Joseph Beffort, éditeur (p. 185-206).


VIII

DIFFÉRENTES CHUTES. — L’ÉLEVAGE DU BÉTAIL. — LA MARQUE. — LA CASTRATION. — LA TONTE DES MOUTONS. — LE CHEVAL, FAÇON DE LE DOMPTER.

Séparateur



D ans le jardin se trouvaient des orangers, et le docteur B… m’avait prié de lui rapporter une provision. de feuilles pour faire du thé : j’en avais cueillies une certaine quantité et les avais enfilées en guirlande pour les faire sécher. À quelque temps de là je me disposais à les porter à Farrucco ; une légère brise ondulait l’herbe de la prairie, bayo était sellé et attendait son cavalier. Je m’avance, ramène les brides et monte, mais au moment où je veux passer la jambe, les feuilles sèches s’entrechoquent sous le souffle du vent, bayo s’effraie et d’une ruade m’envoie à une dizaine de pas rouler par terre. À l’instant debout, heureusement je ne m’étais pas fait du mal, je m’approche de nouveau de ma monture, la flatte et saute en selle ; elle n’était pas satisfaite, ses écarts, son souffle bruyant, les mouvements des oreilles, son regard effarouché, ne m’inspirent pas de confiance : la plaine s’étend devant moi, je lui allonge un vigoureux coup de cravache qui la fait partir au galop ; pour la punir, je lui fais franchir d’une traite les trois lieues qui séparent Farrucco de San Ramón, elle était trempée de sueur et couverte d’écume.

Une autre fois je chevauchais tranquillement le long d’une colline, quand tout à coup mon cheval, ayant posé les pattes de devant dans un trou, s’abat et m’envoie dans l’espace : je tombai debout, parado comme disent les gauchos qui, quand ils font une chute, ne doivent jamais tomber autrement : tomber parado est le sublime de l’art du cavalier américain, j’avais réussi sans le vouloir. Comme bayo était assez lancé, en me retournant, je le vis, roulant sur lui-même, et je n’eus que le temps de l’éviter, sans quoi il m’eut écrasé sous son corps.

Je fus moins heureux dans les circonstances suivantes : J’aidais à ramener les moutons, majada, dans le chiquero, vaste espace entouré d’un mur d’un mètre de hauteur où ils passent la nuit ; les alentours étaient couverts des excréments de ces animaux, de plus il avait plu dans la journée. En voulant faire faire volte-face à mon cheval, celui-ci glisse, se renverse sur le flanc, et ma jambe gauche est prise sous lui : il se relève et m’envoie quelques ruades qui auraient pu me coûter la vie, mais je ne fus pas atteint. Je ne pus rentrer à l’estancia qu’à l’aide des secours de Julio et Victorio, j’avais une entorse qui me rendit impotent pendant une quinzaine de jours.

L’élevage du bétail donne lieu à des travaux dangereux qui ne peuvent être affrontés que par des cavaliers aussi parfaits, aussi adroits, aussi hardis que les Américains du Sud.

Parlons d’abord de la marque. Tout propriétaire de bétail a une marque particulière, constatée, reconnue et déposée chez le juge de paix. Cette marque est une empreinte en fer que l’on fait chauffer au feu et qui est appliquée sur le côté gauche de l’animal, soit sur le flanc soit sur le haut de la cuisse.

Les marques varient à l’infini, et le propriétaire leur donne les formes les plus capricieuses : quelques-uns, les Européens surtout, se servent de leurs initiales, ainsi Pedro W… avait pour marque un P et un W. Tous les ans, quand les poulains et les veaux ont atteint une taille raisonnable, ils sont marqués ; cette marque est l’unique titre de propriété, la seule garantie au milieu de la quantité de bétail qui fourmille dans les gras pâturages du Rio de la Plata. Ce travail est une fête à laquelle sont conviés tous les voisins, non seulement pour aider, mais pour contrôler tous les veaux qui vont être marqués. Un veau isolé n’est pas marqué, car ce pourrait bien être la propriété d’autrui, il faut toujours que les deux soient présents, vache et veau, car la vache fait reconnaître le veau qui la suit.

