LE MAL DE MER. — LES CANARIES. — TEMPÊTE. — POISSONS VOLANTS. — DAUPHINS. — LES ÎLES DU CAP VERT.
ous sommes sur l’Océan. L’immensité des vagues, leur marche lente et majestueuse, nous offrent un tableau des plus grandioses de la nature. On voit la puissance irrésistible de cette masse liquide, et, quand on regarde le frêle esquif qui vous porte, on rentre en soi-même et instinctivement vous vient à
l’esprit l’idée d’une essence créatrice, qu’on
niait sur la terre ferme.
Bientôt le pont du steamer fut le théâtre
d’une scène qui ne cessa que dans le
port de Montevideo. Presque tous les
passagers, surtout les passagères, étaient
atteints du mal de mer ; la figure blême,
les yeux bordés d’un cercle maladif, ils
se livraient à des contorsions et faisaient
des efforts qui n’étaient pas agréables à
la vue. Les malheureux ne mangeaient
plus, et pourtant ils cherchaient à expulser
ce que leur estomac ne contenait pas.
À ce qu’on m’a dit, le mal de mer est
un des maux les plus insupportables ; à
l’aspect des horribles grimaces de ceux
qui en souffraient, j’eus lieu de le croire.
À table, à peine avaient-ils porté à leurs
lèvres la moindre nourriture, que soudain
ils se levaient et couraient sur le
pont, en proie à des nausées affreuses.
J’ignore si un sang à part coule dans
mes veines, mais je fus épargné, quoique novice, car c’était pour la première fois
que je me trouvais sur l’onde salée. Fier
de ma force, quand tout le monde avait
déserté la table, j’étais seul pour livrer
bataille aux plats qui m’entouraient, et
je vous avoue, que je n’en épargnais aucun ;
je me livrais à des excès gastronomiques
qui eussent donné des inquiétudes
à un disciple d’Hippocrate. C’était surtout
au pudding que je faisais la guerre. Content,
avec un air de satisfaction dans le
regard, j’allais griller une cigarette sur
le pont qui m’offrait l’aspect d’une salle
de cholériques ; comme on enviait mon sort !
La monotonie de la vie du bord, le
souvenir de ma famille que j’avais quittée
sans adieux, de mes amis, de ma patrie,
assombrirent un peu mon caractère ; mais
la nouveauté du spectacle auquel j’assistais,
ne me donnait pas le temps de m’abandonner
à mes tristes pensées. Je suivais
avec intérêt les manœuvres des matelots,
accompagnées de leurs tristes chants gutturaux ;
je contemplais avec plaisir les marsouins qui se livraient à de joyeux
ébats ; et bien souvent, pour tuer le temps,
j’allais chez le steward du navire, — c’est
le limonadier, — boire une bouteille de pale
ale ou de stout à la santé de tous ceux
qui m’étaient chers.
La température devenait de jour en
jour plus douce, et j’attendais avec impatience
le moment où je me trouverais
sous les tropiques : j’avais lu beaucoup et
entendu bien souvent parler de ces chaleurs
de trente à quarante degrés centigrades
à l’ombre.
Le dimanche huit novembre nous eûmes
les Canaries en vue : à l’aide de mes excellentes
jumelles, malgré la distance qui
nous séparait, je distinguai quelques habitations,
et pus me faire une faible idée
de la végétation de ces îles. L’aspect général
des Canaries est abrupt, de hautes
falaises, continuellement battues par les
eaux, en forment la base, et font réfléchir
aux grandes révolutions plutoniennes qui
à l’époque de la formation, ont bouleversé l’univers. Le pic de Ténériffe, point le
plus élevé, atteint une hauteur de 3 710 mètres au dessus du niveau de la mer.
Les Canaries appartiennent à la couronne
d’Espagne, la beauté et la bonté de leur
climat sont connues ; en été la chaleur un
peu intense est modérée par les brises de
mer. Les Canariens sont des agriculteurs
vaillants qui émigrent beaucoup, et se
dirigent principalement vers les républiques
baignées par le Rio de la Plata ;
aux environs de Montevideo, leur principale
industrie consiste à cultiver le maïs
et le froment. Bientôt nous perdîmes les
Canaries de vue ; nous avancions de plus
en plus vers le sud.
