Joseph Beffort, éditeur (p. 37-56).


III

LE POT AU NOIR.

l’ÉQUATEUR. — RIO DE JANEIRO ET LES BRÉSILIENS.

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N ous approchons de plus en plus de l’équateur ; de petites pluies et un temps nébuleux nous en annoncent le voisinage. L’ombre projetée à midi par ma personne sur le pont, est presque nulle, ce qui revient à dire que les rayons du soleil me tombent quasi perpendiculaires sur la tête ; nous sommes dans la région connue de tous les voyageurs sous le nom de pot au noir : sans doute ainsi nommée à cause de l’éternel mauvais temps qui y règne et du constant état terne du ciel. Ces pluies ne durent pas longtemps, ce ne sont que des ondées.

Le passage de la ligne se fit avec calme, pas de grotesques divertissements, pas de scènes burlesques où paraissent Neptune et autres divinités humides, pas de pluie de pois ni de farine.

Un passager se permit seulement une plaisanterie qui fit rire tout le monde : un jeune homme, fort blagueur d’ailleurs, voulut, dans sa naïveté, voir la ligne ; aussitôt le passager en question fut chercher une longue-vue du bord, qui était à notre disposition, tendit un fil à l’extrémité par le milieu du verre, et la présenta au jeune étourdi en le priant de bien regarder dans telle direction : un air de satisfaction se peignit sur la figure du curieux, et tout heureux, il s’écria : je la vois, je la vois ! là bas, là bas ! Un rire fou s’empara des assistants, quelques épithètes même, mais dites tout bas, furent adressées à l’ignorant qui, pendant quelques jours, servit de but aux plaisanteries.

Nous eûmes quelques coups de vent à essuyer, un jour même, le navire ayant beaucoup de voiles dehors, justement à l’heure du dîner, Éole gonfla ses joues un peu plus qu’à l’ordinaire et imprima au navire un fort mouvement de roulis. Les tables étaient couvertes de mets et de sauces, qui roulèrent sur les genoux des commensaux ; les dames criaient en cherchant à préserver leurs toilettes, les hommes juraient ; c’était un brouhaha, un sauve qui peut général. Comme la salle était étroite, et qu’il n’y avait entre la table et les cloisons que juste l’espace pour le passage d’une personne, ce fut un bouleversement complet ; tous se pressaient, se poussaient pour sortir, et les mouvements du navire faisaient perdre l’équilibre à bon nombre. Une dame, en essuyant sa robe, me laissa voir le bas d’une jambe bien faite qui me dédommagea largement de la perte de mon potage.

Quelles nuits agréables que les nuits sous les tropiques ! le ciel pur est constellé de milliards d’étoiles scintillantes ; une température suave et embaumée, plonge l’homme dans une douce rêverie, et las d’admirer le firmament, il s’endort en souriant à la Croix du Sud ! Nuits de bonheur ! Nuits d’amour ! Heureux celui qui vit sous les latitudes où la nature prodigue ses dons, et où l’être humain, insouciant du lendemain, mollement balancé dans un hamac, goûte les charmes du far niente.

Quelques jours après, un petit incident risible vint encore dérider les faces accablées par la chaleur équatoriale. Trois passagers, couchés au pied de la cheminée du steamer, sous la douce influence de Morphée, dormaient du sommeil des justes. Peu à peu le vent changea de direction, et sous son souffle les petites poussières et escarbilles lancées par la cheminée, tombèrent sur les figures humides de sueur des trois dormeurs. Bientôt de blancs qu’ils étaient ils devinrent mulâtres, et certainement sans le bruit d’une manœuvre qui les troubla dans leur repos, ils seraient passés à l’état de nègres parfaits. De cuisantes douleurs accompagnèrent leur réveil, une quantité de petits cristaux de charbon pénétrèrent dans leurs yeux, et firent exécuter de singulières pantomimes aux imprudents : pour toute consolation, quelques rires moqueurs parvinrent à leurs oreilles, ils jurèrent bien, mais un peu tard, qu’ils ne s’y laisseraient plus prendre.

Rien de particulier ne vint troubler la monotonie de notre traversée jusqu’au vingt et un novembre, où nous eûmes le phare du cap Frio en vue. Encore quelques heures et Rio de Janeiro nous apparaîtra dans toute sa splendeur.

Le lendemain au point du jour nous approchions de la terre, le soleil levant dorait de ses rayons oranges les sommets des pics au pied desquels s’étend la capitale de l’empire de Dom Pedro. L’entrée de la rade de Rio est excessivement étroite, et des ouvrages garnis de canons en défendent le passage.

