fin gastronome.
Curieux de connaître les environs de
la Capilla, le fusil sous le bras, je descendais
une colline au bas de laquelle serpentait
un mince ruisseau aux capricieux
méandres, caché sous le fouillis d’une
luxuriante végétation aquatique. Tout à
coup j’aperçois un animal tenant du lézard
et du crocodile : je m’arrête, mon
cœur de jeune chasseur bat à me rompre la poitrine, et un léger mouvement fébrile
s’empare de mes membres. J’étais à vingt
pas, je mets en joue et feu… mon plomb
no 4 a fait merveille ! Le saurien se roule,
fait des courbes à droite, à gauche, et brandit
la queue en l’air, un tremblement convulsif
parcourt son corps, il avait cessé de
vivre. Je m’avance : c’était un lézard, un
de ces beaux lézards d’Amérique, une
iguane, lacerta iguana, longue de cinq
pieds, aux belles couleurs vertes, jaunes
et noires. Triomphant je rentre avec mon
butin. À la bonne heure M. Albert, me
dit madame J…, nous allons avoir un
bon plat, une bonne fricassée. En effet,
l’iguane fut écorchée, mise au pot, et servie
avec une sauce poulette ; elle fit les délices
de la maîtresse de la maison, des employés,
et les miennes également. Le docteur
seul, docteur qui n’avait jamais vu
d’amphithéâtre, n’y toucha pas.
L’iguane a pour repaire un trou creusé
sous les rochers ou sous les racines des
gros arbres ; elle est très rapide à la course, et ses mâchoires armées de dents aiguës
sont redoutées des indigènes, à cause de
ses dangereuses morsures. Elle est très
friande des œufs d’autruches, et quand
elle en découvre, comme la coquille est très
résistante et offre peu de prise à ses dents,
à l’aide de ses pattes de devant, elle en
tire un hors du nid, recule d’une dizaine
de pas, s’élance, et en passant à côté de
l’œuf, elle lui donne un vigoureux coup
de queue ; l’œuf est brisé, et le contenu
bientôt avalé. Cette ruse m’a été affirmée
par des estancieros dignes de foi.
Auguste était pêcheur, et avait posé
des nasses dans une des rivières du voisinage ;
il m’invita à aller les retirer. Je
n’avais pas encore de monture, il me
sella un cheval de l’établissement, et au
petit trot — je n’étais encore qu’apprenti
cavalier — nous nous dirigeâmes vers le cours
d’eau. C’était une rivière encaissée, aux
berges très élevées ; au fond du ravin
l’onde coulait claire et pure ; la tralarira,
poisson ressemblant à notre truite, y abondait. Nous attachons nos montures aux
arbres du bord, et descendons. Maigre
prise : deux poissons, d’une livre chacun,
étaient entre nos mains. Nous gravissons
l’escarpement, et arrivés au faîte, un bruit
tumultueux se fait entendre : pendant que
nous étions occupés à retirer les nasses,
une troupe de chevaux sauvages, curieux
sans doute, s’étaient approchés des nôtres,
et à notre vue, fuyaient à qui mieux mieux
dans la plaine. Mon cheval, effrayé aussi,
rompit ses liens, et se mêla à la bande. Que
faire ? Auguste de suite saute à cheval.
Attendez, me dit-il, je vais tâcher de le
rejoindre ! et au grand galop il se mit à
la poursuite de ma bête.
Mais plus il courait, plus les fuyards
redoublaient d’ardeur, de sorte que, se
voyant dans l’impossibilité de les atteindre,
il se dirigea vers une habitation
voisine et s’informa à qui appartenaient
ces chevaux. Ce sont les miens, répondit
le maître de la maison. Auguste le connaissait,
lui raconta la chose, et le pria de faire ramener l’animal à la Capilla.
