Joseph Beffort, éditeur (p. 79-102).


V

FARRUCCO.

AUGUSTE T… ET PEDRO H… — LE DOCTEUR. — BLANCOS Y COLORADOS. — PREMIERS COUPS DE FUSIL. — LA CALANDRIA. — L’IGNARE. — UNE PÊCHE. — ARRIVÉE DE J… — LES PIGEONS. — LES CANARDS. — J’ACHÈTE UN CHEVAL. — LE ZORILLO. — UN GAUCHO DE MAUVAISE MINE. — JE SUIS PEINTRE. — UN PRÊTRE. — BLESSURE À LA TÊTE.

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D eux employés de J…, Auguste T… et Pedro H…, nous reçurent. Je mis pied à terre et donnai la main à ces deux braves garçons avec lesquels je devais désormais passer mon existence : ils étaient Français. Mes nouveaux amis ne purent s’empêcher de rire en voyant ma démarche ; courbé en avant, les jambes écartées, je m’avançais comme un impotent ; une première course à cheval m’avait raidi les muscles ; ce fut l’affaire de quelques jours.

La Capilla de Farrucco est une ancienne bâtisse, dont la construction remonte à l’occupation espagnole : son nom lui vient d’une chapelle y attenant et appartenant à J… J’entrai dans une première cour formée par les bâtiments de dépendances, un corridor voûté me donna accès dans une seconde cour, entourée par la chapelle et l’habitation du maître que gardaient deux vigoureux molosses, Niatungo et Pistola. Le tout n’a qu’un rez-de-chaussée, à toit plat ; dans l’angle sud s’élève une tour carrée, appelée mirador, du haut de laquelle, en cas d’alerte, on peut inspecter l’immense plaine des environs. À gauche de la porte d’entrée un petit potager, et en face une grande huerta, jardin entouré de piquets entrelacés en forme de claie et planté de pommes de terre, de maïs et de melons d’eau, sandia.

On me présenta un troisième compagnon, le docteur Jean B…, ancien tailleur de régiment. Le brave homme, entiché de la méthode curative de Raspail, avait fait provision de camphre et d’aloës succotrin, s’était dirigé vers Montevideo, et avait obtenu des autorités locales le droit d’exercer la médecine à la campagne. Le camphre et l’aloës, selon lui, devaient guérir tous les maux, depuis la péricardite jusqu’au diabète. Notre médecin en herbe prenait la chose au sérieux, avait la plus haute opinion de sa médication et se faisait payer des honoraires aussi élevés que les plus fameuses célébrités de Paris ou de Londres. Il exerçait aussi la chirurgie ; ses instruments consistaient en un canif et une paire brucelles : nous en parlerons plus tard.

À l’époque de mon arrivée, la chapelle était desservie par un vieux padre cura espagnol hypocondre, qui mourut quelque temps après ; j’aidai à le porter en terre ; qu’elle lui soit légère !

Après avoir soupé d’une façon assez gaie, nous nous retirâmes. Pedro alla rejoindre sa fiancée qui habitait un rancho des environs ; je suivis Auguste au magasin, notre dortoir commun. Il m’offrit un lit de camp, mais je préférai le comptoir ; j’y étendis un léger matelas, et me voilà sous ma couverture. La couchette n’était pas à ressorts ; qu’importe, j’étais content d’avoir un peu de misère. Les magasins de la campagne pulperia, se ressemblent tous au Rio de la Plata : véritable capharnaum de marchandises les plus hétérogènes, sucre, tabac, fromage, chaussures, poudre, plomb, habillements, liquides, mercerie, bimbloterie, tout ce que vous pouvez vous imaginer, se trouve là.

Le comptoir donnant sur la porte d’entrée est grillé, ainsi qu’une large fenêtre au fond du magasin, de sorte que personne ne peut pénétrer dans l’intérieur ; cette précaution est prise contre les maraudeurs et les petits partis politiques qui, à chaque instant, parcourent et ravagent le campo, pour la plus grande gloire d’un cabecilla, chef de parti quelconque.

Le terrain politique de l’Uruguay est divisé en deux camps, blancs et rouges, blancos y colorados. Les blancs, comme je l’ai déjà dit, sont les conservateurs, le parti de la campagne, des propriétaires ruraux ennemis de l’immigration et du progrès. Les rouges sont les républicains, les avancés : ce parti a pour base la ville de Montevideo ; progrès et liberté sont sa devise. Ces deux partis sont tellement hostiles l’un à l’autre que, depuis la déclaration d’indépendance, en date du dix neuf avril 1825, ils ne font que lutter. Malheureusement ces luttes ont pour conséquence des égorgements, des déprédations continuelles, elles ruinent l’éleveur et mettent le plus grand obstacle à la prospérité et à la richesse de ce pays. Aussi les finances sont-elles languissantes, la douane est entre les mains des étrangers, l’État est obéré par des emprunts faits à chers deniers, et ce n’est qu’une main capable, ferme, loyale et généreuse, qui pourra mettre un terme à cette situation désastreuse.

