Joseph Beffort, éditeur (p. 19-35).


II

L’ATLANTIQUE.

LE MAL DE MER. — LES CANARIES. — TEMPÊTE. — POISSONS VOLANTS. — DAUPHINS. — LES ÎLES DU CAP VERT.

Séparateur



N ous sommes sur l’Océan. L’immensité des vagues, leur marche lente et majestueuse, nous offrent un tableau des plus grandioses de la nature. On voit la puissance irrésistible de cette masse liquide, et, quand on regarde le frêle esquif qui vous porte, on rentre en soi-même et instinctivement vous vient à l’esprit l’idée d’une essence créatrice, qu’on niait sur la terre ferme.

Bientôt le pont du steamer fut le théâtre d’une scène qui ne cessa que dans le port de Montevideo. Presque tous les passagers, surtout les passagères, étaient atteints du mal de mer ; la figure blême, les yeux bordés d’un cercle maladif, ils se livraient à des contorsions et faisaient des efforts qui n’étaient pas agréables à la vue. Les malheureux ne mangeaient plus, et pourtant ils cherchaient à expulser ce que leur estomac ne contenait pas. À ce qu’on m’a dit, le mal de mer est un des maux les plus insupportables ; à l’aspect des horribles grimaces de ceux qui en souffraient, j’eus lieu de le croire. À table, à peine avaient-ils porté à leurs lèvres la moindre nourriture, que soudain ils se levaient et couraient sur le pont, en proie à des nausées affreuses.

J’ignore si un sang à part coule dans mes veines, mais je fus épargné, quoique novice, car c’était pour la première fois que je me trouvais sur l’onde salée. Fier de ma force, quand tout le monde avait déserté la table, j’étais seul pour livrer bataille aux plats qui m’entouraient, et je vous avoue, que je n’en épargnais aucun ; je me livrais à des excès gastronomiques qui eussent donné des inquiétudes à un disciple d’Hippocrate. C’était surtout au pudding que je faisais la guerre. Content, avec un air de satisfaction dans le regard, j’allais griller une cigarette sur le pont qui m’offrait l’aspect d’une salle de cholériques ; comme on enviait mon sort !

La monotonie de la vie du bord, le souvenir de ma famille que j’avais quittée sans adieux, de mes amis, de ma patrie, assombrirent un peu mon caractère ; mais la nouveauté du spectacle auquel j’assistais, ne me donnait pas le temps de m’abandonner à mes tristes pensées. Je suivais avec intérêt les manœuvres des matelots, accompagnées de leurs tristes chants gutturaux ; je contemplais avec plaisir les marsouins qui se livraient à de joyeux ébats ; et bien souvent, pour tuer le temps, j’allais chez le steward du navire, — c’est le limonadier, — boire une bouteille de pale ale ou de stout à la santé de tous ceux qui m’étaient chers.

La température devenait de jour en jour plus douce, et j’attendais avec impatience le moment où je me trouverais sous les tropiques : j’avais lu beaucoup et entendu bien souvent parler de ces chaleurs de trente à quarante degrés centigrades à l’ombre.

Le dimanche huit novembre nous eûmes les Canaries en vue : à l’aide de mes excellentes jumelles, malgré la distance qui nous séparait, je distinguai quelques habitations, et pus me faire une faible idée de la végétation de ces îles. L’aspect général des Canaries est abrupt, de hautes falaises, continuellement battues par les eaux, en forment la base, et font réfléchir aux grandes révolutions plutoniennes qui à l’époque de la formation, ont bouleversé l’univers. Le pic de Ténériffe, point le plus élevé, atteint une hauteur de 3 710 mètres au dessus du niveau de la mer. Les Canaries appartiennent à la couronne d’Espagne, la beauté et la bonté de leur climat sont connues ; en été la chaleur un peu intense est modérée par les brises de mer. Les Canariens sont des agriculteurs vaillants qui émigrent beaucoup, et se dirigent principalement vers les républiques baignées par le Rio de la Plata ; aux environs de Montevideo, leur principale industrie consiste à cultiver le maïs et le froment. Bientôt nous perdîmes les Canaries de vue ; nous avancions de plus en plus vers le sud.