Une partie du bétail est enfermée dans la manguera, espace d’un hectare au plus, ordinairement rond, entouré d’un épais mur de deux mètres de hauteur, avec une ouverture de cinq à six mètres fermée par des poutrelles placées horizontalement.

Un grand feu est allumé à l’entrée, sur le côté, les fers chauffent, les poutrelles sont enlevées, les cavaliers sont prêts, l’un d’eux entre, le lazo à la main ; bientôt un veau est capturé, il dirige sa monture vers la sortie et entraîne le captif à sa suite, il est abattu, maintenu immobile, et la marque est appliquée. Les poils et la peau grillés crépitent en répandant une odeur nauséabonde, le lazo est retiré, l’animal est libre, et s’élance dans la plaine ou rentre rejoindre sa mère. L’opération est périlleuse, car souvent, aux cris de son rejeton, la vache accourt et cherche à défendre sa progéniture. J’ai assisté à un marquage où le veau, après avoir reçu l’empreinte brûlante, au lieu de rejoindre sa mère, prit la clef des champs ; j’étais au milieu de l’entrée, tout à coup se fit entendre le cri, cuidado, cuidado, la vaca ! je me retourne, et vois à quelques pas de moi la bête furieuse, tête baissée et prête à m’éventrer. D’un bond je m’élance de côté, et à l’aide des pieds et des mains, rendu plus agile par le danger, j’arrive au sommet du mur ; j’avais les extrémités tout ensanglantées, car j’étais nu pieds, mais content d’en être quitte à si bon marché.

Ordinairement une génisse est immolée, rôtie sur le feu où rougissent les fers à marquer, et quand le travail est terminé, la génisse aussi a disparu ; une douzaine d’hommes ont englouti cette quantité de viande. N’oublions pas de dire que les mauvais morceaux ont été pour les chiens qui, eux aussi, sont de la fête, car si quelques têtes de bétail parviennent à s’échapper, ils aident leurs maîtres à les faire rentrer dans l’enclos.

Les poulains sont marqués de la même façon que les veaux.

Quant aux moutons, on leur fait généralement un signe quelconque à l’oreille, une simple entaille avec le couteau, un trou avec un emporte-pièce, une oreille coupée à moitié ou totalement : les façons varient à l’infini.

La castration est un travail qui tous les ans coûte la vie à plus d’un estanciero ou gaucho ; c’est encore une fête pour l’éleveur ; les voisins sont prévenus et tous accourent aussi insouciants du danger que nos jeunes filles qui s’acheminent vers une salle de danse. Le bétail est réuni au rodeo, distant de l’habitation de quelques centaines de mètres seulement ; les cavaliers, le lazo attaché à la selle, d’un côté le couteau à la ceinture, de l’autre le revolver ou les pistolets, font la ronde en galopant autour du troupeau pour empêcher les récalcitrants de prendre la fuite. Les animaux sont pressés les uns contre les autres, leurs cornes qui s’entrechoquent avec un bruit sec, et leurs mugissements forment un concert émouvant ; ajoutez à cela, les cris des gardiens, les aboiements des chiens, le hennissement des chevaux, les trépignements de cette masse mouvante couverte par un nuage de poussière, et vous aurez une faible idée du tableau que j’essaie de présenter à vos yeux.

Le gaucho est fièrement cambré sur son cheval, il a choisi le meilleur de la tropilla, car le travail sera long et pénible. Il ne s’agit plus ici du veau timide, du poulain inoffensif, du doux mouton, c’est au taureau qu’il s’attaque aujourd’hui, au taureau qui a vécu sauvage dans les endroits les plus solitaires du campo. Tous ne sont pas castrés ; ceux qui se distinguent par leurs formes, leur agilité, leur haute stature, sont conservés comme reproducteurs qui, à leur tour, subissent l’opération quand ils ont atteint l’âge qui leur enlève les qualités requises. Attention, cavaliers, l’animal est vigoureux, il a régné en maître dans la prairie, sa massive croupe, son énorme cou, sa tête volumineuse inspirent du respect.

