Imprimerie du Saint-Laurent (p. 30-34).

CHAPITRE IV

LE PÈRE HENRI NOUVEL

ÉPISODE DE 1663


« Qu’il est doux d’écouter des histoires,
« Des histoires du temps passé ; »

Alfred de Vigny.


Il y a plus de deux siècles, l’Église était encore à son berceau en Canada. Mais comme il n’y avait pas, sur notre sol libre, d’empereur romain pour la forcer à descendre dans de nouvelles catacombes, elle se développa avec une force dont on ne peut trouver le secret que dans la divinité de son établissement. Et quels obstacles alors se dressaient de partout comme des barrières infranchissables ? Le pauvre missionnaire voyait s’élever devant lui des difficultés énormes à soulever. Pas de communication, si ce n’est par la voie dangereuse de notre fleuve, incertitudes dans ses recherches à travers les forêts, poursuivant la conquête des âmes au risque même de sa propre vie, mille et un dangers à courir dans ces vastes solitudes, livré à toutes les intempéries des saisons, abandonné à ses propres forces et loin de tout secours : que le poète a eu raison de dire :


La clameur se déroule au fond des solitudes
Et le missionnaire écoute soucieux,
Le grand cri de la vie épandue sous les cieux !


Mais qu’importait à un missionnaire tous ces obstacles ? Ils devaient se fondre devant son zèle et son amour pour les âmes comme ces brouillards du matin que le soleil chasse devant lui en les fouettant pour ainsi dire de ses rayons. Le Missionnaire ne voyait qu’une chose : des âmes à sauver et non le froid, les privations, les misères, l’éloignement, la solitude, les tortures et la mort même. C’est là en grande partie le secret de l’extension de l’Église sur tous les points de ce continent, malgré les difficultés que les missionnaires trouvaient à chaque pas. Oh qu’ils seraient étonnés nos bons missionnaires d’alors s’il leur était permis de contempler les résultats de leurs travaux apostoliques ! Ce grain de sénevé, ils l’ont pour ainsi dire mis en terre ; ils l’ont arrosé de leurs sueurs et souventes fois de leur sang ; ils ont veillé avec un soin jaloux à sa naissance, et quand les premiers rameaux ont commencé à s’étendre, ils ont disparu pour faire place à d’autres. Aujourd’hui, ce grain de sénevé est devenu un arbre puissant que les haines du siècle et les fureurs de l’enfer ne réussiront pas à déraciner.

Voici certains faits qui donneront une idée de notre église primitive ; c’est en feuilletant les relations des Jésuites que je tombai sur le sujet qui nous occupe présentement. Enfant de l’Isle-Verte, j’aime et j’aimerai toujours à raconter tout ce qui touche de près ou de loin à ma paroisse. Tout le monde aime son pays, ses légendes et ses coutumes et chacun aime le lieu de sa naissance et tout ce qui s’y attache. C’est pourquoi je viens offrir aux lecteurs indulgents ces quelques lignes historiques qui ne sont pas sans intérêt.

En 1663, l’Isle-Verte qu’il ne faut pas confondre avec l’Isle-Verte (terre-ferme) n’était qu’un endroit de pêche et de chasse, connu des sauvages seuls. Pourtant on voit aux Relations des Jésuites que le Père Gabriel y avait déjà fait des courses apostoliques qui s’étaient bornées à l’île, sans aller au-delà, et cela avant l’année 1663. Néanmoins la civilisation et la religion y étaient encore à l’état d’enfance. L’Isle-Verte, en face de Tadoussac, où vivaient bon nombre de français avec le missionnaire, devait ressentir l’effet de ce voisinage. En effet, l’Île Verte attira l’attention de la Robe Noire, disaient les sauvages, et bientôt, elle devint un petit centre que le missionnaire aimait à visiter. Comme tous les centres assez importants, elle eût ses commencements. Les voici — Écoutons le père Henri Nouvel raconter lui-même les impressions de son voyage à l’Isle-Verte.

Mon Révérend Père,

Je prie V. R. avec tous nos pères et Frères que j’embrasse in visceribus Jesu Christi, de m’aider à remercier Dieu des grâces que nous avons reçues de sa bonté pendant notre hivernement.

Étant partis de Québec le 19 novembre avec deux français, notre hôte et quelques autres sauvages, nous arrivâmes à l’Isle-Verte le 24 du même mois. Nous trouvâmes en cette Isle tous nos sauvages, tant Papinachois que d’autres nations qui faisaient en tout soixante et huit. Ils s’étaient renfermés dans un fort de pieux, en suite de la découverte qu’ils avaient faite d’un grand cabanage d’Iroquois sur le bord de la grande rivière. Cette petite navigation de six jours ne fut pas sans beaucoup de dangers. Le mauvais temps nous ayant obligés de nous retirer dans une petite Islette, nous y fûmes deux jours ; nos pilotes y eurent bien de la peine à conserver notre chaloupe. Nous voyant en danger d’arrêter plus longtemps dans ce poste, à raison des glaces et du vent contraire qui ne discontinuait pas, nous eûmes tous recours à Dieu, et nous étant mis sous la protection de Jésus, Marie et Joseph, à peine eûmes-nous achevé notre prière, que d’abord le temps changea ; notre sauvage qui craignait beaucoup, nous cria en même temps Pousitan, embarquons !