Une petite tempête que nous eûmes à essuyer, nous montra ce que pouvait être un drame maritime. Bien que le vent ne fut pas trop violent, la mer se mit en fureur ; peu à peu les vagues se soulevèrent et firent opérer au navire des mouvements qui accrurent encore la douleur des pauvres malades. La nuit était sombre et le remous formé par le navire, paraissait être une fournaise agitée ; la mer, par les temps d’orage, devient beaucoup plus phosphorescente et chaque coup des ailes de l’hélice lançait dans les airs une gerbe de feu. La cheminée, semblable à un dragon de la mythologie, toussait comme un mastodonte malade, et éclairait le pont par intervalles d’une lueur rougeâtre ; le navire tanguait de façon à effrayer des esprits timorés : pour jouir du spectacle dans toute son étendue, je me plaçai à l’extrémité de la proue du bâtiment, et là, cramponné aux cordages du mât de beaupré, comme un naufragé sur une épave, avec un mélange de frayeur et d’admiration, je contemplai le tableau qui se déroulait sous mes yeux. Tantôt soulevé par les vagues, le navire semblait monter dans les nues ; tantôt entraîné sur leur déclivité, il paraissait s’enfoncer dans l’abîme, et les mouvements s’opéraient avec une telle rapidité, que l’air se raréfiait, et que j’avais de la peine à respirer : effet saisissant que ne peut s’imaginer celui qui ne l’a ressenti. Fatigué de ce spectacle, je traversai le pont avec la plus grande difficulté pour me rendre à ma cabine ; ce n’est qu’en formant un angle très ouvert avec mes jambes, que je pus me maintenir en équilibre, et les bras étendus, je manœuvrais comme un danseur de corde. J’entrai dans mon lit, comme un renard dans sa tanière, car j’ai oublié de vous dire, que l’intervalle entre ma couchette et celle de mon voisin supérieur n’était que de cinquante centimètres ; aussi m’est-il arrivé plus d’une fois, en me levant de me heurter la tête contre le fond du lit de mon superposé. Le mouvement du roulis était tellement violent que, pour me maintenir en place, je fus obligé d’arc-bouter mon corps avec mes coudes contre les parois du lit. Ajoutez à cela les mugissements des vagues, les craquements du navire, les mouvements désordonnés de l’hélice qui, soudain manœuvrant dans le vide, tournait avec fracas ; les pas précipités des matelots sur le pont, les goddam du capitaine, le bruit du vent dans les voiles, qui claquaient de temps en temps avec un bruit détonnant semblable à un coup de canon, les cris des matelots pour s’exciter dans leur travail, le son perçant des sifflets des capitaines d’armes, et vous aurez une idée de ma situation. Peu à peu la mer revint à de meilleurs sentiments, et, honteuse de son courroux, nous laissa mollement voguer sur son sein le plus doux. Le lendemain, des caisses, des planches flottées par l’Océan furent les tristes indices des sinistres qui s’étaient accomplis dans les ténèbres.

Dans l’après-midi je vis pour la première fois des poissons volants ou exocets ; gros comme des harengs, ils volent avec difficulté et ne sortent des ondes que pour s’y enfoncer de nouveau après un vol d’une centaine de mètres ; la trajectoire qu’ils décrivent ressemble à celle d’une flèche, leurs ailes ne sont que des nageoires pectorales très développées. Ils volent quelquefois par bandes, et une fois lancés, peuvent difficilement changer de direction, car un des leurs est venu tomber sur le pont du bateau, où j’ai pu l’examiner à mon aise.