Après avoir longé les forts de Santa Cruz et de São João, un panorama réellement féerique s’offre à la vue du voyageur étonné. Devant lui l’immensité de la baie qui mesure cinq lieues sur quatre d’étendue, semblable à une glace transparente et pure, reflète dans ses eaux limpides les magnifiques paysages de ses bords. À gauche O Rio, comme disent les Brésiliens, bâtie en amphithéâtre, présente l’aspect d’un immense éventail, bariolé des couleurs les plus vives ; les montagnes du Corcovado et des Organos lancent dans les nues leurs pics, où une végétation luxuriante étale aux rayons du soleil ses nuances les plus tendres. Rio est une grande ville, peuplée comme une des principales capitales de l’Europe ; sur sa rade flottent les pavillons de tous les pays du monde.

Une barque m’emporte à terre.

Quelques rues attirent mon attention ; la rua Direita, la rua d’Ouvidor et la rua da Assemblea ; ce sont je crois les principales et les plus commerçantes ; la rua d’Ouvidor est habitée par les négociants français. Je parcourus avec plaisir un marché, des négresses vendaient les fruits si multiples et si savoureux de cet heureux pays. Les rues sont assez mauvaises, un pavage en pierres inégales et posées de champ, rend la marche difficile. Les maisons sont de style portugais, et les magasins ne brillent pas par leur propreté ; je ne parle pas ici des magasins tenus par des étrangers.

Pour me faire une idée des environs de Rio, je pris place dans le tramway traîné par des mulets et qui conduit à Botafogo et au Pão de Açucar. Au sortir de la ville nous côtoyons des villas enchanteresses et de gracieux chalets, au confortable européen vient se mêler le charme de la végétation brésilienne. Les orangers embaument l’atmosphère de leur suave parfum, les bananiers aux feuilles immenses gémissent sous le poids de lourds régimes, les palmiers, les cocotiers lancent dans l’air leurs stipes grêles et droits couronnés du classique panache bruissant au moindre zéphyr ; l’air est imprégné de senteurs inconnues aux pâles habitants du Nord, des insectes aux riches couleurs bourdonnent en volant de calice en calice ; et les oiseaux mouches, semblables à des rubis et à des émeraudes animés, puisent dans le fouillis de fleurs leur nourriture d’ambroisie ; turbulents et légers, sans se reposer, inconstants, ils font une caresse à toutes les fleurs, sans s’arrêter à aucune. Les oiseaux des tropiques, si remarquables par la richesse de leur plumage, ne font entendre que des cris perçants.

La population de Rio est composée en grande partie de gens de couleur ; le mélange des races noire et indienne, avec les Portugais et autres étrangers a produit dans cette partie de l’Amérique du Sud un dédale chromatique, où l’antropologiste le plus érudit se trouve embarrassé. La plupart des petits magasins sont tenus par des Portugais ; sobres, travailleurs, rien ne les rebute ; insensibles aux privations, supportant les plus rudes fatigues, ils n’ont qu’un but, celui de s’enrichir, et revoir un jour les rives du Tage.

Peu de blancs se montrent dans les rues de Rio, pendant les chaleurs de la journée, surtout les blancs de qualité ; ce n’est que le soir, quand Phœbus a modéré ses feux, que la société choisie de la capitale ose se montrer ; alors le quartier de la place de l’Assemblea jusqu’à la rue d’Ouvidor présente l’aspect le plus animé.

J’étais descendu dans un hôtel allemand non loin du port, et pendant que je prenais une légère collation, je pus remarquer l’usage si répandu du cure-dents : tout Brésilien a toujours avec lui son cure-dents, passé derrière l’oreille comme la plume d’oie de nos saute-ruisseau ; il le retire et s’en sert à tout instant, il est de bois tendre et long de dix à quinze centimètres. Las des courses de la journée, je priai l’hôtesse de m’indiquer ma chambre. J’ouvris une fenêtre pour prendre le frais, et tout en aspirant la fumée d’un charuto brésilien, je donnais cours à mes pensées. Le souvenir de ma famille, de mes amis, mon voyage, le Cap Vert, Rio, l’éloignement de mon pays natal, deux mille cinq cents lieues, me plongèrent dans une mélancolie rêveuse, et machinalement je lançais dans les ténèbres, la fumée de mon puro de Bahia. Bientôt mes paupières s’appesantirent et je songeai à me reposer des fatigues d’une longue navigation ; je laissai la fenêtre ouverte et me jetai sur mon grabat.

