Joseph Beffort, éditeur (p. 131-184).


VII.

COSTUME ET HARNACHEMENT.

LE VENADO. — LES CHAMPIGNONS. — PERDU DANS LA PLAINE. — MARICA REÇOIT UNE CORRECTION. — JE QUITTE LA CAPILLA. — JUAN E… — PEDRO W… — L’ESTANCIA DE SAN RAMON. — JE SUIS MAÎTRE D’ÉCOLE. — LES BOLAS. — LE ÑANDU. — L’ORAGE. — LA QUEUE DE L’IGUANE ET LE TATOU. — NOURRITURE DE L’HABITANT DU CAMPO.

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L e costume de l’Américain du Sud — je parle ici de l’habitant de la campagne — est très pittoresque. Un mouchoir de couleur en coton, souvent en soie, est noué autour de sa tête, un chapeau en feutre noir ou brun est posé par dessus et retenu au moyen de jugulaires en cuir. Pendant l’été un poncho en vigogne ou en coton, aux plus vives couleurs, bordé de franges, lui couvre les épaules. Le poncho est une pièce d’étoffe ayant la forme d’un parallélogramme rectangulaire avec une fente au milieu pour y passer la tête ; en hiver ce vêtement est en drap, plus ample, plus épais et plus long, il est d’un usage général : il préserve le cavalier de la pluie, et lui sert de couverture la nuit. De très larges pantalons blancs, colzoncillos, brodés à jour jusqu’aux genoux, tombent sur les pieds ; ajoutez à cela une pièce d’étoffe semblable au poncho d’été, mais non trouée, chiripa, passée entre les jambes et retenue en avant et en arrière au moyen d’une large ceinture en cuir tirador ; elle est couverte de pièces d’argent chez le pauvre, et de pièces d’or chez le riche en forme de boutons. J’ai vu des onces d’or servir de boucle.

Généralement pieds nus, le gaucho chausse pourtant volontiers des bottes européennes achetées dans une pulperia ; mais les botas de potro font l’objet de sa prédilection : une jument est abattue, les pattes de derrière sont écorchées sans fendre la peau, cette peau est rasée et amincie au couteau, puis frottée dans les mains pour la rendre souple ; la partie d’en bas, restée ouverte, laisse passer les orteils pour saisir l’étrier. À ses pieds sont attachés d’énormes éperons en fer ou en argent du poids d’une à deux livres, aux mollettes immenses. L’Américain, quand il marche, traîne les pieds ; les éperons frottent par terre et produisent un étrange cliquetis, surtout sur un terrain dur ou sur un plancher ; plus il est couvert d’argent, plus ses éperons sont grands, plus il est considéré et respecté.

Un couteau cuchillo, manche et gaine en argent, est passé à la ceinture, derrière le dos. La cravache, revinque, ne le quitte jamais ; ornée d’un gros anneau d’argent, elle est terminée par une lanière en cuir fort, large de deux doigts et longue de cinquante centimètres.

Quant au harnachement, il est très compliqué, comme on va le voir. Le mors, freno, est en argent ainsi que deux grandes rondelles de chaque côté, copas ; la têtière, cabezera, les brides, riendas, sont en cuir de jument tressées, entrecoupées de globes et de plaques d’argent ; les plus belles viennent de la province brésilienne de Rio Grande et sont d’une extrême finesse. Un large collier, pretal, tout bardé d’argent, couvre le poitrail du cheval.

La première pièce qui se pose sur le dos de l’animal, est une couverture pliée en deux ou en quatre, jerga ; c’est elle qui doit préserver le coursier des blessures de la selle. Ensuite vient la première carona en cuir cru, encore couverte de poils, puis la deuxième carona, en cuir tanné, ouvragé, repoussé, avec ornements en argent aux quatre coins ; entre les deux on met ordinairement encore une couverture. La carona couvre les flancs du cheval des deux côtés, à l’instar de notre housse, et reçoit la selle, recado, espèce de bât, auquel sont attachés les étrivières et les étriers en argent, estriveras y estrivos. Une sous-ventrière en cuir, cincha, longue et forte, large de deux mains, s’applique sur le bât ; elle est terminée d’un côté par un large anneau en fer, qui sert à fixer le lazo, de l’autre par une courroie attachée elle-même à un anneau de moindre dimension. Le cavalier fait venir les deux anneaux du côté du montoir, sur le flanc gauche de la bête, passe plusieurs fois la courroie dans les deux anneaux et par un mouvement de traction, consolide et assujettit le tout à son gré. Mais cette selle serait trop dure, il faut la rendre moelleuse à l’aide de deux, trois tapis en fil, en laine, ou même en peau de mouton non tondu, cojinillos ; par dessus un autre tapis en cuir corroyé ordinairement de carpincho, très mou, badana, et finalement une seconde sous-ventrière, fine et légère, sobre-cincha, vient terminer la trop longue nomenclature des pièces qui servent à seller un cheval au Rio de la Plata.

À côté de cela vous avez des harnachements aussi misérables que celui que je viens de décrire est luxueux. Pas de mors, une unique lanière en cuir pour brides, un bât tout détraqué avec un morceau de bois au bout d’une corde pour étrier, ou tout simplement une peau de mouton retenue par une courroie ; mais il faut que la misère soit bien grande, car l’Américain avant tout aime à avoir un bon cheval et un joli harnachement.

Le recado du gaucho lui sert de lit, il étend les coronas par terre, la couverture et les cojinillos par dessus, le bât sera son oreiller, et le poncho sa couverture. Il est des gens qui, pendant toute leur vie, n’ont pas dormi autrement ; mais c’est surtout pendant les révolutions, lorsque les insurgés tiennent la campagne, que ce genre de couchette est forcément adopté. Le cheval, à l’aide d’une longue lanière, maneador, est attaché à un piquet, à la main, ou même à un pied du gaucho qui, à la belle étoile, s’endort aussi insouciant qu’un bon bourgeois de nos contrées dans un lit bien douillet.