Une petite tempête que nous eûmes
à essuyer, nous montra ce que pouvait
être un drame maritime. Bien que le
vent ne fut pas trop violent, la mer se
mit en fureur ; peu à peu les vagues se
soulevèrent et firent opérer au navire des
mouvements qui accrurent encore la douleur
des pauvres malades. La nuit était sombre et le remous formé par le navire,
paraissait être une fournaise agitée ; la
mer, par les temps d’orage, devient beaucoup
plus phosphorescente et chaque coup
des ailes de l’hélice lançait dans les airs
une gerbe de feu. La cheminée, semblable
à un dragon de la mythologie, toussait
comme un mastodonte malade, et éclairait
le pont par intervalles d’une lueur
rougeâtre ; le navire tanguait de façon à
effrayer des esprits timorés : pour jouir
du spectacle dans toute son étendue, je
me plaçai à l’extrémité de la proue du
bâtiment, et là, cramponné aux cordages
du mât de beaupré, comme un naufragé
sur une épave, avec un mélange de frayeur
et d’admiration, je contemplai le tableau
qui se déroulait sous mes yeux. Tantôt
soulevé par les vagues, le navire semblait
monter dans les nues ; tantôt entraîné sur
leur déclivité, il paraissait s’enfoncer dans
l’abîme, et les mouvements s’opéraient
avec une telle rapidité, que l’air se raréfiait,
et que j’avais de la peine à respirer :
effet saisissant que ne peut s’imaginer celui qui ne l’a ressenti. Fatigué de
ce spectacle, je traversai le pont avec la
plus grande difficulté pour me rendre à
ma cabine ; ce n’est qu’en formant un
angle très ouvert avec mes jambes, que
je pus me maintenir en équilibre, et les
bras étendus, je manœuvrais comme un
danseur de corde. J’entrai dans mon lit,
comme un renard dans sa tanière, car
j’ai oublié de vous dire, que l’intervalle
entre ma couchette et celle de mon voisin
supérieur n’était que de cinquante centimètres ;
aussi m’est-il arrivé plus d’une
fois, en me levant de me heurter la tête
contre le fond du lit de mon superposé.
Le mouvement du roulis était tellement
violent que, pour me maintenir en place,
je fus obligé d’arc-bouter mon corps avec
mes coudes contre les parois du lit. Ajoutez
à cela les mugissements des vagues,
les craquements du navire, les mouvements
désordonnés de l’hélice qui, soudain manœuvrant
dans le vide, tournait avec
fracas ; les pas précipités des matelots sur
le pont, les goddam du capitaine, le bruit du vent dans les voiles, qui claquaient de
temps en temps avec un bruit détonnant
semblable à un coup de canon, les cris
des matelots pour s’exciter dans leur travail,
le son perçant des sifflets des capitaines
d’armes, et vous aurez une idée de ma
situation. Peu à peu la mer revint à de
meilleurs sentiments, et, honteuse de son
courroux, nous laissa mollement voguer
sur son sein le plus doux. Le lendemain,
des caisses, des planches flottées
par l’Océan furent les tristes indices des
sinistres qui s’étaient accomplis dans les
ténèbres.
Dans l’après-midi je vis pour la première
fois des poissons volants ou exocets ;
gros comme des harengs, ils volent avec
difficulté et ne sortent des ondes que
pour s’y enfoncer de nouveau après un
vol d’une centaine de mètres ; la trajectoire
qu’ils décrivent ressemble à celle
d’une flèche, leurs ailes ne sont que des
nageoires pectorales très développées. Ils
volent quelquefois par bandes, et une fois lancés, peuvent difficilement changer
de direction, car un des leurs est venu
tomber sur le pont du bateau, où j’ai pu
l’examiner à mon aise.
Des poissons de forte dimension se pressaient
autour des flancs du navire et luttaient
de vitesse avec le steamer. Ils pouvaient
avoir de deux à trois mètres de
longueur, ils avaient le museau pointu,
avec une ouverture supérieure ; ce qui les
rangeait dans la classe des souffleurs, leur
dos était noirâtre et leurs flancs argentés ;
les Anglais leur donnent le nom de sea pig,
traduction littérale « porc de mer ». Ils sont
connus des passagers sous le nom de sauteurs :
effectivement dans leurs courses,
ils sautent par dessus les vagues. Pendant
plusieurs jours leurs bandes innombrables
égayèrent la triste monotonie du bord ;
une quantité de poulpes, de nautiles roses,
m’annoncèrent l’approche de la zone torride
tant désirée. Je ne vis ce que les
marins appellent mer de sargasses, ou
autrement dit, mer couverte de fucus qui,
de loin, la font ressembler à une prairie.
