Joseph Beffort, éditeur (p. 207-226).


IX.

JOLI COUP DE FUSIL. — LA LECHIGUANA ET LE CAMOITI. — CIMETIÈRES INDIGÈNES. — LE TROPERO. — VIPÈRE ET SCORPION. — LAMPYRES ET FOURMIS. — LES FORÊTS.

Séparateur




A ux environs de l’estancia coulaient quelques rivières très poissonneuses où la talarira, le bagré, le dientudo, la palometta et la mojarra étaient nombreux. Souvent mes élèves et moi nous nous dirigions de ces côtés, et quelques heures de patience suffisaient pour nous procurer un plat des plus succulents.

Le bagré est un poisson qui peut atteindre le poids de trois à quatre livres ; il a la peau lisse, sans écailles et offre quelque analogie de formes avec le chabot de nos ruisseaux, sa bouche est garnie de longues barbes, il y en a de noirs et de jaunes. Le dientudo ressemble à notre brochet, la palometta a la forme d’une sole et cause de cuisantes blessures aux baigneurs, la mojarra est un petit poisson dans le genre de la sardine ; voilà pour l’ichthyologie des petites rivières ; les fleuves comme le Rio Negro, le Yi et l’Uruguay, renferment des variétés nombreuses, remarquables par leur taille, comme le dorado, le surubi. Un chélonien vit aussi dans les rivières de ces parages et il mord à l’hameçon comme un poisson ; et la preuve, c’est qu’une fois je vis le bouchon de ma ligne disparaître à peine sous l’eau, et remonter de suite, et cela à plusieurs reprises ; j’étais anxieux et croyais avoir à faire à un gros poisson ; soudain le bouchon disparaît profondément, quoiqu’avec lenteur, le moment était venu ; j’imprime à ma ligne un mouvement ascensionnel, mais une sérieuse résistance se fait sentir, je tire plus fortement et mets hors de l’eau une tortue de deux à trois kilogrammes. Les crustacés ne sont représentés que par une petite écrevisse qui a la forme des crabes de mer.

Certain jour, pendant que, tranquillement, nous lancions à l’eau notre traître hameçon recouvert d’un épais morceau de viande, un aigle vint se poser sur un rocher à une assez forte distance de notre emplacement. Quelques indigènes nous regardaient pêcher, et me prièrent de tuer l’animal. Je n’avais que mon fusil à âme lisse, le but était éloigné, et je désespèrais de l’atteindre. Sollicité de nouveau, je glissai une balle dans un des canons, calculai approximativement la distance, visai au dessus de l’aigle pour donner à ma balle une trajectoire qui lui permit d’atteindre l’oiseau ; le coup partit et à mon grand étonnement l’aigle, au lieu de s’envoler, sautillait dans l’herbe ; aussitôt un des indiens s’élança de son côté, mais il fut cruellement puni de son trop grand empressement, les serres de l’aigle lui firent de profondes égratignures ; ses compagnons lui prêtèrent main forte et parvinrent à saisir les ailes de l’oiseau, dont l’une avait été cassée par la balle, et, en les maintenant écartées, nous apportèrent ma victime.

C’était un bel oiseau gris blanc dont je regrette de ne pas avoir pris les dimensions.

Les indiens me félicitèrent, ce coup de fusil les avait émerveillés, et moi aussi.

Dans nos excursions nous trouvions souvent des nids de guêpes. L’Uruguay renferme trois variétés communes d’hyménoptères : le camoiti, le camoita, et la lechiguana. Les deux premières, quoique plus petites, ressemblent à notre guêpe comme formes extérieures, sauf la couleur, au lieu de jaunes, elles sont noires, elles suspendent leur nid aux branches des arbres ; ce nid, de forme sphérique, d’un diamètre de trente à quarante centimètres, avec une entrée par le bas, est composé de tissus papyracés de couleur grise, offrant une certaine résistance. Ses habitants sont d’une susceptibilité extraordinaire ; au moindre bruit ou choc, les guêpes sortent et attaquent leur ennemi. Pour nous emparer de ces nids, nous allumions, en observant la direction du vent, un grand feu de pailles et de feuilles. Les guêpes enfumées prenaient la fuite, en abandonnant leur demeure, mais encore hommes et chevaux devaient-ils se tenir à distance, car leur dard n’épargnait personne. Servando et Victorio furent piqués à la face, et rentrèrent à l’estancia avec des figures imitant nos masques de carnaval. La lechiguana plus grosse et de couleur jaune fauve, construit, ordinairement dans les hautes herbes, un grand nid conique qui imite assez la forme de nos ruches et de plus renferme une forte quantité de miel parfumé ; aussi était-ce pour nous un jour de fête quand nous faisions semblable trouvaille. Vite nous mettions le feu aux herbes et, à distance, nous attendions le résultat de notre entreprise ; les insectes étaient grillés et laissaient entre nos mains une forte provision de rayons que les écoliers suçaient avec gourmandise ; nous ne manquions jamais d’en rapporter une partie pour Juanita et Cacilda qui nous remerciaient avec profusion.