Un Béarnais, Jean-Marie G…, qui habitait à une douzaine de kilomètres de Farrucco, vint me dire qu’il y avait beaucoup de chevreuils dans les environs de sa demeure. Nous voilà en route ; je montais un petit cheval, petizo, très doux. G… ne tarda pas à me montrer en bas d’une colline, un mâle, la tête tendue, nous regardant avec curiosité. Nous mettons pied à terre, prenons nos montures par la bride, et marchons à côté d’elles ; c’est le meilleur moyen pour s’approcher du gibier, car un cheval qui ne porte pas de cavalier, n’est pas redouté. J’avais ma carabine, une centaine de mètres nous séparent, j’épaule, le coup part, et en même temps le chevreuil s’affaisse foudroyé ; comme il me présentait la face, la balle était entrée par la bouche et avait perforé le cerveau, joli coup qui me valut le nom de ma victime. Les Américains appellent le chevreuil venado, et venado fut mon nom ; tout le monde ne me connaissait que sous le nom de venado ; à Montevideo même, lors de mon retour, le nom de venado était dans la bouche de tous mes amis. Nous attachâmes l’animal sur le derrière de ma selle, et je repris le chemin de la Capilla. À mon arrivée, Madame J… faillit me mettre à la porte, tellement mon gibier empestait, c’était un mâle, et l’époque du rut sans doute. Tio Luis, le nègre, ne fut pas si difficile : il en fit ses délices, et à toutes les sauces.

Bien souvent pendant les vacances, en compagnie de ma sœur Irma ou de mon frère Octave, nous parcourrions les prairies et les friches des environs de Bettembourg, à la recherche de champignons. Mon père nous avait enseigné à reconnaître les comestibles et les vénéneux ; et d’ordinaire nous rentrions avec un panier tout rempli de délicieux agarics. Maigres récoltes à côté de celles que je fis en Amérique ! En battant les environs de la Capilla, je fus attiré par la vue de champignons aux formes colossales ; de loin je les voyais étaler au soleil leurs dômes tout humides de rosée. J’en cueillis un, et l’examinai. Oh bonheur ! j’avais entre les mains un magnifique représentant de l’agaricus edulis, notre champignon comestible ; et il y en avait de quoi charger une voiture ; la plupart avaient de vingt-cinq à trente centimètres de diamètre, avec cette jolie teinte rose en dessous, mouchetés de taches brunes par dessus, et cette senteur moite et embaumée si appréciée des gourmets. J’en montrai quelques échantillons à M. J…, mais je ne parvins à vaincre son hésitation qu’après en avoir mangé en sa présence. Vous devinez le reste : champignons sur le gril, farcis, à la poulette, en légume, bref, nous ne vivions plus que de champignons. Je pensais à mon père, et, par la pensée, je transportais cet amateur à notre table digne de Brillat-Savarin.

Je fus chargé d’accompagner le frère de Marica, qui était entré à la Capilla comme domestique, peón, pour aller chercher à l’aide d’une charrette une certaine quantité de maïs que J… avait acheté à un chacrero des environs. La charrette des plaines du Rio de la Plata est un lourd véhicule, à deux roues énormes et pesantes ; le limon, forte pièce de bois équarrie, traverse le véhicule d’un bout à l’autre, repose sur l’essieu, et effrayerait nos campagnards par ses formes massives ; le tout est en bois très dur et très lourd ; j’ai vu des charrettes qui n’avaient pas le moindre clou en fer. Ces immenses wagons sont recouverts d’une toile et servent au transport lointain des cuirs et des laines. Le charretier emporte des vivres, campe au milieu de la plaine, et reprend sa route, le lendemain à l’aube ; quand le temps est mauvais et que les pluies ont fait déborder les rivières, il lui faut quelquefois trois mois pour faire le voyage de Montevideo à Farrucco aller et retour. L’attelage est composé de quatre à cinq paires de bœufs accouplés sous des jougs : le conducteur à cheval, armé d’un long bambou terminé par un clou, pour aiguillonner les nonchalants, suit sur le côté du véhicule, qui avance lentement, et dont le grincement des essieux, qui a une certaine harmonie imitative, trouble seul le silence de la prairie. Mosqueira, c’est le nom de mon compagnon, excite l’attelage ; je le suis, monté sur mon fidèle bayo. La plaine se déroule à l’infini, et ses immenses ondulations me rappellent la majesté de l’océan : un rancho interrompt de temps en temps la monotonie du paysage, et le sombre feuillage d’un solitaire ombu tranche sur la teinte grisâtre de l’horizon. Depuis longtemps nous cheminons. Autruches et chevreuils, à notre approche, nous examinent un instant, puis fuient à toutes jambes ; le soleil est au zénith et darde sur la plaine ses rayons torrides. Le peón débarrasse les bêtes de leurs jougs, pour les laisser paître et reposer ; nous mêmes nous nous couchons à l’ombre sous la charrette. Après avoir sommeillé quelque temps, nous nous remettons en route. Le mulâtre, par intervalles, allonge le bambou sur l’attelage et sonde la prairie de son œil noir, mais rien n’apparaît, le jour est sur son déclin et nous avançons toujours ; Phœbus a disparu à l’horizon, et bientôt le crépuscule étend sur la terre son sombre voile, il fait nuit, mon compagnon persiste à avancer, prétendant n’être pas éloigné du but de notre voyage ; mais la nuit est obscure, le terrain devient de plus en plus difficile, et de gros quartiers de roche rendent la marche dangereuse. Don Alberto, me dit-il, vamos a quedar aqui hasta manaña ! restons ici jusqu’à demain ! Bueno, fut ma réponse. Nos chevaux furent mis au piquet, les bœufs délivrés de leurs jougs, et attachés aux roues de la charrette à l’aide de fortes et longues lanières de cuir. L’intérieur du véhicule nous servit de retraite pour attendre les premières lueurs de l’aurore. La nuit était fraîche, mon compagnon me céda la moitié de son poncho, et, côte à côte, nous nous abandonnâmes au sommeil. Je dormis peu, j’avais froid, et mon estomac se révoltait contre un jeûne forcé ; car nous n’avions pas emporté de quoi nous restaurer. Le matin, à la pointe du jour, Mosqueira ronflait à effrayer une bête fauve, quand tout à coup parvint à mes oreilles le chant d’un coq : je secoue mon voisin, un second cri se fait entendre ; caramba, s’écria-t-il, estamos cerca de la chacra. À l’instant nous sommes debout, nos bœufs sont accouplés, et gaiement nous prenons la direction indiquée par le gallinacé. Bientôt nous apparaît une chaumière cachée par un pli de terrain : c’était l’habitation du chacrero. Pendant qu’on chargeait le maïs, notre hôte nous régalait de plusieurs mates : maigre pitance, nous eussions préféré un beefsteak et de taille. Mais au Rio de la Plata, comme en Europe, il est très impoli de demander à manger, c’est au maître de la maison à vous offrir. Notre hôte resta silencieux sur ce chapitre, il était d’ailleurs pauvre, et bon gré mal gré, tout en nous regardant d’un air significatif, nous reprîmes le chemin de la Capilla. Le véhicule était comble, la charge était lourde, les bœufs avançaient tête baissée, pour mieux tirer ; et pour surcroît de malheur, au passage d’un gué, soit que Mosqueira eût mal pris ses précautions, soit que l’attelage n’eût pas bien obéi à sa voix, la charrette rencontra un bas-fonds et patatras, la voilà renversée ainsi que les bœufs. La rivière n’était pas profonde, et le courant peu rapide, sans cela une grande partie du maïs eût été perdue. Je mets pied à terre, entre dans l’eau, et tant bien que mal, à l’aide de mes deux mains réunies, je rejette sur la berge les épis qui surnageaient. Mon compagnon délivre les deux bœufs de devant, les attelle à la partie opposée de la charrette qui se trouve dans l’eau, et, à l’aide de vigoureux coups d’aiguillon, la remet debout et la tire de ce passage difficile. Bientôt le maïs est sec, l’attelage mis en ordre, et tout en riant de notre mésaventure nous nous remettons en route.

