Utilisateur:Ernest-Mtl/test MS1
EN GUISE DE PRÉFACE
Un double motif a inspiré votre choix de l’humble messager qui assumât de présenter au public votre nouvel ouvrage. « Nous sommes de la même paroisse, » m’avez-vous dit ; « je suis un ancien élève de Rimouski… » Votre élection — permettez-moi ce terme, familier en ses significations diverses à l’homme politique qui a été pendant vingt-cinq années consécutives l’élu de Témiscouata — votre élection d’un préfacier est donc le témoignage de bienveillance de l’homme mûri par l’âge et le travail à son frère cadet ayant à peine entamé la période fructueuse de la vie ; elle est cette élection, dans sa forme si concise en même temps que si chargée de sous-entendus pieux, l’hommage délicat du fils à sa mère, l’Alma Mater. Les souvenirs qui nous rattachent communément à notre chère Isle-Verte, l’amour qu’à votre exemple je garde à cette portion minuscule de la grande patrie, pouvaient-ils laisser mon oreille sourde à l’invitation d’un de ses plus distingués fils ? pouvais-je ne pas m’incliner avec respect devant votre geste de piété filiale ?
Et pourtant, il ne semble pas nécessaire que l’on vous présente, et qu’une voix étrangère aille sur votre seuil prononcer l’équivalent du Tolle et lege, qu’entendit un jour Augustin. Vous êtes de longtemps du métier, et de longtemps vous avez favorablement affronté la critique. À peine avez-vous quitté le collège et l’encre est-elle à peine sèche de vos devoirs dans les cahiers d’honneur, que déjà vous vous essayez par goût au roman, à la nouvelle, à la rime, tout en potassant par devoir et en vue de votre carrière future (car l’homme ne vit pas encore des lettres, en notre jeune pays) les Pandectes et les sublimes prescriptions du Code concernant les fossés de ligne et les « vaches immortelles ». Il faut que les Muses fassent entendre à l’oreille du jeune clerc avocat ou notaire de bien doux accents pour qu’il leur garde une portion de son cœur, malgré l’opposition apparemment irréductible entre la lettre de la Loi, qui tue, et les Lettres, qui vivifient !… Ou plutôt, n’est-ce pas par intérêt que bon nombre de jeunes basochiens se réfugient au sein des Lettres ? Ils ont appris en effet de Cicéron qu’« elles sont une consolation dans l’adversité »… Il n’importe ; et honni soit qui mal y pense !
Voilà donc que votre plume est déjà bien taillée. Installé dans votre étude, au foyer de votre jeunesse, vous la consacrez a une monographie de l’Isle-Verte, et puis, des Trois-Pistoles : en quoi vous faites œuvre de patience vraiment méritoire et de bon patriote. Les documents paroissiaux, les archives du comté et de la province existent sans doute, qui fournissent la matière première de la petite histoire, et, partant, de la grande. Mais encore faut-il donner une forme à cette matière, l’exploiter par une sage interprétation, lui donner la vie et la couleur, la compléter par les apports de la tradition, voire même de la légende locale. Ainsi se reconstitue pour l’édification de la génération contemporaine ou future la vie disparue des familles et des paroisses ; ainsi se façonne par un labeur ingrat et trop ignoré la véridique histoire des us et coutumes du peuple. Dans le milieu où s’exerce votre activité, vous vous consacrez à cette résurrection du passé ; et c’est pourquoi nos concitoyens vous conservent une très profonde gratitude.
Après un quart de siècle consacré presque exclusivement à la politique, encore que vous n’ayez jamais oublié vos premières amours et que votre nom se trouve, entre temps, au bas de maints articles de journaux ou de revues, vous en venez au sujet plus général des histoires et légendes du « bord du Saint-Laurent ». La nature du sujet a tenté votre esprit tour à tour partagé entre les œuvres d’imagination et les minutieuses précisions de la petite histoire. La légende n’est-elle pas en somme de l’histoire, de l’histoire aux lignes imprécises, embellie ou enlaidie — « exagérée ou dénaturée », ainsi que s’exprime Léon Gautier — par l’imagination populaire ?… Et ces légendes, que vous nous racontez sont « du bas du fleuve », comme vous-même. En cet endroit, c’est-à-dire dans le bas du fleuve, « une, deux ou trois semaines en bas de Québec, » il y a d’abord… un fleuve, et un grand ! Ce n’est pas le mince filet d’eau douce et plus ou moins boueuse qui rampe en face des grandes villes et que tel petit pont, baptisé pompeusement du nom d’une province ou d’une illustre reine, se fait un jeu d’enjamber, si je puis dire. Non ! ici c’est « le fleuve géant » de Routhier, « le Saint-Laurent au majestueux cours, » que l’étranger de Québec, des Trois-Rivières et de Montréal voit avec un œil d’envie. Nos gens l’appellent la mer ; et de ce fait, il en a les arômes puissants, par les soleils d’été, les nuances aux spectacles toujours nouveaux, la majesté des horizons, les sourires ensorcelants, les brusques et superbes colères. De la mer il possède le cadre pittoresque et robuste : montagnes abruptes des rives gaspésiennes, rochers sculptés par le Créateur en forme de vieille, de tourelle, de cervidé haut empanaché ou de félin guettant sa proie ; caps bizarres du Bic ou du Saguenay, brèches et ravins taillés au cœur du granit par l’épée prodigieuse d’un Roland, anses et baies variées et paisibles, au fond desquelles les flots jouent à cache-cache…
Or « les paysages sont des états d’âme, » et les spectacles divers de la nature sont la source première et toujours abondante de l’inspiration, dans les créations artistiques. Si grande, pourrait-on ajouter, est leur influence, en ce domaine, que par l’intermédiaire de l’artiste ils donnent à l’œuvre d’art une large part de son caractère distinctif. La Provence a jeté de son soleil dans les Îles d’or et dans Mireille ; la plainte sempiternelle de la Grande Bleue et les récifs de la côte ne sont pas étrangers à la mélancolie des poèmes bretons ; l’azur de l’Italie se retrouve aux pages des Géorgiques ; la grâce de l’Hellade se révèle dans l’épisode aux lignes pures de Nausicaa.
Dès lors on comprend que notre mer, à nous d’en bas de Québec, et l’opulente nature qui l’enchâsse aient fourni des éléments généreux de pensée aux cerveaux de nos gens.
Qu’on veuille bien se rappeler, d’autre part, que le grand fleuve a servi de théâtre héroïque à l’histoire des premiers jours.
Les dates célèbres en sont inscrites à ses rives et sur ses flots mouvants, tout autant que dans les bouquins des bibliothèques. Ici s’arrête Jacques Cartier ; là, les Anglais incendient le village naissant, à la conquête, comme plus tard les Boches en Belgique ; en cette paroisse prêchait le Père La Brosse ; une frégate a fait naufrage sur cette pointe, et la rouille achève de ronger son artillerie au fond des eaux ; on a trouvé sur telle plage un enfant d’origine étrangère, qui est devenu le chef d’une famille aussi considérable que distinguée de notre société bas-québécoise… La mémoire du peuple garde l’essentiel de ces faits authentiques et y ajoute, par une composition de l’imagination, la tradition plus ou moins obscure de naufrages horribles dans la tempête, d’abordages à coups de haches, de randonnées fabuleuses ou véridiques des missionnaires, en canot et à l’aviron, de Québec à Tadoussac, de l’Isle-Verte à Rimouski, Gaspé et aux extrémités de l’Acadie.
Ainsi s’est ébauchée la geste du bas du fleuve.
y chantent de tendres idylles, des poèmes épiques traversés par l’éclat guerrier des épées et des sabres, les vagues clapoteuses s’y racontent de lugubres histoires, le soir, au fond des…baies. Une tragédie se rattache à l’Anse des Morts, un phénomène de la nature, la folle du logis aidant, donne naissance au Braillard de la Madeleine illustré par Faucher de Saint-Maurice. Telle localité aperçoit, à certains jours, une nef merveilleuse comme le Vaisseau de Sindbad — moins la musique étincelante de Rimsky-Korsakoff — cinglant, toutes voiles hautes, vers la falaise, au milieu des lamentations des matelots ; telle autre recèle en son rivage des coffres-forts inestimablement dorés, débarqués à terre par un Rockfeller des « temps passés. » (Oh ! le brave cœur ! Il n’est maintenant que de savoir où ça se
trouve… avec une métrole.) Le diable même, en personne, ou plutôt en cheval, charroie la pierre nécessaire à la construction d’une église paroissiale ; Méphisto en bottes sauvages et en étoffe du pays, je suppose, il achète des âmes, comme dans Faust, « l’épée au côté, l’aigrette au chapeau et l’escarcelle pleine. » Que sais-je encore ? Vous en savez bien d’autres et de plus savoureuses, se rattachant pour la plupart à notre région témiscouataine, que vous racontez en une langue colorée, sans vous presser, ne dédaignant pas de philosopher, le long de la route, de faire ressortir la foi de notre peuple, de dégager la leçon morale ou religieuse qu’inspirent les actes de vos personnages et les circonstances de leur vie.
Il convient de vous féliciter. Nos histoires et légendes font partie du merveilleux patrimoine moral que nous a légué le passé, et qu’il serait criminel d’enfouir, comme le serviteur infidèle, ses talents, afin de ne nous occuper que de bagatelles exotique. Notre devoir n’est-il pas, au contraire, de tirer le meilleur parti possible de ce fond qui manque le moins, dans toutes les sphères de notre activité spirituelle ? Pour ne parler, par exemple, que de la légende, il faut reconnaître que cette forme ou plus exactement cette déformation de l’histoire a dans une large mesure inspiré le génie français, au cours des âges. Ainsi la Geste de Théroulde ne se borne pas à immortaliser le fier et valeureux Roland, le sage Olivier et Turpin, « mouvante citadelle, » elle campe terre de France, mult dulz païs, comme le champion de Dieu et de l’Église, ses soldats, comme des Cid, avant la lettre, qui doivent tout sacrifier, fors l’honneur, pour la patrie. Et si comme l’a dit le poète des Rayons et des Ombres, le soleil explique les roses, » on peut prétendre que Roncevaux, contemplé sous cet angle, aide à comprendre l’esprit apostolique de la France, et les victoires de Bouvines, d’Austerlitz ou de la Marne… En tout cas, il suffit de la prosaïque réalité pour constater que lorsque le XIXe siècle réclama son chef d’œuvre, Henri de Bornier n’eut qu’à tendre la main vers l’épopée du moyen-âge pour en rapporter sa Fille de Roland, dont certains vers, et des plus beaux, ne sont que la réduction en français moderne du texte en langue d’oïl ; il suffit de faire appel à l’histoire contemporaine pour savoir que M. Joseph Bédier n’a pas jugé indigne de l’Académie et de lui-même de reprendre le thème médiéval de Tristan en Yseult, sur lequel le Maître de Bayreuth avait déjà, tout autant que sur Perceval et les Niebelungen, forgé sa gloire.
Ainsi se rejoignent les âges, ainsi
................les fils ressemblent aux ancêtres, ....
Le vieux temple est le même avec de jeunes prêtres ;
ainsi se forme l’âme nationale.
Qui sait ? les générations de demain reprendront sans doute les récits que votre zèle confie aux pages d’un livre, plus fidèles que les mémoires humaines ; le génie des artistes brodera en leur marge, y ajoutera, en élaguera les détails superflus, en fera jaillir aux yeux émerveillés des beautés nouvelles encore insoupçonnées. Avec les Casgrain, les de Gaspé, les Taché et quelques autres, vous aurez contribué à sauver de la ruine — et la ruine, en l’espèce, c’est l’oubli — les sources claires où s’abreuveront nos arrières-neveux ; et, du même coup, vous aurez donné à ceux de nos contemporains
.......... qui dedans soy
Sauraient vraiment trouver de quoy
Prendre la plume,
et que l’apathie condamne à fumer éternellement leur pipe, en une quiète et inféconde béatitude, un exemple pratique de piété nationale et de dévouement au service de l’intelligence.
Je souhaite à vos histoires et légendes du bord du Saint-Laurent le meilleur succès.
INTRODUCTION
C’est Charles Nodier, je crois, qui a dit quelque part : « hâtons-nous de raconter les délicieuses histoires du peuple, avant qu’il les ait oubliées, » et votre humble serviteur, s’inspirant de ces paroles sincèrement vraies, vient aujourd’hui vous entretenir de ces histoires du passé, merveilleux récit où la légende et la fable se donnent parfois la main pour mieux captiver les auditeurs, mais où l’on découvre facilement un fond de vérité, que l’histoire ne refuse pas d’accepter comme étant de son domaine, tout en faisant une large part à la fiction qui n’y ajoute que son charme et son attrait indéniables.
Nous vivons à une époque qui contraste singulièrement avec celle où nos ancêtres se livraient aux durs métiers de colons et de soldats. C’était le temps alors, où les canadiens-français burinaient au temple de l’avenir les épisodes héroïques, qu’immortalisaient la foi, le dévouement, l’amour du sol et l’aveugle enthousiasme d’une nation éprise d’idéal sublime et de devoir surhumain. C’était le temps où les Iroquois faisaient trembler plus d’un brave, où l’on sentait un ennemi embusqué derrière chaque tronc d’arbre que l’on venait d’abattre sur le lot que l’on défrichait — Dieu sait au prix de quelles peines et de quelles abnégations ; — où le soleil radieux qui se levait à l’horizon, sur une cabane de bois, abri des seuls trésors que l’on appréciait d’autant plus que la solitude était plus grande : la femme et les petits, menaçait d’éclairer de ses rayons mourants le massacre des êtres chers, et la destruction d’un patrimoine gagné à la sueur des fronts.
Aujourd’hui tout cela n’est plus, il y a encore des luttes, des embuscades, des tortures mêmes ; mais ce sont les luttes contre le vice qui, vague immense, monte et monte sans cesse ; ce sont les embuscades où nous guettent le luxe, les folles passions, les heures d’enivrement, les désirs de parvenir, la vie à outrance en toute chose, tous ces ennemis qui torturent, mutilent, scalpent et annihilent tout aussi sûrement une nation, que le couteau du Peau-Rouge des premiers temps de la colonie.
Bien plus, les belles choses du passé, les annales de notre histoire si belle, immense épopée qui a tenté les efforts de plus d’un poète, nos légendes émouvantes où les lutins, la chasse-galerie, les feux-follets et les revenants jouent un rôle si impressionnant et plein d’attirance, nous les avons négligées, mises à l’arrière-plan, couvertes du linceul de l’oubli, pour nous plonger dans la lecture des romans à sensation.
Je ne voudrais pas tourner en moraliste dans l’étude qui nous occupe ; mais je ne puis m’empêcher de constater un fait, c’est que le roman — dans la pire acception du mot — prend une trop large part dans la vie d’un grand nombre. Arsène Houssaye écrivait un jour : « notre siècle est arrivé sans foi en lui-même, presqu’à la fin de sa course. Le moment est venu pour l’art et la littérature de jeter un regard en arrière, de s’interroger la conscience et de se demander : Où allons-nous ?
Et Faucher de St-Maurice, le doux littérateur, le poète soldat, qui a fait tressaillir nos âmes de viriles émotions, ajoutait : « Où allons-nous en effet, emportés sur ce flot terrible et grondeur de romans, de contes, de nouvelles que la librairie fait déborder depuis soixante-quatorze ans ? Où nous mènent ces écoles de beaux penseurs, fantaisistes échevelés qui, ne pouvant se tenir dans un juste milieu, nous montrent d’une main la vie réelle à travers un faux prisme, faisant rayonner sur elle, des couleurs chatoyantes qu’elle n’a pas, et de l’autre disséquant froidement, — à grands coups de scalpel, muscles par muscles, lambeaux par lambeaux, toutes les monstruosités de la nature humaine ?
« On ne saurait s’imaginer combien ces productions indigestes, incrustent au fond de l’âme, un acide qui corrode et ronge les inspirations les plus pures. Elles donnent une fausse direction au jugement, ouvrent une carrière trop vaste à l’imagination et à l’enthousiasme — ces compagnes folles de toute jeunesse — font pencher mélancoliquement l’âme vers le mal, la jettent petit à petit dans la dégradation et conduisent la plupart de leurs adeptes à l’irréligion, aux entreprises folles, au désespoir, au déshonneur et quelque fois, malheureusement, au bagne. »
Combien plus aimables sont les productions saines et fortes dégageant de leur ensemble un parfum de devoir accompli, de récompenses bien méritées, de consciences calmes et heureuses comme après une bonne action faite sans ostentation. Et quel pays plus fertile que le nôtre pour la production de tant d’œuvres saines et viriles, où l’on retrouve tout ce qui peut plaire aux cœurs, et enthousiasmer les âmes. Le passé avec ses héroïsmes, le passé avec ses légendes qui s’en vont, le passé avec ses douces histoires qui menacent de s’oublier, est là qui nous invite et nous tend la main. Il me semble, attiré par leur charme séduisant, entendre une voix d’aieule nous les conter, lorsque le soir tombe et que sur la grande route, au bord du fleuve, les passants ont disparu, entré sous un toit hospitalier, et que l’on entend, comme apaisée la voix des flots qui bruissent sur le rivage dans nos paroisses françaises d’en bas de Québec.
J’ai encore dans l’oreille le son de la voix aimée de grand’-mère, redisant pour la centième fois les choses merveilleuses de l’Histoire du Rév. Père de la Brosse, la vie et la mort de l’hermite de l’île Saint-Barnabé, vis-à-vis de Rimouski ; l’horreur du massacre des sauvages dans un ilot du Bic ; le merveilleux avertissement chez le seigneur Rioux des Trois-Pistoles ; la mort du Père Ambroise Rouillard, et le miraculeux scapulaire de la morte de Saint-Epiphane, dans le comté que j’ai l’honneur de représenter au Parlement Fédéral.
Et c’est sous l’empire de ces douces émotions que l’âge n’a pas diminuées, que je vais à mon tour, essayer de faire passer sous vos yeux les scènes diverses, quelques-uns des faits que l’histoire et la légende ont enregistrés et que l’on retrouve vivaces parmi toute la population au bord du fleuve, en bas de Québec, demandant à l’avance non pas votre attention, mais votre bienveillance pour me pardonner le décousu, la longueur, le peu de mérite littéraire, même, de ces histoires du bon vieux temps, ne vous rappelant qu’une chose : mon désir de vous intéresser aux choses de « Chez nous » !
CHAPITRE I
L’HERMITE DE SAINT-BARNABÉ
Nous allons maintenant pour un quart d’heure tout au plus, entrer dans le domaine de l’histoire, car l’hermite de St-Barnabé, a bel et bien existé et sa vie, intéressante sous bien des faces, est du domaine des faits réels, au moins en ce qui touche les trente-neuf années qu’il a vécues sur l’île, en face de Rimouski.
Rimouski ? — Il faudrait la plume de Buies, voire même celle de J. C. Taché pour nous en donner une idée juste, peindre les aspects majestueux qui l’entourent et développer à vos yeux cet imposant panorama qui se déroule depuis les monts neigeux en arrière, jusqu’aux Laurentides en face, qui, muraille immense, ferment l’horizon d’une ligne noire, sinueuse et accidentée. Ici une baie des plus régulières, ayant pour extrémités, le quai de Rimouski à droite et les ilets Canuel à gauche ; et au large, comme pour fermer l’entrée de cet estuaire à vastes dimensions, l’île St-Barnabé si connue des marins, s’étend sur une lieue de long. À marée basse il est facile de s’y rendre, du village, à pied sec, en passant sur les battures. Au fond de la baie, sur une légère éminence, c’est le village de Rimouski, aujourd’hui ville superbe, avec sa cathédrale, son collège classique et ses institutions de charité.
Or en 1728, un jeune homme d’environ vingt et un ans, arrivait dans la paroisse de Saint-Germain de Rimouski qui n’était alors qu’une simple mission desservie de temps en temps par le missionnaire de la côte sud. D’où venait-il, ce jeune homme robuste, humble et mélancolique, de manières parfaites, et d’un abord des plus faciles ? Qui était-il ? Quel projet avait-il en vue ? quel dessein arrêté le poussait vers ce coin de terre à moitié colonisé ? Victime de quelque malheur inconnu, de quelque drame caché, venait-il demander aux forêts encore vierges de la Gaspésie et de Rimouski un abri sûr pour y faire pénitence et y passer le reste de ses jours ? Ou bien le cœur brisé par quelque grand amour incompris ou malheureux, recherchait-il la solitude afin de mieux pardonner et de mieux oublier ?
Ces questions, sous mille et une formes, lui ont été posées et il les a constamment laissées sans réponse et c’est de peine et de misère que le seigneur Lepage de Rimouski, dont il était l’hôte d’un jour, lui fit avouer son nom qu’il dit être celui de Toussaint Cartier.