Des démangeaisons inconnues me réveillèrent bientôt, et de légers susurrements significatifs me firent connaître qu’une armée de moustiques s’acharnaient sur mon corps et se disputaient mon sang. Je me lève, allume une bougie pour châtier mes ennemis, mais en vain ; semblable au lion malade je dois supporter leurs attaques, sans pouvoir me défendre. Je m’enveloppe dans un des draps et m’étends de nouveau. Quelle nuit désagréable ! Je me levai aux premiers rayons du soleil et, tout en me livrant aux ablutions matinales, je ne me reconnus presque pas en me voyant dans la glace du lavabo. J’avais l’air d’avoir eu la petite vérole ; une quantité de tumeurs couvraient ma figure, mes mains, mes bras, tout mon corps, que faire ?… Je maugréai en moi-même quelques invectives, et le mot carajo, que je connaissais déjà, s’échappa de mes lèvres. Je m’habille, descends et entre dans la salle commune, où je suis reçu par un rire général, et effectivement c’était pour rire, j’avais l’air d’un polynésien de bonne famille, tellement j’étais tatoué ; mais je n’étais pas le seul, d’autres étrangers comme moi avaient eu à faire à l’ennemi et avaient été tout aussi maltraités.

Je pris une tasse de café, du Rio pour de vrai, et sortis pour voir encore un peu les Brésiliens. J’assistai à l’embarquement de malheureux nègres que le gouvernement de Dom Pedro recrutait de toutes parts, un peu par l’argent, beaucoup par la force, et expédiait au Paraguay pour combattre les valeureux soldats de Francisco Solano Lopez. Leurs uniformes me faisaient l’effet d’être les défroques de nos garnisons européennes ; ils tenaient leurs fusils avec une nonchalance et un manque de pratique, qui révélaient la faiblesse de leurs sentiments guerriers. Pauvres diables arrachés à l’esclavage pour être conduits à la mort !

Pour ne donner qu’une idée des boucheries que les braves Paraguayens faisaient de ces infortunés — et remarquez que presque toujours les soldats du Suprême, Lopez portait ce nom, armés d’un simple couteau, attaquaient les Brésiliens — je citerai le fait connu dans toute l’Amérique du Sud, que la quantité de cadavres que charriaient le rio Paraguay et le rio Parana descendaient jusqu’à Buenos-Ayres, et cette masse de chair en putréfaction infectait les eaux et l’air à tel point, que l’administration de la ville dût prendre des mesures en conséquence. L’élite de la jeunesse brésilienne avait disparu, et si la guerre eût duré plus longtemps, ou disons mieux, si le tyran Lopez eût su mieux se conduire, la face des évènements aurait pu changer et entraîner peut-être la ruine du Brésil. Les provinces de Rio Grande et de Bahia, les deux plus braves de l’Empire, étaient dépeuplées et les veuves étaient innombrables.

Les Brésiliens sont hautains, orgueilleux et entichés d’eux-mêmes. À ce propos un de mes amis de Montevideo m’a répété les paroles d’un officier brésilien qui, en certaine société, s’est exprimé comme suit : Les Français sont forts sur terre, les Anglais sur mer, mais les Brésiliens sur terre et sur mer. Et encore cette épitaphe d’un Brésilien mort au Paraguay : Ici repose un lion, non, c’est un tigre, non, c’est un Brésilien.

Abstraction faite de ses vices — et qui n’en a pas, hélas ! — le peuple brésilien a devant lui l’avenir le plus grandiose : une étendue de territoire égale à celle de la moitié de l’Europe, des richesses minérales inouïes, des forêts sans fin de bois précieux et un système fluvial des plus heureux. L’immensité de son territoire embrasse la zone tempérée et la zone torride ; l’étendue de ses côtes, avec des ports sûrs et spacieux, lui permet d’avoir une marine marchande et de guerre, qui rivalisera avec celle des États-Unis de l’Amérique du Nord. Ce qui lui manque, c’est l’immigration de peuples agriculteurs. Accourez, Européens, vous qui vous sentez à l’étroit dans votre antique patrie épuisée, vous qui gémissez sous le poids de la misère et des travaux les plus durs, accourez ; le Brésil est vaste, il a les bras ouverts pour vous recevoir, il est prêt à prodiguer ses richesses à ses enfants d’adoption ! Fuyez les froides régions du Nord, venez dans le Sud, là gît le bonheur, là gît l’abondance !

Malheureusement ce joli pays porte au front une tache bien plus noire que le nègre qu’il l’asservit.

Au Brésil existe encore l’esclavage ! l’esclavage suscité par la cupidité et la luxure ! l’esclavage ! mot terrible, au son duquel tout cœur noble bondit d’indignation !

Le maître, par suite de ses relations charnelles avec son troupeau humain, devient le père d’êtres qu’il pollue comme il a pollué leur mère, et non content de ce crime stigmatisé par les peuples les plus sauvages, il fait battre, torturer ou vendre son propre sang.

Les gouvernements qui autorisent de semblables atrocités, méritent d’être bouleversés par les troubles sociaux les plus exaltés ; le feu et le sang seuls peuvent laver une aussi grave injure faite au genre humain.