J’abattis une jolie biche ; nous eûmes bien envie d’en griller une tranche, mais nous manquions d’allumettes pour faire du feu. Bientôt la Capilla apparut avec sa ceinture d’ombus. Nous reprenons courage, nos bêtes aussi tirent avec plus d’entrain ; je prends les devants, bayo hennissait de contentement. Il était cinq heures, je trouve la table mise, et l’agilité avec laquelle je manœuvre couteau et fourchette fait cesser les cris séditieux de mon estomac.

Le fusil sous le bras, je revenais de la huerta, lorsque tout à coup j’entendis des cris déchirants, de ces cris qui saisissent, qui serrent le cœur, qui font prévoir un malheur ; j’allonge le pas, les cris continuaient ; j’entre, un triste tableau se présente à ma vue : J… tenant Marica d’une main, et de l’autre une cravache, cinglait les jambes et les reins de la pauvre fille à coups redoublés ; fatigué de la battre, il s’empara d’un seau plein d’eau et le vida sur la tête de la china. J’étais navré ; mon premier mouvement avait été de faire usage de mon arme, mais j’abaissai les canons, et le cœur saignant j’entrai dans la pulperia. Marica, comme toutes ses congénères, aimait l’eau-de-vie, et, quand elle pouvait s’en procurer, elle s’enivrait carrément. Alors, furieuse, les yeux hagards, pour la moindre observation, elle saisissait un couteau et menaçait son antagoniste : prise de boisson, elle fit un jour une blessure à Pedro. J… avait raison de la châtier, mais il aurait pu le faire d’une façon moins cruelle. Dès ce jour je lui gardai rancune et j’étais décidé de saisir la première occasion pour quitter la Capilla.

Marica à qui j’avais fait part de ma résolution, voulait à toute force m’accompagner ; si tu veux, me disait-elle, nous partirons la nuit, et nous gagnerons les frontières du Brésil ! Pauvre enfant, je la remerciai de son dévouement, lui avouant que je me trouvais sans ressources et lui fis cadeau d’un mouchoir en batiste avec mes initiales en grandes lettres. Quelque temps après, J… aperçut ce mouchoir au cou de la jeune fille, et de suite vint me faire d’amères reproches, sous prétexte qu’il ne pouvait tolérer cette familiarité entre moi et la china : et pourtant je n’avais rien à me reprocher, je sympathisais avec Marica, parce qu’elle était orpheline et malheureuse, disons le mot, parce que j’étais négrophile.

Les paroles un peu dures de mon patron ne me plurent pas : c’est bien. Monsieur, lui dis-je, demain je partirai, vous n’aurez plus alors à vous occuper de ma conduite !

Pendant la nuit, mille idées roulèrent dans ma tête ; il ne me restait qu’une vingtaine de francs ! Qu’allais-je faire ? Bah, je me consolai vite : je trouverai bien de quoi vivre !

Le lendemain de bon matin, je sellai bayo, et, la carabine en bandoulière, je pris la direction du Sud. Tous les chiens de la Capilla me suivaient ; J… avait beau les appeler, ils préféraient probablement ma compagnie à la sienne. J’étais content de cette marque d’attachement et gaiement je chevauchais.

Bientôt j’aperçus dans le lointain une habitation : bayo galopait toujours et instinctivement se dirigeait de ce côté ; je le laissai faire.

Arrivé devant la maison que je reconnus de suite pour une pulperia, je mis pied à terre. Le propriétaire, Juan E… me pria d’entrer. Après les salutations. d’usage, il me demanda qui j’étais et où j’allais. Je satisfis sa curiosité en lui manifestant mon intention de me rendre à Montevideo.

Comment, vous tout seul, ne connaissant pas le pays, vous osez risquer semblable entreprise ! Restez avec nous, vous trouverez de l’occupation !

Je veux bien, mais…

Il n’y a pas de mais… je vous garantis que vous trouverez… êtes-vous instruit ?

Un peu, je suis gradué en lettres et ancien étudiant de l’université de Liège. Oh ! mais vous en savez trop ! Tenez, j’ai mon beau père, Pedro W…, qui habite à quelques lieues d’ici, il a trois ou quatre enfants pour lesquels depuis longtemps il cherche un précepteur ! Cela vous va-t-il ?

J’acceptai. Va pour maître d’école ! Il acheva de me persuader, car Pedro W… était Allemand, et, en ma qualité de Luxembourgeois, l’idiome germanique m’était également connu. Je passai la nuit sous le toit hospitalier de mon hôte, et le lendemain vers dix heures, guidé par ses explications, je mis le cap sur l’estancia. Le terrain était coupé par deux ou trois ruisseaux encaissés qui me mirent dans le plus grand embarras ; aucun chemin n’était tracé ; la prairie était sillonnée de quantités de petits sentiers fréquentés par le bétail, pour se rendre aux aiguades. Tantôt je suivais l’un, tantôt l’autre, et arrivé au bord de l’eau, mon cheval, après avoir flairé le liquide, s’obstinait à ne pas vouloir y mettre les pieds ; je ne le forçai pas, je connaissais déjà la sagacité des animaux élevés à l’état sauvage : un cheval ne se trompe jamais : l’eau est-elle trop profonde, le passage est-il dangereux, il résistera aux coups de cravache et refusera de passer. À force de tâtonner, j’arrivai sur le sommet des collines, cuchilla, qui ne s’interrompaient plus jusqu’au plateau où était bâtie l’habitation de Pedro. Ma monture prit une allure plus vive, et bientôt je fus arrivé. Une bande de chiens m’environnèrent, hurlant, mordant les jarrets de bayo, qui commença à se livrer à une gymnastique qui déplaçait considérablement mon centre de gravité ; heureusement une jeune fille blonde arriva en courant, chassa les chiens, et me pria de mettre pied à terre ; c’est une impolitesse que de le faire avant d’y être invité. J’attachai ma monture sous la ramada ; quatre pieux fixés en terre et soutenant quelques chevrons recouverts de branchages, en guise de toit, forment la ramada, qui existe devant toute estancia et sert à mettre les chevaux à l’abri du soleil.