Le soir de son arrivée, en promenade sur le bord de la grève, il s’arrête un instant et contemple l’île de St-Barnabé. Sa figure devient comme radieuse, un éclair de joie illumine sa prunelle, il se découvre et tendant la main vers le large, il dit à son compagnon :
« Oui, c’est sur cet ilôt sauvage,
« Que je ferai mon héritage
et revenant au manoir seigneurial il y rencontrait le Père Ambroise Rouillard, missionnaire récollet, arrivé le jour même, pour faire la mission à Rimouski. Mis au courant du projet du jeune étranger, le Père ne sut que l’encourager, voyant en cela, dit-il, les secrets d’en haut, en face d’une inspiration aussi soudaine et d’une décision prise sur-le-champ.
Le soir même le seigneur Lepage, ayant le Père Rouillard pour témoin, passait un acte de donation au jeune Toussaint Cartier d’un endroit dans la dite île de Saint-Barnabé et autant de terre qu’il en pourra faire et ce seulement pendant sa vie durant… attendu que le dit Toussaint Cartier s’est expliqué avec le dit Sieur Lepage qu’il ne voulait pas se marier et qu’il voulait se retirer dans un endroit isolé, seul, afin de faire son salut…
Cet intéressant document, passé le 15 novembre 1728, existe encore et est parmi les minutes du notaire Descheneaux ; il mérite d’être conservé à plus d’un titre, surtout lorsque l’on songe que la considération en était de faire son salut.
Toussaint Cartier se mit de suite à l’œuvre ; il construisit, avec l’aide du bon seigneur Lepage, une maisonnette de peu de dimension et une petite étable, pour abriter une vache et quelques poules ; puis il se mit à défricher la terre autour de son habitation ; partageant son temps entre la prière et le travail, il ne venait au village, à marée basse, que lors de l’affluence de colons à l’humble chapelle pour y faire la mission, avec le bon Père Missionnaire, et jamais un mot d’aigreur, jamais une parole vive, jamais le moindre indice d’un retour attristé sur un passé qui semblait mort pour lui. Sa bouche semblait scellée sur le temps écoulé jusqu’à son arrivée à Rimouski, personne ne le surprit à en parler ou même à y faire allusion.
En 1759, c’était l’heure attristante de l’invasion anglaise ; nous allions être abandonnés, être obligés de nous soumettre à la loi du plus fort, qui n’est pas toujours la plus juste ni la meilleure. Les paroisses d’en bas de Québec eurent beaucoup à souffrir des incursions et des déprédations des soldats anglais ; Rimouski fut le premier point où ils débarquèrent. Incapables de se défendre contre le grand nombre, les colons s’étaient enfuis dans les bois avec leurs familles et ne revenaient au bord du fleuve, que pour surveiller le mouvement des navires de guerre anglais.
Seul l’hermite ne changea rien de sa vie accoutumée ; indifférent à tout, il ne craignait personne ; enfermé chez lui, il ne semblait plus vivre de la vie du dehors ; les anglais débarquèrent sur l’île, ils se rembarquèrent sans molester personne.
L’humble serviteur de Dieu fut épargné cette fois, grâce sans doute à une permission de là-haut.
Il y avait trente-neuf ans que Toussaint Cartier menait ainsi une vie d’anachorète, édifiant tous ceux qui connaissaient les privations qu’il endurait volontairement, et la vie de sainteté qu’il menait, lorsque le 29 janvier 1767 le jeune Charles Lepage, le fils du seigneur, âgé de 14 ans, remarqua en sortant de la maison de son père, que la cheminée de l’hermite sur l’île ne donnait pas de fumée. Le père informé du fait, voyant qu’il faisait un froid assez intense et craignant qu’il ne fût arrivé quelque malheur au pauvre hermite, envoya son fils avec un compagnon en voiture s’enquérir de ce qui se passait là-bas.
Quelles ne furent pas leur surprise et leur désolation en voyant le pauvre solitaire étendu sans connaissance sur le plancher, et près de lui, lui léchant les mains, un petit chien, seul compagnon de sa solitude, qui manifestait sa joie en voyant arriver les sauveurs. Ils l’enveloppèrent dans des couvertes et des peaux de buffles et le ramenèrent au manoir du seigneur Lepage où les bons soins et la chaleur le ramenèrent un peu.
Mon heure est venue, dit-il, et Dieu a voulu que je profite du passage de son missionnaire ici pour régler mes comptes. Le père Ambroise, celui qui, trente-neuf ans auparavant avait assisté au contrat de donation, chargé d’années et de mérites, était de nouveau en mission à Rimouski. Il se rendit au manoir, confessa son ami, qui le soir même rendait son âme à Dieu, emportant dans la tombe son secret que personne n’a su.
Cette histoire si touchante et si simple, dans toute sa naïveté, a déjà servi de thème à une triste et décevante histoire d’amourette ; cependant elle est restée telle quelle, a toujours été transmise de famille en famille, aux endroits où l’hermite a vécu et où il est mort. L’endroit où s’élevait l’humble cabane du solitaire, se voit encore sur l’île en face du village de Rimouski.
Je ne sache pas que l’on ait comblé le puits creusé de ses mains où il allait chercher l’eau dont il avait besoin.
Tout jeune écolier, lorsque l’hiver jetait son pont de glace vive entre l’île et le rivage, du côté de Rimouski, on allait par bandes joyeuses en pèlerinage au lieu où le saint hermite de l’île avait vécu pendant 39 ans. Et ce n’est pas sans émotion sincère que l’on songeait à ce jeune homme de vingt-et-un ans venant enfermer dans un coin obscur, sa jeunesse, ses rêves, ses aspirations et mourant sans soulager son cœur d’un secret qui lui pesait peut-être lourdement, et qu’il devait emporter dans la tombe.
CHAPITRE II
LA LÉGENDE DES CLOCHES SONNANT
Il y a des figures prédestinées, des hommes qui naissent pour résumer en eux-mêmes toute une époque, je devrais dire tout un siècle de civilisation, de gloire et de progrès dans tous les genres : tels Périclès, Auguste, Charlemagne, saint Louis, François Ier, Louis XIV, Napoléon.
On en voit qui passent, torrent désastreux, ne laissant après eux que ruines et désolations ; d’autres ne paraissent sur la scène du monde que pour être l’instrument de circonstances extraordinaires et donner leur nom à toute une époque particulière : les peuples jaloux se disputent leurs berceaux et s’en font des demi-dieux ; d’autres enfin, sur un théâtre des plus humble, passent en faisant le bien, pareils au Divin-Maître, et sans laisser leur nom au siècle qui les vit naître, travailler, souffrir et mourir, ils n’en sont pas moins restés les idoles des peuples au sein desquels ils ont travaillé et peiné toute leur vie, et leur mémoire, après des siècles révolus, reste aussi vivace, aussi ancrée au cœur des populations, qu’aux jours bénis où ils accomplissaient leur mission providentielle.
Donoso Cortès disait un jour : « Qui a mis sur leurs lèvres ces saintes harmonies, et cette mâle éloquence, et ces terribles imprécations, et ces prophétiques menaces, et ces accès de brûlante charité qui jettent l’épouvante dans la conscience des pécheurs et ravissent jusqu’à l’extase les âmes pures des justes ? »
Et nous répondrons : l’amour du Christ, une simplicité d’apôtre, une vie de sainteté de tous les instants et le zèle infatigable pour la conversion des âmes. N’est-ce pas Louis Veuillot, ce génie de la pensée et de la plume, qui a écrit quelque part :
« La voix d’un bon prêtre produira en quelques jours des miracles que tous les livres et tous les journaux du monde n’opéreront jamais. Ceux-là seuls peuvent vraiment convertir qui peuvent absoudre, ayant reçu tout ensemble, comme prix de leur existence vouée à Dieu, le devoir d’instruire et le pouvoir de pardonner. »
Le père de La Brosse était du nombre de ces âmes d’élite à qui Dieu donna tout ensemble, le devoir d’instruire et le pouvoir de pardonner. Il résume en lui toute une époque, trop ignorée peut-être, de gloire, pour l’Église du Canada, dans cette partie du pays qui s’étend depuis Tadoussac jusqu’à la Gaspésie. Sa réputation de sainteté est universelle parmi ceux qui habitent le bas du fleuve, tant sur la côte nord que du côté sud. Son nom ne se prononce jamais qu’avec le plus grand signe de vénération et de respect ; il le méritait bien, ce grand serviteur de Dieu qui, pendant plus de trente ans, a fait l’admiration des populations échelonnées sur les rives du fleuve depuis Québec jusqu’à Gaspé.
En 1766, il y avait déjà douze ans que le père de La Brosse était au pays, lorsqu’il reçut ordre de ses supérieurs de s’occuper spécialement des postes et établissements de la Côte Nord et de la rive sud, avec résidence à Tadoussac. C’est à partir de cette époque que le nom du père est acquis à l’histoire religieuse de notre pays. Aux lieux où il a le plus vécu, comme Tadoussac, Rimouski, Trois-Pistoles, Isle-Verte et Cacouna, pas un vieillard, pas un enfant qui ne sachent sa vie comme celle d’un saint François-Xavier, et vous les surprendrez à vous conter les légendes qui se transmettent de famille en famille, et l’on vous parlera de l’empreinte de sa raquette et de son genoux sur un rocher des Trois-Pistoles, au départ d’une mission des plus consolantes, de sa mort qu’il a prophétisée d’avance, d’un incendie de la forêt, s’arrêtant à la ligne de démarcation qu’il avait tracée, après avoir conjuré l’élément destructeur de ne pas aller plus loin, convertissant par ce seul miracle des centaines de Naskapis.
On vous parlera surtout de la légende des cloches, sonnant le moment même de sa mort, dans toutes les chapelles où il avait exercé le saint ministère.
La voici cette dernière légende dans toute sa naïve simplicité, telle qu’elle a été gardée parmi nous et que nous empruntons à l’abbé Casgrain :
Le soir du 11 avril 1782, le curé Compain de l’Île aux Coudres, veillait seul dans sa chambre du presbytère ; il venait à peine de finir ses prières et la lecture de son bréviaire, lorsque tout à coup, dans le silence de minuit, il entend comme le son d’une cloche ; se croyant le jouet d’un rêve ou d’une illusion, il se lève et écoute : plus moyen de douter, c’est la cloche de son humble chapelle qui jette dans la nuit son glas funèbre. Il sort dehors ; la cloche sonnait toujours ; il entre dans l’église, personne ! et la cloche là-haut sonne toujours, tintant lugubrement dans l’espace. Il médite, il songe ! Soudain, comme si la voix d’un ami eut murmuré à son oreille, il tressaillit et se prit le front de ses deux mains ! Il est mort, oui : il est mort, ce bon et saint Père de La Brosse disait la voix intérieure, il vient de mourir à Tadoussac, et ce glas funèbre ne nous l’apprend que trop ; demain vous serez au bout d’en bas de l’Île et l’on viendra vous chercher là pour que vous puissiez lui donner la sépulture. Il sort de l’église, entre au presbytère, et se prépare pour le grand voyage de Tadoussac. Le lendemain il était au rendez-vous, attendant la réalisation de ce que lui avait dit la voix de l’ami, parlant tout bas dans la nuit.
Que se passait-il à Tadoussac pendant cet intervalle ? Le Père de La Brosse y était depuis quelque temps, attendant l’arrivée des sauvages, que le retour du printemps amenait au bord du fleuve, afin de leur prêcher la mission.
La veille de sa mort, le bon Père paraissait plein de santé. C’était un grand vieillard avec des cheveux blancs ; quoique robuste de corps, il avait le visage d’un ascète. Tout le jour il avait comme à l’ordinaire, vaqué à ses occupations, aux devoirs de son ministère ; et le soir venu, il était allé au Poste faire la partie de cartes avec les officiers, jusqu’à neuf heures. Au départ, il souhaita le bonsoir, à tous, et se recueillant soudain, il leur dit : Mes amis, je vous dis adieu pour l’éternité, car vous ne me verrez plus vivant sur cette terre. Ce soir même, à minuit « Je serai mort. » Vous entendrez à cette heure là sonner la cloche de la chapelle et il en sera ainsi dans toutes les chapelles où j’ai prêché la sainte parole de Dieu ; elles annonceront ma mort à mes ouailles. Si vous ne me croyez pas, vous pourrez venir vous assurer par vous-mêmes, mais je vous en prie ne touchez pas à mon corps. Demain, vous irez chercher à l’Île aux Coudres, M. Compain, le curé, qui me donnera la sépulture, il vous attendra au bout d’en bas de l’Île. Ne craignez point de partir quelque temps qu’il fasse. Je réponds de ceux qui feront ce voyage. »
On crut d’abord à une plaisanterie, mais il insista avec un air de conviction et d’autorité qui ne permettait pas de doute.
Vous n’avez jamais paru en aussi bonne santé, lui dit un officier, comment pouvez-vous croire que votre fin soit prochaine ? Mon enfant, reprit le père, vous reconnaîtrez avant le jour la vérité de mes paroles ; et il sortit en leur faisant un dernier et suprême signe d’adieu. Tous restèrent stupéfiés, n’osant croire à la réalité de cette triste prophétie ; cependant les montres se mettent sur la table et anxieux, fiévreux, agités, ils comptent les heures : dix, onze, minuit !!! Ce fut comme une commotion : la cloche de la chapelle sonne dans la nuit : on dirait le râle d’une agonie. Tous accoururent à la chapelle : à la lueur de la lampe du sanctuaire, ils entrevoient dans le chœur, la robe du Père La Brosse. Il était prosterné à terre, immobile, le visage dans ses deux mains jointes, appuyé sur la première marche de l’autel.
Il était mort !
La triste nouvelle court le village. C’est un coup de foudre dans un ciel serein ; dès le point du jour toute la population est sur pied et envahit la chapelle ; chacun veut jeter un dernier regard sur le bon père que la mort est venue terrasser !
Toute la journée ce fut un défilé devant le corps du saint missionnaire ; les sauvages qui l’aimaient tant et qu’il payait si bien de retour restaient assis auprès de leur bon ami, immobiles, le doigt sur la bouche comme pour marquer par ce geste qu’aucune parole ne pouvait exprimer leur douleur.
Cependant il fallait songer à l’ensevelir, il fallait avoir un prêtre et se souvenant de ses dernières paroles : « M. Compain sera au bout d’en bas de l’île aux Coudres, allez le chercher : il n’y a aucun risque pour ceux qui feront ce voyage, » on résolut de mettre un canot à la mer pour l’Île aux Coudres et pourtant la tempête est forte ; le sud-ouest est violent à cette saison et la mer est furieuse, l’eau poudre comme de la neige. Qu’importe ! le Père l’a dit : « je réponds de ceux qui feront ce voyage. » Eh ! bien, en avant le canot. Quatre hommes y montent et prennent le large. À peine sortis de la baie de Tadoussac, qu’ils sentent l’eau s’apaiser sous leur canot et tandis que la tempête fait rage autour d’eux, une main invisible les pousse avec rapidité ; à onze heures, ils étaient en vue de l’Île aux Coudres.
M. Compain se promenait le long des Rochers, les attendant sans se lasser. D’aussi loin qu’il put leur parler, il leur cria : Le Père est mort, vous venez me chercher pour lui donner la sépulture ! Le canot approche du rivage, M. Compain y monte et le soir du même jour il débarquait à Tadoussac.
Le Père de La Brosse avait une telle réputation de sainteté que rien d’étonnant si les populations naïves de ces temps primitifs ont entouré sa mort d’événements légendaires qu’on raconte encore parmi les colons du bas Saint-Laurent, pour rendre les derniers devoirs au saint missionnaire.
On cite vingt témoins qui affirmèrent avoir entendu les cloches sonner à minuit le 11 avril 1782, et tous de s’écrier : « Notre bon Père La Brosse est mort ! Il nous avait bien dit au départ, que c’était sa dernière visite dans notre mission ! »
À l’Isle-Verte, on garde le souvenir du Père Clairmont, qui disait avoir entendu sonner la cloche de la chapelle de la mission, dans la nuit du 11 avril, alors qu’il descendait la Côte de la Montagne pour s’en retourner chez lui.
Après tout, Dieu a bien pu commander à l’Ange de la Mort de sonner le départ de cette âme d’élite qui remontait à lui, après avoir fait tant de bien dans sa vie. Elles ont bien pu, pour un jour, ces pauvres cloches de chapelles, avoir la propriété merveilleuse d’annoncer la mort d’un saint missionnaire. Cela ne répugne pas à la raison et ne peut que faire du bien aux cœurs croyants et bons.
CHAPITRE III
L’ISLET AU MASSACRE DU BIC
Avant l’arrivée des Missionnaires sur le sol du Canada qu’ils ont ouvert à la civilisation, en y déployant l’étendard de la France et la croix du vrai Dieu, suivant l’expression du poète Crémazie, les aborigènes de l’Amérique du Nord étaient plongés dans un état de féroce barbarie dont les excès dépassent l’imagination des romanciers les plus fertiles. La nature insoumise des sauvages, leur instinct naturel de destruction, pour conserver une supériorité incontestée sur ces vastes étendues de terres, de forêts et de rivières, patrimoine que chaque tribu croyait lui appartenir en propre, furent cause que de sanglants combats, et d’horribles boucheries humaines souillèrent ce pays, vierge encore de toute empreinte du passage des Visages Pâles venus des pays d’outremer.
Inutile de parler ici des diverses races sauvages qui se partageaient l’Amérique du Nord et plus particulièrement le Canada. Pour l’intérêt de ce récit, qu’il soit permis de dire que les seules tribus qui ont à jouer un rôle ici sont les Micmacs et les Maléchites d’un côté, et les sombres et féroces Iroquois de l’autre.
Les Micmacs et les Maléchites, de la nation des Souriquois ou race algonquine, habitaient toute l’étendue du pays qu’on appelle l’Acadie et ont été de tout temps les amis et les alliés les plus fidèles et les plus sûrs des Français, des Canadiens et des Acadiens.
Les Micmacs vivaient plutôt au bord de la mer, sur les rives du fleuve Saint-Laurent ; tandis que les Maléchites occupaient l’intérieur des terres, du côté du Maine. De leur région, ces derniers descendaient rejoindre leurs frères alliés du bord du fleuve par les rivières des Trois-Pistoles, Ristigouche, Miramichi et Saint-Jean. De nos jours les restes de ces tribus si intéressantes à plus d’un titre, sont épars un peu partout ; le village de Ristigouche a gardé ses Micmacs, plus ou moins purs de tout alliage, et les Maléchites, après avoir déserté leur réserve de l’Isle-Verte et de Saint-Épiphane, dans Témiscouata, font maintenant leurs délices de vivre aux rivages de Cacouna et de la Rivière-du-Loup. C’est là qu’on les trouve faisant le commerce de paniers et de raquettes, la chasse aux loups-marins, ou servant de guides aux chasseurs étrangers qui veulent « enfoncer dans les forêts de Témiscouata et de Rimouski.
Sur quoi, me demanderez-vous, repose cette légende de l’Îlet au Massacre ? Elle repose assurément sur un fond historique que nous pouvons constater au récit du second voyage de Jacques-Cartier, dans lequel nous lisons le passage suivant :
« — Et fut par le dit Donnacona, montré au dit capitaine, les peaux de cinq têtes d’hommes étendues sur des bois, comme peaux de parchemins ; et nous dit que c’étaient des Toudamens (Iroquois) de devers le Sud qui leur menaient continuellement la guerre. Outre nous fut dit, qu’il y a deux ans passés que les dits Toudamens les vinrent assaillir jusque dedans le dit fleuve à une Île qui est le travers du Saguenay où ils étaient à passer la nuit, tendans aller à Honguedo (Gaspésie) leur mener la guerre avec environ deux cents personnes, tant hommes, femmes, qu’enfants, lesquels furent surpris en dormant dedans un fort qu’ils avaient fait, où mirent les dits Toudamens le feu tout à l’entour et comme ils sortaient, les tuèrent tous, réserve cinq qui échappèrent. De laquelle détrouse se plaignaient encore fort, nous montrent qu’ils en auraient vengeances. »
Assurément il y a des obscurités dans ce simple récit ; il y a des confusions qui ne peuvent pas nous étonner étant données les circonstances dans lesquelles se trouvaient et narrateur et les conteurs ; cependant, avec la tradition, qui s’est perpétuée comme une chaîne ininterrompue parmi les tribus sauvages d’en bas de Québec, il est facile de jeter un peu de lumière sur ce sujet que M. J. C. Taché a développé avec un talent merveilleux et dont les écrits m’ont été si utiles dans la préparation de cet humble travail.