L’Uruguay, avec son climat admirable, son sol vierge, d’une fertilité extraordinaire, peut ouvrir son sein à des millions d’immigrants qui y trouveront le bonheur et la fortune.

Comme j’étais à la Capilla en simple amateur, et que je ne touchais aucun traitement, je ne m’occupais pas beaucoup du magasin, donnant la main un peu partout, et travaillant pourtant quelquefois sérieusement comme on le verra par la suite. Je passais mon temps à chasser, et à courir la plaine autant que possible. Mes premiers coups de feu furent dirigés contre les habitants ailés de la huerta, et des gros ombus qui ombrageaient les alentours de Farrucco. L’ombu, ficus ombu ; est un arbre très gros et élevé, aux branches étendues, qui a assez de ressemblance avec les baobabs du Sénégal, à l’ombre desquels j’ai déjà eu la faveur de passer quatre années, sans être emporté par le climat meurtrier et les maladies de ce pays de feu et de sable.

Sabias, perruches, vanneaux, tourterelles tombaient sous mon plomb meurtrier. J’épargnai l’ingénieuse calandre, oiseau plus gros, mais dans le genre de notre alouette, qui construit son nid sur les vieux troncs d’arbres, les poteaux ; ce nid est fait en terre comme celui des hirondelles, mais à deux compartiments ; une chambre pour la famille et une antichambre attenant au trou d’entrée, où se tient en observation ou le mâle ou la femelle ; cet oiseau est respecté des indigènes. Le siete colores, magnifique petit oiseau aux couleurs les plus vives et les plus variées qui tombe et meurt de froid, au moindre vent du Sud, notre vent du Nord, eu égard à la latitude où je me trouve. Le cardinal huppé à tête rouge, si recherché dans nos volières, et une quantité d’autres : leurs jolies voix, leurs charmantes couleurs les mettaient à l’abri de mes coups.

Les vanneaux sont très nombreux dans l’Uruguay, et peu sauvages : ils se tiennent près des habitations : leurs ailes sont armées d’un petit éperon, et en quelques instants on peut se procurer un salmis délicieux.

Les pluviers, chorlito, abondent aussi, mais ils sont plus difficiles à approcher ; leur chair est exquise et digne de figurer sur la table du plus fin gastronome.

Curieux de connaître les environs de la Capilla, le fusil sous le bras, je descendais une colline au bas de laquelle serpentait un mince ruisseau aux capricieux méandres, caché sous le fouillis d’une luxuriante végétation aquatique. Tout à coup j’aperçois un animal tenant du lézard et du crocodile : je m’arrête, mon cœur de jeune chasseur bat à me rompre la poitrine, et un léger mouvement fébrile s’empare de mes membres. J’étais à vingt pas, je mets en joue et feu… mon plomb no 4 a fait merveille ! Le saurien se roule, fait des courbes à droite, à gauche, et brandit la queue en l’air, un tremblement convulsif parcourt son corps, il avait cessé de vivre. Je m’avance : c’était un lézard, un de ces beaux lézards d’Amérique, une iguane, lacerta iguana, longue de cinq pieds, aux belles couleurs vertes, jaunes et noires. Triomphant je rentre avec mon butin. À la bonne heure M. Albert, me dit madame J…, nous allons avoir un bon plat, une bonne fricassée. En effet, l’iguane fut écorchée, mise au pot, et servie avec une sauce poulette ; elle fit les délices de la maîtresse de la maison, des employés, et les miennes également. Le docteur seul, docteur qui n’avait jamais vu d’amphithéâtre, n’y toucha pas.

L’iguane a pour repaire un trou creusé sous les rochers ou sous les racines des gros arbres ; elle est très rapide à la course, et ses mâchoires armées de dents aiguës sont redoutées des indigènes, à cause de ses dangereuses morsures. Elle est très friande des œufs d’autruches, et quand elle en découvre, comme la coquille est très résistante et offre peu de prise à ses dents, à l’aide de ses pattes de devant, elle en tire un hors du nid, recule d’une dizaine de pas, s’élance, et en passant à côté de l’œuf, elle lui donne un vigoureux coup de queue ; l’œuf est brisé, et le contenu bientôt avalé. Cette ruse m’a été affirmée par des estancieros dignes de foi.