Dans une de ces excursions je blessai un carpincho de forte taille, la balle lui avait brisé l’arrière-train, et il faisait des efforts inouïs pour gagner la rivière ; Servando, jeune homme très-courageux, s’élança vers lui et le saisit par une patte de derrière ; l’amphibie essaya de lutter, mais l’indien lui plongea son couteau dans les flancs et mit fin à ses souffrances.

Une autre fois, au retour d’une course aux extrêmes frontières du campo de Pedro W… pour inspecter le ganado, Felipe, Victorio et moi nous revenions à l’estancia, nous abandonnant complètement à l’allure de nos chevaux. Serpiente, notre chien, qui battait la plaine et fourrait le nez dans toutes les touffes d’herbes, en quête de gibier, s’élança brusquement dans les joncs qui couvraient les bords d’un étang naturel ; une lutte s’engagea, et le bruit de la chute d’un corps dans l’eau accompagné d’un grognement parvint à nos oreilles.

Es un carpincho, s’écria Felipe !

En fait d’armes, je n’avais que mon revolver, calibre neuf millimètres.

L’étang n’était réellement qu’une mare, l’amphibie ne pouvait nous échapper ; forcément il devait revenir à la surface pour respirer.

Nous mettons pied à terre et nous nous postons le long du bord. La présence de l’animal m’est bientôt révélée par le mouvement des herbes ; effectivement, à une dizaine de pas, le carpincho, le nez hors de l’eau, faisait provision de l’élément indispensable à ses poumons ; je l’ajuste, et ma balle va lui labourer la joue droite : il plonge, mais pour reparaître bientôt, et plus près de moi ; il me présente la nuque, je lui envoie une seconde balle qui pénètre dans la moelle occipitale et met un terme à son existence.

Les populations de l’intérieur de l’Uruguay ont, touchant leurs morts, des coutumes fort bizarres. Un petit enfant vient-il à mourir, on le met tout bonnement dans une boîte quelconque et on le place sur un mur d’enclos ou tout autre lieu élevé, à proximité de l’habitation.

L’enfant est-il plus âgé, de cinq à six ans par exemple, les parents l’exposent, l’ornent de fleurs, et ce décès, loin d’être pour eux une cause de deuil, est un motif de gaieté et de réjouissances. Les amis et parents sont convoqués, on mange de l’asado, on suce du mate, on boit des liqueurs fortes, et un bal termine la cérémonie. Ensuite le cadavre est enterré dans la plaine ou porté au cimetière le plus proche, s’il y en a un.

Entraîné par mon ardeur de Nemrod, monté sur bayo, je m’étais enfoncé dans un bouquet de bois du rio de la Palmas ; les arbres étaient de haute futaie, et le sol humide disparaissait sous une luxuriante végétation. Mes yeux inquisiteurs fouillaient le terrain. Quelle n’est pas ma surprise, en élevant les regards, d’apercevoir trois paquets en cuir, ayant la forme de hamacs, suspendus à des branches ! Piqué de curiosité, je m’approche, oh horreur ! ces cuirs contenaient des cadavres et laissaient suinter un liquide visqueux qui, goutte à goutte, tombait à terre ; des oiseaux de proie étaient perchés dans leur stupide immobilité sur les arbres environnants. Un sentiment d’effroi m’envahit, je fais rebrousser chemin à ma monture et quitte avec rapidité ce cimetière aérien. L’atmosphère était imprégnée d’une odeur nauséabonde qui me soulevait le cœur ; bayo aussi paraissait tout content. de s’éloigner de cette nécropole, car il respirait avec force et galopait avec entrain.

Un des plus grands revenus de l’estanciero est la vente du bétail gras, qui a lieu pendant la bonne saison ; les bœufs sont achetés pour le compte des grands établissements, saladeros, de Montevideo. On réunit le bétail comme toujours au rodeo ; le tropero, généralement un Brésilien des provinces de Rio Grande, choisit les bêtes qui sont séparées de la masse et dirigées vers un endroit isolé et entouré de cavaliers, ou chassées dans la manguera, si le tropero a déjà acheté autre part des animaux ; alors là ils sont réunis pour ne former qu’un troupeau. Ce métier est non seulement dangereux pour la vie, mais encore parfois ruineux ; une surveillance sans relâche est nécessaire pour maintenir des éléments aussi hétérogènes que ceux qui composent une tropa : en effet, le tropero commence ses achats aux frontières du pays, de là se dirige vers la capitale en achetant à droite et à gauche, ici vingt têtes, là cinquante, plus loin cent, pour arriver au chiffre de sept cents ou mille individus, quantité plus que suffisante pour une tropa.