Il fait chaud, les passagers à tempérament
faible se plaignent amèrement ; quant
à moi, mes veines se gonflent sous la pression
du sang en ébullition, toutes mes
fonctions vitales s’accomplissent avec facilité
et redoublent d’activité ; je suis heureux,
mes narines s’écartent pour respirer
en plus grande quantité cet air brûlant ;
je tressaille, des courants électriques parcourent
mon être ; je suis amoureux de
cette température et fais des yeux doux
à l’horizon, car les îles du Cap Vert commencent
à poindre dans le lointain.
Aussi abruptes que les Canaries, ces
îles ont un aspect désagréable ; elles sont
nues, comme brûlées, sablonneuses, et de
fantastiques masses rocheuses s’élancent
de tous côtés dans les nues ; quelques unes
seulement, comme San Antonio et San
Yago, sont couvertes de végétation, tandis
que San Vicente, devant laquelle nous
devons jeter l’ancre, paraît complètement
aride et inhospitalière ; elles sont aussi de
formation plutonienne. Le jour est sur son déclin et San Vicente s’étend devant
nous : le steamer marche avec précautions,
l’hélice tourne avec prudence, tout le
monde est comme sous le coup d’une certaine
impression : bientôt nous entrons
dans une petite baie, dont le fond est
éclairé par une cinquantaine de lumières
vacillantes. Nous sommes arrivés, il fait
nuit : soudain un bruit formidable ébranle
le navire et sème l’effroi dans tous les
cœurs : on a jeté l’ancre, l’hélice ne marche
plus, le navire est stationnaire. Le silence
règne sur le pont, les chants des nègres
de la plage troublent seuls la tranquillité
de la nuit. Nuit douce que celle du onze
au douze novembre, onze jours de tracas,
de bruit, d’alertes, me font aimer cette
nuit tiède, suave et tranquille, effet semblable
à celui que ressent le touriste qui
a passé quinze jours à Paris ou à Londres
et qui rentre dans ses pénates villageois.
Au bruit succède le silence.
Nous devions faire du charbon à St-Vincent où le gouvernement anglais entretient un dépôt de combustible ; j’avais donc
le temps de satisfaire ma curiosité.
Je me levai à la pointe du jour, et
quel ne fut pas mon étonnement de voir
le navire entouré d’une foule de petites
embarcations, montées par des nègres très-peu
vêtus. Ils vendaient de la canne à
sucre, des figues, des oranges, des bananes,
et criaient le prix de leur marchandise
dans un mélange de portugais, d’anglais,
de français et d’espagnol. Je fis signe à
un de ces moricauds, et moyennant un
shilling il me déposa sur la côte. Je saluai
cette terre, le cœur tout ému, et allai
tenir un speech à cette chaude nature,
quand mes yeux rencontrèrent un groupe
de jeunes mulâtresses et négresses ; instinctivement
je me dirigeai de leur côté.
Quels yeux, quelles dents, quelles grâces !
mollement couchées ou assises par terre,
avec des poses langoureuses, une simple
chemise couvrant leurs formes proéminentes,
elles avaient l’air de déesses de
l’antiquité, et me rappelaient certains tableaux d’Orphée aux enfers. Elles ne sont
pas farouches les dames de ce pays.
Les habitants de St-Vincent, sujets portugais,
sont presque tous nègres ou mulâtres ;
malgré la couleur très foncée de
leur épiderme, ils n’ont pas les traits désagréables
de certains Africains et ressemblent
beaucoup aux Ouoloffs du Sénégal,
qui sont classés parmi les nègres
les moins prognathes ; parmi le beau sexe
il y avait réellement quelques types dignes
d’attention, l’oisiveté est leur grande occupation,
mais aussi leurs besoins sont-ils
petits : un peu de maïs, quelques bananes,
une feuille de tabac, et un habitant de
St-Vincent est le plus heureux des hommes.