Je saluai la jeune fille à l’européenne et demandai le propriétaire de l’établissement.

Venga usted, me dit elle, esta haciendo la siesta. Venez, il fait la sieste.

Nous traversons une cour, elle ouvre une porte, et me met en présence de son père.

Un homme énorme, au ventre immense, la figure rouge et bouffie, un de ces types assez communs en Allemagne et qui, à juste titre, ont mérité le surnom de pot à tabac, était couché sur un canapé ; devant lui s’étendait une mare jaune et gluante, car Pedro roulait dans sa bouche une énorme chique.

Buenos días, señor caballero.

Buenos días me répondit-il d’une grosse voix rauque.

Sur la recommandation de votre gendre, je viens vous faire mes offres de service comme précepteur.

Está bien amigo ! De que pais está usted ?

De Luxemburgo.

Que carajo entonces usted habla alemán.

Si señor.

Et nous voilà hachant de la paille à qui mieux mieux, il était content le vieux loup de mer, car il avait été matelot.

Ainsi vous viendrez demain, me dit-il.

Je le remerciai, et allais me retirer, quand il me héla.

Señor maestro, nous avons oublié de fixer votre traitement ! Combien voulez-vous ?

Ce que vous voudrez.

Vous aurez une once d’or par mois, nourri et logé !

Bien et merci fut ma réponse et je sortis.

Sa femme, ses fils et ses filles se trouvaient sur la porte de la cuisine et m’examinaient des pieds à la tête. Je saluai et enfourchai de nouveau mon brave compagnon.

Je rentrai chez Juan E… Cette fois-ci le chemin fut moins long, je lui adressai des remercîments, en lui disant que tout était arrangé avec son beau-père, et que demain déjà j’allais entrer en fonctions.

Je fus fidèle à ma parole et, le 25 octobre 1869, je me trouvais installé à l’estancia de Pedro W… qui de suite envoya une charrette pour prendre mes bagages à la Capilla de Farrucco.

Les bâtiments formaient un quadrilatère de quarante mètres de côté dont la face était fermée par une grille, avec une large porte donnant accès dans l’intérieur ; à gauche les magasins et remises, au fond les chambres à coucher, et à droite la cuisine et d’autres chambres occupées par les fils aînés, dont l’un Rufino était marié. Nous étions assez nombreux : le propriétaire et sa femme, Rufino, Felipe, Juanita, Cacilda, Victorio, Julio et Angelica, ses enfants ; deux domestiques au type indien très prononcé, l’un jeune, Servando, et l’autre vieux, Domingo ; ajoutez la femme et la fille de Rufino et votre serviteur et vous arriverez au chiffre de quatorze.

La maison n’avait qu’un rez-de-chaussée, et le toit était plat ; à côté, à droite se trouvait encore un grand batiment couvert en zinc, destiné à serrer les laines et les cuirs ; devant l’entrée était la ramada, et une échoppe, galpon, pour suspendre la viande et les cuirs frais. Sur le derrière s’étendait un jardin entouré de murs et de peupliers, d’une superficie d’un hectare.

Ma chambre se trouvait dans l’angle de droite du bâtiment principal. Le mobilier consistait en un bon lit, avec des draps blancs, c’était plus tendre que le comptoir de la Capilla, une petite armoire, quelques chaises et une grande table, car la chambre devait également servir de salle d’études.

Mes élèves étaient Victorio, garçon de quatorze ans aux traits européens, — j’oubliai de vous dire que sa mère était d’origine indienne — Julio, âgé de douze ans, dont la peau brune révélait la prédominance du sang charrua, et Angelica, petite blonde de sept à huit ans, au teint aussi pur que celui de nos fillettes.

Me voilà donc maître d’école, ne riez pas, je remplissais mes fonctions avec toute la gravité de nos magisters villageois. Mes élèves n’avaient pas la moindre notion, ni de lecture ni d’écriture ; les caractères de l’alphabet leur étaient aussi inconnus qu’à moi les hiéroglyphes aztèques de l’Amérique centrale : et pourtant peu à peu, à force de patience, je parvins à leur faire connaître la différence qui existe entre un a et un b. Ils avaient l’entendement dur, il fallait mille fois leur répéter la même chose ; mais mes efforts furent couronnés de succès, et bientôt le jeune Victorio, le plus âgé, commença à lire, bien doucement sans doute, son frère le suivit. J’étais fier de mes élèves, n’oubliez pas que je professais en espagnol, langue qui après un séjour de six mois dans le pays, m’était devenue aussi familière que le français. J’eus de suite un nouvel écolier, Pablo, petit-fils de Pedro, et dont le père habitait les environs ; j’eus un surplus de vingt francs par mois, ce qui me faisait un traitement mensuel de cent francs ; j’étais donc à l’abri de la misère. Ce petit espiègle, enfant gâté d’une mère trop bonne, me donnait plus de mal que tous les autres ; aussi en a-t-il reçu de ces coups sur le bout des doigts, et de ces fessées avec une badine souple, et cela de par les ordres de l’auteur de ses jours !

Pour l’écriture les difficultés furent encore plus grandes ; tour à tour je prenais dans la mienne la main de chaque élève, lui montrais la manière de représenter un a, et, quand il connaissait son mode de fabrication, je lui en faisais faire des quantités, et ainsi de suite pour toutes les lettres ; les majuscules me causèrent encore plus de tracas. Peu à peu mes élèves réussirent, Victorio arriva même à un tel degré de perfection qu’il écrivait mieux que son maître : j’étais heureux de montrer ses cahiers à son père et aux nombreuses personnes qui venaient voir mon école ; ce garçon avait réellement fait des progrès incroyables, et les quatre premières règles de l’arithmétique lui furent enseignées avec la même facilité. Je n’allai pas plus loin, car je ne passai que quinze mois à l’estancia que je fus forcé de quitter, comme on le verra par la suite.