Auguste était pêcheur, et avait posé des nasses dans une des rivières du voisinage ; il m’invita à aller les retirer. Je n’avais pas encore de monture, il me sella un cheval de l’établissement, et au petit trot — je n’étais encore qu’apprenti cavalier — nous nous dirigeâmes vers le cours d’eau. C’était une rivière encaissée, aux berges très élevées ; au fond du ravin l’onde coulait claire et pure ; la tralarira, poisson ressemblant à notre truite, y abondait. Nous attachons nos montures aux arbres du bord, et descendons. Maigre prise : deux poissons, d’une livre chacun, étaient entre nos mains. Nous gravissons l’escarpement, et arrivés au faîte, un bruit tumultueux se fait entendre : pendant que nous étions occupés à retirer les nasses, une troupe de chevaux sauvages, curieux sans doute, s’étaient approchés des nôtres, et à notre vue, fuyaient à qui mieux mieux dans la plaine. Mon cheval, effrayé aussi, rompit ses liens, et se mêla à la bande. Que faire ? Auguste de suite saute à cheval. Attendez, me dit-il, je vais tâcher de le rejoindre ! et au grand galop il se mit à la poursuite de ma bête.

Mais plus il courait, plus les fuyards redoublaient d’ardeur, de sorte que, se voyant dans l’impossibilité de les atteindre, il se dirigea vers une habitation voisine et s’informa à qui appartenaient ces chevaux. Ce sont les miens, répondit le maître de la maison. Auguste le connaissait, lui raconta la chose, et le pria de faire ramener l’animal à la Capilla. Pendant ce temps, voulant suivre mon compagnon des yeux, je m’étais éloigné de la berge d’une vingtaine de mètres ; en me retournant, j’aperçois un troupeau de vaches et de taureaux, m’examinant, et de près, avec de grands yeux étonnés ; une peur subite m’envahit, rapide comme l’éclair, je me dirige vers la rivière, et monte sur un arbre. Auguste me retrouva dans cette position ; j’étais encore novice, un simple cri eut fait fuir ces bêtes. Mon ami me prend en croupe et nous regagnons Farrucco. Au passage d’une petite rivière, une vache venant de vêler se dresse hors des herbes et nous regarde d’un air courroucé en beuglant. Auguste lui ayant répondu par un cri à peu près semblable, l’animal s’élance sur nous, et ce n’est qu’en nous servant de la cravache, que nous échappons à sa fureur. Je n’étais pas à mon aise, je vous l’avoue.

J… ayant terminé ses affaires à Montevideo, nous rejoignit à Farrucco, et alors commença pour moi une série de chasses très attrayantes.

La huerta était, comme je l’ai déjà dit, entourée de piquets, et le maïs mûr avait pour ennemis naturels des bandes de gros pigeons sauvages, semblables à nos bisets silvestres. Ces oiseaux arrivaient a l’aube, et se posaient sur les piquets avant de se livrer à leurs larcins. Je les attendais, et, quand une bonne partie de pieux étaient garnis de leur vigie emplumée, placé en oblique, je faisais feu ; quantité de volatiles dégringolaient et variaient le menu de nos appétits gastronomiques. Ces pigeons sont très nombreux, on peut en tuer beaucoup, à tel point que mon carnier de chasseur étant insuffisant, Je me munissais d’un grand sac pour emporter mes hécatombes.

Moyennant une onze d’or j’avais fait l’acquisition d’un cheval isabelle, haut sur jambes, tête fine, vif, mais doux, quoique capricieux quelquefois, des jarrets d’acier, avec des yeux noirs semblables à ceux d’une gazelle. Bayo était son nom. Pauvre bayo ! il m’a été volé par les révolutionnaires comme on le verra par la suite. J’avais reçu un harnachement complet de Montevideo.

À une dizaine de kilomètres de la Capilla, les terrains sont entrecoupés de nombreuses lagunes où canards et sarcelles barbotaient en paix.