Une chose à remarquer, c’est que l’animal, bête à cornes ou cheval, est tellement attaché au pâturage qui l’a vu naître, querencia, que lorsqu’il est entraîné loin de cet endroit, il fait tous ses efforts pour y revenir. C’est ainsi que, lors des révolutions, les guerilleros emmènent tous les chevaux de selle qu’ils rencontrent sur leur passage, mais ceux-ci profitent de la première occasion pour regagner la prairie natale, à tel point, que la campagne est parcourue jour et nuit par de nombreux fuyards à la recherche de leur querencia, et ils ne se trompent jamais. Aussi le tropero est-il toujours sur pied, pour s’opposer à la fuite des membres de son troupeau, mais son zèle doit redoubler lors du passage d’une rivière ou en temps d’orage. Dans le premier cas les animaux doivent être poussés doucement à l’eau, précédés de quelques cavaliers et de plusieurs bœufs domestiques qui leur montrent le chemin à suivre pour ne pas s’embarrasser mutuellement. Quand le courant, augmenté par les pluies, est violent, les bêtes se bousculent, il s’en suit un pêle-mêle indescriptible et le tropero perd une bonne partie de son bétail qui est noyé. Dans le second cas, les animaux, terrifiés par le bruit de la foudre, aveuglés par les éclairs, se précipitent dans toutes les directions : la débandade atteint des proportions énormes, surtout si cet accident a lieu la nuit ; maître et domestiques ont beau se multiplier pour s’opposer aux vagues de cornes menaçantes, bon nombre de bœufs parviennent à s’échapper, et, par leur fuite, causent de sensibles préjudices à leur propriétaire. Quand après bien des dangers, bien des alertes, le troupeau est arrivé près de Montevideo, il est enfermé dans un vaste enclos en attendant le triste sort qui lui est réservé, celui d’être tué et salé.

Les saladeros sont de vastes hangards, où l’on immole jusqu’à deux mille bêtes à cornes par jour ; la viande qui forme d’énormes masses sanglantes, est salée et dirigée principalement vers les Antilles et le Brésil pour servir de nourriture aux nègres. Le prix moyen d’un bœuf gras sur pied est de quarante à cinquante francs.

La multiplication rapide du bétail avait donné lieu à une coutume des plus barbares : certains estancieros ne cherchant qu’à tirer profit, le plus possible, de leurs troupeaux, faisaient égorger les veaux pour les empêcher de têter ; de cette façon les vaches engraissaient rapidement, et le produit de leur vente venait grossir outre mesure le pécule du trop heureux propriétaire.

Quel triste contraste ! Tandis qu’en Europe tant de pauvres gémissent sous les rudes attaques de l’odieuse faim, en Amérique des milliers de veaux pourrissent au soleil et servent de pâture aux oiseaux de proie.

Il est à espérer que nos chimistes, si infatigables dans leurs recherches, trouveront un moyen de transporter au-delà des mers, et dans un état de parfaite fraîcheur, les montagnes de viandes qui n’ont qu’une valeur dérisoire au Rio de la Plata.

La classe des reptiles est faiblement représentée dans l’Uruguay, au moins pour ce qui regarde les ophidiens d’une certaine taille — peut-être l’herbe de la prairie leur procure-t-elle une retraite où pénètrent difficilement les regards — tandis que les petites couleuvres y sont assez nombreuses, surtout autour des habitations.

La salle où je donnais les leçons n’était pas planchéiée, et, pendant que mes élèves étaient occupés à écrire, machinalement mes yeux s’arrêtèrent sur un trou qui existait dans le sol. À mon grand étonnement, je vis une vipère passer la tête hors de cette ouverture : je leur fis part de ma découverte, et ils affirmèrent qu’elle appartenait à une espèce très dangereuse ; effectivement elle était rayée de jaune et de rouge. Immédiatement je bouchai le trou, après y avoir versé une grande quantité d’eau bouillante, et j’eus bien soin à l’avenir, le soir, de ne plus me promener nu-pieds dans la chambre. Les indigènes m’ont souvent parlé de vibora de la cruz et de cascabel, vipère de la croix et serpent à sonnettes ; mais jamais je n’en ai vus.