Il ressort de ces notes de Cartier que les Toudamens venant du sud, c’est-à-dire les Iroquois de triste mémoire d’autrefois, deux ans avant la venue de l’immortel découvreur, avaient massacré, dans une île qui est le travers du Saguenay, près de deux cents personnes ; voici pour le fonds historique ; quant aux détails, naturellement, l’écrivain y a mis du sien, tout en faisant une étude sérieuse des endroits où habitaient les tribus en cause et le chemin qu’il fallut parcourir, les uns pour s’abriter, les autres pour venir les surprendre et les exterminer. Ceci posé, nous allons entrer dans le vif du sujet.
Le printemps était venu et sur la région du Témiscouata, la neige étant disparue, la chasse à l’orignal, au caribou, au castor, à l’ours, au vison, au loup-cervier, au porc-épic, à la loutre, était terminée ; c’était le temps alors, pour nos Malachites de descendre au bord du fleuve, aux embouchures des rivières pour y commencer la pêche et la chasse toujours abondante, lorsque le Saint-Laurent vient à peine de se libérer des glaces amoncelées de l’hiver, glaces fondues par le soleil et les vents doux de la fin d’avril.
Un jour, cinquante familles sauvages de cette région, qui s’étend de Témiscouata jusqu’à Métis avaient abandonné leur wigwams pour venir s’établir à la Baie du Bic et y vivre pendant quelques temps de cette vie douce de printemps, en face de la mer si belle, si vaste, si attirante, surtout lorsque le soleil vient jeter sur cette nature printanière ses rayons attiédis et vivifiants. Mais pourquoi essayer de décrire ainsi nos plages d’eau en bas de Québec ? Ne suffit-il pas de les nommer de leur nom de Kamouraska, Rivière-du-Loup, Cacouna, Trois-Pistoles et le Bic ? Le Bic surtout, cet endroit d’un pittoresque ravissant où l’on admire sans cesse une baie de proportion majestueuse que le regard embrasse en un instant, où l’on voit une plage coupée de dentelures et accidentée de falaises, de monticules, de caps et de champs où pousse une herbe saline, où l’on aperçoit deux belles rivières qui descendent des monts voisins, déversent leurs eaux pures aux deux extrémités de la baie ; en face, un peu au large, en pleine ouverture de la baie, rétrécie à sa sortie vers le fleuve, deux îlots escarpés immobiles comme deux sentinelles à l’entrée d’un port de mer, frappent les yeux.
Sur le plateau qui borde le rivage, en face de la mer, le Bic est bâti, plein de vie, plein d’avenir, recherché des touristes et des amants de la belle et grandiose nature. C’est sur ce plateau qu’étaient venues se fixer les familles sauvages dont nous venons de parler. C’est là qu’elles venaient couler quelques jours d’une vie nonchalante et douce, sans songer que, sur leurs têtes, planait l’aile noire d’une mort atroce.
On était au Bic depuis un mois lorsqu’un soir, deux des jeunes sauvages revenant en toute hâte, d’une partie de chasse, sur le haut des terres, jetaient le cri d’alarme parmi toute la bourgade en avertissant la tribu que les ennemis étaient à une journée de marche du village. Les guerriers, sombres, redressant leur corps courbé, et sans paraître le moins du monde atterrés, se contentent, avec un suprême mépris, de proférer comme s’ils eussent été en face de leurs ennemis le mot injurieux de « Chiens ». Les femmes moins fortes et les enfants craintifs prennent peur et se lamentent, mais les chefs et les anciens de la nation imposent le silence et l’on se consulte.
Les ennemis semblent nombreux, quelques heures seules les séparent du moment suprême où doit retentir le cri de guerre. Fuir ? Impossible car le seul chemin pour se rendre à Matane est le fleuve et l’on n’a pas de canots pour tout le monde ?
Que faire alors ? Le premier mouvement fut d’envoyer à bord des canots les vieillards, les femmes enceintes, ou celles nourrissant leurs petits, en tout 30 personnes, les diriger vers le bas du fleuve, et pour ceux qui restent, rien à faire que de se défendre comme un micmac sait se défendre contre un chien d’Iroquois.
Ces derniers, venus des pays d’en haut, en passant par le fleuve, ont dû remonter la rivière des Trois-Pistoles, tomber dans la Boisbouscache et rencontrer le chemin fréquenté par les Micmacs qu’ils suivent maintenant dans l’espoir de rencontrer l’ennemi séculaire, et goûter un peu du sang et de la chair des guerriers de l’Acadie. Ils ne devaient pas tarder à assouvir leur rage et étancher leur soif.
Ils rampent comme des serpents dans l’ombre, se faufilant adroitement à travers le bois clair semé ; pas un bruit, pas une pierre qui roule, pas même un oiseau effrayé ou un chevreuil surpris pour briser et rompre le silence de la nuit ; et les cent Iroquois, croyant tenir leurs ennemis, avancent toujours, cernent le village afin que personne ne leur échappe. Ils arrivent enfin, le casse-tête à la main, et le scalpel à la ceinture, altérés de sang et de carnage : mais ô déception, les cabanes d’écorce sont vides. Ils écoutent : rien, rien que le bruit de la mer déferlant sur les rochers au large et toute cette rumeur étrangement douce qui vient de la baie où la mer a monté, la mer qui va bientôt se retirer pour laisser un fond de vase à sec.
Quelle nuit de déception pour ces êtres si sûrs d’avoir mis la main sur une riche proie ! Ils font un feu pour le repas du soir, et le sommeil vient bientôt fermer les yeux des guerriers fatigués et déçus. Mais, au matin, le regard tourné vers la mer, un chef Iroquois, devient soucieux ; il s’avance seul sur la grève, remarque des empreintes de pas qui se dirigent vers les ilets ; il en suit, à mer basse les traces, et rendu à l’extrémité de la baie, se couchant à plat ventre sur les galets, il darde son œil vers l’extrémité escarpée d’un des ilets d’où s’élève une vapeur étrange, presqu’imperceptiblement. Il a le ricanement d’un démon, et tout son être frissonne d’une joie d’enfer. Pour lui, plus de doute : ces pistes vers le large ce sont celles des ennemis enfuis : cette vapeur légère partant d’une excavation d’un des ilets, annonce la présence d’êtres parqués dans un endroit bien restreint ! Alors avec des bonds fauves, il revient sur ses pas, gravit le côteau et debout en plein village désert de ses premiers habitants, il pousse un hurlement horrible qui réveille les sauvages Iroquois. C’est le cri de guerre ! Alors on se groupe autour du chef et d’un geste superbe, désignant l’ilet aux regards avides de ses guerriers, il leur apprend la nouvelle de sa découverte.
Aucun cri ne répondit, de l’ilet, à celui du chef Iroquois, mais celui qui eut plongé ses regards dans la caverne au flanc du rocher, aurait pu voir des femmes et des enfants en sanglots, et en face, comme une barrière immuable, les chefs et guerriers Micmacs et Maléchites, prêts au combat et défiant, dans une attitude superbe, l’ennemi qui sur le coteau d’en face, s’apprête à livrer un assaut meurtrier. Ils ne tardent pas en effet à s’avancer le long du rivage, jusqu’en face de l’embouchure de la baie et de là, gagner à pas lents, l’arc tendu, prêts à tirer, le chemin moitié sable et vase, qui conduit, à mer basse, vers l’ilet, refuge des pauvres Maléchites. Ces derniers les attendent de pieds fermes, car il s’agit pour eux de défendre leurs femmes et leurs enfants ainsi que leur propre vie.
Les Iroquois le sentent bien, et ne s’avancent que lentement ; à portée d’arc, les flèches commencent à pleuvoir, se croisant dans l’espace qui sépare les combattants. Aussitôt s’élèvent des cris de rage et de douleur, on entend des râles d’agonie et des spasmes de blessés mourant ; cependant les Iroquois, sentant qu’ils vont avoir à lutter contre la mer qui monte et va les encercler, jettent leurs flèches et brandissent leurs tomahawks. Ce fut une mêlée atroce, horrible, indescriptible. Des membres pendent, détachés des corps ; les crânes se brisent, des os se fracturent sous les coups répétés de l’arme primitive des sauvages, et toutes ces blessures et ces corps pantelants, sont horribles à voir ; cependant les Iroquois sont obligés de retraiter et traînant les blessés et laissant aux flots qui montent ceux des leurs qui ont perdu la vie dans le combat.
Les Iroquois, retirés sur la plage, méditent de nouveaux assauts ; les Micmacs profitent alors de ce moment de répit pour se retrancher derrière quelques palissades faites à la hâte, de perches, de petits sapins, de corps d’arbres accrochés au flanc aride de l’ilet, n’employant à ce travail que le monde disponible.
Aussi réussissent-ils à protéger encore jusqu’à ce que le secours, un secours inespéré, puisse leur venir en aide à temps.
L’Iroquois a vu s’élever ce travail effectif : il a souri, il a cligné de l’œil, il a pesé ses nouvelles chances d’arriver à son but : exterminer sûrement ce groupe de héros antiques. En effet, dès l’attaque suivante, les Iroquois allument d’énormes flambeaux d’écorce et, en bandes serrées, malgré les flèches parties de la caverne et du haut de la palissade, ils s’avancent au pied des retranchements et mettent le feu à cet ouvrage en bois sec, résineux et enflammable et dans un instant, l’incendie dévore l’œuvre de défense élevé au prix de tant de misères. Les Iroquois se retirent un peu plus loin et attendent, en ricanant, comme des démons, que leurs victimes sortent de la caverne pour les immoler sans pitié. Hélas ! ils n’attendent pas longtemps pour accomplir leur terrible besogne. Tous ceux d’entre les maléchites que la terreur, les blessures, l’âge ne condamnent point à être suffoqués, s’élancent avec l’énergie du désespoir et tombent sur les Iroquois qui n’ont pas de peine à les terrasser, à les exterminer jusqu’au dernier.
Tous, sans distinction d’âge et de sexe, périssent ou massacrés ou étouffés dans la caverne. Ils dépouillèrent les cadavres ; ils enlèvent au scalpel le plus de chevelures possible et partent en entonnant un chant de guerre, laissant au flanc du rocher sans regret les pauvres guerriers Micmacs dont l’extermination venait de donner à un ilet du Saint-Laurent le nom qu’il porte encore aujourd’hui : l’Ilet au Massacre, du Bic. Et notre ami M. Taché, je dis ami, car il l’était de toute ma famille à plus d’un titre, termine ainsi l’histoire désolante que nous venons d’entendre :
« Longtemps, disent les récits populaires, on a observé les ombres des massacrés errer le soir autour de l’Ilet, et mêler leurs gémissements aux bruits de la mer !
« Souvent on a vu, au sein des nuits sombres, des fantômes armés de pâles flambeaux, danser, avec des contorsions horribles sur les galets de la baie !
« C’est en harmonie avec ces traditions qu’on a désigné les deux caps, qui limitent l’entrée de la baie du Bic, par les noms lugubres de Cap Enragé et de Cap aux Corbeaux.
« Il n’y a pas encore bien des années que les restes des os blanchis des Micmacs tapissaient le fond de la caverne au massacre !
« Encore aujourd’hui, ce n’est pas le premier venu qui s’en irait visiter ces lieux, par une nuit obscure, alors que le vent gémit à travers les sapins et les crevasses des rochers, comme une âme en peine. »
CHAPITRE IV
LE PÈRE HENRI NOUVEL
ÉPISODE DE 1663
« Qu’il est doux d’écouter des histoires,
« Des histoires du temps passé ; »
Il y a plus de deux siècles, l’Église était encore à son berceau en Canada. Mais comme il n’y avait pas, sur notre sol libre, d’empereur romain pour la forcer à descendre dans de nouvelles catacombes, elle se développa avec une force dont on ne peut trouver le secret que dans la divinité de son établissement. Et quels obstacles alors se dressaient de partout comme des barrières infranchissables ? Le pauvre missionnaire voyait s’élever devant lui des difficultés énormes à soulever. Pas de communication, si ce n’est par la voie dangereuse de notre fleuve, incertitudes dans ses recherches à travers les forêts, poursuivant la conquête des âmes au risque même de sa propre vie, mille et un dangers à courir dans ces vastes solitudes, livré à toutes les intempéries des saisons, abandonné à ses propres forces et loin de tout secours : que le poète a eu raison de dire :
La clameur se déroule au fond des solitudes
Et le missionnaire écoute soucieux,
Le grand cri de la vie épandue sous les cieux !
Mais qu’importait à un missionnaire tous ces obstacles ? Ils devaient se fondre devant son zèle et son amour pour les âmes comme ces brouillards du matin que le soleil chasse devant lui en les fouettant pour ainsi dire de ses rayons. Le Missionnaire ne voyait qu’une chose : des âmes à sauver et non le froid, les privations, les misères, l’éloignement, la solitude, les tortures et la mort même. C’est là en grande partie le secret de l’extension de l’Église sur tous les points de ce continent, malgré les difficultés que les missionnaires trouvaient à chaque pas. Oh qu’ils seraient étonnés nos bons missionnaires d’alors s’il leur était permis de contempler les résultats de leurs travaux apostoliques ! Ce grain de sénevé, ils l’ont pour ainsi dire mis en terre ; ils l’ont arrosé de leurs sueurs et souventes fois de leur sang ; ils ont veillé avec un soin jaloux à sa naissance, et quand les premiers rameaux ont commencé à s’étendre, ils ont disparu pour faire place à d’autres. Aujourd’hui, ce grain de sénevé est devenu un arbre puissant que les haines du siècle et les fureurs de l’enfer ne réussiront pas à déraciner.
Voici certains faits qui donneront une idée de notre église primitive ; c’est en feuilletant les relations des Jésuites que je tombai sur le sujet qui nous occupe présentement. Enfant de l’Isle-Verte, j’aime et j’aimerai toujours à raconter tout ce qui touche de près ou de loin à ma paroisse. Tout le monde aime son pays, ses légendes et ses coutumes et chacun aime le lieu de sa naissance et tout ce qui s’y attache. C’est pourquoi je viens offrir aux lecteurs indulgents ces quelques lignes historiques qui ne sont pas sans intérêt.
En 1663, l’Isle-Verte qu’il ne faut pas confondre avec l’Isle-Verte (terre-ferme) n’était qu’un endroit de pêche et de chasse, connu des sauvages seuls. Pourtant on voit aux Relations des Jésuites que le Père Gabriel y avait déjà fait des courses apostoliques qui s’étaient bornées à l’île, sans aller au-delà, et cela avant l’année 1663. Néanmoins la civilisation et la religion y étaient encore à l’état d’enfance. L’Isle-Verte, en face de Tadoussac, où vivaient bon nombre de français avec le missionnaire, devait ressentir l’effet de ce voisinage. En effet, l’Île Verte attira l’attention de la Robe Noire, disaient les sauvages, et bientôt, elle devint un petit centre que le missionnaire aimait à visiter. Comme tous les centres assez importants, elle eût ses commencements. Les voici — Écoutons le père Henri Nouvel raconter lui-même les impressions de son voyage à l’Isle-Verte.
Je prie V. R. avec tous nos pères et Frères que j’embrasse in visceribus Jesu Christi, de m’aider à remercier Dieu des grâces que nous avons reçues de sa bonté pendant notre hivernement.
Étant partis de Québec le 19 novembre avec deux français, notre hôte et quelques autres sauvages, nous arrivâmes à l’Isle-Verte le 24 du même mois. Nous trouvâmes en cette Isle tous nos sauvages, tant Papinachois que d’autres nations qui faisaient en tout soixante et huit. Ils s’étaient renfermés dans un fort de pieux, en suite de la découverte qu’ils avaient faite d’un grand cabanage d’Iroquois sur le bord de la grande rivière. Cette petite navigation de six jours ne fut pas sans beaucoup de dangers. Le mauvais temps nous ayant obligés de nous retirer dans une petite Islette, nous y fûmes deux jours ; nos pilotes y eurent bien de la peine à conserver notre chaloupe. Nous voyant en danger d’arrêter plus longtemps dans ce poste, à raison des glaces et du vent contraire qui ne discontinuait pas, nous eûmes tous recours à Dieu, et nous étant mis sous la protection de Jésus, Marie et Joseph, à peine eûmes-nous achevé notre prière, que d’abord le temps changea ; notre sauvage qui craignait beaucoup, nous cria en même temps Pousitan, embarquons !
Nous eûmes un temps favorable jusque aux approches de l’Isle-Verte où notre chaloupe ayant donné contre une roche, nous nous vîmes bien près de la mort.
Dieu eut compassion de nous et nous fûmes tous consolés de voir que la chaloupe, quoique très mauvaise, eut résisté à ce coup capable d’en faire périr une qui aurait été beaucoup plus forte. La nuit nous ayant surpris en cet endroit, nous ne laissons pas de continuer notre route, nous n’étions qu’à une demi-lieue de l’Isle-Verte. Alors notre chaloupe fut battue de coups de vent si rudes qu’elle s’entrouvrait par le devant. Ce fut à ce coup que nous nous disposâmes tout de bon à la mort, et nous étant résignés à la volonté de Dieu je fis vœu de dire trois messes à l’honneur de la Sainte-Famille de Jésus, Marie et Joseph et de réciter tous ensemble, pendant 9 jours le chapelet. Notre crainte fut changée en une espérance si forte, que n’appréhendant point dans la continuation des mêmes dangers, nous arrivâmes heureusement au port. Nous nous sommes arrêtés dix jours à l’Isle-Verte, pendant lesquels j’ai administré les cérémonies du baptême à six enfants de divers âges dans une petite chapelle qu’on y dressa. J’ai baptisé avant mon départ, un capitaine Papinachois qui savait ses prières et que je trouvai si bien disposé par ces grâces toutes particulières dont Dieu l’avait prévenu, que je crus être obligé de ne plus différer, nous voyant dans le danger des Iroquois ; on lui donna le nom de François-Xavier.
Ce bon Néophyte m’a raconté qu’étant gravement malade dans les bois, Dieu lui avait fait voir si sensiblement les feux de l’enfer où ceux qui ne prient pas brûleront éternellement, et qu’ensuite il lui avait si bien montré le chemin du Paradis, qu’il trouvait parmi les chrétiens, que depuis ce temps-là il avait toujours prié et qu’il avait en horreur les invocations du démon, que ses compagnons faisaient dans son pays. En vérité, Dieu l’a doué d’un bon jugement et d’un bon naturel. Il m’a protesté toujours qu’il ne quittera jamais la prière. Il a sept enfants mâles, tous baptisés ; sa femme l’est aussi, il y a longtemps.
Avant que de quitter ce premier poste, Dieu voulut avoir les prémices du troupeau qu’il me donnait en garde, ayant appelé au ciel une petite fille de mon hôte, que le Père Gabriel avait baptisée. Cette mort affligea beaucoup le père et la mère et toute la parenté. Dieu les consola dans leur perte par la ferme croyance qu’ils ont qu’elle est au ciel : ils l’invoquent tous les jours afin qu’elle les aide auprès de Dieu. »
Qu’on se figure ce pauvre missionnaire offrant le sacrifice de la messe sous une humble chapelle, au bord des eaux. Du haut des falaises vous avez à vos pieds le fleuve géant qui roule ses flots amers, là-bas, à l’horizon, les Laurentides et en face Tadoussac où reluit son humble clocher. C’est l’automne ; les bois n’ont plus que des voix tristes et lugubres : c’est le mois des morts. Partout la vie semble s’éteindre sous un souffle mortel. Mais franchissez le seuil de la pauvre tente où le missionnaire officie. L’air est attiédi par les quelques flambeaux d’écorce et de résine qui brillent près de l’autel brut ; des soupirs, des mots de prières s’élèvent de cette assemblée de sauvages naguère farouches, aujourd’hui humbles et soumis comme Celui qui vient les racheter. Tout semble expirer au dehors ; ici la vie se renouvelle et Jésus-Christ vivant se voile aux regards « sous les apparences du pain et du vin. » L’enfant des bois regarde ; il écoute les voix qui s’élèvent dans son cœur, simple comme lui, et il adore en silence. Tel était le tableau que présentait la pointe nord de l’Île-Verte, le 25 novembre 1663. Tableau sublime qui laisse dans l’âme de celui qui réfléchit, dans le cœur de celui qui ne voit pas rien que de l’or et des intérêts ici-bas, un charme exquis qu’on aime à savourer. Mais il faut voir notre île pour mieux ressentir et mieux comprendre, notre île « pleine de souvenirs, » « vraie corbeille de verdure. »
CHAPITRE V
LE PÈRE ALBANEL
UN ÉPISODE DE 1670
C’était au mois de décembre, cette époque si rigoureuse sous notre ciel du Canada. Pour le riche parvenu, pour l’homme cousu d’or par des transactions plus ou moins honnêtes, c’est le temps du plaisir, des bals enivrants, des repas pantagruéliques, du bien aise énervant. Mais pour le pauvre, c’est l’heure où la morne souffrance l’empoigne en ses serres tenaces, c’est l’heure où sa triste nudité va lui arracher peut-être un cri de haine contre cette part inégale dans la distribution de la richesse ici-bas. Ô riches, allez parfois sous le chaume y contempler le désespoir aux prises avec les souffrances et les tortures de tout genre, allez-y, et si vous en revenez le cœur aussi dur qu’auparavant, mourez, car vous n’êtes pas dignes de vivre !