Après avoir passé trois jours à terre, je me fis ramener à bord ; on achevait de décharger les marchandises en destination de Rio, et le lendemain nous reprenions la direction du Sud. Encore cinq jours et je pourrai saluer Montevideo la belle.

J’ai oublié de vous dire qu’à bord se trouvaient deux Paraguayens, envoyés par le gouvernement de Lopez à Londres, pour y suivre les cours des arts et manufactures et de mécanique. Forcés de reprendre le chemin de leur patrie, faute de ressources pour continuer leurs études, ces deux jeunes gens, les meilleurs du monde, avaient contre les Brésiliens la haine la plus incarnée. L’un était brun et avait du sang indien dans les veines ; l’autre, blond, était le descendant d’un Anglais établi au Paraguay. Nous nous prîmes d’amitié ; eux savaient l’espagnol et l’anglais, moi quelques mots d’espagnol, nous nous comprenions facilement. Je les aimais réellement, et nous bûmes plus d’une bouteille de pale-ale à la réussite de la guerre.

Quand le navire entra dans le port de Rio, aussitôt un employé de la douane fut installé à bord, pour empêcher la contrebande ; les Paraguayens entamèrent conversation avec lui sans dévoiler leur nationalité ; et au récit horrible des résultats de la guerre, leur cœur se brisa, et l’amour de la patrie leur fit verser des larmes.

Aucun peuple, je crois, n’aime sa patrie comme le Paraguayen, et pourtant le Président Lopez était le chef le plus infâme. Des Paraguayens eux-mêmes m’ont avoué que, lorsque des soldats du tyran, faits prisonniers par les Brésiliens, s’échappaient et venaient, par amour de leur pays, lui offrir de nouveau leur sang, il les faisait fusiller. Pourquoi ? Parce qu’ils s’étaient laissés prendre ! Au moindre soupçon d’infidélité, il faisait battre ou passer par les armes, frères, sœurs, amis, amies, et pourtant on l’aimait, et pourtant on se faisait tuer pour lui ! C’était le Dieu des Paraguayens, d’ailleurs lui-même est mort en brave, traqué par les trois états alliés, réduit à la dernière extrémité, après avoir lutté pendant six ans, dénué de tout, entouré d’une poignée de braves ; il a succombé au champ d’honneur, en combattant corps à corps, à l’arme blanche, après avoir déjà eu une jambe brisée par une balle.

Les deux Paraguayens ne voulurent pas descendre à terre, par mépris pour leurs ennemis ; et lorsque le capitaine fit lever l’ancre, ils ne purent modérer leur rage et adressèrent aux employés brésiliens qui s’éloignaient dans une barquette, toutes les invectives que leur suggérait leur haine.

Pauvres jeunes gens, c’était tirer sur un éléphant avec de la cendrée, le Paraguay devait succomber, il devait être dévasté ; tout ce qu’il y avait de valide devait périr, le nègre devait souiller la blanche Paraguayenne, l’étendard brésilien devait flotter en maître, à Humaïta, Curupaïti et Assomption.

Nous voilà de nouveau en route. Je me mis à l’arrière du bâtiment pour contempler encore une fois la magnifique baie ; Rio disparut et avec elle son fidèle pain de sucre. C’est le Pão de Açucar, montagne conique aux environs de Rio. Le brai se boursoufflait et se liquéfiait dans les jointures des madriers du pont du steamer, car il faisait une chaleur atroce, et il fallait avoir un rude tempérament pour ne pas en souffrir. La plupart des passagers ne se montraient plus, ils étaient couchés dans leurs cabines, anéantis, ruisselants de sueur. Les deux Paraguayens et moi nous tenions ferme, les projets les plus audacieux faisaient l’objet de nos conversations ; entre autres nous avions unanimement résolu d’aller trouver le consul paraguayen à Montevideo, et à l’aide de son concours de traverser les lignes ennemies, pour offrir nos services à Lopez, eux comme constructeurs, moi comme soldat. Arrivés à Montevideo nous fûmes trouver le consul, qui nous dissuada complètement « attendu que beaucoup d’autres qui avaient déjà tenté la même chose, avaient été pris et fusillés » même dans le cas où nous eussions réussi, nous devions périr, car peu de Paraguayens échappèrent au carnage que firent les vainqueurs.

La grande partie du chargement du navire avait été pour Rio, aussi son tirant d’eau était-il très faible, le moindre souffle lui faisait faire les cabrioles les plus désordonnées ; mais le terme de mon voyage était si proche, que je ne faisais pas attention, même à ses mouvements les plus brusques. Je mis ordre dans mes affaires et sortis de ma malle mes habits les plus frais pour faire mon entrée dans la capitale de la República oriental del Uruguay.