Des poissons de forte dimension se pressaient autour des flancs du navire et luttaient de vitesse avec le steamer. Ils pouvaient avoir de deux à trois mètres de longueur, ils avaient le museau pointu, avec une ouverture supérieure ; ce qui les rangeait dans la classe des souffleurs, leur dos était noirâtre et leurs flancs argentés ; les Anglais leur donnent le nom de sea pig, traduction littérale « porc de mer ». Ils sont connus des passagers sous le nom de sauteurs : effectivement dans leurs courses, ils sautent par dessus les vagues. Pendant plusieurs jours leurs bandes innombrables égayèrent la triste monotonie du bord ; une quantité de poulpes, de nautiles roses, m’annoncèrent l’approche de la zone torride tant désirée. Je ne vis ce que les marins appellent mer de sargasses, ou autrement dit, mer couverte de fucus qui, de loin, la font ressembler à une prairie.

Il fait chaud, les passagers à tempérament faible se plaignent amèrement ; quant à moi, mes veines se gonflent sous la pression du sang en ébullition, toutes mes fonctions vitales s’accomplissent avec facilité et redoublent d’activité ; je suis heureux, mes narines s’écartent pour respirer en plus grande quantité cet air brûlant ; je tressaille, des courants électriques parcourent mon être ; je suis amoureux de cette température et fais des yeux doux à l’horizon, car les îles du Cap Vert commencent à poindre dans le lointain.

Aussi abruptes que les Canaries, ces îles ont un aspect désagréable ; elles sont nues, comme brûlées, sablonneuses, et de fantastiques masses rocheuses s’élancent de tous côtés dans les nues ; quelques unes seulement, comme San Antonio et San Yago, sont couvertes de végétation, tandis que San Vicente, devant laquelle nous devons jeter l’ancre, paraît complètement aride et inhospitalière ; elles sont aussi de formation plutonienne. Le jour est sur son déclin et San Vicente s’étend devant nous : le steamer marche avec précautions, l’hélice tourne avec prudence, tout le monde est comme sous le coup d’une certaine impression : bientôt nous entrons dans une petite baie, dont le fond est éclairé par une cinquantaine de lumières vacillantes. Nous sommes arrivés, il fait nuit : soudain un bruit formidable ébranle le navire et sème l’effroi dans tous les cœurs : on a jeté l’ancre, l’hélice ne marche plus, le navire est stationnaire. Le silence règne sur le pont, les chants des nègres de la plage troublent seuls la tranquillité de la nuit. Nuit douce que celle du onze au douze novembre, onze jours de tracas, de bruit, d’alertes, me font aimer cette nuit tiède, suave et tranquille, effet semblable à celui que ressent le touriste qui a passé quinze jours à Paris ou à Londres et qui rentre dans ses pénates villageois. Au bruit succède le silence.

Nous devions faire du charbon à St-Vincent où le gouvernement anglais entretient un dépôt de combustible ; j’avais donc le temps de satisfaire ma curiosité.

Je me levai à la pointe du jour, et quel ne fut pas mon étonnement de voir le navire entouré d’une foule de petites embarcations, montées par des nègres très-peu vêtus. Ils vendaient de la canne à sucre, des figues, des oranges, des bananes, et criaient le prix de leur marchandise dans un mélange de portugais, d’anglais, de français et d’espagnol. Je fis signe à un de ces moricauds, et moyennant un shilling il me déposa sur la côte. Je saluai cette terre, le cœur tout ému, et allai tenir un speech à cette chaude nature, quand mes yeux rencontrèrent un groupe de jeunes mulâtresses et négresses ; instinctivement je me dirigeai de leur côté. Quels yeux, quelles dents, quelles grâces ! mollement couchées ou assises par terre, avec des poses langoureuses, une simple chemise couvrant leurs formes proéminentes, elles avaient l’air de déesses de l’antiquité, et me rappelaient certains tableaux d’Orphée aux enfers. Elles ne sont pas farouches les dames de ce pays.