Pendant ce temps, voulant suivre mon
compagnon des yeux, je m’étais éloigné
de la berge d’une vingtaine de mètres ;
en me retournant, j’aperçois un troupeau
de vaches et de taureaux, m’examinant, et
de près, avec de grands yeux étonnés ;
une peur subite m’envahit, rapide comme
l’éclair, je me dirige vers la rivière, et
monte sur un arbre. Auguste me retrouva
dans cette position ; j’étais encore novice,
un simple cri eut fait fuir ces bêtes. Mon
ami me prend en croupe et nous regagnons
Farrucco. Au passage d’une petite
rivière, une vache venant de vêler se dresse
hors des herbes et nous regarde d’un air
courroucé en beuglant. Auguste lui ayant
répondu par un cri à peu près semblable,
l’animal s’élance sur nous, et ce
n’est qu’en nous servant de la cravache,
que nous échappons à sa fureur. Je n’étais
pas à mon aise, je vous l’avoue.
J… ayant terminé ses affaires à
Montevideo, nous rejoignit à Farrucco, et alors commença pour moi une série
de chasses très attrayantes.
La huerta était, comme je l’ai déjà
dit, entourée de piquets, et le maïs mûr
avait pour ennemis naturels des bandes
de gros pigeons sauvages, semblables à
nos bisets silvestres. Ces oiseaux arrivaient
a l’aube, et se posaient sur les piquets
avant de se livrer à leurs larcins. Je les
attendais, et, quand une bonne partie de
pieux étaient garnis de leur vigie emplumée,
placé en oblique, je faisais feu ;
quantité de volatiles dégringolaient et
variaient le menu de nos appétits gastronomiques.
Ces pigeons sont très nombreux,
on peut en tuer beaucoup, à tel point que
mon carnier de chasseur étant insuffisant,
Je me munissais d’un grand sac pour emporter
mes hécatombes.
Moyennant une onze d’or j’avais fait
l’acquisition d’un cheval isabelle, haut sur
jambes, tête fine, vif, mais doux, quoique
capricieux quelquefois, des jarrets d’acier,
avec des yeux noirs semblables à ceux d’une gazelle. Bayo était son nom. Pauvre
bayo ! il m’a été volé par les révolutionnaires
comme on le verra par la suite.
J’avais reçu un harnachement complet de
Montevideo.
À une dizaine de kilomètres de la
Capilla, les terrains sont entrecoupés de
nombreuses lagunes où canards et sarcelles
barbotaient en paix.
Aux armes, Albert ! me dit J… à
cheval ! nous allons rendre visite aux canards !
Nous sommes en selle et chevauchons.
Arrivés à une certaine distance
des lagunes, nous attachons nos chevaux
aux grandes pailles de la prairie, et leur
mettons la manea aux pieds de devant (la
manea est une lanière de cuir cru en forme
de huit) ; à l’aide de boutons et boutonnières,
cette lanière enlace les pieds du
cheval et l’empêche de prendre la fuite.
Nous examinons les amorces de nos fusils,
et rampons comme des tigres ; les hautes
herbes des rives empêchent les trop confiants
oiseaux de nous voir. Arrivés au bord, masqués par un rideau de verdure,
nous nous plaçons à plat ventre. Comme
c’est beau, me disait J… ; si nous avions
cela en Europe ! Nous attendions que, dans
leurs ébats, les canards se fussent bien groupés,
et alors, au commandement donné bien
bas, nous nous trouvions côte à côte ; une,
deux,… nos détonations faisaient vibrer
les échos, et à l’instant debout, nous saluions
encore les fuyards d’une salve
meurtrière. Dix, quinze canards battaient
de l’aile et agonisaient sur le champ de
bataille. Les lagunes étaient peu profondes,
et nous entrions hardiment dans l’eau pour
saisir nos proies.
Nous rencontrions souvent un oiseau
solitaire, aussi gros que notre oie domestique,
gris de fer, le bec long et recourbé
comme celui des courlis, appelé banduria
par les indigènes ; méfiant il s’envole,
mais pour se poser une centaine de mètres
plus loin ; j’en ai poursuivi bien souvent
et longtemps, mais tirant toujours à trop
longue portée. J’ai pourtant réussi à en tuer quelques-uns par surprise, et leur
chair volumineuse et succulente fut une
bonne récompense de mes peines. Le
chaja ou kamichi, au plumage noir et
blanc, a la chair légère, boursoufflée,
puante, et le corps couvert de vermine ;
les pennes des ailes de cet oiseau ont la
grosseur d’un doigt.