Aux armes, Albert ! me dit J… à cheval ! nous allons rendre visite aux canards ! Nous sommes en selle et chevauchons. Arrivés à une certaine distance des lagunes, nous attachons nos chevaux aux grandes pailles de la prairie, et leur mettons la manea aux pieds de devant (la manea est une lanière de cuir cru en forme de huit) ; à l’aide de boutons et boutonnières, cette lanière enlace les pieds du cheval et l’empêche de prendre la fuite. Nous examinons les amorces de nos fusils, et rampons comme des tigres ; les hautes herbes des rives empêchent les trop confiants oiseaux de nous voir. Arrivés au bord, masqués par un rideau de verdure, nous nous plaçons à plat ventre. Comme c’est beau, me disait J… ; si nous avions cela en Europe ! Nous attendions que, dans leurs ébats, les canards se fussent bien groupés, et alors, au commandement donné bien bas, nous nous trouvions côte à côte ; une, deux,… nos détonations faisaient vibrer les échos, et à l’instant debout, nous saluions encore les fuyards d’une salve meurtrière. Dix, quinze canards battaient de l’aile et agonisaient sur le champ de bataille. Les lagunes étaient peu profondes, et nous entrions hardiment dans l’eau pour saisir nos proies.

Nous rencontrions souvent un oiseau solitaire, aussi gros que notre oie domestique, gris de fer, le bec long et recourbé comme celui des courlis, appelé banduria par les indigènes ; méfiant il s’envole, mais pour se poser une centaine de mètres plus loin ; j’en ai poursuivi bien souvent et longtemps, mais tirant toujours à trop longue portée. J’ai pourtant réussi à en tuer quelques-uns par surprise, et leur chair volumineuse et succulente fut une bonne récompense de mes peines. Le chaja ou kamichi, au plumage noir et blanc, a la chair légère, boursoufflée, puante, et le corps couvert de vermine ; les pennes des ailes de cet oiseau ont la grosseur d’un doigt.

Au retour d’une excursion palmipèdicide, à la nuit tombante, nous galopions tranquillement, quand tout à coup j’aperçus un petit animal peu farouche, fouillant l’atmosphère et la prairie de son museau investigateur ; il était noir, avait la queue longue et fournie et deux raies blanches et parallèles, courant le long de l’épine dorsale, le rendaient tout mignon.

Oh la jolie petite bête ! Prenez-la, interrompit J… Bientôt je fus à terre, passai les rênes de mon cheval à mon compagnon et me dirigeai vers le quadrupède, gros comme un chat de petite taille. Je le saisis, mais quel n’est pas mon étonnement de le voir me présenter son postérieur ; en même temps il me happe la main gauche entre le pouce et l’index, serrant bel et bien comme un étau. Me voilà pincé, impossible de lui faire lâcher prise ; j’ai beau lui serrer le cou de la main droite, ses crocs s’enfoncent davantage dans les chairs. Et J… de rire à se tordre. Pour comble de malheur, voilà mon petit animal qui me lance, et cela à coups redoublés, sur mes guêtres, il est vrai, un liquide d’une odeur à renverser un égoutier. J… descend de cheval, et à l’aide de son couteau, arme inséparable de l’Américain du Sud, il force le petit drôle à desserrer les dents. C’était une mofette, zorillo, viverra mephitis. Très commun dans les prairies où il creuse son terrier, ce carnassier, aussi gentil par ses formes et son pelage que repoussant par son odeur, a près de l’anus une pochette qui est une véritable défense. Ne fuyant pas devant ses ennemis, il les bombarde de son liquide infect, et force les plus audacieux à reculer. J’ai vu des chiens recevoir une décharge sur le museau, se sauver en hurlant, et frotter leur tête contre terre pour se débarrasser de cette puanteur insupportable. J’ai opéré la section d’une poche, et j’y ai trouvé une matière jaune soufrée ; mes guêtres en ont conservé l’odeur pendant les trois années de mon séjour dans l’Uruguay.

À cette époque s’est passé un fait qui aurait pu me coûter la vie.

Le pays était en révolution. Tour à tour des bandes armées, les unes le ruban blanc au chapeau ou à la lance, les autres le ruban rouge, parcouraient la campagne. Il était trois heures de l’après-midi. Pedro était absent, Auguste faisait du pain, J… et moi nous nous trouvions au magasin. Par la grille du fond — car la porte d’entrée de la pulperia est toujours fermée en temps de guerre, et on ne sert les clients que par les barreaux de cette grille, dont la tablette arrivait à hauteur des coudes, le mur pouvant avoir un mètre d’épaisseur — par cette grille, dis-je, nous voyons arriver un cavalier à toute bride.

Albert, s’exclama J…, si cet homme demande quelque chose, ne la lui donnez que contre remise préalable du prix ; et surtout faites attention.

Bien, mon patron, et il disparut. Le cavalier arriva.

Caña, s’écria-t-il d’une voix tonnante, de l’eau-de-vie !

Si usted tiene dinero le daré caña. Si vous avez de l’argent, je vous donnerai de l’eau-de-vie.

Caña, carajo ! et il brandit son sabre contre les barreaux.