Tout est prêt, chacun est à son poste, un taureau est désigné : deux ou trois cavaliers le chassent hors de la masse qui tourbillonne, le poursuivent et l’un d’eux lui jette le lazo ; aussitôt que l’animal se sent pris, il beugle et fouille la terre avec ses cornes, le cheval incliné fait contrepoids à ses efforts, un autre cavalier accourt et cherche à enlacer les jambes de derrière de la bête furieuse et bondissante ; il a réussi, aussitôt il s’éloigne, les lazos se tendent, d’un côté le taureau est pris par les cornes, de l’autre par les jambes, les cavaliers tiennent ferme, bientôt le monstre est par terre et ne peut plus se relever ; un autre cavalier descend de cheval, s’avance le couteau à la main, saisit le scrotum, deux entailles sont vite faites, les testicules extraits, les cordons spermatiques étirés et coupés ; un mouvement de torsion avec la main a débarrassé grosso modo la plaie du sang, le lazo de la tête est retiré, et l’opérateur remonte à cheval aussi lestement que possible. L’animal se relève, et par ses bonds. se dépêtre du lazo qui retenait ses pieds prisonniers. Gare ! il est furieux, la douleur l’exaspère, tête baissée il s’élance sur le premier cavalier qu’il trouve sur son passage, mais en vain, le cheval est plus. rapide que lui.

En Europe, que de précautions ne prend-on pas pour semblable travail ! Un homme de l’art seul ose mettre la main à l’œuvre, et encore quelquefois l’opération est-elle suivie d’une catastrophe, la mort de la bête. En Amérique, rien de semblable, tout habitant de la campagne opère la castration, et pour cela un simple couteau bien effilé lui est nécessaire : l’animal est abandonné à lui-même, et la nature, plus puissante que la pharmacopée, se charge seule de la guérison.

Les choses ne se passent pas toujours ainsi. Souvent, aussitôt que le premier cavalier a lancé son lazo, le taureau, au lieu d’essayer de fuir, fond sur son adversaire ; malheur au maladroit, le lazo traîne par terre et, si le cheval s’embarrasse dans ses nœuds et tombe, le cavalier est à la merci de l’animal en fureur. Quelquefois aussi, au milieu de l’opération, quand le cavalier est à pied, les taureaux déjà castrés accourent aux mugissements de leur congénère et font un mauvais parti au malheureux gaucho. À quelque distance de l’estancia, lors d’une castration, un éleveur se disposait à faire l’opération, quand soudain ses camarades lui crient : el toro, el toro ! c’était trop tard, au moment où l’infortuné se retourne, un taureau lui enfonce une corne dans l’œil, et se sauve, traînant à sa suite sa victime qui a bientôt rendu le dernier soupir.

Rufino fut poursuivi en ma présence, et le taureau le serrait de près, quand, dans sa fuite, un ravin peu profond, barranca, lui barre le passage ; le cheval emporté tombe dedans et, par le plus grand hasard, lance sur le bord opposé le cavalier qui aussitôt tire ses pistolets et attend l’animal de pied ferme ; ses compagnons accourent, chassent le taureau, Rufino est sauvé, et le travail interrompu un instant par cet incident est continué avec le même entrain.

Parfois les animaux du rodeo, irrités, forcent la ronde et s’enfuient dans la plaine : alors une partie des cavaliers et des chiens se mettent à leur poursuite, une chasse à courre s’organise en règle, et, après bien des peines, les gauchos parviennent à ramener les fuyards dispersés.

Encore une étude gastronomique : les testicules enlevés sont de suite remis à un des assistants, ordinairement à un enfant, qui est chargé de les porter sur un brasier et de les faire rôtir. Le gaucho en fait ses délices, et tour à tour chaque cavalier va prendre part au festin ; c’est un mets fade, surtout mangé sans assaisonnement à la façon de ces gens primitifs. Quelques testicules, quelques mates font tous les frais de la fête, n’oublions pas la caña obligatoire pour donner du nerf à ces jouteurs intrépides.