Au retour d’une excursion palmipèdicide,
à la nuit tombante, nous galopions
tranquillement, quand tout à coup j’aperçus
un petit animal peu farouche, fouillant
l’atmosphère et la prairie de son
museau investigateur ; il était noir, avait
la queue longue et fournie et deux raies
blanches et parallèles, courant le long de
l’épine dorsale, le rendaient tout mignon.
Oh la jolie petite bête ! Prenez-la, interrompit
J… Bientôt je fus à terre,
passai les rênes de mon cheval à mon
compagnon et me dirigeai vers le quadrupède,
gros comme un chat de petite
taille. Je le saisis, mais quel n’est pas mon étonnement de le voir me présenter
son postérieur ; en même temps il me
happe la main gauche entre le pouce et
l’index, serrant bel et bien comme un étau.
Me voilà pincé, impossible de lui faire
lâcher prise ; j’ai beau lui serrer le cou
de la main droite, ses crocs s’enfoncent
davantage dans les chairs. Et J… de
rire à se tordre. Pour comble de malheur,
voilà mon petit animal qui me
lance, et cela à coups redoublés, sur mes
guêtres, il est vrai, un liquide d’une odeur
à renverser un égoutier. J… descend
de cheval, et à l’aide de son couteau,
arme inséparable de l’Américain du Sud,
il force le petit drôle à desserrer les dents.
C’était une mofette, zorillo, viverra mephitis.
Très commun dans les prairies où
il creuse son terrier, ce carnassier, aussi
gentil par ses formes et son pelage que
repoussant par son odeur, a près de l’anus
une pochette qui est une véritable défense.
Ne fuyant pas devant ses ennemis, il les
bombarde de son liquide infect, et force
les plus audacieux à reculer. J’ai vu des chiens recevoir une décharge sur le museau, se sauver en hurlant, et frotter leur tête contre terre pour se débarrasser de cette puanteur insupportable. J’ai opéré la section d’une poche, et j’y ai trouvé une matière jaune soufrée ; mes guêtres en ont conservé l’odeur pendant les trois années de mon séjour dans l’Uruguay.
À cette époque s’est passé un fait qui aurait pu me coûter la vie.
Le pays était en révolution. Tour à tour des bandes armées, les unes le ruban blanc au chapeau ou à la lance, les autres le ruban rouge, parcouraient la campagne. Il était trois heures de l’après-midi. Pedro était absent, Auguste faisait du pain, J… et moi nous nous trouvions au magasin. Par la grille du fond — car la porte d’entrée de la pulperia est toujours fermée en temps de guerre, et on ne sert les clients que par les barreaux de cette grille, dont la tablette arrivait à hauteur des coudes, le mur pouvant avoir un mètre d’épaisseur — par cette grille, dis-je, nous voyons arriver un cavalier à toute bride.
Albert, s’exclama J…, si cet homme demande quelque chose, ne la lui donnez que contre remise préalable du prix ; et surtout faites attention.
Bien, mon patron, et il disparut. Le cavalier arriva.
Caña, s’écria-t-il d’une voix tonnante, de l’eau-de-vie !
Si usted tiene dinero le daré caña. Si vous avez de l’argent, je vous donnerai de l’eau-de-vie.
Caña, carajo ! et il brandit son sabre contre les barreaux.
Je lui fis la même réponse.
Gringo de m… te voy a matar. Étranger de rien… je vais te tuer, et tirant un pistolet il le braqua sur moi.
Vif, comme la poudre, je m’affaissai, et laissa ce mécréant s’escrimer contre la grille. Tout le répertoires des jurons du gaucho fut passé en revue, et avec des intonations à faire trembler un être humain.
Fatigué d’attendre, il se retira à
une quarantaine de mètres, et assis sur
un quartier de rocher, il se mit à tirailler
à balle contre le magasin. Je me relevai,
allai chercher ma carabine, fut
trouver J… et lui racontai le tout en
disant :
Faut-il loger une balle dans le cœur
de ce vaurien ?