Je lui fis la même réponse.

Gringo de m… te voy a matar. Étranger de rien… je vais te tuer, et tirant un pistolet il le braqua sur moi.

Vif, comme la poudre, je m’affaissai, et laissa ce mécréant s’escrimer contre la grille. Tout le répertoires des jurons du gaucho fut passé en revue, et avec des intonations à faire trembler un être humain. Fatigué d’attendre, il se retira à une quarantaine de mètres, et assis sur un quartier de rocher, il se mit à tirailler à balle contre le magasin. Je me relevai, allai chercher ma carabine, fut trouver J… et lui racontai le tout en disant :

Faut-il loger une balle dans le cœur de ce vaurien ?

Non ! Non ! si ses compagnons découvraient son cadavre, ils mettraient tout à feu et à sang.

Ce forcené, fatigué d’user en vain poudre et balles, enfourcha son cheval et s’en alla au petit trot. Je brûlais pourtant d’envie de m’en servir comme de cible.

À bas les armes, me voilà peintre ! Mon patron, ayant fait venir de Montevideo des feuilles de zinc cannelées pour couvrir une construction, j’eus pour mission de les mettre en couleur. En bras de chemise, le pinceau à la main, je me mis au travail, avec un tel entrain et une telle dextérité, que certainement on m’eut cru fils de barbouilleur. Qu’importe, Lincoln était bûcheron, et Pierre le Grand, charpentier.

Le vieux curé qui mourut à Farrucco, fut remplacé par un prêtre italien. Maigre, le teint blafard, les yeux cernés, la figure mince et ridée avant l’âge, une bouche énorme, semblable à la plaie d’un coup de sabre, sale, de mauvaises dents, une haleine repoussante, tel était le serviteur de Dieu. Il avait le regard cynique, et plus d’une fois avant de dire la messe, je l’ai vu avaler de l’eau-de-vie, sans doute pour avoir le courage de perpétrer ses atrocités. L’Italie hors du giron de laquelle est sortie la religion catholique, est une marâtre qui l’étouffera dans ses bras sacrilèges !

Ce prêtre ne faisait que jurer, et les paroles les plus honteuses sortaient de sa bouche. Il n’avait qu’un talent, il était bon cuisinier, et nous préparait d’excellents tagliati et ravioli que je mangeais à contre-cœur. Je ne parlerai plus de cet être abject, car je ne tarirais pas, tellement ses crimes sont nombreux. J’ai observé que les prêtres qui s’expatrient, comme aussi j’ai pu le remarquer au Sénégal, ne sont pas des modèles de vertu ! loin de là ! à Dieu ne plaise !

Un autre accident qui aurait pu avoir des suites fâcheuses, m’arriva quelque temps après. J… et moi, après avoir défriché un terrain tout touffu d’orties que j’arrachais bel et bien avec les mains — le métier de peintre les avait mises à l’abri des brûlures — nous étions occupés à le clôturer pour le préserver des bêtes à cornes. Le terrain était dur, J…, armé d’une houe, s’efforçait de le rendre meuble, moi, une barre à mine en mains, je faisais des trous pour y planter des piquets : quand tout à coup, par mégarde sans doute, il m’asséna sur la tête un coup de houe qui m’étourdit. Le choc avait été formidable, j’étais aveuglé par le sang qui coulait en abondance. Qu’avez-vous fait, m’écriai-je ? Et tout chancelant je me dirigeai vers un tronc d’arbre. J… jette l’instrument, me prend par le bras, m’accable de caresses, me demande pardon, m’entraîne vers l’habitation, et me fait avaler un grand verre d’eau avec force gouttes d’arnica. Madame, Auguste, Pedro, la China, tout le monde accourt. Ay mi Dios ! pobre amigo ! pobre Alberto ! furent leurs exclamations. De suite J…, muni de ciseaux, me tondit le crâne autour de la blessure, me lava avec de l’arnica, rapprocha tant bien que mal les bords de la plaie, y appliqua une compresse, me noua un mouchoir par dessus, et me voilà invalide pour quelques jours. Il faut réellement qui j’aie un crâne d’Africain pour n’avoir pas été assommé. On m’assigna une chambre pour moi seul, avec un bon lit, et tous les soirs, Marica venait me voir à la dérobée. Comme elle savait me procurer ses caresses ! Je la pressais dans mes bras et déposais sur ses grosses lèvres toutes brûlantes un baiser de remercîment. Contente, elle s’enfuyait tout effarouchée.

Ma guérison ne se fit pas attendre. Une cicatrice, visible encore aujourd’hui, me rappellera toujours cet évènement.