Les habitants de St-Vincent, sujets portugais, sont presque tous nègres ou mulâtres ; malgré la couleur très foncée de leur épiderme, ils n’ont pas les traits désagréables de certains Africains et ressemblent beaucoup aux Ouoloffs du Sénégal, qui sont classés parmi les nègres les moins prognathes ; parmi le beau sexe il y avait réellement quelques types dignes d’attention, l’oisiveté est leur grande occupation, mais aussi leurs besoins sont-ils petits : un peu de maïs, quelques bananes, une feuille de tabac, et un habitant de St-Vincent est le plus heureux des hommes. Quand un navire vient faire du charbon, ils déploient quelqu’activité ; le combustible est amené du dépôt, dans de grandes chaloupes appelées « lanchas », près du steamer, et de là il est transporté sur le navire, dans des corbeilles tressées à jour, que les nègres portent sur leur tête. Le salaire, fruit de leur travail, est absorbé le soir en rasades d’eau de vie : aussi est-ce pour eux un jour de fête que l’arrivée d’un paquebot ; leurs chants et leurs cris rendus rauques par l’alcool se prolongent bien avant dans la nuit, et la plage présente l’aspect le plus fantastique quand ces diables se livrent à leurs joyeux ébats.

Une centaine de masures, une petite église avec un prêtre aussi noir que l’habit qu’il porte, des brocanteurs et débitants européens, un gouverneur portugais, quelques soldats noirs, mal habillés, armés de fusils à pierre, tels sont les éléments de la société de l’endroit.

Au milieu de la rade se trouve un rocher isolé, de forme pyramidale, tourné en escargot et représentant l’image en grand de cette petite chose qu’on appelle vulgairement sentinelle et qui se trouve le long des murs dans les endroits écartés. À droite, la crête des montagnes figure assez bien un géant couché ; les Anglais disent qu’il ressemble à Wellington, et les Français y retrouvent les traits de Napoléon Ier. Pas de végétation, un ou deux cocotiers sur la place du corps de garde, près de l’église, devant soi des crêtes de montagnes de tous côtés, à gauche une fontaine avec un mince filet d’eau, où de noires lavandières rendent au coton sa blancheur, en se livrant à leurs joyeux babil.

En compagnie de quelques passagers, je parcourus le village ; les maisons sont passées au lait de chaux intérieurement et extérieurement, l’ameublement est primitif, et de grands lits ornés de moustiquaires, sont placés au milieu des chambres. Quelques négresses au cœur tendre nous invitèrent à pénétrer dans leur réduit, en nous faisant des gestes provocateurs et des œillades séduisantes ; mais je ne me laissai pas tenter, redoutant les suites d’un quart d’heure passé en aussi noire compagnie.

Ayant assez vu, je me fis reconduire à bord. Moment désagréable que celui pendant lequel un navire fait du charbon, tout est couvert d’une fine poussière qui pénètre partout, malgré la précaution du capitaine de faire fermer l’entrée des cabines avec une toile à voile. Tout est noir, l’atmosphère est saturée de molécules de charbon qui font l’effet de tabac à priser sur mon appareil olfactif. Le lendemain les soutes étaient pleines, et vers dix heures, le capitaine fit tirer le coup de canon réglementaire pour prévenir tous les passagers de se trouver à bord. Je dis adieu à St-Vincent et me mis à peler des oranges que j’avais achetées pour une bagatelle : quelle différence avec les oranges vendues quatre cents, cinq cents dans les rues de Liège, rien de flasque et d’aigrelet, quel parfum, quel jus agréable !

Les matelots font gémir le cabestan sous leurs efforts, une légère secousse fait tressaillir le navire, l’ancre est levée. L’hélice fait de nouveau bouillonner les flots, nous reprenons la direction du Sud, en droiture sur Rio de Janeiro.

Tout à coup un rassemblement tumultueux se forme sur la plage, des cris perçants parviennent jusqu’à nous ; une barque, emportée par de vigoureux biceps se détache de la côte, et se dirige vers le steamer ; un passager de troisième classe, en manches de chemise, un Anglais séduit sans doute par une déesse couleur chocolat est resté à terre. Un des amis du délaissé vint prier le capitaine de faire stopper la machine, mais il paraît que la réponse fut négative, car le navire filait toujours, et laissait de beaucoup en arrière le pauvre Anglais. Il a dû s’en retourner à la côte, prendre son parti en brave, vivre avec ces échappés du royaume de Pluton, et attendre le passage d’un autre steamer de la même compagnie. Cette rigoureuse observation du règlement par le capitaine fit murmurer quelques passagers.