C’était donc au mois de décembre. Notre fleuve géant semblait dormir sous son épaisse cuirasse de frimas et de glaces. La neige étendait partout son lugubre manteau et les arbres des forêts pliaient sous la pesanteur du givre emprisonnant leurs flexibles rameaux. Sur la pointe nord de l’Île-Verte, qui s’avance en forme de triangle dans le fleuve, quelques cabanes sauvages montrent leur toit d’écorce qui se dessine sur le blanc du sol d’une neige durcie. Ce sont de pauvres Maléchites, Micmacs et Papinachois qui habitent ces froides huttes. Libres enfants des grands bois et des plaines, vivant du produit de leur chasse et de leur pêche, ils sont venus ériger leur tente sur le bord du fleuve, sur la pointe (du moins, c’est tout probable) où est bâti le phare actuel. Sans soucis du lendemain, ils étaient venus là comme ils seraient allés ailleurs, sans compter sur les maux qui désolent l’humanité souffrante.
Le soleil vient de sortir des nuages amoncelés à l’horizon et ses rayons obliques adoucissent un peu l’âpreté de la brise qui souffle faiblement ; à la porte d’une des cabanes d’écorce, un homme dans la force de l’âge est assis, les yeux rivés sur Tadoussac, où vivent les français et la Robe Noire. Rien, dit-il. Le Grand Esprit aurait-il oublié ses enfants de la forêt qui l’adorent à leur réveil comme à leur coucher ? Pourtant la Robe Noire nous a dit un jour : « Mes enfants, le Grand Esprit qui règne au-dessus de nos têtes est Tout-Puissant et plein de bonté, quand les misères et les épreuves viendront, espérez en lui ; quand bien même les lunes se renouvelleraient, que la forêt se dépouillerait de son feuillage pour reprendre son vert manteau, espérez encore, espérez toujours. » Voilà que nous espérons depuis longtemps et rien encore. Mais attendons ! — et il reprit sa marche. Pendant qu’il parcourait nerveusement l’espace étroit en face de sa hutte, un cri parti de la cabane voisine lui fit relever la tête. Frère, vois-tu là-bas, dans ce sillon, un point noir ? Oui ! ce sont eux, c’est lui ! Que le Grand Manitou soit, béni ! Et il disparut sous la tente, le regard joyeux, le front plus serein.
Voici ce qui s’était passé. À la fin de novembre 1670, des Français de Tadoussac, profitant d’une belle journée où le fleuve était libre de glace, étaient venus sur l’Île-Verte pour y traiter avec les sauvages, qui avaient coutume de s’y trouver. Ils n’ont pas plutôt franchi le seuil d’une des cabanes éparses sur la pointe qu’un cri de joie s’échappe involontairement de leur poitrine oppressée. Hélas ! sous leurs yeux, des squelettes vivants se tordent sur la dure, en proie aux horribles souffrances d’une maladie épidémique. Ces pauvres malheureux tournent vers les visiteurs des regards suppliants qui semblent dire : soulagez-nous ! soulagez-nous ! Les Français soulagèrent ces pauvres victimes et partirent en leur promettant de leur envoyer le missionnaire qui se trouvait alors à Tadoussac au milieu de ses ouailles, français et sauvages. Ils partirent donc, laissant l’espérance à ces déshérités de la nature. Longue fut leur attente ! Mais le père avait dit de compter sur la Providence et de ne jamais désespérer, et ils gardaient l’espoir de se réjouir bientôt de l’arrivée de la Robe Noire au milieu d’eux. Enfin, après de longues journées pleines de privations et de misères ; après bien des nuits d’insomnie, de souffrances et de tortures physiques et morales, on vit, à travers une saignée, comme disent les marins, s’avancer un canot d’écorce portant le Père qui venait consoler ses chers néophites, pour la plupart, ses chers enfants en général.
Ce fut le 11 décembre 1670, que le Révérend Père Albanel, jésuite, aborda à l’Isle-Verte pour porter les secours spirituels et corporels aux sauvages qui y passaient l’hiver. Pour comble de malheur, un de ses matelots avait failli périr et une grande partie du blé-d’inde fut perdue. Qu’importait ! Il en restait assez, et d’ailleurs les âmes étaient malades ; les soigner, c’était sa principale occupation. Voici ce que l’on trouve au sujet de cette visite sur l’Isle-Verte, du Père Albanel, dans les Relations des Jésuites, 1670, page 9. C’est le Père lui-même qui parle : « Je n’y vis que des squelettes animés, et des corps défigurés qui avaient passé quatre jours sans manger, sans avoir de quoi se nourrir. Je commençai mes fonctions par la prière et sur le soir je préparai du Shériague. Le lendemain tous se confessèrent et je donnai à communier à ceux qui étaient capables. »
Il se passa alors une scène bien touchante que rapportent les relations. Le Père se trouvait auprès du lit d’une pauvre veuve qui avait deux enfants encore en bas âge. « Père, dit-elle ; le grand Esprit m’a enlevé mon mari, tu sais ? Oui, mon enfant ; ta souffrance sera méritoire. Écoute ; Père. Tu vois ces deux enfants ? Eh ! bien quand mon mari a été pour mourir il m’a dit : « femme, je te laisse un de nos garçons ; l’autre plus vieux tu le donneras à la Robe Noire. Tu lui diras que je le prie de lui apprendre à prier pour moi ! » Le Père l’accepta.
Cette histoire véridique a son côté intéressant. L’Isle-Verte a été le théâtre de bien des scènes inconnues, de beaucoup de drames ignorés. C’est un sol historique. Le Père Albanel y vint ; puis le Père Henri Nouvel, le premier missionnaire de Rimouski, et enfin le Père La Brosse, de sainte mémoire.
CHAPITRE VI
UNE ERREUR HISTORIQUE
LE MASSACRE DE L’ISLE-VERTE
Non pas de « L’Îlet du Bic »
Il est rare que le chercheur infatigable, celui que les vieux bouquins, les annales poudreuses et les archives de cent ans ne rebutent pas, ne rencontre pas parfois de ces erreurs historiques que les circonstances lui permettent de rectifier sur l’heure. C’est là faire acte patriotique que de travailler ainsi non seulement à mettre au jour une foule de connaissances nécessaires et utiles ; mais encore de montrer sous leurs vraies couleurs, les choses du passé qu’une erreur involontaire a mal édifiées.
Le vent est aux antiquailles, diront quelques-uns. C’est vrai. Mais au milieu de cette ardeur fiévreuse qui porte tant de personnes bien disposées vers les choses antiques, il est facile de distinguer un travail opiniâtre et désireux de mettre au jour une foule de renseignements jusqu’ici inconnus ; il est facile aussi de constater que parmi tous ces travaux archéologiques plus ou moins importants, il en est qui surnagent, qui dominent les autres et viennent à point donner soit un appui nouveau à un fait déjà énoncé, soit un formel démenti aux assertions jusque-là mal étayées.
C’est ainsi qu’en cherchant un peu partout parmi les livres qui commencent à orner les rayons d’une bibliothèque naissante, la main m’est tombée sur les Trois Légendes de M. J. C. Taché, cet écrivain de race, véritable artiste canadien, qui a enrichi notre littérature nationale de productions que signeraient les premiers écrivains français de la génération actuelle, ceux qui n’ont pas dévié des saines traditions de la belle et large littérature française du dix-neuvième siècle.
La première des Trois Légendes attira mon attention d’une manière toute particulière. Traitant le sujet de l’Ilet au massacre du Bic, elle était de nature à exciter ma curiosité. Mais une autre considération, plus séduisante, m’attirait. Jusqu’ici j’avais cru de véritables légendes, ces récits historiques, merveilleux, horriblement tristes et désolants, que l’on se raconte en frissonnant les soirs d’automne et d’hiver au coin du feu ; mais voilà que mes yeux lisent, étonnés, les lignes qui suivent : « Le fond de la légende de l’îlet au massacre repose sur un fait de l’histoire qui constitue le premier événement important des annales aborigènes dont il soit fait mention dans nos chroniques et le seul, antérieur à la découverte du pays, auquel il soit assigné une date à peu près précise. »
Et M. Taché ajoute « que c’est au grand pilote de Saint-Malo que nous devons la mention de cet événement aujourd’hui passé dans le domaine légendaire. »
Voyons maintenant le passage sur lequel M. Taché s’appuie pour donner à son récit du massacre du Bic un fond historique. C’est au chapitre IX de la « Seconde navigation » de Jacques Cartier.
Voici : « Et ce fut par le dit Donnacona montré au dit capitaine les peaux de cinq têtes d’hommes estendues sur des bois, comme des peaux de parchemins ; et nous dit que c’étaient des Toudamens (Iroquois) de devers le Su qui leur menaient continuellement la guerre. Outre nous fut dit, qu’il y a deux ans passés que les dits Toudamens les vinrent assaillir jusque dedans le dit fleuve à une Isle qui est le travers du Saguenay où ils étaient à passer la nuit, tendans à aller à Honguedo (Gaspé) leur mener guerre avec environ deux cents personnes, tant hommes, femmes qu’enfants lesquels furent surpris en dormant dedans un fort qu’ils avaient fait, ou mirent les dits Toudamens le feu tout à l’entour et comme ils sortaient les tirèrent tous, réserve cinq qui échappèrent. De laquelle destrousse se plaignent encore fort, nous montrant qu’ils en auraient vengeance. »
Monsieur Taché ajoute qu’il y a dans ce passage des obscurités et des confusions non moins que des méprises que les traditions conservées ont permis depuis de corriger puis il nous fait le récit émouvant du massacre à l’îlet du Bic, avec une facilité étonnante qu’on admire, prodiguant partout les plus riches couleurs du style et conservant jusqu’à la fin du récit cette originalité d’expression qui est le propre du véritable écrivain canadien, conservant la couleur locale, cette senteur du terroir laurentien qu’il convient de ne perdre à aucun prix.
Une chose me frappe étrangement dans ce récit appuyé sur un fond historique : c’est que M. Taché, connaissant le fleuve Saint-Laurent mieux que personne, ait pu se laisser tromper par le texte si clair, si précis de Jacques Cartier.
Jacques Cartier nous montre le grand sachem de Stadaconé (Québec) lui annonçant que deux années avant l’arrivée des visages pâles, les Toudamens faisaient une guerre acharnée à sa tribu, voire même qu’ils avaient tué un grand nombre des siens dans une « île qui est le travers du Saguenay » pendant qu’ils dormaient dans un fort qu’ils avaient fait.
Quelle peut bien être cette île en travers du Saguenay, si ce n’est la grande et luxuriante Île-Verte dont j’ai déjà raconté l’histoire en 1887-88 ?
En effet l’Île-Verte longue de trois lieues, forme véritablement le travers du Saguenay qui se décharge en face, portant jusqu’aux bords de l’île ses courants nombreux, véritables dalles liquides qui font parfois le désespoir des marins.
Jacques Cartier ne pouvait avoir l’idée de l’îlet du Bic en racontant l’histoire du chef de Stadaconé, pour la bonne raison que le Bic est loin de l’Île-Verte et que l’îlet au massacre n’est pas le travers du Saguenay. S’il eut voulu mentionner les îlets du Bic, Jacques Cartier n’aurait pas été en peine pour leur fixer une situation telle qu’il aurait été impossible de s’y méprendre.
L’Isle-Verte a été de tout temps un poste d’observation, un endroit recherché ; espèce de rendez-vous de pirates ou de guerriers à l’affut. Admirablement située près de la côte du Sud, ayant vue sur tout le fleuve où rien ne pouvait arriver d’un peu inaccoutumé sans que cela paraisse aussitôt aux regards, ayant en face Tadoussac et le Saguenay où les français commençaient à avoir un pied à terre important, l’Île-Verte était appelée à jouer un rôle dans l’histoire des premiers temps de la colonie.
Comme on le voit dans le récit de Cartier, l’Île-Verte fut le théâtre d’une boucherie sanglante qui vous donne une idée des massacres dont les Iroquois étaient capables, massacres qui devaient les rendre si redoutables dans la suite.
Du temps de Champlain, les Basques et les Rochellois y avaient leur poste d’observation afin de surveiller les mouvements de la flotte française qui les empêchait de trafiquer avec les sauvages de Tadoussac. On voit qu’en 1621, MM. de Caien et de Monts se mettent à leur poursuite. Arrivés à l’Île-Verte, ils n’y trouvèrent qu’un fort ou retranchement de palissades ; les oiseaux avaient déserté le nid. Ils s’étaient sans doute réfugiés sur l’île aux Basques, à une lieue en bas de l’Île-Verte, vis-à-vis Trois-Pistoles.
Du temps du pilote Alphonse, l’Île-Verte portait le nom d’île de la guerre, et les Relations des Jésuites nous apprennent qu’en 1683, le Père Henri Nouvel fit naufrage sur l’Île-Verte où il rencontra dans un fort de pieux 68 sauvages, tant papinachois que d’autres nations. Ils s’étaient ainsi enfermés dans ce fort ensuite de la découverte qu’ils avaient faite d’un grand cabanage d’Iroquois sur le bord de la grande rivière, le Saguenay sans doute.
Plus tard le Père Albanel, ce hardi pionnier de la civilisation, le découvreur généreux que rien ne rebutait, fut obligé de se rendre en plein mois de janvier à l’Île-Verte où se mouraient de misères et de faim une partie des sauvages échoués là, je ne sais par quelle aventure.
Tout cela ne confirme-t-il pas davantage le lecteur que l’Île-Verte était un centre important alors, que les sauvages de la côte sud y venaient en foule et que leur ennemi commun, le farouche Iroquois, dut venir souventes fois les y surprendre et les terrasser et que c’est un de ces coups hardis, un de ces drames sombres d’alors que le sachem de Québec racontai à Jacques Cartier.
Mais ne gardons pas rancune à M. Taché d’avoir plus ou moins bien compris Jacques Cartier, puisque cette erreur nous a valu des pages admirables qui ont fait l’admiration de tous ceux qui les ont lues, j’allais dire dévorées avec avidité. Le massacre du Bic a eu lieu, nul doute là-dessus. Quand ce drame eut-il lieu ? Voilà le hic ! L’Isle-Verte a été le théâtre de combats sanglants, de tueries atroces, c’est aussi un fait certain et Jacques Cartier, et le pilote Alphonse et les Relations nous en donnent la preuve surabondante ; mais jamais il ne sera possible d’admettre le fond historique sur lequel M. Taché veut faire reposer le récit du massacre de l’îlet du Bic.
Qu’on lise et relise cet admirable légende de l’îlet au massacre ; que l’on admire et qu’on la vante avec raison, sans croire pour tout cela à l’exacte vérité des faits tels que rapportés avec grâce par l’auteur. Guizot disait un jour : « voulez-vous du roman ? Que ne vous adressez-vous à l’histoire ? » M. Taché aura lu ces lignes et sur un prétendu fond historique, il a brodé avec charme le plus joli roman de couleur locale, la plus empoignante légende qu’on puisse lire.
La vérité vraie étant mise sous un véritable jour, l’erreur de l’écrivain étant constatée, je demande au vieil ami de ma famille de me pardonner cet excès de zèle qui me pousse à rectifier ce que dans mon humble opinion, je crois erronément affirmé : Cet article ne diminuera en rien le prestige si bien établi de ce bon ami des canadiens et des Maléchites[1] et il ne fera que rendre justice à l’histoire qui me paraissait incomprise.
CHAPITRE VII
NOS PREMIERS MILICIENS !
AUX TROIS-PISTOLES
Pendant que la petite colonie des Trois-Pistoles augmentait lentement le cercle de ses opérations, les ennemis de la Nouvelle-France se donnaient du trouble pour reconquérir le Canada. Chaque jour apportait la nouvelle d’hostilités de la part des voisins de la Nouvelle-Angleterre, et c’étaient des alarmes dont les colons ressentaient assurément les contre-coups. En 1744, la guerre éclata soudain ; l’Angleterre jusque là neutre, s’étant jetée du côté de Marie Thérèse d’Autriche, prenait fait et cause contre la France et par là recommençait la guerre en Amérique.
À Québec, cette nouvelle ne causa pas plus d’émoi que dans le passé, accoutumé que l’on y était d’apprendre chaque jour de nouvelles menaces, de nouvelles invasions. Toutefois on augmenta de prudence, et comme les ennemis devaient d’abord s’emparer de l’Acadie, par la prise de Louisbourg, pour remonter le Saint-Laurent jusqu’à Québec, ordre fut donné aux habitants d’en bas de la Pointe de Lévy de se tenir sur leur garde.
Voici le précieux document que M. Napoléon Rioux, Seigneur des Trois-Pistoles, un descendant direct de Vincent Rioux, frère de Nicolas, nous passe au sujet de cette défensive que les autorités militaires de Québec entendaient suivre dans le cas de guerre avec les colons de la Nouvelle-Angleterre. Ce document qui a près de 150 ans d’existence, est une relique du passé, et nous l’insérons ici avec plaisir, afin de la conserver dans sa forme, et d’en donner connaissance publique à ceux qui aiment les antiquités.
Voici ce morceau dans son entier :
Nous, Jean Baptiste de St-Ours d’Echaillon, Chevalier de l’Ordre militaire de St-Louis, Lieutenant de Roy du Gouvernement de Québec, Commandant en l’absence de Monsieur Le Général.
Il est ordonné au S. Riou Lainé, propriétaire de la Rivière des Trois-Pistoles d’exécuter les ordres qui lui seront donnés par les Srs. de Paline et Céry que M. L’intendant et nous envoyons à l’occasion des feux et fumées à faire dans les endroits de la dite paroisse qui lui seront indiqués par les Srs. de Paline et Céry, à l’effet de quoi il fera monter la garde le jour et la nuit par deux habitants qui seront relevés de trois heures en trois heures afin que les feux puissent êtres faits exactement et à propos et de faire assembler les milices aussitôt qu’on apercevra les feux ou les vaisseaux ennemis pour se rendre ensuite à Québec avec leurs armes avec injonction à tous les habitants de son district d’apporter avec eux chacun pour 20 jours de vivres en pois, en farine ou légumes supposé que les secours de France ne seraient pas encore arrivés ou que les récoltes ne soient pas faites, dans le cas que l’ennemi paraisse, ils auraient attention de faire mettre leurs bestiaux dans les bois le plus à l’écart qu’il sera possible. Au surplus recommandations au Sr. Rioux Lainé de tenir sa milice en bon ordre et prête à marcher s’il en était question.
Nous prévenons le dit Sr. que lorsque le dernier feu paraîtra à la pointe de Lévy il sera tiré un coup de canon ou deux pour avertir qu’on a vu les feux à Québec : Ces deux coups de canon seront le signal pour répéter les feux depuis la pointe de Lévy jusqu’à St-Barnabé.
À Québec, 21 juillet 1744.
Vu par nous intendant de la Nouvelle France.
Comme on le voit c’est une pièce inédite de valeur ; elle nous donne l’idée de la manière dont on s’y prenait, alors, pour donner des signaux depuis Québec jusqu’à Rimouski. Il n’y a pas de doute qu’un dépôt d’armes existait à la grande maison du Seigneur Rioux, sur la pointe, à l’usage des militaires du district dont Nicolas Rioux était le capitaine en chef. Le district militaire comprenait alors tout le territoire depuis la Rivière-du-Loup jusqu’au dernier avant-poste à Rimouski, à « St-Barnabé, » comme dit l’ordre de milice que nous venons de citer.
Nicolas Rioux et ses miliciens furent-ils obligés de faire le coup de feu ? Nous l’ignorons. Une chose certaine, c’est qu’ils furent utiles à leur pays de quelque manière et ressentirent vivement au cœur les larges blessures que l’on faisait à la Nouvelle-France par ces guerres continuelles qui l’épuisaient et allaient la jeter sanglante sur les plaines d’Abraham, soumise au pouvoir d’un ennemi plus fort.