Mes élèves avaient six heures de cours par jour, de huit à midi et de deux à quatre ; comme on le voit, je ne suivis pas la méthode de nos écoles primaires, je ne fis pas faire de bâtons etc., etc., j’attaquai la lettre carrément et mon système fut couronné de succès.

Victorio lisait le journal à son père, faisait les petites opérations de vente de laine et de cuirs, et se tirait d’affaire sans mon aide ; c’était un résultat qui me faisait honneur, à tel point que le gouvernement m’offrit la position d’instituteur dans le chef lieu du département à Durazno, avec six mille francs de traitement et logé ; je refusai, le pays toujours en révolution et les finances de l’État ne m’inspiraient pas assez de confiance.

Le dimanche et le jeudi étaient des jours de récréation, et en compagnie de Victorio et de Julio je faisais des excursions dans toutes les directions.

Le terrain de l’estancia, limité par des rivières, avait deux lieues et demie carrées de superficie et il était très giboyeux ; autruches, chevreuils, renards, tatous, iguanes, cigognes, canards, carpinchos, loutres y abondaient. Les cours d’eau étaient très poissonneux, j’avais donc de quoi me distraire. Cette immense plaine, formée de petites collines successives, donnait la nourriture à deux mille bêtes à cornes, quatre mille moutons et cinq cents chevaux.

À cent cinquante mètres de l’estancia existait une source, manantial. Autour de cette fontaine naturelle, l’herbe était fraîche et tendre ; les autruches en faisaient leurs délices ; le matin de bonne heure, le soir, quelque fois en plein jour, des bandes de cinq, dix, quinze, voire même de trente autruches, venaient tondre les verts gramens. Armé de ma carabine, de la porte même de l’estancia, je leur envoyais des balles meurtrières ; tranquillement, j’attendais qu’un mâle se présentât bien, j’épargnais les femelles, et visant avec soin je manquais rarement mon but. Les plumes peu estimées, étaient pour mes élèves, qui en retiraient quelques duros pour leur cassette particulière. Un jour les autruches étaient nombreuses, je pris patience jusqu’à ce que deux se fussent placées de profil l’une derrière l’autre, je fis coup double, les deux victimes tombèrent perforées par la même balle ; et les enfants de crier, de gesticuler et de s’élancer vers leur proie.

L’autruche américaine est bien différente de celle d’Afrique, sa taille est inférieure, ses plumes sont moins longues et moins soyeuses et généralement de couleur grise ; la première a trois doigts aux pattes, tandis que l’autre n’en a que deux : comme port et conformation globale elles se ressemblent ; même petite tête avec de grands yeux ornés de longs cils dans les deux races. L’autruche des Pampas, rea americana, est rarement solitaire, cinq à dix femelles sans la protection d’un mâle vivent en famille ; à l’époque de la ponte, elles creusent une fosse de vingt à trente centimètres de profondeur, dans un endroit écarté, y étendent une couche d’herbes sèches, et toutes y pondent leurs œufs. J’ai vu des nids qui avaient un mètre cinquante de diamètre, et contenaient jusqu’à trente-cinq œufs ; nid immense que le mâle, les ailes écartées, couvre avec peine, car c’est le mâle qui couve ; j’ai pu vérifier le fait bien souvent avec mes élèves. Le mâle se distingue de la femelle par une taille plus élevée, un cou plus long et plus blanc, avec une large tache noire sur le thorax, ses plumes aussi sont plus belles et plus longues ; l’autruche, à peine éclose, court à l’instar de nos poulets.

Nous allions souvent à la recherche des œufs ; à cet effet nous avions fabriqué deux sacs en cuir ayant la forme d’une besace, qui, attachés solidement sur un vieux cheval très doux, nous servaient à leur transport ; nous les placions par couches sur de bons lits d’herbe tendre et rentrions sans encombre en modérant l’allure de nos montures. Quand nous découvrions un nid, nous cassions un œuf, pour nous assurer de leur fraîcheur : car, dans le cas contraire, nous les laissions à leurs propriétaires pour les faire éclore. Je me souviendrai longtemps des omelettes que nous faisait Juanita, omelettes monstres, dignes de Gargantua.

Une après-midi, par une chaleur torride, quelques autruches pâturaient non loin de l’estancia ; elles ouvraient leurs ailes et les étendaient à la façon des oiseaux de proie, sans doute pour se donner de l’air ; masqué par le mur du jardin, je m’approchai d’elles et leur adressai une balle de carabine. Le coup avait porté, mais un peu bas, et avait brisé le fémur à une de ces pauvres bêtes ; la malheureuse éclopée sautait sur une jambe pour suivre ses compagnes qui s’enfuyaient.

Julio et Victorio qui avaient entendu la détonation, accoururent et se mirent à la poursuite du ñandú ; l’autruche redoubla d’ardeur, et ce n’est qu’après une course qui mit mes élèves en nage, que Victorio, ayant trouvé sur son passage un tibia de bœuf, le lança à la tête de la fugitive et l’abattit. Nos deux chasseurs n’osaient s’en approcher : l’autruche avec la jambe valide lançait des ruades aussi redoutables que celles d’un jeune cheval. Victorio s’empara de nouveau de l’os et mit fin à cette petite scène dramatique.

On peut apprivoiser le ñandú. À cet effet on lui coupe le doigt du milieu à chaque patte ; cette opération le rend impropre à la course, et ainsi mutilé il se tient toujours aux alentours du rancho et vient même paisiblement prendre la nourriture qu’on lui donne en compagnie des poules et autres oiseaux domestiques.

La peau du cou, après qu’on en a arraché les plumes et cousu une des extrémités, sert de bourse, chuspa ; les indiennes y ajoutent des ornements et des broderies.

L’autruche américaine, de même que sa congénère d’Afrique, a la réputation d’avaler les objets brillants, pièces d’argent, bijoux ; aussi quand un ñandú a été abattu, le premier soin du chasseur est-il d’extraire l’estomac et d’en examiner le contenu, dans l’espoir d’y trouver un petit trésor.

L’autruche est très rapide à la course, nous en avons poursuivi à outrance, donnant toute liberté au cheval, l’excitant de la voix et de la cravache, rarement nous sommes parvenus à en atteindre. Le jeune Victorio, à l’aide de ses bolas, a réussi à en prendre quelques-unes avec notre concours.