La tonte des moutons se fait à peu près comme chez nous. Les moutons sont enfermés dans le chiquero : à côté s’élève un hangard ouvert à tous les vents, couvert en planches ou en paille ; les lanigères sont pris et amenés aux tondeurs, quelquefois au nombre de cinquante ou plus, suivant l’importance de l’estancia. Le travailleur armé de grands ciseaux met le pied sur le cou de l’animal et commence l’opération à grands coups, avec une dextérité étonnante ; la toison enlevée, il la roule en paquet, en plaçant à l’intérieur les parties provenant de la tête et des pattes, la présente à un surveillant qui, en échange, lui remet un jeton, car il est payé à la pièce ; celui-ci noue la toison avec une ficelle, de là elle est jetée dans de grands sacs suspendus par l’ouverture pour y être foulée, pressée, et réduite au moindre volume, un homme est debout dans le sac et se charge de ce travail.

Quand, dans la précipitation, un animal a reçu des blessures, le tondeur crie : alquitran ! Aussitôt un enfant apporte une marmite pleine de goudron, à l’aide d’un pinceau les places sont badigeonnées, et l’invalide est mis en liberté.

J’ai vu des tondeurs tellement adroits arriver en une journée à enlever la toison à plus de cent et même cent cinquante moutons, mais aussi quelle activité ! ruisselants de sueur, courbés sur la bête, ils manœuvrent les ciseaux avec une vitesse incroyable, bien souvent, il est vrai, au détriment de l’animal, qui reçoit de nombreuses entailles ; mais peu importe, le mouton n’a qu’une valeur minime, pourvu que les entrailles ne sortent pas et tout est pour le mieux.

À l’époque où j’habitais l’estancia de San Ramón, situé au centre de la République, les bêtes à cornes achetées en troupeau, pêle mêle, veaux, vaches, taureaux, valaient vingt francs pièce, les moutons de deux à trois francs, les juments cinq francs, et les chevaux de selle, les hongres domptés, de soixante à quatre-vingts francs. Quant au terrain, la lieue carrée espagnole, la suerte, équivalant à deux mille sept cents hectares variait de trente à cinquante mille francs. Une lieue carrée peut facilement procurer la nourriture à deux mille ou deux mille cinq cents bêtes à cornes, ou à dix mille moutons.

Malgré la grande quantité de bétail qui couvre les plaines de l’Uruguay, l’usage du lait y est pour ainsi dire inconnu, et à plus forte raison celui du fromage. Dans quelques rares établissements, une ou deux vaches sont domptées, tamberas, de façon à pouvoir être traites et procurer un peu de lait ; mais généralement l’indifférence de l’éleveur va jusqu’à s’en passer complètement, et cela pour un bon motif : l’Américain n’aime que la viande.

Les chevaux transportés en Amérique, de même que les bêtes à cornes et les moutons, car ces animaux n’existaient pas avant la conquête espagnole, s’y sont multipliés à l’infini, et de domestiques qu’ils étaient, ils sont devenus sauvages, et leurs troupes innombrables foulent le sol baigné par le fleuve d’argent. Élégants de forme, vifs, légers, la crinière flottante, la queue longue, ces nobles descendants des coursiers d’Andalousie rendent à l’Américain les services les plus multiples. Hommes, femmes, enfants, tous sont cavaliers et plus d’une china saute hardiment sur une monture qui effrayerait nos écuyers les plus exercés. Et comment en serait-il autrement ? La mère ne porte pas dans ses bras son enfant emmailloté, à la façon des nourrices de l’ancien continent, elle le place à cheval sur une hanche et son bras recourbé lui sert de soutien ; un semblable bébé ne peut devenir que bon cavalier. Le père, pendant qu’il savoure son mate, envoie son fils ou sa fille, enfant de huit à dix ans, faire à cheval un tour dans la prairie pour surveiller les troupeaux. Les gamins s’amusent à prendre au lazo des poulains sauvages ; déjà assez forts pour pouvoir bien les porter, ils sautent dessus et laissent leur jeune monture se livrer aux cabrioles les plus excentriques ; s’ils tombent, les camarades rient de bon cœur. Tout se fait à cheval, l’estanciero ne va à pied que dans son rancho ; pour aller à une distance de cent mètres il monte à cheval. Le cheval, c’est son ami, son inséparable, une partie de lui-même. Il n’est dompté que lorsqu’il a atteint l’âge de trois à quatre ans, c’est-à-dire toute sa croissance ; plus il est fort, vigoureux, rétif, plus le gaucho l’aime : un cheval doux ou mollasse, c’est bon pour un gringo, étranger ! Au gaucho il faut un coursier fier, ombrageux, difficile, hargneux, entêté ; ah, comme il est fier, lorsqu’il s’achemine vers une estancia, sur un cheval qui, à la vue d’une simple feuille qui roule à terre, ou de tout autre objet insignifiant, recule, saute à droite, à gauche, se cabre, souffle comme une locomotive ; alors le gaucho est dans son élément, il est admiré par les jeunes filles et envié par ses semblables.