CHAPITRE VIII
L’HERMITE DE TROIS-PISTOLES
LE PÈRE DUPONT — DOM G. FRS POULET
Trois-Pistoles commençait pour ainsi dire à essayer ses ailes. Des colons aussi entreprenants que courageux, conduits par le souffle qui vient de là-haut, avaient commencé le dur labour du défrichement, donnant au Nouveau-Monde le spectacle sublime d’une race virile et ferme, cherchant à s’implanter dans le sol canadien par les racines les plus tenaces et les plus profondes. Loin des centres plus populeux, accoutumés au silence des retraites paisibles où peu de monde s’assemble, ils ne connaissent des choses éloignées que ce que le missionnaire ou les rares voyageurs leur apportent de temps en temps. Il n’y avait pas de journaux alors, et nous croyons bien que le zèle des commères n’était pas ce qu’il est aujourd’hui.
C’était vers l’année 1715, deux ans après que M. Auclair, curé de Kamouraska, eut commencé à faire la desserte des Trois-Pistoles. Par une après-midi calme et paisible de juin, un habitant de la pointe, venu jusqu’à la rivière des Trois-Pistoles, fut tout surpris de voir un panache de fumée s’élever d’au-dessus d’une humble cabane bâtie sur le penchant d’un ravin au fond duquel coule la rivière.
Il crut que ce devait être la tente nomade de quelque famille sauvage, ou la hutte temporaire d’un pêcheur de saumons ou de chasseurs de loups-marins et de canards. Il voulut aller faire connaissance avec les nouveaux venus. Quelle ne fut pas sa surprise de se trouver en face d’un inconnu aux allures monastiques, qui lui dit se nommer Dupont et être venu sur ces bords afin de fuir le monde pervers et méchant, et se rapprocher davantage du Grand Maître qui commande à la vie et à la mort.
Il s’était construit une espèce d’ermitage en plein bois, à une lieue de toute habitation, et semblait vivre dans la pratique des mortifications et de la prière.
Ses vêtements quasi en lambeaux gardaient la forme de ceux des anachorètes. Sa figure grave et pleine de recueillement, son maintien plein de réserve et d’une religiosité touchante, rappelaient le souvenir de la vie ascétique. À son langage correct, au ton de sa conversation on devinait l’homme de bonne famille que de fortes études avaient façonné.
Il vivait là paisible, partageant le temps entre le travail manuel et la prière. Les pratiques de dévotion finies, il allait au bois se faire une provision de fruits sauvages, amassait les branches mortes pour le feu de sa cabane, ou bien il mettait tout en ordre dans sa cellule et réparait de son vêtement journalier les irréparables brèches que la vétusté y entretenait.
Que de fois les gens de l’endroit l’ont vu traîner des pièces de bois énormes, qu’il amassait devant la porte de son ermitage. Combien de fois aussi à l’heure où le jour tombe, à cet instant solennel où l’ombre du soir va descendre partout, couvrant de son voile léger les fleurs, les bois, les eaux, les plaines, les monts et les villages, combien de fois ne l’ont-ils pas entendu entonner un chant monotone et plaintif, espèce de psalmodie religieuse, qui prenait une intonation parfois douce et parfois lamentable selon qu’elle disait les joies de là-haut ou les tristesses d’ici-bas.
Lorsque la faim frappait à sa porte il prenait son bâton, sortait de la forêt épaisse et descendait chez les habitants au loin pour y demander du pain et des légumes, seuls aliments dont il usait avec l’eau de la rivière pour toute boisson. On le recevait partout avec autant de curiosité que de respect, et les provisions pleuvaient dans le vaste sac qu’il portait sur son dos. Il remerciait avec affabilité, et reprenait le chemin qui mène à son logis.
S’il rencontrait alors quelques passants, il se jetait à genoux en se prosternant jusqu’à terre, lui baisait les pieds en prononçant les paroles de l’Écriture Sainte, véritables exhortations sur les grandes vérités éternelles. Et les gens de dire : il faut que ce soit un grand pécheur pour s’humilier ainsi, ou bien sa perfection de sainteté est rendue bien loin et cependant il ne fréquentait jamais ni l’église sur la pointe, ni les sacrements qui s’y distribuaient au passage du missionnaire dans la paroisse.
Quelqu’un l’ayant interrogé un jour sur son pays, son origine, son passé, ses antécédents, quels emplois il avait occupés dans la vie, il ne sut que répondre d’une manière évasive laissant dans l’esprit de son homme le doute le plus absolu. Toutefois à ses manières d’ecclésiastiques, à ses paroles tirées des livres saints, à ses exhortations réitérées, on devinait aisément qu’il avait dû appartenir au clergé régulier ou séculier, et cependant il s’en défendit avec une énergie pleine d’opiniâtreté.
Enfin, cet inconnu menaçait de prendre dans le pays des proportions légendaires, lorsqu’un événement, des plus inattendus, vint mettre un terme à cette vie d’ascète que l’ermite des Trois-Pistoles menait au penchant du ravin, près de la rivière.
Un jour, on vit le feu embraser l’ermitage et anéantir tout ce qui était naguère la demeure de celui qui se nommait Dupont, et que dans la campagne on appelait le Père Dupont. Cet incendie n’était certainement pas l’effet du hasard, mais bien le résultat d’une idée déterminée, d’une volonté préconçue.
Dans tous les cas, avec cet accident, volontaire ou non, le Père Dupont disparut des Trois-Pistoles pour n’y plus revenir jamais, laissant après lui une réputation de grand saint parmi les uns, et de pauvre excentrique parmi les autres.
Ce n’est que quelques temps après son départ des Trois-Pistoles qu’on connut toute la vérité sur ce personnage aux allures singulières. Il était arrivé à Québec vers 1714, et s’était fait remarquer de suite par une conduite pleine de contrastes. À le voir fréquenter les meilleurs hôtels de la ville, on le soupçonna grand seigneur, possesseur de biens considérables ; jusqu’à sa prodigalité et ses bienfaits qui confirmaient les gens dans ces idées.
Il allait par les rues et les campagnes environnantes, semant l’or et les bonnes paroles, étudiant les mœurs, les ressources, les us et coutumes du pays où il avait l’intention, disait-il, de fonder un monastère. En maintes occasions on avait tenté de se renseigner sur son compte, on l’avait même approché à cette fin, mais toujours sans résultat apparent.
Il sentit peut-être que ces attentions intéressées pouvaient compromettre sa position et alors, prenant le parti le plus sage il s’éloigna de la ville et vint fonder sur les bords de la rivière des Trois-Pistoles l’ermitage que nous avons vu tout à l’heure.
Après l’incendie de son domicile, il était remonté à Québec où la réputation de ses austérités l’avaient devancé, lui préparant un accueil des plus sympathiques et des plus enthousiastes. L’intérêt qui s’était attaché à ses moindres faits et gestes, redoubla d’intensité ; on voulut le fêter partout et lui prodiguer les marques les plus vives d’affection et d’attachement. On tenait à l’honneur de l’avoir chez soi, mais toujours le voile plus obscur pesait sur l’homme qui s’en enveloppait volontairement sans vouloir jamais essayer même d’en lever un coin.
Ce ne fut que deux ans après son arrivée au pays, qu’on parvint à connaître toute son histoire. C’était un moine de l’ordre des bénédictins qui se nommait Dom Georges Frs Poulet. Ordonné prêtre il s’enfuit de son couvent et vint s’échouer au Canada, s’étant mis en tête que son supérieur le ferait enfermer parce que dans un voyage à Amsterdam, en Hollande, il avait embrassé avec ardeur les doctrines jansénistes. Lorsque les autorités civiles et religieuses du Canada apprirent qui il était par une lettre du supérieur au marquis de Vaudreuil, disant que les égarements du pauvre défroqué provenaient plutôt d’un travers de jugement que de méchanceté ou de perversité du cœur, elles ne permirent pas à Dom Georges Poulet de paraître dans le monde en habit laïque.
L’intendant Bégon lui-même exigea du bénédictin en rupture de vœux qu’il portât le costume de son ordre, qu’il lui fit faire tant bien que mal, et ce jusqu’au moment venu où il lui faudrait s’embarquer pour l’Europe, c’est-à-dire à l’automne suivant. Mais le rusé moine réussit à échapper à toute surveillance et quand l’heure fut venue où la flotte devait partir, on ne le trouva nulle part, de sorte qu’il fallut remettre son départ à l’année suivante.
Quelques temps après il tomba malade de la fièvre pourprée, et on dût le transporter à l’Hôtel-Dieu où il fut soigné avec attention et des égards dont il se montra touché en plus d’une circonstance. La maladie menaçait de prendre une tournure fatale, et plusieurs membres du clergé s’inquiétaient à bon droit de l’âme de ce pauvre prêtre dévoyé qu’un moment d’oubli avait jeté hors de la voie droite. Ils entourèrent son lit de malade, le suppliant de renoncer à ses erreurs jansénistes, mais ils trouvèrent chez lui une obstination invincible. L’évêque de Québec Mgr de St-Valier, fut obligé de l’avertir que s’il persistait dans ses sentiments, on lui refuserait les derniers sacrements à l’article de la mort. Rien ne put l’émouvoir.
Cependant, Dom Georges Poulet réussit à se rétablir parfaitement et l’Église du Canada n’eut pas à déplorer un scandale encore plus grand que celui d’un prêtre expatrié, fugitif, professant des idées condamnées par l’Église catholique.
Revenu à la santé, Dom Georges rédigea au gouvernement un long réquisitoire dans lequel il se plaignait de l’évêque de Québec, qu’il couvrait d’invectives, et des Jésuites qu’il accusait d’être les auteurs de tous les maux possibles, eux les exterminateurs du jansénisme.
Il poussa l’audace jusqu’à écrire même à l’évêque de Québec, lui montrant combien sa conduite était injuste envers un pauvre moine qui menait une vie d’austérité et de pénitence, une vie remplie de choses profitables au salut, et terminait en le citant au jugement de Dieu.
De retour en Hollande, il se plaignit amèrement de la manière brutale dont les autorités civiles et religieuses du Canada l’avaient traité. Les journaux d’Amsterdam s’emparèrent de ses faux-dire, de ces déclarations du prêtre janséniste et firent un grand vacarme des prétendues persécutions dont le moine Poulet avait été l’objet en la Nouvelle France.
Puis le silence se fit sur tout cela et il ne resta plus au pays que le souvenir de ce pauvre moine détraqué, qui avait partagé sa vie entre les austérités d’une vie ascétique et les déboires d’une position équivoque, sans pouvoir se dire : « bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, » puisque sa cause n’a été pour les pays où elle voulut agir qu’un brandon de discorde.[2]
CHAPITRE IX
UN SAINT MISSIONNAIRE
LE PÈRE AMBROISE ROUILLARD
En l’année 1769, Trois-Pistoles sentit passer sur elle comme un souffle glacé. Les quelques habitants de la pointe venaient d’apprendre la triste nouvelle que leur missionnaire aimé n’était plus de ce monde.
En effet, après les exercices de la mission, le Père Ambroise avait demandé à deux colons de l’endroit de venir le conduire à Rimouski, et Jean-Baptiste Rioux fils de Vincent, troisième seigneur, ainsi que Jean Baptiste Rioux fils de Nicolas, deuxième seigneur, s’étaient offerts d’aller avec lui jusqu’à Rimouski. Il accepta leur offre, et par une belle après-midi d’été, nos trois voyageurs laissaient le sable de la grève et prenaient leur course en canot, vers le bas du fleuve.
On faisait alors des voyages rapides par le chemin du fleuve, et lorsque deux bons avirons frappaient les eaux paisibles, l’embarcation légère volait sur l’onde avec agilité et le port apparaissait bientôt aux yeux des voyageurs. La distance entre Trois-Pistoles et Rimouski, n’est pas très grande et deux hommes robustes comme devaient l’être les deux compagnons du Père Ambroise, avaient bientôt fait de la franchir ; mais entre le départ et l’arrivée, il y a place pour bien des événements, de même qu’entre la coupe et les lèvres il y a l’espace d’un tombeau ou d’un berceau.
Au départ des voyageurs, le grand ciel bleu du Canada pareil à celui de l’Italie à certains jours d’été, flamboyant, resplendissait de clarté et d’azur sans nuage. L’air était pur et embaumé, la mer gardait un son calme, cette sérénité imposante qu’ont les choses sublimes, et les monts d’alentour frissonnaient sous l’effluve caressante qui montait du fleuve des grèves des champs dorés et des plaines verdoyantes.
Le frêle esquif se dirigeait rapidement vers le bas de la rivière, laissant derrière lui, sous la garde de l’humble croix du cimetière qui se détachait tout blanc par son enclos, sur le fond sombre de la Pointe, le petit village naissant des Trois-Pistoles.
On frôla les Rassades, ces petits rochers à fleur d’eau qui séparent Trois-Pistoles de St-Simon, puis le canot longea paisiblement les murailles de St-Fabien : c’étaient alors des endroits sauvages inhabités, c’était comme une « terra incognita » entre Rimouski et Trois-Pistoles.
Le missionnaire chantait une Hymne à la Vierge et nos deux colons, en cadence, réglaient leurs coups d’aviron et poussaient de l’avant ; la mer se faisait un peu plus houleuse au large, et sa grande voix semblait éveiller les échos des bois sauvages, le long du fleuve. Mais nos gens habitués à la mer n’avaient pas peur. Pourquoi craindre ? Ne portaient-ils pas dans leur canot le missionnaire de Dieu ?
Déjà plus de la moitié du trajet était accomplie, et on escomptait un bon gite et un bon repas chez le Seigneur Lepage, à Rimouski, lorsque le temps changea subitement. Le ciel s’obscurcit soudain, de gros nuages amoncelés commencèrent à se mouvoir dans l’espace comme des fantômes errants, et la brise augmentant toujours, les voyageurs, à la merci des éléments, voulurent serrer terre de plus près.
Fatigués déjà par une course assez précipitée, les deux colons des Trois-Pistoles, essayaient en vain de regagner le rivage maintenant trop éloigné. La mer prenait un aspect lugubre, ouvrant son sein en abîmes profonds, et menaçant de leur creuser à chacun un tombeau à la hâte où les requins auraient eu vite raison de leurs corps.
Encouragés par le saint missionnaire, nos jeunes gens ne se rebutèrent pas, au contraire, en face du danger qui augmentait d’heure en heure, ils sentaient renaître en eux leur énergie d’autrefois et les muscles tendus, le corps moitié replié, l’aviron plongeant ferme dans la houle traître et orageuse, ils fixaient la pointe de « L’îlet au flacon, » près de Rimouski. C’est là qu’ils dirigeaient leur canot avec cette sûreté de main qui dit le vrai navigateur.
Mais l’habileté est parfois impuissante en face des éléments qui semblent ne pas se lasser, revenant sans cesse à la surface.
Nos voyageurs n’avaient plus qu’une faible distance à parcourir, lorsqu’une vague énorme fondit sur le vaisseau, l’engloutit tout entier le faisant disparaître avec son contenu sous les eaux agitées. La mer est un monstre qui dévore tout, et c’est à l’heure où elle semble nous fasciner et nous attirer par son calme et sa sérénité qu’elle nous prépare des embûches et nous façonne lentement un tombeau humide.
Le canot était renversé. Les jeunes gens s’y cramponnèrent ; mais le Père Ambroise ne revenait pas à la surface. Les plis de sa soutane, où la mer l’imbibait, le retenaient sans doute captif au fond de l’eau.
La lutte commença : suprême, désespérante, effroyable. C’était la mort presque certaine, et cependant, le salut était à quelques perches de là. Enfin ! après des efforts inouïs, des angoisses poignantes, les deux colons réussirent à gagner terre où ils tombaient épuisés de fatigues et mourant de misères.
Les flots en se retirant laissèrent presqu’à sec le corps du missionnaire qui fut transporté le lendemain au village de Rimouski. Le seigneur Lepage le reçut dans sa maison où il fut exposé pendant trois jours à la vénération des fidèles qui ne cessèrent de prier pour le missionnaire et de pleurer son départ si pénible et prématuré.
Il fut enterré à Rimouski, dans la première église, à côté sans doute de son ami de cœur, Toussaint Cartier, le jeune ermite de l’île Saint-Barnabé qu’il avait enterré lui-même deux ans auparavant, le 31 janvier 1767.
Les deux Jean-Baptiste Rioux, de retour aux Trois-Pistoles, racontèrent, émus, leur naufrage lamentable et la mort du père Ambroise.[3] Ce fut un deuil général, surtout dans la famille du seigneur Rioux. C’était là que résidait le Père Ambroise ; c’était là qu’il aimait à rester, et pendant ses quarante années de mission depuis Cacouna jusqu’à Rimouski, il passa la plus grande partie de son temps aux Trois-Pistoles chez le seigneur Vincent Rioux. (Nous pourrions dire chez les deux seigneurs Vincent Rioux, car le premier Vincent, mort en 1775, fut remplacé par son fils Vincent, marié à Julienne Drouin. Le premier Vincent était marié à Catherine Côté de la famille du seigneur Jean-Baptiste Côté, de l’Isle-Verte.)
Le lendemain du départ du missionnaire, la femme du seigneur Rioux (cette dernière devait être Julienne Drouin) étant allée dans la chambre de compagnie, trouva sur la table le goblet d’argent que son mari avait, de force, fait accepter au Père Ambroise à l’heure de partir pour Rimouski en lui disant : « Eh ! bien, mon Père, vous allez le prendre et il reviendra à moi ou à ma femme après votre mort ; si vous le perdez le bon Dieu me le rendra. »
Madame Rioux, superstitieuse comme tous les premiers habitants de ce pays, se sentit mal à l’aise et courut crier à son mari qu’assurément le Père Ambroise était mort puisque le goblet d’argent était revenu, et qu’elle venait de le trouver à la place où il était quand son mari l’avait pris pour le donner au bon Père.
Le seigneur Rioux ne pouvait en croire ses yeux, car il l’avait bien réellement remis au Père Rouillard, le vieux goblet d’argent et en le prenant dans ses mains, le Père avait dit avec bonté : « Que le bon Dieu vous bénisse et vous récompense avec votre famille de toutes les bontés que vous avez eues pour son humble serviteur, » et il était parti pour Rimouski.
Lorsque les guides du Père Rouillard arrivèrent à Rimouski, et qu’ils racontèrent aux colons en pleurs le triste naufrage de leur canot et la mort du bon missionnaire, il fut impossible de douter plus longtemps ; pour tous ces gens-là le miracle était éclatant, palpable et il se transmit de père en fils dans les familles Rioux, Lepage et Côté, jusqu’à nos jours.[4]
La légende du goblet n’est pas éteinte parmi nous. Elle revivra longtemps dans les souvenirs. M. J. C. Taché en parle dans ses « Forestiers et voyageurs. » Mgr Guay le reproduit dans ses chroniques de Rimouski, et nous-même, en rappelons les grandes lignes.
Un peuple ne vit pas que de choses matérielles. L’humble légende d’un âge ancien renaît au coin du feu, et c’est grâce à elle parfois que l’on remonte aux sources du passé où il y a tant de choses nobles et saintes, propres à inspirer à l’âme des pensées dignes, des sentiments élevés. C’est l’heure où jamais de raconter les vieilles histoires du passé ; ces histoires où la bravoure et l’héroïsme le disputent à la sainteté et à la charité hardie et téméraire. Il fait bon de mettre sous les yeux des lecteurs les grands traits de ces humbles épopées où l’on se demande qui doit l’emporter de la résignation et du détachement ou du courage en face de la mort se présentant sous mille formes.
On a beau dire, le scepticisme de nos jours tombe devant l’héroïsme des hommes du passé. Ces gens-là étaient comme nous, leur idéal n’avait pas le terre à terre du nôtre, il est vrai, et leur mobile n’était pas entaché de ce respect humain qui gâte tant de belles et bonnes choses, mais ils croyaient comme nous croyons tous, que la vie n’est qu’un passage, et la mort « une porte ouverte sur un monde meilleur, » et ils avaient la flamme qui fait le héros, le cœur généreux qui fait l’homme plein de mépris pour les obstacles de chaque jour, et ils allaient à la mort comme nous allons au plaisir : d’un pas joyeux. Il fait bon de les voir à l’œuvre : ça donne du cœur et du courage.
Nous ne pouvons parler de la mort du Père Ambroise sans faire part à nos lecteurs de ce que disait J. C. Taché dans ses « Forestiers et voyageurs » :
« Il prit envie au seigneur Rioux, et aux autres gens des Trois-Pistoles de faire prendre le portrait du Père Ambroise. Le Père ne s’en souciait pas trop ; comme on lui dit que ça ferait plaisir à tout le monde, il consentit. Mais dans ce temps-là, ce n’était pas des petits portraits dans de petites boîtes comme aujourd’hui, c’étaient des portraits « faits de peinture » et grand comme on voulait.