Les bolas sont entre les mains de l’homme de la campagne une arme redoutable : trois boules en pierre, en fer ou en plomb, recouvertes de cuir comme les balles des enfants, sont réunies à un centre commun, par des lanières en cuir tressé, longues de un mètre à un mètre cinquante centimètres, ce qui donne, d’une boule à une autre, les cordes étant tendues, une envergure de deux à trois mètres. Le cavalier tient une des boules. dans la main droite, ordinairement elle est plus petite que les autres, fait tournoyer le tout autour de la tête, la force centrifuge maintient les boules écartées et les cordes raides, le cheval est lancé au galop le plus effréné à la poursuite du gibier ; le moment est venu, la distance est calculée, il lance les boules avec un mouvement semblable à celui qu’employaient nos ancêtres pour projeter une pierre avec la fronde, avec la différence ici que tout l’appareil est lâché. Les bolas tourbillonnent, fendent l’espace avec rapidité, et viennent tomber contre les pattes de l’animal poursuivi ; le choc arrête leur mouvement de projection et elles s’enroulent autour des jambes du fugitif : l’animal tombe et se trouve à la merci du chasseur. Lorsque les boules sont en plomb elles servent à la chasse des autruches et des chevreuils, mais pour prendre les chevaux sauvages, on les fait en pierre et on les recouvre de deux ou trois enveloppes de cuir, pour amortir le choc, précaution sans laquelle le tibia du cheval serait infailliblement brisé.

J’ai assisté à une chasse au chevreuil à laquelle prirent part Rufino, Felipe et le domestique indien. Mon rôle ainsi que celui de mes élèves était de couper court à l’animal et de le forcer à passer à portée des chasseurs, qui tous lui lancèrent leurs bolas. Mais les coups avaient été mal calculés, et les bolas, au lieu d’enlacer les jambes, s’enroulèrent autour des cornes de la pauvre bête qui faisait la culbute, mais se relevait de suite et ne tomba en notre pouvoir qu’après une longue poursuite.

En temps de guerre, les gauchos se servent des bolas contre leurs ennemis, et les hommes sont traqués comme des bêtes fauves. Malheur à celui qui n’a pas un bon cheval, les bolas l’atteignent, il tombe, et son antagoniste lui coupe la tête avec un barbare sang-froid. Il y a une vingtaine d’années, dans les interminables luttes intestines, le gaucho ne connaissait d’autres armes que la lance et les bolas, un vaillant coursier seul était pour lui une chance de salut. Les partis se poursuivaient à mort, et, quand les bolas avaient atteint leur but, le guerillero descendait de cheval, immolait son ennemi, lui coupait le nez et les oreilles et les suspendait aux brides de son cheval en signe de victoire ; d’autres allaient plus loin, ils décapitaient leur victime et attachaient la tête tout ensanglantée à la queue de leur monture.

Ces discordes fratricides avaient dépeuplé la campagne, le sexe faible avait en grande partie disparu, il s’était retiré dans les villes du littoral ou avait passé la frontière ; une femme était un objet de convoitise très-rare. Le gaucho régnait en maître et exerçait ses déprédations en toute liberté : aussi quand un voyageur passait par la campagne avec son épouse, les brigands accouraient-ils de tous les points de la prairie pour la lui enlever ; alors s’engageaient des duels terribles, chacun voulait en être le maître, et toute tremblante de peur, dans les plus affreuses angoisses, à demi morte, cette pauvre femme attendait le résultat du combat pour être entraînée par le vainqueur.

Alors aussi quand un parti faisait quelques prisonniers, tous étaient attachés par un pied à une longue lanière de cuir ; au commandement du chef, des soldats halaient fortement sur la corde, les malheureux perdaient l’équilibre, tombaient par terre, les guitareros faisaient entendre de gais refrains, les bourreaux, degolladores, se mettaient à l’œuvre et, aux joyeux accords de la musique, coupaient le cou à leurs victimes. Le degollador était ordinairement un gaucho de la pire espèce, spécialement chargé des exécutions capitales. J’en ai connus, et qui étaient fiers de leur ancien métier : Goyo Mesa, Callejas et le vieux Cespedes, m’ont raconté leurs hauts faits, avec force gestes imitateurs et un cynisme révoltant. À l’époque où j’habitais le pays, presque tous les gauchos des environs de l’estancia de San Ramon avaient trempé leurs mains dans le sang humain.

D’autres fois les pauvres prisonniers avaient une fin encore plus terrible. Quatre pieux étaient enfoncés dans le sol ; aux quatre membres du patient étaient solidement attachées quatre courroies, l’homme était terrassé, les courroies passées autour des pieux, et les sauvages les raidissaient de façon à faire craquer les membres du captif et le laissaient expirer en proie aux plus affreuses souffrances. Cette façon de torturer son semblable s’appelle estaquear : elle existe encore aujourd’hui pour punir les délinquants, mais les courroies sont moins raidies, et l’homme est mis en liberté après un certain laps de temps.

Mais aussi comment peut-il en être autrement, les conquérants ont donné aux vaincus l’exemple de la perfidie et de la barbarie !

Le pays baigné par le Rio Uruguay était autrefois habité par une peuplade indienne des plus braves, les Charruas ; la lutte entre les envahisseurs et les aborigènes durait depuis longtemps, et sans résultat décisif : un général, Fructuoso Rivera, fatigué des alertes continuelles, offrit la paix aux Charruas, les combla de cadeaux et à cette occasion les convia à une fête. Les trop confiants indiens se rendirent à l’invitation du général. Celui-ci, pour terminer la réjouissance, fit grouper les indigènes en un endroit choisi, sous prétexte qu’il voulait encore leur faire voir la manœuvre du canon ; les premiers coups, tirés à blanc, remplirent les malheureux d’étonnement, mais non de crainte. Mais, ô lâche trahison, sur un signe du chef, les pièces furent chargées à mitraille, et les Charruas hachés en morceaux jonchèrent la plaine de leurs cadavres. Ce fait m’a été raconté par un descendant de Charrua même. Époques sinistres, qui ont souillé les pages de l’histoire des jeunes républiques de l’Amérique du Sud d’une tache indélébile.

Mes élèves terrassèrent un jour une autruche à l’aide des bolas et s’en emparèrent, ils lui passèrent une longue plume des ailerons par les narines, et lâchèrent l’animal : vous décrire sa course vertigineuse, ses écarts, ses pointes à droite, à gauche, est chose impossible ; comme un éclair elle fendit la plaine et disparut à nos yeux. Les bolas se portent ordinairement enlacés autour de la taille, de telle façon, qu’en saisissant la petite boule, l’arme se déroule et peut être lancée de suite.