Quand un navire vient faire du charbon,
ils déploient quelqu’activité ; le combustible
est amené du dépôt, dans de grandes
chaloupes appelées « lanchas », près du steamer,
et de là il est transporté sur le navire,
dans des corbeilles tressées à jour,
que les nègres portent sur leur tête. Le
salaire, fruit de leur travail, est absorbé le soir en rasades d’eau de vie : aussi est-ce
pour eux un jour de fête que l’arrivée
d’un paquebot ; leurs chants et leurs cris
rendus rauques par l’alcool se prolongent
bien avant dans la nuit, et la plage présente
l’aspect le plus fantastique quand
ces diables se livrent à leurs joyeux ébats.
Une centaine de masures, une petite
église avec un prêtre aussi noir que l’habit
qu’il porte, des brocanteurs et débitants
européens, un gouverneur portugais,
quelques soldats noirs, mal habillés,
armés de fusils à pierre, tels sont les
éléments de la société de l’endroit.
Au milieu de la rade se trouve un
rocher isolé, de forme pyramidale, tourné
en escargot et représentant l’image en
grand de cette petite chose qu’on appelle
vulgairement sentinelle et qui se trouve
le long des murs dans les endroits écartés.
À droite, la crête des montagnes figure
assez bien un géant couché ; les Anglais
disent qu’il ressemble à Wellington,
et les Français y retrouvent les traits de Napoléon Ier. Pas de végétation, un ou
deux cocotiers sur la place du corps de
garde, près de l’église, devant soi des crêtes
de montagnes de tous côtés, à gauche une
fontaine avec un mince filet d’eau, où
de noires lavandières rendent au coton sa
blancheur, en se livrant à leurs joyeux
babil.
En compagnie de quelques passagers,
je parcourus le village ; les maisons sont
passées au lait de chaux intérieurement
et extérieurement, l’ameublement est primitif,
et de grands lits ornés de moustiquaires,
sont placés au milieu des chambres.
Quelques négresses au cœur tendre
nous invitèrent à pénétrer dans leur réduit,
en nous faisant des gestes provocateurs
et des œillades séduisantes ; mais
je ne me laissai pas tenter, redoutant
les suites d’un quart d’heure passé en
aussi noire compagnie.
Ayant assez vu, je me fis reconduire à
bord. Moment désagréable que celui pendant
lequel un navire fait du charbon, tout est couvert d’une fine poussière qui pénètre
partout, malgré la précaution du capitaine
de faire fermer l’entrée des cabines
avec une toile à voile. Tout est noir, l’atmosphère
est saturée de molécules de charbon
qui font l’effet de tabac à priser sur
mon appareil olfactif. Le lendemain les
soutes étaient pleines, et vers dix heures,
le capitaine fit tirer le coup de canon réglementaire
pour prévenir tous les passagers
de se trouver à bord. Je dis adieu
à St-Vincent et me mis à peler des oranges
que j’avais achetées pour une bagatelle :
quelle différence avec les oranges vendues
quatre cents, cinq cents dans les rues de
Liège, rien de flasque et d’aigrelet, quel
parfum, quel jus agréable !
Les matelots font gémir le cabestan
sous leurs efforts, une légère secousse fait
tressaillir le navire, l’ancre est levée. L’hélice
fait de nouveau bouillonner les flots,
nous reprenons la direction du Sud, en
droiture sur Rio de Janeiro.
Tout à coup un rassemblement tumultueux se forme sur la plage, des cris
perçants parviennent jusqu’à nous ; une
barque, emportée par de vigoureux biceps
se détache de la côte, et se dirige vers
le steamer ; un passager de troisième classe,
en manches de chemise, un Anglais séduit
sans doute par une déesse couleur chocolat
est resté à terre. Un des amis du
délaissé vint prier le capitaine de faire
stopper la machine, mais il paraît que la
réponse fut négative, car le navire filait
toujours, et laissait de beaucoup en arrière
le pauvre Anglais. Il a dû s’en retourner
à la côte, prendre son parti en
brave, vivre avec ces échappés du royaume
de Pluton, et attendre le passage d’un
autre steamer de la même compagnie.
Cette rigoureuse observation du règlement
par le capitaine fit murmurer quelques
passagers.