Quand le portrait fut fini, on le mit dans la chambre de compagnie et les gens vinrent le voir ; chacun s’extasiait et on trouvait le portrait bien ressemblant. Il avait sa robe, son bréviaire sous le bras, en un mot tout y était et on ne pouvait pas s’y méprendre.
Pour moi, dit le Père Ambroise quand le peintre fut parti, je trouve que je ressemble à un noyé sur ce portrait.
La ressemblance, malheureusement ne fut que trop frappante.
Le pauvre Père, quoiqu’accoutumé à envisager la mort sous des formes multiples, ne songeait pas alors qu’un jour il donnerait raison à ses paroles. Et pourtant, qui sait si la providence ne lui laissa pas soulever pour un moment le voile de l’avenir afin qu’il pût y entrevoir le sort pénible qui l’attendait au terme de sa vie.
Comme le Père LaBrosse, de sainte mémoire, celui qui devait le remplacer dans ses chères missions, le Père Ambroise eût peut-être la vision de son heure prochaine.
Madame Rioux avait bien raison de s’écrier : « le Père Ambroise est mort. Il l’avait bien dit que son portrait était le portrait d’un noyé. Nous perdons gros, mais il y a un saint de plus au ciel. »
CHAPITRE X
LES DRAMES DU ST-LAURENT
UNE ALERTE AUX TROIS-PISTOLES
En cette année de 1839, la paroisse des Trois-Pistoles fut le théâtre d’un événement tragique qui faillit plonger toutes les familles dans le deuil. De mémoire d’homme, on ne connaît rien de plus épique que ce drame émouvant où plus de 200 hommes étaient les pénibles acteurs, ayant pour scène le fleuve immense emprisonné dans son lit de glaces flottantes et pour spectateurs terrifiés, agonisant de douleurs, une foule énorme accourue sur la plage, toute une paroisse avec son pasteur en tête.
Aussi garde-t-on religieusement dans les familles le souvenir atroce, mais consolant quand même de cet épisode de l’histoire de la paroisse des Trois-Pistoles. On se lègue de père en fils le récit mouvementé de ce sauvetage miraculeux et le plus jeune des enfants assis sur le banc de l’école vous dira l’horrible histoire que nous allons raconter.
C’était au mois de décembre, veille de la grande solennité de la Messe de Minuit, un jeudi. La cloche au timbre argenté tintait l’Angélus matinal ; les cheminées des maisons laissaient monter dans l’air vif du matin leur spirale longue de fumée blanche qui faisait tache sur l’azur sans nuage d’un ciel pur d’hiver canadien ; les habitants commençaient à sortir de leur demeure, bon nombre même, à la lumière vacillante au fond de l’étable, avaient commencé leur train.
Le froid mordait les joues, et la neige blanche, immaculée des champs, criait sous la botte sauvage du paysan.
Peu à peu le jour s’était levé, serein, radieux, inondant de ses rayons attiédis les falaises du Nord, les îles au large, les îlots à l’entrée de la baie et le village groupé sur la Pointe autour de la chapelle.
Ce matin-là on ne voyait plus la mer, c’est-à-dire que les glaces amassées le long de la côte sud avaient formé un pont solide en se réunissant entre elles, et l’on ne distinguait plus où finissait le pont ni où commençait la mer. On voyait bien ici et là ce qu’on appelle des saignées en termes marins, mais partout de la glace, de la glace vive, vaste miroir flottant, immobile, serein comme le grand ciel bleu qu’il réfléchissait en lui.
Le paysan canadien qui sort de sa maison au matin, a deux choses à accomplir avant de commencer tout travail quelconque : c’est d’abord de faire le signe de la croix (pratique qui tombe et s’en va comme bien des bonnes choses du vieux temps) et de jeter un coup d’œil au fleuve, si le cultivateur vit au bord de la mer, ou de regarder de quel côté souffle le vent, s’il habite l’intérieur des terres.
Donc ce matin de décembre 1839, les gens des Trois-Pistoles avaient jeté les yeux sur la mer et étaient restés étonnés. Un spectacle nouveau, inaccoutumé s’offrait à la vue. Des points noirs luisants, mobiles, mouvants se détachaient nettement sur la glace. Et il y en avait à l’infini, depuis le bas de l’île aux razades jusqu’au haut des dernières Rassades, ces rochers arides qui semblent se diriger éternellement vers Saint-Simon dont ils ne sont pas éloignés.
Ce mouvement, cette vue, ce va et vient d’êtres inconnus étaient bien de nature à surprendre un peu les gens que les coups de bonne fortune en plein hiver n’avaient pas encore gâtés. Les habitants se rassemblèrent donc. On se consulta, on émit des opinions et Dieu sait s’il y en avait d’émises et de toutes sortes.
Les uns soutenaient que ce devaient être assurément des phoques, d’autres opinaient pour les poursiles, le plus grand nombre cependant croyaient aux loups-marins et c’est cette idée là qui devait l’emporter.
En un instant le village fut sur pied. L’élan, une fois donné, gagna bientôt le rang, sur la côte, puis se communiqua de proche en proche comme une immense traînée de poudre, et trois heures après le dernier éveil, toute la paroisse de Trois-Pistoles, très populeuse alors, avait les yeux tournés vers cette vaste richesse, cet énorme et facile butin, cette proie valant de l’or qu’offrait le fleuve.
Tout ce que la paroisse comptait d’hommes disponibles s’arma qui d’un couteau, qui d’une hache, qui d’une masse, d’une traîne, d’un canot, et cette foule, cette multitude, se dispersa sur la glace. C’était bien, en effet, des loups-marins que l’on avait aperçus de la côte, et il y en avait des milles et des milliers. Ils étaient aussi nombreux que gros et gras, et jamais richesse plus grande, jamais chasse plus facile ne s’étaient offertes à ces braves gens, qui savaient tout aussi bien bâtir deux églises à la fois, qu’éventrer un loup marin et chasser les gros carnassiers des bois.
Le massacre commença ; ce fut une tuerie sanglante, une hécatombe horrible où les hommes et les bêtes se trouvaient confondus. Le sang ruisselait partout, à larges flots noirs, et la glace, miroir limpide d’un moment, ne devint plus que le plancher visqueux des halles, où l’on abat les animaux amenés à la boucherie.
Les loups-marins, rendus furieux par l’attaque et le carnage, sans défense sérieuse, moitié assommés, hurlant de rage, se dressaient droits comme des guerriers prêts à mourir, montrant leurs crocs d’ivoire et lançant dans le vide leurs nageoires d’avant, leur seule arme, leur seule défense, et le paysan grisé par le gain, par l’appât, sans crainte ni frayeur, saisissait son large couteau de boucherie, et le plongeait inhumainement dans le ventre de la victime. Le loup marin tombait sur la glace, moitié ouvert, perdant ses entrailles et expirant dans des sursauts et des heurts impossibles.
L’ennemi vaincu était dépecé aussitôt ; on enlevait la graisse adhérente à la peau, et on en faisait des monceaux, des piles énormes qui prenaient, de terre, l’aspect de tumulus funéraires où l’on aurait enseveli les morts de la grande famille des amphibies.
Et le massacre continuait, furieux, horrible, sans trêve ni merci ; mais les heures coulaient rapidement, le soleil déclinait à l’horizon avec une rapidité prodigieuse, et les ombres du soir allaient s’allonger bientôt sur les champs et les mers.
Déjà la file des voitures arrivait sur la grève. Les chevaux étaient dételés au rivage, et les traines amenées à bras sur la glace pour être remplies jusqu’aux « ambines »[5] de la précieuse dépouille des loups marins.
Ce travail de partage était plus difficile qu’on ne le pense. En bons normands comme toujours, nous allions dire en bons plaideurs comme jadis, nos gens se disputaient maintenant la propriété des tumulus, des amas de peaux et de graisses, et pendant ce temps, l’heure fuyait toujours, les traînes ne s’emplissaient pas, et les chevaux, sur la grève, attendaient vivement l’arrivée du fardeau qu’ils devaient monter au village.
Plus de sept cents loups-marins gisaient là, sur la glace, et c’était encore horriblement beau que de voir cette animation, ce va et vient, toute cette vie de foumilière, où hommes et dépouilles de bêtes se confondaient dans un ensemble qui prenait, du village, des aspects fantastiques. C’était là, assurément, le plus joli tableau, genre marin, qui se soit jamais vu. Quel vaste sujet pour un peintre épris de l’art ! Quel beau drame à faire, et que nous voudrions bien avoir le talent descriptif d’un Victor Hugo, ou d’un Jean Richepin, deux amants de la mer et de ses drames, pour montrer, dans toute sa grandeur, le poëme épique qui se déroulait, vivant, sous les regards de tous.
Pendant qu’on se disputait les richesses de la mer, richesses d’un moment comme tout ce qui est de la terre, pendant qu’on chargeait, en se disputant, les lourds ballots de graisses sanguinolentes amassés avec peine, on ne s’apercevait pas que le vent de terre faisait son œuvre, et que la glace, devenue plancher mouvant, se détachait lentement de la rive, et prenait le chemin du large.
Un cri soudain, pareil à une clameur immense venue de la rive, fit redresser les têtes penchées et toutes à leur ouvrage, toutes au gain de l’heure présente, et les regards inquiets interrogèrent le village. Les plus rapprochés comprirent la situation et, à leur tour, ils lancèrent dans l’air un cri désespéré, un cri de suprême appel : « Sauvons-nous, la glace charrie au large. »
Ce cri courut, de bouche en bouche, jusqu’au plus éloigné. Ce fut comme un courant électrique, qui pénétra tous les habitants. On abandonna tout, traines et amas de peaux, et affolés, on accourut au bord de l’eau. Quelques-uns seulement, des plus rapprochés, avaient réussi à sauter sur la berge opposée, et à se sauver par là du naufrage ; les jeunes gens, dans un moment aussi sérieux, disaient aux plus âgés : « dépêchez-vous de sauter, vous-autres qui avez des familles ; quant à nous, eh bien à la grâce de Dieu, nous essaierons après vous. » Mais ceux qui étaient loin, les retardataires eurent beau prendre leur élan pour franchir le fossé liquide, qui les séparait de terre ferme, ils s’arrêtaient frémissants, avec un haut le corps sur le bord de la glace, désespérant pouvoir atteindre le côté opposé ; et pourtant le salut n’était pas loin : à quelques perches seulement, des amis, des parents leur tendaient les mains et l’espace s’agrandissait d’instant en instant. Leur sort devait-il donc être désespéré ? La mort les horreurs d’une agonie effrayante, devaient-elles compter sur leurs proies faciles ?
La Providence, ici-bas, n’est pas une marâtre et plus d’un en a fait l’expérience. C’est au moment où l’on crie notre désespoir et notre désespérance, c’est à l’heure où l’on n’a plus foi au lendemain qu’elle paraît, consolante, et nous tend la main, une main qui réconforte quand elle ne sauve pas. Les gens de terre criaient à leurs parents terrifiés, désespérés, errant comme des ombres privées de raison sur la glace flottante et mobile : « Sauvez-vous ! prenez les traines et venez sur l’eau ! Elles vous porteront jusqu’à terre ! »
Et les voix répondaient : « Secourez-nous ! secourez-nous ! Au secours ! nous allons périr ! » Et ces cris montaient comme une plainte immense de la mer, et allaient mourir au fond du village où l’écho leur répondait par des pleurs, des prières et des supplications. Et les plaintes venaient toujours de la mer allant de plus en plus en diminuant, à mesure que la glace entraînée se dirigeait vers le nord, et sur la grève, les pleurs, les cris, les prières à haute voix, les vœux formulés hautement formaient un sanglot étrange pareil au brisement énorme d’être géant qui agonise et se meurt.
La foule courait anxieuse, affolée, sur la grève, portant des lumières, des fanaux, des torches enflammées ; on regardait, en frissonnant, cette banquise de glace détachée de la terre ferme, immense épave portant plus de deux cents personnes, qu’un miracle seul pouvait sauver d’une mort affreuse, et tous avaient là un père, un mari, un frère, un fiancé !
Il semble impossible de donner une nuance de plus à ce tableau de sublime atrocité ; il semble impossible de peindre, par des mots, la douloureuse émotion des spectateurs terrifiés à la vue de ces hommes criant leur désespoir dans la nuit sombre et entraînés à une mort certaine, à moins d’un miracle éclatant.
Mais une scène étrange se passait à la Pointe, en face de l’église paroissiale. Pendant qu’au large les prières et les larmes se confondaient ensemble, et montaient à Dieu dans un suprême appel, sur le rivage, le Révérend M. Pouliot encourageait son monde, ses enfants l’entouraient, le suppliaient, comme autrefois les disciples aux pieds de Jésus, lui demandant de faire un miracle.
Alors il se tient debout sur le rivage, les deux mains étendues vers ces malheureux, ces enfants que le gouffre de la mer semblait réclamer comme sa proie. Il les aimait ces hommes, il les avait baptisés peut-être, il en avait mariés plusieurs, et tous étaient ses ouailles.
Et ce prêtre, semblable à l’ange de miséricorde intercédant sans cesse pour la terre, priait tout bas pour ceux qui allaient peut-être mourir cette nuit, périr misérablement, ne devant plus revoir leur village, leur clocher, leur famille, privés même de la dernière consolation de reposer à l’ombre de la croix, et dans le même cimetière paroissial, demeure dernière de tant de parents et d’amis.
Il demandait au ciel d’éloigner de lui ce calice d’amertume, mais il voulait que la volonté de Dieu se fasse ; soudain il s’écria : « à genoux mes enfants, je vais leur donner la sainte absolution ! » et élevant la voix, il dit :
Mes enfants de là-bas, qui allez peut-être mourir, « au nom, du Dieu Tout-puissant, au nom de Jésus-Christ, son fils, qui m’a donné les pouvoirs de lier et de délier sur la terre, au nom du Saint-Esprit, je vous absous de tous vos péchés. Ainsi-soit-il ! »
Et la foule agenouillée, sanglotante, répéta « Ainsi-soit-il ! »
Le curé, se mettant à genoux, pria avec ferveur, offrant sa vie pour le salut de tous, et promettant au divin Jésus de l’Eucharistie, une communion générale de tous les naufragés, s’il les ramenait sains et saufs à terre ferme, s’il les rendait à leur famille éplorée, à leur paroisse désolée, à leur vieux pasteur affligé.
Pendant ce temps-là, sur la banquise, les naufragés étaient tombés à genoux. D’une commune voix, dans une même pensée, ils demandèrent au ciel de les sauver. Aux heures de grand désespoir, il fait bon se tourner là-haut, et demander aide et protection à celui qui commande aux éléments.
Pendant ce temps, le vent soufflait du sud et poussait la banquise de plus en plus au large. La terre se confondait, là-bas, dans un nuage gris sombre. Bientôt ils aperçurent, à leur gauche, l’île aux Basques, paisible et comme endormie au sein de l’onde amère ; plus loin l’île verte hérissait dans la nuit ses falaises énormes, ses sommets couverts d’épinettes sombres.
Plus au large, vers le nord, ils semblaient entendre les grondements lugubres du Saguenay qui se brise sur les larges battures aux alouettes.
Allaient-ils donc passer toute une nuit d’angoisses et d’agonie sur ce morceau de glace à la dérive ? Allaient-ils donc se briser sur quelques roches désertes, sur les battures rendues furieuses par le vent ? Ou bien leur planche de salut allait-elle se désagréger, et leur donner le fleuve pour dernière demeure ?
Et les glaces se détachaient, morceaux par morceaux, entraînés à la dérive, allant au hasard dans la nuit sombre et lamentable.
Ils promirent alors d’élever un monument au divin crucifié s’Il les amenait au port de salut ; ce monument serait une croix gigantesque qui rappellerait aux hommes de l’heure présente, comme à ceux de la génération à venir, la faveur insigne d’un sauvetage miraculeux, et cette croix ils l’élèveraient là où le souffle d’en haut irait les faire s’échouer sûrement.
Soudain le vent changea, dit l’histoire, et la banquise parut s’arrêter dans son mouvement d’aller. Elle semblait obéir à une force merveilleuse ; une main inconnue la dirigeait maintenant vers terre. Les naufragés ne le voyaient pas clairement, mais ils le sentaient pour ainsi dire. Un cri de joie, immense, un cri d’espérance profonde emplit les poumons de ces hommes que la crainte terrassait tout à l’heure ; et bientôt, l’illusion n’était plus permise en face de la réalité, et la banquise, dirigée sûrement, venait heurter une pointe du rocher.
Ce rocher était ce que l’on appelle les petites Razades, entre les Trois-Pistoles et Saint-Simon. À neuf heures du soir, tout le monde était sauvé, et le délire était partout, et les prières de reconnaissance montaient de toutes les demeures vers le Très-Haut, qui avait dirigé la banquise et permis que tout ce monde ne se perdît pas, entraîné bien loin, ayant eu le sort des débris de loups-marins, des traines et des vieux canots retrouvés jusqu’à Métis, Matane et Rimouski, à plusieurs lieues en bas de Trois-Pistoles.
Pas un seul manquait à l’appel : tous avaient regagné terre, et les craintes de deuil lamentable se dissipèrent comme par enchantement.
Le dimanche suivant, c’était le grand jour de Noël, l’église de la Pointe était remplie. Il y avait là des gens d’« en haut » qu’on n’avait pas vus à l’église depuis plusieurs années. Tous priaient. On sentait comme un souffle religieux d’une sainte joie passer sur toutes ces têtes inclinées que la mort avait failli toucher de son aile, et le murmure des lèvres disait la prière ardente des naufragés, et de leurs amis et de leurs parents, tous priant ensemble pour remercier Dieu de l’heureux sauvetage des naufragés de l’avant-veille, les grands miracles de la banquise échouée, contre tout espoir, sur une roche.
Le curé monta en chair, et des larmes dans la voix, il rappela à l’assistance les angoisses de tous, les leurs, comme les siennes, et les invita à accomplir le vœu qu’il avait fait pour eux : une communion générale.
Le lendemain pas un ne manquait à l’appel au divin rendez-vous de l’Eucharistie. Et, quelques jours après, une énorme croix de bois était bénite et plantée là où elle est encore de nos jours, là où l’on peut la voir en passant à bord des chars, sur les razades d’en haut.[6]
Salut, croix sublime, Tu as sauvé le monde et le sauves encore, chaque jour, à ces heures désespérées où l’on n’a plus d’espoir qu’en Celui qui t’a portée généreusement ici-bas.
Reste là, battue des flots qui ne pourront que te briser un moment. Reste debout, au large, sur ce rocher désert, témoin du sauvetage de plus de deux cents personnes des Trois-Pistoles. Reste là comme un phare lumineux, rappelant à ceux qui viendront après nous, que la reconnaissance, qui t’a élevée sur cette pointe aride au sein du fleuve, demande que tu ne sois pas oubliée ni méconnue.
Qui sait, si, te regardant au loin, un pauvre malheureux n’aura pas une bonne pensée ?
Qui sait si ta vue ne consolera plus d’une infortune, plus d’un déshérité ici-bas ?
Oui, oui, reste debout, impassible, immuable et sereine, aux jours de tempête, comme à l’heure calme où la mer se fait pleine de caresses et de chansons.
Reste là comme une éternelle prière montant de la terre vers le ciel, non seulement pour toutes les gens des Trois-Pistoles, mais pour tous les malheureux de la mer qui vont on ne sait où, perdus entre deux abîmes : le ciel immense, l’immense mer.
CHAPITRE XI
LE SCAPULAIRE DE LA MORTE
Elle était bien jeune pour mourir ; mais la mort, cette terrible pourvoyeuse qui ne se fatigue jamais, l’avait marquée à l’avance de son sceau fatal… La fièvre, une de celles qui ne pardonnent pas, la prit un bon soir, comme le soleil allait se coucher, ensanglanté derrière les Laurentides ; et le lendemain matin, son regard voilé pour toujours, ne vit pas reparaître à l’horizon couleur d’or l’éternel voyageur de la route des cieux. Son agonie avait été douce ; le dernier soupir, en s’échappant de sa poitrine amaigrie, avait laissé entr’ouvertes ses lèvres décolorées, qui paraissaient encore toutes chaudes des doux noms de Jésus et de Marie, cette suprême et dernière consolation des mourants ; des mains aimées avaient fermé ses yeux fixement ouverts sur le modeste Christ, appendu à la muraille d’en face. Comme la maladie était contagieuse, on l’ensevelit au matin, et par un soleil ardent dans un ciel sans nuage, le corps de la jeune fille de seize ans prit le chemin du cimetière. La vieille seule à la soigner avec le dévouement d’un autre âge suivait péniblement le cortège funèbre : elle voulait l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure.