Nous sommes au mois de janvier, époque la plus chaude sous les latitudes australes, car tout le monde sait que notre hiver correspond à l’été des habitants du Rio de la Plata et vice versa. Une température torride imprimait un mouvement vibratoire à l’atmosphère, et l’herbe des prairies se desséchait sous les regards brûlants de Phœbus. Je m’étais rendu à la Capilla de Farrucco, pour faire emplète de quelques menus objets, je venais de serrer la main à Auguste, quand tout à coup le tonnerre se fit entendre, l’horizon était sombre.

Albert, restez ici, le pampero va souffler !

Poh, bayo a de bonnes jambes, j’arriverai à l’estancia avant la tourmente — et lançai mon cheval au galop !

Le pampero est un vent du sud-ouest d’une violence extrême, il s’annonce de loin en soulevant des nuages de poussière ; les bêtes à cornes mugissent et se massent pour mieux résister à la tempête, les moutons fuient contre le vent et parcourent parfois des distances considérables, les arbres sont déracinés et les ranchos renversés.

À peine avais-je quitté la Capilla d’un quart d’heure que l’orage éclatait avec fureur ; les éclairs sillonnaient les nues, le tonnerre grondait en imitant le bruit du canon, le vent soufflait avec rage, les décharges électriques se suivaient rapides, la pluie était torrentielle, on eût dit que d’immenses cataractes tombant du firmament cherchaient à submerger la terre. J’avais ralenti l’allure de ma monture, car je savais qu’il est dangereux de produire des courants d’air en temps d’orage. J’étais trempé, les tiges de mes bottes remplies d’eau débordaient, et bayo manifestait sa mauvaise humeur en voûtant le dos, premier mouvement du cheval qui cherche à désarçonner son cavalier ; je le caressais de la main en lui donnant quelques bonnes paroles : la plaine ressemblait à une mer. Enfin j’arrive au dernier cours d’eau qui me barrait le passage, je connaissais parfaitement le gué, paso, il n’était pas dangereux : mais oh terreur ! la rivière, prête à déborder, roulait des flots en furie ; l’onde écumante était effrayante. Je fais avancer bayo, il entre hardiment, mais, dès les premiers pas, l’eau lui arrive aux flancs, j’excite mon fidèle compagnon, qui se raidissant contre le courant, presque couvert par le liquide, parvient à mettre les pieds sur la berge opposée. Une exclamation s’échappe de ma poitrine, j’étais sauvé. L’estancia est en vue et méprisant la foudre je lâche les rênes à mon cheval, qui fait voler l’eau en gerbes sous son galop rapide.

La prairie en de certains endroits fourmillait de cavités où se cachaient tatous et iguanes. Serpiente, un pointer, leur faisait une guerre à mort. Entre autres, nous étions assis sur des rochers, nous reposant d’une longue traite à cheval, quand serpiente fait lever une iguane : l’animal était énorme, et quelle n’est pas ma surprise de le voir se diriger de nos côtés ! je m’élance à sa rencontre et aperçois un terrier à peu de distance, sans doute la retraite du fuyard ; je change de direction et arrive au bord du trou en même temps que lui, et juste au moment où il s’y précipite, je le saisis par la queue, qui casse et me reste en mains… ébahissement général : la queue de l’iguane en effet est très fragile comme celle de nos lézards ; je jetai ce bout de queue qui me faisait par ses mouvements à droite et à gauche le même effet que celui du contact d’un serpent. Nous prîmes aussi des mulitas, mais ces animaux ne sortent que la nuit et par suite sont très rares pendant le jour. Je me souviens pourtant qu’une fois serpiente fouillait de son museau un trou et grattait la terre ; je m’avance, chasse le chien, et vois la bête au fond du terrier, j’allonge le bras, la saisit par la queue ; elle résiste, et faisant gros dos s’arc-boute contre les parois de la tanière ; je tire mon couteau et par un coup adroitement piqué force ma victime à lâcher prise et l’entraîne au dehors. Cette action m’était pénible, mais un chasseur a le cœur dur. La famille des édentés a trois représentants dans les prairies américaines, le tatu, le peludo et la mulita. Ces deux premiers sont de la taille d’un petit porc, tandis que la mulita n’a que la grosseur d’un lapin ; son corps est noir, sans poils, son museau effilé, une queue de rat, et la carapace peu apparente est tendre, c’est un gibier estimé, et les indigènes en sont friands, sa chair rappelle celle du jeune porc, mais elle est plus succulente et plus fine.

L’habitant du campo ne se nourrit presqu’exclusivement que de viande ; je peux même dire que les petits éleveurs ne connaissent ni légumes ni pain, deux objets de grand luxe que les riches seuls peuvent se procurer.

Pourtant l’Uruguay, avec son climat délicieux et ses campagnes vierges, pourrait produire tous les fruits et les céréales de l’Europe ; mais la paresse, la négligence, l’habitude peut-être, ne permettent pas à ses habitants de se livrer à la culture.

Ils dédaignent profondément notre façon de vivre, et à cet appui je citerai la réplique d’un estanciero aisé cependant, à qui on offrait de la salade : je ne suis pas une autruche, dit-il, je ne mange pas d’herbe ! De la viande, toujours de la viande, l’Américain ne connaît que la viande.

Mais aussi quelle viande délicieuse et succulente ! La vache vit en plein air, paît en liberté, choisit les herbages ; le pâturage est immense, elle mange quand elle veut et boit de même ; comment cette viande ne serait-elle pas supérieure à celle de nos bêtes à cornes, enfermées dans de sombres étables, mal soignées, et forcées de prendre la nourriture que le paysan parcimonieux lui octroie ! Jamais je n’ai mangé tant de viande ni de meilleure qu’à l’estancia de Pedro W…

Toutes les semaines on tuait une vache grasse, tous les jours un mouton.

À cet effet, les cavaliers s’élancent aux limites de la propriété, s’éparpillent et reviennent sur leurs pas en jetant de hauts cris ; le bétail se met en mouvement, se masse et se rend au rodeo, endroit nu et découvert, peu distant de l’estancia, où il a été habitué à se réunir : là il est entouré et examiné ; la vache la plus grasse est bientôt choisie, les cavaliers la chassent devant eux et la forcent à quitter le troupeau : alors ils la poursuivent, l’un d’eux armé du lazo le lui lance sur les cornes et la fait prisonnière, l’animal effarouché beugle et fait des sauts pour échapper, mais le lazo est fixé solidement à la selle, et le cheval, habitué à cet exercice, résiste aux secousses ; un autre cavalier s’approche et d’un coup de facon coupe les jarrets de la pauvre bête.