Non ! Non ! si ses compagnons découvraient
son cadavre, ils mettraient tout à
feu et à sang.
Ce forcené, fatigué d’user en vain
poudre et balles, enfourcha son cheval et
s’en alla au petit trot. Je brûlais pourtant
d’envie de m’en servir comme de cible.
À bas les armes, me voilà peintre !
Mon patron, ayant fait venir de Montevideo
des feuilles de zinc cannelées pour
couvrir une construction, j’eus pour mission
de les mettre en couleur. En bras
de chemise, le pinceau à la main, je me mis au travail, avec un tel entrain et
une telle dextérité, que certainement on
m’eut cru fils de barbouilleur. Qu’importe,
Lincoln était bûcheron, et Pierre le Grand,
charpentier.
Le vieux curé qui mourut à Farrucco,
fut remplacé par un prêtre italien. Maigre,
le teint blafard, les yeux cernés, la figure
mince et ridée avant l’âge, une bouche
énorme, semblable à la plaie d’un coup
de sabre, sale, de mauvaises dents, une
haleine repoussante, tel était le serviteur
de Dieu. Il avait le regard cynique, et plus
d’une fois avant de dire la messe, je l’ai
vu avaler de l’eau-de-vie, sans doute pour
avoir le courage de perpétrer ses atrocités.
L’Italie hors du giron de laquelle est sortie
la religion catholique, est une marâtre
qui l’étouffera dans ses bras sacrilèges !
Ce prêtre ne faisait que jurer, et les
paroles les plus honteuses sortaient de sa
bouche. Il n’avait qu’un talent, il était
bon cuisinier, et nous préparait d’excellents tagliati et ravioli que je mangeais à
contre-cœur. Je ne parlerai plus de cet
être abject, car je ne tarirais pas, tellement
ses crimes sont nombreux. J’ai observé
que les prêtres qui s’expatrient,
comme aussi j’ai pu le remarquer au Sénégal,
ne sont pas des modèles de vertu !
loin de là ! à Dieu ne plaise !
Un autre accident qui aurait pu avoir
des suites fâcheuses, m’arriva quelque
temps après. J… et moi, après avoir
défriché un terrain tout touffu d’orties
que j’arrachais bel et bien avec les mains —
le métier de peintre les avait mises à
l’abri des brûlures — nous étions occupés
à le clôturer pour le préserver des bêtes
à cornes. Le terrain était dur, J…, armé
d’une houe, s’efforçait de le rendre meuble,
moi, une barre à mine en mains, je faisais
des trous pour y planter des piquets :
quand tout à coup, par mégarde sans
doute, il m’asséna sur la tête un coup de
houe qui m’étourdit. Le choc avait été
formidable, j’étais aveuglé par le sang qui coulait en abondance. Qu’avez-vous fait,
m’écriai-je ? Et tout chancelant je me dirigeai
vers un tronc d’arbre. J… jette
l’instrument, me prend par le bras, m’accable
de caresses, me demande pardon,
m’entraîne vers l’habitation, et me fait
avaler un grand verre d’eau avec force
gouttes d’arnica. Madame, Auguste, Pedro,
la China, tout le monde accourt. Ay mi Dios ! pobre amigo ! pobre Alberto ! furent
leurs exclamations. De suite J…, muni
de ciseaux, me tondit le crâne autour de
la blessure, me lava avec de l’arnica, rapprocha
tant bien que mal les bords de
la plaie, y appliqua une compresse, me
noua un mouchoir par dessus, et me
voilà invalide pour quelques jours. Il faut
réellement qui j’aie un crâne d’Africain
pour n’avoir pas été assommé. On m’assigna
une chambre pour moi seul, avec
un bon lit, et tous les soirs, Marica venait
me voir à la dérobée. Comme elle
savait me procurer ses caresses ! Je la
pressais dans mes bras et déposais sur
ses grosses lèvres toutes brûlantes un baiser de remercîment. Contente, elle s’enfuyait
tout effarouchée.
Ma guérison ne se fit pas attendre.
Une cicatrice, visible encore aujourd’hui,
me rappellera toujours cet évènement.