Aux fenêtres des habitations de rares visages peinés apparaissaient par intervalle. Ici un brave homme ôtait son chapeau en se signant ; plus loin une main calleuse de vieille paysanne, essuyait une larme qui tremblait avant de tomber, et le cercueil de bois blanchi, arrivait ainsi au cimetière. La prière des morts, un peu d’eau bénite, une poignée de sable, et seuls, le renflement du sol et la terre fraîchement remuée, annonçaient qu’une victime dormait son dernier sommeil au champ du repos :
« Toujours les mêmes lois et le même mystère !
« L’homme, à l’aube debout, le soir est terrassé !
« Quatre planches qu’on cloue, une motte de terre,
« Une larme qui tombe et tout est effacé !
L’oubli allait commencer, l’oubli dont les flots tumultueux montent comme une mer sans fin, l’oubli que l’on représente pourtant sous la forme d’un ange armé d’un glaive flamboyant et qui défend l’entrée des tombeaux. Il n’y a pas un être qui ne tombe un jour, victime de ce lâche assassin. L’oubli !!! Rien de sacré pour lui, il ne respecte personne et le nombre de ses victimes se chiffre par l’ampleur de ses ricanements horribles. Eh bien ! il est bon qu’il en soit ainsi ; c’est peut-être une satisfaction pour quelques-uns et une consolation pour beaucoup d’autres. Grands et petits, humbles et superbes, l’oubli ne fait de vous qu’un seul tout, « qui n’a de nom en aucune langue, » et fait disparaître pour jamais les inégalités de la vie qui ont été parfois un amer supplice pour certaines âmes incapables de s’élever au-dessus de ces mesquines considérations de positions sociales, de supériorité de rang, de fortune et de capacité. L’oubli qui plane sur toute chose est comme une compensation aux inégalités sociales. Combien de fois notre oreille de jeune homme n’a-t-elle pas entendu la mère en haillons s’écrier, en voyant passer les somptueux équipages de nos villes ou de nos villages, « Ça mourra comme nous autres, un jour ! » Et cette réflexion pleine d’une philosophie aigre-douce, suffisait à calmer leur irritation d’un moment. Puis le soir venu dans le réduit fumeux, le pauvre paria de la société s’endort heureux en se disant que sous les lambris dorés, l’inquiétude veille aux chevets pour activer les insomnies. Fond d’égoïsme du cœur humain qui fait que l’on se console de notre position actuelle par la pensée du malaise des autres ! On serait tenté de ne voir en cela qu’une anomalie déplorable quand ce n’est, après tout, qu’un effet d’équilibre pour le plus grand bien de l’humanité.
Le soir de ce même jour d’été, trois hommes du bord de la mer longeaient la route sinueuse qui va de l’église Saint-Épiphane vers l’Île-Verte, et, qui passe devant la porte de l’humble habitation où était morte la veille notre pauvre jeune fille de seize ans. L’air était tiède et des parfums embaumés montaient des champs et de la plaine qui va s’inclinant vers le fleuve. Les insectes bruissaient et des vers luisants, semblables à de lumineuses émeraudes, brillaient là-bas sous les hautes fougères. Les oiseaux s’étaient tus, endormis dans leur doux nid de mousse, et la chouette, de son cri strident, rompait le silence solennel de la nuit. Les troncs blanchâtres des bouleaux disséminés à travers le bois touffu bordant la route, se détachaient nettement sur le sombre du tableau. Ils prenaient des apparences fantastiques de linceuls oubliés, de draps mortuaires ambulants. Seuls nos trois hommes allaient, silencieux sur la route poudreuse.
C’était l’heure où dans nos campagnes, les plus braves sentent parfois un frisson glacial, courir entre les deux épaules, sous la funeste influence de je ne sais quelle chimère que l’on ne s’explique pas. C’est comme les maladies épidémiques : c’est dans l’air. L’approche de la maison inhabitée depuis le départ au matin, du cercueil de la morte, n’était pas de nature à diminuer cette crainte superstitieuse qui s’empare de tous villageois aux heures du soir sur les grands chemins qui longent plus de dix arpents de terrains boisés.
Dans le ciel sans nuage, des milliers d’astres perçaient de leur douce lumière l’ombre qui tombe de partout quand le soir est venu. La lune n’était pas encore à l’horizon, mais la pâle lueur qui couronnait le sommet des montagnes d’en face disait assez qu’elle n’allait pas tarder de commencer sa course aérienne.
De rares lampes du côté du village, au-dessus duquel planait l’ombre tutélaire d’un clocher, illuminaient les humbles habitations des cultivateurs ; et vers la mer, au troisième rang de l’Île-Verte, chaque maison laissait échapper une lueur vacillante comme celle des étoiles et piquait de pointes d’or, le manteau de la nuit.
Au détour du chemin, sur une petite élévation, apparut à nos voyageurs, la demeure assombrie, où planait encore l’ombre de la mort. Un même cri terrifiant, s’échappa de la poitrine de nos trois voyageurs : « Une lumière dans la maison. » Ce n’était pas précisément ce qu’on appelle des peureux, ces braves de l’Île-Verte et cependant ils s’arrêtèrent consternés, et l’ombre seule des grands bois touffus, leur donnait la chair de poule. Ils avaient l’air de se demander instinctivement : Qu’allons-nous faire ? Une lumière là, dit l’un d’eux ? Mais il n’y a personne dans la maison. On a fermé la porte ce matin au départ du cercueil. La vieille mémère y résidait seule avec l’enfant, et elle a suivi le corps jusqu’à l’église puis elle est remontée ensuite au canton.
C’est quelqu’un qui y sera retourné, dit l’autre ?
Impossible, la clef ne s’y trouve pas. Et ce ne peut-être non plus les chandelles qui brûlaient près du lit, car on n’a pas dû l’ensevelir sans les éteindre ? Puis elles auraient eu le temps de fondre tout entières au moins vingt fois.
D’ailleurs c’est moi qui les ai éteintes, répondit le premier qui avait parlé, car je suis allé aider à la vieille mémère à ensevelir sa pauvre petite fille.
Tu es courageux d’avoir ainsi risqué ta vie, car ce sont les fièvres et c’est contagieux !
Bast ! pour rendre service on ne doit pas être regardant ; j’ai toujours compris qu’en pareille occasion, le ciel ne reste pas indifférent ; on agit comme on doit et Dieu fait le reste.
Tout de même, nous n’avançons pas, reprit-il aussitôt. Allons, un peu de courage, reprit l’un d’eux, le plus brave sans doute, un homme de l’endroit, bien connu et bien en vue, que la mort a emporté bien jeune encore, après avoir été longtemps le député de Québec. Et ils se mirent en marche pour gagner la demeure. Je ne jurerai pas que l’on se mit en chemin sans crainte. Et la lumière brillait toujours, elle paraissait près du mur touchant à la fenêtre. Fixe, sans scintillement, elle éclairait toutes les vitres et répandait au dehors une douce clarté qui allait s’adoucissant comme le nimbe lumineux autour des fronts de saints.
La route toute courte qu’elle fût semblait longue à nos voyageurs, qui sentaient le besoin pressant de s’expliquer cet état de chose qui leur paraissait insolite. À deux perches de la maison, nos trois hommes s’arrêtèrent pour écouter. Nul bruit, nul signe de vie, pas même en ce moment solennel, le cri de la chouette ni le bruissement d’une aile d’oiseau sous le feuillage sombre. Rien !… Le silence. La lumière mystérieuse brillait toujours à la même place, près du châssis qui donnait sur la route.
Étrange ! disaient les hommes.
Il fallait enfin chercher une solution à ce problème étrange.
Je vais aller voir, dit celui qui l’avait ensevelie !
Nous irons bien ensemble, reprirent les deux autres !
Encouragés à trois, ils abordent la demeure ; mais à peine avaient-ils approché la fenêtre, naguère illuminée de cette clarté surprenante qui les effrayait, que la lumière disparut et que tout retomba dans les ténèbres. Ce fut un émoi ! Le cœur dut battre bien fort dans ces poitrines d’hommes robustes, et un froid glacial s’infiltrer dans leurs veines. Il y avait donc là du mystérieux, du surnaturel ! Était-ce réalité ou mystification ! Le problème menaçait de rester sans solution lorsque l’homme qui avait enseveli la morte, s’écria soudain en s’étreignant le front de ses deux mains :
Je comprends, c’est cela ! ça doit être cela ! C’est son scapulaire ! C’est moi qui le lui ai ôté lorsqu’il a fallu faire la dernière toilette, je l’ai piqué près de la fenêtre avec une épingle et lorsqu’on l’eut ensevelie, j’ai oublié de le lui passer au cou. C’est elle qui demande son scapulaire. Il ne lui faut que cela peut-être pour lui permettre d’entrer de suite dans le ciel ! Allons ! il faut l’avoir ce scapulaire et aller le porter sur sa tombe, c’est là qu’elle le veut. Il dit, et enfonçant la porte de son genou robuste, il pénétra à l’intérieur de la maison. Le scapulaire était là piqué, comme il disait, dans le cadre de la fenêtre qui donnait sur la route, à l’endroit même où le point lumineux restait fixe.
Notre voyageur emporta ce pauvre morceau d’étoffe noire où l’on voyait une image de la Sainte Vierge serrant Jésus dans ses bras et il le remît au curé. Le lendemain on le plaça dans la terre sur la tombe de la morte et jamais plus on ne vit la lumière à la fenêtre où avait été placé le scapulaire de la morte.
Cette histoire est véridique, et dans le village où je vais souvent, on se raconte la chose et l’on se sent pris d’une dévotion plus intense pour ce noble insigne que portent les enfants de la Vierge. Je la tiens de la bouche même d’un de nos trois voyageurs et j’y crois parce que dans nos familles canadiennes on grandit avec ces belles croyances qui sont notre plus bel apanage, quoiqu’en disent les sceptiques et les voltairiens en herbe, de nos jours. Avec ces croyances on s’élargit le cœur, l’âme respire mieux du côté du ciel, on a l’illusion douce de la vie, on a la foi, on a l’espérance ! Et pour nous qui croyons au surnaturel, il ne répugne pas à notre raison ni à notre cœur, que des faits semblables ne se produisent parfois. Ils ne peuvent servir qu’à nous affermir dans la foi et dans nos saintes croyances religieuses.
CHAPITRE XII
ANATHÈME ET BÉNÉDICTION !
Un vieillard, ce matin, m’a tendu sa main calleuse où la misère a mis sa rigide empreinte.
Il tremblottait, le vieux, mal habillé, et sa lèvre bleuie, murmurait tout bas : pour l’amour de Dieu !
Et j’ai dit à la neige : anathème ! puisque tu es l’horrible visiteuse qu’appréhendent les miséreux.
Hâvre, chétive, des grands yeux bleus cerclés de bistro, pieds nus, et les mains recroquevillées au bout des manches d’une misérable robe en loques : telle m’est apparue, hier, l’orpheline qui va de porte en porte, demander l’aumône d’un sou.
Et j’ai crié à la bise glaciale de novembre : Anathème ! toi qui ne respectes pas ces petits corps frêles, oiseaux de misère qui vont souffrant, quand tant d’autres jouissent et font le mal.
L’autre jour à travers le sentier qui fleurait bon à deux, nous marchions en silence.
Les fleurs semblaient plus vives, leur éclat prenait des teintes diverses dans l’irradiation des rayons solaires, et c’était plaisir d’aller au hasard, parmi la vie, les senteurs, les chansons et les bruits d’ailes.
Hier, par le même sentier, seul, j’ai cru marcher vers le cimetière. Plus de fleurs, pas même de chaumes au loin, plus de rayons, ni de chants, plus de parfums ni de vols légers :
La grande plaine est blanche, immobile et sans voix,
Pas un bruit, pas un son ; toute vie est éteinte :
L’hiver s’est abattu sur toute floraison.
Alors j’ai senti qu’un cri terrible me montait du cœur aux lèvres : Anathème ! à toi, blanc linceul de l’hiver, qui nous cache aux regards et les fleurs et les champs, et qui donne aux arbres dépouillés l’aspect de squelettes irrités, menaçant le ciel de leurs bras rigides.
Que vois-je là-bas, au pied du côteau ? une masure pantelante, au toit mal joint, aux fenêtres glacées par où nul rayon ne peut pénétrer à l’intérieur. Nous avançons plus près ; le seuil est franchi, on regarde et l’on voudrait pleurer.
Le vent d’hiver souffle par tous les pores de cette cabane aux bois mal assemblés ; la femme berçant le dernier né, ressemble aux malheureuses que la famine étiole ; les enfants se sont couchés sous de pauvres et sales guenilles, afin d’éviter l’engourdissement ; c’est à peine si le feu a de la vie, dans cette prison de fer qui crève à tous les coins ; le bois est trop loin, la neige trop épaisse, le froid mord les joues et les oreilles.
L’homme ? Il est mort épuisé, l’hiver d’avant, et l’été s’est passé à quémander dans le village : les marmots aimaient les grandes routes au soleil, les flâneries aux cueillettes de fruits et les courses dans les rangs où l’on trouvait de quoi nourrir tout le troupeau.
Mais avec l’hiver et le froid, la misère noire est venue ; la neige et la bise glacée ont jeté la désolation là où les jours d’été il y avait un peu de vie, un peu d’heures encore bonnes sous le beau ciel bleu de juillet.
Que dis-je ? N’ai-je pas vu sous les couvertures soyeuses et bien capitonnées, des corps émaciés où la vie ne tenait plus que par un fil ? n’ai-je pas entendu, durant les sombres nuits, de pauvres poitrines geindre sous l’effort désastreux d’une toux persistante que l’hiver rendait plus atroce ? n’ai-je pas essuyé de ces sueurs froides que la phtisie pulmonaire accroche aux tempes des jeunes filles et des jeunes femmes que l’approche de l’hiver faisait trembler jusqu’au fond de l’âme ? n’ai-je point senti comme une pointe acérée pénétrer dans tout mon être en écoutant les plaintes des victimes du froid et de la bise mortelle ? Ne suis-je pas resté muet de terreur, devant l’immense espérance de ces condamnés de la tombe, qui croient au retour d’une vie qui s’échappe à tout instant et à qui le médecin disait : Ça finira avec l’hiver ?
Et devant ces pâles victimes solitaires, devant ces corps émaciés, et ces âmes alanguies et épeurées, qui aurait pu s’empêcher de crier : Anathème ! hiver qui sèmes la désolation partout et qui amènes aux foyers des pauvres et des nécessiteux, les frayeurs et les affres qui font que l’on meurt lentement, dans une agonie qui semble n’avoir jamais de lendemain.
Et je vis des enfants tout roses qui jouaient dans la neige nouvelle et froide ; je les ai vus joyeux, sautant et gambadant avec de grands éclats de rire. Les yeux étaient ravis, les mains ne cessaient point de remuer tous ces reflets multiples qu’est la neige par un soleil de froid hiver, et devant cette vie toute naïve et franche, devant ces fronts joyeux, ces mains avides et ces joues roses de santé, j’ai senti mes tristes pensées s’évanouir, comme fondrait la cire à la chaleur d’un bon feu, et m’écriai, ravi : Sois bénie, ô neige, qui apportes la joie, la santé, la vigueur et la robustesse à nos enfants.
J’écoute, dans la nuit, sonner l’airain du vieux clocher paroissial ; sous les pas des piétons, la neige crie stridente, et des voitures à la file s’avancent vers le temple illuminé. L’encens y pénètre tous les coins, la lumière se joue sur les manteaux soyeux et perlés des rois mages ; l’or des autels, les rubis de l’ostensoir, les pâles reflets des calices d’argent et des candélabre à longues branches, tout cela rayonne et se meut dans une atmosphère de paix, de recueillement et de sainteté que seuls les joyeux Noëls et les chants de bergers troublent de leur harmonie délicieusement divine.
J’entends des voix enfantines qui se disent : dormons bien ; le petit Jésus, va venir, il ne vient pas quand les petits enfants ne dorment point.
Et les plus grands et les plus graves, s’avancent vers la Table Sainte, en priant dans leur cœur : Heureuse naissance, qui fut le salut du monde !
Et moi, subissant, par rayonnement des intelligences et des cœurs, la joie des petits et des grands, je m’écriai : Sois béni, hiver, qui nous ramènes chaque année, la Noël tant désirée, fête aimable qui jette dans le cœur de nos enfants je ne sais quelle semence de vérité, de religion et d’idéal vainqueur, et qui rajeunit les plus âgés en les ramenant à ce berceau, que plus petits, ils adoraient, et où ils ont puisé le germe de toutes ces vertus viriles qui en ont fait des heureux malgré que la vie soit amère et décevante.
Plus tard, au seuil de l’année qui va venir remplacer celle que le temps emporte et que la mort guettait comme une proie, j’ai vu les mains fraterniser, et se tendre dans une heure de joyeux oubli de toutes les misères humaines. Du berceau de l’enfant divin à la tombe d’une année qui sera vite oubliée, il y a place aux retours sur soi-même et bien souvent le travail d’âme commencé à la crèche de Jésus, reçoit son couronnement — coronat opus — en ce jour nouveau de l’an où la fraternité triomphe et où l’égalité s’affiche au dehors comme au dedans. Il semble que les hommes deviennent meilleurs, que l’humanité cherche une voie plus sûre, des chemins moins ardus et que la terre, après avoir entendu chanter l’hymne des anges aux bergers, se renouvelle en des aspirations plus pures, plus idéales, plus dignes d’elle et de ses superbes destinées.
Et alors, emporté par un souffle généreux vers les sommets sereins et les altitudes paisibles, j’ai béni l’hiver et les neiges mordantes, eux qui sonnent le retour de ces fêtes toujours nouvelles, eux qui nous font revoir ces anniversaires inoubliables qui sont comme autant de joyeuses étapes dans l’aridité du désert de la vie, eux qui ramènent périodiquement cette heure heureuse où l’on fraternise, et où l’on s’aime.
CHAPITRE XIII
LE VIEUX MARIN
C’était un être étrange et fièrement trempé que ce vieux marin de mon village qui s’appelait le Père H*. Ces hommes de la mer ont un aspect particulier, des manières à part, un accent à nul autre pareil. Massif, l’œil ferme et le jarret solide, le Père H* avait gardé dans sa démarche, un peu de ce roulis et de ce tangage du navire qu’ont toujours les vieux loups de mer, et il ne faisait pas bon de le plaisanter sur le métier.
Ces gens qui vont sur l’eau, et regardent la mer les yeux remplis d’une douce volupté ; ces êtres habitués dès leur plus jeune âge à braver les périls, à rire du danger et n’avoir plus souci des désastres lamentables dont les voies navigables sont les tristes théâtres, portent sur leur visage où le hâle a mis son empreinte, un cachet de virilité et de force morale qui en impose. On les reconnaît à leur accent bref, à leurs paroles concises qui tiennent du commandement.
Le Père H* était de ceux-là. Ferme et tenace, peu loquace et généreux par nature d’une générosité de marin, il ressemblait un peu, par sa rigidité quasi draconienne, à ces descendants des huguenots qui formaient une secte à part par des habitudes sévères, un maintien réservé, une morgue plus que britannique et une démarche solennelle quoique caractéristique.
Ce vieux loup de mer, ce roi des caboteurs depuis Québec jusqu’en bas du Bic, n’avait jamais, que je sache, donné signe de tendresse, si ce n’est à une certaine époque de l’année : au printemps. Oh ! le printemps, pour lui, voyez-vous, c’était la délivrance, c’était le grand air, l’espace, l’immensité, la liberté. Pendant les six longs mois de l’hiver, il portait les chaînes de la captivité. Oui, c’était pour lui pis que traîner un boulet de galérien que de se voir ainsi remisé entre les quatre murs de sa demeure.
Il avait des haut-le-cœur dans sa retraite forcée, et, d’une humeur chagrine, la société des hommes ne lui allait pas. Aux approches du printemps, on le voyait jeter au fleuve un regard d’impatience. Oh ! s’il eut tenu dans ses robustes mains le soleil d’avril trop lent à fondre les glaces et à briser les entraves qui retiennent la mer captive, comme il lui aurait donné plus de vigueur et d’activité. Il lui aurait pour ainsi dire communiqué l’ardeur de ses désirs, et le marin joyeux aurait monté son bâtiment dès les premiers jours d’avril.
Mais coursier indompté, il lui fallait ronger son mors et savoir attendre l’heure désirée. Sonnait-elle cette heure, que le vieux devenait plus humain, plus tendre. Sa voix prenait une douceur inaccoutumée en parlant de la mer et de son bateau, fin voilier solide à la lame et qui avait fait ses preuves aux jours de bourrasque sur le fleuve. Il avait des tendresses de femme pour ces choses-là ; ses entrailles se sentaient remuées agréablement en présence de ces deux faits : le printemps qui libérait le fleuve, et son bateau tout prêt, qui ne demandait plus qu’un dernier coup de pinceau, un rayon de soleil caressant et une douce brise pour prendre la haute mer.