La vache s’affaisse sur le train de derrière et, vaincue, elle tend la gorge pour être immolée. La bête est morte et bientôt dépouillée, chacun saisit une patte, et l’opération marche à grands coups de couteau ; la peau est étalée à terre, les quartiers sont séparés avec une hache, le cou, la tête et les entrailles sont abandonnés aux chiens.

L’éleveur de bétail a des goûts qui inspirent de la répugnance à l’Européen. Comme les vaches vivent en liberté, et que l’estanciero a soin de ne pas abattre une bête qui vient de vêler, d’abord parce qu’elle est maigre, ensuite parce que sa mort entraînerait celle du veau, il s’attaque aux vaches grasses qui n’ont pas de rejeton. Mais, oh horreur ! la plupart de ces vaches sont pleines, et le fœtus de cinq ou six mois, tout nu, recouvert d’un enduit gluant, est le mets le plus recherché ! Les indiens probablement sont les premiers qui ont osé porter à leur bouche semblable nourriture. Ce fœtus porte un nom indien tapichi ; arraché du sein de la mère encore palpitante, il est vidé, lavé et préparé en ragoût. Les amateurs prétendent que c’est un plat délicieux : la viande est tendre au suprême, et les os encore mous leur plaisent particulièrement.

Les écorcheurs, carneadores, ont encore une prédilection pour d’autres parties de l’animal, qui leur reviennent d’ailleurs de droit ; elles sont rôties séance tenante et avalées avec gloutonnerie.

D’abord nous avons la tripa gorda, notre rectum, le tongori, encore un mot indien, qui est l’œsophage, le mondongo ou gras double, les rognons, rinones, les chinchoulines, notre mésentère, le matambre, mince planche de viande dure et coriace qui se trouve entre la peau et les côtes.

Les quartiers sont suspendus à des crochets dans le galpon, et la peau est tendue à terre à l’aide de chevilles en bois, pour être séchée. J’étais parvenu à me servir du couteau aussi bien qu’un gaucho, et aussitôt la vache abattue, pieds nus, manches retroussées, je me mettais à l’œuvre comme un véritable boucher, et cela pour faire comme les autres : les Américains sont très serviables, et un voisin arrive-t-il à une estancia au moment d’un travail quelconque, de suite il prête la main.

Le lendemain, la chair des cuisses, et en général de toutes les parties épaisses, est taillée en longues et minces lanières, salée et suspendue en plein soleil sur des cordes ; ces lanières atteignent bientôt par la dessiccation la rigidité d’un bâton ; c’est le charque ou tasajo, il se conserve très bien, pilé et cuit avec du maïs, il forme un brouet digne d’attention.

Généralement l’habitant de la campagne n’a ni table ni chaises, des têtes de vache servent de siège, et même le gaucho n’en a pas besoin ; accroupi sur ses jarrets, il suce cinq, six matés sans changer de place ; position très fatigante pour nous autres, mais l’habitude est une seconde nature. Pas de cuillers ni de fourchettes, un couteau suffit. La broche piquée devant le foyer, légèrement inclinée, présente à la flamme une large tranche de bœuf ou une moitié de mouton, des gouttes de graisse avivent le feu, qui crépite ; bientôt le rôti prend cette teinte dorée si appétissante, une odeur engageante remplit le rancho ; la broche est enlevée et plantée au milieu de la salle : en cercle tout le monde prend place, femmes, hommes et enfants, le couteau à la main, chacun tranche à volonté. De la main gauche le gaucho saisit une partie du rôti, la coupe de la main droite, en porte l’extrémité à la bouche, et le grand art consiste, en plaçant la lame du couteau en dessous, de couper, en remontant, la bouchée aussi près des lèvres que possible ; manège dangereux pour lequel il faut avoir une grande habitude, car celui qui est propriétaire d’un long nez pourrait bien se le raccourcir de quelques centimètres, mais l’Américain manie aussi bien le couteau qu’un calligraphe la plume.

Quelquefois la ménagère prépare une sauce, moje, composée de piment coupé en morceaux, de sel et de vinaigre, ou bien encore une écuelle pleine de manioc pilé, farinha, est placée au milieu du cercle, chacun y plonge sa tranche de viande, l’y retourne, pour bien la recouvrir de farinha : la farinha est surtout employée quand la viande est très grasse. Le gaucho souvent prend une poignée de farinha et la lance dans la bouche avec une extrême dextérité. Les nègres du Sénégal aussi sont très adroits pour manger les arachides rôties, ils ne les portent pas à leur bouche, mais les lancent à une certaine distance, et sans manquer l’ouverture. Pas de serviettes, le repas terminé chacun s’essuie la bouche avec la main ou prend une gorgée d’eau qu’il rejette ; si le cheval est à portée, sa queue remplira l’office d’essuie-mains.

Quoique grand fumeur, il est rare qu’un habitant de la campagne achève entièrement une cigarette : il la fume à moitié, plus ou moins, et quand elle est éteinte, il place délicatement le bout restant derrière l’oreille ; si l’envie lui reprend de savourer la plante de Jean Nicot, il saisit ce bout avec dextérité, le rallume et l’achève, ou dans le cas contraire, le replace de nouveau derrière le pavillon de son appareil auditif.

Comme il n’a pas toujours des allumettes, pour se procurer du feu, il se sert d’un instrument appelé, yesquero : une pointe de corne de vache est coupée de façon à former un petit entonnoir, auquel est adapté un couvercle en bois de seivo, aussi léger que notre liège, et retenu par une mince lanière de cuir, attachée à la partie inférieure du récipient. Il brûle des chiffons de toile ou de coton, et le résidu noir qui servira d’amadou, est fourré dans la corne ; quand il veut battre le briquet, il ôte le couvercle, place la corne dans le creux de la main gauche, la pierre en dessous dépassant un peu l’ouverture, frappe avec le fer, et l’étincelle communique le feu à cette matière très-inflammable ; le fumeur y introduit le bout de sa cigarette qui s’allume de suite. Il replace le couvercle et le manque d’air détruit le feu de l’intérieur, à la façon de nos briquets à mèche.

Nos tabacs hachés ne sont pas goûtés au Rio de la Plata, les amateurs les trouvent trop faibles et sans goût : le tabac noir en corde du Brésil est préféré. Nos papiers à cigarettes non plus ne peuvent convenir et sont remplacés par de forts papiers espagnols fabriqués à Alcoy ; la fine et blanche enveloppe de l’épi de maïs quand il est mûr, chala, est également fort estimée.