Nous eûmes un temps favorable jusque aux approches de l’Isle-Verte où notre chaloupe ayant donné contre une roche, nous nous vîmes bien près de la mort.

Dieu eut compassion de nous et nous fûmes tous consolés de voir que la chaloupe, quoique très mauvaise, eut résisté à ce coup capable d’en faire périr une qui aurait été beaucoup plus forte. La nuit nous ayant surpris en cet endroit, nous ne laissons pas de continuer notre route, nous n’étions qu’à une demi-lieue de l’Isle-Verte. Alors notre chaloupe fut battue de coups de vent si rudes qu’elle s’entrouvrait par le devant. Ce fut à ce coup que nous nous disposâmes tout de bon à la mort, et nous étant résignés à la volonté de Dieu je fis vœu de dire trois messes à l’honneur de la Sainte-Famille de Jésus, Marie et Joseph et de réciter tous ensemble, pendant 9 jours le chapelet. Notre crainte fut changée en une espérance si forte, que n’appréhendant point dans la continuation des mêmes dangers, nous arrivâmes heureusement au port. Nous nous sommes arrêtés dix jours à l’Isle-Verte, pendant lesquels j’ai administré les cérémonies du baptême à six enfants de divers âges dans une petite chapelle qu’on y dressa. J’ai baptisé avant mon départ, un capitaine Papinachois qui savait ses prières et que je trouvai si bien disposé par ces grâces toutes particulières dont Dieu l’avait prévenu, que je crus être obligé de ne plus différer, nous voyant dans le danger des Iroquois ; on lui donna le nom de François-Xavier.

Ce bon Néophyte m’a raconté qu’étant gravement malade dans les bois, Dieu lui avait fait voir si sensiblement les feux de l’enfer où ceux qui ne prient pas brûleront éternellement, et qu’ensuite il lui avait si bien montré le chemin du Paradis, qu’il trouvait parmi les chrétiens, que depuis ce temps-là il avait toujours prié et qu’il avait en horreur les invocations du démon, que ses compagnons faisaient dans son pays. En vérité, Dieu l’a doué d’un bon jugement et d’un bon naturel. Il m’a protesté toujours qu’il ne quittera jamais la prière. Il a sept enfants mâles, tous baptisés ; sa femme l’est aussi, il y a longtemps.

Avant que de quitter ce premier poste, Dieu voulut avoir les prémices du troupeau qu’il me donnait en garde, ayant appelé au ciel une petite fille de mon hôte, que le Père Gabriel avait baptisée. Cette mort affligea beaucoup le père et la mère et toute la parenté. Dieu les consola dans leur perte par la ferme croyance qu’ils ont qu’elle est au ciel : ils l’invoquent tous les jours afin qu’elle les aide auprès de Dieu. »

Qu’on se figure ce pauvre missionnaire offrant le sacrifice de la messe sous une humble chapelle, au bord des eaux. Du haut des falaises vous avez à vos pieds le fleuve géant qui roule ses flots amers, là-bas, à l’horizon, les Laurentides et en face Tadoussac où reluit son humble clocher. C’est l’automne ; les bois n’ont plus que des voix tristes et lugubres : c’est le mois des morts. Partout la vie semble s’éteindre sous un souffle mortel. Mais franchissez le seuil de la pauvre tente où le missionnaire officie. L’air est attiédi par les quelques flambeaux d’écorce et de résine qui brillent près de l’autel brut ; des soupirs, des mots de prières s’élèvent de cette assemblée de sauvages naguère farouches, aujourd’hui humbles et soumis comme Celui qui vient les racheter. Tout semble expirer au dehors ; ici la vie se renouvelle et Jésus-Christ vivant se voile aux regards « sous les apparences du pain et du vin. » L’enfant des bois regarde ; il écoute les voix qui s’élèvent dans son cœur, simple comme lui, et il adore en silence. Tel était le tableau que présentait la pointe nord de l’Île-Verte, le 25 novembre 1663. Tableau sublime qui laisse dans l’âme de celui qui réfléchit, dans le cœur de celui qui ne voit pas rien que de l’or et des intérêts ici-bas, un charme exquis qu’on aime à savourer. Mais il faut voir notre île pour mieux ressentir et mieux comprendre, notre île « pleine de souvenirs, » « vraie corbeille de verdure. »