C’est peut-être triste à dire, mais l’égoïsme brutal s’implante un peu partout et ses ravages sont souventes fois incalculables. À l’horizon de combien de vies ne voit-on pas se lever ce pâle soleil de l’égoïsme qui jette sur le monde, comme au sein des familles, des rayons maudits qui font germer les désespoirs et les désillusions. Combien de pères égoïstes ne songent qu’à eux et relèguent à l’arrière-plan ces êtres qu’ils ont forcés de naître ! Oui, il en est, il s’en trouve de ces hommes-là, et le monde va son chemin sans plus s’occuper d’eux que si rien n’était.
On s’accoutume, voyez-vous, aux infirmités morales comme aux défauts physiques, et les hommes peu indulgents d’ordinaire, le sont pour ces misères morales qu’ils coudoient un peu partout : peut-être parce qu’ils sentent en eux le germe de cette même maladie qui tue les affections et brise bien des vies.
Le Père H* qui n’était pas un gâté de la nature, mais bien plutôt un élève de la misère et des durs labeurs, ne connaissait pas ce que c’était que d’avoir du cœur. Il ne sacrifiait rien à ces liens multiples qui doivent unir les âmes ici-bas, surtout celles appelées à vivre dans un cercle commun, comme les parents, la mère et les enfants.
Ce n’était pas qu’il eût l’âme méchante ou le cœur endurci : sous l’écorce rugueuse du marin, les sentiments d’humanité, de bravoure, de force et de générosité se faisaient sentir parfois, mais c’était comme en un chaos indescriptible, un mélange sans nom ; et c’est peut-être à l’heure même où il accomplissait un acte généreux qu’il se montrait plus dur, plus brutal, plus impossible.
Sa nature était ainsi ; sa manière d’agir ayant pris racine dans toute son entité, il lui devenait impossible de s’amender. Rien ne pouvait l’émouvoir ; on aurait dit qu’au contact des choses tristes de la vie, dans la fréquentation quasi-journalière des misères de tout genre qui grouillent sous le soleil, il s’était durci toutes les fibres du cœur, se faisant ainsi une nouvelle nature.
Les dangers qu’on court sur la mer ; les naufrages vingt fois répétés qu’il avait subis durant sa longue carrière de marin ; la mort qu’il avait tant de fois vue de près, les tristes victimes des drames de la mer qu’il avait quelque jour rencontrées en route ; l’atroce gonflement des matelots noyés qu’il avait recueillis sur le fleuve, tout cela l’avait façonné à part, brisant les tendresses, faisant des ruines des chaudes illusions qui bercent tout homme encore croyant, encore sensible et toujours jeune de cette jeunesse du cœur qui fait que l’on vit vieux.
Le Père H* avait des enfants pourtant, des enfants qui le craignaient plus qu’ils ne l’aimaient, et cette éclatante manifestation de la crainte de ses enfants n’était pas de nature à mettre en l’âme du vieux un rayon de soleil, un brin de joie et de félicité. Il s’en voulait presque de cette aversion des enfants ; il voulait changer, leur sourire d’un mot pour les retenir parfois autour de lui et ce mot attendri, dans le cœur peut-être, n’était pas encore rendu aux lèvres qu’il avait l’accent bref, concis, froid de tous les jours.
Il souffrait pourtant mais il ne s’en rendait pas bien compte, et colère contre lui-même, il épuisait sa mauvaise humeur sur tout, sur tous et sur toute chose. Ceux qui le connaissaient disaient tout bas : « Comme il doit souffrir de se voir ainsi ! » Jamais une parole douce, jamais un bon mot, pas même un sourire accueillant. Mais lui s’y méprenait facilement, et somme toute, dans son for intérieur, il s’avouait franchement qu’il pourrait être plus méchant !
Le plus âgé de ses garçons était un grand jeune homme pâle qui avait poussé comme cela, tout seul. Privé d’affection, à cet âge où l’on en a tant besoin, il avait grandi en liberté, plus souvent au bord du fleuve (car dans mon village la mer n’est pas loin) que sous le toit paternel. À quinze ans, il était matelot et se riait, comme son père, des écueils et des naufrages. Sévère pour lui-même, rigide, quoique nerveux, il promettait.
Le père avait l’œil sur lui, mais le sentiment qui se partageait son âme n’avait rien de cette tendresse affectueuse qui fait germer les grandes et nobles choses ; il y entrait une trop forte dose d’orgueil humain et d’égoïsme pratique. Il était fier de son rejeton, mais en même temps il constatait que la famille diminuait et qu’il ne lui restait plus que les plus jeunes à soutenir.
Le père avait son bateau et le fils le sien. Désunis dans la vie commune de la famille, ils comprirent que le même pont de navire ne pouvait pas les voir enfin se fondre pour ainsi dire l’un dans l’autre et accepter de vivre en termes paisibles, avec des rapports humains. Donc, le père conduisait sa barque, et le fils commandant, seul maître, à bord de son voilier.
Un jour — c’est ici que commence notre histoire — le fils en arrivant à Québec tomba malade. Il avait subi une tempête dans la traverse, les pompes avaient marché toute une longue nuit et lui, le commandant, le premier partout à l’heure du danger comme aux heures de travaux pénibles, de tâches ardues, s’était pour ainsi dire épuisé à maintenir son vaisseau ferme à la mer et à le soulager de la masse énorme d’eau que les vagues hurlantes engouffraient dans la cale déjà bien lestée.
Ayant pris du froid au matin, alors que la tempête cessait de faire rage, il tomba lourdement sur le pont de son navire. La congestion cérébrale venait de le terrasser, lui un lion de mer, un fort, un colosse d’énergie malgré son apparence quasi maladive et fiévreuse.
On le porta à l’hôpital, délirant, brisé, n’ayant presque plus la forme humaine, car les pauvres nerfs du malade, attaqués profondément par l’action du froid et de la chaleur, se contractaient douloureusement, brisant cette forme humaine, la défigurant brutalement.
Sous les soins empressés des hommes de l’art, il ne tarda pas à venir en convalescence. Alors, il eut le temps de songer à sa vie misérable, privée des premières joies qui sont à l’enfance ce que les premières ondées du printemps sont à la terre qui renaît à la vie. Il se remémora les heures passées au foyer paternel sous le regard rigide d’un père sévère et égoïste, et il n’y trouvait pas ce que l’on appelle le bonheur.
Ses lèvres tendues à toutes les coupes n’avaient jamais goûté qu’un breuvage amer, et le souvenir de celle qui avait été sa mère se trouvait à garder peu de place dans son cœur ulcéré.
Il ne maudissait pas la vie ni les hommes, car il était robuste et ferme jusque dans les douleurs de tout genre ; mais il se sentait bien paria, bien misérable dans ce monde où il n’était venu que pour s’instruire froidement à la dure école des désenchantements, des rigueurs et des vicissitudes. Et les heures coulaient ainsi, parcourant la route du passé, route ardue, pénible où il ne voyait pas un sourire, pas un bon mot, rien de ce qui tombe d’une lèvre amie et qui se fraie un chemin à travers l’âme.
Un soir qu’il se sentait plus seul, il lui vint à l’idée de revoir son père. Car si j’allais mourir ainsi sans lui parler, sans lui dire au moins que je ne lui en veux pas de m’avoir fait la vie mauvaise ? Mais non, je ne puis pas le demander. C’est à lui, qui me sait malade, de venir à mon chevet. Ma figure brisée, mes membres encore à demi tordus par le mal maudit qui me ronge, lui parleront peut-être au cœur et il aura, pour la première fois de sa vie, une parole de compassion pour son fils ; et le marin malade s’endormit avec ces dernières pensées.
Le lendemain le Père H* était sur les quais, examinant les vaisseaux qui entraient ou sortaient de la rade de Québec. Un vieillard, marin comme lui, l’aborda en passant. Ton fils se meurt, dit le vieillard ! Pas un muscle ne trahit une émotion subite chez le Père H*.
Eh ! bien, tu ne réponds pas ?
— Que veux-tu que je dise ?
— Mais c’est horrible, ça ; cours, au moins, le voir à l’hôpital ?
— À l’hôpital on y est mieux pour mourir qu’au fond de l’eau ou sur le pont d’un vaisseau qui sombre !
Le vieillard courba la tête, presque chagrin de l’attitude de ce vieux marinier endurci qui ne se sentait pas remué à la nouvelle que son fils se mourait.
— Mais s’il allait mourir sans te voir, risqua le vieillard ?
— Si mon fils me demande, j’irai le voir !
Et ce fut tout. Le Père H* regagnait son bateau, j’allais dire sa tannière.
Le lendemain il leva l’ancre et partit pour descendre au village, en bas de Québec. Le vent gonflait la voile et la mer se faisait belle et caressante. Elle avait des voix majestueuses ce jour-là ; et le vieux endurci de mon hameau songeait, assis à la barre du gouvernail. Sombre comme un ciel nuageux, l’œil sec et étrangement fixe, il semblait méditer un sujet bien grave. Le remords venait-il soulever en lui les flots amers d’une rancœur indescriptible ? La pensée de son fils mourant, mourant sans que son père fût là pour lui fermer les yeux et lui donner, au moins, un mot de prière pour le suprême départ, venait-elle l’assiéger de toute part.
L’égoïsme étroit commençait-il à battre de l’aile en son cœur, comme pour s’éloigner et faire place à des sentiments plus humains, plus élevés ? Mystère ! le vieux restait sombre, ne se laissant distraire par aucun bruit, aucune voix, rien de ces grandes et belles choses qui parlent au cœur et relèvent l’âme lorsque la mer se fait belle et chante amoureusement sous le gracieux souffle d’une brise tiède de juillet.
Le lendemain soir, à l’heure où le soleil se couche derrière les Laurentides qu’il embrasse et couvre de pourpre, le Père H* ancrait en face de son village. Il était plus impassible que jamais et sa pauvre vieille ne savait où donner de la tête. Taciturne comme toujours, il n’ouvrait la bouche que pour ordonner brièvement ou reprendre sans ménagement. Pourtant il paraissait vouloir revenir sur ses pas, et dans ces moments nouveaux où il aurait voulu d’une caresse attirer à lui le dernier de la famille, c’était un coup de rudesse que l’enfant recevait et vous croyez que cela n’était pas de nature à porter l’enfant à se rapprocher et le père à se montrer plus tendre.
Oh ! ces natures sauvages ne changent pas ainsi du jour au lendemain. Elles gardent jusqu’aux derniers instants, jusque dans les transports d’une affectueuse tendresse, ce ton brusque et glacial, cette rugosité de paroles et de manières qui n’ont rien qui dise le cœur, l’âme ou même la bonne volonté. Souffrent-ils ces gens là qui sont ainsi ? Je l’ignore. S’ils ne souffrent pas, ils font certainement souffrir et ils se trouvent à être les propres artisans des froideurs qu’ils rencontrent et du peu de sympathie qu’ils soulèvent dans la vie.
L’été se passa ainsi, triste, monotone pour cette famille peu heureuse où le chef ne trouvait pas un mot joyeux, une parole de louange pour relever les courages et amener sur les fronts un rayon même de bonheur, de contentement. L’automne ne se fit pas prier pour venir avec ses brises froides, sa chute des feuilles et ses départs d’oiseaux chanteurs, le plus bel ornement de nos bocages ombreux. Bientôt la navigation allait se fermer ; maints petits vaisseaux étaient venus chercher un abri pour l’hiver, soit dans l’anse, soit à l’île en face, et le Père H* lui-même, de retour d’un long voyage sur la côte nord, était venu hâvrer, pour toute la saison glacée, à l’endroit accoutumé.
Tout fut mis en ordre ; les voiles enlevées furent portées au village et remisées sûrement après avoir été saupoudrées d’un peu de chaux ; le gouvernail avarié très peu quitta ses gonds rouillés pour aller dormir à fonds de cale. La chambre se ferma à cadenas et maintenant l’hiver avec ses tempêtes, ses glaces et ses frimas pouvait venir, le petit bateau du Père H* n’avait rien à craindre. Il lui restait six mois de sommeil sur la plage.
Novembre venait de jeter sur les villages et les cités son douloureux appel à la prière, la prière pour les trépassés. La tourmente était sur le fleuve, elle était aussi dans les bois qu’elle dévastait de leurs branches sèches et des nids d’oiseaux.
Le mois s’annonçait mal pour les pauvres marins qui se hasardent sur les flots à une époque aussi avancée. C’est le temps des naufrages ; sombres drames dont on ne connaît toute l’horreur que pour en avoir entendu parler quelquefois. La pauvre victime qui se sauve ne restera toujours qu’en deçà de la vérité en racontant les scènes désolantes d’une catastrophe en pleine mer.
Le malade de l’hôpital avait guéri. Frais et dispos, mais non désenchanté de la mer et de ses coups de traître, il prit encore du service et monta une nouvelle barque. Le marin meurt marin et rien, si ce n’est la paralysie, cette seconde mort, ou la maladie qui terrasse, ne le détourne de la carrière librement choisie et sincèrement affectionnée.
Il partit donc de Québec au commencement de novembre pour traverser les mers. Il partit au matin, par une forte brise du sud, un temps sombre et menaçant. La mer se lamentait douloureusement et le sifflement des drisses n’était pas très encourageant pour une oreille qui s’y connaît. La tempête était donc en préparation.
Dans le village, le Père H* scrutait l’horizon. L’heure était matinale et déjà des signes non équivoques se lisaient dans le ciel comme en un grand livre aux immenses feuillets. Rude temps, aujourd’hui ! dit le vieux, et il disparut sous le toit de sa demeure.
Vers le soir, la bourrasque après avoir soulevé le fleuve, après l’avoir ameuté et rendu furieux, se rua sur le village. La nuit se fit à bonne heure et les villageois rentrèrent, effarés, se chauffer au feu du foyer.
Les grands arbres pareils à d’énormes et gigantesques balanciers, oscillaient dans l’air chargé d’électricité. La rafale hurlait comme ces chiens errants qui flairent quelque part une dépouille mortelle ; elle avait parfois des hurlements de chouette surprise.
Le Père H* se leva lentement de sa chaise et ouvrit la fenêtre qui donnait sur la mer. Impossible de distinguer quoique ce soit. La tempête emplissait de sanglots la sombre maison et tous les enfants et la mère frissonnaient. Des branches vermoulues voltigeaient dans l’air et des arbres vaincus, terrassés, ce soit. La tempête emplissait de sanglots la sombre maison trempée.
Les nuages, affolés, vertigineux, semblaient raser le sommet des arbres, et les outardes et les moignacs apeurés fendaient l’espace, gagnant les terres. La mer bouleversée les chassait de son sein. Quelquefois, dans une espèce d’apaisement de la nature en furie, la grave et grandiose rumeur des vagues se brisant sur les rochers de l’île au large, arrivait à son oreille comme un bruit formidable de tonnerre qui éclate. Assurément, c’était une triste, une horrible tempête dont on devait entendre parler.
Le Père H* restait muet, et pourtant ses jambes tremblaient. Je ne sais quelle force mystérieuse le rivait là, dans ce carreau de vitre, l’œil sur la mer qu’il ne voyait pas, mais qu’il pressentait. Il lui semblait entendre dans ces voix hurlantes du fleuve en fureur une voix qui ne lui était pas inconnue.
Femme, dit-il tout à coup. Je crois que l’on lutte et désespère sur le fleuve, en face.
— Tu crois ?
— Oui ; mon oreille encore bonne semble distinguer des sons de voix humaines, viens écouter !
Et le Père, ô miracle, avait dans l’accent de sa parole une douceur étrange qui surprit sa vieille et lui mit à l’œil une larme bien douce subitement effacée du revers de la main.
La vieille s’approche et elle sentit sur son épaule la main tremblante du vieux marinier.
— Écoute, dit-il, n’entends-tu pas ?
— Elle écoutait, la pauvre femme, et n’entendait rien.
Allons ! Je veux me tromper, mais mon oreille n’a pas coutume de faillir. Pourvu que ce ne soit pas mon garçon qui lutte !
— Comment, dit la mère, notre fils n’est-il pas encore à l’hôpital ?
— Non, j’ai vu par le journal qu’il devait monter une barque pour traverser la mer. Allons ! ma vieille, prie un peu pour ceux qui seront éprouvés cette nuit et demain matin.
Oh ! comme elle pria en pleurant de joie, la pauvre mère, car son mari ne lui revenait-il pas ?
Comme il avait été bon et tendre ce soir-là ! comme il lui avait paru doucement ému, plus qu’il n’aurait voulu le laisser paraître peut-être.
Elle n’avait pas encore repassé dans son âme naïve et bonne toutes les joies qu’elle venait d’éprouver, que la maison craqua de fond en comble et que le Père H* s’écria :
— Mon Dieu, qui m’a frappé ainsi ?…
Et comme une plainte étouffée, la rafale, au dehors, se lamenta longuement. La mère vola à son secours. Le pauvre vieux était là, immobile, tremblant de tous ses membres, le front perdu dans ses deux mains !
— Qu’as-tu donc, mon vieux, dit-elle ?
— Oh ! tu ne sais pas, tu n’as pas vu ?
— Non.
— Eh bien, j’ai vu un poing fermé se lever et j’ai senti qu’il retombait sur mon front. Vois, ne reconnais-tu pas la marque ?
— Mais, il n’y a rien !
— Oh ! j’ai bien senti. C’est Dieu qui me châtie. Sa colère s’étend sur moi et elle s’étendra sur les miens peut-être ; je ne sais quel pressentiment me serre le cœur, que je croyais mort à jamais, ce cœur endurci qui refusa d’aller voir à son chevet notre fils malade qui m’a maudit peut-être de mon égoïsme lâche et brutal.
Au matin, les gens du village accouraient sur la grève, une barque brisée à la côte et le cadavre d’un homme attiraient tout ce peuple. Hélas ! c’était bien le fils du Père H*. Il était venu mourir en face de la demeure de son père, de celui qui lui avait fait la vie dure, en le privant de ces tendresses, de ces bons égards qui rendent la vie moins amère.
Le Père H* crut mourir de désespoir et de douleur. Plus de doute, ce bras vengeur qui l’avait frappé, c’était celui de son fils mourant, s’abîmant dans les flots sombres en face du toit qui ne lui disait rien de doux à l’âme. La douleur du vieux faisait pitié au cimetière lorsqu’on enterra le corps du marin naufragé. Il resta triste, mais d’une tristesse résignée, douce et presque confiante. Il fallait une mort pour illuminer une fin de vie.
TABLE DES MATIÈRES
- ↑ Il y a des auteurs qui écrivent Malicites. Dans les anciens registres de nos paroisses, le missionnaire de 1750 écrivait Malicite. Mgr Chs Guay, dans ses Chroniques de Rimouski, donne les deux indifféremment. Je crois que M. Taché l’emporte par une définition juste et raisonnable, Almouchiche, nation des petits chiens.
- ↑ L’abbé Casgrain, dans son histoire de l’Hôtel-Dieu nous montre le Père Poulet caché au bord du ravin de la rivière des Trois-Pistoles. Garneau à la page 198, 1er vol., le fait vivre dans les montagnes de Kamouraska, où il s’était élevé une petite cabane de branches ; et Louis Fréchette et J. E. Roy, le désignaient comme ayant habité les montagnes près de St-Paschal. L’abbé Casgrain dit qu’il s’appelait Poulet et Garneau le désigne sous le nom de Paulet, et met au bas de la page 198, qu’il a appris ces renseignements dans l’histoire de l’Hôtel-Dieu alors à l’état d’annales, je suppose M. Casgrain venant après Garneau, n’a pu se tromper et son appréciation, il me semble, devra l’emporter sur celle de l’Historien du Canada.
- ↑ D’après Mgr Guay, il est impossible de constater le jour précis et la date de la mort, car les registres de Rimouski présentent une lacune de dix ans. Une chose certaine c’est que le Père Ambroise ne s’est pas noyé en 1768 parce qu’en mai 1769 il baptisait aux Trois-Pistoles, Marie Reine, fille d’Étienne Rioux et de Véronique Lepage.
- ↑ Le goblet du Père Rouillard est la propriété de M. Rioux, magistrat, Sherbrooke, MM. Nap. Rioux et Rév. D. Vézina en ont une photographie fidèle.
- ↑ Ce mot populaire ne se trouve pas dans le Glossaire franco-canadien du regretté Oscar Dunn.
- ↑ Il y a les razades d’en bas et celles d’en haut. Ce sont deux rochers arides à une demi lieue de la rive.