Aussi quelle richesse de mots pour exprimer les divers états de docilité de cet animal !

Bagual c’est le cheval sauvage par excellence.

Potro exprime la même chose, mais à un degré inférieur.

Nuevo, celui qui n’est dompté qu’imparfaitement.

Redomon, un animal insoumis.

Arisco, une bête dangereuse.

Bellaco, celui qui rue.

Manso, c’est le cheval domestique.

Mancaron, quand il est vieux et infirme.

L’animal le plus beau, le plus grand, aux formes distinguées, à belle robe, est choisi pour être dompté ; c’est toujours un hongre, rarement un entier, mais jamais une jument ; l’Américain doit être réduit à la dernière extrémité pour être obligé d’enfourcher une jument, car pour lui c’est un déshonneur.

Tous les chevaux ou une partie, manada, sont chassés dans la manguera, l’animal désigné est pris au lazo et traîné dehors, les gauchos le jettent par terre, lui passent une têtière des plus solides en cuir cru de bœuf, et l’attachent à un poteau, palenque, aussi court que possible, de façon à ce que les naseaux touchent le bois et qu’il ne puisse, dans ses évolutions, s’estropier ou s’étrangler.

Quand il a subi un jeûne assez prolongé, le cavalier s’en approche, lui parle à haute voix, lui enlace les pattes de derrière, lui fixe à la mâchoire inférieure, entre les molaires et les coins, une forte et souple lanière de cuir qui servira de brides ; l’animal est sellé avec les plus grandes difficultés, car ses ruades et ses soubresauts sont nombreux, il est détaché du poteau, deux gauchos le maintiennent de leurs bras vigoureux, les jambes sont débarrassées de leur entrave, le dompteur saisit les brides et saute en selle ; à ses pieds pendent d’énormes éperons en fer, ses camarades s’écartent, et alors commence la lutte entre l’homme et la bête, lutte remplie de péripéties. Le cheval s’obstine à ne pas vouloir avancer, il trépigne, rue, se cabre sur place et cherche à saisir la jambe de son ennemi, pour le mordre ou l’arracher de son dos. Mais le dompteur a l’œil au guet et épie tous les mouvements de l’animal, il lui enfonce les éperons dans le ventre, lui cingle les reins de sa cravache ; celui-ci s’élance dans la plaine, croyant par une course furieuse pouvoir se débarrasser de son fardeau vivant, puis s’arrête tout court, fait des écarts à droite à gauche, donne des coups de reins à démolir le cavalier qui généralement laisse le cheval se livrer à la course la plus furibonde, et, quand celui-ci est fatigué, il l’excite de la voix et de la cravache pour le forcer à continuer cette fuite. Quand le cheval est littéralement rendu, à l’aide des rênes, il le tire à droite, à gauche, à plusieurs reprises, doucement, lui fait faire volte face, et cherche à revenir au point de départ : l’animal résiste, recule, fait le saut de mouton, s’entête à rester en place, mais le gaucho impatient le châtie et l’oblige à obéir, bien qu’imparfaitement.

Ce travail est recommencé tous les jours, pendant quinze jours, un mois s’il le faut, jusqu’à ce que l’animal se soumette à la volonté de l’homme. Ce que le dompteur redoute le plus, c’est que le cheval ne se roule à terre et ne l’écrase sous son corps ; tant qu’il reste sur pattes, il rit et se moque de tous ses efforts pour le désarçonner, car pour lui, dompter un cheval n’est pas un travail, mais une partie de plaisir. L’animal sort de cette lutte tout couvert de plaies et de meurtrissures, les longes lui mettent la bouche en sang, le lazo lui a pelé les jambes, la sous-ventrière lui a entamé les flancs, les éperons lui ont écorché le ventre, et la tête a reçu de nombreuses contusions.