Victorio m’indiqua un endroit où il prétendait avoir trouvé les cadavres de vaches mortes par suite des morsures de cascabel : j’ai surveillé cet endroit, je m’y suis même mis à l’affût, mais en vain, car je n’ai pu découvrir la moindre trace du crotale.

Une autre fois, — et ne prenez pas ce récit pour une historiette, tout ce que j’ai décrit est vrai et de la plus scrupuleuse exactitude — quelle ne fut pas ma surprise, le matin, en rejetant les draps pour me lever, de trouver à côté de moi un magnifique scorpion noir ; auquel je fis l’honneur d’un bain d’alcool.

Je ne crois pas la piqûre du scorpion, alacran, aussi dangereuse que veulent bien le prétendre certains voyageurs ; il est très répandu dans les prairies, et chaque pierre pour ainsi dire récèle un de ces insectes. Avec une forme se rapprochant beaucoup, à cause de ses pattes, de celle de nos écrevisses, il a la queue longue et annelée, recourbée en l’air et terminée par un dard qui a assez de ressemblance avec une mince épine de rosier.

La nuit, pendant l’été, la campagne offre, sous ces latitudes, le coup d’œil le plus ravissant ; des milliers de lampyres volent dans tous les sens, semblables à de petites lumières errantes ; la lueur qu’ils projettent n’est pas constante et ne se produit qu’à intervalles et par saccades. Je me suis emparé de quelques-uns de ces coléoptères, de couleur grise, et j’ai remarqué que la phosphorescence s’élaborait à l’extrémité du ventre, près de l’anus.

Les fourmis sont nombreuses, quelques espèces construisent de gros nids en forme de cônes, qui atteignent un mètre de hauteur et sont formés de brindilles d’herbe et de petits morceaux de bois aglutinés ; ces cônes sont mous et peuvent être facilement dispersés ; d’autres font leur demeure sur terre, en forme de dôme, mais d’une dureté telle qu’une balle de fusil y penètre difficilement ; sous ce nid qui lui sert d’observatoire, une espèce de hibou, lechouza, creuse une tanière peu profonde ; toujours sur le qui vive, au moindre danger, il s’élance dans sa demeure souterraine. D’autres enfin, et ce sont les plus. nombreuses, creusent des galeries qui aboutissent à une chambre commune, olla ; de l’entrée de ces galeries divergent dans tous les sens des sentiers d’une largeur de dix à quinze centimètres, propres et exempts d’herbe ; ils sont tellement fréquentés et battus par les fourmis, qu’ils ressemblent à de longues bandes noires. Elles s’attaquent surtout au règne végétal et dépouillent un arbre de ses feuilles en très peu de temps ; elles ne les dévorent pas, mais elles les coupent tout simplement par esprit de destruction. Les indiens, pour les détruire, fouillent le sol ; arrivés au centre des galeries, ils y versent de l’eau et, à l’instar de nos briquetiers, font un mélange bourbeux qu’ils laissent sécher et durcir au soleil.

Comme je l’ai déjà dit, les forêts sont rares dans l’Uruguay ; les rives seules des cours d’eau sont boisées, et encore ces bois n’atteignent une certaine proportion que sur les berges du Rio Negro et du Rio Uruguay. Aussi dans les endroits où il n’y a pas de rivière, le bois est-il d’une excessive rareté, à tel point que les indigènes brûlent les os des animaux abattus, ou font sécher les excréments des bœufs, des chevaux et des moutons, pour s’en servir en guise de combustible.

Dans les terrains bas, couverts par les inondations, la végétation est assez luxuriante et on peut aisément se faire une idée de ce que doit être une forêt vierge. Le sol est couvert de buissons impénétrables, et l’uña de gato, ongle de chat, fait de cruelles blessures aux imprudents ; les plantes grimpantes s’emparent des troncs de haute futaie, les étreignent dans leurs bras nerveux, les envahissent jusqu’à leur cime et retombent en guirlandes aux couleurs les plus vives.

La barba de palo, barbe de bois, grise, longue et soyeuse, pend aux branches et donne aux vétérans de la végétation un air sevère et vénérable.

La flor de aire, fleur de l’air, famille des orchidées, qui, arrachée de l’arbre qu’elle a choisi pour soutien, et attachée ou suspendue à l’aide d’une ficelle dans une chambre, continue à vivre, à pousser et à fleurir sans eau et sans terre.

Les palmiers sont rares, probablement par suite de la sotte habitude qu’ont les habitants d’abattre cet arbre pour s’emparer du chou. Le palmier porte au milieu du panache un faisceau de feuilles encore tendres, d’une couleur jaune claire, dont les indiens sont très-friands. Ce faisceau, cogollo, a la forme d’une grosse et longue carotte et un goût de noisette très-prononcé.